NAPOLÉON DANS SA JEUNESSE

 

1769-1793

§ 18. — CORSE. - OCTOBRE 1792 - JUIN 1793.

 

 

Dès sa rentrée à Ajaccio, Napoléon aspire à reprendre le commandement des compagnies de son bataillon détachées à Bonifacio ; il écrit au lieutenant Costa[1] :

Ajaccio, le 18 octobre 1792.

Mon cher Costa, j'ai appris avec le plus grand plaisir, mais sans surprise, le vif désir que vous aviez de m'embrasser ; je vous assure que le mien n'est pas moindre. Vous connaissez assez mes sentiments pour vous. Votre capitaine m'a exposé succinctement tous les motifs de plainte que vous pouvez avoir ; j'espère qu'à l'avenir, ils ne se représenteront plus et que l'on ne fera plus d'injustice à personne. Pour cette fois encore, une lettre de Robaglia annonce à Bonelli que les vivres n'arriveront que samedi. Dites à vos volontaires que c'est la dernière fois que pareille chose arrive, que dorénavant je serai là et que toute chose marchera comme il faut.

J'aurais voulu me rendre promptement à Bonifacio pour mettre ordre à tout, mais le général me fait demander et je suis obligé d'aller à Corte. Au premier jour, je serai à vous. Toutes les fonctions civiles et judiciaires vont être renouvelées, ainsi que les administrations et les municipalités. Les dernières nouvelles nous annoncent que les ennemis ont abandonné Verdun et Longwy et qu'ils ont repassé le fleuve pour rentrer chez eux ; mais les nôtres ne s'endorment pas... La Savoie et le comté de Nice sont pris et la Sardaigne sera bientôt attaquée. Les soldats de la liberté triompheront toujours des esclaves stipendiés de quelques tyrans.

Votre frère se porte bien ainsi que toute la famille. Saluez tous les nôtres et assurez-les de mon empressement à leur être agréable.

BUONAPARTE.

Mille compliments à mon cher lieutenant Costa. Je vous envoie une relation imprimée de la Société des Amis du Peuple de Corte. Je vous l'envoie comme ami, non comme affilié, puisque vous n'avez pas voulu en être. Je vous embrasse.

LUCIEN BUONAPARTE.

Paoli n'était nullement pressé de voir Bonaparte reprendre ses fonctions, acquérir une nouvelle influence[2]. Or il était à présent tout-puissant en Corse : aux pouvoirs de président du directoire départemental, de commandant en chef des gardes nationales, il venait de joindre, par une singulière aberration du ministre de la Guerre Servan, le grade de lieutenant général et les pouvoirs de commandant dans la 23e division militaire. C'était la dictature. Faut-il s'en étonner, et n'était-ce pas le temps où, aux Jacobins, on proposait de lui déférer le commandement d'une des armées nationales ?

Dès avant que Napoléon fût allé en France, il lui était suspect ; revenu de France avec un nouveau grade, de nouvelles attaches avec le parti Saliceti, il était dangereux[3]. Rien de plus simple que de le maintenir en non-activité sous prétexte que, Quenza ayant le commandement du bataillon et se trouvant avec la partie principale, les cinq compagnies détachées à Corte et aux environs n'avaient pas besoin d'un commandant. Mais Napoléon n'était point de ceux qu'on écarte par des mesures dilatoires. Se méprenant peut-être sur l'influence qu'il pourrait personnellement exercer sur Paoli et sur les appuis qu'il trouverait à Corte, il s'y rendit, déterminé à obtenir ce qu'il désirait et ce qu'il avait le droit d'exiger. On le traîna longtemps. Il eut enfin une explication devant témoins avec Paoli auquel il déclara que, faute par lui, de lui faire remettre le commandement qui lui appartenait, il partirait pour Ajaccio et de là écrirait à Paris afin de mettre un terme aux tracasseries d'une faction antinationale[4]. Vous pouvez partir si vous le voulez, lui répondit Paoli. Il partit en effet, malgré les efforts de Casabianca et de Joseph. Joseph en effet subissait encore l'ascendant du grand patriote. Dès ce moment, Napoléon jugeait l'homme : qu'il fût affaibli par l'âge ou qu'il eût toujours été au-dessous de la réputation que lui avaient faite des philosophes complaisants, peu importait ; le fait, c'était que Paoli investi par la France de ces pouvoirs invraisemblables, à la fois civils et militaires, qui faisaient de lui l'arbitre irresponsable de la Corse, était déjà, soit qu'il l'eût voulu lui-même, soit qu'il subît l'influence de son entourage, disposé à tourner contre la France toutes les ressources qu'elle avait fournies pour la commune défense. Une faction, déjà peut-être soldée par les Anglais, cette faction qui avait Paoli pour prête-nom et Pozzo di Borgo pour chef réel, se révélait de jour en jour plus audacieuse et marchait plus hardiment à son but. Napoléon en pleine communion d'idées avec les représentants de la Corse à la Convention, et surtout avec Saliceti, faisait son effort pour la surveiller et servait de trait d'union entre les Conventionnels et le parti français. On en a la preuve par cette lettre que Saliceti lui écrivait à la date du 9 janvier.

Paris, le 9 janvier 1793, l'an 2e de la République[5].

Quoique rendu à Paris depuis plus d'un mois, mon cher ami, je ne vous ai pas encore donné de mes nouvelles par la raison que je désirais de me mettre au courant des affaires pour pouvoir vous demander quelque chose qui pût, dans les circonstances difficiles où nous nous trouvons, servir en quelque manière de guide à la conduite que doivent tenir les amis sincères de la liberté, tels que vous, dans un pays loin trois cents lieues du foyer de la Révolution.

Les feuilles publiques vous instruisent assez des brillants succès de nos armées, de la grande affaire du ci-devant monarque qui occupe depuis longtemps la Convention nationale et des immenses préparatifs de guerre qui se font de part et d'autre pour la campagne prochaine ; quant à moi, je bornerai ma lettre à vous mettre au fait d'abord de tout ce qui peut directement intéresser notre département. Je tâcherai ensuite de vous faire connaître quelle est l'opinion des hommes sages sur la situation actuelle de la République.

J'ai trouvé à mon arrivée ici, le Conseil exécutif très peu satisfait des faibles efforts avec lesquels les Corses concourent à la défense de la liberté commune[6]. Dans votre pays, m'ont-ils dit, les impôts ne se payent pas ; les bataillons de volontaires nationaux n'ont pas paru dans le Continent, la justice languit et, s'il faut en croire au rapport fait par le Commissaire civil, tout est dans le désordre et dans l'anarchie.

J'ai tâché tant qu'il a été en mon pouvoir d'affaiblir les fâcheuses impressions que l'exposé de Monestier avait laissées, mais, à vous parler franchement, je m'aperçois tous les jours que l'on a ici des idées assez justes des principes de nos héros et du civisme de nos concitoyens.

Autant je pense que la Convention nationale est disposée à venir par tous les sacrifices possibles au secours de notre département, autant elle me semble disposée à sévir, et chez nous même plus que partout ailleurs, contre tous ceux tels qu'ils soient qui auront le malheur de s'écarter de la ligne étroite de la loi ; ainsi, si la liberté se consolide, comme j'espère, en France, nous en jouirons en Corse dans toute sa plénitude.

On est actuellement occupé d'un plan de défense générale pour toute la République. La Corse ne sera pas oubliée et j'ai lieu de croire qu'aucun moyen ne sera négligé, soit pour nous mettre en état de résister en cas d'une guerre contre les Anglais dont nous sommes menacés, soit pour diriger nos forces où la République les jugera nécessaires.

La Convention se trouve dans un moment de crise, à la veille d'une guerre maritime et au point d'avoir toutes les puissances de l'Europe sur les bras. Elle aurait plus que jamais besoin de délibérer avec calme et sagesse. Malheureusement, les intérêts personnels se choquent, les principes s'oublient et les hommes sont mis souvent à la place des choses. Le Peuple cependant persiste énergiquement dans le noble enthousiasme de vouloir être libre à tout prix et certes il parviendra à son but.

La dépense est énorme, mais nous pourrons tenir encore une année et, avant cette époque, des événements extraordinaires amèneront la paix.

Si on compte en Corse sur la dissolution de la République, on se trompe bien et peut-être nous les verrons engloutis dans l'abime qui se creuse sous leurs pas.

J'ai appris le résultat de l'assemblée électorale de Corse. Je regarde en général ces dernières élections comme une véritable contre-révolution, mais je n'en suis pas effrayé. Les résultats en seront heureux pour la liberté de notre pays et, ou je me trompe bien, ou la Corse touche au moment de voir l'aurore de la véritable liberté éclairer les nuages épais qui couvrent son horizon. Nous en saurons un peu plus dans trois ou quatre mois.

Je désire, mon cher ami, que vous me fournissiez l'occasion de vous prouver combien j'ai à cœur de vous donner une marque d'amitié. Vous pouvez ici compter entièrement sur moi et peut-être je ne serai pas tout à fait inutile.

Adieu, je vous embrasse avec votre frère et toute votre famille.

SALICETI.

Veuillez bien me rappeler au souvenir des citoyens Levie et Coti. Remettez la lettre ci-jointe à Casablanca et, s'il est parti pour la Sardaigne, tâchez de la lui faire parvenir.

On n'écrit en ces termes qu'à un ami politique du premier degré. Napoléon devait donc être d'autant plus suspect à Paoli qu'il était plus lié avec Saliceti.

On eut bientôt la preuve que Paoli se méfiait : Napoléon, dit-on[7], avait reçu du ministre de la Guerre l'ordre de faire un rapport sur les moyens de fortifier le golfe de Saint-Florent. Aussitôt, il s'était mis en route, mais, à son arrivée à Corte, Paoli, qui ne se souciait nullement que les Français se fortifiassent, lui enjoignit de retourner à Ajaccio pour faire partie de l'expédition qui se préparait contre la Sardaigne[8].

En revenant de Corte, Napoléon, selon le même annaliste, aurait fait route avec les cinq compagnies de son bataillon qui y étaient stationnées et qui se rendaient à Ajaccio où les troupes se concentraient. Il aurait pris en marche le commandement de ces cinq compagnies, mais n'aurait pu les conduire à Ajaccio, l'ordre étant venu de les arrêter à Mezzana où devaient aussi séjourner les compagnies amenées de Bonifacio par le lieutenant-colonel Quenza. Le général Casabianca qui se souvenait de l'émeute d'avril ne se souciait point que les volontaires entrassent en ville. Sur les instances de Napoléon, il permit seulement que son bataillon fût caserné aux Capucins.

D'ailleurs, il n'y avait plus à craindre de querelles entre insulaires : volontaires et citadins allaient oublier leurs vieilles haines pour faire face à un ennemi plus redoutable.

En vue de l'expédition que l'on préparait contre la Sardaigne, le Conseil exécutif avait décidé que quelques bataillons de l'armée d'Italie et six mille volontaires marseillais seraient joints, à Ajaccio, aux troupes de ligne et aux Volontaires corses[9]. Vers le 15 décembre, les Marseillais débarquèrent ; c'était l'écume de Marseille, le rebut du Midi. Ils prétendaient imposer la Terreur, lanterner les aristocrates, et à grand'peine parvint-on à les caserner à la citadelle. Trois malheureux Volontaires ayant eu la curiosité de se promener de ce côté, furent saisis, enlevés, pendus. Deux appartenaient au bataillon de Bonaparte[10] (18 décembre). A cette nouvelle, les Corses prennent les armes ; ils prétendent marcher sur la citadelle et venger leurs camarades. Le général Casabianca parvient encore à les retenir, et, dès le retour de Truguet, il embarque nuitamment la Phalange qui, dans ses relâches à Saint-Florent et à Bastia, renouvelle les excès qu'elle a commis à Ajaccio.

Après cela, il ne pouvait être question de faire combattre côte à côte Corses et Marseillais : ils se fussent entre-fusillés. Les Marseillais étant destinés ainsi que les troupes de ligne à attaquer la Sardaigne[11], on imagina d'employer les Volontaires corses à une contre-attaque sur le groupe des îles de la Magdelaine. Pour que cette diversion eût une utilité, il fallait qu'elle coïncidât avec l'attaque principale contre la Sardaigne, mais on apporta à l'exécution des retards qui, s'ils ne prouvent point la trahison, montrent au moins une mauvaise volonté singulière. Le corps destiné à l'opération contre les îles de la Magdelaine devait originairement être composé de deux compagnies du 52e régiment, ci-devant Limousin, de deux bataillons de Volontaires nationaux (le bataillon de Quenza et Bonaparte et le bataillon de Colonna di Leca), d'un certain nombre de gendarmes corses et de quelques artilleurs. Ces forces concentrées à Bonifacio devaient être embarquées, le 18 janvier, sur une escadrille qui partirait le 10 d'Ajaccio où elle serait réunie, et qui serait composée d'une corvette, la Fauvette, commandée par le lieutenant de vaisseau Goyetche, de deux felouques, une brigantine et douze petits bâtiments de transport.

Cela est fort bien sur le papier, mais on a compté sans l'ingéniosité de Paoli.

En vertu de ses pouvoirs de lieutenant général commandant la 23e division militaire, Paoli a donné pour chef à l'expédition son neveu, Colonna-Cesari, ex-constituant, colonel de la gendarmerie. Il lui a communiqué ses intentions. Souviens-toi, Cesari, lui a-t-il dit, que la Sardaigne est l'alliée naturelle de notre île ; que, dans toutes les occasions, elle l'a secourue de vivres et de munitions ; que le roi de Piémont a toujours été l'ami des Corses et de leur cause. Fais donc en sorte que cette malheureuse expédition s'en aille en fumée[12].

Ces instructions sont suivies de point en point.

Pendant que, à Bonifacio, le 2e bataillon, quoique n'ayant reçu ni effets de campement, ni vêtements, s'énerve à attendre la flottille, le 4e (Colonna di Leca) stationné à Sartène, est moins heureux encore. Son chef ne se donne nul mouvement pour se procurer les objets nécessaires et ses hommes, sans solde et sans vivres, sont dans un tel dénuement que lorsque, à la fin, le 22 janvier, l'escadrille arrive à Bonifacio, il faut renoncer à les embarquer. A bord des bâtiments, même dénuement. Il faut faire revenir d'Ajaccio des munitions et des vivres et cela prend tout un mois. Ce n'est que le 20 février[13] qu'on peut enfin mettre à la voile, au moment même où Truguet, ayant rembarqué l'armée dirigée sur Cagliari, abandonne l'expédition principale.

A la sortie du port, mer houleuse et vent contraire ; la flottille est dispersée ; ce n'est que le 23 février que, sur l'ordre exprès de Colonna-Cesari, au lieu de tombera l'improviste, selon l'avis de Bonaparte, sur la ville de la Magdelaine, on arrive à l'îlot de Saint-Etienne. Pendant que la corvette échange quelques coups de canon avec les deux demi-galères sardes, le bataillon corse et la compagnie de grenadiers de Limousin prennent terre et s'emparent, presque sans coup férir et avec un seul blessé, de la tour, des trois pièces de canon qui la défendent et des magasins. Bonaparte, accompagné de Moydier, capitaine du génie attaché à l'expédition, fait rapidement la reconnaissance de l'île et distingue un mamelon en face de la Magdelaine, d'où, par-dessus le canal, il pourra bombarder la ville. On débarque deux canons et l'unique mortier que possède la petite armée. Napoléon trace la batterie ; dans la journée, on parvient à l'établir ; dans la nuit du 23 au 24, elle ouvre le feu. Les Sardes ripostent des forts de la Magdelaine et d'une redoute qu'ils élèvent à la hâte et qui prend la Fauvette pour objectif. La corvette, malgré qu'on l'ait halée au fond d'une anse, puis embossée par le travers de l'île de Caprera, a un homme tué, plusieurs blessés et souffre légèrement dans ses gréements ; l'équipage se mutine et réclame que l'on se retire. Cependant, la batterie de Bonaparte tire avec succès et l'on a lieu d'espérer que la ville ne se défendra plus longtemps, quoique la corvette ne soit plus d'aucun secours et que les deux demi-galères sardes aient repris la mer. A ce moment, Colonna-Cesari descend à terre et tient avec Quenza et Bonaparte une sorte de conseil. Effrayé des menaces de l'équipage de la corvette, il prétend qu'on se rembarque et que l'on retourne à Bonifacio. Napoléon résiste et prouve qu'il est près d'atteindre son but. Colonna-Cesari qui semble convaincu retourne à son bord.

Le 25 au matin, le feu reprend avec vivacité. La batterie de Napoléon a de nouveaux succès. On distingue dans la ville des mouvements tumultueux. Tout annonce la reddition prochaine. A ce moment, Quenza reçoit du commandant en chef l'ordre suivant :

A bord de la Fauvette, le 25 février 1793[14].

Citoyen lieutenant-colonel

La circonstance exige de donner les ordres les plus pressants afin que l'armée se mette aussitôt en mouvement et pense à la retraite. Vous garderez de votre côté toute la contenance possible. Vous ferez jeter à la mer les effets de guerre que vous ne pourrez pas embarquer et aussitôt rendu sur le convoi vous viendrez vous mettre sous la protection de la frégate pour que les demi-galères ne puissent pas vous offenser.

Dans une crise aussi grave, j'exhorte l'armée et vous à faire connaître de la promptitude et de l'adresse comme je vous l'ai dit.

Le commandant de l'expédition de la contre-attaque de la Sardaigne.

COLONNA-CESARI.

Les chaloupes sont là attendant les troupes. Les compagnies corses s'embarquent, mais Bonaparte, avec les grenadiers du 52e de garde à la batterie, n'est prévenu qu'au dernier moment. Les canonniers s'attellent aux pièces ; font l'effort suprême de les traîner au bord de la mer, mais les marins refusent de les prendre. Il faut enclouer l'obusier et les deux canons et les jeter à la mer. C'est une déroute complète, dans laquelle, sans l'insistance presque violente de Napoléon, l'on abandonnerait les troupes de ligne.

Lorsqu'on arrive à Santa Manza le 27 février, une explication très vive a lieu entre les chefs de bataillon et Colonna-Cesari. Celui-ci essaie de justifier les ordres qu'il a donnés en disant que l'équipage de la Fauvette[15] s'est mis en pleine révolte et l'a contraint à agir comme il l'a fait. Cette explication, qui satisfera entièrement Paoli, paraît corroborée par une déclaration du commandant et des officiers de la Fauvette[16], par une déclaration des officiers du 52e, même par une déclaration des officiers du 2e bataillon des volontaires. Cette dernière est conçue en ces termes :

Bonifacio, le 28 février 1793, 2e de la République.

Les officiers[17] des différents corps qui composent votre armée, citoyen commandant, avaient vu avec étonnement l'ordre que vous aviez donné de la retraite dans un moment où les troupes étaient pleines d'espoir de la victoire. Ils voient aujourd'hui avec indignation la trame qui vous a obligé à le dicter. Ils espèrent que vous vous empresserez pour en faire punir les auteurs. Ils se félicitent de devoir toujours conserver de votre zèle et de votre patriotisme l'opinion qu'ils ont toujours eue.

ORTOLI, de Tallano, capitaine ; GUIDUCCI, capitaine ; PERETTI, capitaine de grenadiers ; GABRIELLI, capitaine ; BONELLI, capitaine ; ORTOLI de Sartène, capitaine ; PERETTI, d'Olmeto, capitaine ; PIETRI, capitaine ; GUGLIELMI, capitaine ; TAVÉRA, capitaine ; OTTAVI, capitaine ; PERALDI, capitaine ; PANATTIERI, lieutenant ; CECCALDI, lieutenant ; AMBROSINI, lieutenant ; PERALDI, de Zicavo, lieutenant ; LEONARDI, lieutenant ; REBULLI, lieutenant ; ORTOLI, lieutenant ; QUINZA, lieutenant ; PANDOLFI, lieutenant ; PIETRI, lieutenant ; Guiseppe QUILICCHINI, lieutenant ; Antonio-Padero PIETRI, lieutenant : RORAGLIA, quartier-maitre ; PERETTI, adjudant-major ; BUONAPARTE ; QUENZA, commandant le 2e bataillon.

Mais le même jour, 28 février, Bonaparte rédige une protestation[18] qui inculpe singulièrement Colonna-Cesari ; et cette protestation, expédiée en triple exemplaire, est adressée à Paoli, au ministre de la Guerre et au général commandant l'armée des Alpes ; elle est signée par plusieurs des officiers dont les noms se trouvent au bas de la déclaration[19].

Aussitôt débarqué, Napoléon s'occupe sans retard de réparer sa défaite et, pour démontrer la nécessité de reprendre l'expédition, il rédige une série de mémoires[20] qu'il destine sans aucun doute aux Représentants du peuple dont il attend et espère l'arrivée.

En effet, dès le 1er février, la Convention a désigné les députés Saliceti, Lacombe-Saint-Michel et Delcher pour se rendre en Corse avec des pouvoirs illimités : en même temps, elle a subordonné Paoli et les troupes de la 23e division au commandant en cher de l'armée d'Italie et ordonné le remplacement des quatre bataillons de Volontaires par quatre bataillons d'infanterie légère dont les officiers seront au choix du conseil exécutif[21]. C'est un coup terrible porté à Paoli et les députés sont les plus précieux auxiliaires que puisse souhaiter Napoléon. Avec Saliceti, comme on l'a vu, il est d'accord sur tous les points ; et Saliceti ne peut manquer de conduire la Commission, car seul il sait les choses de Corse et seul il sait parler italien. Lacombe-Saint-Michel, qui peut jouer le rôle militaire, est acquis d'avance à un camarade, car il a lui-même servi dans l'artillerie et adore son métier. Il n'y a qu'à patienter et à les attendre. Saliceti et Lacombe sauront bien lui trouver un dédommagement à la perte de son grade de lieutenant-colonel des Volontaires.

Seulement, il faut attendre plus longtemps que Napoléon ne le pense. Partis de Paris, les Commissaires sont venus à Toulon et, de là, le 7 février, ils ont écrit à Paoli pour l'inviter à venir conférer avec eux sur les mesures à prendre pour la mise en défense de la Corse. Paoli, trop fin pour ne pas éventer le piège, gagne du temps et répond, le 5 mars[22], que son âge avancé et ses infirmités qui ne lui permettent pas un long déplacement, le privent de l'avantage qu'on lui offre. Il ne reste plus aux Commissaires qu'à passer en Corse ; ils s'y déterminent (31 mars) espérant encore amadouer Paoli et empêcher la rupture. Ils débarquent, le 5 avril, à Saint-Florent et se rendent à Bastia. C'est bien tard, car Paoli a mis le temps à profit, renforcé ses partisans dans le Directoire, remplacé dans les places maritimes les troupes réglées par des gardes nationaux, créé quatre compagnies dont il a nommé les officiers parmi ceux qui ont perdu leurs pères dans la guerre de 1768, transporté de force la caisse du département de Bastia à Corte ; bref, il s'est mis en posture d'insurgé. Néanmoins, les hostilités ne sont pas encore ouvertes. Paoli et Saliceti jouent, à qui dupera l'autre, lorsqu'une nouvelle inattendue vient rompre toute négociation :

La Convention a mis Paoli en accusation.

 

Comment, sans attendre le rapport, les nouvelles des Commissaires, elle a pris une telle résolution, pour quels motifs, sous quelle impulsion, c'est une des plus étranges histoires qui soient, mais pour en suivre le fil, pour voir la part qu'un des Bonaparte y a prise, il faut remonter un peu en arrière.

Au mois de novembre 1792, M. Huguet de Sémonville, désigné par le Conseil exécutif provisoire pour l'ambassade de Constantinople, était venu en Corse où son secrétaire Tilly devait lui apporter ses dernières instructions[23], et où la Junon[24] devait le prendre pour le conduire à son poste. Sémonville, fort habile à tout ménager, chargé d'ailleurs peut-être de quelque négociation secrète avec Paoli, n'avait point manqué de se présenter au club d'Ajaccio. Il y avait prononcé un long discours en français auquel personne n'avait rien compris. Lucien Bonaparte, montant immédiatement à la tribune, avait traduit en italien aux applaudissements de la Société le discours de l'ambassadeur[25]. Sémonville, avant ce moment, connaissait-il les Bonaparte, cela n'est pas impossible, mais ce fait, minime en soi, le détermina à prendre Lucien comme secrétaire particulier[26], comme secrétaire interprète si l'on veut. Sémonville est rappelé de Corse le 2 février[27]. Lucien l'accompagne, soit comme secrétaire, soit comme député par la société populaire d'Ajaccio pour affirmer aux sociétés populaires du midi le patriotisme de Sémonville[28]. Il arrive à Toulon, se rend à la société populaire, y prononce un discours et y fait voter cette adresse à la Convention :

Citoyens législateurs[29], le département de Corse gémit sous l'oppression la plus affligeante ; des actes arbitraires y sont encore exercés avec autant et plus de barbarie que sous l'ancien régime : la loi salutaire de la procédure des jurés y est méconnue ; des citoyens y sont sacrifiés à l'aristocratie la plus violente ; ils sont jetés dans les cachots au mépris des droits sacrés de l'homme et du citoyen.

Une bastille y existe encore et les malheureux que les ennemis de la liberté parviennent facilement à y engloutir y sont traités avec toute la barbarie des premiers siècles.

Le lieutenant général Paoli, à qui la nation française a accordé sa confiance, protège, dirige ces attentats, ayant à sa dévotion un régiment suisse qui y est encore en garnison à la solde de la France, tandis que, depuis longtemps, il ne doit plus en exister à la solde de la République ; il est dans cette ville non le défenseur du peuple, mais son tyran.

Le secret des postes y est violé, les lettres sont décachetées et retenues. Le citoyen Sémonville doit à cette infraction atroce le défaut de succès dans la mission qui lui était confiée pour Constantinople, qui était intéressante pour la République et dont on est parvenu par là à l'éloigner.

Tout annonce et présage malheureusement avec certitude une désorganisation sociale dans cette île. Hâtez-vous, citoyens législateurs, de remédier à tant d'atrocités. Paoli est coupable ; il veut être souverain dans ce département : il en exerce tout le despotisme. Sa place de lieutenant général lui en facilite les moyens ; vous devez les lui enlever. Prononcez sans délai sa destitution. Livrez sa tête au glaive de la loi, etc.

Cette adresse est envoyée à Escudier, député du Var. Elle arrive entre ses mains le matin du 2 avril. La veille, la Convention a reçu la nouvelle de la trahison de Dumouriez ; elle est toute frémissante encore, voit partout, et à bon droit, ses armées compromises, ses généraux prêts à passer à l'ennemi. Escudier monte à la tribune : après Dumouriez, il vient dénoncer Paoli. Il donne lecture de l'adresse de la société républicaine de Toulon séante à Saint-Jean. Il accuse Paoli de l'échec de l'expédition de Sardaigne ; il l'accuse d'avoir transporté la caisse nationale de Bastia à Corte, de l'y retenir malgré les ordres du Conseil exécutif, il l'accuse de s'être mis d'accord avec les Anglais ; il demande que Paoli soit suspendu de ses fonctions et qu'il soit traduit à la barre avec le procureur général syndic, Pozzo di Borgo. Lasource appuie, Marat insiste avec les arguments à son usage ; sur la proposition de Cambon, la Convention décrète que les commissaires qui sont maintenant dans l'île de Corse peuvent s'ils le jugent convenable s'assurer de Paoli par tous les moyens possibles et le traduire devant la Convention ainsi que le Procureur général syndic[30].

Lucien triomphe : il joue un rôle et, à dix-huit ans, il a battu Paoli. Il écrit à ses frères[31] : A la suite d'une adresse de la ville de Toulon, proposée et rédigée par moi dans le comité du club, la Convention a décrété l'arrestation de Paoli et de Pozzo di Borgo. C'est ainsi que j'ai porté un coup décisif à mes ennemis. Les journaux vous auront déjà appris cette nouvelle. Vous ne vous y attendiez pas. Marseille s'est joint à Toulon pour envoyer des adresses de la même nature à la Convention. Mais l'effet est déjà produit. Je suis impatient de savoir ce que vont devenir Paoli et Pozzo di Borgo.

Certes, Napoléon ne s'attendait pas à cette nouvelle. Il ne pouvait venir à son esprit que son petit frère pût être l'auteur direct de cette révolution. C'en était une en effet. Si Paoli avait hésité encore à se déclarer ouvertement contre la France, il n'avait plus à présent d'autre parti à prendre. Pour tous les adversaires de Paoli, pour les Bonaparte en particulier, c'était l'exil, la proscription, la ruine. Pour la Corse, c'était la guerre ouverte avec la République, et cela, au moment où l'arrivée des Commissaires de la Convention pouvait encore faire espérer une solution pacifique.

Napoléon ne savait rien de ce qu'avait fait Lucien, lorsqu'il proposait au club d'Ajaccio, d'abord une adresse à la Convention pour demander le rappel du décret contre Paoli[32], ensuite une adresse à la municipalité, pour que, solennellement, tous les citoyens renouvelassent leur serment d'union avec la France. Voici ces deux pièces :

 

Représentants[33],

Vous êtes les vrais organes de la souveraineté du peuple. Tous vos décrets vous sont dictés parla nation ou immédiatement ratifiés par elle. Chacune de vos lois est un bienfait et vous acquiert un nouveau titre à la reconnaissance de la postérité qui vous doit la République et à celle du monde entier qui datera de vous sa liberté.

Un seul a profondément affligé les citoyens de la ville d'Ajaccio : c'est celui qui ordonne à un vieillard septuagénaire accablé d'infirmités de se traîner à votre barre, confondu un instant avec le scélérat conspirateur[34] ou le coupable ambitieux.

Paoli serait-il donc conspirateur ou ambitieux ?

Conspirateur, et pourquoi ? Est-ce pour se venger de la famille des Bourbons dont la perfidie politique accabla sa patrie de maux et l'obligea à l'exil ? Mais ne vient-elle pas de périr avec la tyrannie et ne venez-vous pas d'assouvir son ressentiment, s'il en conservait encore, dans le sang de Louis ?

Conspirateur, et pourquoi ? Est-ce pour rétablir l'aristocratie nobiliaire et sacerdotale, lui qui, dès l'âge de treize ans, fut persécuté par leur Sénat noble ; lui qui, à peine arrivé à la tête des affaires, détruisit les fiefs qui résistaient et ne connut d'autre distinction que celle de citoyen, lui qui lutta il y a trente ans contre Rome, enfin excommunié s'empara des biens des évêques, enfin donna après Venise l'impulsion en Italie de résister.

Conspirateur et pourquoi ? Pour donner la Corse à l'Angleterre, lui qui ne voulut pas (la) donner à la France, malgré les offres de Choiseul qui ne lui eût épargné ni trésor ni faveurs.

Donner la Corse à l'Angleterre ? Que gagnerait-il de vivre dans la fange de Londres, que n'y restait-il lorsqu'il y était estimé ?

Paoli serait-il ambitieux ? Si Paoli est ambitieux, que peut-il désirer de plus ? Il est l'objet de l'amour de ses compatriotes qui ne lui refusent rien. Il est à la tête de la partie militaire et se trouve à la veille de devoir défendre son pays contre une agression étrangère.

Si Paoli était ambitieux, il a tout gagné à la République, et s'il se montra attaché à la Révolution lors de la Constituante, que ne doit-il pas être aujourd'hui où le peuple est tout.

Paoli ambitieux ! Représentants, lorsque les Français étaient gouvernés par une cour corrompue, lorsque l'on ne croyait ni à la vertu ni à l'amour de la patrie, l'on a dû sans doute dire que Paoli était ambitieux. C'est à Coblentz que Paoli doit passer pour un ambitieux, mais, à Paris, dans le centre de la liberté française, Paoli, s'il sera bien connu, sera le patriarche de la liberté, le précurseur de la République française. Ainsi pensent les patriotes, ainsi le croit le peuple. Rendez-vous à nos voix. Faites taire la calomnie et les hommes profondément pervers qui l'emploient. Représentants, représentants ! Paoli est plus que septuagénaire ; il est infirme, sans quoi il se serait rendu à votre barre confondre ses ennemis. Nous lui devons tout jusqu'au but de la République française. Il jouit toujours de notre confiance. Rapportez en ce qui le concerne votre décret du 2 avril et rendez à tout ce peuple la joie, écoutez donc sa voix de douleur[35]....

 

Citoyens[36],

La Société des Amis du Peuple séante aux casernes était assemblée pour. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La Société des Amis du Peuple, dans la circonstance critique où semble se trouver notre département, a dû tourner ses regards vers vous. Le salut public vous a été confié comme l'exécution des lois de police et de sûreté.

Citoyens, la circonstance est forte et mérite toute votre attention. Nous sommes menacés d'une guerre civile et extérieure. Nos devoirs à remplir sont nombreux dans ce moment et l'intérêt de la République comme la sûreté de la ville en dépend.

Citoyens magistrats, notre ville est malheureusement divisée et l'union peut seule nous sauver. Notre devise est celle que prit un peuple aujourd'hui puissant : Nous périssons si nous nous heurtons.

La désunion vient chez les peuples par des dissentiments d'opinion politique et aujourd'hui, comme nous, nous ne pouvons pas en douter.

Tous les citoyens veulent mourir républicains français. Il sera beau de le manifester par un serment solennel, dans une réunion de tous les citoyens. Il fera pâlir les ennemis de la République, s'il en est ici, et sera un titre qui ne laissera aucun doute sur les intentions de notre cité. Tel serait, citoyens, le vœu de la Société, que tout le monde se rallie autour de la loi et de vous qui en êtes les magistrats. Nous espérons que vous vous élèverez à la hauteur des événements et que par ce moyen vous acquerrez un titre éternel à la bienfaisance du peuple.

[Nous avons envoyé à la Convention une adresse relative au général Paoli. Nous vous l'envoyons : vous verrez... que les sentiments n'ont jamais varié.][37]

Nous ne doutons pas, citoyens, que vous ne participiez à...

La Société croit dans cette pétition répondre parfaitement à votre lettre.

 

Malgré ces témoignages et le désir que Napoléon pouvait avoir d'éviter une rupture[38], Joseph et lui étaient trop engagés dans le parti français pour que, même en admettant que la démarche de Lucien fût restée ignorée[39], ils pussent échapper aux soupçons des Paolistes. Dès que Joseph avait appris l'arrivée de Saliceti, il était venu le rejoindre. Napoléon dont le bataillon avait été dissous par ordre de Paoli — non que celui-ci entendit se conformer au décret de la Convention, mais qu'il voulût se débarrasser d'un officier suspect, — était venu aussi à Bastia pour complimenter les Représentants au nom de la ville[40] et avait reçu d'eux une commission d'inspecteur de l'artillerie de Corse[41]. De retour à Ajaccio avec des instructions, il cherchait les moyens de reprendre la citadelle aux Paolistes, en même temps qu'il étudiait la mise en défense de la place et de celle de Saint-Florent[42].

Colonna di Leca[43] qui, au nom de Paoli, tenait la citadelle avec son bataillon de volontaires, une compagnie de troupes de ligne du régiment de Limousin et une compagnie de canonniers, était homme à se méfier de toutes les ruses. Les canons de la citadelle braqués sur le faubourg où étaient en plus grand nombre les partisans des Bonaparte, les postes importants uniquement confiés à des insulaires dont il était sûr, il attendait avec confiance les tentatives que pourrait faire Napoléon. Vainement, celui-ci les multiplie-t-il. Tantôt, sous prétexte d'enlever les canons du Vengeur, échoué à l'entrée du port, de les porter à la citadelle pour que les paysans ne puissent les tourner contre la ville, il entraîne avec lui toute la population : déjà l'on touche aux fossés ; l'on va pénétrer dans le fort ; là, tandis que des affidés s'empareront du commandant, d'autres courront aux casernes, saisiront les fusils ; mais le pont levis se dresse. Le frère de Coronna di Leca, capitaine dans son bataillon, a éventé la ruse. C'est partie remise.

Alors, c'est un projet d'attaque de vive force que Napoléon combine : mais, pour l'exécution, il faut des hommes et il ne s'en rencontre pas dans la ville. Sera-t-il plus heureux avec les soldats de Limousin et les canonniers français qui sont à la citadelle ? Certes, ils sont tout prêts à s'insurger contre un commandement qui leur est suspect, mais le bataillon corse occupe seul les portes et les continentaux sont presque prisonniers.

La position est critique, Napoléon ne saurait faire un pas hors de la ville sans tomber dans une embuscade. Pour qu'il échappe aux pièges qui lui sont tendus, il faut tout le dévouement des bergers de Bocognano qui veillent sur lui.

Il se rend compte qu'il s'use en efforts inutiles, qu'il fera mieux de se rendre à Bastia afin de conférer avec les Représentants et recevoir d'eux les secours nécessaires. Il part à pied, accompagné seulement d'un de ses bergers, Nicolas Frate, — mais, après diverses rencontres qui doivent le mettre sur ses gardes, il apprend, entre Vivario et le pont de Vecchio, que, s'il avance jusqu'à Corte, il sera infailliblement arrêté. Il rebrousse chemin vers Bocognano. Là, il trouve ameutés des paysans du parti de Peraldi qui lui barrent le passage, se saisissent de lui et l'enferment dans une chambre, devant la porte de laquelle des factionnaires sont posés. Cette chambre, au rez-de-chaussée, a une croisée qui donne sur la route. Les partisans de Napoléon l'avertissent de se tenir prêt à la chute du jour ; l'obscurité venue, ils l'aident à descendre et l'un d'eux le conduit jusqu'à Ucciani, hors de la portée des Paolistes. De là, Napoléon peut rentrer facilement à Ajaccio

 

Cette aventure a des airs de roman et l'on serait tenté de douter des témoignages recueillis par les historiens corses[44], mais à l'appui de leurs récits, voici de singulières preuves et c'est Napoléon lui-même qui les fournit. Le paragraphe 14 du codicille secret[45] est ainsi conçu :

14° 100.000 francs que je lègue, savoir :

10.000 francs au fils ou petit-fils de mon berger, Nicolas de Bocognano[46].

10.000 francs au berger Bagaglino qui est venu à l'île d'Elbe[47].

10.000 francs à la veuve ou fils du sergent du bataillon que j'ai commandé. Il était de Bastelica en Corse. Costa et Tariscotti désigneront son nom. Son fils était à l'île d'Elbe.

10.000 francs à Marcuggi de Bocognano, maréchal des logis de gendarmerie à l'île d'Elbe[48].

20.000 francs au brave habitant de Bocognano qui, en 1792 ou 1793, m'a ouvert la porte d'une maison où des brigands m'avaient enfermé et m'a conduit jusqu'à Ucciani.

30.000 francs à Poggioli, ancien maire de Billi d'Ucciani.

Dès le 2 germinal an XIII, l'Empereur s'était acquitté envers Félix Tusoli de Bocognano en lui donnant la terre de Pantano, au territoire de Mezzano, consistant en maison d'habitation, jardin, terres, meubles, bestiaux et ustensiles qu'il venait à cet effet d'acheter de Félix Bacciochi moyennant un prix de 30.000 francs payé comptant.

Ce sont là, à l'appui des faits, des preuves incontestables.

 

Rentré à Ajaccio[49], Napoléon n'est point hors de péril, mais, là aussi, ses amis sont prêts à se dévouer pour lui. Colonna di Leca ordonne son arrestation, mais n'ose l'opérer sans l'assentiment de la municipalité. Tandis que les gendarmes et les volontaires stationnent devant la maison commune, on court à la maison Bonaparte pour prévenir Napoléon. Il est sorti, est allé chez son oncle Paravicini, puis chez son cousin Ramolino. On le trouve enfin et Paravicini le cache dans une grotte, dans son jardin de Saint-François. La nuit venue, Napoléon va chercher un refuge au faubourg chez son vieil ami le maire Jean-Jérôme Levie[50].

Mais Levie est connu pour être du même parti que les Bonaparte. Le troisième jour on ordonne une perquisition chez lui. Levie tient tête aux gendarmes et leur fait verser à boire en déclamant contre ce coquin de Napoléon, qu'il a caché dans une alcôve.

La place n'était plus tenable : par les soins de Conti et de Pô, un bateau est préparé, Napoléon s'embarque ; prend terre à Maginajo et gagne Bastia.

N'ayant pu le saisir, les ennemis de Napoléon veulent se venger sur sa famille : une femme, des enfants. — Louis a quatorze ans, Jérôme neuf. Joseph est à Bastia et Lucien à Toulon ou à Marseille. — Mme Bonaparte veut d'abord résister, se défendre dans sa maison. Mais les avis deviennent plus pressants : les paysans excités par Peretti et Tartaroli marchent sur Ajaccio. Costa de Bastelica dont Mme Letizia connaît le dévouement insiste pour une fuite immédiate. Il faut se décider : emmenant avec elle Fesch, Louis, Marianna et Paoletta, elle part pour Millelli, laissant Caroline et Jérôme chez Mme Fesch. Les clefs de la maison sont remises à Braccini qui, pendant la nuit, enlève les papiers compromettants (23 mai 1793)[51].

A Millelli, pas plus de sûreté. A la vérité, les jeunes gens de Bocognano et de Bastelica, partisans des Bonaparte, s'y sont assemblés en armes, mais on ne saurait tenir contre les forces bien supérieures de Tartaroli. Il faut fuir de nouveau, atteindre, à travers les maquis et les rochers, la tour de Capitello, où l'on espère être recueilli par l'escadre française venant de Bastia attaquer Ajaccio, à moins que l'on ne puisse de là gagner Calvi (25 mai)[52].

Pendant ce temps, à Ajaccio, la maison Bonaparte est livrée au pillage ; on enlève jusqu'aux gonds des portes et des fenêtres. On l'aurait même incendiée, dit un historien corse[53], sans la crainte d'endommager les maisons voisines qui appartenaient aux Paolistes. Il est pourtant de tradition que la maison Bonaparte fut incendiée[54], et certains documents l'affirment[55]. En tous cas, lorsque la France reprit possession de la Corse, Mme Letizia fut obligée de la reconstruire entièrement[56].

Napoléon, qui est arrivé à Bastia vers le 10 mai[57], n'a pas eu de peine à démontrer aux Représentants qu'il est nécessaire de reprendre possession d'Ajaccio. Maîtres des villes maritimes, de Calvi, de Bastia et d'Ajaccio, les Français n'auront plus à redouter que Paoli, maintenant en pleine révolte, reçoive des secours de l'Angleterre, et que celle-ci, sous prétexte de donner la main à l'indépendance de la Corse, fasse de l'île le refuge de ses flottes. Bonifacio à la vérité est à reconquérir, car Quenza, le lieutenant-colonel du bataillon d'Ajaccio et de Tallano qui y tient garnison, vient de se déclarer pour Paoli, mais Napoléon espère encore que ses officiers le suivront plutôt que Quenza. En tous cas Bonifacio en comparaison d'Ajaccio ne compte pas.

L'expédition est décidée et, le 22 mai, les représentants Saliceti et Lacombe Saint-Michel s'embarquent à Saint-Florent. L'escadrille composée d'une frégate, une corvette, deux chaloupes canonnières et quelques bâtiments de transport, est chargée de divers détachements d'infanterie et de gendarmerie et d'un train d'artillerie ; mais Napoléon compte surtout sur les patriotes d'Ajaccio et s'imagine qu'une simple démonstration suffira pour lui ouvrir les portes de la citadelle.

Monté sur un chebek bon voilier, il précède l'escadrille, qui, accueillie par une tourmente à sa sortie de Saint-Florent, a été obligée de prendre le large et n'arrive que le 29 en vue de la ville. Il débarque à Provenzale pour prendre des nouvelles, et y court les plus grands dangers ; il se rembarque en hâte, rejoint sa famille à la tour de Capitello[58], la fait monter sur le chebek qui part dans la nuit même pour Girolata d'où Mme Bonaparte et ses enfants gagnent Calvi par terre.

Pour lui, bien que les nouvelles soient mauvaises, car il a appris l'entrée dans la ville des paysans, les violences exercées contre les patriotes — les Multedo et les Casablanca ont été aussi mal traités que les Bonaparte — il rejoint la flottille, espérant encore qu'un mouvement va se produire et que l'on ne sera pas obligé d'en venir à une lutte sanglante.

Pour provoquer cette manifestation, dans la nuit du 29 au 30, il occupe avec quelques volontaires la tour de Capitello[59] ; Lacombe Saint-Michel avec un détachement et quatre pièces de canon débarque à la tour d'Orbitello[60]. Mais, vainement, tire-t-on des coups de canon pour appeler les patriotes ajacciens. Rien ne bouge. Un coup de vent oblige les bâtiments à reprendre le large : Napoléon et sa petite troupe sont, deux jours durant, dans une situation des plus critiques. Une attaque par mer ne réussit pas mieux. Napoléon propose en vain de chasser les Paolistes de poste en poste, affirmant qu'ils ne tiendront pas devant le canon. On n'a ni le temps ni le moyen d'attaquer la citadelle. Il faut en hâte se rembarquer. Les Représentants retournent à Bastia où Napoléon reste sans doute quelques jours près d'eux et rédige son mémoire sur la situation de la Corse[61]. Puis, il part à cheval pour Calvi où il doit retrouver les siens. En route, il s'égare dans le maquis : une bonne fortune l'amène à la maison de campagne des Giubega, tandis que, à Calvi, c'est aussi dans la maison Giubega que sa mère et les siens ont trouvé une cordiale et affectueuse hospitalité. Lorenzo, le parrain de Napoléon, frappé par les événements politiques auxquels il a assisté dans un voyage à Paris, a perdu la raison depuis quelques mois ; mais son frère, Joseph Damien, et sa fille Annette se multiplient pour faire oublier aux proscrits les émotions qu'ils ont subies. Il fut à ce moment, paraît-il, quelque peu question d'un mariage entre Joseph et Annette Giubega, mais l'on trouva Joseph trop pauvre[62]. La pauvre Annette, qui quelques mois plus tard, pendant le siège de Calvi, reçut à la hanche une blessure dont elle demeura boiteuse toute sa vie, regretta souvent son joli mari.

Le 11 juin, Napoléon et sa famille s'embarquaient pour Toulon.

 

 

 



[1] Communication de M. Blanqui à l'Académie des Sciences morales. Cette lettre est donnée comme traduite de l'italien, ce qui en explique les formes.

[2] Je ne saurais trop insister sur ce fait que, jusqu'ici, tous les historiens corses se sont donné le mot pour dissimuler la vérité et que, pour parvenir à la démêler, il faudrait des documents qui me manquent. Je ne m'avance donc qu'avec une très grande timidité, essayant de m'appuyer uniquement sur des pièces authentiques, et regrettant sans cesse de n'avoir point de meilleures preuves à fournir de mes opinions.

[3] Massaria, loc. cit., p. 9, affirme que ce fut durant le voyage de Napoléon à Paris que la brouille survint entre Paoli et Joseph, lequel avait consenti certaines mesures que le général de Paoli ne pouvait approuver. Après cette malencontreuse affaire, ajoute Massaria, tous mes ardents efforts pour les réconcilier furent infructueux.

[4] Nasica, 288.

[5] Inédit. Fonds Libri.

[6] Il est impossible de ne pas établir un rapprochement entre ces reproches dont Saliceti se fait l'écho et le Précis de l'état de la Corse publié par Volney dans le Moniteur des 20 et 21 mars (réimp. dans ses Œuvres, éd. de 1822, t. VII).

[7] Nasica, 296.

[8] Sur cette assertion de Nasica, faut-il rapporter à cette période d'inactivité de Napoléon les études préparatoires à la rédaction de ses mémoires sur la mise en défense des golfes d'Ajaccio et de Saint-Florent qu'on trouvera plus loin. (Pièces LVIII et LIX.)

[9] Brun, Guerres maritimes de la France. Port de Toulon. Paris, 1861. 2 vol. in-8°, t. II. p. 195. On peut penser que la première apparition de l'escadre de la Méditerranée à Ajaccio eut lieu, comme dit Nasica, à la mi-novembre. Mais d'après Chevalier, Histoire de la marine française sous la première République (Paris, 1886, in-8°), Truguet dut attendre en Corse l'arrivée de renforts composés de quelques bataillons de l'armée d'Italie et des volontaires marseillais. Ces renforts arrivèrent de Marseille à Ajaccio à la mi-décembre sous l'escorte du vaisseau le Commerce de Bordeaux. Coston (I, 299) prétend que la Phalange avait d'abord débarqué à Saint-Florent et à Bastia. Il semble que ce soit là une erreur et Coston sans doute intervertit les Frits. En effet, il paraît résulter de la comparaison des documents : que Truguet relâche à Ajaccio à la mi-novembre, attend les renforts annoncés, part alors, laissant dans la citadelle d'Ajaccio la Phalange marseillaise, mais emmenant le Commerce de Bordeaux, pour faire une démonstration devant Cagliari ; échoue dans sa tentative, du 23 au 27 décembre ; revient alors à Ajaccio. Un de ses vaisseaux, le Vengeur, touche à son entrée dans le port et est perdu. (Brun, II, 195 tandis que Chevalier (41) place la perte du Vengeur en novembre et M. Iung au 15 décembre.)

[10] Renucci, I, 358, ne parle que d'un artisan d'Olmeto et d'un habitant de Sartène, mais le témoignage des officiers du bataillon est positif.

[11] Coston, II, 187. — Mortimer Ternaux, Histoire de la Terreur, VI, 108 et 453. — Nasica, 311. — Iung, 228. — Léonce Krebs et Henri Moris, Campagnes dans les Alpes pendant la Révolution, 1792-1793. Paris, 1891, in-8°, p. 177.

[12] Arrighi, II, 159. Renucci, I, 359, est aussi formel : c'est lui qui rapporte le premier les paroles de Paoli à Colonna Cesari et il affirme qu'il les rapporte d'après Colonna lui-même.

[13] Le 18, selon Krebs.

[14] Mortimer Ternaux, Histoire de la Terreur, VI, 459.

[15] Mortimer Ternaux, VI, 460.

[16] Mortimer Ternaux, Histoire de la Terreur, VI, 462.

[17] Mortimer Ternaux, VI, 460.

[18] Voir cette protestation ci-après sous le n° LV.

[19] L'on a dit (Mortimer Ternaux, loc. cit., 115, note 1) que Napoléon n'avait jamais fait allusion à l'affaire de la Magdelaine, que, à Sainte-Hélène, il n'en avait parlé à aucun de ses compagnons. Or, on trouvera cinq lignes à ce sujet dans les Mémoires pour servir à l'histoire de France sous le règne de Napoléon. Paris, 1830, 2e édition, Ier, n. 76. Cela, dans son histoire, méritait-il davantage ?

[20] Voir ces Mémoires ci-après sous les n° LVI et LVII.

[21] Il est à remarquer que Saliceti dans sa Réponse aux faits calomnieux contenus dans la lettre du 15 mai dernier écrite par les membres du conseil du département de Corse rebelles, etc., Paris. 1793, in-8°, p. 40, ne propose Bonaparte ni pour la place de lieutenant-colonel en premier, ni pour celle de lieutenant-colonel en second dans aucun des quatre nouveaux bataillons d'infanterie légère ; il propose pour Ajaccio Jacques Pô et Dominique Marie Multedo. Tous deux à la vérité étaient intimement liés avec les Bonaparte mais ils n'étaient pas Napoléon. Cette proposition ayant été faite conjointement par les six députés de la Corse, on peut présumer que Napoléon avait été écarté par d'autres que Saliceti ou que celui-ci avait jugé que Napoléon serait plus utile comme capitaine d'artillerie.

[22] Maurice Jollivet, Révolution en Corse, p. 162.

[23] La mission de Sémonville à Constantinople, par Georges Grosjean. Paris, 1887, in-8°.

[24] Brun, II, 193.

[25] Arrighi, Histoire de Pascal Paoli, II, 228, note.

[26] Je ne suis d'accord ici ni avec les Mémoires de Lucien, t. Ier. Paris, Gosselin, 1836, ni avec les fragments publiés par M. Iung, dans Lucien Bonaparte et ses Mémoires. Paris. 1882, 3 vol. in-8°. Lucien, beaucoup moins affirmatif dans les mémoires de 1836, dit dans les Mémoires (Edition Iung) qu'il a été secrétaire de Paoli. Je n'en trouve trace nulle part. Il ne dit nulle part qu'il ait été secrétaire de Sémonville et je ne puis expliquer que de cette façon son voyage à Toulon. Paoli (Lettre du 5 mai 1793. Lettere, p. 412, dit seulement : de Lucien lequel se trouve près de Sémonville).

[27] Grosjean, La mission de Sémonville à Constantinople, p. 35.

[28] Adresse de la Société populaire d'Ajaccio signée Buonaparte, secrétaire, dans Grosjean, La mission de Sémonville à Constantinople, p. 38.

[29] Moniteur du jeudi 4 avril 1793.

[30] Moniteur, séance du 2 avril.

[31] La lettre dans Arrighi, Histoire de Paoli, II, 172. Voir Lettere di Paoli, Firenze. 1846, p. 412.

[32] Massaria, loc. cit., II, dit à ce sujet : Toutes les corporations de l'île se déterminèrent aussitôt à envoyer des adresses à la Convention en faveur de leur bien aimé général et je saisis cette occasion pour tenter une réconciliation entre lui et les frères Buonaparte, en engageant Napoléon a écrire l'adresse de la municipalité à Ajaccio ; mais, malheureusement, cela ne réussit pas. Napoléon vint à moi et me dit. Je vois que le général de Paoli me tient pour suspect, je vous demande de lui écrire et de lui demander de vous dire ce qu'il désire que je fasse pour lui prouver mon attachement à sa personne. Je le dis, mais, malheureusement, dans sa réponse, le général omit entièrement de faire aucune allusion à ma proposition.

[33] Fonds Libri, publié par Libri, p. 10, avec des lacunes.

[34] Corrupteur (Libri). Libri lit corrupteur partout où nous lisons conspirateur.

[35] Nous avons négligé quelques lignes bâtonnées qui ne présentent pas un sens suivi.

[36] Inédit. Fonds Libri. Cette pétition est adressée à la municipalité.

[37] Ces deux lignes sont rayées dans le manuscrit. Elles sont importantes, car elles précisent la date. (Ed.)

[38] Nasica, 335.

[39] La lettre de Lucien était tombée aux mains de Pozzo di Borgo qui l'avait fait imprimer à un grand nombre d'exemplaires pour la répandre dans l'ile. En tête de la traduction italienne, on lisait : On conserve l'original pour vouer à une infamie perpétuelle le nom de son auteur. En fin une note outrageante contre les Bonaparte, autrefois nourris et élevés avec l'argent de Marbeuf, à présent les ressorts principaux de la conspiration contre le peuple.

[40] Massaria, II.

[41] Nasica, 337.

[42] Voir pièces n° LVIII et n° LIX.

[43] Massaria (p. 11) dit que c'était lui qui commandait la citadelle et que, par ordre des Commissaires, Napoléon lui offrit, s'il voulait la conservera la France, le commandement d'Ajaccio et le grade de général.

[44] Nasica, 341 à 345.

[45] D'après une copie faite à Sainte-Hélène par le comte Marchand. Mss. qui m'appartient.

[46] C'est celui qui a servi de guide à Napoléon.

[47] C'est lui qui donne asile à Napoléon à Saint-Antoine après qu'il a échappé à une embuscade en revenant des îles Sanguinaires.

[48] Le jour de l'arrivée de la princesse Pauline (à l'ile d'Elbe), dit M. le comte M., dans ses mémoires inédits, l'Empereur en l'attendant se promenait sur le port lorsqu'il crut reconnaître un maréchal de logis de gendarmerie qui était là pour son service. L'Empereur s'approcha de lui et lui demanda s'il n'était pas Corse. Oui, Sire. — De quel endroit ?De Bocognano, Sire. — Quel est ton nom ?Marcuggi. Ce nom était connu de l'Empereur. Dans les guerres civiles de la Corse, il fut arrêté dans ce pays par des brigands et enfermé datas une chambre. Un jeune homme, habitant de Bocognano, du nom de Marcuggi, lui proposa de le sauver et de l'accompagner jusqu'à ce qu'il fût hors de danger. L'Empereur se rappelait ce service et s'en est même souvenu à Sainte-Hélène dans un legs de conscience. Il continua de causer avec ce maréchal des logis qui lui montra deux de ses enfants en bas âge. L'Empereur leur donna à chacun deux napoléons pour acheter des gâteaux. De retour en France, l'Empereur le nomma lieutenant. Ce militaire, oublié dans l'ile où il était depuis longtemps, avait de bons services. Il lui accorda la croix de la Légion d'honneur et lui promit d'avoir soin de ses enfants dès qu'ils seraient d'âge à entrer dans un lycée.

[49] Je suis ici la version donnée par Nasica. On verra plus loin le témoignage presque concordant de J.-J. Levie.

[50] Massaria (p. 12) affirme que c'est chez lui que Napoléon trouva un asile jusqu'au moment où on put lui en ménager un chez un ami commun.

Levie lui-même a raconté ces faits dans une lettre inédite dont je dois la communication à son arrière-petit-fils. Cette lettre, non datée, mais qui est certainement de l'année 1793, accentue certains détails et leur donne un caractère intense de vérité. Je traduis littéralement de l'italien.

Ami, comme il vous a été dit, Napoléon a demeuré trois jours à la maison avec ma famille. Il était périlleux pour lui de rester dans la ville. Le parti opposé s'agitait et était mal disposé contre les partisans de la France, surtout depuis la dissolution du bataillon Quenza-Bonaparte.

Napoléon chercha en vain à se transporter à Bastia, mais, au delà de Vivario, il fut prévenu et acquit la certitude qu'il serait arrêté à Corte. Il dut revenir sur ses pas. Vous savez le danger qu'il a couru à Bocognano sur les perfides excitations de Peraldi qui l'avait vu en chemin. Il put cependant rentrer à Ajaccio, mais les circonstances étaient critiques ; il s'en douta et eut l'idée de se rendre au milieu des amis du faubourg en attendant qu'il pût passer en France. Averti le soir même, je pris les mesures nécessaires. Dans la nuit, arriva Napoléon en compagnie de Nicolino (Paravicini) : ils avaient été précédés de ses effets d'habillement. Quoique je fusse sur de la fidélité de mes faubouriens, je crus devoir garnir l'escalier et la maison de gens dévoués. Napoléon parut surpris de ces mesures et peu ému du danger. Il fit comme d'habitude sa causerie ave Mamminina (la femme de J. J. Levie) et il coucha dans la chambre de l'alcôve. On mit des matelas dans la salle pour faire dormir les hommes. La nuit se passa sans trouble. Le jour suivant, Napoléon fut soucieux et inquiet sur le sort des siens. Je tâchais de le calmer : je n'étais pas moi-même sans souci. Néanmoins, après souper, il fit encore quelques bavardages avec ma Génoise (madame Levie était de la famille Duce de Gênes) et se mît au lit assez tard. Le second jour se passa dans la tranquillité, Napoléon fit une longue lecture de Rollin. Vers le soir, ou sut, de personnes dignes de foi, que nos ennemis préparaient une descente dans ma maison. Il fallut de suite prendre les mesures nécessaires pour faciliter et protéger le départ On choisit la voie de mer ; mais, dans la nuit, 011 entendit frapper avec violence à la grande porte. En un éclair, notre petite garnison fut debout et sous les armes. Une des servantes vint dire qu'elle avait vu des gendarmes. Nos hommes, et même Napoléon, voulaient les repousser par la force : imprudence à laquelle il ne convenait de recourir qu'à la dernière extrémité. C'est pourquoi je fis retirer Napoléon dans sa chambre et les autres dans la chambre noire et je restai seul dans la salle. Je fis ouvrir la porte et le chef de la brigade monta seul. Je m'aperçus bien que les matelas, laissés par oubli dans la salle, frappèrent son attention. Néanmoins, je fis bon visage et je lui demandai ce qu'il désirait. Il me dit qu'il cherchait Napoléon et qu'il avait été requis de faire une perquisition dans ma maison, mais la voix lui tremblait et il se crut certainement en danger. Je répondis que j'étais offensé d'un pareil procédé envers un citoyen paisible et maire de la cité ; que d'ailleurs, bien que certain de l'inutilité des recherches, je l'autorisais à visiter la maison du haut en bas, parce que je devais plus que les autres respecter les ordres de l'autorité. Cet homme parut alors soulagé d'un grand poids et il répondit, d'un ton plus ferme, que l'assurance que je lui donnais le dispensait de toute recherche. Il s'excusa et, après avoir bu, il se retira accompagné et éclairé par la servante qui ferma la grande porte. J'entendis la brigade s'éloigner du côté de la ville et je respirai. Mais il ne fallait pas perdre de temps. Sur de nouveaux ordres, la force armée pouvait revenir. Napoléon, avec le plus grand calme, prit affectueusement congé de Mamminina et nous descendîmes l'escalier. Nous traversâmes la cave (Cantinci), le jardin, et, par la porte de l'écurie, nous arrivâmes sur le rivage de la mer où nous attendait la petite barque de Miugone qui nous conduisit à la gondole qui était en dehors de la citadelle et dont les marins commençaient à redouter quelque obstacle. Je laissai là Napoléon en lui souhaitant un bon voyage et de meilleurs succès. Le lendemain, on savait dans tout Ajaccio le séjour de Napoléon dans ma maison et son heureux départ. Vous pouvez vous imaginer la colère et la mortification des ennemis. Je ne les crains pas. Je saurai leur montrer les dents si cela était nécessaire...

[51] Ce sont ces papiers que M. Blanqui a vus en 1838, qui ont appartenu à M. Frasseto et dont une partie a été remise par lui à S. A. I. le prince Victor Napoléon.

[52] Il est assez difficile dans le récit de Nasica de distinguer les parties évidemment romanesques des faits authentiques. Lucien tombe plus encore dans le roman, Louis parle à peine de cet épisode, Joseph n'en dit qu'un mot, mais ce mot suffit pour indiquer que ce fut bien à la tour de Capitello que Mme Bonaparte et ses enfants rencontrèrent Napoléon et furent recueillis par l'escadre républicaine (I, 53).

[53] Nasica, 362.

[54] Lucien, Mémoires, Éd. de 1836, p. 31.

[55] Certificat de Coti dans Mém. de Joseph, I, 52,

[56] Voir à ce sujet lettre de Madame dans Madame mère par le baron Larrey, lettre inédite de Jérôme dans Archives Levie-Ramolino, etc.

[57] M. Jollivet dit : dans les premiers jours de mai. (Révol. en Corse, 174.) Coston, je crois, erre entièrement dans son récit de ces événements. M. Iung qui suit Nasica en l'amplifiant, donne la date du 10 qui est possible, attendu la lettre de Lacombe Saint-Michel au ministre en date du 11, où se trouve indiqué le plan pour la reprise d'Ajaccio, plan qui peut avoir été fourni par Bonaparte.

[58] Costa de Bastelica avait accompagné Mme Bonaparte ; c'était lui qui l'avait sauvée. Par le § 27 du 1er codicille, l'Empereur lègue à Costa de Bastelica en Corse cent mille francs.

[59] Nasica, 369.

[60] Iung. D'après une lettre de Lacombe du 6 juin.

[61] Voir ci-après sous le n° LX.

[62] M. Giubega qui a bien voulu recueillir pour moi les traditions de sa famille me donne sur le séjour de Madame lucre chez son grand-père ce détail qu'il tient d'une vieille domestique morte seulement vers 1856. Mme Letizia exigeait que les filles à tour de rôle allassent à la cuisine pour y collectionner le plat doux du diner. Ces dames avaient, parait-il, des habitudes de propreté extrêmes, inusitées et qui semblent avoir singulièrement étonné la vieille Rosana.