Le départ de Napoléon avait été si brusquement décidé qu'il n'avait point eu le temps d'en avertir Joseph. Au moment où il était venu à Corte (30 avril), il ne savait encore s'il se déterminerait à passer en France ou à attendre l'orage à Ajaccio. Dans cette incertitude, Joseph lui écrivait de Corte le 14 mai : Corte, li 14 maggio 1792[1]. Je ne sais où tu es. J'écris pour Ajaccio. Le Général est arrivé hier au soir, il était indisposé contre moi ; je l'ai vu ce matin, nous avons eu une explication et tout est terminé. Il pense qu'il n'y a point lieu de penser au projet qu'il t'avait fait. Les compagnies que l'on doit lever devant être détachées et ne devant pas former un corps réuni sous un chef. Il me paraît qu'il serait instant que tu allasses en France. Par le courrier prochain je t'enverrai l'affaire de la Pépinière et la lettre pour Biron. Maman m'écrit qu'elle veut venir à Corte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Elle m'écrit que le projet du mariage de Marianne est une chimère, qu'il n'y a aucune disposition dans les personnes intéressées à l'affaire. Lucien ne peut point espérer que le Général le veuille avec lui[2]. Il s'en est expliqué ouvertement. Il reconnaît ses talents, mais il ne veut pas s'amalgamer avec nous. Voici le fond de l'affaire. Il craint les cris des jaloux qui sont trop multipliés. Si il (Lucien) va à Bocognano avec maman, il pourra venir passer une quinzaine de jours avec moi et si je persistais à croire que l'apparition de maman ici ne fût pas dans nos intérêts, je passerai moi-même cinq ou six jours à Bocognano où elle sera. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les choses vont dans une progression lentement croissante, Je t'envoie copie du compte rendu par les commissaires du département, c'est une rapsodie des divers mémoires qui leur ont été présentés sans aucun avis. La municipalité nous a adressé copie de son manifeste : il est volumineux. Je ne te l'envoie pas parce que j'espère que tu auras pu en avoir communication à Ajaccio. Si cela n'est point, écris-moi, je t'en enverrai copie. — La municipalité a arrêté l'impression de ce manifeste ; nous ne pouvons lui refuser notre approbation à cela ; il sera donc imprimé. Ce manifeste est fort. Dans une note, tu es compromis comme ayant écrit le billet à Coti et particulièrement les mots courage ! courage ! que le rédacteur du manifeste interprète à sa manière. Cet écrit très long et très prolixe est très fort contre la garde nationale. Il donnera de mauvaises impressions, s'il est imprimé le premier, à ceux qui auront la patience de le lire entièrement. Je pense qu'il faudrait que le manifeste du bataillon fût court autant que celui-ci est long. Je suis fâché que dans la lettre que les deux lieutenants colonels écrivent aux municipaux pour faire retirer les canons vous disiez que le général Paoli vous a ordonné de garder vos postes. Cette lettre devenant publique sera de préjudice au général Paoli qui. s'il se justifiait, quelle figure feriez-vous ? J'attends de tes nouvelles, adieu. Napoléon avait sans doute voyagé aussi vite qu'il l'avait
pu. Il arriva à Paris le 28 mai et descendit à l'hôtel des Patriotes Hollandais[3], rue
Royale-Saint-Roch (depuis rue des Moulins).
Dès le lendemain de son arrivée, il écrivait à son frère la lettre suivante : Mardi 29 mai[4]. Je suis arrivé à Paris hier. Je me suis en attendant logé à l'hôtel où logent Pozzo di Borgo, Leonetti et Peraldi, c'est-à-dire rue Royale, Hôtel des Patriotes Hollandais. — J'y suis trop chèrement, de sorte que je changerai aujourd'hui ou demain. Je n'ai encore vu Pozzo di Borgo qu'un moment ; nous avons eu l'air contraint, cependant ami. Paris est dans les plus grandes convulsions. Il est inondé d'étrangers et les mécontents sont très nombreux. Voilà trois nuits que la ville reste éclairée. L'on a doublé la garde nationale qui restait aux Tuileries pour garder le Roi. L'on cassera le corps de la Maison du roi que l'on dit très mal composé. Les nouvelles des frontières sont toujours les mêmes. Il est probable que l'on se repliera à faire la guerre défensive. La désertion parmi les officiers est excessive ; de toute manière la position est critique. Il n'est pas vrai que les gardes nationales soldées doivent avoir les revers rouges ; elles doivent les avoir blancs comme les autres gardes nationales. J'ai vu plus de vingt bataillons différents, tous avec les revers blancs. Je n'ai point vu Aréna, mais cependant je sais qu'il est seul. Tout le monde lui a tourné le dos : il loge, lui, à l'hôtel de Strasbourg[5]. L'on me dit que Pozzo di Borgo est très bien avec le ministre de la Guerre. Je n'ai point encore vu Marianna. J'irai après-demain. Je n'ai point vu Peraldi qui est à la campagne. Tiens-toi fort avec le général Paoli. Il peut tout et est tout. Il sera tout dans l'avenir que personne au monde ne peut prévoir. Leonetti est lieutenant-colonel de la gendarmerie. C'est, je crois, au directoire à choisir celui qui doit avoir la suprématie ou le commandement. J'irai pour la première fois à l'Assemblée aujourd'hui. Celle-ci ne jouit pas de la même réputation que la Constituante : il s'en faut bien. Donne de mes nouvelles à la maison. Écris-moi promptement. Je t'embrasse. On voit que, sauf l'indication relative à la liaison de Pozzo di Borgo avec le ministre de la Guerre, Napoléon ne fait, dans cette lettre, aucune allusion à l'objet principal de son voyage, sa réintégration dans l'artillerie. S'il avait à redouter que quelque député comme Peraldi intriguât contre lui, il pouvait compter sur le reste de la représentation de la Corse. Ses amis l'aideraient naturellement ; ses ennemis même souhaiteraient qu'il rentrât, estimant qu'il serait moins dangereux pour eux, employé en France que sans emploi en Corse. Quant au ministre de la Guerre, il n'avait point à être difficile. Si Napoléon était coupable de quelque irrégularité, ce n'était pas en ce moment où l'émigration enlevait près des deux tiers des officiers d'artillerie que l'on pouvait se montrer très sévère pour ceux qui demandaient à rentrer à leur régiment. Sans doute, dès son arrivée à Paris, Napoléon dut multiplier ses démarches, mais ce qui semble l'occuper bien plus que ses propres affaires, ce sont les affaires de l'État, puis c'est la question de savoir s'il doit ou non tirer de la maison de Saint-Louis sa sœur Marianna. Peut-être aussi, comme on l'a dit d'autre part, les projets de spéculation qu'il a conçus avec son ancien camarade de Brienne, Fauvelet de Bourrienne, retrouvé à Paris aussi pauvre qu'il est lui-même, près duquel il s'est logé à l'hôtel de Metz[6], rue du Mail, et avec lequel, peut-être, il va voir Marianna à Saint-Cyr. En tous cas dans ses lettres des 14 et 18 juin, pas même une allusion à ses espérances ou ses craintes. Jeudi 14 juin[7]. J'ai dîné hier chez M. Permon. Madame est fort aimable, aime beaucoup sa patrie et aime à avoir des Corses chez elle[8]. M. Servan était ministre de la Marine (sic). M. Roland ministre de l'Intérieur et M. Clavière ministre des Contributions publiques. Ils ont été hier remerciés tous les trois. — M. Dumouriez, ministre des Affaires étrangères, a pris le portefeuille de M. Servan et a donné le sien à M. de Naillac, Valentinois que je connais beaucoup[9]. M. Roland a remis le sien à M. Mourgues, homme dont je n'ai jamais entendu parler. Le ministre des Contributions publiques n'est pas encore nommé. L'Assemblée a été furieuse du renvoi de ces trois ministres qui étaient bons patriotes. Elle a déclaré qu'ils avaient l'estime de la nation et qu'ils en emportaient le regret. — M. Dumouriez est accusé d'être l'auteur de ce changement de sorte que l'on croit que l'Assemblée formera contre lui aujourd'hui. Les papiers publics vous apprendront la mort de M. de Gouvion, tué par un coup de canon. Ce maréchal de camp commandait l'avant-garde de M. de la Fayette. De nuit, les Autrichiens l'ont attaqué. M. de la Fayette est accouru. Les attaquants ont été obligés à la fuite et ont perdu beaucoup de monde en se retirant. Les ennemis ont tiré quelques coups de canon, un desquels a tué M. Gouvion. Ce pays-ci est tiraillé dans tous les sens par les partis les plus acharnés ; il est difficile de saisir le fil de tant de projets différents ; je ne sais comment cela tournera, mais cela prend une tournure bien révolutionnaire. L'on n'a pas approuvé l'impression de la lettre de Bacciochi. On la trouve immorale. Ta lettre à Aréna était trop sèche et tu devrais apprendre à écrire autrement. Je me la passe bien avec lui ; c'est un zélé démocrate. Je t'embrasse. J'ai écrit au consul pour la pension. Avertis-le afin qu'il aille prendre sa lettre à la poste d'Ajaccio. Pas encore reçu les papiers de la Pépinière. Que de temps perdu ! Ne te laisse pas attraper : il faut que tu sois de la législature prochaine ou tu n'es qu'un sot. Va à Ajaccio, va à Ajaccio pour être électeur. Je trouve ce billet de bateau dans mon portefeuille, fais-toi-le payer parce que je l'ai soldé à celui à qui il appartient. Lundi 18 juin[10]. Il y a en France trois partis : l'un veut la Constitution comme elle est parce qu'il la croit bonne ; — l'autre croit la Constitution mauvaise, mais veut la liberté, en adopte les principes. Il désire un changement, mais voudrait que ce changement s'opérât par les moyens de la Constitution, c'est-à-dire la Cour de révision qui devra avoir lieu d'ici à quelques années. — Ces deux partis sont unis et tendent dans ce moment à un même but, le maintien de la loi, de la tranquillité et de toutes les autorités constituées. Ces deux partis sont [.....] et font la guerre à l'étranger ; ainsi nous les confondons et nous n'en faisons qu'un. — Le second parti veut la Constitution, mais, au lieu du Roi, voudrait un Sénat. Celui-là s'appelle le républicain, ce parti est celui des Jacobins. L'on voudrait profiter de la guerre du frère de la Reine pour opérer cette grande révolution. — Le troisième parti croit la Constitution absurde et voudrait un despote. — Parmi ceux-ci même, il y en a beaucoup qui voudraient les deux chambres ou un système modéré, mais cette troisième classe pense que, sans le secours des armées ennemies, l'on n'obtiendra jamais rien. MM. Servan, Roland, Clavière, Dumouriez, Lacoste étaient ministres et tous de la clique jacobite. L'on est parvenu à les désunir, car, unis, ils étaient inattaquables, MM. Servan, Roland et Clavière ont cédé à l'intrigant Dumouriez et le Roi leur a demandé leur portefeuille : mais, à son tour, M. Dumouriez a été remercié, L'opinion publique était à son comble contre lui ; les ministres qu'il avait fait nommer n'ont aussi resté que trois jours en place. L'on dit que M. Lacoste a rendu son portefeuille, de sorte que le ministère est tout neuf. — M. Chambonas, ministre des Affaires étrangères. — M. Dejailles (Lajard) adjudant général de la garde nationale, ministre de la Guerre. — M. Beaumarchais, ministre de l'Intérieur. — Cependant l'Assemblée, alarmée de l'état où se trouve le pouvoir exécutif dans un moment où il devait avoir toute son énergie, vient de nommer une commission de douze personnes pour aviser aux moyens que l'on doit prendre pour sauver la république. — Les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau voulaient venir hier armés de piques pour forcer le Roi à sanctionner les décrets sur les prêtres réfractaires, sur le camp de 20.000 hommes et à reprendre pour ministres MM. Servan, Roland et Clavière. La garde nationale s'y est opposée. Point de nouvelles de l'armée. J'ai vu avant-hier Marianna qui se porte bien. Elle m'a prié de la faire sortir si jamais l'on changeait leurs institutions. Il parait clair qu'elle n'aura pas de dot[11] soit qu'elle sorte actuellement, soit qu'elle reste encore quatre ans. Il en est sorti sept à huit qui avaient vingt ans et n'ont pas eu de dot. — Il paraît clair que cette maison va être ou détruite ou changera tellement de face qu'elle n'aura plus aucune similitude avec ce qu'elle est. Marianna est neuve, s'accoutumera très facilement au nouveau train de la maison. Elle n'a point de malice. Sur ce point-là elle est moins avancée que Paoletta. L'on ne pourrait pas la marier avant de la tenir six ou sept mois à la maison. Ainsi, mon cher, si, actuellement que je te suppose à Ajaccio, tu crois que son mariage peut s'effectuer, tu me l'écriras et je l'amènerai. Si tu penses que cela soit plus qu'incertain, alors l'on pourrait courir le risque de la laisser parce qu'on ne peut pas s'imaginer comment les choses tourneront[12]. — Une raison qui influe beaucoup sur moi c'est que je sens qu'elle serait malheureuse en Corse si elle restait dans son couvent jusqu'à vingt ans au lieu qu'aujourd'hui elle y passerait sans s'en apercevoir. Ne perds pas un moment à m'écrire là-dessus ce que tu en penses. Il faudrait essayer si Lucien pourrait rester avec le Général. Il est plus probable que jamais que tout ceci finira par notre indépendance. Conduis-toi là-dessus. Je te recommande de nommer de préférence Leonetti à Casablanca. Traîne cette affaire en longueur d'autant plus que le Roi n'a pas encore sanctionné le décret sur les colonels de la gendarmerie. Je pourrais ici avoir besoin de Leonetti. Le 20 juin, a dit Bourrienne, Napoléon et lui avaient pris rendez-vous pour dîner chez un restaurateur de la rue Saint-Honoré, près le Palais-Royal, mais une troupe de cinq à six mille hommes ayant débouché du côté des Halles, ils la suivirent et se rendirent à la terrasse du Bord de l'eau[13], pour observer ce que ferait cette foule sans ordre dénotant par les propos et les vêtements ce que la populace a de plus abject. Deux jours après, Napoléon écrivait à son frère Joseph cette lettre où il rend compte de ses impressions et où en même temps l'on peut suivre la marche de ses idées sur les sujets qui l'occupent. Vendredi 22 juin 1792[14]. M. de la Fayette a écrit à l'Assemblée contre les Jacobins. Cette lettre que beaucoup de personnes croient contrefaite est très forte. M. de la Fayette, une grande partie des officiers de l'armée, tout les honnêtes gens, les ministres, le département de Paris sont d'un côté ; la majorité de l'Assemblée, les Jacobins et la populace sont de l'autre. Les Jacobins ne gardent plus de mesure contre La Fayette qu'ils peignent comme un assassin, un gueux, un misérable. Les Jacobins sont des fous qui n'ont pas le sens commun[15]. Avant-hier sept à huit mille hommes, armés de piques, de haches, d'épées, de fusils, de broches, de bâtons pointus, se sont portés à l'Assemblée pour y faire une pétition. De là ils ont été chez le Roi. Le jardin des Tuileries était fermé et 15.000 gardes nationaux le gardaient. Ils ont jeté bas les portes, sont entrés dans le palais, ont braqué des canons contre l'appartement Roi, ont jeté à terre quatre portes, ont présenté au Roi deux cocardes, une blanche et l'autre tricolore. Ils lui ont donné le choix. Choisis donc, lui ont-ils dit, de régner ici ou à Coblentz. Le Roi s'est bien montré. Il a mis le bonnet rouge. La Reine et le Prince royal en ont fait autant. Ils ont donné à boire au Roi. Ils sont restés quatre heures dans le Palais. Cela a fourni ample matière aux déclarations aristocratiques des Feuillantins. Il n'en est pas moins vrai cependant que tout cela est inconstitutionnel et de très dangereux exemple. Il est bien difficile de deviner ce que deviendra l'empire dans une circonstance aussi orageuse. J'espère que tu es à Ajaccio, à moins que tu ne sois de retour. Tu m'auras instruit de la position des choses. Buonarotti est un puissant secours pour ton projet. Je t'envoie une feuille du Cabinet des Modes. Cela aura dû être pour Paoletta. J'attendrai ta réponse pour Marianna. Je suis plus indécis que jamais. Voilà un mois que je suis à Paris et les papiers de la Pépinière ne sont pas arrivés. J'avais bien prédit ce qui arriverait. L'armée de Luckner a fait quelques progrès, mais ce n'est qu'une bagatelle. La prise de Menin et de Courtray est fort peu de chose. J'ai lu l'absurde lettre de Massaria[16]. Nous avons le plus ; grand intérêt à ménager Aréna : fais comprendre cela à Fesch et à Lucien. Cataneo de Calvi est ici. Oh ! misère de la folie humaine ! Il est devenu presque égaré, il joue toute la journée, perd souvent, a vendu ses habits et n'a plus qu'un mauvais frac bleu. Il fait pitié. Il n'a pas été voir sa fille depuis trois ans[17]. La petite croit qu'il est en Corse. Ces nouvelles sont pour toi ; car, dans la position des choses, je ne vois qu'une vérité, c'est qu'il faut ménager ceux qui peuvent être et ont été nos amis. Peraldi m'a déclaré la guerre ; plus de quartier. Il est fort heureux qu'il soit inviolable, je lui aurais appris à traiter, mais cet homme est plus fol que jamais. Il est peu estimé ici où il est fort connu. Vous autres du département l'avez pris un peu brusque avec Aréna. S'il vous tourne le dos, il vous embarrassera et vous serez faiblement portés par les autres, et puis il a un grand crédit et plus de talent que les autres et est vraiment de la clique dominante. Je t'ai écrit mille lettres. Tu les auras sans doute reçues. J'ai reçu de toi cinq lettres exactement. Continue à les adresser à Pietri ou à Leonetti. Je t'ai écrit d'Ajaccio pour te parler de vingt-six fusils que j'avais à la maison. Si tu pouvais les faire remplacer à Pietri qui est à Cervione, nous pourrions alors les garder et dans le moment actuel ils pourront nous faire grand besoin. On voit ici toute la politique de Napoléon : pour battre Peraldi, il s'appuie sur Aréna, Pietri, Leonetti. Il ne nomme ni Pozzo di Borgo, ni Boërio ; c'est que avec l'un, quoiqu'il le sente aussi hostile que Peraldi, il manœuvre, c'est que l'autre est sans valeur. Sauf les ennemis déclarés, il est disposé à ménager tout le monde. Mais il a fort à faire en ce qui concerne son frère Lucien, ce garçon de dix-sept ans, tout pétri de politique, entend ne recevoir d'avis de personne et qui de son chef fait des motions, combine des factions et rêve des révolutions. Heureusement, Louis est sur place et dès le 24 mai, il prévient son frère Joseph que Lucien prépare un brûlot. Mon cher frère, écrit-il, je vous envoie une lettre que j'ai trouvée dans le bureau
de Lucien. Ce dernier a fait une lettre sanguinaire contre le député qui a
écrit une lettre à ses commettants. Il veut l'envoyer au général. Cela
pourrait bien contrevenir au bien général de la famille. Malgré les vives
sollicitations que nous lui avons faites, il persiste toujours dans son projet[18]. On obtient que Lucien envoie son pamphlet à Napoléon dont on pense qu'il suivra les avis. Napoléon lui écrit[19] : J'ai lu ta proclamation, elle ne vaut rien. Il y a trop de mots et pas assez d'idées. Tu cours après le pathos. Ce n'est pas ainsi que l'on parle aux peuples. Ils ont plus de sens et de tact que tu ne crois. Ta prose fera plus de mal que de bien. Lucien n'est pas calmé par là, pas plus que par la lettre que Napoléon lui écrit le 3 juillet et où il lui donne des avis qui semblent passer un peu l'âge du correspondant[20]. Paris, 3 juillet 1792[21]. Je t'envoie le projet du comité pour l'éducation publique ; rien n'a encore été décidé et ce n'est pas dans ce moment de combustion que l'Assemblée pourra s'en occuper. Lis-le avec attention, mon cher Lucien, et fais-en ton profit ; ce n'est pas un chef-d'œuvre, mais cependant il est bon. La démarche de Lafayette[22] a été trouvée par l'homme sensé nécessaire, mais bien dangereuse pour la liberté publique. En fait de révolution un exemple est une loi et c'est un exemple bien dangereux que ce général vient de donner. Le peuple, c'est-à-dire les dernières classes sont irritées et sans doute qu'il y aura un choc. Ce choc peut être de nature à accélérer la ruine de la Constitution. Ceux qui sont à la tête sont des pauvres hommes ; il faut avouer, lorsque l'on voit tout cela de près, que les peuples valent peu la peine que l'on se donne tant de souci pour mériter leur faveur. Tu connais l'histoire d'Ajaccio ; celle de Paris est exactement la même ; peut-être les hommes y sont-ils plus petits, plus méchants, plus calomniateurs et plus censeurs. Il faut voir les choses de près pour sentir que l'enthousiasme est de l'enthousiasme et que le Français est un peuple vieux, sans [.....], sans liens. Chacun cherche son intérêt et veut parvenir à force d'horreur, de calomnie, l'on intrigue aujourd'hui aussi bassement que jamais. Tout cela détruit l'ambition. L'on plaint ceux qui ont le malheur de jouer un rôle surtout lorsqu'ils peuvent s'en passer : vivre tranquille, jouir des affections de la famille et de soi-même, voilà, mon cher, lorsque l'on jouit de 4 à 5.000 livres de rente, le parti que l'on doit prendre, et que l'on a de vingt-cinq à quarante ans, c'est-à-dire lorsque l'imagination calmée ne vous tourmente plus. Je vous embrasse et je vous recommande de vous modérer en tout ; en tout, entendez-vous, si vous voulez vivre heureux. La modération, voici comment Lucien la comprend. D'Ucciani, où il est venu pour le printemps avec sa mère et ses jeunes frères et sœurs, il écrit à Joseph : Ucciani, 24 juin, 4 de Liberté[23]. ... La lettre de Napoleone m'a fait beaucoup de plaisir pour Marianna ; elle est, dit-il, aristocrate et j'ai dissimulé avec ses dames... Voilà ce que je n'approuve pas. Je crois que l'on doit se mettre au-dessus des circonstances et avoir un parti décidé pour être quelque chose et pour se faire un nom ; point d'hommes plus détestés dans les histoires que ces gens qui suivent le vent ; je vous le dis dans l'effusion de ma confiance, j'ai toujours démêlé dans Napoleone une ambition pas tout à fait égoïste, mais qui surpasse en lui son amour pour le bien public ; je crois bien que, dans un état libre, c'est un homme dangereux... Il me semble bien penché à être tyran et je crois qu'il le serait bien s'il fût roi et que son nom serait pour la postérité et pour le patriote sensible un nom d'horreur... Je vois, et ce n'est pas dès aujourd'hui, que, dans le cas d'une Révolution, Napoleone tâcherait de se soutenir sur le niveau et, même pour sa fortune, je le crois capable de volter casaque, peut-être je me trompe... ressouvenez-vous que c'est à vous que je parle ; je m'en expliquerai avec lui ; car j'ai déjà un cœur trop formé pour suivre toute autre impulsion que la mienne en affaires publiques ; vous ne pouvez pas vous imaginer avec quelle profondeur mon esprit est enthousiaste ; je me sens le courage d'être tyrannicide et, si les méchants nous enveloppaient de nouveau de chaînes, je mourrai un poignard à la main et non en imbécile avec ces (comédies) prêtres à mon chevet. Dans cette solitude surtout, pensant toujours — car que faire ? — je m'interne en moi-même et je développe mon caractère d'une manière bien fortement prononcée... et mes idées m'agitent tant qu'il faut que j'écrive sur ces idées ; je ne puis rien faire autre ; je m'occupe maintenant à une vision ; j'ai commencé un chant sur Brutus, un seul chant à la manière des nuits d'Young ou des petits poèmes tels que, le Jugement dernier et la mort d'Anne... J'écris avec une vélocité étonnante ; ma plume vole et puis j'efface. Je corrige peu ; je n'aime pas les règles qui bornent le génie et je n'en observe aucune. Young est mon modèle, il pénètre mon âme de mille traits. Je ne crois encore faire rien de bon, mais j'espère y parvenir à force de chiffonner. Voilà la situation de mon esprit ; si vous le permettez, je vous énoncerai aussi mon opinion sur vous-même en toute sincérité[24]... Ave une telle tête, tout est à craindre et Lucien le fera bien voir tout à l'heure, mais, en ce moment, Napoléon ne s'en doute pas encore. Il croit qu'en le morigénant avec quelque sévérité il viendra à bout de ce gamin de dix-sept ans. Singulière illusion. Les événements lui ont au moins donné pleinement raison en ce qui. touche sa réintégration dans son grade. Dès le 21 juin, le comité d'artillerie a adressé au ministre le rapport suivant[25] : M. de Buonaparte, lieutenant au 4e régiment d'artillerie, ne s'étant point trouvé présent à la revue de rigueur du mois de décembre et son corps ne pouvant justifier d'un congé pour lui, il a été destitué de son emploi, ainsi qu'il était prescrit par la loi. Aujourd'hui il rend compte des motifs de son absence de la manière suivante et ces faits sont constatés par des pièces authentiques : il représente que devant jouir d'un semestre l'hiver dernier, M. du Teil, son inspecteur, lui avait permis de partir avant l'équinoxe, attendu qu'il devait se rendre en Corse, sa patrie ; qu'étant arrivé à Ajaccio, M. de Rossi lui confia l'emploi d'adjudant major de l'un des bataillons de volontaires nationaux du département, emploi qu'il pouvait occuper en même temps que sa place dans l'artillerie et qu'il a été nommé lieutenant-colonel du même bataillon au mois d'avril dernier. Il justifie de plus par un certificat de M. de Rossi que se disposant à rejoindre au mois de novembre, il a été retenu par un ordre de cet officier général qui a prévenu le ministre de ses motifs à cet égard. Ce n'est que faute d'être bien informé que M. de Buonaparte a été destitué de son emploi. Il demande à le recouvrer et, comme son exposé est exact, on ne voit pas qu'il y ait lieu de faire la moindre difficulté à cet égard. Il produit des certificats de la municipalité d'Ajaccio et du département de la Corse qui constatent son civisme, sa bonne conduite et sa résidence continuelle dans sa patrie. On ne doit pas laisser ignorer au ministre que M. Peraldi, député de l'île de Corse, est venu au bureau pour y porter des plaintes sur la conduite susceptible de reproches, d'après son rapport, que cet officier aurait tenue dans certaines circonstances ; mais le certificat ci-dessus mentionné du département en date du 30 avril dernier et celui du corps municipal sont de nature à faire croire que ce député aura été mal informé. On n'est donc pas d'avis que son opinion puisse empêcher qu'on ne rende à M. de Buonaparte la justice qu'il réclame. VAUCHELLE. — MANSON. — SAINT-HONORÉ. — PIERRE DIDELOT. — D'ABANCOURT. — SAINT-FIEF. — D'ARÇON. Le 10 juillet, le ministre de la Guerre avait adopté entièrement les conclusions du comité. Il avait donné avis de sa décision à Bonaparte par la lettre suivante : Paris, le 10 juillet 1792, l'an 4e de la Liberté[26]. Je vous donne avis, Monsieur, que, d'après le compte qui m'a été rendu des motifs de votre absence à l'époque de la Revue de rigueur du mois de décembre dernier, il m'a paru juste de vous réintégrer dans votre emploi au 4e régiment d'artillerie. Je donne des ordres en conséquence à M. de Mauroy, et je le préviens qu'il est également nécessaire que le décompte de vos appointements vous soit fait de même que si votre service n'eût pas été interrompu. Je ne puis vous dissimuler, Monsieur, qu'il serait à désirer que votre service dans la Garde nationale pût vous permettre, dans ce moment où votre régiment est dans la plus grande activité, d'aller y remplir vos fonctions de capitaine. Le ministre de la guerre, A. LAJARD. M. de Buonaparte, capitaine d'artillerie. Cette lettre est adressée à M. de Buonaparte capitaine d'artillerie et le ministre exprime le désir que Napoléon aille, dans son régiment, remplir les fonctions de capitaine. C'est qu'en effet la mesure de réintégration a eu cet effet immédiat : Napoléon étant rétabli dans l'emploi qu'il occupait à l'époque de la revue de rigueur, a été de même rétabli dans les droits qu'il aurait eus à l'avancement s'il ne s'était trouvé rayé ; par suite, rayé comme lieutenant au 31 décembre 1791, il est réintégré comme capitaine à compter du 6 février 1792. C'est ce qui résulte de son brevet, lequel ne fut expédié que le 30 août 1792.
De ce côté donc, succès complet[27]. Pour l'émeute d'avril, ou sa justification ne fut point admise, ou Peraldi sut faire prévaloir sa version, ou, ce qui paraît plus probable encore, le ministre s'en tint au rapport que lui avait adressé le colonel du 42e, ce M. de Maillard qui, quelques mois plus tard, devait par son émigration montrer de quel côté étaient ses sympathies. Sans doute, ce furent deux bureaux différents qui expédièrent la lettre du 10 juillet qu'on a vue plus haut et la lettre du 8 juillet qu'on trouvera ci-dessous. Autrement, on ne s'expliquerait point que le même officier ait pu être, en même temps, de la part du même ministre, l'objet de deux mesures si différentes. En effet, à quarante-huit heures d'intervalle, Lajard rétablissait Napoléon dans son emploi avec un grade supérieur, et il écrivait cette lettre à M. de Maillard, commandant à Ajaccio : Paris, le 8 juillet l'an IV de la liberté[28]. J'ai reçu, monsieur, avec la lettre que vous avez écrite à M. de Grave le 25 avril, les pièces qui l'accompagnaient concernant tous les excès commis à Ajaccio pendant les fêtes de Pâques par le bataillon des volontaires nationaux corses. Après avoir examiné ces pièces avec la plus sérieuse attention, je me suis convaincu qu'il n'était pas possible de montrer plus de prudence, de modération et de zèle pour le bien public et pour le maintien du bon ordre que vous ne l'avez fait dans les circonstances désagréables et très délicates où vous vous êtes trouvé ; que MM. de Quenza et Bonaparte étaient infiniment répréhensibles dans la conduite qu'ils ont tenue et que l'on ne peut se dissimuler qu'ils aient favorisé tous les désordres et excès de la troupe qu'ils commandaient. Si les délits qui ont été commis eussent été purement militaires, je n'aurais pas hésité à prendre les ordres du Roi pour faire traduire ces deux officiers supérieurs par-devant la cour martiale ainsi que tous ceux qui ont participé à ces excès ; mais la connaissance de ces délits étant exclusivement réservée par les nouvelles lois aux tribunaux ordinaires, attendu qu'ils intéressent essentiellement la sûreté publique et qu'il y a des particuliers impliqués avec les militaires, je n'ai pu que déférer cette affaire au ministre de la Justice et m'en remettre à lui de donner les ordres qu'il jugera nécessaires pour faire punir les auteurs de ces désordres et leurs principaux complices. Le ministre de la Guerre, A. LAJARD Une telle décision donnait encore à Napoléon ville gagnée : une poursuite civile était impossible, plus encore un procès devant la Haute-cour. L'affaire tomberait donc d'elle-même. C'est ainsi qu'il en jugeait. D'ailleurs, sa réintégration dans l'armée et sa promotion semblaient avoir singulièrement changé ses projets et la lettre suivante qu'il écrit à son frère Joseph, le 7 août, marque une évolution que les événements postérieurs vont accentuer, mais qui, dès ce moment, semble définitive : Mardi 7 août[29]. Après-demain, l'on traite la question de la déchéance du Roi. Tout annonce des événements violents, beaucoup de monde abandonne Paris... L'on a décrété que tous les religieux et religieuses seront obligés d'abandonner leurs maisons. Les biens de congrégations sont confisques, etc., etc. L'affaire du bataillon d'Ajaccio, dont je ne me suis pas occupé parce que cela m'intéresse peu dans un moment de combustion comme celui-ci, a été envoyée du bureau de la Guerre au ministre de la Justice parce que l'on n'y a vu aucun délit militaire. C'est là ce que je voulais principalement. Ainsi cette affaire est finie. J'ai aperçu une lettre de Mario Peraldi à Peretti, capitaine des grenadiers, sur la table de Leonetti. Avertis-en Quenza afin que ce ne soit pas un objet de quelque intrigue et que Quenza le surveille. Je crois que je me résoudrai à partir dans peu et à abandonner le bataillon. Ainsi, quels que soient les événements, je me trouverai établi en France. Dis à Fesch que l'affaire de
Sorba y prend une assez bonne tournure. L'arbre généalogique qu'il m'a envoyé
est exact. Il serait possible qu'il nous en revînt quelque chose. Il a laissé
à peu près 20.000 L. Tiens-toi sur le pied de venir député à la prochaine législature ; sans cela, tu joueras toujours un sot rôle en Corse. Écris-moi toujours ici sous l'adresse de Leonetti ou de Pietri qui m'enverront les lettres dans l'endroit où je serai. J'ai reçu le certificat du consul. J'espère qu'il sera bon. J'ai été deux fois chez Garnier pour une affaire de Massaria ; j'espère le trouver ce matin. Je me suis beaucoup donné à l'astronomie pendant mon séjour ici. C'est un beau divertissement et une superbe science... Avec mes connaissances mathématiques, il ne faut que peu d'étude pour posséder cette science. C'est un grand acquis de plus. Si je n'eusse consulté que l'intérêt de la maison et mon inclination je serais venu en Corse, mais vous êtes tous d'accord à penser que je dois aller à mon régiment. Ainsi j'irai. Mon ouvrage[30] est fini, corrigé, copié, mais ce n'est pas dans ces circonstances que l'on fait imprimer. Aussi bien, je n'ai plus la petite ambition d'auteur. Adieu. Mille choses à Massaria et à tous nos amis. Avertis Paolo Batista qu'il serait possible que je donnasse ma démission du bataillon. Fais avertir aussi Tomaso Tavera afin qu'ils puissent y concourir. Ma santé est meilleure. Dis à Lucien que je lui écrirai incessamment. Telle est au 7 août[31] la disposition d'esprit de Napoléon. Il est sur le point de quitter Paris pour son régiment qui est en activité aux frontières ; mais il lui faut encore finir ses affaires et son brevet n'est pas expédié quand éclate l'insurrection du 10 août. Au bruit du tocsin et à la nouvelle que l'on donnait l'assaut aux Tuileries, a-t-il dit[32], je courus au Carrousel chez Fauvelet, frère de Bourrienne, qui y tenait un magasin de meubles. Il avait été mon camarade à l'école militaire de Brienne. C'est de cette maison... que je pus voir à mon aise tous les détails de la journée. Avant d'arriver au Carrousel, j'avais été rencontré, dans la rue des Petits-Champs, par un groupe d'hommes hideux promenant une tête au bout d'un pique. Me voyant passablement vêtu et me trouvant l'air d'un monsieur, ils étaient venus à moi pour me faire crier vive la Nation ! ce que je fis sans peine comme on peut le bien croire. Le Château se trouvait attaqué par la plus vile canaille. Le Roi avait assurément pour sa défense au moins autant de troupes qu'en eut, depuis, la Convention au 13 vendémiaire, et les ennemis de celle-ci étaient bien autrement disciplinés et redoutables. La plus grande partie de la garde nationale se montra pour le Roi : on lui doit cette justice... Le palais forcé et le Roi rendu
dans le sein de l'Assemblée, je me hasardai à pénétrer dans le jardin.
Jamais, depuis, aucun de mes champs de batailles, ne me donna l'idée d'autant
de cadavres que m'en présentèrent les masses des Suisses ; soit que la
petitesse du local en fît ressortir le nombre, soit que ce fût le résultat de
la première impression que j'éprouvais en ce genre. J'ai vu des femmes bien
mises se porter aux dernières indécences sur les cadavres des Suisses. Je
parcourus tous les cafés du voisinage de l'Assemblée ; partout, l'irritation
était extrême, la rage était dans tous les cœurs ; elle se montrait sur
toutes les figures, bien que ce ne fussent pas du tout des gens de la classe
du peuple ; et il fallait que tous ces lieux fussent journellement remplis
des mêmes habitués, car, bien que je n'eusse rien de particulier dans ma
toilette ou peut-être était-ce encore parce que mon visage était plus calme,
il m'était aisé de voir que j'excitais maints regards hostiles et défiants
comme quelqu'un d'inconnu et de suspect. Le 10 août même, Napoléon écrivit à son frère Joseph une lettre très détaillée. Je la lus, dit Joseph[33], à mes collègues du Directoire du département. Voici les deux points principaux : Si Louis XVI se fût montré à cheval, la victoire lui fût restée : c'est ce qui m'a paru à l'esprit qui animait les groupes le matin. — Après la victoire des Marseillais, j'en vis un sur le point de tuer un garde du corps (?) je lui dis : — Homme du midi, sauvons ce malheureux ! — Es-tu du midi ? — Oui. — Eh bien ! sauvons-le ! La révolution du 10 août mit fin aux hésitations qu'avait Napoléon sur le sort à donner à Marianna (Elisa)[34]. Il ne pouvait plus penser à la laisser a Saint-Cyr puisque la maison de Saint-Louis, déjà atteinte par la loi du 7 août, avait été supprimée le 16 : il devait donc la reconduire en Corse ; mais, d'autre part, lui-même ne pouvait partir qu'après avoir obtenu son nouveau brevet et, en attendant que ce brevet lui fût délivré, il ne pouvait installer une jeune fille clans le modeste hôtel garni qu'il habitait. Dès qu'il eut son brevet (daté du 30 août — probablement délivré le 31) il se transporta à Saint-Cyr, adressa à la municipalité une demande en règle, revint à Versailles dans la journée, et présenta la requête suivante aux administrateurs du district[35] : Messieurs, Buonaparte, frère et tuteur de la demoiselle Marianne Buonaparte, a l'honneur de vous exposer que la loi du 7 août et plus particulièrement l'article additionnel décrété le 16 du même mois supprimant la maison de Saint-Louis, il vient réclamer l'exécution de la loi et ramener dans sa famille ladite demoiselle sa sœur. Des affaires très instantes et de service public l'obligeant à partir de Paris sans délai, il vous prie de vouloir bien ordonner qu'elle jouisse du bénéfice de la loi du 16 et que le trésorier du district soit autorisé à lui compter les vingt sols par lieue jusqu'à la municipalité d'Ajaccio en Corse, lieu du domicile de ladite demoiselle et où elle doit se rendre auprès de sa mère. Avec respect, BUONAPARTE. Le 1er septembre 1792. La demande fut accordée le même jour par le Directoire du district lequel détermina que, la distance de Versailles à Ajaccio étant de 352 lieues, un mandat de la somme de 352 livres serait délivré au profit de la demoiselle Buonaparte. Il est à penser que le départ s'effectua immédiatement. Nulle part, Napoléon n'a fait allusion aux impressions que les journées de septembre n'eussent point manqué de lui laisser s'il en avait été témoin[36]. L'on n'était guère en goût de montrer Paris et ses monuments à une jeune fille alors qu'on égorgeait à toutes les prisons ; de plus, malgré les 352 livres du district de Versailles, Napoléon devait avoir quelque nécessité de se rapprocher de sa garnison afin de toucher la somme qui lui revenait de ses appointements échus. Tout enfin le rappelait en Corse et il avait hâte de s'y retrouver, soit qu'il voulût reprendre le commandement de son bataillon, soit que, après y avoir déposé Marianna, il voulût repartir pour son régiment d'artillerie. En tous cas, au milieu de septembre, il était à Marseille d'où il écrivait à son frère Joseph : Je reçois à l'instant ta lettre du 17 septembre[37]. Il paraît que tu m'as déjà écrit à Marseille. J'irai ce soir à la poste... Je suis fort étonné de voir que les Assemblées primaires soient déjà convoquées et que l'Assemblée électorale soit en pied. Tu seras, à l'heure qu'il est, député à l'Assemblée conventionnelle. Je suis parti le 9[38] du mois de Paris. Je suis plein de chagrin de ne pouvoir passer la mer. Il n'y a point d'occasion pour Ajaccio et probablement il n'y en aura pas d'une quinzaine de jours. Il y a bien de Capocorsini qui iront à San Fiorenzo. Ils pourraient me conduire à Calvi. Mais, alors, que devenir ayant avec moi l'embarras de Marianna qui se porte bien et te salue. Je crains que je ne me rencontre passer en Corse et toi passer en France, de sorte que nous pourrions nous croiser. Mais tu passeras sans doute à Marseille. Il serait possible que je ne pusse pas me trouver pour la revue à mon bataillon. Alors, il faudrait que tu écrivisses chez le commissaire des guerres que je suis retenu par le mauvais temps ici à Marseille. Ne manque d'écrire aussi à Quenza pour le même objet. Tout est ici à l'ordinaire. Je t'embrasse. Malgré son désir d'arriver en Corse, Napoléon était peut-être encore à Marseille aux environs du 14 octobre lorsqu'il se faisait envoyer par le trésorier de son régiment une somme de 1.500 livres sous le couvert de M. Henry Gastaud, négociant à Marseille[39]. Grâce à la décision du ministre, il se trouvait en effet avoir à toucher ses appointements de lieutenant de première classe, du Ier octobre 1791 au 5 février 1792, ses appointements de capitaine de 5e, puis de 4e classe, du 6 février au 14 octobre, et le tout faisait un objet de 2.590 livres[40]. Cet argent venait d'autant plus à propos que, aux élections pour la Convention, Joseph avait échoué personnellement. Ç'avait été un de ses amis, le chanoine Multedo, de Vico, qui avait été élu pour représenter plus particulièrement le district d'Ajaccio. Outre Multedo, les Bonaparte comptaient de nombreux amis dans la députation : Saliceti, d'abord, puis Luce de Casabianca et Chiappe. Paoli certes était encore tout-puissant en Corse, mais la représentation du département à la Convention ne lui était point inféodée. Peut-être, était-ce à dessein, pour écarter des hommes qui eussent entravé ses desseins qu'il avait pris le parti de les faire nommer ? Cela serait assez de sa politique. |
[1] Inédit. Archives Levie-Ramolino.
[2] Cette déclaration de Joseph réduit à néant l'assertion de Lucien dans ses Mémoires, qu'il a été durant plusieurs mois secrétaire de Paoli. (Ed.)
[3] Ci-devant Hôtel Royal. Table d'hôte à 3 livres (Le Viographe).
[4] Inédit. Archives Levie-Ramolino. Adresse : A Monsieur, Monsieur Buonaparte, administrateur du département de Corse. Corte.
[5] Rue Neuve-Saint-Eustache où avaient débuté par se loger tous les députés de Corse d'après la Liste par ordre alphabétique des noms de MM. les députés avec leurs demeures au 1er janvier 1792. I. N., 8°. (Ed.)
[6] Bourrienne, Mémoires, I, 48. Le Viographe n'indique d'hôtel de Metz que rue des Deux-Boules ; mais le Viographe est de 1789 ; rue du Mail, il indique au n° 15 la table d'hôte à 20 sols du sieur Bennesson, au 22 l'hôtel de Portugal, au 38 l'hôtel des Mylords, et au 42 l'hôtel des Indes.
[7] Inédit. Archives Levie-Ramolino. Adresse : Monsieur, Monsieur Buonaparte, administrateur du Directoire — Corte (Corse).
[8] Est-ce que ceci ne semble pas indiquer que, avant 92, Napoléon n'était pas personnellement en relation avec les Permon ? (Ed.)
[9] Voir dans mon livre Le Département des affaires étrangères pendant la Révolution, p. 179, une notice sur Naillac que j'ai extraite de pièces authentiques. Je n'y vois pas le rapport avec Valence indiqué par Napoléon. Naillac eut, le 24 mai an XI, une pension de 2.400 francs du Premier Consul. (Ed.)
[10] Inédit. Archives Levie-Ramolino. Sans adresse.
[11] La dot que la Maison de Saint-Cyr donnait aux élèves lorsqu'elles sortaient à vingt ans pour se marier, était de 3.000 livres et on y joignait un trousseau de 300. (Ed.)
[12] On voit par ce passage et par celui ci-dessous, relatif à Lucien, que Napoléon n'avait pas reçu la lettre de Joseph du 14 mai. La date où la lettre est écrite exclut à priori la pensée que le projet de mariage dont il est question ici soit celui avec l'amiral Truguet, puisque Truguet, comme on le verra plus loin, n'arriva à Ajaccio qu'à la mi-novembre. (Ed.)
[13] Mémorial, I, 175.
[14] Inédit. Archives Levie-Ramolino.
[15] Ceci confirmerait ce qui est dit dans le Mémorial. Il fut très chaud patriote sous l'Assemblée constituante, mais la Législative devint une époque nouvelle pour ses idées et ses opinions. (I, 175.)
[16] J'ai trouvé l'indication d'une Lettre de Philippe Massaria, citoyen gallo-corse, au citoyen Clavière, gallo-genevois, ministre des contributions publiques, Corte, in-4°, mais je n'ai pas vu la pièce et je ne sais si c'est d'elle qu'il s'agit. (Ed.)
[17] Mademoiselle Cataneo était à Saint-Cyr depuis 1787. (Ed.)
[18]
Inédit. Archives Levie-Ramolino, Fragments. — Adresse : A Monsieur, Monsieur Buonaparte. Corte. Je donne
en note la fin de cette lettre infiniment curieuse pour les sentiments qu'elle
témoigne, mais les laits dont elle rend compte demanderaient des
éclaircissements que les histoires locales ne me fournissent pas. Vous m'écrivez trop longuement sur ma venue à Corte. Vous
savez que cela ne peut pas me chagriner, car vous connaissez mon caractère.
Vous n'avez qu'à dire un mot et je resterai. Vous n'avez qu'à en dire un
contraire et je viendrai. Enfin, vous ne devez pas ignorer qu'après Napolione
vous êtes celui que j'estime et que je chéris le plus. Envoyez-moi, mon cher
frère, des copies des lettres de Bacciochi et Benielli pour répandre à mes
amis. J'ai promis de les envoyer toutes deux à Napolione, mais je n'ai que
celle de Benielli et point celle de Bacciochi que j'ai lue cependant. Mais Pô
ne m'a donné qu'une copie de celle de Benielli. Envoyez-moi en un paquet dressé
directement à moi. Il y a plus d'un mois que M. Robaglia a donné cette lettre à
Lucien qui a eu toujours la négligence de ne point vous l'envoyer.
A Ajaccio, le parti
aristocratique était furieusement agrandi par le changement de Recco et depuis,
la guerre. Mais les matelots s'en sont allés en nous comblant de bénédictions,
à nous en particulier. Les députés Franco Levie et Pô, le soir qu'ils sont
arrivés, ont assemblé les matelots et les ont tellement animés contre les
aristocrates en leur racontant les discours du Général et en leur montrant les
lettres de Beuielli et de Bacciochi, ils étaient tellement changés que si les
députés n'avaient pas fait en sorte de les faire partir le matin suivant, en
allant maison par maison pendant la nuit, ils avaient établi de tuer douze
personnes. Ils disaient : Ditici quali sono questi suscuratori e questi che
obligano il general Paoli a dire che non anderemo al corallo se non cambiano.
Diteceli e poi vedrete se essi vivranno piu domani a 10 ore. Il a fallu tout le
possible pour les retenir. Les aristocrates sont tellement tristes de l'absence
de leurs chefs qu'il y en a déjà quelques-uns pâles et défigurés, tel est
Charles-Antoine Campi...
Je vous fais cadeau de mes
deux mouchoirs de col que Napolione m'a laissés. Je vous les enverrai tous deux
d'Ucciani parce qu'ils sont là avec notre linge. Ainsi écrivez à maman qu'elle
ne vous prenne plus les mouchoirs de col ; mais ne dites pas que je vous les ai
envoyés. J'ai des cols qui valent mieux pour l'été. Forzato n'a pas voulu porter
vos décrets. Il a pris seulement l'essuie-mains que nous lui avions consigné, a
enveloppé les décrets et il a laissé les livres. Nous espérons que Napolione
les a portés avec lui. Maman dit que si vous voulez tout le linge, vous
envoyiez des assignats.
LOUIS BUONAPARTE.
P.-S. Nous partirons bientôt pour Ucciani. Nous y avons déjà envoyé notre linge et nos matelas. L'on ne peut pas vous envoyer le vôtre faute d'occasion. Maman dit que vous disiez au muletier de Corte qui porte les décrets, de se rendre à la maison pour y prendre ce qui est nécessaire pour vous.
[19] Communication de M. Blanqui à l'Académie des Sciences morales et politiques (1838). M. Blanqui donne à cette lettre la date de 1793, il me semble qu'elle se rattache étroitement à la précédente.
[20] Je n'ai point vu cette lettre. Au second paragraphe le nom de Lucien est prononcé, mais en fait la lettre semble bien plus adressée à Joseph.
[21] Nasica, p. 179. Cette lettre est datée, parait-il, du 3 juin ; mais le texte ne laisse aucun doute que ce ne soit par erreur et que la date véritable ne soit le 3 juillet. Avec l'écriture de Napoléon il est permis de se tromper.
[22] A la suite de la journée du 20 juin.
[23] Inédit. Archives Levie-Ramolino.
[24] Voici la fin : Le maire m'a écrit qu'il était toujours malade et qu'il était sur le point de prendre une résolution. Je ne manque pas de lettres : toutes les postes j'en reçois dix ou douze pour le moins d'Ajaccio. Je suis en correspondance suivie avec Pô, Barberi pères et fils, Conti, Braccini, le maire, les deux Franco Levie, Micalagno, Ternano, Coti. Adieu, mon cher frère, tout le monde se porte bien, j'attends votre réponse. Saluez Fesch.
LUCIEN.
[25] Iung, II, 185.
[26] Inédit. Fonds Libri. Cette lettre démontre l'erreur où est tombé M. Iung, en supposant que le premier rapport du comité d'artillerie a été rejeté par le ministre de la Guerre ; qu'il en a fallu un second, lequel n'a été approuvé que parce que Peraldi nommé l'un des commissaires près l'armée de La Fayette, a été arrêté par ordre de ce général et s'est trouvé hors d'état de protester. Or, l'arrestation des commissaires a eu lieu le 14 août ; le 19 août, La Fayette accompagné de son état-major et de ceux de ses amis qui servaient dans son armée, se rendait aux avant-postes autrichiens, et dès le 20 août au matin, les commissaires de l'Assemblée étaient remis en liberté. (Voir Mortimer-Ternaux. Histoire de la Terreur, III, 175. M. Ternaux a longuement insisté sur cette affaire dont, comme Ardennais, il avait recherché tous les détails.) Bonaparte étant réintégré le 10 juillet, qu'ont à faire avec lui des événements postérieurs de plus d'un mois ?
[27] M. Iung, II, 201, dit que le même jour (30 août) où son brevet était signé — car il n'en résulte pas que ce brevet ait été délivré exactement le 30 — Napoléon formait une démaillé pour entrer dans l'artillerie de la marine. M. Iung s'abstient de publier celte pièce. Il y a donc lieu de penser qu'elle est médiocrement probante.
[28] Nasica, p. 275.
[29] Inédit. Archives Levie-Ramolino, sans adresse.
[30] Je ne vois guère que le discours que Napoléon peut avoir l'idée d'imprimer à ce moment — à moins qu'il ne s'agisse ici d'un ouvrage dont nous ne sachions même pas le titre. (Ed.)
[31] Mme d'Abrantès raconte (Mém., I, 141) que le 7 ou 8 août, Napoléon entrant chez les Permon les trouva tout émus d'une visite domiciliaire qui venait d'être faite chez eux, s'indigna, courut au club, à la section, au comité pour protester contre cette perquisition faite sans mandat, ou du moins sans exhibition de mandat chez un citoyen paisible. Il ne se trouve jusqu'ici aucun moyen de contrôler le dire de Mme d'Abrantès. On a vu qu'il a dîné le 13 juin chez Mme Permon, mais il me semble résulter du ton de sa lettre que c'était alors la première fois qu'il voyait Mme Permon.
[32] Mémorial, V, 170.
[33] Mémoires, I, 47. Cette lettre n'a pas encore été retrouvée.
[34] J'avais des doutes sur une lettre qu'on disait avoir été, vers cette date, écrite par Napoléon à son oncle Paravicini, et où se trouvait cette phrase : Les événements se précipitent : laissez clabauder nos ennemis ; vos neveux vous aiment et ils sauront se faire placer. Mais ces doutes sont entièrement levés par l'attestation de M. le président Levie : il a vu cette lettre entre les mains de la vicomtesse Letitia Sebastiani, née Paravicini, fille de l'oncle par alliance de Napoléon, du mari de sa marraine. Et dans cette lettre qui, parait-il, n'a point été retrouvée en 1890, lors du décès de Mme Sebastiani, Napoléon parlait des agréments et de la distinction de sa sœur Elisa, se louait de Pozzo di Borgo qui se montrait fort prévenant à son égard et il ne se déchaînait que contre Peraldi qu'il traitait d'imbécile. C'est donc bien exactement le ton et le courant d'idées des lettres à Joseph.
[35] Toutes ces pièces dans Coston, II, 179 et suiv. La requête en fac-similé dans Th. Lavallée. Histoire de la maison de Saint-Cyr, en regard de la page 274.
[36] Qu'on remarque que dans le Mémorial, VI, 92 et suiv. l'Empereur parle longuement des journées de Septembre et des massacres. Ne peut-on penser que s'il y avait assisté, il n'aurait pas manqué — comme pour le 20 juin et le 10 août — de dire ce qui lui était arrivé personnellement ? Néanmoins, quoique sans en donner aucune preuve, Coston (I, 219) affirme que Napoléon passa avec sa sœur plusieurs jours à Paris ; enfui la lettre que je publie plus loin serait décisive si le chiffre 9 qui s'y trouve ne pouvait être un 1. Mais, d'autre part, si Napoléon reçoit à l'instant de son arrivée à Marseille la lettre de son frère, en date du 7 septembre, peut-on admettre qu'il ait fallu à cette lettre pour parvenir de Corte à Marseille un temps plus long de deux jours que celui nécessaire pour venir de Paris à Marseille ?
[37] Inédit. Archives Levie-Ramolino, Adresse : A Monsieur, Monsieur Buonaparte, administrateur du département de Corse. Corte. Timbre de Marseille.
[38] Douteux.
[39] Feuille de solde. Iung, II, 493.
[40] En déduisant ces 1.500 livres envoyées le 14 octobre et les dépenses du mois de juin au mois de septembre 1791, Napoléon se trouvait encore créditeur vis-à-vis de la caisse de son régiment de plus de 500 livres. On peut penser que Napoléon avait à toucher encore son traitement de lieutenant-colonel de volontaires, mais le seul bordereau de solde retrouvé dans les papiers Libri ne donne point d'indication sur les mois antérieurs à janvier 1793. Voici ce bordereau :