NAPOLÉON DANS SA JEUNESSE

 

1769-1793

§ 14. — EN CORSE, SEPTEMBRE 1789 - FÉVRIER 1791.

 

 

Lorsque, après avoir passé à Marseille où il visita l'abbé Raynal et où il l'entretint de ses projets, Napoléon arriva à Ajaccio, à la fin de septembre 1789, rien n'était plus singulier que la situation de la Corse pour un voyageur venant du Continent, ayant vécu en France ces mois d'agitation durant lesquels la nation, politiquement et socialement, s'était transformée. Tout était changé en France : rien n'était changé en Corse. L'ancien régime, aboli là-bas, subsistait ici tout entier. Aux mains du gouverneur, le vicomte de Barrin, les paquets expédiés plus ou moins exactement par le ministère demeuraient secrets et, seuls de toute l'armée, les corps militaires employés dans l'île portaient encore la cocarde blanche. Aucun des décrets de l'Assemblée n'avait été publié, nulle part les gardes nationales n'étaient en activité. Lois, règlements, impôts, administration, tout était comme s'il n'y avait point eu d'États généraux siégeant à Versailles, point d'Assemblée constituante, point de 14 juillet.

Pourtant, la Corse avait comme les autres provinces du Royaume député aux États généraux : le ministre de la Guerre de qui elle dépendait lui avait même fait l'honneur d'un règlement spécial qui, en apparence, devait donner satisfaction à tous les intérêts, mais qui semble n'avoir point été appliqué, au moins à l'ordre de la Noblesse, car sur soixante-dix-sept familles reconnues nobles par le Conseil souverain conformément à l'édit de Louis XV du mois d'avril 1770, vingt-trois seulement furent représentées à l'Assemblée du 18 mai 1789 et dix-neuf à l'Assemblée du 24 mai où fut nommé le député de la Noblesse. Sur les vingt et un gentilshommes représentant ces dix-neuf familles plusieurs faisaient partie du Conseil supérieur, d'autres occupaient un grade élevé dans l'armée et se trouvaient attachés au parti de la Cour par des pensions, des décorations ou des faveurs injustifiées.

Ç'avait été l'un d'eux et le pire qui, grâce à des manœuvres savantes, avait emporté la majorité. Le comte de Buttafoco, aux yeux des Corses patriotes[1], était le plus vil des traîtres. Né à Vescovato en 1731, entré à huit ans au service de France comme cadet dans le régiment Royal-italien, où son père était capitaine, il avait été enseigne à neuf ans, avait assisté à quatorze à la bataille de Fontenoy et, en 1764, était parvenu au grade de capitaine aide-major lorsque la Corse se souleva contre la domination génoise. Alors, il trouva opportun de se mettre en avant et, sans trop s'inquiéter de l'assentiment de Paoli, écrivit à Jean-Jacques Rousseau pour l'inviter à donner à ses compatriotes une constitution politique. Cette correspondance fit du bruit, attira l'attention sur son auteur, et, lorsque Paoli eut à traiter avec le cabinet de Versailles au sujet de l'intervention française que Gênes avait réclamée, il crut habile de charger de ses pouvoirs Buttafoco qu'il tenait pour un patriote incorruptible. Celui-ci, fort rusé et adroit, comprit quel parti il pouvait tirer de la confiance qu'on lui accordait et, tout en ménageant habilement Paoli, il vanta au duc de Choiseul les avantages d'une annexion pure et simple. La récompense de ses services futurs ne se fit pas attendre. Dès le mois d'octobre 1764, il fut informé que le Roi avait décidé le rétablissement du régiment Royal-corse, et l'en agréait pour colonel, et cette nomination devint définitive en 1765. En 1768, lorsque l'expédition fut décidée, on ne marcha que sur ses conseils. Il s'était fait fort d'une soumission immédiate et avait même engagé quelques hommes de Vescovato à proclamer le roi de France, mais son parti fut battu, sa maison fut pillée et brûlée, sa tête fut mise à prix. Il dut se réfugier près de l'armée française. On ne lui tint pas moins bon compte de son dévouement. Il obtint, le 1er octobre 1769, la propriété d'un régiment d'infanterie de son nom ; en 1771[2], le titre de comte de Buttafoco ; puis, en 1772, l'inspection de son propre régiment devenu régiment provincial de l'île de Corse. Il a 8.000 livres de pension : il reçoit la concession exclusive de la pèche de l'étang de Biguglia et de la rivière du Golo[3]. Enfin, pour que rien ne lui manque, il est brigadier en 1780 et, en 1781, maréchal des camps et armées du roi. C'est cet homme qui toujours manœuvrant, ayant à soixante ans épousé la petite-fille de Gaffori, l'un des héros de la guerre de l'Indépendance, représente la noblesse de Corse aux États généraux.

Bien que son collègue du Clergé, l'abbé Peretti de la Rocca, ait été élu par un corps essentiellement démocrate et patriote, Buttafoco l'entraîne à sa suite et l'associe à tous ses projets de résistance, mais il est sans action sur les deux députés du Tiers : Saliceti, avocat au conseil supérieur et le comte Colonna de Cesari Rocca, neveu de Paoli, et capitaine au régiment Provincial-Corse.

Les députés corses, élus seulement à la fin de mai, n'arrivent à Versailles que vers la fin de juin[4]. Les liaisons sont formées, les partis organisés ; Buttafoco y trouve tout naturellement sa place et Peretti le suit ; mais les deux députés du Tiers, dépaysés, sans amitié avec qui que ce soit, ont d'abord à se mettre au courant, avant de pouvoir donner des nouvelles et se rendre utiles à leurs concitoyens.

Il faut un temps infini pour les lettres. Personne, pour ainsi dire, en Corse, ne reçoit de journaux. D'ailleurs, les journaux, il faudrait les pouvoir lire : or, sauf une extrême minorité élevée en France ou ayant été au service, par suite presque toute conquise aux idées de la Cour, personne ne sait le français. De plus, une sorte de terreur pèse sur le Pays conquis. Ne sachant que mal ce qui se passe en France, on sait, par contre, de quelle façon une tentative de révolte serait châtiée.

Pourtant l'idée d'indépendance est dans tous les esprits. En partant de Corse, les deux députés du Tiers ont emporté le projet d'un comité élu de vingt-trois membres qui, sous couleur d'assemblée d'État, réunirait en fait tous les pouvoirs[5]. Ce projet, ils l'ont présenté à l'Assemblée nationale, mais pour parer le coup, le commandant en Corse se hâte de convoquer la commission des Douze pour opposer délibération à délibération. Cette commission des Douze n'est à la vérité qu'une commission administrative, recrutée par l'Intendant exclusivement dans l'ordre de la Noblesse, sans aucun pouvoir pour représenter le pays ; mais il n'importe.

Napoléon, dès son arrivée, voit ses amis, raconte ce qui se passe en France, détermine les citoyens d'Ajaccio à prendre la cocarde tricolore et à ouvrir un club ; il dirige, s'il ne le rédige point, un appel pour la formation de la garde nationale. Déjà les milices sont en activité, les officiers sont nommés. Dans Ajaccio, le temps perdu est rattrapé.

Le gouverneur voit le danger. Gaffori, beau-père de Buttafoco, que son gendre a fait nommer commandant en second dans l'île, est envoyé d'urgence à Ajaccio. M. de Barrin sait qu'il peut compter sur lui et il espère que, par les liaisons qu'il a conservées, par le nom qu'il porte, par le souvenir de son père demeuré vénérable aux patriotes, il réunira tous les partis. Il se trompe : Gaffori, arrivé à Ajaccio avec un fort détachement de Salis-grisons, peut proclamer l'état de siège, fermer le club, dissoudre la garde nationale, mais, quant à prendre une influence sur les esprits, il ne le tente même point. Il ne se hasarde pas à sortir de la maison Bacciochi où il est descendu et, au bout de trois jours, il part à la dérobée. Dans le premier moment, Napoléon et ses amis ont songé à la résistance ouverte, mais, examen fait des questions en jeu, ils n'ont point trouvé que leur terrain fût assez solide. Évidemment, ils sont sortis de la légalité, puisque l'administration détient sans les publier les lois rendues par l'Assemblée nationale, que, dès lors, ces lois n'existent point pour la Corse, et n'est-il pas à craindre qu'on présente une insurrection comme une tentative séparatiste ? Ils peuvent d'autant plus la redouter que, de fait, ils y pensent davantage. Un conflit sanglant où Corses contre Corses se trouveraient engagés, où les Corses patriotes seraient fatalement écrasés par le Corse royaliste disposant d'une force armée considérable, ne pouvait être que d'un effet déplorable. Bien mieux valait, en ce qui concernait Ajaccio, se replacer par un coup d'audace en pleine légalité, prouver que l'illégalité et l'oppression étaient le fait du gouverneur, de l'administration et des partisans de la Royauté, envoyer à Saliceti et à Colonna un encouragement utile, attirer enfin l'attention de la nation, sans provoquer sa colère. C'est dans ce but que Napoléon rédige cette adresse à l'Assemblée nationale, le premier document politique qui émane de lui, le premier qui porte sa signature, car, au risque de ce qui peut arriver, il a signé le premier, il a fait signer après lui tous ses parents, tous ses amis ; chose plus grave : il a fait suivre son nom de son titre d'officier d'artillerie, car il entend revendiquer tout entière la responsabilité de ses actes.

A Nosseigneurs de l'Assemblée nationale[6].

Ajaccio, le 31 octobre 1789.

Nosseigneurs,

Lorsque des magistrats usurpent une autorité contraire à la loi, lorsque des députés sans mission prennent le nom du peuple pour parler contre son vœu, il est permis à des particuliers de s'unir, de protester et, de cette manière, résister à l'oppression. Daignez donc, Nosseigneurs, jeter un coup d'œil sur notre position.

Arrachés à la liberté lorsque nous commencions à en goûter les douceurs, nous sommes depuis vingt ans incorporés à la monarchie.

Depuis vingt ans, nous vivions sans espoir, accablés par le joug d'une administration arbitraire, lorsque l'heureuse révolution qui a rendu à l'homme ses droits, au Français la patrie, a ranimé notre courage, a fait renaître l'espérance dans nos cœurs abattus.

L'inquiétude de son sort, la pesanteur de ses chaînes dont on sentait plus que jamais le poids, ont été la cause des légères insurrections qui ont un moment troublé notre tranquillité, mais la confiance du Corse en vous était sans bornes et a laissé subsister le colosse d'employés, étrangers à notre île, que le Français d'outremer désavouerait et qui ne cesse de nous opprimer.

L'on avait entrevu le moment de la liberté : les maux actuels s'en étaient accrus : il était juste cependant de satisfaire un peu le peuple.

Le comte Colonna di Cesar-Rocca et M. Saliceti, nos députés, de concert avec les patriotes qui s'étaient rencontrés à Versailles, présentèrent un projet d'un comité de vingt-trois personnes que choisirait la province pour veiller à nos droits et au maintien des propriétés ; ce projet qu'avaient inspiré l'amour de l'ordre, le patriotisme et le plus clair enthousiasme, l'on en attendait l'exécution avec empressement, lorsqu'une convocation inusitée de la commission des Douze fixa l'attention de tous ; l'on protesta d'avance à Ajaccio contre leurs opérations. De quel droit douze gentilshommes prétendraient-ils représenter la nation, eux dont la mission n'a pour objet que la perception de l'emprunt territorial et qui ont toujours laissé usurper leurs droits par messieurs les Intendants, prétendraient-ils statuer sur des objets d'une utilité générale ?

Ces raisons étaient sans réplique, on le sentit : on supposa donc que leurs assemblées n'avaient pour objet que des discussions sur des impositions.

Mais, tout d'un coup, nous recevons des lettres imprimées où ils nous annoncent qu'ils ont délibéré sur le projet de nos députés, qu'ils l'ont rejeté comme nuisible, dangereux et impraticable, parce que les assemblées particulières qui devraient avoir lieu pour la nomination du comité sont toujours le sujet d'un trouble et d'une rumeur inquiétante.

Parce que tout étant dans la plus parfaite tranquillité, ce comité serait sans objet ;

Parce qu'il coûterait des sommes considérables, soit pour appointements de vingt-trois sujets, soit pour la solde de la milice qu'ils évaluent à un million ;

Parce que la terre serait privée d'une partie de ses cultivateurs ;

Parce que Sa Majesté voyant les Corses se garder eux-mêmes retirera ses troupes ; alors, privé de ce seul canal, le numéraire cesserait de circuler.

Combien il est douloureux pour nous, Nosseigneurs, de voir, dans la bouche de nos compatriotes, des sophismes qui furent toujours le langage de l'esclavage et du despote. Eh quoi ! Lorsque l'homme se regarde à son rang, exerce ses droits imprescriptibles, l'on a le front d'objecter que le calme absolu, le silence de l'esclavage, destructeur de toute énergie, est troublé ! Mais quelles conséquences prétendraient-ils tirer du tumulte supposé de nos assemblées !... Faudrait-il en déduire notre éternel esclavage ?... Il ne faudrait donc plus nous assembler ?... Un Intendant devrait donc nous gouverner ?...

La seule pensée en est alarmante. Tout est dans la plus profonde tranquillité. Pourquoi donc a-t-on sollicité des troupes avec tant d'empressement ? Pourquoi a-t-on expédié des commissions extraordinaires ?... Mais n'est-ce donc que l'insurrection des peuples qui constitue le trouble et le désordre ? Les propriétés et les finances ne peuvent-elles être pillées que par lui ? Lorsque la tyrannie règne, lorsqu'on est sans confiance aux administrateurs, qu'on en a été avili, qu'on a droit de les haïr, peut-on dire que tout soit tranquille ? Peut-on exiger de notre profonde obéissance que nous restions plus longtemps sous le joug ?

Il faut un million pour solder la milice. Sur quelle hypothèse a-t-on pu les calculer puisque le plan en devait être arrêté avec la nation ? mais comment-le Corse qui fit quarante ans la guerre pour la défense de sa patrie, qui versa son sang pour la liberté, pourra-t-il refuser de marcher lorsqu'elle est en danger, lorsqu'elle aura besoin de son assistance ! Comment se montrerait-il moins généreux que ses compatriotes de France ?

Oui, Nosseigneurs, nous le disons avec confiance, l'on a calomnié notre nation, l'on a cherché à l'effrayer par des calculs erronés, ridicules ; l'on a cherché à l'abuser lorsque l'on a avancé que la cultivation serait privée d'une partie de ses bras. Non, jamais la liberté n'empêchera la culture : la tyrannie, le despotisme seuls dépeuplent les campagnes.

Sa Majesté retirera ses troupes : tout comme si la milice devait être perpétuellement sous les armes, tout comme si Sa Majesté n'avait pas intérêt à garder ses forteresses, tout comme si elle n'avait pas coutume de considérer le bien de ses sujets dans toutes ses opérations.

Hélas ! C'est une vérité trop évidente, le numéraire ne circule dans notre pays que par le canal des troupes, triste effet d'une mauvaise administration ! Des places sont accordées aux intrigues et aux commérages des bureaux et nous avons l'amertume de nous voir tout enlever, de voir notre patrie dépouillée, aussi pauvre après que le Roi y a dépensé plus de 80 millions, de voir le fruit de nos impositions consommé par des aventuriers qui ne viennent dans notre pays que pour s'enrichir et ne nous laissent que l'exemple d'un luxe dévorant. Mais, Nosseigneurs, lorsque vous daignerez vous occuper de nous, que vous nous rétablirez dans les droits que la nature a donnés à tout homme dans son pays, que vous nous délivrerez d'une administration qui nous mange, nous avilit et nous discrédite, la prospérité, l'aisance, ainsi que la liberté, seront les dons que nous tiendrons de votre patriotisme.

Jamais des Corses n'eussent fait cette démarche, n'eussent conçu des idées si indignes de notre climat ; mais, Nosseigneurs, ils se sont laissés convaincre par les insinuations de ceux qui sont intéressés à la perpétuation des abus, qui ont raison de craindre notre liberté, qui ne désirent que notre avilissement et ne cessent de nous calomnier ; ils ont cherché, par cette lettre répandue à profusion, à réveiller l'amour-propre et l'intérêt particulier des diverses magistratures pour proposer de les rallier afin qu'elles s'opposassent à tout changement ; ils ont dit aux municipaux qu'eux sont déjà chargés du maintien de la paix ; ils ont dit aux juntes que ce comité serait destructif de leur autorité ; tout comme si, par l'état actuel des choses, le pouvoir des municipalités et des juntes ne refluait sur les commissaires du roi ?

Le cœur indigné des sourdes menées de nos ennemis qui craignent de perdre leur autorité et qui font mouvoir toutes sortes de ressorts pour la conserver ; intimidés lorsque nous réfléchissons sur leur union, leur puissance et leur activité ; dans l'impossibilité de nous assembler en corps de ville parce que les commissaires du roi s'y opposent, nous prenons le parti de confier dans votre sein les craintes qui nous alarment, les maux que nous souffrons, et de protester, non seulement contre la démarche inconséquente de la commission des Douze, mais contre tout autre mémoire qui n'aurait aucun caractère d'être l'opinion du peuple. Il n'y a sorte de figures que les malintentionnés ne prennent pour tromper.

Vous, les protecteurs de la liberté, daignez quelquefois jeter un coup d'œil sur nous qui en avons été jadis les plus zélés défenseurs : nous avons tout perdu en la perdant et nous n'avons trouvé dans le titre de vos compatriotes que l'avilissement et la tyrannie : un peuple immense attend de vous son bonheur ; nous en faisons partie, nous sommes plus vexés que lui ; jetez un coup d'œil sur nous, ou nous périssons.

Nous sommes avec respect, Nosseigneurs, vos très humbles et très obéissants sujets.

BUONAPARTE, officier d'artillerie ; — TARTAROLY P. ; — Pozzo DI BORGO, secrétaire des électeurs de la Noblesse de Corse ; — BUONAPARTE, ancien archidiacre ; — ORTO, ancien procureur du roi de l'amirauté et ancien podestat ; — LAZARO BALLERO, avocat et député de la corporation des laboureurs ; — FRANCESCO POZZO DI BORGO, ancien officier municipal et député de la corporation des laboureurs ; — PIETRO DELLA COSTA, ancien officier de la légion Corse ; — GIUSEPPE DRAGO ; — GIOVAN GIUSEPPE POZZO DI BORGO ; — GIOVAO BATISTA TERNANO ; — GIROLAMO BALLERO, négociant ; — PIETRO LERBI, député de la corporation des cordonniers ; — GIOVAN BATISTA PIETRAPIANA, procureur du siège royal et député de la corporation des maçons ; — ANTONIO PERALDI, chanoine ; — SUSINI, chanoine ; — GAUDIANI, chanoine ; — ANTONIO COLONNA D'ORNANO ; — SILVESTRO CALCATOGIO, chef des laboureurs ; — IGNAZIO MATTEO, vicaire général ; — MARIO JIGLIARA, chef des laboureurs ; — FILIPPO SPETURNO, chanoine ; — CARLO PAULINO ; — ANTONIO PETRETTI GIUDACCIOLI ; — L'ABBÉ COLONNA ; — L'ABBÉ GIOVAN BATISTA RECCO ; — TOMASO TAVERA ; — PIETRO PETRETTO ; — ANDREA SUSINI ; — SIMONI BONISONI ; — GIUSEPPE CUNEO ; — GIROLAMO COSTA, chanoine ; — L'ABBÉ FRANCESCO RAMOLINI ; — GIUSEPPE ANTONIO RUBAGLIA, négociant ; — L'ABBÉ GIOVAN BATISTA POZZO DI BORGO, électeur du clergé d'Ajaccio ; — GIOVAN MARIA PARAVICINI ; — FESCH, archidiacre du chapitre ; — GUIDO CUTOLI.....

Quelle que soit l'énergie de cette adresse, comment imaginer qu'elle change la face des choses ? Au milieu des milliers de documents de ce genre qu'elle reçoit chaque jour, comment l'Assemblée distinguerait-elle celle-ci qui traite d'intérêts provinciaux dont elle n'a pas la moindre notion, qui ne sera soutenue par nul orateur en vue, qui ne peut l'être par les députés corses trop peu sûrs de leur parole ? C'est par des faits qu'il faut émouvoir l'Assemblée, pu'il faut lui prouver que ses décrets sont inexécutés, que ses volontés sont méconnues, que la Corse est encore soumise au régime arbitraire. De plus, Ajaccio n'est point capitale : C'est à Bastia que résident le gouverneur et les membres de l'administration supérieure ; c'est Bastia qui est la capitale. C'est donc à Bastia qu'il faut frapper. Napoléon part pour Bastia.

Dès son arrivée[7], un samedi, il réunit les patriotes auxquels il distribue des cocardes tricolores dont deux caisses viennent d'arriver de Livourne à son adresse. Le dimanche matin, un peu avant l'heure du rapport, les patriotes s'assemblent en grand nombre et, la cocarde au chapeau, se présentent chez le général de Barrin le priant, dans les meilleurs termes, de vouloir bien accepter et porter comme eux la cocarde nationale. Le gouverneur s'excuse en déclarant qu'il n'a point d'instructions du ministre de la Guerre, mais enfin il se détermine à attacher la cocarde nationale près de la cocarde blanche. Lorsque les officiers arrivent à leur tour pour le rapport, M. de Barrin leur explique ce qui vient de se passer et il ajoute que, jusqu'à nouvel ordre, il sera le seul dans la garnison à porter la nouvelle cocarde, que les officiers et les soldats garderont la leur. C'est de la présomption. Au moment où les officiers sortent de chez le gouverneur, ils voient un grand nombre de soldats, et particulièrement d'artilleurs, passer, cocarde tricolore au chapeau, escortés par les patriotes avec qui ils fraternisent. Les officiers font rentrer leurs hommes à la citadelle, ordonnent aux soldats de jeter la cocarde nationale : un résiste, il est mis au cachot.

En ville, le mouvement est général. Tous les Bastiais ont arboré la cocarde nationale : mais ce n'est point assez. Il faut que l'armée s'unisse au peuple. Une nouvelle députation est envoyée à M. de Barrin, demande l'autorisation d'organiser des milices et sollicite des fusils pour les armer. Le gouverneur refuse, mais, devant le mécontentement exprimé par des placards menaçants affichés la nuit sur les murs, il se croit habile en donnant au peuple une satisfaction : il cède sur la question de la cocarde et donne, par écrit, l'ordre à la garnison de prendre les couleurs nationales.

Cette première victoire enhardit Napoléon et lui fait concevoir un plan singulièrement téméraire. En même temps qu'il lance sur Barrin députation sur députation pour le contraindre à autoriser le rassemblement des milices, il prépare tout pour que la garde nationale se trouve organisée, sans que les Français aient pu même concevoir le moindre soupçon qu'on ait le dessein de la réunir. En effet, le gouverneur ayant repoussé, les pétitions qui lui ont été adressées, en voit, un matin, tous les citoyens de Bastia sortir de leurs maisons avec les armes qu'ils ont pu se procurer. Ils portent ces armes apparentes, les réparent, les nettoient en public : ce n'est point une révolte qu'ils préparent, c'est un droit qu'ils exercent. Aucune violence n'est exercée par ces centaines d'hommes, armés, silencieux et résolus qui se dirigent isolément vers l'église Saint-Jean où doit se faire l'enregistrement officiel.

Soudain la générale roule dans la ville ; les canonniers de la citadelle braquent leurs canons sur ces gueux d'Italiens qui veulent les narguer. Le régiment du Maine prend les armes. Par deux rues différentes les compagnies de grenadiers et de chasseurs[8] marchent sur l'église. Vingt-cinq à trente des nouveaux miliciens en sortent en armes. Qui engage le feu ? Les chasseurs affirment que ce sont les Bastiais ; les Bastiais que ce sont les chasseurs. Deux soldats sont tués, deux blessés, un officier reçoit dans le ventre un coup de fusil à petit plomb, mais plusieurs bourgeois, deux enfants sont blessés à coups de baïonnettes.

M. de Barrin ignore, cette collision lorsqu'une députation se présente chez lui, renouvelle les demandes au sujet de la milice, invite le gouverneur à se rendre dans l'assemblée populaire. Il résiste d'abord, puis, intimidé par la foule sans cesse accrue, se détermine à venir à Saint-Jean. Là, au milieu du tumulte, qui le dispose à tout céder pour sauver sa vie, il consent à signer un premier ordre au commandant de l'artillerie, de livrer deux cents fusils à la garde nationale ; puis un second ordre pour cinq cents fusils. Au milieu du désarroi, des hésitations des officiers qui prétendent que le général n'étant point libre n'a pu donner d'ordre valable, qui se déterminent enfin à obéir, les Bastiais s'introduisent dans la citadelle, pillent les magasins et, en un moment, toute la population est armée. M. de Barrin est reconduit à sa demeure par la nouvelle garde nationale qui, d'abord, sollicite de fournir au général une garde d'honneur concurremment avec la troupe de ligne et obtient ensuite de partager le service à la citadelle avec la garnison.

M. de Romain affirme que Napoléon a conduit tout ce mouvement avec le comité directeur qu'il a formé et qui siège dans une maison proche le port. Lorsque la tranquillité est rétablie et que M. de Barrin est rentré dans l'exercice de son autorité, il intime au lieutenant Bonaparte l'ordre de quitter Bastia et de retourner à Ajaccio.

Cela n'est rien : l'important est de savoir comment l'Assemblée nationale prendra l'événement et il faut, avant tout, devancer, pour en anéantir l'effet, les rapports du gouverneur. Une lettre signée par Galeazzini, Guasco, Morati, membres de la Commune de Bastia, est immédiatement adressée aux deux députés Saliceti et Colonna[9].

Après un récit, tout à l'avantage des Bastiais, de l'insurrection du 5 novembre, les rédacteurs de la lettre posaient nettement et habilement la question sur le terrain politique. Que veut-on faire de la Corse, la maintenir sous le régime militaire, la rétrocéder à la République de Gènes on la déclarer partie intégrante de la Monarchie ? La réponse ne peut être douteuse : l'Assemblée, si jalouse de ses droits et de son pouvoir, ne peut manquer d'adopter la troisième solution et, par suite, d'amnistier, de légitimer même, tous les faits insurrectionnels lesquels n'ont eu pour objet que de provoquer l'exécution des décrets de l'Assemblée.

Lue par Volney, l'un des secrétaires, au début de la séance du 30 novembre, cette lettre donne lieu à une motion conforme de Saliceti ; d'Estourmel insiste pour que tous les décrets soient envoyés exactement. La discussion ne s'engage que sur la forme du blâme qui sera adressé au pouvoir exécutif. Enfin la motion est votée en ces termes : L'île de Corse est déclarée partie de l'Empire français ; ses habitants seront régis par la même constitution que les autres Français et, dès ce moment, le Roi est supplié d'envoyer tous les décrets de l'Assemblée nationale à l'île de Corse.

Mirabeau renchérit : il veut que les Corses qui, après avoir combattu pour la défense de la liberté, se sont expatriés par l'effet et les suites de la conquête de leur île et qui cependant ne sont accusés d'aucuns délits légaux, aient, dès ce moment, la faculté de rentrer dans leur pays pour y exercer tous les droits de citoyens français. Ici, les débats ont plus vifs. Combattue par d'Estourmel, Montlosier, le prince de Poix, vivement soutenue par son auteur, appuyée par Saliceti qui déclare qu'elle est un article exprès des cahiers de l'île de Corse, reprise par Mirabeau qui en modifie habilement les termes, au milieu des injures du côté droit et des applaudissements de la majorité, la motion , un peu amendées est adoptée.

Il était temps : sans le savoir, l'Assemblée venait de déjouer un plan longuement combiné par Paoli et par ses agents : Paoli, rêvant toujours l'indépendance pour son pays[10], avait espéré qu'elle pourrait être proclamée sous le protectorat de la France. Pour préparer les esprits, il avait, dès les premiers jours de la Révolution, envoyé en Corse le nommé Massaria, un de ses compagnons d'exil. Après avoir parcouru l'île, Massaria était retourné à Londres rendre compte au général[11] et revenait à Paris où il se croyait certain de trouver dans la gauche de l'Assemblée de nombreux auxiliaires. Il arriva le 1er décembre. Le décret était rendu de la veille. Massaria ne put que remercier au nom de Paoli.

Est-ce exagérer le rôle de Napoléon en cette occasion, si l'on pense que, sans lui, sans son initiative hardie, les événements de Bastia n'auraient pas eu lieu et n'auraient pas produit leurs conséquences ; par suite, que la Corse n'aurait point été déclarée partie de la France et que le plan de Paoli aurait pu réussir ? Quelles en eussent été les résultats pour la Corse et pour Napoléon lui-même ?

Rentré à Ajaccio, Napoléon devait attendre avec anxiété ce que déciderait l'Assemblée. Il ne pouvait se dissimuler à quel point il était compromis si l'insurrection de Bastia était déclarée coupable, et il fallait au moins un mois avant que l'on sût quelque chose. Le mois passe, des nouvelles arrivent, c'est Saliceti[12] qui écrit aussitôt après la séance du 30 novembre, mais rien d'officiel, rien qui émane du gouverneur ; nulle promulgation des décrets de l'Assemblée. Les patriotes d'Ajaccio passent outre, organisent la garde nationale et procèdent même peut-être à l'élection de la municipalité ; mais il n'est pas à dissimuler que l'illégalité, de leurs actes est flagrante, puisque le Roi n'a point approuvé et fait publier la résolution de l'Assemblée. Le temps passe. La ville envoie son adresse de remercîments qui, dit-on, est rédigée par Napoléon[13] ; mais, au milieu de tant d'adresses, celle-ci passe inaperçue. Tout décembre est écoulé, le mois de janvier 1790 presque entier. Enfin, voici l'explication de ce retard incompréhensible : à la séance du 21 janvier, Barère de Vieuzac, secrétaire, fait lecture d'un mémoire de la République de Gênes où il est déclaré que en cédant, en 1768, à Sa Majesté Très Chrétienne l'administration de la souveraineté dans le royaume de Corse, la République n'a jamais eu lieu de croire que cette île pût rester libre et indépendante, ni sous la domination d'un autre souverain, ni même être sujette à un nouveau système contraire à celui qui a été fixé par le traité. Presque insultant pour l'Assemblée, exprimant des opinions contraires à tous les nouveaux principes du droit public, ce mémoire révolte l'unanimité des députés. Mirabeau, Saliceti, Garat, Barnave, d'Esprémesnil, Pétion, l'abbé Maury, Emeri, Rœderer, Robespierre, Buttafoco se trouvent d'accord. Seul, le duc du Châtelet, comme ancien diplomate, fait quelques réserves, mais Mirabeau réplique, et l'Assemblée déclare qu'il n'y a pas lieu de délibérer sur le mémoire de la République de Gênes et que le pouvoir exécutif sera requis d'envoyer incessamment tous les décrets pour être exécutés dans l'île de Corse.

Ce n'est donc que vers le milieu de février que Napoléon peut être entièrement rassuré.

 

On manque de renseignements précis sur sa vie à cette époque. On dit[14] qu'il se donna beaucoup de mouvement pour faire élire membre de la municipalité son frère Joseph, bien que celui-ci n'eût point l'âge légal. A l'excuse de ceux qui le portèrent, on peut alléguer que Joseph était alors un des rares Ajacciens qui sussent le français et que sa présence dans la municipalité était d'autant plus utile que le maire lui-même, l'excellent Jean-Jérôme Levie[15] ne parlait qu'italien.

De plus, la garde nationale étant organisée, Napoléon y fit son service avec un entier dévouement. Pour beaucoup de raisons, il ne voulut point de grade et se contenta, comme simple soldat, de montrer l'exemple de l'assiduité et de l'abnégation. Au refus de Jean-Jérôme Levie qui, à cause de son âge, n'avait pu accepter le commandement, le colonel avait été Marius Peraldi, un ennemi des Bonaparte. Cette inimitié n'empêcha point Napoléon de monter la garde à sa porte, ce qui fut remarqué et d'un bon exemple.

Il se promenait beaucoup, causant de ses projets et de l'avenir avec Joseph et Lucien. Dans ces promenades prolongées aux Salines, tous trois attrapèrent des fièvres malignes dont ils manquèrent mourir[16]. Napoléon pour se guérir de ces fièvres dut demander une prolongation de congé.

A cet effet, il adressa à son colonel la lettre suivante[17] :

Le chevalier de Lance, maréchal des camps.

Seigneur général,

Ma santé délabrée ne me permet point de joindre le régiment avant la seconde saison des eaux minérales d'Orezza, c'est-à-dire avant le 15 octobre.

La bonté que vous eûtes il y a deux ans d'intercéder pour moi me mit à même de profiter de ces eaux qui rétablirent sinon entièrement, du moins en partie ma santé. J'espère qu'elle achèvera entièrement de reprendre le dessus après les prochaines eaux de cette année.

Cela me fait solliciter un congé de quatre mois et demi : j'en adresse le mémoire avec les pièces justificatives à votre Seigneurie. ne faisant aucune autre démarche, espérant dans la justice.

Je suis avec respect,

Seigneur général,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

BONAPARTE.

Ajaccio, le 16 avril 1790.

Il joint un certificat de médecin constatant que sa santé est entièrement dérangée.

En conséquence de cette lettre, Napoléon obtint, le 29 mai, un congé de quatre mois avec appointements, valable à dater du 15 juin[18]. Cela lui donnait le temps de se retourner. Qu'il fût malade en effet, nul doute ; mais il voulait aussi pousser ses Lettres sur la Corse que, depuis son passage à Marseille et sa présentation à l'abbé Raynal, il s'était déterminé à adresser à celui-ci. De plus, la Corse tout entière attendait avec une fiévreuse impatience Pascal Paoli, revenu de son exil d'Angleterre à la suite du décret du 30 novembre, accueilli à Paris par l'Assemblée nationale avec un singulier respect, présenté au Roi, harangué aux Jacobins par Robespierre, à la Ville par Bailly, passant des revues avec Lafayette, objet de l'enthousiasme populaire et, par tous les pouvoirs ensemble, roi, ministres, chambre, presse, clubs, reconnu comme le dictateur moral de la nation corse. Napoléon ne pouvait manquer à la réception que son pays allait faire à son héros[19]. Il avait obtenu qu'une députation serait envoyée par la ville d'Ajaccio au-devant de Paoli et que son frère Joseph en ferait partie[20]. En passant à Marseille, Joseph devait remettre à l'abbé Raynal avec les deux premières lettres sur la Corse la lettre suivante :

 

24 juin 1790.

Monsieur,

Il vous sera difficile de vous ressouvenir parmi le grand nombre de personnes qui vous importunent de leur admiration d'une personne à laquelle vous avez bien voulu faire des honnêtetés l'année dernière, vous entretenir avec plaisir de la Corse. Daignez donc jeter un coup d'œil sur cette esquisse de son histoire. Je vous présente ici les deux premières lettres. Si vous les agréez, je vous en enverrai la fin. Mon frère à qui j'ai recommandé de ne pas oublier, dans sa commission de député pour reconduire Paoli dans sa patrie, de venir recevoir une leçon de vertu et d'humanité, vous les remettra.

Je suis avec respect votre très humble et très obéissant serviteur.

BUONAPARTE.

Officier d'artillerie.

On ne sait si Joseph vit l'abbé Raynal, ni quelle réponse il reçut de lui. On ne sait même pas à quelle date exacte il partit d'Ajaccio et s'il assista aux événements qui s'y produisirent le 25 juin. Il a dit[21] lui-même que la commission dont il était membre rencontra Paoli à Lyon, l'accompagna à Marseille, d'où elle revint directement à Ajaccio, tandis que le général se rendait à Bastia : mais Paoli ayant débarqué en Corse le 14 juillet, il est possible que Joseph fût encore à Ajaccio le 25 juin[22].

En tous cas, Napoléon y était et son rôle fut décisif. Ce fut lui qui rédigea le mémoire justificatif de la municipalité et, bien que son nom n'y soit pas prononcé, l'on croit savoir qu'il avait été sinon l'instigateur, au moins le chef de l'insurrection populaire[23].

On dit qu'averti par le bruit et les cris de la foule, Napoléon sortit de la maison Bonaparte, un fusil à la main, en pantoufles, en veste, sans chapeau ; que la populace l'acclama et que, pour protéger ceux qu'elle menaçait plutôt que pour les persécuter, il accepta ce singulier commandement et prit la responsabilité de faire incarcérer les agents français. Cela est vraisemblable, et peut-être n'y outil pas de sa part préméditation ; mais il ne saurait être douteux que Napoléon partageait alors la plupart de ces entraînements et que, s'il était dès lors partisan de la Révolution, s'il consentait peut-être même qu'une sorte de lien fédératit reliât la Corse à la France, il n'en rêvait pas moins les Corses maîtres chez eux, seuls appelés aux emplois, se gouvernant eux-mêmes et délivrés de tout ce qui rappelait la conquête. C'est donc en se souvenant du rôle qu'il a joué dans les événements du 25 juin qu'on doit lire ce mémoire où il a résumé à son point de vue tout ce qui s'est passé en Corse depuis une année[24].

Le palladium de la liberté des nations est l'opinion publique ; les princes, les magistrats sont humiliés de ses censures, glorifiés de ses louanges ; dédaignée quelquefois par les hommes puissants, elle ne le fut jamais impunément. L'exemple du plus despotique des gouvernements qui succombe sous ses traits, celui de l'auguste assemblée qui, par ses seuls efforts, triomphe des préjugés et des tyrans, doit faire trembler ceux qui, se fondant sur les efforts d'une faction, l'ont méprisée sans ménagement et n'ont paru vouloir se justifier que pour l'outrager.

Notre ville qui, de son temps, donna l'exemple du patriotisme le plus désintéressé, qui fut la première à reconnaître les vertus et la sagesse du grand homme qui nous conduisit si rapidement à la liberté, notre ville si maltraitée par l'administration qui nous a désolés vingt années, notre ville, séduite par l'intrigue, a pu donner dans des écarts capables d'indisposer l'opinion publique.

Les actes répréhensibles d'un petit nombre de personnes séduites par les membres de l'ancienne administration ayant été dénaturés par ces derniers, ont pu faire douter un instant de nos sentiments. C'est pourquoi les légitimes représentants du peuple ont résolu d'esquisser, avec-cette franchise qui tient à leur dignité, la série des événements qui se sont succédé depuis le mois d'août.

Vous ignoriez encore, chers compatriotes, l'heureuse révolution qui s'opérait sur le continent et nous avions déjà organisé nos gardes nationales et arboré la cocarde pour le soutien de la constitution.

Vous étiez encore soumis aux abus de l'administration aujourd'hui si bien appréciée, et un comité légalement choisi était ici l'organe du peuple.

Si l'on eût imité notre exemple, si la tardive révolution de Bastia se fût opérée alors, l'union eût été facile, aucun obstacle ne s'y serait opposé et ces projets enfantés dans les ténèbres de la cabale, reproduits sous tant de faces différentes par les chefs de l'administration si intéressée à notre avilissement, ou eussent été anéantis dans leur naissance, ou même se seraient dissipés avant que de naître. Nous n'eussions pas vu ses partisans s'unir, se correspondre, prodiguer l'or et le mensonge pour séduire, gagner, souffler la division, faire partout des prosélytes et créer dans notre sein, à la honte du nom corse, un corps d'aristocrates[25]. Nous n'eussions pas vu le fils d'un grand patriote[26] prêcher partout le despotisme, usurper sur ses pouvoirs, désarmer les citoyens, convoquer des assemblées, parcourir les pièves à la tête de ses troupes et marcher sur les traces des Narbonne et des Sionville ; nous eussions alors agi comme l'on a supposé que nous avions agi ; maîtres de toute l'île, unis, armés, nous eussions attendu avec une contenance fière les décrets de l'Assemblée nationale ; nous les eussions accueillis parce qu'ils nous rendent la liberté ; nous les eussions refusés si le parti royal eût dominé, ou si, au lieu d'une Assemblée nationale, la France n'eût eu que des États généraux ; nous eussions appelé ce grand homme, l'objet de notre enthousiasme, que 40.000 baïonnettes et des circonstances malheureuses ont pu seules nous arracher. Nous lui eussions dit : Toi, le seul homme en qui la Corse ait confiance, reprends le gouvernail d'un navire que tu sus si bien conduire ; notre amour, inaltérable comme tes vertus, s'est accru par tes malheurs ; des brigands nous ont commandés... Notre terre est jonchée de leurs victimes ; mais ils n'ont pu nous avilir. Parais, nous sommes encore dignes de toi. Voilà comment aurait dû se conduire le département de Corse ; voilà comment il se serait conduit si Bastia eût imité Ajaccio et si les deux capitales de concert n'eussent laissé aucun asile à nos ennemis. Il en fut autrement : Bastia et le reste de la Corse restèrent ensevelis dans le silence ; tous les efforts de la cabale, dont les moteurs étaient à Paris, se tournèrent contre nous ; l'on résista longtemps, mais enfin il fallut succomber ; la arde nationale cessa son service et fut anéantie sous le poids des préjugés de toute espèce ; la multitude, agitée par des tiraillements contraires, était dans une incertitude qui la rendait propre à recevoir toutes les impressions lorsque M. Gaffori y arriva pour y déployer toute la pompe de la force militaire. Ses discours, sa conduite furent d'un satellite de la tyrannie ; ils surprirent les patriotes qui, pressentant qu'on machinait quelque chose contre la cause commune, se réunirent pour adresser à l'Assemblée nationale le premier mémoire qui contenait et nos plaintes contre l'administration sous laquelle nous gémissions et nos vœux. Dans cet état de choses, nos frères de Bastia brisèrent en, cent morceaux les chaînes dont on prétendait nous envelopper ; les esprits étaient prévenus, le parti lié, la cabale trop puissante et trop appuyée pour que nous pussions participer à leur mouvement.

La municipalité s'organisa enfin et tout le monde rendit hommage à la sagesse du législateur ; la trame, tissue avec tant d'art par l'intérêt, fortifiée par l'ignorance, ne peut plus résister aux élans du patriotisme, au sentiment inné dans un cœur corse pour la liberté, dès le moment que l'on permit au peuple qu'on l'aidât à dissiper les nuages qui obscurcissaient la vérité ; la Constitution est devenue alors l'objet des sollicitudes de tous.

Nous avons sans doute, vigoureusement secondés par le Conseil général, contribué autant qu'il était en nous à cette heureuse révolution, nous avons éclairé nos concitoyens et leur avons fait éviter les pièges tendus à leur simplicité ; c'est le plus essentiel de nos devoirs, le plus cher à nos cœurs.

Nous eûmes des obstacles de toute espèce à vaincre. D'abord, il fallut accoutumer à nous respecter libres ceux qui nous avaient méprisés esclaves ; nous employâmes la force de la loi contre l'arrogance, l'orgueil et les préjugés ; on devint plus humble, on s'accoutuma, quoique en frémissant, à respecter le magistrat représentant du peuple et à lui obéir.

L'état du pays en deçà des monts demandait que l'on prit quelques résolutions ; on en assembla les communes ; mais, dans le sein de nos patriotes de la montagne, à notre grand regret, nous ne nous vîmes pas en sûreté contre l'influence maligne de l'exécrable cabale ; l'on fomenta toute espèce de projets pour taire naître la désunion entre les deux parties de l'île ; ce fut surtout à l'idée d'établir un comité d'en deçà les monts que s'arrêtèrent les mêmes personnes qui s'étaient opposées à toute espèce de nouveauté lorsqu'on pouvait espérer de nous tenir dans la léthargie.

Mais la ville d'Ajaccio para ce coup funeste dans les conférences et sacrifia la vanité d'être capitale au bien de la chose publique.

M. l'abbé Peretti, député, envoya un imprimé incendiaire et séditieux dans ses fins, absurde dans ses moyens, dernier effort, mais effort vanté de l'aristocratie expirante ; tout le monde en fut indigné. Le Chapitre, pénétré des vrais principes de l'Évangile, le rejeta avec indignation ; le Conseil général de la commune le condamna à être brûlé, et, dans son adresse à l'Assemblée nationale, se plaignit avec force de MM. Buttafoco et Peretti, qui l'avaient signé.

Les ennemis de la Constitution réduits au silence, leurs intrigues dissipées, l'on ne tarda pas à sentir la nécessité de la garde nationale ; les classes du peuple, les dernières par leur fortune, mais qui n'en sont pas les moins zélées pour la patrie, lurent les premières à donner l'exemple ; nous vîmes avec une sincère joie ces heureux effets des lumières et du bon esprit.

Pour combler nos souhaits, il ne nous restait plus qu'à désirer de voir promptement ultimer la Constitution et de revoir le Père de notre liberté. Nous étions intimement convaincus qu'à son aspect les méchants changeraient ou qu'ils cacheraient, sous les replis de leur cœur, leurs projets pernicieux et leur fiel détestable, lorsque, le vendredi 25 juin 1790, le peuple s'émeut, prend les armes et constitue prisonniers : MM. de Raquine, juge royal, Cadenol, ingénieur des ponts et chaussées, Lajaille, major d'artillerie, Souiris, subdélégué, Descamps, directeur de l'hôpital militaire.

Nous vous laissons à penser les perplexités qui durent nous agiter : d'un côté, nous voyions des citoyens que l'opinion accusait et désignait depuis longtemps comme des fauteurs de l'aristocratie ; mais, nous les voyions enlevés par la force et sans que la décision du magistrat eût été rendue. Nous voyions une conspiration générale ; des citoyens de toutes les classes, riches, pauvres étaient unis. C'était une raison bien puissante. Elle pouvait légitimer toute démarche ; mais les suites que nous avions à craindre, les accidents qui pouvaient arriver étaient faits pour inquiéter au plus haut point ceux que la Loi a chargés de veiller à la sûreté publique. Tout s'est passé cependant avec tranquillité ; l'ordre et la résolution caractérisèrent toutes les démarches de cette journée ; les prisonniers ont été transférés au couvent des Capucins et immédiatement nous les prîmes sous la protection de la Loi.

Outre les raisons qui, depuis longtemps, indisposaient l'opinion publique contre les détenus, il en existait de momentanées, d'accidentelles, qui ont échauffé le peuple et renouvelé des plaintes que leur humiliation lui faisait oublier.

M. Cadenol, chargé de la construction du pont d'Ucciani, a semé dans ce village la division en parlant et en agissant contre la Constitution ; depuis quelque temps, il cherchait à s'évader, comme il est constant par le passeport qu'il vint nous demander ; il avait en garde les papiers, matériaux, ferrements et autres ustensiles ; il était donc, sous plusieurs rapports, important à la piève, que l'on s'assurât de sa personne ; en conséquence, les diverses municipalités de Celavo s'unirent pour nous présenter un mémoire à cet effet. Dans le même moment, il se rendait coupable d'infractions réitérées aux règlements de police : il obligea le Corps municipal à lui infliger la prison.

M. de Raquine, dont tout le monde connaît l'ineptie, et contre qui, depuis 1778, la juridiction n'a cessé de se plaindre jusqu'à proposer de lui abonner ses appointements pouvu qu'il se retirât, M. de Raquine, sans procès, sans interrogatoire, sans sentence légale, par une fantaisie seule explicable par son caractère, le mit en liberté ; le Corps municipal lui fit représenter l'inconséquence de sa démarche et prit des renseignements sur les motifs qui l'avaient porté à une détermination si erronée, mais M. de Raquine répondit au député en lui fermant la porte au nez. Tout ceci répandu dans le public accrut le mécontentement tant de fois manifesté contre ce magistrat ; l'on courut aux armes, persuadé qu'il n'y avait plus d'autre alternative, ou de soutenir avec vigueur et par tous les moyens l'honneur et le respect dus aux représentants du peuple, ou de les voir avilir par toute espèce d'outrages.

M. de Lajaille, major d'artillerie en résidence, était accusé de propos révoltants auxquels sa conduite, pendant qu'on transférait les prisonniers, ne donna que trop de créance : nous eûmes bien de la peine à empêcher qu'on ne se portât contre lui aux dernières extrémités.

Quant à M. Souiris, trop intéressé à la conservation de l'ancienne administration puisqu'il réunissait neuf emplois sur sa tête, il avait été, dès le mois d'août, l'objet des réclamations du peuple ; on l'accusait d'avoir coopéré à la perte du Livre rouge, et il paraît que ses justifications n'ont pas fait dans le public l'impression qu'il en attendait ; quelques retards dans la promulgation du décret sur la gabelle du sel ont achevé d'indigner les esprits.

Ce décret, enregistré à Bastia le 3 mai, ne l'était pas encore ici le 20 juin. Sachant qu'ailleurs l'on vendait publiquement le sel, on permit aux négociants d'en aller chercher, leur assurant la vente libre ; ce qu'ayant vu, les administrateurs affichèrent précipitamment cet édit sans en donner avis au Corps municipal. Comme il n'avait été affiché que le mardi, on se disait : Est-il possible que le décret ait été six semaines à parvenir de Bastia à Ajaccio ? Dans la supposition la plus favorable, il ne pouvait être arrivé que par la poste du samedi, et il n'a été affiché que le mardi, tandis que le lundi est un des jours de la semaine où la vente de cette denrée est la plus considérable : c'est en raisonnant de cette manière que le public accusait M. Souiris de concussion.

Le peuple satisfait, tout le monde rentra chez soi et l'ordre succéda rapidement. Pendant toute la durée de cette affaire, M. de la Férandière nous sollicita de publier la loi martiale, sollicitation à laquelle nous étions bien loin d'adhérer.

M. de la Férandière qui, sans doute, croyait être au temps où, dans notre infortuné pays, la puissance militaire faisait trembler sous le poids de son autorité, dans la nuit du vendredi, assembla un conseil de guerre où l'on proposa d'arracher par la force les prisonniers mis sous la sauvegarde de la municipalité ; l'on tenta tous les moyens pour entraîner la troupe dans une coupable rébellion ; mais le patriotisme éclairé des sous-officiers garantit et la ville et la garnison des malheurs qui eussent succédé à une démarche irrégulière. Un jeune sergent qui s'est principalement distingué par son zèle à soutenir les décrets de l'Assemblée nationale dans ce conseil de guerre, a mérité notre reconnaissance. Vous verrez, chers compatriotes, avec indignation, se tenir des conseils de guerre où l'on discute sur notre sort ; ils ne peuvent être autrement dénommés que d'infâmes complots contre la loi, que de principes d'une rébellion dangereuse dans ses conséquences.

Dans ce nouvel état de choses, il n'était plus possible que MM. de Raquine et de Lajaille restassent parmi nous ; le premier, outre ses méfaits, est absolument dépourvu de capacité : nous l'avons engagé à s'en aller. La même résolution a été prise pour M. de Lajaille, mais nous crûmes devoir céder à MM. les officiers et sous-officiers de la garnison qui vinrent nous solliciter de le livrer à leur garde : l'orateur, qui était le même sergent qui avait su si bien défendre nos droits, n'influa pas peu sur notre décision ; cependant, craignant que le peuple ne fût mécontent et trouvât déplacée une indulgence dont il ne voyait pas le motif, le Corps municipal s'assembla et acquiesça, quoique avec peine, aux résolutions prises.

Quant à M. Cadenol, nous avons convoqué les municipalités de la piève de Celavo pour entendre leurs résolutions et leurs griefs.

M. Souiris a d'abord été transféré à la citadelle ; depuis, faisant observer au peuple que les griefs dont il était accusé pouvaient se poursuivre tranquillement lors du rétablissement de l'ordre et de l'organisation du département, nous l'avons rendu à sa famille.

Tel est, compatriotes, l'exposé que nous avions à mettre sous vos yeux. C'est dans ces moments où des hommes orgueilleux et vendus à la tyrannie s'efforcent d'obscurcir la vérité, d'accréditer des rumeurs qui favorisent leurs projets criminels, qu'il est du devoir des citoyens de les dissiper : que leurs intrigues, leurs mensonges tournent à leur détriment ; que la nation réunie leur fasse connaître leur faiblesse. Hélas ! Serons-nous joués par quelques ambitieux, par quelques hommes corrompus ? Leur masque imposteur vous tromperait-il ?

Les cendres des patriotes sont quelquefois profanées ; des familles qui se sont illustrées par de grands sacrifices sont tout d'un coup déshonorées par les indignes actions, d'un fils, d'un frère, d'un neveu ; c'est alors que ces grands hommes demandent à la patrie, au nom de leur vertu, de les venger de ces indignes descendants ; c'est le plus doux encens que l'on puisse brûler sur leur tombe.

Chers compatriotes, permettez, dans l'effusion de notre cœur, une réflexion dont nous sommes pénétrés. Jetez un coup d'œil sur notre infortuné pays ; hélas ! nu, dépouillé, dépeuplé, arrosé du sang de ses martyrs, nous le voyons jonché des hommes qui, dans leur exaltation, sacrifièrent tout à l'acquisition de la liberté. Jetez un coup d'œil sur vos annales : vous y verrez perpétuellement un peuple, luttant avec enthousiasme contre les efforts étrangers, être toujours vaincu par sa désunion, trahi par ses fils : Nous trouverons-nous donc encore dans la même position ? Nous, que l'on appelle les précurseurs de la liberté, nous laisserons-nous donc trahir par ceux qui vivent au milieu de nous, par ces âmes basses qui furent les premières à se jeter dans les bras des Français, lorsque cette illustre nation ne pouvait au plus que nous offrir un bout de la chaîne où elle était violentée ; par ces âmes basses qui ont prospéré dans l'avilissement universel et qui aujourd'hui détestent une Constitution qui nous rend à nous, nous permet de vivre sans rougir, nous restitue enfin cet homme créé pour la consolation commune. Non, non ; qu'ils tremblent ! Le moment où leur complot sera dévoilé s'avance ; que leur châtiment cimente la régénération de notre infortunée patrie.

Signé conformément à l'original : TAVERA.

GIUTERA. - SEBASTIANO COLONNA. - BUONAPARTE.

ROBAGLIA. - FRASSETO.

MEURON. - CONTI.

LEVIE, maire.

RECCO, procureur de la Commune.

Quelle répression fut exercée par le gouvernement contre les municipaux d'Ajaccio ? Aucune. On ne trouve point trace ni que la municipalité ait été suspendue, ni que des poursuites aient été ordonnées. D'ailleurs, des faits bien autrement graves et prouvant bien mieux encore l'esprit de séparatisme allaient se produire. Depuis que Paoli avait débarqué à Maginajo, c'était un pèlerinage national à Rostino où le héros avait sa résidence. Chaque ville, chaque village envoyait son adresse. Napoléon fut, dit- on, chargé de rédiger celle d'Ajaccio[27] ! Il ne manqua point de la porter lui-même et rencontra Paoli à Ponte-Novo[28] sur le théâtre de la défaite suprême des patriotes.

Peut-être, dès ce moment, Napoléon et Paoli se heurtèrent. Ce mot, que le jeune officier d'artillerie ne put retenir après avoir entendu de la bouche du général le récit du combat : Le résultat de ces dispositions a été ce qu'il devait être n'était point pour lui conquérir les sympathies du vaincu de Ponte-Novo. Peut-être trouva-t-il que Paoli ne faisait pas assez d'attention à lui ? Peut-être cet homme vieilli, fatigué, anglicisé par les vingt ans de séjour en Angleterre, ayant sans cesse à la bouche la constitution anglaise, la reconnaissance pour les dons des particuliers anglais, pour les deux mille livres sterling de pension du gouvernement anglais, apparut-il à Napoléon tel qu'il était : le passé, tandis que lui était l'avenir. Se heurter à celui qui était l'idole, le fétiche d'un peuple, il n'y pensa pas. Il ne pouvait si tôt d'ailleurs avoir pesé d'un coup tout l'homme : s'il avait jugé Paoli comme général et homme de guerre et si le jugement était sans appel, peut-être le politique, l'organisateur, le philosophe demeurait-il à la hauteur où Napoléon l'avait placé dans ses rêves. Pourtant, nulle idée qui leur fût commune ; nul projet qu'ils pussent réaliser ensemble, et, outre ce désaccord sur les principes qui devait fatalement les faire se choquer dès que la monarchie à forme britannique se trouverait en présence de la République, quantité de points de détails où l'un, avec cette autorité dont il était si jaloux, devait contrarier l'autre, dont l'ambition déjà, sur ce petit théâtre de la Corse, de son district, de sa ville, ne reconnaissait guère de supérieur. La vieille lutte entre gens d'au delà et d'en deçà des monts, l'oppression quasi traditionnelle de ceux-ci par ceux-là ; Paoli soutenant Bastia contre Ajaccio pour établir sa dictature, forçant à ne former qu'un département ces deux parties de l'île dont l'une se plaignait toujours d'avoir été sacrifiée à l'autre et voulait que les places et les honneurs lui vinssent enfin en partage ; dans l'En deçà des monts même, les querelles traditionnelles des pièves de la campagne contre la ville, les anciennes rivalités familiales où Paoli avait pris ou devait prendre parti, où il avait à ménager les uns et les autres et moins peut-être les Bonaparte que d'autres, tout préparait l'hostilité entre ce vieillard et ce jeune homme. Pour le moment, on en était aux compliments ; Napoléon ne ménageait pas ses louanges ; Paoli, prétend-on, trouvait en Napoléon l'étoffe d'un homme de Plutarque. Cela n'engageait à rien.

Investi d'une sorte de dictature par le concert du Roi, de l'Assemblée nationale et du peuple corse, Paoli, salué à son débarquement commandant en chef des milices de l'île, avait comme de pleins pouvoirs pour organiser l'administration civile. Avant d'y procéder, habilement, il voulut reconnaître le terrain et deux mois s'écoulèrent sans qu'il convoquât à Orezza l'assemblée départementale. A Bastia, on était en plein régime révolutionnaire. On emprisonnait les uns, on déportait les autres, sous le bon plaisir de Paoli et de ses amis qui trouvaient là occasion de satisfaire leurs vieilles haines. Napoléon qui désirait ardemment que dans les places qui allaient être données, il y en eut une pour Joseph, s'était rendu auprès du général pour préparer cette élection et il écrivait à Joseph cette lettre qui le montre en pleine lièvre et dans une singulière agitation[29].

Dimanche.

Tu auras reçu par le dernier courrier une lettre qui t'aura donné des renseignements sur les différents événements de Bastia... Depuis rembarquement de Gaffori, l'emprisonnement de Bocaciampe et de Cutoli, il ne s'est rien passé de remarquable... Massaria écrit beaucoup ici, mais ses lettres, comme son visage, ne persuadent pas ; elles repoussent. Cet homme n'a point de tact. Il n'est bon qu'à ruiner les affaires d'où il s'entremêlera. Ses lettres pleines de sottises contre Mario [.....] que l'exalter... Nous rions de lui [.....] pas. Il écrit au général qu'il [.....] a entré dans un complot pour jeter la citadelle à terre. J'espère qu'il n'en est rien... Le général va lui écrire fortement. Il a reçu par ce courrier une des miennes. Fais te la montrer.

Ponte a déjeuné chez moi et moi chez lui. Cela a servi de réconciliation.

J'ai écrit à [.....] tu peux voir sa lettre ; [.....] a été arrêté et après vingt-quatre heures relâché à la sollicitation du général. J'ai vu ici Massano di Bonifacio. Nous nous sommes fait beaucoup de compliments... Les assemblées[30] sont commencées depuis trois jours ici. Nous en verrons le résultat. In Venasco, les cinq électeurs sont nôtres. Sampaglino est arrivé. Je lui ai fait des finesses... Ce soir se donneront les fêtes, c'est-à-dire le soir l'illumination. Je t'en donnerai les détails. [.....] nos assemblées avec ordre et surtout la loi à la main, car il ne faut pas vous appuyer sur la protection de personne. Les manifestes s'impriment à force ainsi que les billets. Cela coûtera une cent cinquantaine de francs.

Il est urgent de donner les douze écus que l'on doit à Buonaroti. Il me les a demandés plusieurs fois. C'est une créance honteuse, c'est une violation de dépôt. [.....] Dis à maman qu'elle me trouve les six écus qu'elle me doit [.....] Vous aviez fait imprimer la lettre de Paoli à Levie. L'imprimeur, à la sollicitation des municipaux de Bastia ne s'était pas donné de repos qu'il n'en eût fait 300 exemplaires et depuis [.....] quoiqu'il vous ait écrit plusieurs [.....] ces lettres sont là. [.....] lorsqu'il me disait ceci il en a été témoin. Cela a fait une scène.

Les vers du vicario[31] ont été goûtés de tout le monde. Fais-lui-en mon compliment.

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Salue moi le maire, Conti, et procure d'être député. Il serait fort avantageux si Mario pouvait ne pas être président.

Je dîne aujourd'hui chez l'abbé Varese.

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Quelques jours plus tard, le 27 août[32], il écrivait encore à Joseph :

Vendredi à minuit.

La poste n'arrive que demain, je suis fort inquiet de ton élection.

Il est arrivé à 8 heures deux courriers de France. Je viens de lire toutes les nouvelles chez le général ! Comme je suis un peu échauffé, je vais, en attendant le sommeil, m'entretenir.

Saliceti a fait imprimer dans le journal une réponse fort bien frappée à une lettre où l'on disait que Paoli avait armé 8.000 Corses et s'était mis en jeu de chasser les Français pour l'Angleterre.

Il a dénoncé le 14[33] à l'Assemblée ces bruits injurieux. Buttafoco menacé par le geste de Saliceti s'est levé et a dit qu'il ne croyait pas que les [bruits] qui couraient fussent vrais, mais qu'il était étonné que le préopinant parlât d'aristocrate quand il était évident qu'il n'y avait pas d'aristocrates en Corse. Saliceti lui a répondu : Nous sommes quatre députés. Avons-nous une même façon de penser ? Cependant il est certain que je n'ai jamais voté pour l'aristocratie. Là-dessus l'Assemblée a décrété que l'on noterait sur le procès-verbal comme calomnieux les bruits que l'on faisait courir sur la Corse.

Nous avons des nouvelles jusqu'au 17. Les apanages sont retirés. L'on donnera aux Princes un million. Les Princes ne pourrons avoir de maison militaire.

L'on a décidé plusieurs choses fort intéressantes sur les municipalités ; l'on a déterminé son pouvoir judiciaire sur la police.

L'on a avancé tellement l'ordre judiciaire que l'on espère qu'il commencera à prendre consistance le 1er septembre.

Le nom du procureur du roi est changé en celui de commissaire du roi. Il ne pourra pas accuser, mais seulement veiller à l'exécution des lois. Mais les gazettes t'instruiront mieux.

J'ai sommeil. Encore deux mots. Les régiments sont dans le plus grand désordre, les soldats se révoltant.

Barnave et Cazalès se sont battus à coup de pistolet. Cazalès a été blessé mortellement. C'est un grand aristocrate de moins.

Gaffori est arrivé à Paris le 12 août. Il dit vouloir abandonner la Corse.

Bastia, samedi matin.

Le jour de Saint-Louis[34] au soir plusieurs personnes arborèrent l'épaulette. Les officiers les mirent en prison. Le peuple s'attroupa. Une heure après la municipalité s'assembla et les fit sortir leur donnant les arrêts. Dans le même temps écrivirent au colonel pour le sermonner sur ses droits. Les officiers ont fait une assemblée où l'en a arrêté d'obéir aveuglément aux ordres de la municipalité, de ne faire aucun pas sans qu'elle ne l'ait réglé... Le lendemain, fut criée la défense de porter épaulette à ceux qui ne le devaient pas, en attendant du moins que le [soupçon] qu'avait donné le décret fût plus clairement développé... Vendredi, pendant la nuit, l'on a planté une potence à la marine avec l'inscription : La Lanterne de Paris. La municipalité l'a fait ôter. Vendredi, à onze heures du matin, l'on a assemblé le peuple pour l'éclairer et tout parait fini.

L'on sait que l'aide-major du Maine a prêté son épaulette à un tailleur pour qu'il la mît, etc., etc.

A Piedicorte il y a eu du tapage. Celui de Cervione est fini paisiblement. Nous n'avons pas trouvé la lettre de Conti au général. Il l'a cherchée exprès.

Fozzanello est parti pour la Rocca. Les Bonifacini sont en grande rumeur. La première députation n'était pas partie qu'il en est arrivé une seconde, le maire à la tête.

MM. de Vico sont en bisboute. Il est bien ridicule que Vico prétende faire une ville.

L'exclusion de Cutoli et di Bozio m'a fait grand plaisir... Comment a fait la Cirnaca et Celavo ?

 

Dimanche au matin[35].

Il est bien indécent que tu ne te donnes pas la peine d'écrire un mot, le prétexte de tes occupations n'est point légitime. Lucien m'écrit sans me parler de l'affaire de la Confina 1 et sans me donner aucun détail ni sur les assemblées ni sur la citadelle.

Fesch et Joseph, nommés députés à l'assemblée d'Orezza, y furent, dit-on, accompagnés par Napoléon qui aurait même, dans les réunions préparatoires, pris diverses fois la parole. A l'assemblée, dont la session ouverte le 9 septembre ne fut close que le 27, Joseph prononça plusieurs discours pour soutenir les prétentions d'Ajaccio. Il fut battu par Bastia ; lui-même ne fut point davantage élu membre du directoire du département, mais, comme consolation, il eut place dans le directoire du district d'Ajaccio, dont il fut élu président. Joseph a raconté ces faits et donné de singuliers détails sur ses ambitions présentes et futures dans une lettre qu'il écrivit quelque temps après, vraisemblablement à son ami le négociant James, et que devait porter à destination Napoléon dont le congé venait d'expirer et qui se disposait alors à repartir pour la France avec son jeune frère Louis.

Ajaccio, le 10 novembre 1790[36].

Je suis en retard pour répondre à ta dernière lettre : j'ai eu des affaires si multipliées que je n'ai pu trouver un moment. Tu me lais ta profession de foi avec beaucoup de sincérité sur la révolution actuelle. J'espère que peu à peu les progrès de l'affermissement de la Constitution te persuaderont de sa bonté, et que, éloigné du moment de la crise et de l'espèce d'anarchie qui a dû la précéder, tu n'entrevoiras dans cela que l'effet nécessaire d'un renversement aussi total. Tu ne comondras pas bien longtemps encore ces premiers malheurs avec les bienfaits qui doivent les suivre. Il m'est facile à moi de voir ces choses avec le sang-froid du philosophe, je suis séparé par un bras de mer du lieu de la scène ; ici nous avons éprouvé des désastres qui ne sont pas comparables cependant aux vôtres...

Tu me parles avec tant de franchise de la situation de la famille que je ne dois pas être plus réservé. Quant à la naissance, en novateur zélé, je dois la regarder comme une chimère, cependant elle était bien au-dessus de ma fortune. Au XIe siècle, l'un de mes ancêtres fut exilé de Florence. Sa puissance donnait ombrage à la République. — Cet acte est authentique. Nous avions encore, en Toscane, une commanderie de l'ordre de Saint-Etienne il y a six ans. Lorsque j'y ai fait un voyage il y a un an, j'ai été bien vu du Grand-Duc, actuellement Empereur. Je conserve des prétentions, et j'ai même un procès pour une succession considérable que je ne vois cependant que bien dans l'éloignement. Depuis que nous sommes en Corse, nous avons été alliés aux premières maisons de l'île : aux d'Ornano, aux Colonne et, depuis notre soumission à la France, mon père fut député de la Noblesse à la Cour. C'était ce que nous avions de plus brillant dans l'état d'avilissement où la Corse se trouvait. Malgré toute cette fumée, je t'avoue que je suis partisan très zélé de la Révolution et de la confusion des Ordres. Nous sommes beaucoup d'enfants. Tu en connais trois, une à Paris, quatre. Mon frère l'officier en mène un autre avec lui qui va aussi entrer dans l'artillerie. Quant à ma fortune, il n'y a pas de richesses en Corse. Les plus riches particuliers arrivent à peine à 20.000 de rentes. Cependant, comme tout est relatif, la mienne est une des plus considérables de cette ville... Tu connais mon âge qui est moindre que le tien. Cependant j'ai été électeur à la dernière assemblée d'Orezza. J'aurais pu être membre de l'administration du département. J'ai cédé à mes amis, et me suis contenté d'entrer dans l'administration du district dont j'ai été nommé président. Mon frère n'attend qu'un vent favorable pour s'embarquer. Je le chargerai de passer par Chagny et de te porter différents discours que j'ai prononcés à l'assemblée électorale et dont l'on a délibéré l'impression... Dans peu de temps je saurai te dire si je concourrai pour la députation à l'Assemblée nationale. Le plaisir de te revoir ne sera pas le moindre plaisir que je pourrais rencontrer dans cette commission.

Ici, nous sommes tranquilles. La présence du général Paoli y a beaucoup contribué. Il a été président de l'assemblée électorale. Il l'est encore de l'administration du département. Les assemblées pour l'élection des juges sont fixées au 17 du courant. Si je passe bientôt en France, je veux t'engager à venir faire un tour de Corse. Tu y jouiras d'un climat délicieux et, à Ajaccio, d'une situation unique par son pittoresque et son aménité. La mer ne doit pas t'épouvanter, le trajet est si court qu'il ne faut qu'un vent de vingt heures. Donne-moi un peu plus souvent de tes nouvelles ; parle des affaires publiques : quelle que soit ta manière de les entrevoir, je te lirai toujours avec plaisir.

Adieu, mon ami, porte-toi bien et donne-moi bien sûrement de tes nouvelles ; je suis de tout mon cœur,

Ton ami,

BUONAPARTE.

P.S. : Si tu as jamais quelque paquet un peu considérable à m'envoyer, tu pourras le compliquer sous une enveloppe avec l'adresse de MM. du Directoire du district d'Ajaccio, Département de Corse. Ensuite : à M. le Président du district.

 

Cette lettre de Joseph suffirait à démontrer que Napoléon avait à ce moment (commencement de novembre) l'intention formelle de rejoindre son régiment. Il en est d'autres preuves. Voici les certificats qui lui ont été délivrés le 16 novembre par le directoire du district et par la municipalité d'Ajaccio :

DÉPARTEMENT DE CORSE[37]

District d'Ajaccio.

Nous Président, Administrateurs et Procureur syndic du district d'Ajaccio, n'ayant rien de plus à cœur que de rendre hommage à la vérité, certifions et attestons à tous qu'il appartiendra qu'indépendamment du caractère et des qualités de citoyen honnête dont a toujours joui M. Buonaparte, de cette ville, officier au régiment de la Fère-artillerie, doit être regardé et accueilli comme animé du patriotisme le plus pur par les preuves réitérées et indubitables qu'il a données de son attachement à la Constitution depuis le principe de la Révolution ; qu'il s'est d'autant plus signalé à cet égard qu'il n'a pas craint de s'exposer à être sacrifié aux ressentiments des vils adulateurs et partisans de l'aristocratie et que c'est avec les plus vifs regrets que ses compatriotes voient que son service l'appelle hors de cette ville. En foi de quoi nous avons signé le présent que nous l'avons engagé d'accepter comme une preuve de notre attachement.

A Ajaccio le seize novembre mil sept cent quatre-vingt-dix.

Les administrateurs composant le directoire du district d'Ajaccio.

TAVERA, FRANCO AURELIO AIQUI

LUIS'ANTO BORGOMANO.

POMPEANI

POZZO DI BORGO,

LUIGI COTI Proc Sindaco,

POZZO DI BORGO, secrétaire.

 

Nous[38], Maire et Officiers municipaux de la ville d'Ajaccio, département de la Corse.

Certifions à tous ceux à qui il appartiendra qu'il n'y a aucune plainte en cette municipalité, contre messieurs Napoleone, officier d'artillerie au régiment de la Fère, et Louis, frères Bonaparte, citoyens de cette ville, braves patriotes qui, avec leur zèle et activité, ont contribué beaucoup en faveur de la constitution française. D. R. G., qui partent de cette ville pour aller en France.

Nous prions, en conséquence, ceux qui sont à prier de ne point permettre qu'il lui soit apporté aucun retard ni empêchement, mais au contraire lui faire prêter secours et assistance en cas de besoin.

En foi de quoi nous avons signé lé présent, contresigné par notre secrétaire greffier et muni du sceau de la ville.

Fait en l'hôtel de ville, le 16 novembre 1790.

ROBAGLIA. - TAVERA. - LEVIE, maire.

COLONNA. - CONTI.

RECCO, Proc. della com.

BERTORA, secrétaire greffier.

Quoique muni de toutes ces pièces, Napoléon ne se détermina pas au départ. Peut-être attendait-il le résultat de la mission que Antoine Gentili et Charles-André Pozzo di Borgo remplissaient à ce moment même auprès de l'Assemblée nationale. Ils avaient été chargés par l'assemblée d'Orezza, en même temps que de porter une adresse singulièrement indépendante, d'exposer les résolutions prises, dont plusieurs avaient un caractère de flagrante illégalité, et de dénoncer comme traîtres à la Patrie les deux députés Buttafoco et Peretti. Buttafoco et Peretti avaient en effet osé protester contre Paoli, le traiter de charlatan politique dans un manifeste répandu dans l'île à un grand nombre d'exemplaires et auquel l'assemblée d'Orezza a riposté par un vote de flétrissure.

Une première escarmouche a eu lieu le 27 octobre entre Saliceti et Buttafoco, mais la présence des députés extraordinaires devait amener une bataille bien autrement violente. Cette bataille, sur l'intervention de Mirabeau, se termine effectivement par le triomphe de Pozzo di Borgo et de Gentili. Pozzo, en effet, a été interrompu violemment au moment où il a commencé à lire l'acte d'accusation des deux députés. On a requis son expulsion de la barre, son arrestation. Mais Saliceti est intervenu affirmant qu'il avait la preuve d'une conspiration de Peretti contre la Constitution civile du clergé ; cette preuve, Mirabeau l'a donnée en lisant deux lettres que l'abbé a eu l'imprudence d'écrire. Une de ces lettres est privée. Peretti le déclare, s'étonne qu'elle soit entre les mains de Saliceti, mais qu'importe à l'Assemblée ? la lettre a été lue et elle est authentique. Les députés extraordinaires de la Corse sont admis aux honneurs de la séance.

Peretti est bientôt oublié, mais non Buttafoco : l'homme, comme dit la résolution de l'assemblée électorale d'Orezza, qui est allé jusqu'à souiller du poison de la calomnie le Président de l'assemblée départementale ; qui, rassuré par la distance de trois cents lieues, lui envoie le défi et la menace dans des écrits incendiaires ; qui outrage impunément celui dont les représentants de la France ont honoré la vieillesse et qu'ils ont ramené de la terre d'exil. Napoléon se tient obligé d'être l'interprète du peuple corse. Il écrit cette lettre à Matteo Buttafoco[39]. Elle est lue au club d'Ajaccio et acclamée. Le président lui écrit :

Monsieur,

Le club patriotique ayant pris connaissance de l'écrit où vous dévoilez, avec autant de finesse que de force et de vérité, les menées obscures de l'infâme Buttafoco en a voté l'impression. Il m'a chargé par une délibération dont je vous envoie copie, de vous prier d'y donner votre assentiment. Il juge l'impression de cet écrit utile au bien public. C'est une raison qui ne vous permet pas d'excuse.

Je suis, etc.

MASSERIA.

Président du club patriotique.

La Lettre à Matteo Buttafoco est datée du 23 janvier 1791 : quelques jours après, muni de nouveaux certificats bien en règle, Napoléon accompagné de son jeune frère s'embarquait pour rejoindre enfin à son régiment.

 

 

 



[1] Napoléon écrit Buttafuoco, mais le nom vrai est Buttafoco. Il convient de dire que le fils du député aux Etats généraux a publié sous le titre de Fragment pour servir à l'histoire de Corse de 1764 à 1769, Bastia, 1859, in-8°, une justification de son père qu'il importe de lire.

[2] Selon son fils, les lettres patentes furent expédiées seulement au mois d'octobre 1776.

[3] Il y a des lettres antérieures à celles qu'indique son fils et qui sont seulement du 10 juillet 1776 : ce sont là les lettres de Louis XVI, renouvelant et confirmant celles de Louis XV.

[4] Leurs noms même ne se trouvent que sur la liste par ordre alphabétique de bailliages et de Sénéchaussées de MM. les députés de l'Assemblée Nationale, 1789, Paris, imprimerie Royale, in-8°. Cette liste permet de constater que des cinq suppléants : Faleucci, Gaffori, Castanes, Aréna et Chiappe, Aréna seul était à Versailles où il habitait, 15, rue de Satory.

[5] Maurice Jollivet, La révolution française en Corse, Paris, 1892, donne page 47 un résumé des cahiers communs du Clergé et du Tiers où cet article est formellement indiqué. Renucci, Storia di Corsica, I, 198, parle seulement de la manière dont seraient formés les États généraux de la Corse, mais n'indique pas quels seraient leurs pouvoirs.

[6] Publié par Coston, II, 94.

[7] Souvenirs d'un officier royaliste par M. de R..., ancien colonel d'artillerie. Paris, 1824, t. II, 1re partie, p. 45. Ce livre est le seul qui relève la part prise par Napoléon à l'insurrection de Bastia. Nulle part ailleurs il n'y est fait allusion et aucun historien corse ou continental n'en a parlé. Mais, comme ou l'a vu, M. de Romain était camarade de Bonaparte. Son témoignage qui, toutes les fois qu'on a pu vérifier les faits, s'est trouvé véridique, doit-il être négligé ici ?

[8] M. de R... dit que la compagnie de chasseurs allait chercher les drapeaux chez le colonel.

[9] Voir cette lettre in extenso dans le Point du jour en Résultat de ce qui s'est passé la veille à l'Assemblée nationale, n° 148 du 1er décembre, p. 327. Il semble bien qu'on y trouve dans nombre de phrases le style de Napoléon. En voici la fin : Nous avons cru qu'il n'y avait pas un moment à perdre pour vous prévenir que, dans toute l'île, il y a une fermentation terrible dont la cause est l'incertitude dans laquelle nous nous trouvons sur notre sort. L'on nous dit, tantôt que l'on veut nous garder sous le régime militaire actuel, tantôt que l'on va nous céder à la république de Gênes, et notre inquiétude est d'autant plus fondée que jusqu'à présent, de tous les décrets de l'Assemblée, il n'y a eu d'enregistré et de publié que la Loi martiale.

Vous êtes, Messieurs, chargés par nos cahiers de déclarer que l'ile de Corse soi : déclarée partie intégrante de la monarchie et nous sommes très étonnés de voir que vous ne présentez jamais cette demande à l'Assemblée nationale.

Vous avez beau nous dire que votre admission comme députés nous déclare par le fait province de France. Cela ne suffit pas. Le ministère nous a conquis par la force et après un traité passé avec la république de Gênes qui n'avait nullement le droit de nous céder. Pour notre sûreté et pour que nous soyons Français à jamais, ce qui est notre unique vœu, il nous faut un décret de la nation sur une demande faite par vous, Messieurs, qui êtes nos représentants librement et légalement élus.

[10] Dès 1768, selon Jacobi, Histoire générale de la Corse, II, 343 (Cf. la lettre de Paoli à Buttafoco en date de Casinca, 27 septembre 1768, dans Buttafoco, Fragments, etc., p. 130), Paoli aurait consenti, à condition que le Roi reconnut la liberté et l'indépendance de la Corse, à ce que la Corse rendit au Roi un hommage annuel et que le Roi, comme pour protéger l'indépendance de la nation, tînt les places de Bastia et de Saint-Florent et le canton du cap Corse. Ce sont ses idées de 1768 que Paoli rapporte d'Angleterre en 1789. Ce sont elles qui dictent toute sa conduite de 1789 à 1793 et, comme, peu lui importe au fond quel sera le souverain protecteur, pourvu que, comme il le dit, l'indépendance et la liberté de la Corse soient assurées, ce sont elles qui le déterminent à se jeter dans les bras de l'Angleterre.

[11] Voir le rapport de Massaria : A voice from London to a voice of St-Helena. Londres, 1823, in-8°. Je reviendrai sur ce curieux livre dans le § 16.

[12] La lettre ap. Jollivet, loc. cit., p. 66.

[13] Voir l'Assemblée Nationale, n° 163 du jeudi 14 janvier 1790.

[14] Nasica, p. 99. Joseph dans ses Mémoires, parfaitement sincères d'ailleurs, a confondu les dates et ne donne que des renseignements qu'il faut soigneusement contrôler.

[15] Napoléon, à Sainte-Hélène, s'est souvenu de Jean-Jérôme Levie et a fait à ses enfants un legs de cent mille francs. On peut dire que Levie avait eu sur les débuts de sa vie une influence singulière : comme on le verra plus loin, il lui sauva, en 1793, au moins la liberté. Très aimé à Ajaccio où ses fortes études juridiques et ses connaissances lui assuraient une nombreuse clientèle, ce fut lui, sans aucun doute, qui provoqua l'élection de Joseph à la municipalité et plus tard à la junte d'Orezza. Le 9 prairial an VII, à bord de l'Orient, au moment de faire voile pour Alexandrie, Napoléon envoyait à J.-J. Levie la lettre suivante à laquelle il joignait un chronomètre de Bréguet qu'il avait acheté à son retour d'Italie :

Au citoyen Jean-Jérôme Levie, ancien maire d'Ajaccio,

Ajaccio.

J'aurais été bien aise de vous rencontrer, moucher Levie, mais puisque les circonstances s'y sont opposées, il faudra remettre cela pour une autre fois. Le porteur vous remettra une montre à répétition que je vous prie de garder comme une petite marque d'estime et de l'amitié que j'ai pour vous.

BONAPARTE.

Joseph resta en intimes et tendres relations avec lui et dès le début du Consulat, Fesch fut chargé de lui exprimer tous les regrets du Consul de ne pouvoir, vu son ignorance du français, l'appeler ni à la préfecture du Liamone, ni au Sénat. Au moins fut-il nommé conservateur des forêts (4 ventôse an IX), fonctions dont Napoléon appréciait, en Corse, la considérable importance. A sa mort (1803), Napoléon se chargea de l'éducation de ses deux jeunes fils, élevés dans un Lycée de Paris et dont un au moins entra à l'Ecole Polytechnique en 1807, en sortit en 1809 lieutenant d'artillerie et disparut dans la retraite de Russie. Son frère, dit-on, eut le même sort. J.-J. Levie avait d'autres enfants, entre autres un fils appelé Jean-Jérôme comme son père, et c'est au petit-fils de celui-ci, M. Levie, président du tribunal d'Ajaccio, que je dois ces précieux renseignements.

[16] Joseph, I, 43.

[17] Copie originale entre mes mains faite par Villenave en fac-similé et Revue Rétrospective, II, 96, 3e série.

[18] Voir le texte, Iung I, 259.

[19] La rivalité entre les deux villes de Bastia et d'Ajaccio était déjà déterminée à cette époque (voir Renucci, loc. cit., I, 245). Les Bastiais avaient constitué, sans taire appel aux Ajacciens, un comité supérieur de Corse, et n'avaient qu'ensuite invité la municipalité d'Ajaccio à s'y faire représenter. Joseph Bonaparte avait très vivement combattu pour qu'on y envoyât des députés, et il avait été contredit vigoureusement par Pozzo di Borgo. Les partisans de l'union avaient été battus dans une première séance, mais l'on affirme que Napoléon fit tant qu'il parvint à ramener les adversaires de son frère.

[20] D'après Renucci, I, 250, la députation est composée de Peraldi, Chiappe, Multedo et Peretti, il n'y est pas question de Joseph. Cependant le témoignage de Joseph lui-même fait penser qu'il y eut peut-être deux députations.

[21] Mémoires, I, 44.

[22] Nasica (p. 105) dit que Joseph partit le 24. Mais comment expliquer alors qu'il signe le premier le mémoire justificatif des officiers municipaux ?

[23] Nasica, 106. Il est remarquable que volontairement ou non, le récit de Renucci, I, 269, est absolument incompréhensible, qu'aucun des faits ne s'y trouve rapporté et qu'il ne s'est agi, selon lui, que d'un projet attribué aux Bonaparte, à Massaria, Pozzo di Borgo et Coti.

[24] Publié par Nasica, p. 109 et 387.

[25] Manifeste du comité des Douze. (Ed.)

[26] Gaffori. (Ed.)

[27] Nasica, 124.

[28] Joseph, I, 44.

[29] Cette lettre inédite qui fait partie des archives Levie-Ramolino est malheureusement fort abîmée par l'humidité et par les morsures des rats. Elle porte au dos l'adresse suivante : à Monsieur, Monsieur Buonaparte, officier municipal à Ajaccio. Donc elle est antérieure à l'Assemblée d'Orezza où Joseph fut élu membre du district.

[30] Primaires pour la nomination des 419 députés à l'Assemblée d'Orezza. (Ed.)

[31] Fesch. (Ed.)

[32] Inédit. Archives Levie-Ramolino. Les événements rapportés dans cette lettre permettent de lui assigner d'une façon certaine les dates des 27, 28 et 29 août 1790.

[33] Août. (Ed.)

[34] Mercredi 25 août 1790. (Ed.)

[35] Je signale ici le début de cette affaire sur laquelle j'aurai à revenir. (Éd.)

[36] Publié par Feuillet de Cenches, Louis XVI, Marie-Antoinette et Madame Élisabeth, t. Ier, p. 462.

[37] Inédit. Fonds Libri.

[38] Inédit. Fonds Libri.

[39] Pièce n° XXVIII.