Durant son séjour en Corse, Napoléon avait recherché les éléments nécessaires pour écrire sur l'histoire de son pays et il avait même commencé la rédaction de ses lettres. Peut-être, pour mieux attirer l'attention sur l'état misérable de ses compatriotes, avait-il eu la pensée d'adresser son ouvrage au premier ministre, monseigneur de Brienne, en qui la nation entière mettait alors ses espérances, et qui, à Napoléon en particulier, pouvait paraître désigné pour mettre fin à l'oppression qui pesait sur la Corse. On peut croire que la chute du ministre le fit changer de projet. Il eut dès lors l'idée d'attendre pour lancer son livre, que les États généraux fussent ouverts[1]. Il le refait donc avec l'intention de l'adresser — non de le dédier — à ce Necker en qui à présent la nation se confie et qui doit apporter la guérison radicale de tous ses maux. Mais, qu'on le comprenne bien, Necker ou Brienne, peu lui importe : pour lui-même, il n'attend rien ; son livre est pour le compromettre, le faire proscrire, non pour lui attirer des récompenses. Ce n'est pas œuvre d'historien, mais œuvre de patriote qu'il a entendu faire, et c'est pour cela qu'il veut prendre l'attache et l'agrément de celui qu'il tient pour le chef du peuple corse, le représentant de sa nationalité. Le 12 juin 1789, il écrit à Paoli[2]. Général, Je naquis quand la patrie périssait. Trente mille Français vomis sur nos côtes, noyant le trône de la Liberté dans des flots de sang, tel fut le spectacle odieux qui vint le premier frapper mes regards. Les cris du mourant, les gémissements de l'opprimé, les larmes du désespoir environnèrent mon berceau dès ma naissance. Vous quittâtes notre ile et, avec vous, disparut l'espérance du bonheur : l'esclavage fut le prix de notre soumission : accablés sous la triple chaîne du soldat, du légiste et du percepteur d'impôts, nos compatriotes vivent méprisés... méprisés par ceux qui ont les forces de l'administration en main. N'est-ce pas la plus cruelle des tortures que puisse éprouver celui qui a du sentiment ? L'infortuné Péruvien périssant sous le fer de l'avide Espagnol éprouvait-il une vexation plus ulcérante ? Les traîtres à la Patrie, les âmes viles que corrompit l'amour d'un gain sordide, ont, pour se justifier, semé des calomnies contre le Gouvernement national et contre votre personne en particulier. Les écrivains, les adoptant comme des vérités, les transmettent à la postérité. En les lisant, mon ardeur s'est échauffée et j'ai résolu de dissiper ces brouillards, enfants de l'ignorance. Une étude commencée de bonne heure de la langue française, de longues observations et des mémoires puisés dans les portefeuilles des patriotes m'ont mis à même d'espérer quelques succès... Je veux comparer votre administration avec l'administration actuelle... Je veux noircir du pinceau de l'infamie ceux qui ont trahi la cause commune... Je veux, au tribunal de l'opinion publique, appeler ceux qui gouvernent, détailler leurs vexations, découvrir leurs sourdes menées et, s'il est possible, intéresser le vertueux ministre qui gouverne l'État au sort déplorable qui nous afflige si cruellement. Si ma fortune m'eût permis de vivre dans la capitale, j'aurais eu sans doute d'autres moyens pour faire entendre nos gémissements, mais, obligé de servir, je me trouve réduit au seul moyen de la publicité ; car, pour des mémoires particuliers, ou ils ne parviendraient pas, ou, étouffés par la clameur des intéressés, ils ne feraient qu'occasionner la perte de l'auteur. Jeune encore, mon entreprise peut être téméraire, mais l'amour de la vérité, de la patrie, de mes compatriotes, cet enthousiasme que m'inspire toujours la perspective d'une amélioration dans notre état, me soutiendront. Si vous daignez, général, approuver un travail où il sera si fort question de vous ; si vous daignez encourager les efforts d'un jeune homme que vous vîtes naitre et dont les parents furent toujours attachés au bon parti, j'oserai augurer favorablement du succès. J'espérai quelque temps pouvoir aller à Londres vous exprimer les sentiments que vous m'avez fait naître et causer ensemble des malheurs de la Patrie, mais l'éloignement y met obstacle : viendra peut-être un jour où je me trouverai à même de le franchir. Quel que soit le succès de mon ouvrage, je sens qu'il soulèvera contre moi la nombreuse cohorte d'employés français qui gouvernent notre île et que j'attaque : mais qu'importe s'il y va de l'intérêt de la Patrie ! J'entendrai gronder le méchant et, si ce tonnerre tombe, je descendrai dans ma conscience, je me souviendrai de la légitimité de mes motifs, et, dès ce moment, je le braverai. Permettez-moi, général, de vous offrir les hommages de ma famille... Eh ! pourquoi ne dirais-je pas,... de mes compatriotes. Ils soupirent au souvenir d'un temps où ils espérèrent la liberté. Ma mère, Mme Letizia, m'a chargé de vous renouveler le souvenir des années écoulées à Corte. Je finis avec respect, général, votre très humble et très obéissant serviteur. NAPOLÉON BUONAPARTE, Officier au régiment de la Fère. Auxonne en Bourgogne, 12 juin 1789. En même temps, il s'est remis en relations avec son ancien maître de Brienne, le père Dupuy, qui maintenant habite Laon, et il lui a demandé non seulement de corriger le style de son mémoire, mais, semble-t-il, de le transcrire matériellement. Dupuy, ainsi établi en censeur, prit sa mission fort au sérieux. Les deux lettres qu'il a écrites à Bonaparte en témoignent. Seules, elles instruisent de l'esprit et du style de ce mémoire adressé à M. Necker, ou plutôt, par-dessus la tête de Necker, à cette opinion publique qui, dès le premier jour où il lui a été permis de se former, s'est révélée la maîtresse du royaume et autrement puissante que le ministre tout-puissant. On n'a point les demandes de Bonaparte, seulement les réponses de Dupuy, mais elles suffisent : Laon, le 15 de juillet 1789[3]. Mon cher ami, j'ai reçu le 10 de ce mois le paquet que vous m'avez adressé. J'ai lu et relu avec attention l'écrit qu'il contenait : j'en ai trouvé le fond excellent ; mais il y a plusieurs mots impropres, mal assortis, répétés près l'un de l'autre, ou dissonants, des réflexions qui me paraissent inutiles ou trop hardies, ou capables d'arrêter la narration et de la faire languir, des retranchements, des additions et quelques changements à faire dans certains endroits. Vous en verrez aisément des exemples dans les observations suivantes[4]. Commençons par l'exorde que je transcrirai en entier, mais avec un peu de différence. Parvenu à l'âge où l'homme, n'espérant plus dans l'avenir qui l'a si souvent trompé, cherche dans le passé la jouissance d'une vie qui est sur le point de lui échapper ; étendu dans mon lit et déjà environné des horreurs de la mort, quelle ardeur vient tout à coup me ranimer et me porte à vous écrire ? Du sein des rochers que j'habite, j'ose, monsieur, vous adresser une ébauche de nos malheurs ; j'ose, vous faire entendre les cris et les gémissements de mes infortunés compatriotes. Soumis depuis vingt ans à l'Empire français nous n'avons encore ressenti que les abus de son gouvernement ; privés de la liberté lorsque nous commencions d'en goûter les douceurs, nous nous retrouvons précipités dans le tourbillon des calamités où nous languîmes tant de siècles ; exposés à la merci de vils employés que le Français d'outre-mer méconnaîtrait ; la tête pliée sous le joug pesant du militaire, du magistrat, du financier qui réunis par des intérêts et des préjugés communs, oublient à l'envi la loi qu'ils méprisent ; en proie aux fantaisies, aux soupçons, à l'ignorance et à l'avidité des uns et des autres ; étrangers enfin et bafoués dans notre patrie, nos jours se passent dans la tristesse et le découragement. O pauvre Corse ! terre de tribulation et d'angoisse ! par quelle destinée as-tu toujours été la victime des nations étrangères qui font tyrannisée ? par quelle fatalité, la mer qui, pour tous les autres peuples, devint la première source des richesses, ne fut-elle jamais pour toi que celle de l'infortune ? Instruit de nos continuelles disgrâces, vous en serez sans doute vivement touché, monsieur, vous qui, placé auprès du trône, après avoir étudié la misère du peuple, voyez son sang empreint dans ce faste superflu, où vos prédécesseurs n'ont envisagé que l'homme de la nation ; vous qui, dans le silence de la retraite, avez longtemps médité le droit des humains : l'espoir que le philosophe a conçu à votre réhabilitation dans le ministère ; la joie que le Français fait éclater depuis cet heureux moment, me donne cette assurance. Oui, si elle vous parvient, cette légère esquisse de nos maux, dernier effort d'un vieillard qui, pendant quatre-vingts ans d'une vie orageuse, travailla toujours pour le salut de cette trop abandonnée patrie, nous pourrons tout attendre de votre âme sensible et vertueuse. De cette même main qui vient de régénérer l'administration dont le relâchement menaçait l'existence de la Monarchie, vous tirerez de l'oppression le malheureux Corse ; réintégré par votre méditation et par vos soins dans les droits que la nature donne à tout homme dans son pays, un peuple entier célébrera les louanges du monarque bienfaisant qui gouverne, bénira le ministre qui est si digne de sa confiance et reconnaîtra infailliblement alors le mérite du plus aimable des peuples. Daignez donc, monsieur, détourner un moment vos regards du grand objet de l'État pour les fixer sur le tableau des calamités qui, dans tous les temps, ont affligé cette île et qui l'affligent encore aujourd'hui ; vous y verrez l'origine de ce proverbe reçu parmi nous, que Dieu la créa et l'oublia aussitôt. Vous voyez, mon cher ami, que j'ai conservé presque tout le fond de votre prologue, mais la manière dont je vous le présente me paraît lui donner plus de force et de liaison. Je n'ai pas besoin de vous rapporter les phrases et les mots que j'ai ajoutés, ou retranchés ou substitués, etc. ? Vous les remarquerez bien de vous-même. Passons à d'autres articles : ÉTRUSQUES. Elle sortit de ses forts et se présenta aux ennemis : la bataille se donna ; les Etrusques furent pressés, mais ne pouvant fuir parce que lèvent devenu contraire s'opposait à leur retraite, ils furent forcés de vaincre. Tout ce que le gouvernement... Je crois inutiles les deux articles si les Étrusques sont vainqueurs. L'on dit que... Carthaginois. L'on dirait que les tyrans successifs... J'aime mieux : L'on dirait que les tyrans qui ont successivement affligé... Un peu plus bas : Ces infortunés, obligés d'aller chercher les aliments de première nécessité au delà des mers, périrent les uns de misère, exposés aux insultes d'une populace effrénée ; les autres, de retour dans leur patrie, ne survécurent à leurs compatriotes que pour se voir accablés sous le Joug du plus affreux despotisme, qui ne leur laissait de ressource qu'en la vengeance divine. Tant de forfaits, etc. J'ai cru devoir faire en cet endroit un petit changement. Un peu ayant le mot Papes. Et vous, monsieur, qui faites croître mes espérances tant de fois frustrées, la vérité vous sera désormais connue : je m'assure que connaissant nos maux, vous ferez tout ce qui dépendra de vous pour les adoucir et que, lorsque je quitterai ce monde, je serai auprès de l'Éternel, un témoin, non pour vous accuser, mais pour vous glorifier. Cette correction me parait nécessaire. 1359. Mais ils ne tardèrent pas à voir combien leur espérance était illusoire ; en effet, les Corses n'eurent... Il me semble que l'apostrophe : Vous avez trompé, etc., fait languir la narration. 1371. Désormais qui pourrait mettre obstacle au bonheur de ces peuples : les boutefeux de la discorde sont chassés, le prestige de l'esprit de parti est dissipé et Arrigo della Rocca, qui par son courage avait confondu le projet des Liguriens, est le législateur que les Corses se choisissent. Mesurez, etc., me parait inutile. Sur la fin du discours de Giocante di Leca : Malgré la véhémence de Giocante, l'on n'en décida pas moins, etc. Giocante voyant cette résolution leur adressa cette vive apostrophe... Cette liaison me semble nécessaire. Gènes. Ô victime du sort le plus funeste, etc., me parait inutile. Un peu plus bas : rendre à la pairie cette splendeur dont elle est susceptible. Ce n'était pas assurément le projet de Gènes. Cette république superbe avait à craindre que le Corse trop puissant ne secouât bientôt son joug et que, dans la prospérité, il ne fît un commerce rival du sien, d'ailleurs... Une page plus bas disant cela serait inutile, je ne peux pas lire les mots italiens qui suivent. Plus bas : Les rois régnèrent ; avec eux, le despotisme. Par prudence, il est bon de retrancher cet article. Sur la fin : Fiers tyrans... Il faut supprimer cette apostrophe. Ce qui précède est assez fort. De la discrétion, mon cher ami, de la discrétion ! Il y a d'autres légers changements à faire dont je ne crois pas devoir vous parler. Si ces remarques ne vous déplaisent pas, si elles vous semblent justes, dites-le ; si vous y trouvez quelque chose à corriger, faites-le hardiment ; j'aime à m'instruire. Envoyez-moi le reste de votre ouvrage ; j'y ferai également mes réflexions. Je vous les ferai passer ; et quand nous serons d'accord, je transcrirai le tout. Je me porte bien. Portez-vous parfaitement, mon cher ami, et croyez que je suis avec zèle et un bien tendre attachement, votre ami. LE P. DUPUY, Relig. Min. A Monsieur, Monsieur de Buonaparte, officier dans l'artillerie au régiment de la Père, en garnison à Auxonne, à Auxonne. Napoléon réplique et voici la réponse de Dupuy[5] : Laon, ce 1er août 1789, Pour me rendre à votre désir, je vais, mon cher ami, vous communiquer quelques observations sur votre dernière lettre, etc. Vous me dites que j'ai ôté tout le métaphysique[6]. Je l'ai hazardé : 1° parce que votre ouvrage est une lettre et une lettre adressée à un ministre fort occupé, et qu'il me semble que le style en doit être plus uni et moins recherché ; 2° parce que vous faites écrire cette lettre par un vieillard qui est près du tombeau, et qu'un style naturel et grave convient mieux à son caractère : les figures, les saillies, les grands mots et les déclamations surtout sentent à mon avis un peu trop le jeune homme ; il ne serait pas vraisemblable qu'elles soient sorties de la plume d'un vieillard décrépit. Dans votre second paragraphe, j'ai substitué : J'ose vous adresser une ébauche de nos malheurs parce que je doute que l'on dise faire parvenir le récit ; je me suis servi du terme ébauche parce que votre lettre n'est qu'une exposition succincte des calamités de votre île et que, plus bas, vous vous écriez : Ah ! si cette esquisse... J'ai retranché au delà des mers qui me paraît déplacé en ce qu'il semble mettre la Corse à douze ou quinze cents lieues de notre continent ; j'ai ajouté de suite : J'ose vous faire entendre les cris et les gémissements de mes infortunés compatriotes parce que cette phrase m'a paru être plus concise que la vôtre et renfermer le tout. Je sais que arrachés à la liberté a beaucoup plus de force que privés de la liberté. J'ai employé ce dernier mot parce que vous demandez une grâce au Roi par l'entremise de son ministre ; et que, dans ces cas, il est bon d'adoucir les expressions et de ne rien dire qui puisse choquer ou déplaire. Opprimés à la merci... n'est pas français : le reste jusqu'à étrangers m'a semblé un peu prolixe et déclamatoire, j'ai cru devoir y faire quelque changement. Après l'exposition générale des principales causes des souffrances présentes des Corses, j'ai pensé que le paragraphe qui est à la fin de votre avant-propos ne reviendrait pas mal : tribulation est un mot de dévotion, je ne l'ignore pas ; angoisse est une vieille expression, je le sais aussi, mais il m'a paru que ce langage convenait à un vieillard chrétien, âgé de quatre-vingts ans et environné des horreurs de la mort, n'en parlons plus. Angoisse semble renaître : je le lus hier dans un discours de la députation de l'Assemblée nationale : De quel œil le peuple, au sein de l'indigence et tourmenté des angoisses les plus cruelles... Le mot robin que vous avez substitué à homme de loi est méprisant et paraît attaquer tout un corps, en lui-même respectable ; j'aimerais mieux les gens de robe. Magistrat ne dit pas tout à fait autant et, si je m'en suis servi, c'est que je n'ai point trouvé de terme au singulier qui renfermât tous les gens de justice et qui pût cadrer avec le militaire, le financier. Au nom de votre Roi : il semble que votre vieillard ne reconnaît pas le roi de France, ce n'est pas le moyen de parvenir à son but : il en est de même de ces autres expressions : le luxe de votre capitale, vos palais ; un petit changement remédierait à cela : Au nom du Roi, la capitale du Royaume, les palais. La joie excessive : le dernier mot est comme un reproche aux Français de porter leur joie au delà des bornes, c'est ce qui m'a engagé de le retrancher et, pour la symétrie, d'ôter aussi l'épithète flatteuse. Ah ! si la barrière... Ah ! si cette légère esquisse... sentent un peu la déclamation : parvenir, parvenait dans votre cabinet, le style n'est pas assez châtié. Pour ces raisons, j'ai retranché : Ah ! si la barrière... Après réintégré je crois qu'il faut ajouter : par votre médiation et par vos soins : le ministre seul ne peut faire ce que le vieillard lui demande : cette grâce dépend spécialement du Roi et des États. Un peuple entier bénirait le génie protecteur qui l'a sauvé, le monarque qui gouverne... c'est placer le ministre avant son maître : ce renversement choque. J'ai relu votre réflexion : vous avez trompé... Le morceau est beau, mais il me paraît toujours un hors-d'œuvre : il me semble qu'après : ils ne tardèrent pas à reconnaître combien leur espérance était illusoire, il faut ajouter de suite : en effet, les Corses n'eurent pas plutôt... Ils ne tardèrent pas rend l'esprit impatient d'en voir l'effet. Désormais, qui pourrait mettre obstacle an bonheur de ces peuples : les boutefeux de la discorde sont chassés, le prestige de l'esprit de parti est dissipé, resserrez ces liens... La manière dont cela est présenté n'est pas assez claire : on ôterait ce qu'il y à de louche en disant : Désormais, ô Corses, qui pourrait mettre obstacle à votre bonheur... Resserrez donc ces liens... Les larmes étaient alors les sensations que ces noms chéris leur retraçaient... Si je ne me trompe, les larmes ne sont pas des sensations, mais un des effets des sensations. C'est ce qui me porte à faire ce petit changement : Les larmes étaient alors l'unique effet des sensations... Rendre à la patrie cette splendeur dont elle est susceptible ! Oui, vraiment ! c'était le projet de Gênes !... Cette ironie me paraît un peu comique[7]. Je vous ai conseillé de supprimer les rois régnèrent... Fiers tyrans de la terre... Vous voulez que je les laisse. Vous ajoutez qu'il y a dans le reste de votre ouvrage des choses plus fortes encore. Ne trouvez pas mauvais, mon cher ami, que je vous dise que je ne peux transcrire ces endroits : ce langage est trop hardi dans une Monarchie : je le condamnerais dans un Français séculier, à plus forte raison, un Français religieux et prêtre doit-il l'éviter et ne pas y contribuer. Votre vieillard, d'ailleurs, ne pourrait par ces réflexions qu'irriter le Roi et le mettre en défiance[8] : ce ne serait pas assurément le moyen d'obtenir ce qu'il souhaite. Vous dites que ces discours sont aujourd'hui communs même parmi les[9] femmes : je vous avoue que je ne les approuverai jamais : je vous dirai encore que le vent emporte les paroles, qu'il n'en reste aucune trace, mais qu'un ouvrage imprimé demeure, se répand partout, et peut nuire à l'auteur, convaincu par son écrit, s'il n'a pas eu soin de tenir son nom bien secret. Vous répliquerez de nouveau : La vérité ! la vérité ! Je sais qu'il y a des vérités que l'on peut et même que l'on doit dire, mais il en est aussi qu'il faut taire ou tout au moins beaucoup adoucir : dans ce dernier cas, je ne cesserai de vous crier : de la discrétion ! de la discrétion ! Ne vous offensez pas, mon cher ami, de ma délicatesse, je la crois nécessaire. Soyez persuadé que mes observations n'ont pas pour principe l'envie de critiquer, mais qu'elles partent de mon zèle et de mon amitié. Je les continuerai si vous l'avez agréable dans l'autre partie de votre ouvrage lorsque vous me l'aurez envoyée[10]. Comme je sens que nos réflexions réciproques amèneront des longueurs, des retardements, je dois vous observer que, dans le mois de septembre, je n'aurai pas le loisir de transcrire votre ouvrage : je serai alors obligé de faire quelques voyages ; suivront les préparatifs des vendanges et notre chapitre qui se tiendra à Rheims : cela ira jusqu'à la mi-octobre. Je suis fort sensible à l'honneur du souvenir de M. de Ville-sur-Arce : faites-lui mes remercîments, et dites-lui de ma part mille choses honnêtes. Portez-vous bien et aimez-moi autant que je vous aime. Le P. DUPUY, Relig. Min. A Monsieur Monsieur de Buonaparte, officier dans l'artillerie, au régiment de La Fère, en garnison à Auxonne, à Auxonne. Après avoir lu les corrections et suppressions que propose Dupuy, après avoir pris connaissance de cet exorde dont vainement Dupuy atténue les termes, on ne saurait garder aucun doute sur les opinions que professe Napoléon, sur la haine qu'il garde contre les conquérants de son pays et sur le mépris qu'il ressent contre quiconque ne suit pas la ligne de Paoli ; il est Corse, entièrement Corse, rien que Corse. La France n'a pas déteint sur lui encore depuis dix ans qu'il y vit : la France royale avec le cortège des instituteurs, des professeurs, des prêtres, des soldats, des officiers de tous grades qu'elle a lancés depuis dix ans sur ce petit enfant de Corse, n'a su ni le conquérir ni le soumettre. Élève du Roi, officier du Roi, — non certes parce qu'il l'a choisi ou sollicité, mais parce qu'on le lui a imposé — il rêve encore peut-être sa patrie indépendante ; à coup sûr il la rêve libre ; il veut pour elle l'égalité des droits avec les autres provinces du royaume et peut-être quelque chose de plus. A défaut des lettres à M. Necker, l'ensemble des manuscrits sur la Corse qu'on rencontre dans les papiers de Napoléon, et qui, très vraisemblablement, doivent presque tous être rattachés à ces années, le prouvent d'une façon évidente. |
[1] Je n'avance ces faits qu'avec la plus grande réserve. La lettre du 22 août 1788 à Fesch où ils sont indiqués, m'inspire des doutes singuliers ; je n'y reconnais ni le ton, ni la façon de Napoléon. Voici le paragraphe qui se rapporte aux lettres sur la Corse : J'étais sur le point de faire passer au libraire l'ouvrage dont je vous entretins ; mais le fâcheux contretemps de la disgrâce de M. l'archevêque de Sens arrivée avant-hier m'oblige à des changements considérables. Il est possible même que j'attende les États généraux. Ecrivez à votre ami qui est à Pise, demandez-lui l'adresse, c'est-à-dire la rue où reste Paoli à Londres. Ne manquez pas à cette commission. Je passe sur ce fait : l'emploi inusité par Napoléon de certains temps de verbes, sur bien des points qui étonnent. Je ne retiens que ceci : dans le cahier intitulé : Formules, certificats et autres choses essentielles relatives à mon état actuel se trouve deux fois l'adresse de Paoli.
1° A M. le général Pascal de Paoli. S'adresser à M. Coastway. Pall-Mall. Londres.
2° A M. Pascal de Paoli, rue Grosvenor. Place Peteran.
Pourquoi Bonaparte eut-il redemandé à Fesch une adresse qu'il avait ? cela sans compter les autres invraisemblances signalées ci-dessus § 13.
[2] Coston, II, 87. Cette lettre, dit Coston, I, 134, note 2, fut trouvée en 1797 à Corte dans les papiers de Paoli qui venait de quitter sa patrie pour la troisième et dernière fois. Iung la publie, I, 195 avec l'indication : Mss. Archives de la guerre.
[3] Libri, loc cit., p. 13, a publié les huit premières lignes de cette lettre.
[4] La partie publiée par Libri s'arrête ici. Le reste de la lettre est inédit. Publié d'après l'original. Fonds Libri.
[5] Fonds Libri. La première phrase est publiée par Libri, ainsi qu'un passage indiqué ci-dessous ; M. Iung a réimprimé textuellement ces deux passages (I, 201) en donnant pour référence Mss. Archives de la guerre.
[6] Inédit à partir de Je l'ai hazardé.
[7] Publié par Libri depuis Je vous ai conseillé.
[8] Libri imprime et la noblesse de France. M. Iung répète la même version. A défaut d'autre preuve, cela suffit pour démontrer qu'il s'est servi de la publication Libri et non de manuscrits qu'on chercherait en vain aux Archives de la guerre, puisqu'ils sont à la Bibliothèque Laurentienne.
[9] Libri et Iung : aux.
[10] Ici s'arrête le fragment publié par Libri et transcrit par M. Iung.