Napoléon arriva à Paris vraisemblablement au commencement d'octobre 1787. Alla-t-il jusqu'à Douai où son régiment tenait garnison depuis le 17 octobre 1786 ? Cela est peu vraisemblable. D'une part, son congé n'expirait que le 1er novembre ; d'autre part le régiment de La Fère, appelé en Bretagne et en Normandie, devait quitter Douai le 18 octobre. En admettant qu'il eût voyagé avec une célérité extrême, Napoléon n'eût jamais pu arriver à Douai avant les premiers jours d'octobre. A quoi bon ? Ne valait il pas bien mieux pour lui attendre son régiment qui devait certainement passer à Paris et employer à solliciter près des ministres un temps précieux ? Sans doute, c'est là l'hypothèse qui se présente à l'esprit la première : mais deux documents semblent pourtant indiquer que Napoléon a pu passer à Douai. Le premier se rencontre dans un volume qui paraît écrit sur pièces authentiques[1] : il y est dit que de l'état de revue passée le 31 octobre 1786 par le commissaire des guerres Mazelaigne, il résulte que Bonaparte, 16e lieutenant au régiment de La Fère, était alors absent du corps : il résulte de l'état de la revue suivante que cet officier était présent à son poste. A quelle date cette revue a-t-elle été passée, c'est ce que l'auteur ne dit pas. Le second témoignage paraît émaner de l'Empereur lui-même : à l'île d'Elbe, il aurait dit à Sir Neil Campbell, le commissaire anglais chargé de sa surveillance : Au commencement de la Révolution, je fus envoyé à Douai avec la compagnie dont j'étais capitaine et j'y fus témoin de quelques scènes de violence auxquelles je me donnai bien garde de prendre la moindre part[2]. Le nom de Douai est bien formulé par le colonel anglais, mais tous les faits accessoires sont inexacts : Napoléon n'était pas capitaine, ce n'était pas le début de la Révolution, il n'y eut pas d'émeute à Douai en 1787. En admettant, par impossible, que Napoléon soit venu à Douai, on ne saurait penser en tous cas qu'il y ait passé plus d'une dizaine de jours. Qu'y serait-il venu faire ? Peut-être se montrer à une revue de commissaire des guerres, peut-être solliciter de son colonel un nouveau semestre, faveur justifiée par le très long temps passé hors de son pays, motivée par les affaires de sa famille, de sa mère veuve, par l'absence de son frère, étudiant en Toscane. Ce qui permettrait de le supposer, c'est que dans une lettre citée plus loin, il dit : J'avais permission de rester chez moi jusqu'au mois de mai prochain. Ce ne sont là, on le répète, que des hypothèses. Les documents affirmant sa présence à Douai sont peu certains, tandis que les dates sont positives. On ne peut sortir de ce dilemme : ou Napoléon n'est point allé à Douai ; ou, s'il y est venu, il n'a pu y rester que des premiers jours d'octobre au 18 du même mois. Par là tombent toutes les légendes récemment encore remises au jour[3]. En admettant que Bonaparte eût passé à Douai quelques jours en octobre 1787, le 9 novembre, il était déjà installé depuis quelque temps à Paris, à l'hôtel de Cherbourg, rue du Four-Saint-Honoré. Il avait déjà sollicité à Versailles, avait obtenu une audience du premier ministre monseigneur de Brienne, archevêque de Sens, avait vu les employés du Contrôle général, frappé à toutes les portes pour l'indemnité que sa mère réclamait. C'est ce que prouvent cette lettre à un chef de bureau du ministère et le mémoire qui y est joint[4]. Monsieur, J'ose me flatter que vous participerez à l'événement qui vient de m'arriver et qui est d'autant plus fâcheux qu'il était plus inattendu. J'avais permission de rester chez moi jusqu'au mois de mai prochain. J'ai anticipé sur mon congé et j'ai quitté ma famille pour pouvoir solliciter à Paris la décision de l'affaire de la Pépinière pour laquelle vous avez daigné vous intéresser. Monseigneur l'archevêque de Toulouse m'avait honoré d'une lettre de recommandation auprès de M. le Contrôleur général, de sorte que je ne pouvais guère douter du succès, quand, en cherchant dans les cartons, l'on n'a rien trouvé de relatif à cette affaire ; je me suis transporté au Contrôle général et, en feuilletant dans l'enregistrement, je n'ai rien trouvé qui puisse indiquer que les pièces relatives à cette affaire soient parvenues. Nos intentions me sont trop connues pour pouvoir douter que cela ne soit arrivé par la mort de M. Rousseaux. M. le Contrôleur général, touché du tort que ce retardement nous cause, vous rendu la liberté de nous accorder les avances que nous sollicitions cet hiver, que votre bonté voulait nous accorder, mais qu'une lettre trouvée de M. le Contrôleur général vous a empêché de réaliser ; vous recevrez la lettre du ministre la poste suivante et j'aurai l'honneur de vous adresser un mémoire relatif. M. le comte de Brienne a accueilli favorablement ma demande pour la nomination de mon frère Lucien au séminaire d'Aix. J'ose me flatter, monsieur, que vous daignerez honorer de vos bontés une famille qui, par son attachement et la reconnaissance des bontés que vous avez bien voulu lui témoigner, se flatte de la mériter. BUONAPARTE. (Paris, novembre 1787[5].) Monseigneur, Letizia Ramolino, veuve de Buonaparte, d'Ajaccio, a l'honneur de vous exposer : que, par le contrat que feu son mari a passé avec le Roi pour l'établissement d'une pépinière de mûriers en 1782, elle devait commencer sa distribution en 1787 ; que, pendant cet intervalle de cinq années, elle devait toucher la somme de 8.500 livres à titre d'avance, plus la valeur de la greffe d'un sol par arbre comme elle a été réglée aux États de 1783 ; son contrat fut résilié en mai 1786, qu'à cette époque l'on cessa de lui continuer des avances : c'était une suite de ce qu'elle n'avait plus de plantation à faire. Pour remplir ses engagements, sur la foi d'un contrat public, elle fit comme à l'ordinaire sa plantation, comptant, dans le courant de l'année, toucher la partie des avances échue cette année, mais son étonnement fut extrême, quand, en les sollicitant, M. l'intendant lui fit part de l'impossibilité où il était de les lui faire toucher : elle lui représenta avec force le tort que l'on lui ferait et il vous souviendra, Monseigneur, que, convaincu par ses raisons, vous aviez déjà ordonne que l'on dressât les ordonnances quand l'on trouva une prohibition du ministre. La suppliante, du moment qu'elle a vu le retardement que les circonstances produiraient dans son affaire des indemnités, s'adressa à Monseigneur le Contrôleur général et obtint qu'il vous fût rendu la liberté de suivre votre justice. Elle a donc l'honneur de vous solliciter de suivre la règle qu'elle vous prescrira et est persuadée d'une issue favorable. S'il fallait solliciter une nouvelle marque des bontés qu'il vous a plu lui témoigner en différents événements, peut-être y aurait-elle aujourd'hui quelque titre de plus : la nature de l'affaire, un sujet lésé dans une entreprise faite par patriotisme, le grand nombre de démarches qu'elle a été obligée de faire, les inquiétudes qu'elle a eues pour obtenir une justice qui ne lui est pas encore rendue. Sans doute que, si elle en eût prévu toutes les difficultés, elle eût abandonné, dès sa naissance, la sollicitation d'une affaire, conséquente peut-être pour elle, mais où, enfin, il ne s'agissait que d'une somme d'argent qui ne compense jamais de l'espèce d'avilissement qu'éprouve un homme de reconnaître à chaque moment sa sujétion. La suppliante n'a touché à titre d'avance que 5.800 livres, tandis qu'à la fin de 1785, elle en eût dû avoir touché 7.350, ce qui fait 1.550 livres qui lui sont dues pour compléter la somme des avances échues avant la résiliation du contrat, plus la greffe des arbres existant dans la pépinière, c'est-à-dire 1.500 livres. Dans ce moment, elle sollicite donc le déboursement de 3.800 francs, somme qui, jointe aux avances antérieures, la suppliante se trouvera redevable de 8.850 francs. Quels seront donc ses moyens de remboursement ? Eh ! rien qu'avec les sujets existant actuellement dans sa pépinière, elle a l'équivalent de 9.000 livres. Ces indemnités, l'intention du gouvernement est de lui en donner ; le point de vue favorable sous lequel vous l'aurez présentée, comme vous avez eu la bonté de le lui promettre, finit de donner sur cette affaire des probabilités suffisantes ; ils ne peuvent pas, à la vérité, constituer un titre pour solliciter des avances, mais bien peuvent servir de sûr garant à M. de la Guillaumie pour le remboursement d'icelles... Vous aurez autant qu'il est en vous, réparé les fausses spéculations de votre prédécesseur, vous aurez fait du bien à une famille en suivant les règles de la justice la plus stricte ; de pareilles occasions n'arrivent pas tous les jours. Monseigneur, profitez-en. Et, si la suppliante reconnaîtra par la plus vive reconnaissance vos bontés, vous, Monseigneur, lui devrez l'occasion offerte qui ne vous fera jamais penser à cette famille sans éprouver un contentement intérieur... Paradis de l'homme juste. La suppliante et pour madame sa mère, BUONAPARTE, officier d'artillerie. En même temps qu'il sollicitait pour sa mère l'affaire de la Pépinière, Napoléon demandait pour lui-même une prolongation de congé qu'il obtenait pour six mois à la date du 1er décembre, ainsi que le prouve cette pièce[6]. M. de Gribeauval demande une prolongation de six mois sans appointements à compter du 1er décembre pour le sieur de Buonaparte, second lieutenant au régiment de La Fère. Il a le plus grand intérêt à aller assister aux délibérations des États de Corse, sa patrie, pour y discuter des droits essentiels à sa modeste fortune et pour lesquels il est obligé de sacrifier les frais du voyage et du retour ; ce qu'il ne se déterminerait pas à faire sans une nécessité absolue. Il était temps peut-être que Napoléon repartit. En sa vie la femme venait d'apparaître[7] ; jusque-là, ç'avait été la claustration des écoles militaires, autrement sévères pour les sorties que les modernes écoles ; ç'avait été la vie à Valence où chacun se connaissait, où nul jeune officier ne devait s'émanciper sous peine de se voir fermer les bonnes portes, puis la vie à Ajaccio, plus tenue et plus renfermée encore. Pour la première fois, il était en liberté, en indépendance à Paris, et Paris c'est la femme qui le fait Paris. Une odeur de femme l'emplit et grise les cerveaux provinciaux. Le Palais-Royal attire le Monde par le prestige murmuré aux oreilles masculines de ses sérails, Bonaparte y vient de force : C'est, dit-il, pour une expérience philosophique. On sent en lui le frémissement devant l'inconnu féminin qu'il désire, qu'il veut, qu'il tient. Il a dix-huit ans, et des sens, et il a toujours été chaste. Mais à peine tombé, il se relève[8]. Un combat se livre en lui ; la Patrie, à laquelle il se doit tout entier, le réclame ; l'amour n'a rien à voir avec lui. Il le dit, mais vainement entasse-t-il les raisonnements et les aphorismes ; vainement s'échauffe-t-il en philosophie, on sent que, en ce Paris, où elle règne, la femme l'environne, l'assiège, l'étreint ; que, pour résister au goût qu'il prendrait volontiers pour elle, il est contraint à de singuliers efforts de volonté ; que, en toutes ses pensées, en tous ses rêves, la femme, tentatrice des chastes, apparaît et qu'il l'exorcise avec des raisonnements à la Rousseau, comme les cénobites du désert avec les magiques incantations. |
[1] Souvenirs à l'usage des habitants de Douai, ou notes pour servir à l'histoire de cette ville usjues et inclus l'année 1821. Douai, 1822, in-8°.
[2] Ap. Pichot, Napoléon à l'île d'Elbe, Paris, 1871, in-8°, p. 189.
[3] Coston s'était contenté de dire que les officiers avaient été logés au Pavillon, d'indiquer les maisons où ils avaient pu être reçus, de citer une anecdote où le lieutenant-colonel d'Urtubie et le lieutenant Bonaparte jouaient chacun leur tôle, mais tout récemment la Revue du Nord (numéros des 15 avril, 1er mai et 15 mai 1894) a publié des articles de MM. Théophile Denis et M. Hécart, qui m'ont amené à cette discussion : M. Th. Denis affirme sans citer d'ailleurs aucun document que Bonaparte logea au Panier fleuri, rue Saint-Éloi, n° 30, pendant une nuit et arrêta ensuite une chambre au n° 28 de la rue du Clocher-Saint-Pierre. Il cite une Mme Desmarest qui était voisine de Bonaparte ; il raconte que Bonaparte voulut monter à Douai dans le ballon de l'aéronaute Blanchard et tient cette anecdote de Mme Houzé de l'Aulnoit, qui, disait-elle, avait été témoin oculaire ; il affirme que Bonaparte, sur l'ordre d'un inspecteur général d'artillerie, dut prendre des leçons de dessin d'un M. Caullet, professeur de dessin de l'École du gouvernement ; il dit que Bonaparte laissa en partant une dette de douze sols chez sa blanchisseuse Mme Fraizé. M. Hécart à son tour raconte une anecdote relative à des arrêts infligés au lieutenant Bonaparte le 31 octobre 1786. Dans tout cela, je n'ai pas trouvé une pièce qui ait modifié ma conviction, qui ait pu infirmer l'assertion si précise, si nette, si désintéressée de Bonaparte lui-même. Et tout ce que j'ai pu admettre à l'état d'hypothèse peu soutenable, c'est que Bonaparte aurait pu se trouver à Douai, durant une dizaine de jours, en octobre 1787.
[4] C'est M. Iung lui-même (II, 179) qui a publié le premier cette lettre en donnant comme source : Archives du ministère de la Guerre et en indiquant la date du 9 novembre 1787.
[5] Ce mémoire a été aussi publié par Iung, I, 311, d'après les Archives de la Guerre.
[6] Iung I, 182. Avec indication Ms. Archives de la Guerre et daté du 7 septembre 1787.
[7] Voir, ci-après, manuscrit n° IV.
[8] Manuscrits n° V et n° VI.