NAPOLÉON DANS SA JEUNESSE

 

1769-1793

§ 7. — À L'ÉCOLE MILITAIRE DE BRIENNE (19 MAI 1779. - 30 OCTOBRE 1784).

 

 

Le dernier lien qui rattache Napoléon à sa famille et à sa patrie vient d'être rompu. En quittant Autun, il perd son frère Joseph qu'il aime profondément et dont il est profondément aimé. J'étais tout en pleurs, a dit Joseph en racontant cette séparation[1]. Napoléon ne versa qu'une larme qu'il voulut en vain dissimuler. L'abbé Simon, sous-principal, témoin de nos adieux, me dit après son départ : Il n'a versé qu'une larme, mais elle prouve autant sa douleur de vous quitter que toutes les vôtres.

Il allait être seul, vivre seul, au milieu des ennemis de son pays, des conquérants de sa patrie. Il arrive, sachant à peine leur langue, ignorant leurs usages et leurs façons. Il y doit souffrir de tout, au moral comme au physique, car ne faut-il pas compter, pour un enfant du soleil, la douleur de cet exil aux pays froids et pluvieux de Champagne ?

L'école où il entre vers le 14 ou le 15 mai 1779 — si l'on s'en tient à son dire — est tenue par des religieux minimes, des bonshommes, comme on les appelle à Paris ; c'est le seul collège royal qu'ils aient ; La Flèche est aux doctrinaires ; Pont-à-Mousson aux chanoines réguliers ; Pontlevoy, Sorrèze, Auxerre, Tiron, Rebais, Beaumont-le-Roy aux bénédictins : les bonshommes n'ont que Brienne et, encore, pour y pourvoir à l'éducation des enfants que le Roi leur confie, sont-ils obligés de faire appel à des professeurs du dehors. Le nombre de leurs élèves est de cent dix environ : cinquante sont élèves du Roi qui paye pour chacun d'eux 700 livres sur les fonds de l'École militaire : moyennant cette pension[2], les supérieurs doivent loger leurs élèves chacun dans une chambre séparée, les nourrir, leur fournir par année deux habillements uniformes, habit bleu avec parements, veste et culotte rouge[3], leur enseigner ou leur faire enseigner diverses matières et les entretenir sains ou malades sans pouvoir demander aucune augmentation de pension. Ils fournissent les livres, le papier, l'encre, les plumes, les instruments de mathématiques, les prix et récompenses et même les menus plaisirs, lesquels sont fixés à vingt sous par mois pour les élèves jusqu'à l'âge de douze ans et à quarante sous pour les élèves de douze ans et au-dessus[4]. Nul enfant ne peut recevoir de sa famille ou du dehors ni livres, ni vêtements, ni argent. Le trousseau à l'entrée est fourni par les parents. Il se compose d'un surtout en drap bleu, d'un habit de drap bleu à collet à la jésuite, à parements rouges fermés par de petits boutons blancs, comme ceux de l'habit, deux vestes bleues, deux culottes noires, douze chemises, douze mouchoirs, six paires de bas, six bonnets de nuit, deux peignoirs, deux chapeaux, deux paires de souliers, deux peignes, un ruban de queue et un sac à poudre.

Le personnel du collège est formé par douze religieux qui enseignent les humanités et qui, pour l'étude des mathématiques, se sont adjoints des maîtres laïques. Ce sont des laïques également qui professent les langues étrangères, l'écriture, le dessin, l'escrime et la danse.

Le principal de l'école militaire était un nommé Louis Berton, originaire de Brienne, qui, après de bonnes études, s'était par coup de tête engagé dans le régiment du Roi, puis avait laissé l'uniforme, était entré aux Minimes et s'était voué au professorat dans sa ville natale.

Selon certains renseignements[5], il aurait débuté ailleurs et aurait été envoyé à Brienne pour y rétablir la discipline ; Bonaparte le petit corse aurait eu affaire à lui à propos d'une chanson que les collégiens venaient à neuf heures du soir chanter sous les fenêtres du recteur. De là, une rancune qu'aurait eue Napoléon des trois jours d'arrêt qui lui auraient été infligés : Premier consul, il aurait manifesté cette rancune en refusant à Berton de le laisser comme principal à Compiègne, disant : Il est trop dur, et l'aurait fait envoyer à Reims.

Cela est faux, et voici la vérité : Berton, après la dispersion des Minimes et la suppression du collège, avait eu le titre de vicaire général de l'évêque constitutionnel de Sens et avait continué à s'occuper d'éducation. Dès que le Prytanée fut en exercice, le Premier Consul l'appela à la direction du collège de Compiègne, à la place de Crouzet passé à Saint-Cyr, et il eut soin de faire suivre son nom à l'Almanach national (an X) de cette mention : ancien directeur de l'école militaire de Brienne. L'humeur qu'il témoigna lorsque, le 25 juin 1801 (5 messidor IX), il vint visiter le collège ne tenait point à Berton. Il le laissa fort tranquille à Compiègne les deux années suivantes et ce ne fut que, lorsque le 6 ventôse an XI (25 février 1803), il eut par arrêté érigé le collège de Compiègne en école des Arts et Métiers qu'il appela Berton à d'autres fonctions. Dès le 1er floréal an XII, il le replaça proviseur au lycée de Reims, mais, quelque bienveillance que Napoléon eut conservée pour son ancien maître, il était des questions sur lesquelles il ne pouvait transiger et, à la fin de 1808, la mauvaise administration de Berton amena sa destitution. Le pauvre homme n'avait point la tête solide. Il la perdit tout à fait, refusa tout aliment et mourut le 20 juillet 1811 après un jeûne de quarante-deux jours[6].

Un autre minime, Bouquet aîné[7], professeur de seconde à Brienne, suivit la fortune de Berton et l'accompagna d'abord à Compiègne, puis à Reims. Il disparaît avec lui en 1808.

 

Le professeur de mathématiques[8], qui, a dit Napoléon, l'avait distingué au point de lui donner des soins particuliers, était un certain père Patrault dont la carrière, par la suite, fut aussi étrange que celle de Berton. Peu après que Napoléon eût quitté Brienne, le père Patrault, sécularisé, entrait, paraît-il, dans la maison de l'archevêque de Sens, M. de Loménie, et était chargé de la gestion de ses bénéfices. A la Révolution, il resta près de son patron, qui, comme on sait, prêta le serment constitutionnel et n'échappa pourtant que par une mort subite au tribunal révolutionnaire. On prétend que Patrault l'aida. Ensuite, Patrault aurait été chargé de la garde des deux filles de Mme de Loménie, nièce de l'archevêque, lorsque celle-ci périt sur l'échafaud[9].

Il aurait voulu en faire de simples paysannes afin de les marier à deux de ses neveux, mais Bonaparte, devenu général en chef de l'Armée de l'Intérieur, aurait contraint Patrault à les rendre à leur tante, Mme de Brienne.

Au début de la campagne d'Italie, Patrault vient rejoindre son ancien élève qui l'accepte comme une sorte de secrétaire, puis le fait employer par les fournisseurs, et enfin le nomme directeur des domaines nationaux. Patrault s'y débrouille, revient à Paris les mains garnies, joue, gagne, fait une fortune, mène la grande vie. Il a son hôtel à Paris, sa maison de campagne à Suresnes, et mange tout ce qu'il a gagné. Il s'imagine que Bonaparte, devenu consul, le tirera d'affaire ; mais, information prise, et sachant la vie qu'a menée le père Patrault, Bonaparte refuse de le voir, lui fait seulement acheter une quantité d'orangers qu'il a dans sa maison de Suresnes (12 mai 1801) et qu'on transporte à Malmaison sans savoir où on les mettra l'hiver. Il lui sert plus tard, dit-on, une pension alimentaire.

 

Le père Dupuy, professeur de grammaire, est un des maîtres auxquels Napoléon resta le plus vivement attaché. Il le consulta diverses reprises sur ses travaux littéraires et l'on trouvera, plus loin, les lettres très étudiées et fort détaillées que répondit Dupuy ; retiré à Laon en 1789 le minime traversa la Révolution sans trop d'encombre ; dès le début du Consulat, il fut appelé près du Premier Consul et reçut le titre honorifique de bibliothécaire de Malmaison avec un traitement annuel de 3.600 francs. Il paraît que Dupuy fort connaisseur en vins s'occupait beaucoup moins de ses livres que d'acheter sur pied, autour de Malmaison, les récoltes de certains vignobles qui aux mains de leurs propriétaires eussent donné du vin de Suresnes et qui entre ses mains fournissaient une boisson ressemblant fort à du Champagne. Lorsque Dupuy mourut au commencement d'octobre 1807, l'Empereur était à Osterode. Dès la nouvelle reçue, il écrit à l'Impératrice : Parle-moi de la mort de ce pauvre Dupuy ; fais dire à son frère que je veux lui faire du bien.

Il faut citer encore, parmi les maîtres de Napoléon, le père Berton, cadet professeur de rhétorique, le père Kelb, professeur de langue allemande et de mathématiques et le père Lemery, qui faisait aussi un cours de mathématiques[10], ces divers noms n'ont point encore été retrouvés dans les comptes de Napoléon.

Quant à Pichegru, il a pu donner à Napoléon quelques répétitions, pendant qu'il était employé à Brienne comme maître de quartier. L'Empereur lui-même en a témoigné[11]. Pichegru, neveu d'une sœur hospitalière chargée de l'infirmerie au collège que tenaient les Minimes à Arbois y avait été l'élève du père Patrault ; et, lorsque les Minimes de Champagne firent appel à leurs maisons de Franche-Comté pour fortifier les études à Brienne, Patrault, la sœur hospitalière et le jeune Pichegru furent de la nouvelle colonie. Le futur général continua ses études sous le père Patrault qui le fit nommer maître de quartier, mais bientôt il s'ennuya, et pris de goût pour la vie militaire, il s'engagea le 30 juin 1780 au Régiment de Metz[12]. On peut donc admettre, malgré l'assertion contraire de Rabbe[13], que pendant une année, lorsque Napoléon n'avait encore que dix ans, Pichegru a pu lui enseigner les mathématiques[14].

 

Il est encore un nom qu'on inscrit ici, bien qu'on ne le rencontre dans aucun des ouvrages publiés jusqu'à présent sur l'école de Brienne, mais le témoignage semble à ce point formel qu'il faut au moins le signaler. On affirme que en dehors des Minimes, Napoléon eut pour professeur M. Hanicle, capitaine de chevau-légers et chevalier de Saint-Louis. Le général de Montholon écrivait de Boulogne-sur-Mer le 28 septembre 1852, au fils de cet officier, devenu curé de Saint-Severin[15] : Parmi les souvenirs de sa  première jeunesse, celui du capitaine Hanicle, votre père, était resté gravé dans sa mémoire avec un vrai sentiment d'estime et d'affection, comme ayant été un des bons officiers spécialement chargés de son éducation à l'école de Brienne et il comparait le caractère de cet officier à celui du maréchal Sérurier. Il se rappelait en particulier avoir été mis par lui aux arrêts pour avoir frappé violemment sur le pied d'un de ses camarades avec une petite bêche qui lui servait à faire des redoutes en terre, travail que ce camarade avait détruit d'un coup de pied[16].

Faut-il penser que, dans les écoles de province, quelques officiers avaient été adjoints pour l'éducation militaire aux moines chargés de l'instruction littéraire ou scientifique ? En tous cas, jusqu'ici, l'on n'a point trouvé trace officielle d'une telle adjonction.

 

A l'école de Brienne, l'instruction religieuse était donnée par l'aumônier, le père Charles, dont les leçons auraient, paraît-il[17], laissé assez de traces en l'esprit de Napoléon pour que, plus tard, passant à Dôle et sachant que le père Charles y était retiré, il ne manquât point d'aller le visiter. On ajoute que, devenu Premier consul, il aurait adressé à ce prêtre le brevet d'une pension de 1.000 francs avec une lettre autographe où il lui disait[18] : Je n'ai point oublié que c'est à votre vertueux exemple et à vos sages leçons que je dois la haute fortune où je suis arrivé. Sans la religion il n'est point de bonheur, point d'avenir possible. Je me recommande à vos prières. On prétend encore que, relayant à Dôle, lorsqu'il allait à Genève se mettre à la tête de l'armée de réserve, il aurait fait appeler le père Charles qui aurait été si profondément touché de cette attention que, au milieu de ses larmes de joie, il n'aurait pu dire à son ancien élève que ces mots : Vale prosper et regna.

Pourtant, il semble que ce n'est point le père Charles qui a fait faire sa première communion à Napoléon. Selon une tradition répandue à Brienne, le curé de la ville avait revendiqué les élèves de l'école comme ses paroissiens et, ayant eu gain de cause devant l'évêque, avait exigé, pour constater son droit curial, que deux élèves par promotion fissent leur première communion à la paroisse au lieu de la faire à la chapelle de l'école. On ajoute que lorsque le temps en fut venu pour lui, Napoléon fut un de ces deux communiants ; que, ce jour-là, il dîna à la table du curé et se trouva fort bien d'un menu autre que celui du collège. Il est certain que Napoléon, sans cet incident, n'aurait guère eu occasion de connaître le curé de Brienne, dont pourtant il avait gardé souvenir ; car, en 1805, allant au couronnement de Milan et passant à Brienne, il demanda de ses nouvelles, s'étonna de ne le point voir à sa réception et, sur les explications du vicaire, l'abbé Legrand, il éleva la cure de Brienne à la première classe durant la vie de l'abbé Geoffroy.

On cite une anecdote au sujet du maître d'écriture qu'aurait eu Napoléon à Brienne. On dit[19] que, au début de l'Empire, à Saint-Cloud, un homme âgé et pauvre s'adressa à Duroc pour obtenir une audience ; que, mis en présence de l'Empereur, il se fit reconnaître comme son ancien maître d'écriture. Le bel élève que vous avez fait là, lui aurait dit Napoléon, je vous en fais mon compliment, il l'aurait congédié avec de bonnes paroles et lui aurait fait adresser le brevet d'une pension de 1.200 francs. Il y avait, semble-t-il, trois professeurs d'écritures enseignant simultanément à Brienne : Merger, Leclerc et Gaspard de France. Aucun de ces noms ne s'est retrouvé jusqu'ici dans les registres de dépenses.

Pourtant, il n'est guère probable que le maître d'écriture ait été oublié lorsqu'on constate que le portier de l'école ne l'a point été. Le nommé Hauté, que l'on trouve portier à Malmaison, aux gages de 600 francs par an, qui reçoit à diverses reprises des gratifications personnelles de l'Empereur, est le même Hauté qui gardait la porte à Brienne. On raconte que, un jour de fête où Napoléon commandait le poste des élèves, la femme Hauté voulut forcer la consigne et, comme on l'empêchait d'entrer, se répandit en invectives. Éloignez cette femme qui apporte ici la licence des camps, dit sévèrement Bonaparte. On voit qu'il ne lui avait pas gardé rancune[20].

 

Pour les camarades de collège de Napoléon, on voudrait pouvoir présenter une liste complète, mais cette liste prendrait des proportions démesurées, puisqu'il faudrait y comprendre, non seulement les élèves des cinq promotions qui ont été nommées par le Roi, mais aussi les pensionnaires payants. Il est certainement beaucoup de ces jeunes gens avec qui Napoléon n'a point conservé de relations, mais que sait-on ? Étant donné ce qu'on a retrouvé déjà, il est permis de penser qu'il n'est guère des anciens camarades de l'Empereur, qui, s'ils ont fait appel à sa mémoire, n'aient trouvé sa générosité toute prête.

Les deux plus célèbres, ceux qui ont une part à la gloire de son règne et méritent plus particulièrement l'attention sont certainement Gudin et Nansouty[21]. Gudin (Charles-Etienne César de Gudin), né à Montargis le 13 février 1768, sous-lieutenant au régiment d'Artois-infanterie en 1784, est général de brigade en l'an VII, grand officier de la Légion en 1807, comte de l'Empire en : 808, gouverneur de Fontainebleau et Grand Aigle en 1809. Il est tué le 18 août 1812 à Valontina. L'Empereur transmet à son fils aîné ses dotations de 70.000 francs de rente (non compris le mont de Milan), accorde à son fils cadet le titre de baron, avec une dotation de 4.000 francs de rente ; fait à sa veuve, Mlle Creutzer, outre une pension de 12.000 francs sur le domaine extraordinaire, une pension particulière de 24.000 francs sur la petite cassette.

Champion de Nansouty n'a pas été moins bien traité. Né à Bordeaux le 30 mai 1768, élève de Brienne, puis de l'Ecole Militaire, sorti en 1785 comme sous-lieutenant dans Bourgogne-infanterie[22], où son père avait honorablement servi, il obtint en 1788 une compagnie de cavalerie, sans doute par la protection de Mme de Montesson dont il était le neveu. Il n'émigra point, fut lieutenant-colonel en 1792, chef de brigade en l'an II, général de brigade en l'an VII, et général de division le 3 germinal an XI. Dès la formation de la Cour, il fut nommé premier chambellan de l'Impératrice à 30.000 francs par an, position qu'il échangea plus tard contre celle de premier écuyer de l'Empereur. Il fut accablé de bienfaits ; reçut en diverses occasions 53.728 francs de dotation annuelle, divers présents dont quelques-uns de 100.000 francs ; fut grand officier de la Légion en l'an XIV, Grand Aigle en 1807, comte de l'Empire en 1808, élevé enfin à la dignité de colonel général des dragons, le 16 janvier 1813[23]. En 1814, il commande la cavalerie de la Garde et a comme tel un traitement de 54.000 francs. Comment cet officier général quitte-t-il l'armée en pleine guerre, le 10 mars 1814, sous prétexte de santé ? Comment, surtout, est-il le premier des officiers généraux de toute l'armée qui envoie son adhésion au Gouvernement provisoire[24] ? Peut-être s'expliquera-t-on ces deux faits si l'on se souvient que M. de Nansouty avait épousé Mlle Gravier de Vergennes, cousine de M. le Baron Pasquier et sœur de Mme de Rémusat, laquelle fut, comme on sait, la première femme qui, à Paris, arbora la cocarde blanche.

 

Après Gudin et Nansouty, le plus connu des camarades de Bonaparte est certainement Fauvelet de Bourrienne, qui, au collège, était appelé Villemont de Bourrienne. Son nom, en réalité, était Fauvelet ; il était d'une famille de bourgeoisie de Sens qui se disait anoblie en 1640, mais qui ne pouvait faire de preuves[25]. Bourrienne n'était point élève du Roi, mais pensionnaire. On sait quelle fut sa carrière : comment, après avoir tâté de la diplomatie révolutionnaire, il refusa de revenir en France et devint suspect à la fois aux émigrés qui voyaient en lui un espion et au gouvernement républicain hors la loi duquel il s'était mis. Rentré on France, fort misérable, il eut la bonne fortune que Bonaparte, général en chef de l'armée de l'Intérieur, se souvint de lui et se l'attachât comme secrétaire particulier. Bourrienne suivit désormais son ancien camarade en Italie, en Égypte, au Luxembourg et aux Tuileries, mais, alors qu'il pouvait aspirer à tout, qu'il était déjà secrétaire du Premier Consul et conseiller d'État, son goût pour l'argent le perdit. Il se mêla à de vilaines affaires, se ht donner des fournitures par le ministre de la Guerre, et, pris dans des banqueroutes, refusa de payer. On plaida, la vérité parut et Bonaparte enleva la direction de son cabinet à Bourrienne. Mais il l'employa encore à lui rédiger des bulletins de police ; puis, par un excès de bonté, l'envoya ministre à Hambourg. Là, nouveaux tripotages où se perdit un maréchal d'Empire. A Bourrienne, l'Empereur pardonna encore. Il lui pardonna toujours et malgré tout, — non qu'il le craignit, comme on a dit, mais il l'avait aimé.

 

Des autres compagnons de Napoléon bien peu qui aient marqué : cela s'explique. La plupart de ceux qui étaient gentilshommes émigrèrent à la Révolution, allèrent mourir obscurément à l'étranger, ou périrent les armes à la main à l'armée de Condé et à Quiberon. Plusieurs, rentrés au Consulat, trouvèrent accueil aux Tuileries : ainsi Hédouville, le frère du général, successivement secrétaire d'ambassade à Rome et ministre plénipotentiaire près le Prince Primat ; Lelieur de Ville-sur-Arce nommé par l'Empereur intendant général des Parcs et Jardins de la Couronne[26] ; Calvet-Madaillan, député de l'Ariège en 1809, légionnaire en 1811, baron en 1813 ; Marescot de la N'eue, frère du général de Marescot, lieutenant-colonel du génie et plus tard député.

Parmi ceux qui n'émigrèrent pas et qui furent employés soit dans le civil, soit dans le militaire, d'abord Bourgeois de Jessaint, le préfet modèle, préfet de la Marne de 1800 à 1839, à ce point vénéré dans son département que nul des gouvernements qui se succédaient n'eût osé toucher à lui et que ses administrés conservent encore pour sa mémoire un souvenir religieux ; Napoléon le nomma d'emblée préfet, bien qu'il n'eût rempli jusque-là d'autre fonction que celle de maire de Bar-sur-Aube ; il le fit légionnaire en l'an XII, baron de l'Empire en 1809 avec dotation de 4000 francs, officier de la Légion en 1811 et commandant en 1815[27]. Puis, Bonnay de Breuille qu'on trouve à Brienne en 1779 et qui, capitaine en 1792, eut à Jemmapes le mollet emporté : simple adjudant de place à Hesdin en l'an VII, il se recommande au Premier Consul qui, en l'an XI, le nomme chef de brigade, le fait légionnaire en l'an XII et l'appelle successivement à commander les places de Thionville et de Nimègue.

On trouvera certainement d'autres rapprochements à faire ; sans doute, c'est en souvenir de Brienne, que l'Empereur désigne pour un de ses pages, M. de Dreux Brézé, fils du grand maître des cérémonies de la royauté, son ancien camarade, et le 18 germinal an XIII lorsque Mailly, desservant de Chalette, se rappelle ainsi que son frère, comme condisciples au souvenir de l'Empereur Napoléon se rappelle aussitôt ces trois Mailly qu'il a connus à Brienne, les fils du bailli du lieu, et il fait écrire en marge : Renvoyé à M. Portalis pour placer ce desservant comme curé.

En 1807, lorsqu'il passe à Bar, un de ses anciens condisciples, M. de Longeaux, se présente à sa voiture, très ému, dit-il lui-même, mais très décidé à se faire reconnaître. L'Empereur ne lui en laisse pas le temps ni la peine. Vous êtes de Longeaux, lui dit-il ; que faites-vous ? Que voulez-vous ?Servir Votre Majesté. — Je penserai à vous. Les chevaux partent au galop et Longeaux reste bouche bée. Six mois après il était bien placé dans l'administration des vivres[28].

On a avancé[29] que, général de l'armée de l'Intérieur, il n'avait donné qu'une misérable place d'inspecteur aux vivres à un certain M. de Rey, son camarade, parce que celui-ci n'avait pu prendre sur lui de ne point le tutoyer : M. de Rey qui avait à peine connu Bonaparte, car il était entré à Brienne en 1784, l'année même où Napoléon en sortait, venait de combattre contre les armées républicaines à Lyon où son père, cordon rouge, avait exercé un grand commandement, et ce n'était point déjà si ordinaire de se compromettre pour un tel camarade[30].

Napoléon fut-il un élève brillant ? Il ne le semble pas. Il n'avait point seulement à apprendre comme ses camarades les matières du cours d'études, il fallait d'abord qu'il apprit la langue dans laquelle on les lui enseignait et, à cette langue, il fut longtemps rebelle. Ce n'était point seulement sa prononciation qui demeurait italienne lorsqu'il s'agissait de noms ou de mots italiens ou latins — son propre nom par exemple, prononcé par lui à l'italienne Napoiglioné, dont ses camarades faisaient la paille au nez —, mais c'étaient ces sons même traduits en écriture. Il ne peut s'habituer à l'u français et l'écrit ou. Il ne peut familiariser sa plume avec les fantaisies orthographiques devenues légales en France. En tout ce qui est Lettres, il est inférieur, parce qu'il demeure étranger. En sciences abstraites au contraire, il arrive presque du premier coup à la compréhension des problèmes, car ce sont là des vérités générales, indépendantes du temps et de l'espace et qui en tout pays demeurent semblables. Obligé à plus de travail que qui que ce soit pour ne point rester en arrière, il lit infiniment, fatigue de ses demandes réitérées l'élève chargé de la bibliothèque, ne joue pas, vit solitaire durant les récréations et ne paraît avoir eu de relations un peu intimes qu'avec Bourrienne[31].

On a accusé ses sentiments. On a dit qu'il ne se montrait pas Français. Comment l'eût-il été ? Qu'on imagine un enfant de Lorraine, né en 1871, brusquement transporté en 1880 dans une école militaire de la Prusse, élevé aux frais de l'Empereur d'Allemagne, destiné à porter l'épée comme officier allemand, non parce qu'il a choisi ce métier, mais parce que c'est là la seule profession qui lui soit ouverte, qu'il puisse prendre sans déroger, et pour laquelle l'Etat donne aux gentilshommes pauvres l'éducation gratuite ; qu'on voie cet enfant entouré uniquement de petits Prussiens, qui ignorent sa langue et sont disposés à faire de lui leur souffre-douleur, car il est un étranger, il est un vaincu, et les enfants sont lâches[32]. Il sait que les pères de ces enfants avec qui il est condamné à vivre, ont conquis son pays par ce qui lui semble l'abus le plus odieux de leur force, qu'ils ont massacré ses concitoyens, ravagé ses biens, aboli l'indépendance de sa patrie, et il devrait faire bon visage et s'enorgueillir de la livrée de servitude dont il est revêtu ! Mais, est-ce bien une patrie, la Corse, disent les rhéteurs, et la Corse n'est-elle point trop heureuse d'avoir été conquise par une nation telle que la France ? C'est ce que les petits Prussiens disent à l'enfant lorrain, et n'ont-ils point raison puisqu'ils ont été les plus forts et que c'est la force qui décide ? Il n'est point de petite patrie. Si petite soit-elle ou si grande, il suffit que l'amour qu'on lui porte emplisse le cœur. Lacédémone, qui est un village, occupe tout entier le cœur de Léonidas et ne l'emplirait pas mieux si c'était un monde comme l'Amérique ou la Russie. Il n'importe ni que la patrie soit grande, ou riche, ou belle, il suffit qu'elle soit la patrie, et ce qui, en d'autres, refroidirait le désir, échauffe l'amour chez ses fils.

Et si, cet amour, on le persécute et on le tourne en risée ; si tout ce qui, chez l'enfant, rappelle la patrie est prétexte à risée, ses façons, sa tournure, son accent ; si tout est combiné, dans cette école-prison, pour offenser sa sensibilité, révolter ses goûts, infliger à son corps même, son corps de méridional déporté à cent lieues dans le Nord sous un climat froid et humide, des continuelles et cruelles souffrances ; si, avec cela, l'âme est fière, repousse la pitié et ne sait point les mots qui servent aux plaintes, quoi d'étonnant que l'enfant se replie sur lui-même, ne vive plus que pour sa pensée et son rêve, se refuse aux jeux et aux camaraderies — si elles se présentent — s'absorbe dans un travail solitaire, pour lequel il refuse même la direction des professeurs, eux aussi des ennemis. Pour résister à une telle vie, pour ne point céder au mal du pays qui affecte certains de ces êtres au point qu'ils en meurent, il n'y a que la dissipation qui peut convenir aux âmes faibles et lâches, ou le travail qui seul peut sauver les âmes fortes.

Bonaparte travaille donc beaucoup, et, en ce qui concerne les lettres, travaille seul[33]. Mais il ne faut point admettre la légende suivant laquelle il travailla tellement que sa santé en fut altérée et que sa mère inquiète vint à Brienne pour l'en retirer[34]. On n'a point de certitude que Mme Bonaparte soit venue en France à cette époque, et bien des raisons peuvent faire douter qu'elle ait fait ce grand voyage ; quant à la phrase que l'on prête au père Patrault : que sa mère devait le retirer parce qu'il perdait son temps depuis six mois, vu qu'aucun de nous n'a plus rien à lui enseigner qu'il ne sache, elle est de celles qu'un maître ingénieux invente après coup pour se faire bien venir.

Napoléon réussissait en sciences mieux qu'en lettres, mais il n'était point un mathématicien à proprement dire, et si, à cette époque, son professeur n'avait plus rien à lui apprendre, il faut avouer qu'il savait peu de chose.

Napoléon n'a point eu durant ses études de succès exceptionnels. Cela tient sans doute, comme l'a dit Bourrienne[35], à l'ignorance de ses maîtres.

 

Les Palmarès de l'École n'existant point, on ne peut opposer aux légendes que les témoignages de Bourrienne, de Bourgeois et de l'anonyme anglais. Mais si l'on n'a point la liste des élèves couronnés, on trouve du moins certaines indications utiles dans les brochures imprimées chaque année sous le titre Exercices publics des élèves de l'École Militaire de Brienne.

En 1780, les exercices sont présidés par Monseigneur Claude Mathias Joseph de Barral, évêque de Troyes, abbé comte d'Aurillac. Il n'est point à penser que le souvenir de ce Barral, mort en 1791, ait pu inspirer à l'Empereur les bienfaits dont il a accablé sa famille. Il est plus simple de penser que les Barral durent leur faveur à l'alliance que l'un d'eux avait contractée avec une Beauharnais.

A ces exercices, de Buona Parte, de l'île de Corse, n'est interrogé que sur le catéchisme, la grammaire et la géographie élémentaire.

En 1781, il semble que S. A. S. Monseigneur le duc d'Orléans auquel est adressé l'épître dédicatoire des élèves, préside à la cérémonie[36]. De là, quantité de légendes. On veut que le prince ait été accompagné à cette distribution de prix par Mme de Montesson et que celle-ci, en couronnant Napoléon, lui ait adressé cette phrase : Puisse cette couronne vous porter bonheur[37]. Et c'est d'un prix de mathématiques, selon les uns, d'un prix de trigonométrie, selon d'autres, qu'il s'agit. Or, Napoléon a treize ans. Il a pu être interrogé sur l'arithmétique et sur quelques petits problèmes de géométrie. Il est possible même qu'il ait eu un prix et qu'il l'ait partagé avec Bourrienne, mais on n'en sait rien[38].

Ce n'est pas parce qu'il se souvenait d'avoir reçu son premier laurier des mains de Mme de Montesson qu'il lui a, sous le Consulat, accordé tant et de si particulières faveurs[39]. La vérité est plus simple. En l'an VII, à Plombières, où elle se trouvait aux eaux, Mme de Montesson refit connaissance avec Mme Bonaparte, qu'elle avait connue autrefois, et se plut à lui donner des avis. Bien qu'elle n'eût été épousée que secrètement par le duc d'Orléans. Mme de Montesson n'en était pas moins une fort grande dame, fort instruite des choses de l'ancienne cour, menant train de princesse, ayant encore une fortune considérable et tenant, à coup sûr, la première place à Paris dans la société Elle pouvait être et fut en effet des plus utiles au Consul, en servant de lien entre le passé et le présent, en empêchant qu'on se laissât aller à prendre exemple sur les financiers, en jouant même une sorte de rôle politique, comme au moment de la réception du roi d'Étrurie. La confiance que lui témoignait Napoléon vint-elle, comme on a dit, de ce que, dans une lettre particulière qu'elle écrivait à Joséphine, elle avait mis : Vous ne devez jamais oublier que vous êtes la femme d'un grand homme ; en tous cas, le secours dont elle était pour ses projets et le goût qu'il avait pour ce qui était de la Cour suffisent amplement à expliquer et la restitution du douaire de Mme de Montesson, et les faveurs accordées sur sa demande aux duchesses d'Orléans et de Bourbon et au prince de Conti, et les grâces répandues sur les Valence, peut-être même sur Nansouty.

En 1782, c'est le due du Châtelet d'Haraucourt, chevalier des ordres du Roi, lieutenant général de ses armées, ci-devant ambassadeur aux cours de Vienne et de Londres qui honore l'école de sa présence. On n'a point de légende à propos du duc du Châtelet. Il a été décapité en 1793 et sa femme née Rochechouart l'a été en 1794. Les Rochechouart employés par l'Empereur ne sont pas de la même branche.

Si l'on n'a rien imaginé à propos du duc du Châtelet, il n'en est pas de même pour monseigneur Rouillé d'Orfeuil, intendant en Champagne, qui présida les exercices en 1783. On a prétendu que Napoléon, chargé de le haranguer au nom de l'école, l'apostropha avec violence, puis partit, entraînant ses camarades ; que M. Rouillé en conçut un tel dépit qu'il s'opposa à ce que Bonaparte entrât à l'école de Paris et qu'il ne fallut rien moins que l'intervention du Roi lui-même, auquel le père Berton vint présenter son meilleur élève, pour vaincre cette opposition. Le malheur est que, au moment où M. Rouillé présida la distribution des prix (25 août), l'inspection n'était point faite : le chevalier de Keralio, sous-inspecteur général des écoles militaires de France, n'arriva à Brienne qu'à la mi-septembre. Il y a donc lieu de rejeter absolument cette légende. Au moins reconnaîtra-t-on que si le jeune Bonaparte eût eu à se plaindre de M. Rouillé, l'Empereur n'en eût point gardé rancune. L'ancien intendant de Champagne fut créé baron de l'Empire le 6 octobre 1810, avec érection d'un majorat de 5.000 livres de rentes. Son fils aîné fut, sous l'Empire, auditeur au conseil d'État, baron de l'Empire, préfet d'Eure-et-Loir, de l'Eure et de Seine-et-Oise ; un autre de ses fils était chef d'escadron en 1813, deux autres déjà capitaines d'infanterie furent tués en Espagne, une de ses filles enfin épousa un Tascher.

Ces exercices publics, ce sont, si l'on veut regarder, tous les contacts que Napoléon a pu avoir, durant le temps qu'il a passé à Brienne, avec la société et l'extérieur. Il a vu passer de loin les grands seigneurs qui, une fois l'an, venaient présider la distribution des prix de l'École. Il ne les a pas approchés, il n'a eu avec eux nul rapport. Il n'était, ni des privilégiés dont on eût pu s'enquérir parce qu'on avait avec eux quelque alliance, ni des dédaignés qui étaient de roture. Il était des ignorés.

On a dit, répété qu'il avait été recommandé vivement par les Marbeuf aux Loménie qui avaient leur château à Brienne, et, volontiers, on ferait de lui un commensal de l'archevêque de Sens. Que monseigneur de Marbeuf ait fait parler de Napoléon, cela est possible, mais que cela lui ait servi, non pas.

Les Loménie menaient grande vie en ce superbe château qu'ils venaient de reconstruire avec les écus de Mlle Fizeau, écus assez mal gagnés sans doute, mais dont à présent nul ne cherchait l'origine. C'étaient des parties, des chasses, des bals et l'archevêque ne donnait point sa part des plaisirs. Brienne était comme la capitale d'un petit État qui s'arrondissait chaque jour et d'où la mélancolie était bannie. Sans doute, les seigneurs tenaient à conserver à leur portée et sous leur main cette école militaire qui complétait l'air de chef-lieu de leur petite ville ; ils y avaient, dit-on, fondé quelques bourses et, lorsque l'archevêque et son frère furent au pouvoir, l'un premier ministre et l'autre ministre de la Guerre, ils eurent le dessein de réunir à Brienne toutes les écoles militaires du royaume ; mais, de là, à penser qu'ils descendaient dans le collège, qu'ils prenaient certains élèves dans leur château, il y a loin. D'ailleurs, qu'avait à y faire Bonaparte ?

Dans les écoles militaires de ce temps, la discipline était stricte. On n'en sortait point si facilement qu'on imagine ; point de dimanches, de congés, ni de vacances ; point de ces dissipations telles qu'en prennent les écoliers d'à présent. La vie était sévère, dure, claustrale, mais du collège sortaient des hommes.

Ce qui pourrait induire à supposer que Napoléon a pu avoir quelque rapport avec les Brienne, c'est la faveur qu'il a témoigné à la seule descendante de cette maison qui ait survécu à la Révolution.

Dès que la nouvelle cour fut formée (en septembre 1805), il y appela, comme dame du palais, Mlle de Carbonnel de Canisy, dont la mère était Loménie de Brienne et dont le mari, son propre oncle, qu'elle avait épousé en 1799, était déjà de la Maison comme écuyer ordinaire. Il eut de plus des attentions pour Mme de Brienne et pour Mme Charles de Loménie ; mais rien en tout cela de très marqué ; nul retour plus tard, nulle anecdote contée par lui, nul souvenir à Sainte-Hélène où si souvent il revient sur son enfance ; rien que l'histoire de Patrault voulant garder les demoiselles de Brienne pour les marier à ses neveux, et l'on sait que, ici, Napoléon confond les noms et les branches, comme fait un homme qui n'a point connu les masques.

 

En réalité, du jour de son entrée, à l'école militaire de Brienne au jour de son départ pour l'école militaire de Paris, Napoléon n'a senti un courant de l'air extérieur que lorsque son père est venu le visiter ; et il semble bien que Charles Bonaparte n'a pu venir à Brienne qu'une seule fois en juillet 1784.

On a supposé qu'il y était passé une première fois, en 1783 en venant prendre Joseph au collège d'Autun pour le ramener en Corse[40] ; mais en y regardant de plus près, on ne peut garder de doute : il n'y a qu'un seul voyage.

En 1783, Napoléon étant à Brienne et Joseph à Autun Fesch a amené de Corse, pour être placé au collège d'Autun, son jeune neveu Lucien[41]. Lucien est donc durant une année environ dans le même collège que son frère aîné

En juin 1784, Charles Bonaparte qui, dès le 24 novembre 1782, a obtenu pour sa fille, Maria-Anna, une place à la maison royale de Saint-Louis à Saint-Cyr, se détermine à l'y conduire, et se charge d'y mener avec elle Mlles de Casabianca et Colonna, ses cousines[42], qui ont aussi obtenu d'être placées. Fort gêné d'argent à ce moment, il doit, pour faire ce voyage, emprunter vingt-cinq louis à M. du Rosel de Beaumanoir, lieutenant général commandant à Ajaccio[43].

Il passe à Autun où il voit ses fils et rend ses devoirs à monseigneur de Marbeuf, prend Lucien avec lui, l'emmène à Brienne où il le laisse[44] (21 juin) et continue sa route sur Saint-Cyr où il est le 22.

Presque aussitôt après son départ (vraisemblablement le 25 juin), Napoléon écrit à un de ses oncles la lettre suivante :

Mon cher oncle,

Je vous écris pour vous informer du passage de mon cher père par Brienne pour aller à Paris conduire Mariana à Saint-Cyr et tacher de rétablir sa santé. Il est arrivé ici le 21 avec Lucciano et les deux demoiselles que vous avez vues. Il a laissé ici ce dernier qui est âgé de neuf ans et grand de trois pieds, onze pouces, six lignes. Il est en sixième pour le latin, va apprendre toutes les différentes parties de l'enseignement. Il marque beaucoup de disposition et de bonne volonté. Il faut espérer que ce sera un bon sujet. Il se porte bien, est gros, vif et étourdi et, pour le commencement on est content de lui. Il sait très bien le français et a oublié l'italien tout à fait. Au reste il va vous écrire derrière ma lettre. Je ne lui dirai rien afin que vous voyiez son savoir-faire. J'espère qu'actuellement il vous écrira plus souvent que lorsqu'il était à Autun. Je suis persuadé que Joseph, mon frère, ne vous a pas écrit. Comment voudriez-vous qu'il le fit ? Il n'écrit à mon cher père que deux lignes quand il le fait. En vérité, ce n'est plus le même. Cependant il m'écrit très souvent. Il est en rhétorique et ferait le mieux s'il travaillait, car M. le principal a dit à mon cher père qu'il n'avait dans le collège ni physicien, ni rhétoricien, ni philosophe qui eût tant de talents que lui et qui fit si bien une version. Quant à l'état qu'il veut embrasser, l'ecclésiastique a été comme vous savez, le premier qu'il a choisi. Il a persisté dans cette résolution jusqu'à cette heure où il veut servir le Roi : En quoi il a bien tort par plusieurs raisons : 1° Comme le remarque mon cher père, il n'a pas assez de hardiesse pour affronter les périls d'une action. Sa santé faible ne lui permet pas de soutenir les fatigues d'une campagne et mon frère n'envisage l'état militaire que du côté des garnisons ; oui, mon cher frère sera un très bon officier de garnison, bien fait, ayant l'esprit léger, conséquemment propre aux frivoles compliments, et, avec ces talents il se tirera toujours bien d'une société, mais d'un combat ? C'est ce dont mon cher père doute.

Qu'importe à des guerriers ce frivole avantage ?

Que sont tous ces trésors sans celui du courage ?

A ce prix, fussiez-vous aussi beau qu'Adonis,

Du Dieu même du Pinde eussiez-vous l'éloquence,

Que sont tous ces dons sans celui de la vaillance ?[45]

2° Il a reçu une éducation pour l'état ecclésiastique. Il est bien tard de se démentir. Monseigneur l'évêque d'Autun lui aurait donné un gros bénéfice et il était sûr d'être évêque. Quels avantages pour la famille ! Monseigneur d'Autun a fait tout son possible pour l'engager à persister, lui promettant qu'il ne s'en repentirait point. Rien, il persiste. Je le loue si c'est de goût décidé qu'il a pour cet état, le plus beau cependant de tous les corps et si le grand moteur des choses humaines, en le formant, lui a donné (tel que moi) une inclination décidée pour le militaire.

3° Il veut qu'on le place dans le militaire, c'est fort bien, mais dans quel corps ? Est-ce dans la marine ? Il ne sait point de mathématiques. Il lui faudra deux ans pour l'apprendre. 2° Sa santé est incompatible avec la mer. Est-ce dans le génie, dont il lui faudra quatre ou cinq ans pour apprendre ce qu'il lui faut et au bout de ce terme, il ne sera encore qu'élève du génie, d'autant plus, je pense, que toute la journée être occupé à travailler n'est pas compatible avec la légèreté de son caractère. La même raison existe pour l'artillerie, à l'exception qu'il faudra qu'il travaille que dix-huit mois pour être élève, et autant pour être officier. Oh ! cela n'est pas encore à son goût. Voyons donc : Il veut entrer sans doute dans l'infanterie. Bon ! je l'entends. Il veut être toute la journée sans rien faire, il veut battre le pavé toute la journée et, d'autant plus, qu'est-ce qu'un mince officier d'infanterie ? Un mauvais sujet les trois quarts du temps et c'est ce que mon cher père, ni vous, ni ma mère, ni mon cher oncle l'archidiacre ne veulent, car il a déjà montré des petits tours de légèreté et de prodigalité. En conséquence, on fera un dernier effort pour l'engager à l'état ecclésiastique, faute de quoi mon cher père l'emmènera avec lui en Corse où il l'aura sous ses yeux. On tâchera de le faire entrer au barreau.

Je finis en vous priant de me continuer vos bonnes grâces. M'en rendre digne sera le devoir pour moi le plus essentiel et le plus recherché.

Je suis avec le respect le plus profond votre très humble et très obéissant serviteur et neveu

NAPOLÉONE DI BUONAPARTE.

P. S. Mon cher oncle, déchirez cette lettre, mais il faut espérer que Joseph avec les talents qu'il a et les sentiments que son éducation doit lui avoir inspirés prendra le bon parti et sera le soutien de notre famille : représentez-lui un peu tous ces avantages[46].

A Paris, Charles Bonaparte consulte pour sa santé M. de la Sonde, médecin de la Reine[47], puis il retourne à Autun où, ses efforts pour déterminer Joseph à l'état ecclésiastique ayant échoué, il se résout à remmener en Corse avec lui sans repasser par Brienne. C'est ce qui résulte de la lettre suivante que Napoléon lui écrit et qui complète incontestablement la précédente[48].

Mon cher Père,

Votre lettre comme vous pensez bien ne m'a pas fait beaucoup de plaisir ; mais la raison et les intérêts de votre santé et de la famille qui me sont fort chers, m'ont fait louer votre prompt retour en Corse et m'ont consolé tout à fait.

D'ailleurs, étant assuré de la continuation de vos bontés et de votre attachement et empressement à me faire sortir et seconder en ce qui peut me faire plaisir, comment ne serais-je pas bien aise et content ? Au reste, je m'empresse de vous demander des nouvelles des effets que les eaux ont faits sur votre santé et de vous assurer de mon respectueux attachement et de mon éternelle reconnaissance.

Je suis charmé que Joseph soit venu en Corse avec vous, pourvu qu'il soit ici le 1er de novembre, un an environ de cette époque. Joseph peut venir ici, parce que le père Patrault, mon maître de mathématiques, que vous connaissez, ne partira point. En conséquence, monsieur le Principal m'a chargé de vous assurer qu'il sera très bien reçu ici et qu'en toute sûreté il peut venir. Le Père Patrault est un excellent maître de mathématiques et il m'a assuré particulièrement qu'il s'en chargerait avec plaisir, et si mon frère veut travailler, nous pourrons aller ensemble à l'examen d'artillerie. Vous n'aurez aucune démarche à faire pour moi puisque je suis élève. Maintenant il faudrait en faire pour Joseph, mais puisque vous avez une lettre pour lui, tout est dit[49]. Aussi, mon cher père, j'espère que vous préférerez le placer à Brienne plutôt qu'à Metz par plusieurs raisons :

1° Parce que cela sera une consolation pour Joseph, Lucien et moi[50] ;

2° Parce que vous serez obligé d'écrire au Principal de Metz, ce qui retardera encore puisqu'il vous faudra attendre sa réponse ;

3° Il n'est pas ordinaire à Metz d'apprendre ce qu'il faut que Joseph sache pour l'examen, en six mois ; en conséquence, comme mon frère ne sait rien en mathématiques, on le mettrait avec des enfants. Ces raisons et bien d'autres doivent vous engager à l'envoyer ici ; d'autant plus qu'il sera mieux. Ainsi j'espère qu'avant la fin d'octobre j'embrasserai Joseph. Du reste, il peut fort bien ne partir que le 26 ou le 27 octobre pour être ici, le 12 ou 13 novembre prochain.

Je vous prie de me faire passer Boswel (Histoire de Corse) avec d'autres histoires ou mémoires touchant ce royaume. Vous n'avez rien à craindre ; j'en aurai soin et les rapporterai en Corse avec moi quand j'y viendrai, fût-ce dans six ans.

Adieu, mon cher père. Le chevalier[51] vous embrasse de tout son cœur. Il travaille fort bien, il a fort bien su à l'exercice public. Monsieur l'inspecteur sera ici le 15 ou le 16 au plus tard de ce mois, c'est-à-dire dans trois jours. Aussitôt qu'il sera parti, je vous manderai ce qu'il m'a dit. Présentez mes respects à Minana Saveria[52], Zia Gertruda[53], Zio Nicolino[54], Zia Touta[55], etc. Présentez mes compliments à Minana Francesca[56], Santo, Giovanna, Orazio ; je vous prie d'avoir soin d'eux. Donnez-moi de leurs nouvelles et dites-moi s'ils sont à leur aise. Je finis en vous souhaitant une aussi bonne santé que la mienne.

Votre très humble et très obéissant T. C. et fils

de BUONAPARTE, l'arrière-cadet.

La destinée de Napoléon allait se décider par cette arrivée annoncée de l'inspecteur des écoles militaires. L'année précédente, le chevalier de Kéralio qui était chargé de l'inspection des écoles militaires avait jugé que Napoléon, qui se destinait alors à la marine, était en mesure de passer à l'école de Paris. La note qu'il lui avait donnée, est connue[57]. Mais l'âge du candidat ne permettait sans doute pas encore que l'on donnât suite à la proposition, ou le Principal jugea que ses études littéraires étaient insuffisantes, et l'admission fut ajournée à l'année suivante.

Dans l'intervalle, Napoléon, pour une raison ou pour une autre, renonça à la marine[58] et se disposa, comme on l'a vu par ses lettres à son oncle et à son père, à entrer dans l'artillerie.

Son père y sollicita son admission[59] et, après l'inspection qui fut passée par le successeur de M. de Kéralio, le chevalier de Raynaud des Monts, brigadier de dragons[60], il fut, au mois de septembre 1784, nommé par le Roi, à une place de cadet gentilhomme établie en son école militaire. La lettre signée Louis et contresignée LE MARÉCHAL DE SÉGUR fut expédiée seulement le 22 octobre.

 

Avec ces faits qui paraissent sérieusement établis par les documents et qui se trouvent confirmés par la note, inscrite Napoléon dans les Époques de ma vie :

Parti pour l'école de Paris, le 30 octobre 1784, comment concilier le récit du Mémorial, récit qui, au dire de Las-Cases, a été dicté par Napoléon lui-même[61].

Sans doute, il faut l'attribuer à des erreurs de mémoire, puis à des rapports que ses anciens maîtres lui auraient faits. En tous cas, la famille de Kéralio n'eut point à se plaindre de la légende qui s'était formée, si, comme on l'assure[62], le jeune élève de Brienne, dès qu'il fut assis sur le trône Impérial, accorda spontanément à la veuve de l'ancien inspecteur des écoles une pension de 3.000 francs[63].

Pour cette ville de Brienne qui a donné l'hospitalité à ses jeunes années et qui aux jours de l'invasion a été le théâtre d'une sanglante rencontre, où elle a été presque détruite, l'Empereur ne se montre pas moins reconnaissant. A son premier passage dans cette commune, le 14 germinal an XIII, il donne, au maire, M. Tabutant, 12.000 francs pour payer les dettes contractées pendant la Révolution. A Sainte-Hélène, il inscrit dans son testament (III, § 2), en faveur de la ville de Brienne, un legs d'un million qui doit être prélevé sur son domaine privé.

 

 

 



[1] Mémoires, I, 26.

[2] Hennet, Les compagnies de cadets gentilshommes. Paris, 1889, in-8°, p. 82.

[3] Almanach de Troyes pour 1776. Il est possible que la veste et la culotte rouge fussent de grande tenue, — possible aussi qu'elles aient été remplacées en 1777 par la veste bleue et la culotte noire.

[4] Pour cette période, outre Coston, qui a accepté un peu à la légère, comme on verrait certaines légendes, on peut consulter :

Quelques notices sur les premières années de Bonaparte recueillies et publiées en anglais par un de ses condisciples, mises en français par le C. B. Paris, Dupont, an VI, in-8°. Le Dr Arthur Böhtlingk, dans Napoléon Bonaparte, seine jugend und sein emportiommen. Leipzig, 1883, t. Ier, p. 87, note 1, cite l'édition anglaise : Some account of the early years of Buonaparte at the military School of Brienne... by Mr C. H. one of his School fellows, London, 1797, mais je n'ai pu me procurer cette édition.

Histoire des comtes de Brienne contenant... une notice détaillée sur l'école militaire où fut élevé Napoléon avec plusieurs particularités et anecdotes authentiques sur l'écolier de Brienne devenu le prodige du XIXe siècle, par M. Bourgeois, ancien élève de l'école de Brienne. Troyes, S. D. in-8°.

Napoléon Ier à l'école royale militaire de Brienne, par Alexandre Assier. Paris, 1874, in-16.

Par contre, on ne saurait trop se méfier de Napoléon à Brienne, par A.-N. Petit, maître de pension. Troyes, 1839, in-16, et surtout du pamphlet intitulé : Mémoires historiques et inédits sur la vie politique et privée de l'empereur Napoléon depuis son entrée à l'école militaire de Brienne jusqu'à son départ pour l'Egypte, par le comte Charles d'Og..., élève de l'école de Brienne, ex-officier attaché à l'état-major général de l'armée d'Italie, ami intime de Napoléon. Paris, Alexandre Corréard, 1822, in-8° de 268 pages. Ce livre, qui selon une note du Catalogue de la Bibliothèque du dépôt général de la guerre, t. Ier, p. 49, serait d'un nommé Rangeais (c'est le nom que se donne dans lesdits mémoires le prétendu comte d'O...), qui, selon quelques indices, pourrait être de Barginet de Grenoble, me semble la source à laquelle ont du être puisées la plupart des pièces apocryphes qui depuis soixante-dix ans sont en circulation sous le nom de Bonaparte. Un simple regard sur ce livre en eût fait juger la valeur, mais on ne remontait point jusqu'à lui ; les pièces couraient ; on trouvait commode de les publier sans contrôle, et il en sera de même longtemps encore. C'est là qu'on a puisé la fameuse lettre de Napoléon à son père en date du 5 avril 1781, que M. Iung (I, 84) indique comme venant des Archives de la Guerre. C'est là qu'on a puisé cette autre fameuse lettre à M. de Marbeuf, sans date celle-ci (Iung, I, 92, sans indication de source) et la légende du duel avec Pougin des Islets, et la légende de l'argent prêté par un camarade et toutes les légendes. Coston, si scrupuleux, si chercheur, souvent si bien informé, avait malheureusement accueilli sans critiques (I, 35 et 52) ces pièces apocryphes : il leur avait donné ainsi un vernis d'authenticité, et bien qu'il eût fait des réserves au moins sur l'une d'elles, il n'en a pas moins été coupable de s'en faire l'éditeur. De même aurait-il dû rejeter cette fable : le Chien, le Lapin et le Chasseur, qu'il prétend avoir copiée sur l'autographe faisant partie du cabinet de M. le comte de Weymars (sic) — selon Beauterne, Enfance de Napoléon (Paris, 1846, in-12, p. 104) du duc de Saxe-Weimar — et qui ne peut être que l'œuvre d'un faussaire. Napoléon, qui a toujours ignoré la prosodie française, ainsi que le montreront les documents publiés plus loin, aurait-il pu, à treize ans, composer une fable en vers entrecroisés ? Mais cela importe peu ; ce qui réellement vaut la peine d'être rejeté une fois pour toutes, ce sont les légendes mises en circulation par le prétendu comte Charles d'Og... et pieusement recueillies ensuite par la plupart des historiens de Napoléon. Et si l'on pense que c'est, de là, qu'on a tiré des indices sur son caractère, et que c'est de là qu'on est parti pour le louer ou le blâmer à outrance !

[5] Chaptal, Mémoires, p. 79. Ce qui m'inspire des doutes au sujet du témoignage de Chaptal, qui pourtant se dit témoin auriculaire, c'est d'abord qu'il appelle Berton Lebreton ; puis, qu'il le fait, sous le Consulat, directeur de l'école des Arts et Métiers à Compiègne, tandis que Berton a été directeur de la section du Prytanée français, dite collège de Compiègne et que c'est justement au moment où l'école des Arts et Métiers a été substituée au collège que Berton a été nommé proviseur du lycée de Reims, tandis que Labate, un spécialiste, venait le remplacera Compiègne. Enfin, il me semble impossible d'accorder ce que raconte Chaptal avec l'anecdote rapportée par Bourrienne (V, 187) et qui a des chances pour être vraie, car, d'après une autre source, elle se retrouve dans Pellassy de l'Ousle, Histoire du château de Compiègne. Imp. imp., in-4°, p. 247.

[6] Almanachs nationaux et impériaux. — Lebas, Dict. de la France. — Michaud, Biographie Univ.

[7] Il ne faut pas confondre ce Bouquet avec Jean-Charles Bouquet, son neveu ou frère, lequel avait été le condisciple de Bonaparte à Brienne et dont l'existence a été si étrange qu'elle vaut qu'on s'y arrête. Ce Bouquet, né à Reims en 1772, entre à l'école de Brienne comme pensionnaire, par la protection de son parent. Il en sort en 1790 pour faire son apprentissage chez un pharmacien. La Révolution arrive ; Bouquet est volontaire, de gré ou de force, et parvient à un grade d'officier au 109e régiment. Il est employé en Vendée, y connaît Carrier, qui, par arrêté du 23 frimaire an II, le nomme commissaire des guerres près l'armée de l'Ouest. Confirmé et maintenu le 20 vendémiaire an IV, il est détaché à l'armée d'Italie le 14 messidor, même année. C'est ici que les affaires se gâtent. Chargé des opérations sur les monts de piété de Vérone et de Mantoue, il s'associe à ce Landrieux dont on vient de publier les Mémoires (t. Ier, in-8°, 1893) et, accusé d'avoir détourné un grand nombre d'objets, il est poursuivi judiciairement, mais la crainte de compromettre trop de gens empêche de pousser à fond. Il s'évade, est condamné par contumace à cinq ans de fer, mais le jugement est cassé pour vice de forme, et un autre tribunal l'acquitte à la minorité de trois voix sur sept. Revenu en France, il parvient à épouser Mlle Champion de Cicé dont les deux frères ont été tués en Vendée et qui veut se soustraire à la loi des otages. Il a un fils, divorce, abandonne son enfant, se réfugie à Compiègne près de Berton et de son parent Bouquet, et lorsque le Premier Consul vient visiter le collège, malgré la recommandation que lui a faite Berton de ne point se montrer, il se précipite, fait l'empressé et tend la main à Mme Bonaparte pour l'aider à descendre de voiture. Bonaparte entre dans une violente colère, invective Bouquet, n'invite point Berton à prendre part au déjeuner, repart très irrité.-Bouquet, après avoir quitté Compiègne, où il était parvenu, semble-t-il, à une sorte de place de surveillant, se met aux affaires. Il y a toute une série de tripotages qu'on trouvera dans les débats de la cour d'assises de la Seine de mai 1830. Il y est poursuivi comme soupçonné d'avoir empoisonné sa seconde femme, une demoiselle Lecourt, qu'il avait épousée en 1827, sa troisième femme une demoiselle Duperray et l'enfant qu'il avait eue de celle-ci. Il est acquitté à l'égalité de voix, après des débats qui passionnèrent tout Paris. On le perd ensuite. Mais on croit savoir que, sous le second Empire, Bouquet était parvenu à obtenir une pension sur la cassette de Napoléon III et qu'il mourut presque centenaire. Qu'il eût connu Napoléon à Brienne, c'est certain ; mais, non qu'il eût été en relations intimes avec lui : il avait trois ans de moins que Bonaparte et on sait quelle distance mettent trois années entre jeunes garçons : ce n'est plus la même génération.

[8] Il y a trace d'un autre professeur de mathématiques à l'école de Brienne, M. Louis Odet, auquel l'Empereur accorde, le 20 mai 1812, une pension de 1.500 francs sur le Domaine extraordinaire. Mais je ne trouve sur lui que ce renseignement.

[9] Selon Las Cases (Mémorial, I, 157), c'est Napoléon lui-même qui raconte cette histoire : or, s'il n'est pas impossible qu'il y ait quelque chose de vrai, il faut pourtant qu'on ait singulièrement mêlé les personnes. Le cardinal de Brienne avait deux frères : l'aîné, l'ancien ministre de la Guerre, dit le comte de Brienne, qui fut guillotiné le 10 mai 1794, ne laissa point de postérité de sa femme. Marie-Anne-Étiennette Fizeau, la comtesse de Brienne. Le second, Antoine-Luc de Loménie, dit le marquis de Loménie, mort en 1743, dont la veuve était remariée depuis 1748 à un Anglais nommé Grant, avait un fils, Paul-Charles-Marie, lequel n'eut qu'une fille, Anne-Marie-Charlotte de Loménie, mariée en 1782 au comte de Canisy, dont elle divorça en 1793 et dont elle n'avait eu qu'une fille.

Mme de Canisy, condamnée sous le nom de Loménie, peut sembler l'avoir été sous son nom de tille, mais c'est à la fois son nom de fille et son nom de femme. Voici comment : ses parents directs n'ayant point de postérité masculine, le Cardinal avait l'ait venir, de Marseille à Brienne, les trois représentants d'une branche cadette de sa famille. De l'ainé, François-Alexandre-Antoine, vicomte de Loménie, il avait fait un colonel de dragons ; le second, qui était chevalier de Malte, avait quitté l'ordre et vivait simplement à Brienne. Quant au troisième, Pierre-François-Martial, le Cardinal le fit son coadjuteur à Sens. Mais ce coadjuteur, évêque de Trajanopole, se déprêtrisa à la Révolution et épousa sa cousine Mme de Canisy. En 1794, dans une seule fournée périrent en même temps que Madame Elisabeth :

1° L. M. A. Loménie, âgé de soixante-quatre ans, natif de Paris, ex-ministre de la Guerre :

2° A. F. Loménie, âge de trente-six ans, né et demeurant à Marseille, ex-comte, ex-colonel du régiment des chasseurs de Champagne ;

3° M. Loménie, âgé de trente ans, né à Marseille, coadjuteur du ci-devant archevêque de Sens,

4° C. Loménie, âgé de trente-trois ans, natif de Marseille, chevalier du ci-devant ordre de Saint-Louis, de l'ordre de Cincinnatus ;

5° A. M.-C. Loménie, âgée de vingt-neuf ans, native de Paris, femme divorcée de Canisy, émigré.

Il y avait donc, en femmes, dans les deux branches de la famille de Loménie :

1° La comtesse de Brienne, qui n'est morte qu'en 1812 ;

2° Cette madame de Loménie, ci-devant Canisy, laquelle avait une fille, qui épousa son oncle M. de Canisy, divorça et épousa en 1814 le duc de Vicence.

3° La femme de A.-F. Loménie (François-Alexandre-Antoine), Mlle de Vergés, qui avait un fils et une fille, qui ne fut point guillotinée et qui ne mourut qu'en 1835 ;

4° La femme de Charles de Loménie, Mlle Cairon de Merville, qui ne fut point poursuivie et qui plus tard épousa Montbreton de Norvins.

Il ne serait donc pas impossible que Patrault eût recueilli l'enfant de Mme de Canisy-Loménie, mais ce qui achève de compliquer l'histoire, c'est que Napoléon précise : Ce sont celles, dit-il, que vous avez connues sous le nom de Mme de Marnésia et de la belle Mme de Canisy, duchesse de Vicence. Or, si nous retrouvons Mme de Canisy, née, comme on a vu, Canisy et mariée plus tard à son oncle Canisy, il n'en est pas de même de Mme de Marnésia et les auteurs les mieux informés ne donnent point de sœur à Mme de Canisy.

[10] Petit (loc. cit. p. 71) parle d'un nommé Henriot, qui est bien en effet maître de quartier à Brienne en 1791 et qui pouvait l'être antérieurement. En 1814, cet Henriot, devenu curé de Meizières, se serait présenté à l'Empereur qui lui aurait fait donner un cheval, l'aurait emmené pour lui servir de guide dans sa marche sur Brienne, et lui aurait donné l'aigle de la Légion. Pougiat (Invasion des années étrangères dans le département de l'Aube, Troyes 1833, in-8°, p. 72, note) auquel Petit a vraisemblablement emprunté cette anecdote est tout à fait affirmatif. Il dit avoir connu l'abbé Henriot, devenu par la suite curé de Bercenay-le-Hayer et auquel ses confrères n'avaient pardonné ni sa croix d'honneur ni sa pension. Le 15 germinal an XIII, l'Empereur donne 100 francs au sieur Gugenberg, ex maître de musique à Brienne.

[11] Mémorial. O'Meara, I, 240.

[12] Susane, Hist. de l'artillerie, p. 294. Cette date officielle est en contradiction avec celle de 1783 donnée par tous les auteurs.

[13] Rabbe (Biographie portative des contemporains) affirme que les registres de Brienne prouvent qu'il n'y eut jamais, entre Pichegru et Bonaparte, de relations de maître à élève.

[14] Je guillemette l'expression textuelle rapportée par O'Meara (éd. de Londres, 1823, t. I, p. 240), parce que c'est là, à mon sens, l'explication du problème et, cette explication, Napoléon la donne lui-même tout naturellement.

[15] M. J.-N. Hanicle, curé de Saint-Séverin, 1794-1869. Notes écrites par ses amis et recueillies par un de ses vicaires, Paris, 1870, in-12, p. 1. Je dois dire que j'ai vainement cherché ce nom d'Hanicle dans l'Histoire de l'ordre de saint Louis, qu'il n'est prononcé ni par Las Cases, ni par Antommarchi, ni par O'Meara, ni par Marchand. Je donne la chose telle que je l'ai trouvée et sous toutes réserves. J'avais pensé que M. Hanicle avait pu être en quelque qualité à l'école de Paris, mais il ne figure point dans les listes si complètes que M. le commandant Margueron a bien voulu retrouver pour moi.

[16] Dans cette lettre, Montholon (loc. cit., p. 84) fournit certains détails sur le séjour de Napoléon à Paris, en 1794, qui sont singulièrement précis, et qui donnent lieu de penser que les manuscrits de Montholon sur Sainte-Hélène sont loin d'avoir été intégralement publiés.

[17] Je parle ici d'après Bourgeois, loc. cit., p. 251 et d'après Coston, I, 30. Dans les comptes de la cassette je trouve divers envois annuels de 1.000 et 1.200 francs faits au père Charles.

[18] Coston, I, 30. Je ne crois pas que la lettre ait pu être écrite au moins à la date que lui assigne Coston ; c'est-à-dire avant Marengo ; mais, sur ces faits, Coston est à ce point affirmatif que jusqu'à preuve contraire il faut admettre son assertion. Ségur, Histoire et Mémoires, II, 47, a adopté littéralement la version de Coston. Or Ségur, qui a vécu si intimement dans la Maison, n'aurait point répété cette anecdote s'il avait eu des doutes.

[19] Coston, I, 31, d'après le Mémorial.

[20] Selon Assier (loc. cit., p. 26) et Petit (loc. cit., p. 57), Napoléon, à son premier passage à Brienne en 1805, aurait retrouvé un nommé Poncet, ancien domestique de l'école, devenu boulanger, l'aurait reconnu, lui aurait adressé la parole et lui aurait fait remettre de l'argent par M. de Canisy, son écuyer de service. En 1814, à la bataille de la Rothière, Poncet aurait suivi l'Empereur.

[21] Dans le Récit de la réunion des élèves de l'école militaire de Brienne, Paris, an VIII, in-8°, un toast est porté par Bouquet aux généraux Nansouty, Gudin, d'Hautpoul, Mortier, Dampierre. J'ai bien en effet retrouvé un d'Hautpoul qui était à Brienne en 1783-1785 ; il est désigné d'Hautpoul de Toulouse ; mais ce n'est point l'héroïque général d'Eylau auquel l'Empereur ordonna qu'on dressât une statue équestre, c'est Charles d'Hautpoul, né le 4 septembre 1772, à Toulouse, entré en 1792 à l'école de Mézières, sorti lieutenant du génie en 1793, qui, comme capitaine, accompagna Bonaparte en Egypte et fut fait par lui, en moins d'un an, chef de bataillon et chef de brigade. Que se passa-t-il lorsque d'Hautpoul, envoyé par Belliard, apporta au Premier Consul la nouvelle de la capitulation de l'armée d'Egypte ? A partir de cette date, plus rien pour lui. Il est employé dans le royaume de Naples, puis, toujours colonel, envoyé directeur du génie à Grenoble et à Genève. La Restauration le trouve encore colonel. Il l'est depuis quinze ans ! Pour Mortier, je ne puis penser qu'il s'agisse ici du futur duc de Trévise qui, né au Cateau, de parents commerçants, a fait ses études à Douai, au collège des Anglais (Voir Foucart et Finot, la Défense nationale dans le Nord, II, 244) et ne parait avoir eu aucun rapport avec Brienne. Enfin, quant à Dampierre, je ne puis penser qu'il s'agit ici ni de l'héroïque Dampierre, général en chef de l'armée du Nord, tué glorieusement à l'ennemi, ni de son fils, mort à Saint-Domingue en 1802, adjudant général de Leclerc : ces deux Dampierre étaient Picot en leur nom. Le père était né en 1756, avait par conséquent treize ans de plus que Bonaparte et le fils n'avait pu naître avant 1776. Je ne trouve aucun Picot de Dampierre sur les listes : j'y trouve par contre un Montarby de Dampierre, mais il émigré, sert dans l'armée de Condé, se bat à Quiberon, et n'est employé qu'en 1813 comme capitaine aux gardes d'honneur.

[22] Je ne m'explique pas que Saint-Allais, Liste des gentilshommes qui ont fait leurs preuves, etc. Nobiliaire universel de France, XII, 41, dit que Champion de Nansouty fut remis à ses parents le 30 octobre 1784.

[23] Le général Thoumas (Grands cavaliers, II, 57) oublie ces 50.000 francs de traitement comme colonel général des dragons ; il omet de même les dotations sur le mont de Milan, dont le chiffre n'est point donné officiellement, mais qui vont à plus de 30.000 francs. L'Empereur a donc fait à Nansouty un revenu annuel de 186.000 francs en comptant pour rien les dotations d'Italie.

[24] Pasquier, Mémoires, II, 277.

[25] Il semble bien que les Fauvelet de Villemont ou de Bourrienne sortent de même famille que les Fauvelet du Toc dont un membre a laissé une remarquable Histoire des secrétaires d'État, les Fauvelet de Richarderye, de Montbard et de Charbonnières.

[26] Lelieur de Ville-sur-Arce s'était fait une spécialité de l'horticulture : il a publié en 1807 des Essais sur la culture du maïs ; en 1811, De la Culture du rosier ; en 1812, Mémoires sur les maladies des arbres fruitiers ; en 1817, la Pomone française ; en 1829, Mémoire sur le dahlia. Chevalier de Saint-Louis en 1814, il parait s'être à ce montent fort appuyé de son cousin Marmont, duc de Raguse.

[27] Dans la Notice biographique sur M. le vicomte de Jessaint, par M. Sellier. Châlons, 1854, in-8°, il est dit que l'intimité entre Napoléon et M. de Jessaint avait été des plus étroites ; que Napoléon n'oublia jamais qu'à l'école M. de Jessaint portait les galons de fourrier et que plus tard il se plaisait à le désigner par ce grade de son enfance. On ajoute que M. Bourgeois de Jessaint, le père, était propriétaire à Crépy près Brienne d'une ferme qui servait souvent de but aux promenades des élèves et que, soit à Crépy, soit à Jessaint, il lui arrivait de recevoir pendant les vacances l'ami de son fils. Malheureusement toutes ces traditions sont dépourvues de preuves et malgré toute la grâce qu'elle y a mise, la famille de Jessaint n'a pu jusqu'ici m'en fournir.

[28] Le maréchal Oudinet, p. 80.

[29] Bourrienne, I, 82.

[30] A défaut des registres de l'école qui paraissent avoir disparu, on pourra former une liste à peu près complète des élèves au moyen des brochures intitulées : Exercices publics des élèves de l'école royale militaire de Brienne-le-Château tenus par les religieux minimes. Troyes, s. d., in-4°.

[31] Déjà tout tourné du côté de la guerre, Napoléon est pourtant sorti de sa solitude pour des jeux, militaires où il menait ses compagnons en chef guerrier. On sait la fameuse anecdote sur les remparts de neige. Il en est d'autres.

[32] Le seul enfant né en Corse dont je trouve le nom sur les listes de l'École de Brienne est le fils d'un officier français : Charles de Balathier de Bragelogne, dont le père commandait la place de Bastia et s'y était marié.

[33] C'est ce qui résulte aussi bien du témoignage de l'auteur de : Quelques notices sur les premières années de Buonaparte, que du témoignage de Bourrienne (I, 33) qui a au moins fourni des notes pour ce premier volume.

[34] Chaptal, Mémoires, p. 175. Si invraisemblable que semble cette visite de Mme Bonaparte à Brienne, il faut noter que, en dehors du récit qu'elle en fait elle-même à Chaptal, elle en parle au colonel Campbell dans la traversée de Livourne à Porto-Ferrajo. — V. Pichot, Napoléon à l'ile d'Elbe, p. 131. Elle m'a dit que Napoléon avait été primitivement destiné à la marine et étudiait pour cette carrière à Brienne, dans une classe spéciale. Elle alla le voir et trouva que tous les élèves de cette classe couchaient dans des hamacs. Elle fit tout ce qu'elle put pour le dissuader de se faire marin, en lui disant : Mon enfant, dans la marine, vous avez à combattre le feu et l'eau. De plus, il est dit dans le Mémorial (I, 119) : Plus tard dans un voyage pour voir son fils à Brienne, elle fut remarquée, même dans Paris. Tout cela peut mener à penser qu'en effet Mme Bonaparte a pu venir à Paris, mais, outre que ce voyage était très cher et qu'on ne voit pas bien avec quelles ressources elle l'eût fait, ne convient-il pas de remarquer qu'elle est enceinte en 1780 de Pauline (née le 20 octobre à Ajaccio), en 1781 de Caroline (née le 25 mars 1782 à Ajaccio) ; en 1784 de Jérôme (né le 15 novembre à Ajaccio).

[35] I, 34.

[36] Ce n'est donc pas en 1783, comme dit Coston (I, 43), probablement d'après Bourrienne (I, 37), — Assier (loc. cit., p. 13) reprend en partie la légende de Bourrienne et la place en 1781.

[37] Tantôt c'est Mme de Montesson, tantôt c'est le duc d'Orléans qui dit cette phrase.

[38] Bourrienne dit que le prix a été partagé entre lui et Bonaparte, mais il place le fait en 1783, c'est-à-dire à la dernière année que Napoléon ait passée à Brienne.

[39] Voir Coston, I, 45. Note.

[40] On ne trouve plus Joseph sur les registres du collège d'Autun à partir de novembre 1782 ; mais les registres suivants ont-ils été retrouvés ? (Cf. Harold de Fontenay, loc. cit., p. 13.) On a des témoignages de satisfaction qui lui ont été accordés en 1783. Et l'abbé Chardon (Peignot, loc. cit., II, p. 138, note 1) dit qu'il n'a quitté Autun qu'en 1785, mais c'est là une erreur évidente démentie par Joseph lui-même.

[41] Mémoires de Lucien. Ed. Iung, I, 13. Il est remarquable pourtant que ni Lucien, ni Joseph ne disent qu'ils se soient trouvés ensemble à Autun.

[42] Lavallée, Hist. de Saint-Cyr, 273, note 2, cite entre les demoiselles corses qui partirent en 1792, Mlles Caltaner, Cattaneo, Casabianca, Morlax, Buttafoco, Varese. Je suis sûr que Charles Bonaparte amena Mlle Casabianca, mais pour la seconde le nom fait doute.

[43] Cet argent ne fut pas rendu, au retour, par Charles Bonaparte. L'année suivante, en 1785, Charles retourna sur le continent et mourut à Montpellier. La famille se trouva dans une situation fort triste et M. du Rosel de Beaumanoir ne réclama point. Lorsqu'il quitta Ajaccio définitivement, Mme Bonaparte lui proposa de se défaire de son argenterie pour le payer, mais le général n'accepta pas. Il laissa le billet à un homme d'affaires, disant à Mme Bonaparte qu'elle pourrait le retirer à sa commodité. Elle ne le retira point. La Révolution arriva. Beaumanoir qui était, depuis 1788, à la retraite et vivait à Caen, fut obligé de fuir devant une émeute populaire et se réfugia à Jersey. Ce fut de là que, en l'an X, il écrivit au Premier consul une lettre touchante pour lui réclamer les vingt-cinq louis prêtés à son père dix-huit ans auparavant. La réponse fût immédiate. Le général du Rosel de Beaumanoir fut, toute affaire cessante, rayé de la liste des émigrés ; un arrêté consulaire lui assura un traitement de 12.oco francs à dater du 1er nivôse an XI et, sur ses fonds particuliers, le Premier consul lui fit une pension annuelle de même somme. Beaumanoir en jouit jusqu'à sa mort arrivée le 16 mars 1S06. (Voir pour les lettres Coston, I, 39, note 1, et pour les états de services de du Rosel de Beaumanoir, Maras, Histoire de l'ordre de Saint-Louis, II, 440.)

[44] Ceci résulte d'une façon certaine de la lettre suivante, la première que l'on connaisse de Napoléon. Cette lettre qui appartenait ainsi que d'autres documents précieux sur la jeunesse de l'Empereur et de ses frères, à leur parent, M. Levie-Ramolino, a été donnée par lui à M. le comte de Casabianca qui l'a transmise à son petit-fils, le conte Lucien Biadelli. — La première version correcte qui en ait été donnée est celle de Du Casse, Supplément à la correspondance de Napoléon Ier, X, 50. Iung qui la cite, I, 97 donne en référence : Archives Guerre.

[45] Il est inutile de dire que l'orthographe est rectifiée — mais comme on a prétendu que, à cette date, Napoléon a fait une fable en vers, il faut montrer qu'il ignorait totalement la prosodie : voici comme il écrivait ces vers que pourtant il avait sans doute appris par cœur :

Qu'importe à des guerrié ces frivoles avantages

Que font tous ces trésor sans celui du courage,

A ce prix fucier vous aussi beau qu'adonis

Du Dieu même du peon eusiez-vous l'élocance

Que son tous ces dons ? Sans celui de l'avallance.

[46] J'ai quelque peine à penser que ce soit à Fesch, alors élève au séminaire d'Aix, que Napoléon écrit sur ce ton de respect. Une phrase de la lettre fait écarter la pensée toute naturelle qu'elle est adressée à l'archidiacre Lucien ; mais Napoléon avait d'autres oncles et entre autres ce Paravicini, mari de sa marraine Gertrude, à laquelle il était tendrement attaché. La date de la lettre peut aussi être discutée. En marge on lit : J'ai reçu cette lettre le 14 juillet 1784 ; le 25 j'ai répondu. Or, au dos, on trouve quelques lignes de Lucien datées du 15 juillet 1784. Je crois qu'on doit lire cette date : 25 juin, ou 5 juillet, tout alors s'explique et peut concorder.

[47] Joseph, Mémoires, I, 28.

[48] Cette lettre, copiée par Blanqui et publiée dans les journaux est reproduite par Coston, I, 45, et de nouveau par Nasica, Mémoires sur l'enfance et la jeunesse de Napoléon, p. 71, avec des changements. Nasica affirme avoir collationné sur l'original appartenant à M. Braccini à Ajaccio. C'est cette version que M. Iung a adoptée en indiquant comme références : Archives de la Guerre. Tous ces auteurs, même ceux qui ont connu la lettre de Napoléon à son oncle, donnent à cette seconde lettre la date du 15 septembre 1783. Elle n'est pas plus datée que la précédente et à défaut de date, je tiens tous les raisonnements, celui de Coston entre autres, pour nuls. Le texte est décisif et toute autre supposition mène à des romans.

[49] Je suppose qu'il s'agit ici de la réponse du ministre à la pétition de Charles Bonaparte, publiée par Coston, II, 39.

[50] La présence de Lucien à Brienne attestée ainsi par Napoléon, ne suffit-elle pas à prouver que cette lettre est de 1784 ?

[51] C'est de Lucien qu'il s'agit. Pour les enfants nobles qui étaient à Brienne, s'il s'en trouvait deux, l'ainé portait le nom de famille simplement, le cadet était désigné par cette qualification de chevalier. Pour les roturiers on disait : l'aîné ou le cadet. Parfois ils prenaient des noms de terre divers : ainsi des deux frères Fauvelet, l'un appelé de Villemont de Fauvelet, l'autre de Villemont de Bourrienne.

[52] Cette Minana Saveria (Minana diminutif corse de mamma) ne serait-elle pas Maria Saveria Pallavicino (ou Pullavicini), femme de Joseph Bonaparte, mère de Charles et grand-mère de Napoléon ? M. de Brotonne (Les Bonaparte et leurs alliances, p. 3) la fait mourir vers 1762, mais si l'on y regarde, elle peut fort bien vivre en 1784. Mariée en 1741, elle peut être née vers 1720, ou même plus tard, car on se mariait en Corse à quatorze ans, et elle aurait soixante ans en 1784.

[53] Sa marraine, Mme Pallavicini, née Bonaparte.

[54] Le mari de sa marraine : Nicolo Pallavicini.

[55] Ne serait-ce pas un diminutif d'Antoinetta, mal lu, et alors Napoléon ne désignerait-il pas ici Antoinette Pietra-Santa, Mme Benicili, sœur de Mme Fesch ?

[56] Mme Fesch.

[57] État des élèves susceptibles d'entrer au service ou de passer à l'école de Paris, savoir :

M. de Buonaparte (Napoléon), né le 15 août 1769, de 4 pieds 10 pouces, a fait sa quatrième. Constitution, saule excellente, caractère soumis, doux, honnête, reconnaissant, conduite très régulière, s'est toujours distingué par son application aux mathématiques. Il sait très passablement son histoire et sa géographie. Il est très faible dans les exercices d'agrément. Ce sera un excellent marin, digne d'entrer à l'école de Paris.

Voilà le texte de cette note d'après la première version que, je crois, on en ait donnée. Je la trouve dans un livre anonyme, sans date, sans titre même, qui porte sur le faux titre : Premières années de Buonaparte, et a été imprimé par M. Juigné, 17, Margaret Street, Cavendish Square. L'auteur déclare avoir copié cette note sur le registre de l'école de Brienne, manuscrit relié en maroquin rouge aux armes du Roi.

Bourrienne dit dans ses Mémoires, I, 56 : J'ai copié cette note du rapport de 1784. J'ai même voulu en acheter le manuscrit qui a probablement été dérobé au ministère de la Guerre. C'est Louis Bonaparte qui en a fait l'acquisition. Il semble bien que cette note de Bourrienne 11e soit qu'un démarquage inexact de la note (p. 10, in fine) du volume cité plus haut et intitulé : Premières années de Bonaparte. Cette note très précise est ainsi conçue : Ce registre fut acheté, en 1794, parmi les livres de AL de Ségur, ancien ministre de la guerre, par M. Royer, libraire à Paris, qui le vendit 600 francs douze ans après, à Louis Buonaparte, roi de Hollande. Il est à remarquer du reste que cette mention du registre de Brienne était connue antérieurement à 1814, car dans ses Mémoires pour servir à l'histoire de France, Paris, 1814, in-8°, t. I, p. 71, note I, Salgues la cite d'après un recueil allemand intitulé, dit-il, Annales de l'Europe.

[58] Charles Bonaparte dans son placet au ministre pour demander une place gratuite à Brienne pour Lucien écrit : ... Suivant le conseil de M. le comte de Marbeuf, il (Napoléon) a tourné ses études du côté de la marine. Il a si bien réussi qu'il avait été destiné par M. de Kéralio pour l'École de Paris, et ensuite pour le département de Toulon. La retraite de l'ancien inspecteur, Monseigneur, a changé la destinée de mon fils qui n'a plus de classes au collège à la réserve des mathématiques et qui se trouve à la tête d'un peloton avec les suffrages de tous ses professeurs. (Publiée par Coston, II, 39, republiée par Iung, I, 101 avec la référence : Mss. Archives Guerre.)

[59] Iung dit : le 15 juillet 1784, et il ajoute que le mémoire de proposition fut établi le 16 dans les bureaux de la guerre, mais il se réfère à Nasica, p. 76, où ne se trouve rien de semblable.

[60] M. Regnaud de Mons, suivant Iung ; le chevalier de Renault, selon Assier. L'orthographe que je suis est celle donnée par Waroquier, I, 146.

[61] Mémorial, t. I, p. 160, note. En 1783, Napoléon fut un de ceux que le concours d'usage désigna à Brienne pour aller achever son éducation à l'école militaire de Paris. Le choix était fait annuellement par un inspecteur qui parcourait les douze écoles militaires. Cet emploi était rempli par le chevalier de Kéralio, officier général, auteur d'une tactique et qui avait été le précepteur du présent roi de Bavière, dans son enfance duc des Deux Ponts : c'était un vieillard aimable, des plus propres à cette fonction : il aimait les enfants, jouait avec eux après les avoir interrogés et retenait avec lui à la table des Minimes ceux qui lui avaient plu davantage. Il s'était pris d'une affection toute particulière pour le jeune Napoléon, qu'il se plaisait à exciter de toutes manières. II le nomma pour se rendre à Paris. L'enfant n'était fort que sur les mathématiques et les moines représentèrent qu'il serait mieux d'attendre à l'année suivante, qu'il aurait ainsi le temps de se fortifier sur tout le reste, ce que ne voulut pas écouter le chevalier de Kéralio, disant : Je sais ce que je fais. Si je passe ici par-dessus la règle, ce n'est point une faveur de famille, je ne connais pas celle de cet enfant ; c'est tout à cause de lui-même. J'aperçois ici une étincelle qu'on ne saurait trop cultiver. Le bon chevalier mourut presque aussitôt, mais celui qui vint après, M. de Regnaud, qui n'aurait peut-être pas eu sa perspicacité, exécuta néanmoins les notes qu'il trouva, et le jeune Napoléon fut envoyé à Paris.

On voit qu'il y a contradiction dans les souvenirs de l'Empereur, car si M. de Kéralio a voulu qu'il fût envoyé de suite à l'école de Paris, comment a-t-il fallu un autre inspecteur pour l'y admettre ? Quant aux paroles prêtées à Kéralio, on peut supposer que c'est Berton ou Patrault qui les auront rapportées et arrangées pour se faire bien venir.

[62] M. Levot, Nouvelle biographie générale, t. XXVII, col. 597.

[63] En général, les biographies sont inexactes en ce qui touche Agathon Guinement de Kéralio que l'on confond avec ses deux frères, l'un littérateur et professeur à l'école militaire, l'autre précepteur de l'Infant duc de Parme.