Pour être admis dans les Écoles militaires, il fallait que les enfants, outre leurs preuves de quatre degrés paternels, fournissent un trousseau et montrassent qu'ils avaient reçu l'instruction élémentaire. Pour les Corses, pour Napoléon, une difficulté de plus. Leur langue nationale était l'Italien ; il fallait se mettre en état de parler à peu près couramment le français. Charles Bonaparte se détermina donc à conduire son fils dans un collège du continent où il le placerait à ses frais durant quelques mois. Dans ce même collège, il mettrait son fils aîné pour lequel il n'avait point de bourse du Roi. Mais quel collège ? M. de Marbeuf indiqua celui d'Autun ; à Autun résidait monseigneur de Marbeuf son neveu qui protégerait les petits Corses[1]. Charles Bonaparte, nommé de nouveau député de la noblesse des états de Corse près du Roi à la session de 1778, devait se rendre à la cour. Il partit le 15 décembre, emmenant avec lui ses deux fils aînés et son beau-frère Fesch pour lequel il avait obtenu au séminaire d'Aix une des places réservées aux jeunes corses. Quelle route suivirent-ils ? Napoléon semble indiquer qu'ils passèrent par la Spezia et Florence[2]. Sans doute, c'est plutôt par l'Italie qu'on se dirige alors, mais quinze jours pour venir d'Ajaccio à Autun, en traversant la Toscane et le nord de l'Italie, c'est bien court. Or, il n'est point douteux que Napoléon est arrivé à Autun le 1er janvier 1779. Cette date résulte d'abord de la note inscrite par Napoléon lui-même dans les Époques de ma vie ; puis d'une mention découverte par M. Harold de Fontenay dans le registre des dépenses et recettes de l'économat du collège d'Autun[3], enfin d'une lettre de l'abbé Chardon à l'abbé Forien publiée par Gabriel Peignot[4]. Napoléon, dit l'abbé Chardon, est arrivé à Autun avec son frère Joseph au commencement de l'année 1779, accompagné de M. son père (qui comme peut-être il vous en souvient était un superbe homme) et de l'abbé de Varèse qui ensuite devint grand vicaire d'Autun sans doute à son grand étonnement... et qui depuis s'est marié, est devenu commissaire des guerres, etc. Le seul renseignement que l'on ait sur le séjour de Napoléon à Autun se trouve dans cette lettre de l'abbé Chardon. Il convient de remarquer qu'elle a été écrite vers 1823, plus de quarante ans après le passage, fort court, de Bonaparte dans le collège. Néanmoins, sur les points qu'on a pu vérifier, les allégations qu'elle renferme se trouvent confirmées par les documents officiels. Je ne l'ai eu que trois mois, dit l'abbé Chardon ; pendant ces trois mois, il a appris le français de manière à faire librement la conversation et même de petits thèmes et de petites versions. Au bout des trois mois, je l'embarquai avec un M. de Champeaux pour l'école militaire de Brienne. Ces trois mois furent employés par Charles Bonaparte à fournir les preuves auxquelles était subordonnée, comme on a vu, l'admission de Napoléon à l'École militaire. Il soumet, dès son arrivée, le dossier qu'il a formé à M. d'Hozier de Sérigny, juge d'armes de la noblesse de France et en cette qualité commissaire du roi pour certifier à Sa Majesté la noblesse des élèves des Écoles royales militaires. Le 8 mars, M. d'Hozier lui écrit pour lui demander diverses explications[5] qui portent uniquement sur l'orthographe du nom de Ramolino, sur l'usage fait par lui d'un seul ou de deux prénoms, sur la particule de, sur l'orthographe Bonaparte ou Buonaparte, sur le prénom : Napoléon, et sur la lecture des armoiries. Nulle contestation au sujet de la noblesse : comment y en aurait-il lorsque, au lieu des quatre degrés requis, Charles Bonaparte fait preuve de onze degrés, et remonte sa filiation jusqu'aux premières années du seizième siècle ? Qui, d'ailleurs, peut être tenté de la contester, alors que, le 18 du même mois de mars, Charles Bonaparte doit être présenté au Roi en sa qualité de député de la noblesse de Corse ? Aussi, l'affaire ne traîne point. Dès le 15 mars, Charles remercie d'Hozier de la bonté qu'il a eue d'envoyer aussi promptement le certificat au ministre ; le 28 mars il reçoit avis que l'admission est prononcée[6], et aussitôt il prend ses dispositions pour faire venir son fils. Pourquoi, au lieu de l'école de Tiron, désignée d'abord, est-il décidé que Napoléon devra être admis dans celle de Brienne ? Charles Bonaparte a-t-il fait quelque démarche dans ce but ? Rien ne porte à le croire. On a bien affirmé que les Marbeuf avaient obtenu Brienne pour que l'enfant y fût sous la protection de MM. de Loménie qui avaient là leur château. Mais rien de moins prouvé que l'intimité des Marbeuf et des Loménie entre qui il n'y a aucun lien de parenté ni d'alliance. La désignation primitive de Tiron montre que Charles Bonaparte avait simplement sollicité une place dans une école quelconque, et la substitution de Brienne à Tiron a probablement été faite par les bureaux, parce qu'il y avait des vacances à Brienne. Rien de prémédité en cela d'un côté comme de l'autre[7]. Napoléon est resté à Autun trois mois, dit l'abbé Chardon. Trois mois et vingt jours disent les registres du collège d'Autun : M. Néapoleonne de Bounaparte pour trois mois vingt jours, cent onze livres, douze sols, huit deniers 111l, 12s, 8d. Et ces trois mois et vingt jours se trouvent concorder avec la date indiquée par Coston[8] et par Alexandre Dumas[9], comme celle de l'entrée de Napoléon à Brienne. Coston dit que Napoléon arriva le 23 avril à Brienne où son père l'attendait depuis cinq à six jours ; que, le 25, Charles Bonaparte invita, de Brienne, M. Armand, commis à la loterie royale de France à retirer des mains de M. d'Hozier de Sérigny les titres qu'il lui avait confiés pour être transmis au ministre de la Guerre. D'autre part, Alexandre Dumas dit avoir eu sous les yeux cette note inscrite par M. Berton, sous-principal, sur les registres du collège : Aujourd'hui 23 avril 1779, Napoléon de Buonaparte est entré à l'école royale militaire de Brienne-le-Château, à l'âge de neuf ans, huit mois et cinq jours[10]. Ces trois assertions sont précises ; et pourtant, dans les Epoques de ma vie, Bonaparte écrit : Parti pour Brienne le 12 mai 1779. Comment concilier l'affirmation de Bonaparte avec ces trois témoignages ? M. Harold de Fontenay en fournit peut-être le moyen. Une tradition gardée, dit-il[11], dans la famille de Champeaux, rapporte que, lorsque l'évêque, M. de Marbeuf, eut confié Napoléon à M. de Champeaux, celui-ci ne le conduisit pas immédiatement à Brienne, mais l'emmena avec son fils passer environ trois semaines dans sa terre de Thoisy le désert[12]. Ce fut, ajoute le même auteur, M. de Champeaux qui conduisit Napoléon à Brienne en même temps qu'il y conduisait son fils. Or, on trouve, dans la liste des gentilshommes qui ont fait leurs preuves pour le service militaire, un Clément de Champeaux, né le 24 mai 1767, à Courban (diocèse de Langres) reçu le 15 septembre 1782 à l'École de Paris, mais il vient de l'école de Tiron. Un autre Champeaux, né en 1769, a été élève du Roi, mais à l'école militaire de Pont-à-Mousson[13]. Aucun n'a été à Brienne. M. de Champeaux n'avait donc nulle raison d'y conduire Napoléon, puisqu'il n'y conduisait pas son fils ; et d'ailleurs, on connaît le nom de celui qui l'y a mené : ce fut l'abbé Hemey[14], dit Hemey d'Auberive, vicaire général de M. de Marbeuf et ce fut M. de Marbeuf qui le chargea de cette mission[15]. Napoléon lui-même ne semble point l'avoir oublié, car, au moment du Concordat, il fit successivement offrir les évêchés de Digne et d'Agen à l'abbé Hemey qui les refusa[16], et ne voulut même pas, dit-on, accepter la pension ecclésiastique à laquelle il avait droit. Ne peut-on dès lors admettre que Napoléon sorti du collège d'Autun le 20 avril, en même temps que son camarade Champeaux, reçut l'hospitalité du père de celui-ci, jusqu'à ce que l'abbé Hemey fût prêt à se mettre en route ? |
[1] Il est très vraisemblable en rapprochant la lettre du ministre de la Guerre du fait de rentrée de Joseph au collège d'Autun que Marbeuf avait l'intention d'obtenir par son neveu quelque bénéfice pour Joseph dès qu'il serait en âge et de l'habiliter à devenir évêque en Corse. Les ecclésiastiques du séminaire d'Aix devaient fournir des prêtres, mais restaient les évêques, et il ne faut pas oublier qu'il y avait à pourvoir à cinq évêchés : Aleria, Sagone, Ajaccio, Mariana et Nebbio.
[2] Le Mémorial, I, 116 et Joseph, Mém., I, 26, disent : Charles Bonaparte avait passé par Florence et y avait obtenu une lettre de recommandation du grand-duc Léopold pour la reine de France. Le fait semblait en soi déjà fort étrange, et la brièveté du voyage paraissait rendre le passage par Florence très difficile : néanmoins il fallait vérifier ; or, M. Biagi a retrouvé dans les Archives d'État à Florence, le Registre della Funzioni di Corte dal 1765 al 1790 (Cartellino verde, n° 610, 1). Il y a constaté que le 30 août 1778, à neuf heures du soir S. A. R. le Grand-duc était parti de Florence pour Vienne par la route de Bologne, qu'il avait été suivi le 1er septembre par la Grande-duchesse et que tous deux, revenant de Vienne, n'étaient rentrés dans leur résidence que le 23 mars 1779, à 5 heures et demie de l'après-midi. Il est donc impossible que le Grand-duc ait reçu Charles Bonaparte à Florence en décembre 1778 ; plus impossible encore qu'il lui ait donné une lettre pour Marie-Antoinette. D'ailleurs, il résulte d'un document que l'on trouvera plus loin que l'existence des Bonaparte, en tant que Toscans, était absolument ignorée à la cour de Florence.
[3] Harold de Fontenay, Napoléon, Joseph et Lucien Bonaparte au collège d'Autun en Bourgogne, Autun, 1869, in-8°.
[4] Choix de testaments anciens et modernes, Dijon, 1829, t. II, p. 135 et suivantes.
[5] Coston, I, 21.
[6] Lettre du prince de Montbarrey, ministre de la guerre, à M. Charles de Buonaparte, député de la noblesse corse, à Ajaccio et actuellement à l'hôtel d'Hambourg, rue Jacob, à Paris, en date du 28 mars 1779 (Iung, I, 75, d'après Archives de la guerre).
[7] On ne peut que féliciter Bonaparte de n'avoir pas été placé à Tiron, école au milieu des bois, sans communication avec les vivants, jeunes gens sauvages et grossiers, dit Kéralio dans son rapport sur les écoles (Montzey, p. 243, d'après les Archives de la guerre).
[8] T. Ier, p. 24.
[9] Napoléon par Alexandre Dumas, p. 2.
[10] L'âge ne concorderait pas tout à fait et ne donnerait que le 20 avril 1779.
[11] Napoléon, Joseph et Lucien Bonaparte au collège d'Autun en Bourgogne, page 5, note 3.
[12] M. Harold de Fontenay rejette cette tradition, qui, dit-il, ne pourrait s'accorder avec les dates reçues ; mais c'est parce qu'elle s'accorde avec la date donnée par Napoléon qu'elle vaut d'être retenue.
[13] Saint-Allais. Nobiliaire Universel, XII, 41 et X, 346. Il s'agit ici de Pierre Clément, qui, le 27 mars 1796, mis à la disposition de Bonaparte général en chef de l'armée d'Italie, fut appelé par lui au commandement du 7e bis de hussards ; puis, qui, devenu chef de la 2e division de gendarmerie à Grenoble, fut nomme le 6 mars 1S00 parle Premier Consul au commandement de la gendarmerie du quartier général de l'armée de réserve ; le 9, fut promu au grade de général de brigade, reçut en mai le commandement des 1er et 8e dragons, fut blessé mortellement à Marengo le 14 juin et mourut à Milan le 28 juillet. Voir Jacques Charavay : Les Généraux morts pour la Patrie. Paris, 1893, p. 77.
[14] État général de la France de Waroquier, 1789, I, 449.
[15] Merceriana, pub. par Tourneux, p. 91. Note.
[16] Voir Quérard, France littéraire, IV, 62, sur les ouvrages auxquels s'était consacré l'abbé Hemey d'Auberive, particulièrement la grande édition de Bossuet. Picot, IV. 685, donne une notice sur l'abbé d'Auberive et dit : Lors du Concordat, on lui offrit deux évêchés qu'il refusa successivement. Michaud. Supp., LXVII, 36 (article signé Gley) est absolument affirmatif au sujet de la mission donnée à l'abbé Hemey par son évêque et de la reconnaissance que voulut lui témoigner Napoléon.