NAPOLÉON DANS SA JEUNESSE

 

1769-1793

§ 5. — DEMANDE DE PLACE À L'ÉCOLE MILITAIRE (1776-1778).

 

 

Le Roi venait d'ordonner que la Corse aurait part à l'instruction secondaire donnée en France aux régnicoles. Les collèges militaires[1] et la maison royale de Saint-Louis à Saint-Cyr devaient recevoir les jeunes nobles selon leur sexe, le collège des Quatre-Nations un certain nombre de roturiers, le séminaire d'Aix vingt jeunes gens se destinant à l'état ecclésiastique. Aussitôt, Charles Bonaparte s'occupe de procurer à ceux de ses fils qui sont en âge, à son jeune beau-frère, à quelques-uns de ses parents une part dans ces faveurs. Personnellement, il y a tous les droits : la reconnaissance par les Bonaparte de Toscane de l'origine commune des deux branches, le certificat de l'archevêque de Pise attestant qu'il est de famille patricienne ne laissent aucun doute que sa noblesse ne soit proclamée en France. En effet, sur l'attestation qui lui a été délivrée le 19 août 1771 par les nobles principaux de la ville d'Ajaccio, le conseil supérieur de Corse, par arrêté du 13 septembre 1771, a déclaré la famille Bonaparte noble de noblesse prouvée au delà de deux cents ans.

De ce que Charles avait sollicité cet arrêt qu'on n'aille pas conclure que sa filiation était suspecte et avait besoin d'être prouvée : Il n'a fait là que ce qu'ont fait les autres gentilshommes de son pays. Le corps de la Noblesse de Corse était en train de s'organiser à l'image du corps de la Noblesse de France : chacun s'occupait à recueillir ses titres et à les faire reconnaître. Depuis des siècles, on n'avait point eu à y recourir ; la tradition suffisait. Nul privilège n'était attaché à la noblesse, surtout nulle exemption pécuniaire ; tout Corse, homme libre, se tenait gentilhomme. Mais, puisqu'à présent il fallait des preuves de noblesse, les Bonaparte, étaient moins embarrassés que d'autres de les fournir. On en voit, et de fort bonne maison, comme les Colonna d'Istria qui n'y parviennent qu'en 1774[2].

Dès 1771, donc, Charles Bonaparte est armé pour la lutte ; il est agrégé à la classe qui gouverne en France, la seule qui approche le Roi et obtienne ses faveurs. Il n'est même point agrégé à cette classe ; il en est, au même titre que quiconque en France est noble d'ancienne lignée. Par suite, il a les mêmes droits que quiconque aux privilèges de toutes sortes qui sont réservés a la Noblesse.

Il a fait ses études en Toscane, il a voyagé en Italie, a pris ses degrés, sait du droit ; il parle français et la chose est rare, beaucoup plus rare qu'on ne pense. Il écrit même le français assez correctement pour pouvoir rédiger des lettres et des mémoires. Combien sont dans ce cas ?

Comme noble, il siège aux États de Corse ; à ce titre, il fait partie depuis 1772 de la commission des Douze, et c'est son Ordre qui le désigne, en 1776, pour aller en députation auprès du Roi. Pour cette entrée des Corses à la Cour, les nobles auront-ils donc choisi un homme dont la noblesse peut être suspecte et qui n'a dans l'Ile qu'une position inférieure ?

Bonaparte n'est point considéré comme tel chez les ministres, car c'est l'avis de la députation dont il est, peut-on dire exactement, le chef et l'orateur, qui, entre les deux officiers généraux qui se disputent l'autorité en Corse, fait pencher la balance en faveur du comte de Marbeuf. Plus tard, Napoléon attribuait la constante hostilité que lui témoigna Mme de Chevreuse aux rancunes qu'elle avait héritées de son père M. de Narbonne, contre les Bonaparte, car ce fut Charles Bonaparte qui fit rappeler de son commandement M. de Narbonne.

En ce premier voyage, Charles Bonaparte avait constaté quels avantages il pouvait tirer de sa position. Patriote corse, il avait dû céder à la force majeure, reconnaître qu'il était impossible de continuer la lutte, renoncer à cette indépendance qu'il avait vaillamment défendue jusqu'à la dernière heure, mais, maintenant qu'il se trouvait membre de la Noblesse française, pourquoi ne profiterait-il pas des droits qui étaient réservés à cette Noblesse par la constitution même du Royaume, des droits que la Noblesse corse avait achetés du prix de son indépendance nationale ? Il formule donc, dès 1776, sa demande pour une place dans une école militaire en faveur d'un de ses fils ; au commencement de 1778, le prince de Montbarrey, ministre de la Guerre, est de nouveau sollicité à ce sujet par M. de Marbeuf et il répond le 19 juillet : On a tenu compte que le plus jeune des enfants de M. Buonaparte qui sont inscrits soit agréé de préférence pour les écoles militaires, l'aîné paraissant se destiner à l'état ecclésiastique[3]. Sur une nouvelle instance, il informe, le 29 octobre, le commandant en Corse qu'il n'y a pas eu de nomination pour les écoles depuis qu'on lui a écrit au sujet du fils de M. Buonaparte[4]. Enfin le 31 décembre, il accorde la place sollicitée, au collège militaire de Tiron, un des douze collèges que le Roi avait désignés par la déclaration du 1er février 1776 pour remplacer l'école de Paris[5].

Charles Bonaparte fut informé de cette faveur par l'intendant de Corse, M. de Boucheporn, avec lequel il était assez lié pour que c'eût été Mme de Boucheporn[6] qui, avec M. de Marbeuf, eût, le 24 septembre de cette même année 1778, tenu sur les fonts du baptême le fils qui lui était né le 2 septembre et qui avait reçu le prénom de Louis.

Les Bertrand de Boucheporn n'eurent point à se plaindre de ce lien accidentel qu'ils avaient contracté avec les Bonaparte. Après avoir quitté la Corse, M. de Boucheporn fut nommé en 1785 à la généralité de Pau et de Bayonne. Il dut se retirer lors de la division en départements, fut suspect, ses fils ayant émigré, fut arrêté et décapité à Toulouse. Il laissa cinq enfants : une fille et quatre fils, dont trois au moins, ont été employés dans les Maisons des Princes de l'Empire. L'aîné qui, avant l'Empire, vivait d'une place de 1.200 francs à la loterie, fut créé baron de Boucheporn le 23 avril 1812, et avait été nommé grand maréchal de la cour du roi de Westphalie, puis contrôleur général de sa liste civile ; sa femme, Mlle Félix Desportes, fut dame du palais de la reine Catherine ; René de Boucheporn fut préfet du palais du roi de Hollande, puis administrateur du Garde-Meuble de la Couronne et sa femme née Marie Tinot fut sous-gouvernante des Princes de Hollande ; un troisième, Boucheporn, remplaça comme préfet du Palais, à Cassel, son frère aîné lorsqu'il fut appelé à d'autres fonctions.

Pour expliquer la protection que M. de Marbeuf accorda à la famille de Charles Bonaparte, on a prétendu que Letizia Bonaparte avait été sa maîtresse. Il n'est guère besoin de chercher un telle explication à des faveurs qui d'ailleurs coûtaient peu à qui les faisait accorder. Charles Bonaparte, avisé, intelligent, débrouillard à la façon des Corses à qui dans les bureaux de ministère rien ne saurait résister, tant leur insistance persévérante est capable de lever d'obstacles, était pour Marbeuf, commandant en chef à la vérité, mais fort envié, fort attaqué et très menacé en sa place, un allié précieux. Sans lui donner une importance qu'il n'avait point, Charles Bonaparte, député de la Noblesse de Corse, plus intelligent que ses deux collègues, l'évêque de Nebbio, Santini, député du Clergé et Casabianca, député du Tiers, était à ménager. Or, que lui donnait-on ? Des places pour ses enfants dans les collèges royaux. N'était-ce point là, pour la France, le plus sûr moyen de soumettre la Corse que de prendre ainsi en otages les garçons et les filles des gentilshommes, de leur donner une éducation toute française et de les renvoyer après en leur pays, conquis à ses idées et formés à ses mœurs ? Nul moyen plus connu de conquête pacifique[7]. Quant aux autres faveurs qu'obtenait Charles Bonaparte, on serait embarrassé de les citer : S'il recevait, comme tous les autres députés des États, une gratification de la cour ; s'il était autorisé à établir une pépinière de mûriers et si l'Etat lui promettait à ce titre une subvention qu'il ne lui paya guère ; par contre, la grosse affaire, l'affaire de la succession Odone accaparée par les Jésuites au mépris d'une substitution en faveur des Bonaparte, restait traînante, sans issue, ruinait en procédures, en démarches, et, les Jésuites abolis, laissait Charles en présence de l'Etat devenu possesseur des biens confisqués.

Donc, la protection de Marbeuf se borna à d'assez médiocres effets : mais Napoléon sut payer sa dette de reconnaissance. Le comte de Marbeuf s'était marié à soixante et onze ans, en secondes noces, à une demoiselle Gayardon de Frénoyl, fille d'un maréchal de camp, laquelle n'avait que cinquante-trois ans de moins que lui. Il en eut une fille en 1784, un fils en 1786. En l'an XI, ce fils entra par ordre du Premier Consul à l'école de Fontainebleau et, lorsqu'il en sortit sous-lieutenant au 25e régiment de dragons, il reçut cette lettre :

Paris, 18 ventôse an XIII.

A M. Marbeuf, sous-lieutenant au 25e de dragons.

Je vous ai accordé votre vie durant une pension de 6.000 francs sur le Trésor de la Couronne et j'ai donné ordre à M. de Fleurieu, mon intendant, de vous en expédier le brevet. J'ai donné ordre qu'il vous soit remis sur les dépenses courantes de ma cassette 12.000 francs pour votre équipement[8]. Mon intention est, dans toutes les circonstances, de vous donner des preuves de l'intérêt que je vous porte pour le bon souvenir que je conserve des services que j'ai reçus de Monsieur votre père dont la mémoire m'est chère et je me confie dans l'espérance que vous marcherez sur ses traces.

NAPOLÉON.

Le jeune Marbeuf ayant fait son apprentissage dans les campagnes d'Autriche, de Prusse et de Pologne, et ayant obtenu l'étoile de la Légion le 1er octobre 1807, fut pris comme officier d'ordonnance par l'Empereur, qui le fit capitaine, lui donna le titre de baron avec une première dotation, le fit passer aux chasseurs de la Garde, lui fit présent, à l'occasion de son mariage avec Mlle d'Eglat, du bel hôtel de la rue du Mont-Blanc, n° 11, qu'il avait acquis du receveur général Pierlot, l'éleva le 11 octobre 1811 au grade de colonel du 6e chevau-légers et lui réservait sans aucun doute des destinées plus brillantes encore lorsque le malheureux jeune homme mourut, au début de la campagne de Russie, à Marienpol, des suites des blessures qu'il avait reçues en enfonçant au combat de Krasnoé un carré russe à la tête de son régiment.

Mme de Marbeuf, la mère, n'avait pas été moins bien traitée. Lors de la formation des maisons des princesses, Madame Mère avait proposé à l'Empereur de la lui donner comme dame pour accompagner. Après ce que M. de Marbeuf a été pour nous, avait répondu Napoléon, il ne serait pas convenable que la veuve fût à notre service. Mais le 22 juillet 1809, il lui avait accordé, de son propre mouvement, une dotation de 15.000 livres de rente sur le grand livre en reconnaissance des services rendus par son mari et récompense de ceux de son fils, et, presque aussitôt après le retour de Russie, le 19 juin 1813, il lui offrait le titre de baronne de l'Empire avec une nouvelle dotation. Mme de Marbeuf qui eut la douleur de survivre plus de vingt-cinq ans à son fils adoré, s'était retirée au Sacré-Cœur où elle vécut jusqu'en 1839.

Ce n'est pas tout : M. de Marbeuf avait laissé une fille : Dotée par Napoléon, cette fille épousa un émigré dont le nom avait marqué à l'année des Princes : M. de Valon du Boucheron, comte d'Ambrugeac. L'Empereur le fit rentrer dans l'armée avec le grade de chef de bataillon et le promut en 1813, colonel du 10e régiment de ligne. M. le comte d'Ambrugeac prouva une extrême fidélité aux Bourbons qui l'en récompensèrent en le nommant maréchal de camp et pair de France.

 

 

 



[1] On sait que le 1er février 1770, l'École militaire de Paris, jugée trop onéreuse, fut remplacée par dix écoles militaires provinciales, ou plutôt que le Roi eut ses élèves dans un certain nombre de collèges qui recevaient en même temps des élèves payants. En 1777, l'Ecole militaire de Paris fut virtuellement rétablie jusqu'en 1787.

[2] Voir la précieuse bibliographie de la Corse en fin de Une excursion en Corse, par le prince Roland Bonaparte, Paris, 1891, in-4°.

[3] Ce passage déjà cité pour prouver l'antériorité de naissance de Joseph, est publié d'après les Archives de la guerre, par Montzey, Institutions d'éducation militaire jusqu'en 1789, Paris, 1866, in-8°.

[4] Montzey, p. 246.

[5] Napoléon de Buonaparte, né le 15 août 1769. Il a été agréé à la nomination du 31 décembre dernier et ne pourra être reçu que lorsqu'il aura fait ses preuves de noblesse. État en date du 23 janvier 1779, des jeunes Corses existant dans les écoles militaires, publié dans les Archives historiques et littéraires du 1er décembre 1889.

[6] Mme de Boucheporn était née Barbe-Catherine Dancerville (Armorial du premier Empire, p. 89). Voir sur les Boucheporn, Eloge historique de M. Boucheporn, par Anatole Durand, Metz, 1866, in-8°.

[7] Napoléon n'est point le seul Corse qui ait été admis aux écoles militaires. Je trouve ensuite un Abbatucci, un Arrighi de Casanova, un Pontini, un Casabianca.

[8] L'ordre est exécuté le 14 germinal an XIII sur la petite cassette.