JOSÉPHINE IMPÉRATRICE ET REINE 1804-1809

 

V. — LES PETITS ET LES GRANDS VOYAGES.

 

 

Dans la vie nomade que mène l'Empereur, peut-être à l'imitation des Rois, ses prédécesseurs, et que, par suite, Joséphine est entraînée à suivre, l'on ne saurait compter pour voyages les séjours à Saint-Cloud. C'est deux lieues pourtant et, quoique presque en ligne droite des Tuileries, la route est peu agréable, singulièrement déserte à partir du Point-du-Jour, et médiocrement sûre. Mais deux lieues ne comptent .point ; on les avale grand train, et, pour qui allait à Versailles dix ans auparavant, c'est moins que moitié Toute. Saint-Cloud en est regardée comme résidence parisienne au même titre que les Tuileries. Que l'Empereur et J'Impératrice reviennent à Saint-Cloud après un voyage, l'on tire le canon à Paris comme s'ils rentraient dans leur bonne ville. A Saint-Cloud, l'on observe la même étiquette, l'on tient les mêmes cercles, l'on donne les mêmes spectacles qu'aux Tuileries, les appartements sont distribués de façon analogue et la vie s'écoule toute pareille, avec en plus la facilité des promenades et l'agrément des jardins.

C'est là l'immense avantage et l'agrément essentiel de Saint-Cloud. Ces jardins remis en état en l'an XI, moyennant une dépense première de 388.401 fr. 97, qui s'établit ensuite, année moyenne, aux environs de 37.000 francs, ont une étendue de 600 hectares pouf le grand et le petit parc. Peu à peu, l'Empereur e racheté les maisons dont le terrain avait été concédé jadis ou qui avaient été vendues à la Révolution comme biens nationaux, l'ancien pavillon de Breteuil appelé maintenant pavillon d'Italie, vers la porte Montretout l'ancienne laiterie de la Reine, puis des petites maisons de 1.200 à 28.000 fr. A présent, les eaux jouent dans les cascades et les parterres, le grand jet s'élève de nouveau à 80 pieds de haut, les Goulottes ont retrouvé leurs cascatelles frissonnantes ; partout les statues ont été replacées sur leurs piédestaux revêtus à présent de marbre blanc et la Lanterne de Diogène, exécutée en terre cuite par les célèbres poêliers Trabucchi frères, achetée en l'an X par Joséphine à l'Exposition du Louvre, se dresse, solidement consolidée par les plombiers, sur une sorte de haute tour qui n'a guère coûté moins de 25.000 francs. Des animaux rares ont leurs enclos dans le petit parc et, dans le grand, on nourrit assez de menu gibier pour que, à l'occasion, l'Empereur puisse y faire une petite chasse.

 

Saint-Cloud ne donne pas prétexte à des voyages ; tout au contraire est-il de Rambouillet, où l'on est étrangement serré et mal logé ; mais l'Empereur tient à Rambouillet ; cela lui paraît Vieille France et ce château où est mort François Ier, ce bourg dont l'histoire est aussi vieille que la monarchie, ces forêts pleines encore des abois des meutes royales, c'est pour flatter son imagination si nourrie de prestiges. Sans doute, dans le château qu'a construit le comte de Toulouse et que le duc de Penthièvre a vendu à Louis XVI, plus un meuble, plus un objet d'art ; la terre morcelée, les bois saccagés ; du château même, qui contenait au premier étage cinquante-quatre appartements de maîtres tous commodes et bien meublés, de ces communs où la principale écurie pouvait, elle seule, recevoir deux cents chevaux, que reste-t-il lorsque, dans sa tournée d'inspection des résidences ci-devant royales, il y arrive le 14 mars 1805 (23 ventôse an XIII), sous prétexte d'un déplacement de chasse ? Comme personnel, un concierge à 600 livres. On a, en grande hâte, envoyé quelques meubles pour le rendez-vous de chasse, on n'a point eu le temps pour le château. L'Empereur campe ; mais il se plaît et, comme présent de bienvenue, il donne 8.000 francs à l'hospice.

Cette partie de campagne coûta cher. Outre le château de Saint-Léger dont on commença à racheter des parties, ce furent deux maisons à Rambouillet ; en tout 80.000 francs ; au château même, 280.000 francs de travaux, plus des babioles, mobilier et autres, complétait les 490.000.

Napoléon a été à ce point séduit par le pays, le-site, par le repos qu'il y compte trouver et l'isolement qu'il s'y ménage, que ces dépenses réalisées ne sont rien près de celles qu'il projette, qui, pour le mobilier seul, passeraient 500.000 francs. Mais il part ; c'est la campagne de l'an XIV : son esprit est si bien fixé sur Rambouillet que, du champ de bataille, il pense à consacrer le château à l'éducation des fils des généraux, officiers et soldats tués à Austerlitz. Réflexion faite, le projet est irréalisable ; il y renonce, garde Rambouillet qu'il meublera des meubles achetés pour loger Madame au grand Trianon ; mais c'est-trop peu compter : il faut rajouter 200.000 francs. 200.000 francs aussi pour les bâtiments, 32.000 francs pour les jardins et l'on pourra aller passer deux jours à Rambouillet. L'Empereur y vient en effet pour quarante-huit heures le 2 mai 1806, et la suite est nombreuse et imposante : il y a les deux Murat, le prince-et la princesse de Bade, le maréchal Moncey, douze grands officiers et officiers des divers services et, pour-le service de la chasse à tir, douze pages avec le porte-arquebuse. Il y revient, le 9 mai, avec une suite encore-augmentée de la princesse Louis et du prince Borghèse et de dames de l'Impératrice. Enfin, au mois d'août, du 16 au 25, il s'y installe : cette fois, toute la Cour : le prince Borghèse, le prince de Hohenzollern, le duc d'Arenberg, le colonel général de service, deux grands officiers, onze officiers de la maison, cinq dames, dix pages, quatre-vingt-dix employés des écuries, cent trente chevaux de selle, cent trente-cinq chevaux d'attelage. On s'en va courre les loups jusqu'à Dourdan et c'est occasion pour l'Empereur de visiter l'hospice et l'église de Saint-Germain et de laisser 3000 francs ici et là On a d'ailleurs des plaisirs simples : pour égayer sa cour, pour faire danser Mmes de La Rochefoucauld, de Mortemart, de Perrone et Mlle d'Arberg, l'Impératrice fait venir des ménétriers, et cela fait un bal champêtre.

C'est fini pour 1806 et l'on a autre chose à voir : mais quel cortège l'Empereur mène avec lui, du 7 au 117 septembre 1807 : quatorze grands officiers et officiers de la Maison, neuf pages, trois dames de l'Impératrice, le prince et la princesse Jérôme, le prince et la princesse de Berg, le prince Primat, le prince et la princesse de Bade, sept officiers ou dames de leurs maisons, la maréchale Bessières et Mme Duroc ; quarante-quatre personnes à loger, et il en vient encore d'autres qui ne restent pas tout le voyage comme le grand-duc de Wurtzbourg et le prince régnant de Dessau. Aussi, les plus hauts en dignité et les plus favorisés ont-ils chacun une toute petite chambre, où à peine si l'on peut remuer. Il fait un temps pluvieux et froid et tout le monde a des rhumes ou des fluxions. Mais il ne faudrait point le dire à l'Empereur, qui trouve ce séjour charmant, tandis que l'Impératrice le déteste ; il y a de quoi. Après le déjeuner de onze heures que les princes et les princesses prennent seuls avec l'Impératrice, tapisserie avec les princesses et les dames. A deux heures seulement, on part en chasse et en voilà jusqu'à huit ou neuf heures du soir. On rentre, on a fait dix, douze, quinze lieues, on est transi. L'Empereur tire sa montre. Je vous laisse dix minutes, Mesdames, pour faire votre toilette : ceux qui ne seront pas prêts mangeront avec les chats. Cela lui est simple à lui, car, à Rambouillet et dans ses voyages de chasse, à moins d'ordre contraire, tous les hommes portent l'habit de chasse. Et, après ce beau dîner qui dure à peine un quart d'heure, whist ou reversis qui prend une heure ou deux ; puis Paër, que Napoléon vient de recruter en Allemagne pour sa Musique, chante et joue du piano ; cela est le bon moment pour quelques-uns. La musique finie, l'Empereur se retire et on reste avec l'Impératrice à faire la belle conversation, tous les hommes debout, comme de juste. L'Impératrice, même à Rambouillet, ne change point ses heures et ne congédie son monde qu'entre une heure et demie et deux heures. On est mort et, quand on ressuscite le lendemain, c'est pour recommencer la fête.

En 1808, un passage à peine : c'est le 29 octobre ; Napoléon vient d'Erfurt, il va en Espagne. Joséphine l'accompagne jusque-là ; mais, en 1809, le 10 mars, il prétend s'installer, malgré le froid très vif et la mauvaise saison. Il emmène avec lui Hortense et Pauline, quatorze grands officiers et officiers de la maison, dix dames du palais ou femmes d'aides de camp ; il invite en même temps que le prince et la princesse de Neufchâtel, le prince Borghèse et le prince Aldobrandini, le prince Kourakin, le prince et la princesse Wolkonsky, car on est dans toute la ferveur de l'alliance russe. Sort-on en calèche, Kourakin est dans la voiture de Leurs Majestés ; chasse-t-on à tir, Wolkonsky a la place près de l'Empereur. Pour les soirées, on est loin des ménétriers de jadis ; on a Crescentini et la Grassini, et Napoléon en est à ce point satisfait qu'il accorde à chacun d'eux une gratification de 10.000 francs. On dit que le jeu plaît aux Busses : l'Empereur joue donc, ce qui est commun ; mais il intéresse la partie, ce qui est singulièrement rare, et il perd 1.540 francs. — Petit jeu !

Le 14, au moment où l'on va se mettre en chasse, arrive tout droit de Pétersbourg qu'il a quitté le 1er, le colonel Garroly, aide de camp d'Alexandre. Napoléon le prend au débotté, le mène avec lui, le fait diner à sa table, et, sur ses dépêches, dès le lendemain, mettant fin au voyage à la grande joie de Joséphine, il rentre à Paris.

Ainsi, pour le 19, jour de sa fête, Joséphine sera à Malmaison pour y voir représenter la Gageure imprévue par la troupe des Français et, après le feu d'artifice en son honneur, y donner bal dans sa nouvelle galerie.

 

A Rambouillet donc, pas tout à fait un mois en sept voyages ! A Fontainebleau, au contraire, des séjours prolongés, des voyages pareils à ceux des rois bourbons, où toute la Cour accompagne l'Empereur et l'Impératrice, où les ministres le suivent, où les bureaux même se transportent après lui, où la capitale politique est comme changée de lieu. Alors, ce ne sont, plus des ménétriers ou quelque chanteur qui viennent distraire les soirées, ce sont les troupes entières des Théâtres impériaux et c'est, sur la route le Fontainebleau, plus d'animation que dans les rues es plus fréquentées de Paris.

Bien plus encore que Rambouillet, Fontainebleau l'a séduit : Voilà, a-t-il dit, la vraie demeure des rois, la maison des siècles. Dès qu'il en a eu fait la reconnaissance aux premiers jours de l'Empire, en messidor an XII (27 juin 1804), il a décidé contre l'avis des architectes unanimes à déclarer qu'il en coûterait plus pour réparer le château que pour le démolir, que tout serait remis en état d'habitation. A vrai dire, à ce premier voyage, il a fallu camper on a apporté des meubles de Paris, on en a loué d'autres ; ç'a été comme en campagne, mais l'Empereur est parti très satisfait, déterminé à la dépense nécessaire. A preuve, tout de suite, il a nommé le personnel intérieur et ordonné les travaux. Toutefois les choses sont à peine en train lorsqu'il se décide à aller au-devant du Pape à Fontainebleau. Moyennant 160.000 francs, l'on parviendra à mettre le palais en état décent, mais l'on n'a que dix-neuf jours devant soi pour tout meubler. Par un prodige d'activité, l'on y parvient : ce sont des chariots d'artillerie qui portent les meubles ramassés aux Tuileries, à Saint-Cloud, chez les fabricants, dans l'hôtel de Moreau, dans le château de Grosbois ; il y a partout des glaces ; il y a des tableaux qu'on porte du Louvre et l'on soigne les sujets de sainteté pour l'appartement du Pape ; on achète tout le linge, la porcelaine, la verrerie, la batterie de cuisine ; on est prêt, et même l'obélisque de la croix de Saint-Herem, a reçu un bel aigle en fer-blanc de 165 fr. 15.

Il est vrai que, si les appartements des Souverains font bel effet, les personnes de la suite sont logées assez mal et certaines ne le sont point du tout, mais, malgré le froid et les incommodités, ce premier voyage de quatre jours doit laisser de bons souvenirs à Joséphine, car c'est là qu'elle enlève, grâce au Pape, ce mariage religieux si longtemps et vainement désiré.

L'Empereur a pris goût à Fontainebleau : dans l'année, il y jette 1.500.000 francs pour les bâtiments, un million pour le mobilier. Il y aura 800.000 francs pour les bâtiments et 700.000 francs de meubles en 1806 : durant l'Empire, on y dépensera en bâtiments (et le chiffre est ici très réduit) 6.242.000 francs, on aura, de mobilier, au prix d'inventaire, pour 3.392.000 francs, — sans compter les dépenses des jardins, les acquisitions d'immeubles, les dépenses imputées sur le produit des Forêts, et le reste.

Dès 1807, tout est en ordre et presque en état et l'Empereur peut ordonner, le 21 septembre, un de ces voyages, où douze à quinze cent personnes — les plus hautes en dignité de 1'Etat — sont invitées, logées, meublées, et où trois mille, non des moindres, trouvent à dîner. C'est l'Empereur Ini-même yr ; donne ces chiffres dont, à priori, l'on reste surpris : la liste du voyage est loin en effet d'être si ample, bien qu'elle soit déjà longue : de personnages princiers, il y a la reine de Hollande, les Jérôme, les Murat, Stéphanie et son mari, Borghèse, le Prince primat et le grand-duc de Wurtzbourg, puis Talleyrand et Berthier : et après, en tout, trente-cinq officiers, dames du palais et invités. Mais chacune des princesses a sa maison, chacune tient sa cour et reçoit alternativement. Rien que pour les étrangers, il y a cinq maisons à table ouverte : chez les deux secrétaires d'État, de France et d'Italie, chez les deux ministres des Relations extérieures et chez le ministre de l'Intérieur de France. Il y a table presque ouverte pour les Français chez Berthier, chez Duroc, chez les grands officiers et chez les maréchaux qui sont du voyage. Au total, cinquante-deux tables fournies par les cuisines de l'Empereur, onze cents lits établis dans l'enceinte du château et quatre mille fournis par la Cour aux personnes logées au dehors. C'est un Allemand, de la suite du grand-duc de Bade, fort précis et bien informé à l'ordinaire, qui fait ce compte. Or, ces lits, pour les plus petits seigneurs, imagine-t-or ce qu'ils coûtent ? voici (les musiciens logés dans une auberge à raison de 45 francs : ils sont à la vérité plusieurs ensemble ; mais le Badois paye une misérable chambre 18 francs par nuit et, quant à la mangeaille, si l'on n'est point de la Cour, on est rançonné comme en Calabre : celui-ci a payé 6 francs une tasse de thé et quelques raisins ; celui-là — c'est le cardinal Caprara — 600 francs pour un bouillon qu'il a pris et un mauvais dîner qu'il a fait servir aux gens de sa suite. Il passe en vérité tout un inonde, et un monde qui ne recule point à payer ; chacun des membres du corps diplomatique a pris une maison. Comme il serait à Paris, constamment, à travers la petite ville, passent des cortèges d'ambassadeurs venant présenter leurs lettres de créance ou de recréance, et les voitures de gala défilent sous grande escorte, laissant voir d'étonnants costumes : le duc de Frias qui arrive d'Espagne ; l'ambassadeur de la Sublime Porte qui présente ses nouvelles lettres, le général comte de Tolstoï avec sa suite, et c'est, après, le prince de Nassau-Weilbourg, et c'est le prince de Waldeck, ce sont les princes de Mecklembourg.

Voici la vie : sauf les jours de chasse, marqués et, désignés d'avance, Joséphine mène, la matinée et l'après-midi, la même existence que partout ailleurs. Toilette, marchands venus de Paris, déjeuner avec sa fille et ses dames, puis visites des personnes qui habitent le château et quelque ouvrage en main pour avoir l'air de s'occuper. A quatre heures, nouvelle toilette et, de cinq à six, avec l'Empereur qui, pour la première fois, sort de ses appartements où il travaille sans arrêt depuis sept heures du matin, promenade en calèche. On va loin parfois ; l'Empereur s'arrête, interroge quelqu'un, des journaliers, un vieux prêtre, quelque ancien soldat, sur qui tombe ensuite la manne dorée. A six heures, toutes les tables-sont en activité : on dîne,  mal chez Champagny, très bien chez Mme de La Rochefoucauld, et chez le Grand maréchal ; mais il faut être prié : si l'on n'a point d'invitation, on se réfugie à une dernière table qui est pour le commun. L'Empereur chue seul avec Joséphine : il invite parfois les princes et les rois, mais personne n'est admis à sa table de droit et pour le temps du voyage.

Après dîner, on attend l'heure de se présenter chez le grand personnage désigné pour tenir la Cour : car il y a un règlement pour cela comme pour le reste un soir, chez l'Empereur ; un autre chez l'Impératrice, un autre chez la princesse Caroline ; un autre chez la reine Hortense et soirées de spectacle, cela fait la semaine point d'imprévu.

Si c'est chez les princesses, l'on monte vers huit heures ; l'on se place en cercle et l'on attend ; l'Impératrice entre, parcourt le salon, puis prend sa place et attend comme les autres plus ou moins tard, l'Empereur arrive, s'assied près de Joséphine ; on danse des contre-danses ; il regarde, fait un tour, dit des mots, disparaît et chacun s'en va.

Quand c'est l'Empereur lui-même qui reçoit dans les Grands appartements, c'est pire. On entre dans l'antichambre : un chambellan annonce ; au bout d'un temps plus ou moins long, on est reçu : quelquefois, ceux-là seulement qui ont les entrées ou tout le monde. On fait cercle, puis il y a musique : la Grassini, Crescentini, Paër, Brizzi ; et, après, les femmes s'asseyent par contenance à des tables de jeu jusqu'au moment où l'Empereur disparaît. Chez l'Impératrice, les mêmes divertissements. sauf la musique : l'Empereur se promenant de long en large, les femmes assises en silence les unes à côté des autres, les hommes debout, collés contre la muraille.

Une fois, il y a un grand bal annoncé chez l'Empereur, et, à ce bal, la princesse Caroline et la princesse Stéphanie doivent mener un quadrille ; mais, le soir venu, l'Empereur se trouve enrhumé, ne vient pas ; il désire qu'on lui redonne le quadrille ; partie des danseuses sont reparties à Paris, d'autres sont malades. Néanmoins, l'on se retrouve, l'on répète, l'on danse, l'on s'ennuie tout autant. Mais l'Empereur trouve la chose de son goût et la juge de bon style.

Les soirs de spectacle sont plus désirés ; ce sont les lundi, mercredi et vendredi, comme autrefois ; la Comédie-Française doit alterner avec l'Opéra-Comique, le théâtre de l'Impératrice et la troupe italienne, mais la troupe de Feydeau, malgré la rentrée d'Elleviou, n'a point de succès près de l'Empereur ; moins encore la troupe de Picard qui vient jouer la Manie de briller et les Ricochets ; et ce sont les Français qui ont tout l'avantage. Spectacle plutôt sévère : sur dix-huit représentations, douze tragédies : Horace, Iphigénie en Aulide, Rhadamiste et Zénobie, Œdipe, Le Cid, Les Vénitiens, Mithridate, La mort de Pompée, Iphigénie en Tauride, Manlius, Rodogune, Nicomède ; on s'y endort quelque peu, les jeunes femmes d'abord et l'Empereur même. Les comédies sont aussi du genre sérieux : c'est Tartufe, le Philinte de Molière, le Joueur, les Châteaux en Espagne, l'Optimiste, les Précepteurs ; c'est son goût, cela et la musique italienne, et l'on en trouve une preuve singulière dans les gratifications qu'il distribue aux acteurs ; lui-même leur répartit une somme totale de 111.750 francs. Là-dessus, 9.000 francs pour les trois acteurs de Feydeau, 78.500 francs presque uniquement à la troupe tragique, un trait de sa plume sur Desprez, Lacave, Dugazon et Mme Thenard — des comiques — et, à leur place, 6.000 francs à la Grassini, autant à Paër, autant à Crescentini, 3.000 francs à Mme Paër et autant à M Delihu.

Il est à ce moment dans une telle passion de musique que souvent, après le spectacle, il fait revenir ses chanteurs dans le salon de l'Impératrice et les écoute jusqu'à une heure du matin.

Parfois, mais pour d'autres, il y a des divertissements d'un genre moins sérieux : le vieux Despréaux, le mari de la Guimard, donne des représentations à lui seul, où ses doigts, habillés de diverses couleurs, dansent sur une table, au son d'un violon, simulant tous les pas, toutes les attitudes, toutes les minauderies de ces danses qu'il connaît si bien ; mais cela égaie quelque après-dîner chez les princesses ou chez Mme de La Rochefoucauld, y alterne avec les jolies danses italiennes que met à la mode la charmante Mme Gazzani. L'Impératrice n'en voit rien.

A ces agréments de vie, trois fois la semaine, il faut joindre la chasse que la température fort basse rend singulièrement pénible. Même, malgré la volonté de l'Empereur, faut-il, à cause du mauvais temps, retarder d'un jour la Saint-Hubert dont la célébration doit être accomplie selon les anciens rites, à commencer par la gratification de 30.00 francs que Napoléon offre à l'équipage.

D'extérieur, rien de plus beau que ces chasses à courre : depuis le Consulat à vie, M. d'Hanneucourt, capitaine des Chasses, s'est appliqué à recruter une meute qui, sinon par le nombre, au moins par le bel état et la bonne race des chiens, eût pu rivaliser avec les meutes royales. Tous les hommes de vénerie viennent des maisons du Roi et des princes ; les lieutenants des chasses et le porte-arquebuse sortent de ces anciennes familles qui, depuis Charles IX pour le moins, servent le Roi en ses plaisirs. A la tenue des hommes et des chevaux, rien à reprendre ; c'est le grand style et la bonne façon ; et, de même est-il des hommes et des dames qui suivaient la chasse : ceux-ci avec l'habit vert galonné en galons de vénerie faisant sur la poitrine une sorte de plastron d'or et d'argent, celles-là bien plus étonnantes et faisant un escadron volant à qui les admirations ne manquent point : d'abord, pour celles qui suivent à cheval, il y a eu l'amazone aux couleurs de l'équipage, mais cela a paru sombre et l'on s'est arrêté alors à l'amazone de casimir chamois avec parements et collet verts brodés en argent ; sur la tête un chapeau de velours noir à grandes plumes blanches. Pour celles qui suivent en voiture, et ce sont presque toutes, on trouve mieux. En ce temps, Leroy triomphe dans ce qu'il appelle les habits de chasse : une redingote de velours courte qu'on porte sur une robe de satin blanc. L'Empereur ayant désiré que les dames de la Cour reçussent un costume et l'Impératrice y ayant accédé comme de juste, Leroy est naturellement appelé au conseil, propose et fait adopter son habit de chasse et il ne s'agit plus que d'en déterminer la couleur. On imagine qu'il sera plus brillant que chaque maison princière ait la sienne : l'Impératrice adopte le velours amarante brodé d'or, la reine de Hollande prend le bleu et argent ; à la grande duchesse de Berg revient le rose et argent, et à la princesse Pauline le lilas et argent ; cela en velours, traversé d'une écharpe de satin blanc et porté sur une robe aussi de satin blanc, brodée en or ou argent ; les bottines pareilles à la redingote, la toque de même couleur, brodée et couronnée de plumes blanches. N'est-ce pas en vérité joli à voir, ce cortège passant dans les avenues de Fontainebleau, et les calèches menées à la d'Aumont, et les calèches menées à l'Espagnole, et les piqueurs en livrée de chasse, et toute la vénerie, et les pages, et les amazones, et l'immense suite, et les mamelucks porte-arquebuses, et, dans les abois, les fanfares éclatant, et la Bonaparte sonnant pour la Royale.

Ce qui manque le plus, c'est le gibier. Malgré les efforts laits depuis 1805 pour repeupler en fauves la forêt, on n'est arrivé qu'à des résultats singulièrement médiocres. On n'a pu songer à rétablir les anciennes capitaineries et, pour appliquer sérieusement les règlements édictés pour la protection des plaisirs de l'Empereur, il ne suffirait point des arrêtés pris par le préfet de police, il faudrait, dans la législation, des changements qui eussent paru singulièrement tyranniques. On se contente donc de poursuivre une quarantaine de mauvais cerfs qui ont été apportés du Hanovre et du reste de l'Allemagne et qui, dans une forêt de vingt lieues de tour, sur laquelle le braconnage prélève une forte dîme, ont encore des velléités de retour et des envies de déplacement. L'Empereur, qui aime surtout en la chasse l'exercice violent qu'elle procure, qui, en tout cas, n'a ni principes, ni éducation de veneur, court ventre à terre, à droite et à gauche, sans suivre régulièrement. Les officiers de vénerie font de leur mieux, mais, devant les résultats, les étrangers, tels que Metternich, sourient.

Telles sont les splendeurs de ce premier séjour à Fontainebleau qui marque dans l'histoire de l'Empire comme l'époque du plus grand luxe, de la plus forte dépense, qui constitue la plus vive et la plus sérieuse tentative qu'ait faite Napoléon vers le rétablissement intégral des divertissements de l'ancienne Cour. Qu'y manqua-t-il pour qu'on s'y plût ? C'est singulier, disait-il, j'ai rassemblé à Fontainebleau beaucoup de monde, j'ai voulu qu'on s'amusât, j'ai réglé tous les plaisirs et les visages sont allongés et chacun a l'air triste et bien fatigué. — C'est, lui répondit Talleyrand, que le plaisir ne se mène point au tambour et qu'ici comme à l'armée, vous avez toujours l'air de dire : Allons, Messieurs et Mesdames, en avant marche !

Joséphine avait du moins eu pour se distraire un peu, durant ce voyage, l'illusion qu'elle avait inspiré un dernier amour — celui que toute femme envie et qui lui semble aussi doux et cher qu'à l'automne, en un beau jour, les derniers rayons du soleil couchant. Il se trouvait là un jeune prince de jolie figure et d'aimable prestance, amoureux un peu, faut-il l'avouer, des femmes dont surtout l'on avait parlé. C'était ce prince de Mecklembourg-Schwerin qui afficha si haut sa passion pour Mme Récamier : en ce moment il était tout à l'Impératrice : croyait-il que les troupes françaises en quitteraient plus vite ses États ? Elle, en riait et s'en amusait doucement. : Napoléon commença aussi par en rire ; mais, soit que ces mines-persévérantes l'agaçassent, soit plutôt qu'il lui fût revenu que ce jeune prince s'était fait la coqueluche du faubourg Saint-Germain, pour avoir dit un jour, en entrant dans un salon : Point de diamants, point de cachemires, bonne compagnie ; il le lui fit payer — et cela coûtait cher d'avoir chez soi de l'armée française. Le prince de Schwerin n'en garda point rancune à Joséphine ; après le divorce, il lui proposa tout net d'épouser.

On n'en était pas loin, de ce divorce, lorsque de Schœnbrunn, l'Empereur décida que la fin de Fenton-me de 1809 se passerait à Fontainebleau. Il y eut une belle liste de voyage, plus de soixante-dix personnes, tous les ministres, les présidents des sections du Conseil d'État, les femmes des grands officiers et des principaux officiers, sans parler de la Cour entière, et de Madame, et de Julie, et d'Hortense, et de Pauline ; mais, comme on sait, malgré la belle liste, personne ne se trouva présent lorsque, le 26 octobre, à dix heures du matin, l'Empereur arriva, et quand, dans la journée, Joséphine accourut en grande hâte de Saint-Cloud, elle vit bouchées et murées lés portes qui faisaient communiquer son appartement avec celui de Napoléon. Ce fut en apparence, durant ces vingt jours, du 26 octobre au 14 novembre, la même vie qu'on avait menée en 1807 : point de tragédies pourtant sur le théâtre ; c'est au palais qu'on la donne. Il ne se joue que deux comédies : le Secret du Ménage et la Revanche ; puis, quantité d'opéras italiens ; un acte de celui-ci, un acte d'un autre. Cela occupe trois soirées : les autres, il y a réunion chez les princesses, cercle chez l'Empereur, parfois grand bal. Lorsqu'on n'est de rien d'officiel, l'on s'amuse à des petits jeux chez Mme de La Rochefoucauld.

Pour les dîners, l'Empereur lâche un peu de l'étiquette : il ne dîne plus seul avec l'Impératrice ; il n'admet point uniquement des princes ou des pria--cesses à sa table ; chaque jour il y veut du monde, des ministres, même les sénateurs qui sont du voyage, même Fontanes, même les sénateurs députés du royaume d'Italie.

Presque chaque jour, longuement, éperdument, il chasse : des chasses qui durent cinq à six heures -d'horloge, où il éreinte ses chevaux, fait vingt lieues à pleine course. Les jours où l'on ne chasse pas à courre, on chasse à tir ; pour la première fois on chasse aux toiles ; on rabat quatre-vingts sangliers dans une sorte de cirque au milieu duquel est un grand échafaudage pour les chasseurs, et les dames regardent la tuerie d'une tribune qui a huit mètres de côté.

Il faut à l'Empereur du gai, il lui faut du mouvement, il lui faut des distractions violentes et fortes il a pris son parti, est décidé au divorce, le marque par mille endroits : au spectacle, ce n'est plus lui qui, durant l'entr'acte, quitte, comme il faisait d'habitude, sa place à droite de la scène, qui vient à l'Impératrice pour bavarder ; c'est elle qui, deux fois en une seule soirée, vient près de lui et avec bien moins d'assurance que de coutume. Toute la Cour note les préférences données aux Bonaparte, le délaissement où se trouve Joséphine. A quoi bon la ménager à présent, à quoi bon devant celle qui va cesser d'être la souveraine, garder les formes et l'attitude que l'on doit seulement à celle-ci ; et, durant que Joséphine fait le tour du cercle pour adresser à chaque personne, selon son habitude, une parole obligeante, les dames du Palais s'asseyent, rient, causent tout haut avec les officiers. La pauvre femme, quel calvaire elle gravit, en sa grande parure, des fleurs au corsage, le diadème de diamants en tête, un sourire de danseuse sur ses lèvres contractées, forçant sa voix à se faire aimable et douce, son cerveau à se souvenir de ces inutilités mondaines qui flattent les gens ! Sitôt qu'elle rencontre seul un grand officier qu'elle peut prendre à part, un ministre, un grand dignitaire, un homme quelconque, si petit personnage soit-il, qui lui paraisse dans le secret, elle se précipite : Qu'a-t-il dit ? que fera-t-il d'elle ? pourquoi la porte condamnée ? pourquoi cette froideur affectée ? qu'est-ce que sera son avenir ? Et rien, pas de réponse, des paroles vagues, des airs gênés. Et il entre quelqu'un, et il faut étouffer ses larmes, assurer sa voix, reprendre son sourire, et s'habiller, et paraître. Sans doute, ce Fontainebleau qui vit des drames plus sanglants, n'en vit point d'aussi poignants, où l'humanité fût plus déchirée, où un cœur saignât davantage.

 

Jusqu'ici, en ces petits voyages, Joséphine n'est qu'à l'état de satellite de l'astre dont vient toute lumière ; l'éclaire-t-il, elle brille d'un éclat- incomparable ; la prive-t-il de ses rayons, sa gloire s'éteint et elle retombe au néant. Ne faut-il point la regarder à présent seule, marchant d'elle-même et faisant à elle seule son rôle d'Impératrice ? Sans doute, elle ne sera jamais qu'un reflet ; les honneurs qu'on lui rendra ne s'adresseront à elle que par raccroc ; le train qu'elle mènera ne sera qu'un train de circonstance et les paroles qu'elle prononcera, lui auront d'avance été dictées ; néanmoins, cela a sa curiosité et il le faut voir.

Ce n'est point une médiocre affaire qu'un voyage aux Eaux de Sa Majesté l'Impératrice, surtout en l'an XII (1804), tout au début, lorsque l'Empereur est tout neuf en la dignité impériale, qu'il prétend la maintenir entière et ne laisser faire à sa femme que ce qui convient à une grande souveraine. Avant même qu'on se mette en route, les frais courent grand train. Il a fallu acheter des chevaux et des voitures, quarante-sept chevaux qui coûtent 67.214 francs, et huit voitures ; quatre berlines, deux cabriolets, une chaise à ressort et une calèche pour 26.772 francs ; une dizaine de mille francs encore de harnais et de réparations. Puis, l'Empereur ne pouvant souffrir que, à Aix-la-Chapelle, ville impériale, son épouse descende à l'auberge, a fait acheter, tout meublé, l'hôtel de M. Jacobi, conseiller de préfecture. C'est, dit-on dans les journaux, un des plus beaux bâtiments qui décorent la ville. Aussi, est-ce peu le payer que 144.000 francs. De plus, il a fallu se précautionner de présents à donner, tels que colliers, boucles d'oreilles, bagues, épingles et boîtes, et Margueritte en a fourni pour 36.000 francs, tandis que Commun fournissait pour 2.880 francs de schalls destinés au même usage.

La partie de la Maison d'honneur désignée d'abord pour accompagner l'Impératrice est nombreuse ; mais beaucoup trouvent des prétextes et, à la veille du départ, il reste seulement le premier écuyer, M. d'Han ville ; un écuyer cavalcadour, M. de Fouler ; deux chambellans, MM. de Beaumont et d'Aubusson ; la lame d'honneur et trois dames du palais : Mmes de La Rochefoucauld, de Luçay, Auguste Colbert et de Vaudey ; il est vrai que Mlle Lucie de Luçay accompagne sa mère et remplace agréablement les Rémusat. Il y a, de plus, le secrétaire des Commandements et, pour le matériel, un maître d'hôtel contrôleur, un maître d'hôtel ordinaire, deux huissiers, dix valets de pied, toute la Chambre et un détachement d'importance des cuisines et de l'office. L'écurie, comme de juste, précède avec les équipages aux ordres de Guérin père. C'est cinquante personnes pour le moins.

Pour voiturer tout ce monde — sauf les gens des écuries qui ont pris les devants et dont le voyage coûte, avec la nourriture des chevaux, 8.900 francs —, il faut, à chaque poste, soixante-dix-sept chevaux, menés par vingt-quatre postillons. L'Impératrice et ses officiers d'honneur partent directement de Saint-Cloud ; les gens sont conduits à Saint-Denis par les voitures de la Maison : c'est une économie de quatre postes et demie, dont la ci-devant royale qui compte double. A deux francs par cheval, à trois francs par postillon, cela monte : En voici pour 12.216 francs.

On marche, gendarmerie aux portières et des sous-officiers courant avec les piqueurs au-devant des voitures ; à chaque ville où il y a garnison, un fort détachement de cavalerie vient au-devant de l'Impératrice ; vingt-cinq coups de canon à l'entrée, autant à la sortie, et toute la troupe en haie. C'est ainsi à Soissons où l'on arrive à trois heures et demie ; on ne s'est arrêté jusque-là qu'un quart d'heure pour déjeuner et, à Soissons, on ne passe que le temps des discours à la porte de la ville ; on traverse au pas, crainte d'accident. Très tard, on arrive à Reims où tout est illuminé, mais où rien n'est préparé pour le coucher. A grand'peine, l'on trouve des gîtes, mais ce qui fait oublier toute la peine, c'est la brillante garde d'honneur que le sénateur général Valence est venu commander en personne, c'est l'accueil chaleureux de la population et l'enthousiasme que témoigne l'armée. En gratifications, M. d'Harville s'allège de 3.100 francs et Reims laisserait un fort bon souvenir sans un accident survenu au général Valence, son cheval, effrayé des tambours et des trompettes, se renversant sur lui. On vient coucher à Sedan : fort joli discours du sous-préfet, M. Philippoteaux, et du maire, M. Poupart de Neuflize, qui reçoit tout de suite 3.600 francs pour ses pauvres ; il présente la veuve d'un officier mort à l'armée : 600 francs. La journée du lendemain est singulièrement dure. Jusqu'à Rethel, la grand'route est épouvantable, mais c'est bien pis encore quand on l'a quittée. Des chemins où il semble que nulle voiture n'a jamais passé. A la nuit tombante on arrive à une montagne près de Feulen qu'on ne gravit qu'à grand'peine. Ou soutient les voitures avec des cordes ; l'Impératrice, qui a si grand'peur, pousse des cris, veut à toute force descendre. C'est l'Empereur lui-même qui a marqué l'itinéraire : il a pris pour une route construite un chemin qui est à faire : et, malgré les avertissements des gens du pays, l'on n'a point osé se détourner. Force est, la nuit tout à fait tombée et les chevaux fourbus, de s'arrêter à un petit village appelé Marche où toute la suite s'entasse dans une mauvaise maison, les favorisés sur des matelas, les autres vans des auges. Au petit jour, on repart, laissant 1.420 francs pour ce gîte infâme. Dix lieues encore de ce supplice, de ces constantes inquiétudes, de cette terrible fatigue. Enfin, à deux lieues de Liège, on arrive au bac pour traverser la Meuse et dès lors, un site divin, une réception à miracle ; on traverse le fleuve dans une jolie barque ornée d'orangers et de feuillages ; les troupes sont sous les armes, tout est illuminé et l'on a apprêté un beau feu d'artifice. On couche à Liège, à la préfecture et, après avoir laissé 1.500 francs de gratification, le lendemain matin, on repart pour Aix-la-Chapelle où l'on arrive enfin à cinq heures et demie du soir. Comme de juste, à l'extrême frontière du département de la Roër, on rencontre les généraux commandants, un escadron du 23e chasseurs et la gendarmerie nationale ; à la montagne qui domine la ville, les autorités civiles ; à la barrière, arcs de triomphe, salves d'artillerie, l'infanterie (19e et 30e de ligne) bordant la haie et à la maison — au palais de Sa Majesté — garde d'honneur à pied et à cheval. Il en coûtera cher pour ces honneurs : on donnera 508 fr. 62 au détachement de gendarmerie, 9 818 francs aux détachements du 19e de ligne et du 238 chasseurs, 250 francs à la musique, 3 465 francs aux sous-officiers attachés à la suite de l'Impératrice, 2.600 francs aux officiers de la garde d'honneur et on achètera encore des bottes que l'on paiera 480 francs pour les sous-officiers d'escorte, et l'on fournira de bonnets à poil pour 2.375 francs les grenadiers du 19e de ligne.

Voici l'Impératrice en son palais : c'est une masure, petite et triste, où il est impossible qu'on se loge. On est, de plus, fort inquiet d'une des voitures de suite dont on n'a point de nouvelles depuis vingt-quatre heures et qui n'arrive qu'à trois heures du matin après des aventures sans nombre. Une des femmes de l'Impératrice, Mme Saint-Hilaire, est assez blessée et se plaint à grands cris qu'on n'ait point envoyé l'armée au-devant d'elle ; un valet de pied a un bras démis. Tout cela fait du noir : de plus, ces dames trouvent la ville affreuse : on est sous la pluie depuis le départ (le Paris et cela n'embellit point les rues. Enfin, le soleil reparaissant, l'Impératrice déménage de son vilain palais pour aller occuper la préfecture qu'a cédée avec empressement la belle Mme Méchin, la victime de Viterbe, et où Mme Gay, la femme du receveur général, a fait porter ses plus jolis meubles. Pauvre Sophie Gay ! Elle compte que du coup, elle va s'introduire à la Cour, qu'on lui passera son divorce avec Liotier, ses incartades au temps du Directoire, sa lettre sur Mme de Staël et ses romans et que, en l'Impératrice, elle va retrouver la vicomtesse ; mais elle compte sans l'Empereur et elle en sera pour son voyage.

L'Impératrice, d'ailleurs, ne voit guère comme société, en dehors de ses dames et de Mme Méchin, que deux ou trois Allemandes, femmes de généraux, Mme de Sémouville, femme de l'Ambassadeur à' La Haye, venue pour soigner sa fille, Mme Macdonald, presque moulante, puis Mme Franceschi, Mme de Léry, la fille de Kellermann, et quelquefois des dames comme Mme de Coigny et Mme de Durfort accourues aux eaux pour solliciter : celles-ci ont, en leur nièce et cousine, Mme de Luçay, la meilleure des introductrices et si elles n'obtiennent point les radiations qu'elles désirent, qui donc y parviendra ?

Les bains sont la grande affaire, car Joséphine n'en espère rien moins que l'affermissement de la dynastie et Corvisart lui-même en est venu surveiller l'effet ; mais cela n'empêche point les promenades : on est d'autant plus empressé d'en faire qu'Aix est horrible et que la population est des plus vilaines. On va à la Borsette, on visite les ruines des abbayes et des châteaux carolingiens, on déjeune sur l'herbe, on chasse au renard et aux lièvres, l'on inspecte les manufactures de drap et d'aiguilles, l'on descend dans des mines de charbon ; puis, il y a le religieux : les visites au trésor, la vénération des reliques de Charlemagne, dont l'Impératrice emporte quelque fragment ; il y a la fête de Charlemagne, avec la Cour, les autorités, la troupe en grande tenue, et des messes, et des discours, et des trônes, et toutes les splendeurs officielles : Mlle de Luçay quête, mais presque pour rien. Le soir, pour divertissement, on a d'abord l'opéra allemand, mais ce sont les plus détestables acteurs et l'on a grand'peine à rester jusqu'au bout. Joséphine préfère voir la petite naine Nanette Stocker, haute de dix-huit pouces, qu'elle comble de jolis présents, ou faire découper par le silhouetteur Bronch, des portraits d'elle et de sa Cour. Le silhouetteur n'y perd point, car on lui paye chaque silhouette neuf napoléons, mais c'est si amusant de voir ainsi courir les ciseaux sur le papier noir.

Cela n'est guère impérial, mais pour illustrer le séjour, voici venir, de Paris, Picard aîné avec une bonne partie de la troupe du théàtre de l'Impératrice. Mauvaise spéculation : après avoir ri d'abord aux pièces bourgeoises, les dames et l'Impératrice même trouvent Picard mauvais ton ; ou ne sort pas de la diligence et de la rue Saint-Denis. Cela n'empêche point le public de s'y porter et les domestiques de la Maison d'en faire leurs délices, mais avec la salle comble, c'est à peine si l'on a 1.200 francs de recettes et les 16.000 francs de gratification que reçoit Picard ne payent point son voyage.

Peu à peu, le soir, Joséphine se restreint à son trictrac, au whist, aux petits jeux, durant que ses dames s'occupent au loto et c'est ainsi, sauf lorsque l'Impératrice donne bal et que la ville lui rend sa politesse : alors, de son trône, Joséphine, sans rire, voit danser sur le clos des braves Allemandes les robes de réforme qu'elle a données à ses femmes de chambre et dont celles-ci font bon commerce.

On s'est fait une vie assez douce remplie par les bains, les promenades, les parties de campagne, les excursions, pas mal de musique et de la conversation ; l'étiquette s'est relâchée au point que l'Impératrice s'en va déjeuner sur l'herbe, qu'on s'assied en sa présence et que même un général, ne trouvant point de meilleur siège, s'installe commodément sur le divan où elle est assise ; n'étaient les gratifications énormes aux ouvriers des manufactures (3.600 francs), aux assistants de l'évêque (1.200 francs), aux montreurs de reliques (600 francs), au directeur et aux chanteurs du théâtre (2.640 francs) ; n'étaient les aumônes largement répandues qu'elles passent 33.000 francs ; n'était la dépense qui, pour l'office, la cuisine, la cave,, le logement des gens, atteint 154.823 fr. 78, peu de chose distinguerait l'Impératrice d'une baigneuse de grande qualité, une de ces Russes qui alors ne venaient aux eaux qu'avec maison complète et train de reines. Il y faut de l'argent certes. car ce voyage d'un mois coûte à la maison 523.921 francs. Mais qu'est cela ? Au moment où toute la Maison se réjouit de retourner à Paris, où le contrôleur, qui est le grand maître du voyage, est déjà parti, voici qu'on apprend que l'Empereur arrive de Boulogne ; voici qu'on expédie de Paris en toute hâte les grandes livrées des valets de pieds, des cochers et de tous les gens de l'écurie ; voici que l'Impératrice appelle chacune de ses dames pour les prévenir en particulier qu'elle accompagne l'Empereur à Mayence, que, durant son séjour, elle recevra des électeurs, d'autres personnes et particulièrement le prince de Bade et sa famille et qu'elles ne peuvent se dispenser de faire venir chacune une ou deux robes parées, même brillantes, et leurs diamants. Désolation générale, cris et larmes, désespoir de Mme de La Rochefoucauld à cette tuile qui tombe sur sa caisse et l'enfonce. Il faut se garder de la plaindre : du coup, elle emporte de la caisse mieux garnie de M. d'Harville, cent louis pour ses toilettes et elle trouvera moyen de faire des économies.

Désormais, l'Empereur arrivé, silence dans les rangs : l'Empereur parle seul ; étiquette sévère, l'Empereur l'ordonne ; exactitude rigoureuse, l'Empereur n'attend pas : il faut, tout le jour, être en parade ; l'on se couche quand il lui convient, c'est-à-dire vers une heure du matin et l'on part quand il lui plaît, vers les sept heures. Comme entrée de jeu, dès l'annonce de son arrivée, les dames du Palais ont dû sortir de la préfecture et s'installer à l'auberge, et lorsqu'elles rentrent là, éreintées des parties continuelles, impossible de fermer l'œil, car les punaises ne respectent rien. L'Empereur reste dix jours et, chaque jour, cérémonies en grand costume, tantôt pour la remise des nouvelles lettres des ambassadeurs, tantôt pour des Te Deum, tantôt pour des fêtes de la ville ; puis, visite en détail de toutes les manufactures, courses dans tous les environs ; le soir, dîner, spectacle, jeu, salon. Le 25 fructidor (12 septembre), l'Impératrice part pour Cologne où l'on est assez bien logé ; mais c'est la même vie et Joséphine qui, depuis quinze jours, est tourmentée par la migraine, n'en doit pas moins suivre et faire bonne mine au duc de Bavière. C'est à cinq heures du matin que l'Empereur a fixé le départ de Cologne le 29 (16 septembre) ; Joséphine parvient à le faire retarder jusqu'à midi : aussi n'arrive-t-on que dans la soirée à Bonn et les dames sont logées dans une maison inhabitée. De là à Coblentz où l'on est distribué par billets de logement au petit bonheur. Le lendemain, on monte sur le yacht du prince de Nassau, tout à fait joli comme installation, mais, avec vent debout, roulis et tangage, à peine fait-on quatorze lieues ; l'on vient coucher à Bingen à neuf heures et demie et, à sept heures du matin, en route pour Mayence. Là, pour l'Empereur, le logis est bon, c'est l'Hôtel teutonique avec ses quatre-vingt-seize croisées de façade ; mais ce château n'est point meublé ; tout ce qu'on peut faire, c'est loger au plus près les officiers et les dames du Palais ; et pour celles-ci, voici la vie : d'abord, toilette pour le déjeuner qui commence à onze heures ; après, on reste au palais sans bouger jusqu'à deux heures ; puis, toilette pour la réception des princesses et des princes étrangers qui mène jusqu'à cinq heures ; ensuite, toilette pour le (liner fixé à six heures : un jour, on dîne chez Mme de La Rochefoucauld, un autre, chez l'Empereur : à ces dîners-là, les princes sont invités : puis, salon, sans bouger ni parler jusqu'à neuf heures ; ensuite, spectacle, car l'Empereur a fait venir ses comédiens à Mayence et, pour s'égayer, l'on a la tragédie. Vers une heure du matin, l'on rentre mort de fatigue ; et qu'est-ce, des hommes qui sont debout des quatre heures de suite ? Certes, il y a parfois l'insigne honneur de faire le whist de l'Empereur ; il y a une fois la petite partie à File Saint-Pierre et l'on assiste à un épisode que recueillera l'histoire : les cinquante napoléons étalés devant la pauvre femme qui a fait un vœu, comme il arrive dans les contes de fées ; il y a encore les princes, tous les princes des bords du Rhin, à voir et à regarder, mais ne se blase-t-on point sur ce plaisir ? Aussi, lorsque le départ est décidé, qu'on en sait l'itinéraire, lue les couchées sont préparées à Spire, Saverne, Nancy, Châlons, qu'il n'y a plus à craindre que l'Empereur change d'idée, c'est une joie à ne pas croire.

En toute cette seconde partie du voyage, Joséphine est au second plan ; son chevalier d'honneur inscrit bien encore quelques libéralités qu'elle fait aux pauvres de chaque ville où l'on passe : 1.500 francs à Cologne, 250 francs à Bonn, 3.300 francs à Coblentz, 600 francs à Bingen, 2.300 francs à Mayence, 700 francs à Spire, mais qu'est cela près de l'Empereur qui donne par dix ou quinze mille francs ; qui, à chaque évêque, octroie 6.000 francs pour sa cathédrale, et qui ne visite point une église sans y laisser vingt-cinq louis : c'est le taux auquel, en France, Joséphine fixe ses bienfaits aux pauvres des villes où elle couche.

 

Ce voyage de 1804, ainsi divisé en deux parties, l'une où l'Impératrice est seule, l'autre où elle suit l'Empereur, fournit d'une façon presque complète la formule du cérémonial et l'aspect des voyages qu'accomplira Joséphine durant tout le règne. Elle viendra un mois à Plombières, en 1805 (14 thermidor au 12 fructidor an XIII - 2 au 38 août) pour se reposer de l'épouvantable fatigue du voyage d'Italie qu'elle a fait avec l'Empereur ; elle y reviendra deux mois en 1809 (11 juin - 20 août) et ce sera chaque fois le même train et une pareille dépense. Mais, à chaque fois, il y aura une atténuation dans le cérémonial, un relâchement dans l'étiquette ; l'Empereur mettra une sourdine de plus aux honneurs rendus et la Maison qui accompagnera l'Impératrice sera de moins en moins nombreuse.

En 4805, cette diminution de rang ne semble point faite à dessein ; c'est uniquement pour se reposer, prendre les eaux, que Joséphine se rend à Plombières et l'ombre de Charlemagne ne couvrant point la petite ville des Vosges, n'exige point un déploiement des pompes impériales ; pourtant, l'on envoie de Nancy à Plombières une compagnie du 3e de ligne pour être employée à la garde de Sa Majesté ; aux limites du département et de l'arrondissement, il y a réception par les autorités civiles et militaires, discours et saluts ; à l'entrée des villes, des arcs de triomphe ; à Plombières, des portiques de feuillage, des illuminations et un feu d'artifice ; mais, cela fait, Joséphine est assez tranquille et peut se remémorer les temps, si lointains déjà, de ses premiers séjours au même lieu : elle vint là après le départ de Bonaparte pour l'Égypte, et manqua y périr : elle y revint deux fois durant le Consulat, et, pour peu qu'elle pense, le site, les arbres, les êtres, les demeures, tout ce qui n'a point changé autour d'elle, doit lui rendre plus présent, plus vif, plus étonnant, le changement qui s'est fait dans sa fortune : Mme de La Rochefoucauld l'accompagne et est sa dame d'honneur. N'est-ce point ici qu'elle a trouvé la chère cousine ? L'étrange vie ! Quand, en 1798, après sa chute, ce balcon cédant sous son poids, elle s'est trouvée là comme abandonnée, qu'elle a, en toute hâte, appelé Hortense pour la soigner, qu'était-elle ? Et à présent un écuyer d'honneur pour la soutenir lorsqu'elle fait un pas, un préfet du Palais pour veiller à ses besoins, deux dames du Palais, cinq femmes de chambre, un contrôleur, et combien de laquais, de cuisiniers, d'officiers, de hâte-rôts, de cochers et de gens d'écurie ! En frais de poste, aller, retour et courses aux environs, 37.483 fr. 50. Et le total des frais qu'entraîne, rien que pour la Maison de l'Empereur, cette saison d'eaux toute simple, sans aucun divertissement d'exception, sans théâtre, sans chanteurs ni cantatrices, sans grandes excursions aux environs, sans gratifications d'exception, sans achats d'objets et sans fantaisies, s'élève à 131.482 fr. 97.

Pour se divertir, Joséphine se fait peindre. Elle a rencontré, à Plombières, ce Laurent dont elle a plusieurs tableaux en sa galerie et qui réside à Epinal : c'est un peintre fort à la mode près des amateurs de l'espèce de Mme Campan, il excelle aux sujets troubadour qu'il exécute en petites dimensions, genre Miéris, comme dit l'institutrice. Ce portrait, en pied, de 48 pouces sur 45, que l'Impératrice paye 6.000 francs, ne peut manquer justement, par ses défauts, d'être un document des plus intéressants, aussi curieux que le portrait peint plus tard, par le même artiste, de Jérôme avec Catherine.

Hormis quelques excursions, c'est là l'occupation de la journée. Pour les soirs, il ne se rencontre que deux fêtes, et est-il bien sûr que l'Empereur les eût approuvées ? Il y a, à Plombières, des baigneuses que l'Impératrice aperçoit sans doute, mais qu'elle ne devrait point voir : entre autres Mme Hainguerlot, Mlle Beauvais, l'une des femmes, à coup sûr, les plus spirituelles de Paris, faisant de jolis vers, écrivant comme un ange, mais compromise, moins par elle-même encore que par son mari. Cet Hainguerlot, qui, en l'an IX, est le contribuable le plus imposé de la République, qui paye 53.000 francs de contributions foncières, a eu maille à partir, dès l'an VI, avec Lebrun, rapporteur dans cette fameuse affaire de la Compagnie J.-B. Dijon et Cie où Hainguerlot était le principal intéressé. Lebrun, devenu troisième consul, a tout de suite signalé le ménage, d'autant plus dangereux que la femme est plus intelligente et plus agréable, l'homme plus fin, plus élégant et plus recherché. Ils ont été mis à l'index à perpétuité, au moins chez l'Empereur. Mais Mme Hainguerlot n'en a pas pris son parti ; elle est venue ou se trouve à Plombières, et elle profite de la rencontre pour composer un vaudeville rempli d'esprit et de sensibilité qui a pour sujet un trait de bienfaisance de Sa Majesté à l'un de ses précédents voyages. Elle recrute une troupe où elle enrôle la belle Mme Davillier, fait venir la famille qui a reçu le bienfait, organise une fête, y fait prier l'Impératrice par toutes les dames qui prennent les eaux et cela est charmant. L'Impératrice rend, quelques jours après, un concert, un bal et un souper, mais cela n'avance point les affaires de ces dames : les eaux ne tirant point à conséquence.

Au retour, Joséphine rentre dans sa dignité : lorsque, le 30 août (12 fructidor), elle arrive à Bondy, elle y trouve, pour la complimenter, le préfet et toutes les autorités qui l'attendent de pied ferme ; elle essuie les discours et, sous l'escorte de la gendarmerie, continue sa route sur Malmaison, sans traverser Paris.

 

Au dernier séjour de Joséphine à Plombières, son astre s'obscurcit, le dénouement approche, l'inévitable séparation contre laquelle elle lutte depuis dix ans va enfin s'accomplir. L'extérieur est encore imposant : il y a encore, pour accompagner l'Impératrice, le chevalier d'honneur, le général Ordener ; un chambellan, M. de Beaumont, et un écuyer, M. de Monaco. Il y a deux dames du palais, avec la Dame d'honneur, le Secrétaire des Commandements et deux pages. La livrée, l'écurie, la dépense sont pareilles ; pareils sont les présents et de la même somptuosité : aux pages que lui adresse l'Empereur pour lui annoncer ses progrès, M. de Beaumont le fils, le jeune Lariboisière, le jeune Oudinot, ce sont des diamants de 1.200, de 1.400, de 3.500, de 4.000 francs. S'arrête-t-elle dans une maison à Epinal et fait-elle à Mme Donblat, dont le mari est receveur général, l'honneur de coucher chez elle, elle lui offre à elle-même une parure en or émaillé et perles de 1.400 francs, à la fille aînée une chaîne de col en maillons à perles fines et perles d'émail de 550 francs, aux deux autres enfants des montres de 200 et de 170 francs. Au sous préfet, au directeur de la poste, au capitaine des cuirassiers chargé de l'escorte, tabatières ; les mêmes générosités aux soldats de garde auxquels chaque semaine l'Impératrice paye le spectacle. Sur les pauvres qu'elle rencontre, les prisonniers qui passent, les soldats blessés, retirés, estropiés, les musiciens nomades, les gens qui font voir quelque curiosité, la même pluie d'argent entremêlée d'or ; cela tombe tous les jours, plus ou moins fort : une femme dont elle fait rebâtir la maison, une vieille Américaine qui s'est recommandée du passé, une autre dont la propriété a été endommagée ; on la suit ainsi en ses promenades où, telle qu'une bonne fée, malgré son escorte de cuirassiers et de gendarmes, elle s'arrête aux passants, entre dans une ferme pour boire du lait, demande son chemin, s'intéresse à des paysans qui célèbrent la cinquantaine de leur mariage, donne au mari une tabatière d'or ciselé de 550 francs, à la femme une montre en or de 377 francs ; elle a retenu de ses précédents séjours le nom des gens et le met sur leur visage ; elle a même, et cela fait un étrange effet en ses mains, une provision de chapelets qu'elle distribue à des vieilles gens ; mais, à regarder sa vie, à voir les gens qu'elle fréquente, on s'étonne., Son existence bien plus resserrée, bien plus attristée, s'écoule étroitement entre sa fille, ses petits-fils, sa nièce Stéphanie et ses femmes de chambre ; plus de bals, plus de réceptions, plus de théâtre ; un abonnement au salon des bains fait tout le divertissement de sa suite ; point même d'excursions à distance ; et cette vie s'écoule dans l'étrange cadre qu'elle promène avec elle, au milieu de ces meubles d'or et de vermeil qui ne la quittent point, à portée de ces parures dont on paierait la rançon d'un roi — trente-cinq parures complètes de diamants, de perles et de pierres de couleur — au milieu de cette folle garde-robe dont, à Plombières, d'un coup, elle donne trente-sept robes aux femmes de chambre.

Elle fait la mère-grand' et jamais son petit-fils, tenu d'assez près par Hortense, ne s'est vu à telle fête : voici qu'il reçoit sa première montre, une montre savonnette à perles et deux bagues d'émeraude ; mais qu'est cela près des joujoux qu'on fait venir de chez Mussel, à Strasbourg ? Les beaux jouets, et comme c'est plaisir de les donner, comme c'est bien mieux là ce qui convient que les jouets de Paris et comme c'est clair et gai ces voitures à quatre chevaux, ces berlines-coupés, ces voitures de roulier, ce grand vaisseau de guerre à roulettes, en bois peint et verni, et les innombrables boîtes de soldats de carton fin, peints, montés sur bois, ou sur ciseaux ; comme cela est d'un ton vif, trouvé à souhait pour amuser l'œil d'un enfant !

Les grands déballages des caisses de joujoux, le remuage des parures, l'inspection des robes, les promenades de santé avec Hortense et Stéphanie, c'est presque tout. Il y a bien à Plombières quelques personnes qui fréquentent chez l'Impératrice : M. de Boufflers d'abord, le vieux M. de Boufflers qui, sans doute, est à Plombières moins pour son estomac que pour son beau-fils, Elzéar de Sabran, dont il prétend abréger l'exil. Il vient, de sa voix chevrotante, avec ses façons d'abbé vénérable, avec la couronne de longs cheveux blancs qui pare sa tâte chenue, lire, en intonations de drôlerie, des petits contes graveleux, si lointains, si démodés, si hors de place en la bouche édentée d'un vieillard, qui portent jusque-là l'écho des temps abolis et qui détonnent comme une obscénité sur une tombe. Puis, c'est M. Molé, en passe, dès lors, d'arriver à tout, car il plaît à tous : aux femmes qui le prisent fort, à l'Empereur qui, sur son nom et son unique livre, l'a en gré et, eu trois ans, l'a fait conseiller d'État, à l'Impératrice qui voudrait qu'il fût gouverneur de ses petits-fils, et à la reine Hortense qui peut-âtre a pour lui un sentiment plus vif.

A ces deux noms se réduit presque la société des eaux. Rien d'extérieur, rien qui soit inscrit dans les journaux devenus muets par ordre : à peine si l'on y trouve la mention de l'arrivée, du départ, du retour à Malmaison. Point de réception alors aux barrières de Paris, ni discours, ni canon ; cette note toute nue aux faits divers, le 17 août : S. M. l'Impératrice est attendue ce soir à Malmaison.

 

C'est là, si l'on peut dire, la philosophie de ces trois voyages aux eaux : ils marquent les étapes et, comme l'ascension, annoncent la chiite. Ils montrent assez bien Joséphine en son intimité de vie, en son désœuvrement d'existence, libérée de l'Empereur. Mais encore, pour répéter l'expérience et la confirmer, faut-il voir ces longs séjours qu'elle fait, durant les guerres, aux extrémités de l'Empire ; là elle est davantage en représentation et elle conserve plus sa dignité d'Impératrice ; mais, en ce nouvel aspect, n'est-il point d'autres indices intéressants à prendre d'elle ?

Pourquoi, en 1805, en 1806, en 1809, quitte-t-elle Paris pour aller s'établir à Strasbourg ou à Mayence ? L'Empereur désire-t-il que, en son absence à lui, elle ne réside point dans la capitale ? Prétend-elle se soustraire à des obligations de représentation qui déplaisent ? Craint-elle de se laisser aller à des démarches qui la compromettent ? Bien plutôt, n'est-ce point l'idée arrêtée de ne point quitter l'Empereur, de ne point se laisser séparer de.lui, de maintenir, par une présence-effective, l'habitude de la vie commune ? Sans doute cela, et cela uniquement. Car, chez Napoléon, nul désir qu'elle l'accompagne ainsi jusqu'à cette première étape ; malgré les instances qu'elle lui adresse, il ne l'appelle près de lui ni à Berlin en 1806, ni à Varsovie en 1807, ni à Schœnbrunn en 1809. Il lui répète, au contraire, qu'elle doit aller tenir la cour à Paris, qu'elle doit y faire gagner les commerçants, donner des bals, se montrer dans les théâtres ; qu'il y a utilité, nécessité à ce que Paris souffre le moins possible de la guerre. Elle ne part pas, elle allonge la courroie, elle invente des prétextes, elle se cramponne aux lieux où elle est, elle espère toujours que l'Empereur l'appellera ; elle s'imagine qu'ayant fait la moitié ou le quart de la route, elle se trouve plus à portée et que, comme il est arrivé déjà, l'Empereur ne peut manquer de la faire venir à quelque moment. Et elle vit dans cette inquiétude, dans ce perpétuel qui-vive, jusqu'au jour où, sur un ordre formel et positif, elle est bien obligée de rentrer à Paris.

A part, il faut mettre la première campagne, celle de 1805. Là, elle est au pinacle ; ses inquiétudes, pour le moment, sont assoupies : en accompagnant l'Empereur jusqu'à Strasbourg, en y établissant ensuite sa résidence, elle cherche à échapper aux discours parisiens qui l'effrayent, à la surveillance de ses beaux-frères, à l'ennui du palais de Saint-Cloud. Elle s'amuse d'une représentation nouvelle. Elle se sent si bien assurée de la victoire qu'elle envisage dès à présent comme certaines les conséquences de cette victoire, le mariage qu'elle procurera à son fils, le triomphal voyage qu'elle entreprendra dans des pays nouveaux.

Ce premier voyage à Strasbourg, où elle arrive après cinquante-huit heures de route sans un arrêt, est très semblable au séjour à Aix-la-Chapelle, plus luxueux, plus mouvementé encore. D'abord, c'est un vrai palais qu'elle habite : l'ancien palais épiscopal, au bas de la cathédrale, qu'a reconstruit sur les plans de l'architecte Massol, le premier évêque de la maison de Rohan, Armand-Gaston, cardinal et grand aumônier. L'édifice a été terminé en 1741 ; il est tout à la moderne en ses aménagements intérieurs, et c'est d'une belle et riche ordonnance, entre les deux pavillons en façade sur la place, si gracieux avec leur unique étage et leur fronton cintré, ce portail à colonnes et à balustres que décorent des groupes et des vases ; puis, au fond, le palais, dont le rez-de-chaussée sur la cour forme le premier étage de l'autre façade sur l'Ill. De ce côté, le monument, avec ses trois étages, ses dix-sept croisées en façade, l'avant-corps sortant supporté par quatre hautes colonnes et surmonté d'un toit en coupole, les deux pavillons dont les toits saillants s'unissent au bâtiment central par une riche balustrade ornée de vases, est vraiment digne de ces souverains qu'étaient les Rohan, si raffinés en leurs goûts, si magnifiques en leur représentation, si justement désireux de mettre leur demeure de pair avec la grandeur de leur vie. Ce palais qu'a étrenné presque Louis XV en 1744, qu'a habité Marie-Antoinette dauphine, a été vendu comme bien national en 1791, racheté 429.000 livres par la ville, qui y a établi le siège de l'administration municipale. Lorsque le sénatus-consulte de floréal an XII, a déterminé que des palais impériaux seront établis aux quatre points principaux de l'Empire, Strasbourg a offert son palais. Sans accepter formellement et décréter encore l'érection en résidence impériale, l'Empereur a virtuellement accepté : tout de suite, de Boulogne, il a donné ordre au Grand maréchal d'expédier Fontaine à Strasbourg pour mettre la maison en état de le recevoir. En moins de quinze jours, Fontaine a fait déménager les bureaux, les archives, même les prisonniers qui se trouvaient encore dans les bâtiments ; arrêtant le nettoyage extérieur, de crainte des mauvaises odeurs de peinture, car il sait que pour l'Empereur c'est la pire des choses, il est parvenu à restaurer et à meubler les appartements : pour ces travaux auxquels Napoléon a affecté un crédit de 60.000 francs, Fontaine n'a dépensé que la moitié ; mais, pour l'ameublement tiré de Strasbourg, de Nancy, de Lunéville et des châteaux des environs, il a fallu 178.145 fr. 60 ; encore n'est-ce que du provisoire et quantité de choses manquent que Duroc enverra, comme une batterie de cuisine de 15.000 francs, et on transportera de Paris le linge, la verrerie, l'argenterie nécessaires.

Le 1er vendémiaire an XIV (23 septembre), tout est prêt, même les écuries de Baden et des écuries du Haras disposées pour recevoir les chevaux et tout le service.

L'Empereur a son appartement sur la cour ; entrée par le péristyle de gauche, sortie par le péristyle de droite : salon de service, cabinet de travail, chambre à coucher, cabinets de toilette et de bains ; derrière, sur la terrasse de l'Ill, les grands appartements, sept magnifiques salons faisant là premier étage. Au premier étage sur la cour, au second sur l'Ill, quatorze chambres à la disposition de l'Impératrice, mais assez incommodes d'approche, le palais n'ayant été bâti que pour un maître et le reste étant divisé à l'infini en chambres séparées. M. Rémusat, qui voudrait que Joséphine revînt à Paris, eu fera des embarras, mais l'Impératrice s'en contentera.

Les quatre premiers jours, l'Empereur présent, réceptions, audiences, compliments, honneurs de tous genres qui ne s'adressent guère à l'Impératrice ; mais, l'Empereur parti le 9 vendémiaire (1er octobre) et Joséphine restée seule à Strasbourg, sa vie s'installe. Bausset, qui est chargé du matériel, s'acquitte à merveille de ses fonctions : en deux mois, du 1er octobre au 29 novembre, il paye pour la cuisine 122.666 fr. 73, pour l'office 49.027 francs, pour la cave 41.998 francs : mais aussi, les représentations, les dîners, les bals, les concerts se succèdent sans interruption. D'abord les autorités du département et quatre-vingts demoiselles des premières familles de Strasbourg, puis le maréchal Kellermann et son état-major, puis la grande députation du Tribunat qui doit aller chercher l'Empereur à l'armée, mais reçoit ordre de rester à Strasbourg et y fait un fonds de société, puis vingt-deux dames qui sont ce qu'il y a de mieux dans la ville, puis les maires de Paris qui se rendent près de l'Empereur ; puis, à proportion que croissent les succès de l'Empereur, l'afflux des princes allemands : le prince électoral de Bavière, les princes de Bade, les princes de Hohenlohe, le prince héréditaire de Hesse-Darmstadt. Tout ce qui va de France à l'armée passe par Strasbourg et présente ses hommages ; tout ce qui, en Allemagne, se trouve à portée, s'efforce à présent d'obtenir la bienveillance de l'Impératrice. Joséphine se plaît à recevoir ces respects ; elle ne manque aucune cérémonie ; elle demeure jusqu'à la fin aux bals qu'elle donne, elle a des politesses pour chacun, et, que la fête soit pour célébrer la prise d'Ulm ou la présence des princes allemands, c'est une grâce pareille et un sourire à la jeunesse dansante qui lui gagne tous les cœurs. Jamais Strasbourg n'a vu bals si éclatants, orchestres si nombreux : il en coûte à l'Impératrice 1.014 francs, et c'est plus que la ville entière ne dépense en dix ans. Et ce ne sont point là des bals restreints à la Cour, la société de la ville, les dames et les demoiselles présentées dont le nombre grossit chaque jour, les officiers. les membres du Tribunat les jeunes gens de la garde d'honneur reçoivent quelqu'une des cinq cent cinquante invitations qu'on imprime exprès chez Eck. Les jeunes gens de la garde ont même mieux qu'un bal : ayant offert à Sa Majesté un modèle en argent de la cathédrale, du coup, en voici quelques-uns invités à dîner !

Ce qui plaît par-dessus tout, ce sont les concerts : qu'on pense ! En la ville la plus folle de musique qui soit en France, l'Impératrice ne s'est point contentée d'appeler pour la divertir des cantatrices comme Mlle Gervasio et Mlle Delihu, à chacune desquelles elle donne cent louis de gratification, elle a fait venir Spontini pour exécuter devant elle des morceaux de sa composition. Par Spontini, elle donne à ses invités la frimeur de la Vestale ; elle fait exécuter dans sa chapelle un ô Salutaris qu'il a composé exprès et elle en est si satisfaite qu'elle lui commande un Domine salvum ; elle lui accorde pour son voyage une gratification de 1.800 francs, mais elle fait bien mieux, puisque c'est elle, malgré l'Empereur en quelque sorte, qui obtient à l'Opéra un tour de faveur pour la représentation de la Vestale. Et dès lors, on peut dire que Spontini fut immortel.

Pour posséder de tels artistes, l'Impératrice ne dédaigne point les théâtres, théâtre français et théâtre allemand. Au théâtre français où elle occupe la loge du préfet, décorée pour elle, elle se plaît assez pour envoyer 1.200 francs de gratification au directeur de la troupe et 300 francs à l'orchestre et, bien qu'elle n'entende certes point la langue, elle fait la même grâce à Vogel, le directeur du théâtre allemand et, à chaque représentation où elle assiste, on note soigneusement que, comme aux bals, elle reste jusqu'à la fin.

Elle ne se contente point de s'associer ainsi aux plaisirs de la ville, d'associer la ville même à ses amusements, elle se mêle à la société, s'unit à elle par un lien d'étrange fraternité : il existe à l'Orient de Strasbourg une loge des Francs Chevaliers qui, à l'occasion du séjour de l'Impératrice, tient une loge d'adoption sous la direction de Mme de Dietrich, grande maîtresse titulaire ; Joséphine préside. Est-elle donc initiée ? Qui ne l'est en son temps ? Trois princesses : la duchesse de Bourbon, la duchesse de Chartres et la princesse de Lamballe n'ont-elles pas, en 1777, été les premières adoptées par la loge de la Candeur et n'ont-elles pas entraîné, après elles, toutes les dames de la Cour et de la Ville ? En tout cas, Joséphine s'associe aux travaux en habituée ; c'est elle-même qui désigne, parmi ses dames du palais, Mme de Canisy, comme néophyte et qui la fait recevoir. La ville entière prend part à la solennité ; il en résulte, parmi les frères du monde entier, une singulière popularité pour l'Impératrice dont deux loges au moins, l'une O.*. de Paris et l'autre O.*. de Milan, prennent le nom et réclament la protection.

Quiconque vend quelque chose, quiconque fabrique quelque chose, s'applaudit du passage de Joséphine : elle achète les dessins de Zix, les tableaux en découpures de Vallet, ancien comédien, les ouvrages de tour du sieur Holtzapffel, les grandes figures de porcelaine du sieur Lanfrey, qui, à son goût, l'emportent sur les vases que la Reine de Prusse a fait décorer de vues de Malmaison, à la manufacture de Berlin, et qu'elle lui envoie par le conseiller Rosenstiel. Elle achète des bonbons, des graines, des plantes, des animaux vivants, des joujoux, et, de ses mains, coule incessamment un ruisseau d'argent sur qui l'approche ; le matériel seul du voyage — la tenue de maison — jette plus de 500.000 francs dans Strasbourg et avec ce que l'Impératrice dépense et fait dépenser, on .atteint bien vite les millions. Aussi voudrait-on grandement la conserver tout l'hiver, aussi aspire-t-on à ce qu'elle se plaise à Strasbourg ; et, quand elle reçoit de l'Empereur l'autorisation de s'avancer en Allemagne, c'est une désolation ; mais, pour elle, n'est-ce pas une vraie joie ? Ce voyage triomphal de Carlsruhe à Stuttgard et à Munich, ce voyage où, comme dit l'Empereur, elle sera honnête, mais recevra tous les hommages, car on lui doit tout et elle ne doit rien que par honnêteté, n'est-ce point pour combler d'orgueil la moins vaniteuse femme ? Quoi ! non pas égalée seule ment, mais supérieure — et de combien ! — aux margraves et aux électrices, et ce sont princesses d'Angleterre, d'Autriche, de Hesse, de Nassau, de Saxe ; de Hesse, de Bade. L'électrice de Wurtemberg est fille du Roi d'Angleterre, écrit l'Empereur ; c'est une bonne femme, tu dois la bien traiter, mais cependant sans affectation.

Et n'est-ce rien pour la petite créole, comme disait Napoléon, de parcourir ainsi toute l'Allemagne en un cortège qu'eût envié une reine : chevalier d'honneur, dame d'honneur, quatre dames du palais, quatre chambellans, cieux écuyers, tout un monde de serviteurs, et de s'en aller ainsi au-devant de ce vainqueur en qui elle sait encore, sinon un amant passionné tel qu'aux jours d'Italie, au moins un compagnon très tendre, fort désireux de la retrouver dès que ses affaires le lui permettront. Si jamais correspondance de mari à femme a été intime et fréquente, si jamais continuité et permanence de tendresse a été marquée, c'est bien dans ces lettres écrites, chaque jour presque, par Napoléon à sa femme durant la campagne de l'an XIV. Encore, ne les a-t-on point toutes et peut-on être assuré que beaucoup n'ont point été publiées : Ma Joséphine, ma bonne Joséphine... je t'aime, je t'embrasse... Je désire bien te voir... Il faut être gaie, t'amuser, espérer qu'avant la fin du mois nous nous verrons... Du moment que cela sera possible, je te ferai venir... Je suis bien désireux de t'embrasser... Je désire bien te revoir... Et de chaque couchée, de chaque bivouac, de chaque champ de bataille, c'est une lettre pareille, non point brûlante et délirante comme huit années auparavant, mais telle qu'on sent vraiment, un besoin de l'avoir près de lui, une joie de la revoir, la compagne, l'indissoluble amie, l'indispensable confidente. Bien sûr, il ne va pas lui conter ce qui est de ses affaires de politique et de guerre, mais il lui conte tout ce qui est de ses misères de santé, des fatigues souffertes, des joies attendues : tout ce qui est de son domaine, à elle, tout ce qui rentre dans ses attributions de tendresse et de dorloterie. N'y a-t-il pas en vérité de quoi triompher de ces lettres et n'est-ce pas tout simple que Joséphine, lorsqu'elle les montre, lorsqu'elle les envoie à sa fille, veuille qu'on les lui rende pour les garder comme le plus cher trésor ? Mais n'est-il pas tout juste aussi qu'elle se plaise à les faire lire, à montrer aux gens comme elle est aimée !

La voici donc partie pour ce nouveau voyage : c'est le 7 frimaire (28 novembre) à la première heure : huit sous-officiers courront au-devant des voitures ; la garde d'honneur à cheval fera l'escorte ; la garde d'honneur à pied formera la haie au pont de Kehl avec les compagnies d'élite de la garde nationale. Au départ, canon, sur toute la route, vivats ; à l'extrême frontière, à l'entrée de Kehl, les autorités de Strasbourg et, attendant son arrivée, les chevaux de carrosse, que l'Electeur a envolés et un fort détachement de hussards badois ; mais les gardes d'honneur strasbourgeois, enthousiasmés des bontés que l'Impératrice leur a marquées durant son séjour, dont encore elle vient de donner des preuves à un de leurs camarades blessé, ne veulent quitter l'escorte qu'à Bischolfsheim, à trois lieues de Kehl.

Ce n'est point assez des deux écuyers et des deux cents hussards de l'Électeur de Bade ; à Rastadt, c'est le Prince électoral ; à Mulbourg, c'est le margrave Louis qui la salue et se mêle à son cortège, et ce cortège passe sous des arcs triomphaux ; il rencontre, presque à chaque pas, des temples où, au fronton, s'inscrit un Salue, où, au dedans, s'érige sur un piédestal entouré de verdure, le buste du dieu vivant. Sur une colonne haute de cent pieds, elle lit : Josephinæ, Galliarum Augustæ et, quand, à six heures du soir, elle entre à Carlsruhe, au son des cloches, au milieu des salves d'artillerie, elle trouve, dans la cour du château tout illuminé, à la grande porte, l'Électeur, les margraves et toutes leurs cours. Le soir même, cercle et gala ; le lendemain, après les promenades dans la ville et aux environs et la visite obligatoire à la Faisanderie, grand concert où presque toutes les dames sont vêtues dans le goût français, puis cercle.

Le 9 (30 novembre), départ pour Stuttgard, encore le canon, encore les cloches, l'escorte badoise, les huit chevaux pour le carrosse de l'Impératrice, et cinquante-quatre autres chevaux de relais pour les neuf voitures. A la frontière de Wurtemberg, le grand maréchal de la Cour et le grand écuyer ; plus loin, le Prince électoral et le prince Paul. La nuit tombe ; des flambeaux s'allument, on marche entre des feux de bois léger qui brûlent de chaque côté de la route. A la porte de Stuttgard, où l'on est à sept heures, le magistrat attend ; canon, cloches, haie de soldats raides de froid et de discipline ; dans la grande rue, des autels égyptiens illuminés ; à la porte du palais, la famille électorale qui l'accompagne à ses appartements où, à la fin, elle soupe seule. Le lendemain dimanche, messe dans les appartements, visites, présentations, puis un grand dîner dans la salle blanche. Joséphine, sur une estrade, sous un dais, avec la famille électorale, plus bas, deux tables de cent couverts, en face, un orchestre ; après dîner, l'Opéra : l'Achille, de Paër, et un feu d'artifice ; le lendemain, visite de Louisbourg et de Monrepos, et le soir, Roméo et Juliette, de Zingarelli. Le 3 décembre (12 frimaire), c'est le départ à sept heures du matin, et les mêmes cérémonies, et l'Électrice ornée de tous ses diamants avec qui elle couche sans doute, et tous les princes en grand uniforme, le canon, et les troupes, et le déjeuner au château de Greppingen, et, jusqu'à la frontière de Bavière, les mêmes arcs de triomphe, saluts et discours.

Là, en Bavière, on est presque en France : la première couchée, c'est Ulm, et Augereau y commande. L'escorte française ne se compose plus seulement des huit sous-officiers courant au-devant des voitures, mais il y a cavalerie française, en même temps que wurtembergeoise et ulmienne. Augereau a préparé une grande parade et, pour le soir, une fête splendide, mais Joséphine, excédée par la migraine, profite de ce qu'elle est en France et demande son lit. Le lendemain, il faut partir pour Augsbourg, où l'on aura la réception de l'évêque. Puis, d'Augsbourg à Munich, une route d'arcs de triomphe, des orchestres si rapprochés que leurs sons se confondent, un cortège grossi à chaque village de nouvelles gardes d'honneur, pour escorte la cavalerie de la garde royale d'Italie et, aux portes de Munich, les célèbres voitures de gala de la Cour, ces voitures qui passent justement pour des chefs d'œuvre de sculpture et de peinture. Mais Joséphine n'y monte point, elle reste dans sa voiture de voyage, et son entrée n'en n'est pas moins brillante.

Du 5 (11 frimaire) au 31 décembre (10 nivôse), elle est seule à Munich où ce sont des fêtes pareilles à celles déjà vues, des présentations, des cercles, des promenades, des opéras. Quelle lassitude et comme à la fin on s'ennuie à être tant amusée ! Elle n'a plus un instant qui lui appartienne, plus une minute pour écrire même à l'Empereur qui, gentiment, se plaint une première fois que les belles fêtes de Bade, de Stuttgard et de Munich fassent oublier les pauvres soldats qui vivent couverts de boue, de pluie et de sang, qui, neuf jours plus tard, d'un mode ironique qui lui est assez peu ordinaire, rappelle sa femme aux réalités : Grande Impératrice, daignez, du haut de vos grandeurs, vous occuper un peu de vos esclaves.

Mais en vérité, où aurait-elle pris le temps matériel d'écrire ? N'a-t-il pas fallu, à chaque station, entrer en connaissance avec les familles princières, recevoir et rendre les visites, s'intéresser à chacun, se laisser présenter le peuple de la Cour, s'habiller et se rhabiller, varier ses toilettes et ses costumes selon les heures et les occasions, se promener, dîner, souper, voir l'Opéra, tout le temps en grand gala et sans un instant de solitude ? N'a-t-il pas fallu qu'elle réglât elle-même les présents, non seulement aux gentilshommes et aux dames qui sont désignés pour son service, mais aux princes et aux princesses ? En robes, en modes, en schalls, en affiquets de toute sorte, elle traîne un magasin : la corbeille destinée à la princesse de Saxe Hildburghausen qui vient d'épouser le second fils de l'électeur de Wurtemberg, 43.500 francs de chiffons fournis par Leroy, dont on ne laisse guère que la moitié à Stuttgard, le reste devant servir à faire des présents aux filles de l'électeur de Bavière. La réserve est-elle épuisée, c'est sa propre garde-robe qui est mise à contribution et elle passe aux épaules de l'électrice de Bavière le premier cachemire que celle-ci ait possédé.

De diamants et de bijoux, elle a emporté pour 80 160 francs et tout est si bien employé-que, à l'arrivée de l'Empereur à Munich, c'est lui qui fournit aux nouveaux présents. De ses mains à elle, des mains de son premier écuyer, des mains de sa dame d'honneur, coule incessamment, sur la route qu'elle suit, un ruisseau d'or, où éclatent, par instants, h s perles, les diamants et les pierres de couleur : c'est 57.460 francs par d'Harville, c'est 12.000 francs par Une de La Rochefoucauld, c'est 9.600 francs par l'Impératrice elle-même. Sa bourse vide, elle prend 100 louis dans celle de Ballouhey, elle prend ce qu'ont en leurs poches les écuyers, les chambellans, les huissiers, les femmes de chambres : 80.000 francs encore. Et n'est-ce point la meilleure façon de s'établir en son rang impérial, de laisser de son voyage une longue renommée, de se placer hors de comparaison avec qui que ce puisse être, dans le passé et dans l'avenir ?

Ce n'est point assez que l'or et les bijoux, c'est l'exquise élégance qu'elle porte partout avec elle, c'est le sourire qui ne quitte point ses lèvres, même aux heures les plus fâcheuses de migraine ; c'est le salut gracieux à qui l'acclame ; c'est l'aumône de son regard jointe au présent de ses mains. Si long en sera le souvenir, que, cent ans après son passage, des paysans de Souabe en ont de leurs pères reçu la tradition et en savent les circonstances, et que Joséphine leur apparaît telle qu'une reine des fées, la fée aux perles et aux diamants, en manteau couleur d'aurore, en robe couleur de soleil.

En elle et avec elle, mieux peut-être que l'Empereur par les canons et les batailles, Paris conquiert l'Allemagne Certes, elle ne pense point qu'elle fasse œuvre de politique lorsqu'elle se pare à miracle pour les fêtes des électeurs. Et pourtant, dès la première étape, pour lui plaire et se mettre à l'unisson ; les dames s'habillent au goût français : à Stuttgard, les conversions sont plus difficiles : l'Électeur veille à sa bourse ; il ne trouve les femmes à sa fantaisie qu'en grand habit dès le matin ; peu lui importe qu'à sa cour les modes retardent d'un ou deux siècles ; cela en est plus grand genre et plus vieille cour et ce ne sont point les regards d'envie que l'Électrice coule sur ses toilettes de Leroy qui détermineront l'augmentation de son budget ; pourtant, la corbeille laissée à la princesse Paul jette une semence qui poussera quelque jour et l'on en verra les fruits. Quant à Munich, c'est, du premier jour, une victoire entière où l'on ne saurait se méprendre, car l'Électrice, pleine de coquetterie, charmante de visage, n'a pas encore trente ans et ses belles-filles sont les beautés les plus réputées des Cercles. Aussi bien, n'est-ce point là un médiocre avantage que prend Joséphine dans la négociation bien plus difficile qu'on imagine où elle va se trouver mêlée à l'occasion du mariage d'Eugène.

A la cour de Bavière, durant le mois presque entier que Joséphine y passe, attendant l'Empereur, ce mariage fournit l'intérêt particulier ; il fait le nœud de ce drame qui se joue dans le décor des banquets, des représentations d'Opéra, des promenades, des excursions, au son des timbales et des trompettes saluant l'Impératrice ; sans paraître et sans avoir l'air de rien, elle parvient à se mettre au courant et devine ce qu'elle ne sait pas. Elle prolonge donc fort utilement son séjour. D'ailleurs, la saison est trop rigoureuse pour qu'elle pousse jusqu'à Schœnbrunn et puis elle est souffrante, même assez sérieusement, ces fatigues éprouvées.

L'Empereur arrivé, elle rentre en quelque sorte dans sa suite, mais, n'est-ce point le moment où sa fortune est le plus haut portée, celui où son fils adopté par l'Empereur, marié par lui à la princesse de Bavière, échange le nom de Beauharnais pour celui de France, et reçoit la promesse du royaume d'Italie. Jamais elle ne dut se sentir en une telle assurance de l'avenir, en une telle certitude d'avoir enfin conjuré le mauvais sort.

 

L'année suivante, lorsque, dans la nuit du 24 au 25 septembre 1806, elle part avec l'Empereur, lorsque, après avoir traversé la France sans arrêt, sauf quelques heures à Metz, elle se trouve établie à Mayence dans le Palais teutonique, c'est déjà une moindre conviction du succès final, une moindre allégresse de victoire, une inquiétude de cette guerre qui recommence toujours, dont nulle bataille n'aura raison.

Et ce sentiment est partagé par l'Empereur. Il ne peut s'arracher des bras de sa femme, il pleure, il redoute l'avenir ; il y a en son physique comme une révolution à quitter ceux, qu'il aime.

Et l'Empereur parti, les dames du Palais arrivées : Mme de La Rochefoucauld, Mmes d'Arberg, de Turenne, et de Montmorency, combien plus vives encore les impressions, à entendre constamment prôner l'armée prussienne et contester les succès des Français. Ce ne sont ni M. Rémusat, ni M. de Béarn, ni M. Dumanoir, ni même cet excellent Ordener qui peuvent la remonter et lui donner du cœur, Talleyrand s'y essaye bien un peu : et l'on pourrait penser que la venue de Stéphanie, celle surtout d'Hortense et de ses deux fils, changeront ses idées : mais non : elle passe son temps à pleurer. Je ne comprends pas pourquoi tu pleures, lui écrit l'Empereur le 5 octobre, et un mois après, le ter novembre, ce sanglot dure encore : Talleyrand, écrit l'Empereur, arrive et me dit que tu ne fais que pleurer. Que veux-tu donc ? Tu as ta fille, tes petits-enfants, et de bonnes nouvelles, voilà bien des moyens d'être contente et heureuse. Rien n'y fait, et c'est, durant les trois mois du voyage, un effroi qu'elle ne peut vaincre, une tristesse qu'elle ne saurait expliquer, une préoccupation que rien encore ne motive et qui relève de ces pressentiments étranges et vagues qui, au sommet où Joséphine est parvenue, font craindre, deviner et entrevoir la chute ? Qu'a-t-elle lu clans les cartes avec qui elle est familière et qui lui ont annoncé déjà bien des secrets ? Tous les soirs, après sa partie de whist, tandis qu'on danse et qu'on joue des charades dans le salon voisin, elle tire les cartes. Un soir, qu'elle fait cela à son ordinaire, elle s'écrie : Grande nouvelle ! Victoire incroyable ! Elle reprend son jeu, recommence : Encore une victoire, c'est si beau qu'il faut s'en tenir là. Et dans le bruit que fait la jeunesse continuant ses danses, un huissier ouvre les deux battants de la porte, et jette l'annonce d'un page de l'Empereur : c'est Armand de Lespinay, premier page, qui, crotté jusqu'à l'échine, entre, place sur son chapeau un billet sans enveloppe et, genou plié, le présente à l'Impératrice : c'est écrit d'Iéna : Ma chère Joséphine, nous avons joint l'armée prussienne, elle n'existe plus. Je me porte bien et te presse sur mon cœur. Et Joséphine s'adressant à qui lui a coupé le jeu : Eh bien ! à présent, aurez-vous foi dans mes cartes ?

Mais, ensuite, dans ces cartes, n'a-t-elle rien vu qui la touche, elle, qui la menace, qui la terrifie ! Car, à ses pleurs continuels, nulle raison apparente, nul motif défini, nul prétexte même. Il ne manque pas de princes empressés à lui faire leur cour ; ce sont ceux du nord à présent, comme c'étaient ceux du midi à Strasbourg ; mais toujours les mêmes : la grande-duchesse de Hesse-Darmstadt, les princes de Nassau, la duchesse régnante de Saxe-Gotha, le prince de Schwartzbourg-Sondershausen, la princesse de Hohenlohe, le margrave de Hesse-Rothembourg, les princes de la Leyen et de la Lippe, le prince héréditaire de Saxe-Weimar, que lui importe ! Elle leur est aimable sans doute, elle leur fait bonne mine, elle les invite à dîner, mais ce n'est point leur présence qu'elle désire, et sur cette joie-là, elle est blasée.

On a transformé en théâtre la grande salle du manège de l'école d'équitation : elle y va une fois pour l'inaugurer, écoute distraitement les plats couplets en son honneur, n'y retourne plus. On essaye de la distraire en la promenant aux environs ; elle regarde à peine, dans ce délicieux Biberich, les serres du prince de Nassau ; entraînée par sa fille et sa nièce, elle revient un soir dîner, mais elle s'ennuie du bal, du château illuminé, même du jardin dévalant jusqu'au Rhin, pailleté de lampions et rougi de feux de bengale. A Francfort, où elle va rendre la visite du Prince primat, elle reçoit d'un air agréable les hommages qu'on lui rend ; elle fait ses compliments des beaux dîners, des opéras de Titus et du Sacrifice interrompu ; elle loue comme il convient la tenue de la garde bourgeoise ; elle sourit aux vivats, elle s'incline à l'enthousiasme ; elle n'oublie personne en ses présents ; elle a une façon à elle d'offrir au maréchal de la cour une tabatière de 7.200 francs, où brillent, en diamants, les lettres J. N. ; elle a marqué des tabatières pour les deux chambellans, pour le colonel des gardes, pour le contrôleur, des joncs à sept brillants pour le fourrier de la chambre ; le conseiller d'économie et le décorateur des tables, elle a désigné des montres pour le colonel de la garde à cheval, les valets de chambre et l'inspecteur des postes ; elle n'a eu garde d'omettre Mgr l'évêque pour une opale entourée de brillants, surtout Mlle de la Leyen, la nièce du Prince primat, et comme si, dès lors, elle avait résolu le mariage qu'elle lui fera faire trois ans plus tard, elle lui a dédié une montre avec médaillon en brillants de 3.000 francs ; mais, ni les acclamations des Francfortois, ni les promenades, ni les beaux spectacles, ni, au retour à Mayence, les jolis concerts que lui donnent ses deux cantatrices et le célèbre violoniste Boucher, rien n'éteint ses inquiétudes, rien n'atténue ses tristesses, rien ne diminue le désir maladif qui la dévore d'être appelée par l'Empereur, de le rejoindre, de le tenir, de s'assurer ainsi qu'il n'échappera point.

Par chaque courrier, elle le sollicite ; par chaque courrier il remet le voyage ; d'abord, il a sans doute envie qu'elle vienne et il le montre, mais, bien qu'il soit sincère, il ne se détermine point et, durant près de deux mois, il la tient constamment suspendue : qu'on regarde ses écritures : le 2 novembre : Il ne me manque plus que le plaisir de te voir, mais j'espère que cela ne tardera pas ; le 16 novembre : Si le voyage n'était pas si long, tu pourrais venir j'attendrai ce que tu en penses ; le 22 novembre : Je me déciderai dans quelques jours à t'appeler ici ou à te renvoyer à Paris ; le 26 novembre : Je verrai dans deux jours si tu dois venir. Tu peux te tenir prête ; le 27 novembre : Je serai ce soir à Posen. Après quoi je t'appellerai à Berlin afin que tu y arrives le même jour que moi ; le 3 décembre : J'espère sous peu de jours t'appeler, mais il faut que les événements le veuillent ; et la même chose le 10, le 12, le 15, le 20 décembre : J'espère dans cinq ou six jours pouvoir te mander.

Alors, les journaux qui pourtant s'occupent si peu de Joséphine et sont si discrets sur la vie qu'elle mène, annoncent naturellement à chaque poste le départ pour Berlin. Cinq fois ils insèrent la nouvelle et la démentent autant de fois. L'Impératrice, d'ailleurs ne renonce pas ; elle insiste ; elle se cramponne à son idée ; à défaut de Berlin, elle ira s'installer à Fulde ; au moins, ne veut-elle point quitter Mayence. Elle y est mal, tout le monde se plaint autour d'elle ; ce ne sont que mines renfrognées, soupirs qu'on ne se donne pas même la peine de dissimuler en bâillements. Exaspérée de Mayence, Mme de la Rochefoucauld s'insurge en paroles contre l'Impératrice, l'Empereur et surtout la France. Cela revient à Napoléon. Mme L..., écrit-il, est une sotte si bête que tu devrais la connaître et ne lui prêter aucune attention. Joséphine fait semblant de ne pas entendre. Il y revient par le courrier suivant : La personne dont je t'ai voulu parler est Mme L... dont tout le monde dit bien du mal. On m'assure qu'elle était plus Prussienne que Française, je ne le crois pas, mais je la crois une sotte qui ne dit que des bêtises. Et sur le même thème : Je hausse les épaules de la bêtise de Mme L... Tu devrais cependant te lâcher et lui conseiller de ne pas être si sotte. Cela perce dans le public et indigne bien des gens. Quant à moi, je méprise l'ingratitude comme le plus vilain défaut lu cœur. Je sais qu'au lieu de te consoler, ils t'ont fait de la peine. A la fin, comme cela devient insupportable, il écrit : Renvoie ces dames qui ont leurs affaires. Tu gagneras d'être débarrassée de gens qui ont dû bien te fatiguer.

Cela montre assez l'état de cette cour et l'anarchie qui y règne, à quel point Joséphine sait peu imposer le respect et se défendre même contre ses entours.

Il est vrai qu'elle a pour principale ennemie sa dame d'honneur, celle qui devrait la soutenir davantage, et que l'excellent Ordener est l'homme le moins propre du monde aux fonctions que Napoléon lui a imposées. Elle se débat dans l'oisiveté, mauvaise conseillère ; elle ne trouve nulle part l'avis utile, le conseil nécessaire, l'avis désintéressé qui relèverait sa faiblesse, l'empêcherait de faillir et sauvegarderait sa dignité.

Elle reste donc et s'éternise à Mayence, attendant toujours le signe qu'elle espère depuis cieux mois. Mais Napoléon, arrivé et installé à Varsovie, n'éprouve plus du tout le besoin qu'elle le rejoigne : le 3 janvier, il lui écrit : Je serais d'avis que tu retournasses à Paris où tu es nécessaire ; le 7, bien plus nettement : Rentre à Paris pour y passer l'hiver. Va aux Tuileries et fais la même vie que tu as l'habitude de mener quand j'y suis. C'est là ma volonté ; le lendemain : Je l'avais priée de rentrer à Paris... Paris te réclame. Vas-y. C'est mon désir. Et il réitère l'ordre ou le désir, le 11, le 16, le 18, plus souvent sans doute. C'est seulement sur cette lettre du 18 qu'elle se décide : Si tu pleures toujours, je te croirai sans courage et sans caractère. Je n'aime pas les lâches. Une Impératrice doit avoir du cœur. Il faut donc partir : sans doute, l'Empereur sait que Paris, après la vache grasse de 1804, ne voit point sans ennui la vache maigre de 1806, succéder à la vache coriace de 1805 : deux hivers à la suite sans une cour qui réside, sans fêtes, sans bals, sans réceptions, c'est dur pour les marchands. Par ordre, les princesses du sang et les princes d'Empire ont ouvert leurs maisons, mais il y a pénurie de danseurs et, pour les bals de l'Archichancelier, il faut lever, à Saint-Cloud, une conscription de pages.

C'est le motif qu'allègue Napoléon ; mais il en a d'autres que Joséphine a devinés dans sa jalousie native contre les belles de la grande Pologne.

Avant le départ, Joséphine fait ses présents : le préfet, Jean Bon-Saint-André, reçoit une belle tabatière en or émaillé avec chiffres en brillants — écaille noire doublée en or avec chiffres en brillants, tout à fait Convention —, l'évêque une moins riche en or émaillé, puis le maire, le médecin de Wiesbaden — elle n'eût point été elle-même si elle n'avait profité de cette occasion de prendre les eaux — le directeur de la douane et le directeur de la poste : des boites de 3 800 à 4 300 francs selon le grade. — Pour le maréchal Kellermann, il en faut une à part à cercle de brillants avec les portraits de l'Empereur et de l'impératrice peints par M. Parent. Et il y a encore une parure en camées pour Mme Large, femme du général ; une très médiocre, en mosaïque fond turquoise, pour la princesse de Hohenzollern, trois de rien du tout pour Mme Jolivet et Mme Dibelius, et pour la fille du proviseur du lycée : et c'est fini. Point de garde d'honneur, point de jeunes filles à compliment, rien qui, après ce long séjour de quatre mois, marque des habitudes prises, des liaisons formées, quelque chose d'analogue à ce qui était à Strasbourg l'année précédente. Jean Bon-Saint-André attend l'Impératrice à Gemershein où elle passe la nuit, et de là elle part pour Strasbourg. Elle arrive, accepte une fête improvisée par le préfet Shée, repart pour coucher à Bar-sur-Ornain, chez Mme Oudinot, à qui elle offre une parure en cornalines brûlées, gravées en creux et montées en or à feuilles de chêne, de i 660 francs. Réception des jeunes personnes de la ville offrant des fleurs : ci, deux petites montres de col. Avant Paris, on s'arrête encore à Epernay chez Mme Moët : elle aura pour son dérangement une parure en coquilles orientales enrichie de perles, de 1.050 francs, et la fille du maire, pour son compliment, une petite parure en coquilles blanches. Enfin, voici le département de la Seine et, à la lisière, le préfet et les autorités ; grâce à eux, on n'est aux Tuileries qu'à huit heures moins le quart. Et le lendemain, trois salves d'artillerie ; quatre jours après, toutes les autorités qui défilent et font leurs compliments ; puis, la vie reprise comme si l'Empereur était tinssent, avec les messes du dimanche, les cercles diplomatiques, les présentations d'étrangers et d'étrangères, les grands spectacles à l'Opéra, même des bals particuliers, des visites de manufactures et de monuments et des auditions au Conservatoire : chaque semaine, un jour ou deux à Malmaison, avec une société sur qui l'Empereur garde l'œil ouvert et dont il chasse impitoyablement toute brebis galeuse. C'est là que, comme à l'ordinaire, on célèbre la Saint-Joseph et c'est par des petites pièces d'Alissan de Chazet et de Longchamps que les princesses Caroline et Pauline viennent débiter et détonner en compagnie de Mmes Ney, Lavallette et Junot, de MM. Junot, de Brigode, d'Angosse et de Montbreton. Cela est froid, malgré les couplets et l'Impératrice, quoi qu'elle fasse pour paraître contente, reste inquiète, agitée, comme sous la menace d'un malheur. Et le voici le malheur : le petit Napoléon, le fils aîné de Louis et d'Hortense, l'enfant que préfère l'Empereur, qu'il a depuis trois ans dénigré comme son successeur, est pris du croup et, en deux jours, meurt à La Haye. Il meurt le cinq mai — coïncidence étrange ! Le 8, ou en a la nouvelle à Paris, mais Joséphine qui, depuis le 6, est installée à Saint-Cloud, n'ose point partir sans l'autorisation de l'Empereur. De plus, elle est souffrante : on a dû lui mettre un vésicatoire derrière la nuque. Le 10 seulement, après un conseil des dignitaires où Cambacérès a pris sur lui d'autoriser le voyage, elle se met en route incognito avec une suite des plus restreintes : une dame, un chambellan, un écuyer, le médecin de service, un premier valet de chambre et une femme de chambre. Elle s'arrête à Lacken où elle attend Hortense qu'elle l'amène à Malmaison.

N'avait elle point lieu d'être inquiète et n'est-ce point ici la terminaison de sa fortune ? Les propos qui vont s'échanger, les projets qui vont se former à Tilsitt, c'est, plus tôt ou plus tard, la répudiation, la déchéance, l'épouvantable abandon.

Deux années passent où elle est ballottée. Napoléon ne parvenant point à prendre une décision, voulant d'abord achever telle ou telle partie de son œuvre avant d'accomplir cette séparation définitive qui coûte tant à son cœur : elle pressent les dangers, elle s'en inquiète, elle se rassure ; elle est éveillée aux indices, elle surveille les propos. L'Empereur part pour la guerre d'Autriche ; il voudrait que Joséphine restât ; elle obtient à grand'peine de l'accompagner jusqu'à Strasbourg, de l'y attendre. Cette fois, plus de spectacles ni de théâtres ; presque point de visites de princes et de princesses d'Allemagne, à l'exception de quelques Badois qui font une apparition de simple politesse. Ce qui vient trouver l'Impératrice, c'est sa famille : Hortense en pleine lutte avec son mari et qui ne sait où aller ; Stéphanie, qui s'efforce d'échapper à sa belle famille ; Catherine, qui vient d'être chassée de ses États par l'insurrection, qui est partie de Cassel sans bagages, sans suite, sans maison et est venue se réfugier à Strasbourg. Qui encore ? deux dames polonaises, Mme Krasinska, née Radziwill, la femme du colonel des Chevau-légers, et Mme Lubienska, née comtesse Ossolinska, femme d'un chef d'escadron. Ces deux dames sont du voyage, logent au palais et participent à la vie intime au même titre que Mme de La Rochefoucauld qui s'absente le plus qu'elle peut et disparaît avant la fin, Mme de Serrant, Mme Devaux et quatre hommes : Ordener, Beaumont, Monaco et Deschamps. La reine. Hortense n'a en femmes avec elle que la gouvernante de ses fils, Mme de Boubers ; Stéphanie et Catherine ont leurs Allemandes. Passe la duchesse de Courlande, qui vient de marier à Francfort sa fille à M. Edmond de Périgord, mais le fonds de société, ce sont les Strasbourgeoises, Mme Mathieu-Faviers, femme de l'ordonnateur en chef, qui semble en grande faveur et qui prête ses chevaux à l'Impératrice les premiers jours ; la générale Walther, puis Mme Shée, la femme du préfet qu'on voit peu, peut-être Mme Brice-Montigny, la femme du gouverneur du palais ; en vérité, cela ne compte pas. Des promenades au jardin botanique et à l'Orangerie Joséphine, quelques visites aux monuments — dont Joséphine ne parait guère curieuse, car c'est le 6 juin seulement, à ce quatrième voyage, que, pour la première fois, elle va voir le tombeau du maréchal de Saxe — quelques courses aux environs, sans jamais franchir le Rhin, car il faut l'autorisation expresse de l'Empereur pour sortir de l'Empire, et il ne permettra même point à Joséphine d'aller aux eaux de Bade, — c'est toute la vie. Brusquement, éclate quelque nouvelle de victoire, mais c'est Ratisbonne : l'Empereur est blessé ; il ne l'a point voulu écrire à sa femme sur le moment ; il lui a simplement mandé qu'il avait eu une attaque de bile, mais elle finit par le savoir et ses inquiétudes redoublent. C'est l'Empereur lui-même qui essaie de la rassurer : La balle qui m'a touché ne m'a pas blessé, lui écrit-il ; elle a à peine rasé le tendon d'Achille. Même l'entrée à Vienne que vient annoncer le colonel Guéhéneuc ne la remet point, et l'enthousiasme de la ville, et la sérénade que donne la garde d'honneur au-devant de la terrasse du palais, sur des bateaux illuminés, et le feu d'artifice improvisé et la joie des paysans. Sans doute, elle fait ce qu'il faut : elle envoie cinquante napoléons aux musiciens ; elle accepte la fête que la ville veut lui offrir, mais, lorsqu'elle se rend, le 29 mai, à l'Orangerie de la Robertsau, à travers les avenues illuminées, qu'elle assiste au concert, au feu d'artifice et au bal, qu'elle tient cercle avec cette affabilité qui lui gagne tous les cœurs, elle sait, à n'en point douter, que, après la journée indécise du 21, le 22, la victoire a été infidèle, que, à Essling, l'Empereur a dû se retirer — qu'importent les causes ? — et qu'il n'a échappé à un désastre entier que par l'étonnante résistance de Masséna. Même, elle en perd la réserve accoutumée, elle en oublie toute prudence. A Metternich, qui arrive à Strasbourg pour être échangé contre l'ambassadeur de France, elle fait dire, lorsqu'il descend de voiture, de se rendre de suite chez elle. Je la trouvai, dit-il, très vivement préoccupée des suites que pourrait entraîner l'événement en question. Elle me mit au courant de ce qu'elle avait appris, et je ne gardai plus aucun doute sur l'importance de la défaite. Les détails étaient si précis, si positifs, que Joséphine ne doutait pas que, en arrivant à Vienne, je ne trouvasse les négociations en train. L'Impératrice admettait même que je pusse rencontrer Napoléon en route pour revenir en France. Ainsi, après treize années de vie politique, à la neuvième année où elle est la femme du maître de la France, voilà où elle en est, et à qui elle adresse ses confidences ! L'Empereur avait quelque raison de tenir hors de l'intimité de sa cour les diplomates étrangers.

Pour achever le tableau, voici qu'arrive, à Strasbourg, la duchesse de Montebello partie de Paris à la première nouvelle que le maréchal a été blessé. Elle ne fait que relayer à_ la Maison-Rouge, ne prend pas le temps de venir au palais, et c'est Joséphine qui va la trouver à son auberge.

L'Empereur vaincu, Lannes mourant, ce n'est rien encore, mais elle le sent, tout est en question pour elle : pas une fois, depuis le départ, Napoléon n'a pensé à l'appeler : ses lettres sont rares, courtes, sèches, uniquement remplies de nouvelles. Plus d'effusion, plus de tendresse ; un tout à toi banal. Nul encouragement, nulle gentillesse. C'est fini. Et elle n'ose même plus demander à le rejoindre, elle, si pressante les années d'avant, si convaincue qu'elle fera plaisir. Timidement, ce qu'elle sollicite, c'est Bade, et elle est refusée ; on lui accorde Plombières. Mais elle irait se cacher n'importe en quel trou ; elle n'y tient plus, elle ne peut plus soutenir la vie de représentation qu'elle est encore obligée de mener à Strasbourg. Dès reçue la nouvelle à demi rassurante de la jonction de l'Armée d'Italie, elle part, elle disparaît, elle se terre à Plombières, où du moins personne ne la verra pleurer.

 

Ce bref résumé des voyages impériaux durant les campagnes complète, précise, affirme ce qu'on a vu des séjours aux eaux, donne toute la physionomie des quatre années, montre la déchéance graduelle et les échelons qu'il a fallu descendre ; mais il manque, pour qu'on ait une notion de la vie de Joséphine, une esquisse rapide de ces voyages où elle accompagne l'Empereur et dont le triomphal retour d'Aix-la-Chapelle a pu donner seulement l'idée.

En 1805, c'est le voyage d'Italie d'où elle revient à ce point fourbue après la galopade d'une traite de Turin à Fontainebleau, que ses pieds enflés ne peuvent entrer dans ses souliers et qu'après, il lui faut un mois de cure à Plombières. En 480G, c'est le voyage de retour de Munich — rien. — En 1807, l'Empereur, partant pour l'Italie au plein de l'hiver, refuse de l'emmener. Elle s'en désole et elle eût certainement péri au passage du Mont-Cenis où Napoléon et ses compagnons de route faillirent rester ; mais en 1808, du 2 avril au 14 août, c'est le voyage de Bayonne. Sans doute sur ces quatre mois et demi, près de trois s'écoulent à Marrac, dans ce misérable petit château où, au rez-de-chaussée, l'Empereur et l'Impératrice ont chacun cinq chambres, mais où, à l'unique étage en mansardes, on a entassé dans treize chambres ou cabinets noirs, pêle-mêle, Méneval, Dacier d'Albe, la garde-robe de l'Empereur, un grand officier, un valet de chambre, Mme Gazzani, Mme de Montmorency, quatre femmes de chambre, deux valets de chambre et les chefs de la bouche. Des mouches partout, en telle quantité et à tel point qu'on ne peut bâiller sans en avaler. Une vie malgré tout encore assez gaie dans sa tranquillité par le relâchement de l'étiquette, et surtout, pour Joséphine, par la croyance à une reprise de faveur. Mais c'est l'étonnant retour qu'il faut voir. Du 24 juillet au 14 août, on voyage : pour éviter la chaleur, l'Empereur prétend arriver vers huit ou neuf heures du matin dans les villes où il doit s'arrêter ; on part donc à telle heure du matin ou de la veille qu'il est nécessaire. Le cortège se compose l'une voiture de service à quatre chevaux pour les valets de chambre, de deux voitures à six chevaux pour les dames et les officiers, de la voiture de l'Empereur à huit chevaux, d'une calèche à quatre chevaux pour le Cabinet et d'une voiture à quatre chevaux pour la bouche. Le reste du service précède ou suit à douze heures d'intervalle avec dix voitures à six chevaux, quatorze à quatre chevaux et sept à trois chevaux. Devant l'Empereur, courent un écuyer, un page, trois sous-officiers, un sous-inspecteur des postes, un piqueur et trois courriers. Des brigades de chevaux de selle et des brigades d'attelage ont été d'avance envoyées dans chaque ville avec des pages, des sous-officiers coureurs, un peloton de gendarmes et un nombre plus ou moins grand de chevau-légers polonais d'escorte. Tout est prévu : au jour, à l'heure, d la minute, tout est réglé, et pour vingt-cinq jours. Les préfets et les maires sont avisés ; à date fixe, les villes ont leurs fêtes préparées, et les peuples y affluent. Impossible de tricher, défendu d'être malade, défendu d'avoir la migraine, défendu de ne point paraître à l'heure dite, dans la toilette qu'il faut, un sourire aux lèvres, des grâces dans la voix, de jolis gestes dans !es mains. Pau le 22, puis Tarbes, Auch, Toulouse pendant quatre jours, Montauban, Agen, Bordeaux, saintes, Rochefort, Niort, Fontenay, Napoléon, Nantes, Paimbeuf, Angers, Tours, Blois, voilà l'itinéraire ; mais ce ne sont point les couchées. De Marrac, on part pour Pau (Gelos) à neuf heures du soir, d'Auch pour Toulouse à la même heure, de Toulouse pour Montauban à sept heures, de Montauban pour Agen à six heures, d'Agen pour Bordeaux à sept heures toute la nuit, on roule, et c'est sur des routes imaginaires, au moins entre Bayonne, Tarbes et Auch. On arrive brisé, roué comme on disait, et c'est l'entrée, les clefs, les arcs de triomphe, les discours, les gardes d'honneur, puis, dès la sortie de voiture', les présentations, les compliments, les ingénieux présents des jeunes filles, les ambitions allumées, les pétitions prêtes, les quémanderies à satisfaire ; puis, les fêtes populaires à regarder, et les bals, les spectacles, les cantates, les feux d'artifice ; on ne se couche point : l'on repart, et c'est de même dans une autre ville. avec des divertissements, des gentillesses, des fatigues pareilles. Et Joséphine, non seulement est imperturbablement exacte, mais elle est constamment aimable : à coup sûr, elle ne peut, comme à Paris, avoir pour chacun une attention particulière et, par un mot, se retrouver en connaissance. Dans ce défilé de personnages nouveaux, dans ce passage ininterrompu d'êtres qu'elle envisage pour la première fois, c'est à peine si, de temps à autre, elle se raccroche à un nom déjà entendu et, dès lors, entre en conversation ; mais elle possède un art si raffiné de parler les banalités et de trouver celles qui doivent le mieux plaire ; elle sait si agréablement sourire, elle a une telle façon d'offrir les dons d'usage aux jeunes filles et aux dames qui lui présentent des fleurs, des étoffes, des bonbons, les produits du cru, qu'elle gagne tous les cœurs Ce n'est point par une de ses dames ou par un chambellan qu'elle envoie les bijoux : elle les a sur elle ; elle détache une montre de son corsage, elle tire une bague de ses doigts, elle a en mains une tabatière ; ce qu'elle donne, c'est quelque chose d'elle, quelque chose qui lui appartient, qu'elle a porté une seconde et qu'elle semble avoir porté toujours. Le présent prend ainsi un air de spontanéité, qui le rend plus précieux, qui le fait plus désirable : c'est sa montre, sa bague, sa tabatière, sa parure, son bracelet qu'elle a donné, non pas un bijou quelconque, un bijou anonyme qu'on se hâte de porter chez le joaillier pour en savoir la valeur. Ce n'est plus un présent, c'est un souvenir ; pour la plupart, ce sera une relique. Comédie, soit : qu'est-ce donc que la vie ? A coup sûr, Joséphine en pareils cas est une incomparable actrice ; jamais elle ne porte sur son visage un air d'ennui et de lassitude ; jamais elle ne prend une façon hautaine pour embarrasser les gens ; jamais elle ne se moque aux spectacles les plus risibles ; jamais elle ne montre une répugnance aux cérémonies les plus fastidieuses ; jamais elle ne se dispense des corvées les plus rudes. Pour quelle cause ? Pour rester avec l'Empereur, montrer sa bonne volonté, faire preuve d'un dévouement à ses désirs ? Cela sans doute ; car si, parfois, terrassée par la migraine, elle est obligée de se mettre au lit à la descente de la voiture, anéantie qu'elle est par la fatigue, jamais elle ne manque au départ, ne se fait attendre une minute, ne laisse échapper une plainte, tant elle a peur que Napoléon ne la laisse en arrière, ne parte de son côté, ne lui enjoigne de regagner Paris. Mais ce n'est point tout : elle est femme du inonde, femme bien élevée, femme élevée à la française, elle sait ses devoirs ; plus haut elle est montée, plus elle sent les obligations de politesse et d'égards, et, de ces égards, les premiers qu'on doive marquer, c'est de subir et d'accueillir les respects. A cela quelque nuance de vanité peut se mêler, mais qu'importe ? son devoir ici, elle le remplit mieux qu'aucune souveraine ne l'a jamais fait en France ; et elle le remplit tout entier ; elle le remplit mieux en province qu'à Paris, parce qu'elle n'y mêle presque jamais cet air de familiarité, qui nuit à son prestige. Elle y prend ce qu'il faut de grâce pour apparaître comme la bonne souveraine, mais elle y garde assez de dignité pour rester la souveraine : aussi a-t-on pu dire justement après de tels voyages : Napoléon gagne les batailles ; Joséphine gagne les cœurs.

 

Ainsi dans un minutieux détail, a-t-on suivi l'existence de Joséphine durant qu'elle fut impératrice, et de ses goûts, de ses habitudes, des façons qu'elle a adoptées, des cadres qu'elle a traversés, a-t-on pris quelque idée. Sans doute, l'on n'a touché ici qu'un des éléments d'information ; l'on n'a reg ardé que l'Impératrice et c'est sur elle seule qu'a été menée l'enquête : rien donc des relations de l'épouse, de la mère, de la bru, de la belle-sœur, avec son mari, ses enfants et ses alliés ; rien de la vie de Joséphine avant l'Empire et après le divorce.

C'est l'Impératrice seule qui est en jeu, et c'est uniquement le spectacle qu'elle a donné à ses contemporains qu'on a prétendu restituer. C'est sur les faits qu'on vient de voir qu'ils ont formé leur opinion et c'est sur cette opinion qu'a été rendu jusqu'ici le jugement de la postérité.

Caractère bienveillant, tact social tout particulier, dit Metternich ; jugement sain, grande habitude de la société, dit Lavallette, et tous la suite, Beugnot, Méneval, Mollien, Savary, Rapp, tous les mémorialistes sans exception, s'accordent à vanter son affabilité, son tact et la plupart ajoutent : sa bonté.

Tous aussi sont unanimes en jugeant son intelligence : Elle avait un esprit peu étendu, disent ensemble Lavallette et Metternich ; elle n'avait pas un esprit supérieur, dit Méneval.

Quant à la portée de cet esprit et à son envergure, l'on peut se trouver d'accord avec les contemporains. Il manque, certes, à Joséphine, l'esprit de conduite, le haut dessein, le désir d'aller au grand. Elle est la gaspilleuse, et sa folie de dépense, l'incapacité où elle est de se régler jamais, le gouffre de Malmaison, le gouffre des couturiers, le gouffre des bijoutiers, cette vie la plus absurdement prodigue qui fût jamais au monde, suffisent pour en fournir la preuve. En évaluant à 25 millions ce qu'elle a, pour ses fantaisies, dépensé en six années, l'on est au-dessous de la vérité ; mais, qu'une femme trouve un amant prêt à payer toujours toutes les dettes qu'il lui plaira de faire, à quelle somme les montera-t-elle ? Joséphine a réalisé ce rêve de ne compter jamais, d'ignorer la valeur des choses, de méconnaître l'argent, de ne voir que son désir du moment, et de le satisfaire : par là sans doute, elle s'est montrée médiocrement pratique et n'a point, comme le lui reprochait l'Empereur, assuré des rentes à ses petits-enfants ; mais elle a été dans la vérité de son rôle et de son tempérament, qui est un rôle et un tempérament de courtisane.

En même temps qu'elle manque de l'esprit de conduite, qu'on trouve chez les bourgeoises économes, elle déploie en toute circonstance une habileté infinie pour retenir et garder près d'elle l'amant, l'époux qui, à chaque instant, cherche à s'échapper : elle tient en échec tous les Bonaparte ; elle mène quantité d'intrigues, pratique des alliances et, dans ce siège de quatorze ans dont elle est l'objet, nul ne peut lui apprendre des tours pour se défendre, pour pratiquer des sorties et faire jouer des contre-mines. Elle a cet art suprême de ne laisser rien paraître de cette habileté et elle préfère qu'on la croie sotte plutôt que de se découvrir.

Elle a pris, ou elle a de naissance, étant femme, une habitude de la dissimulation qu'en toute occasion elle met en pratique. Elle a, comme dit Napoléon, la négative, c'est là son premier mouvement, sa première parole : Non et ce Non n'est pas précisément un mensonge, c'est une précaution, une simple défensive. Elle n'avoue point, elle n'avoue jamais et avec cette arme seule, mais constamment employée, elle est constamment en garde. Elle porte à s'en servir une telle habileté qu'un observateur tel que Beugnot a pu s'y tromper et vanter sa sincérité.

C'est qu'en effet sur tout ce qui ne touche pas à sa position, elle peut paraître et il semble même qu'elle soit sincère : que lui importe ? Il lui est plus simple, plus agréable et plus facile d'être aimable pour tous que de marquer à qui que ce soit une préférence ou une antipathie. A défaut de la prudence qui lui conseillait une telle règle de vie, l'égoïsme la lui imposerait. Elle n'a point d'amis, ni d'amies qu'elle ne soit prête à sacrifier à son intérêt du moment ; point de parent, point d'enfant, mais en même temps elle fait des grâces à l'univers et chacun se retire charmé. La profondeur de son égoïsme est insondable, mais cet égoïsme revêt la forme particulière de l'affabilité et de l'attendrissement. Tout le monde s'y laisse prendre, elle-même semble y croire. Et cela suffit.

L'égoïsme, lorsqu'une femme le dissimule assez pour faire penser qu'elle a du cœur, est à la fois la plus grande des forces et la meilleure des armes. Joséphine y excelle et il suffit qu'elle paraisse ainsi, car, pour ce qu'elle pense réellement, nul ne le sait, pas même elle. Car, chez elle, l'égoïsme est si profond et si naïvement absorbant qu'il s'ignore. La dissimulation est si habituelle que son jeu n'exige aucun effort, et qu'elle est d'abord en action. De fait, l'on ne saurait demander mieux : la sincérité, qui est un besoin de nature et une faiblesse chez certains êtres masculins, n'est jamais qu'une apparence chez la femme et un moyen de mieux tromper. On ne doit donc exiger d'elle que de faire croire qu'elle éprouve des sensations ou des sentiments. Si elle en donne l'illusion, c'est assez. Joséphine a convaincu son mari et ses enfants qu'elle les aimait, elle a convaincu tout le inonde qu'elle était bonne ; elle a convaincu Beugnot qu'elle était sincère. N'est-ce pas comme si elle l'avait été ?

Elle est une femme — la femme à la fois la plus civilisée et la plus sauvage ; nulle instruction, nulle croyance, nulle règle morale ; mais le sens du monde : sens qu'elle n'a point acquis, qu'elle a de naissance et qui la pare aux yeux. Du premier coup, elle sait entrer dans un salon, y marcher, y paraître, dire ce qu'il faut à chaque personne, faire les différences, gagner tous les cœurs. Où l'a-t-elle appris ? A la Martinique, à Panthemont, chez Barras ? Nulle part. Cela est un don. Elle est ainsi.

C'est là sa qualité majeure, l'unique peut-être. Avec ce tact du monde et celte affabilité qui sont de nature, elle sauve tout, et le néant de soin moral est couvert. Cela ne se rencontre-t-il pas chef quelques êtres ? N'en sait-on pas qui, partis de plus bas, n'ayant point reçu plus que Joséphine une tradition de politesse et une éducation de société, se trouvent en leur atmosphère dans le premier salon où ils pénètrent et y sont mieux à leur aise que s'ils y avaient été élevés ? Et l'inverse est vrai, car on sait tant de femmes et d'hommes bien nés, avant reçu l'éducation qui convient, qui passent, dans le monde, leur vie à n'en pas être.

Affabilité et tact, égoïsme, dissimulation, voilà les vertus mondaines de Joséphine : elle n'en a point d'autres, mais n'aurait pas besoin d'en avoir si elle se trouvait toujours avec Napoléon. Il est, pour elle, le guide et le mentor nécessaire ; qu'il gronde ou qu'il se taise, il est là, cela suffit ; elle se surveille, elle agit selon la règle qu'il a donnée ; et, en se soumettant à l'étiquette, elle contraint les autres à la subir. Par là, elle se maintient en son rang, s'établit en sa dignité, et, par crainte plus que par goût, elle se trouve de pair avec sa fortune. Mais, que Napoléon s'absente, alors, pareille à ces étoffes molles dont elle aime à se parer, elle laisse tout aller ; elle oublie ce qu'elle est devenue pour ce qu'elle a été, retombe à ses fréquentations, s'amuse à des niaiseries, se fait la complice d'inventions plaisantes, rit aux histoires salées, supporte les méchantes humeurs de qui l'entoure, se plaît aux cancans de femmes de chambre, retombe à sa vie d'autrefois. Napoléon manquant, tout lui manque, car elle n'a pas, d'elle-même, pris une idée qui la maintienne et la porte au-dessus des autres ; sa dignité n'est que de reflet ; sa tenue ne lui est imposée que par la conscience de son intérêt, par la peur de perdre sa position.

Cette position, quel fardeau ! Quelle lutte pour la conquérir, quel continuel effort pour s'y maintenir et, au fond, quelle triste vie Qu'on mette de côté ce qui en est la joie principale, le gaspillage, la toilette, les bijoux, Malmaison ; rien que la vanité satisfaite, mais à quel prix ! Pas une minute de calme, d'apaisement, même de tranquillité. Cette femme qui serait volontiers sédentaire passe son temps d'impératrice à courir les routes, à changer perpétuellement d'horizon et de cadre. Une inquiétude qui la dévore, une attention qui la surmène : que dit-il ? que pense-t-il ? que va-t-il faire ? S'il part, elle part. S'il voyage, elle voyage. S'il demeure, elle reste. Elle attend, des heures, des jours, épiant le moindre bruit et craintive au moindre souffle. Ne point déplaire au maître, ne point donner prise, et faire bonne contenance, garder bon visage, se renseigner sans avoir l'air, écouter sans qu'on s'en doute, sentir constamment sur soi la menace de la répudiation, savoir cette répudiation inévitable, mais gagner du temps, retarder l'accident, et cela, quatre années durant !

Quelle vie Quel supplice pour une autre femme : mais, telle qu'elle est, Joséphine avec sa nature, son existence de hauts et de bas, cette suite d'alternatives qui emplissent son passé, y est moins sensible sans doute qui ne serait une femme dont la vie eût été établie dès l'enfance, même en une position médiocre, mais définie et stable. Elle peut, même au milieu des plus graves inquiétudes, jouir d'un chapeau, d'une robe, d'un bijou, elle peut potiner avec ses femmes de chambre, ses dames du Palais, les femmes qui lui font visite ; elle peut regarder ses fleurs, jouer avec ses bêtes, faire des patiences. Elle a ce côté d'enfance qui, forcément, la distrait et l'empêche de s'assombrir. Ce n'est point une martyre, pas plus que ce n'est un grand esprit ni un pauvre esprit : c'est, il semble, en la plus étonnante fortune qui soit, fortune où elle n'est pour rien, ne s'est en rien aidée et qui lui est tombée du ciel, comme la sublimation de la femme française — non point des vertus de la race, mais de ses charmes, de ses agréments et de ses vices de nature.

Des deux femmes qu'elle montre — celle qu'elle est, l'Empereur présent, celle qu'elle est, l'Empereur absent — celle-ci seule, sans doute, est la véritable et la sincère. C'est celle que voient les marchands, les cabotins, les femmes de chambre, les jardiniers, celle que voient, à des jours, les dames du Palais et les chambellans, la femme à dettes, à potins, à bestioles, qui mène au vrai la vie d'une fille la plus étonnamment entretenue, qui en a tout le fond d'être. tous les goûts, toutes les habitudes ; mais, de celle-là, le public, même à la Cour, en devine seulement de petits côtés qu'il soupçonne, en raconte de petites historiettes et qui passent encore pour bonté, gentillesse, agrément de femme ; c'est l'autre que voit le public, celle tendue en son désir, en sa passion de ne pas déchoir, de ne pas être remerciée, congédiée vilainement, si adroite que, de ce continuel effort, sauf aux derniers jours et lors de la chute imminente, nul ne s'aperçoit : elle ne se guinde point, elle ne s'efforce pas : elle est juste ce qu'il faut et telle qu'il faut qu'elle soit. Elle y excelle à ce degré qu'elle y est constamment naturelle, et sa comédie est si divinement jouée qu'elle fournit constamment l'illusion entière de la vérité. Aussi bien, qui peut dire qu'elle n'y soit pas sincère et que, ce rôle appris, elle n'y soit pas entrée au point de le vivre réellement ? Serait-elle la première femme chez qui l'on relèverait une dualité de sentiments, une existence double, une tromperie sincère ? Serait-elle la seule qui eût trouvé le moyen d'être ensemble très fille et très grande-dame, en qui l'on constaterait à la fois tous les goûts qui font celle-là, et tout le charme qu'il faut à celle-ci ? Tromper, n'est-ce point toute la femme et pourvu qu'elle trompe sans, que jamais l'on s'en aperçoive, qu'importe le reste ?

En vérité, les contemporains ont eu raison, et c'est leur opinion qui doit demeurer : l'intime, le profond, le for intérieur des êtres, si, grâce à une recherche attentive, l'on parvient à en prendre des indices, l'on n'y pénètre point ; il faut se tenir aux apparences qu'ils ont données et les juger sur le dehors. Les vertus domestiques consistent d'abord à rendre heureux le compagnon de vie : et Napoléon n'a cessé de proclamer le bonheur qu'il avait dû à sa femme. Quant aux vertus sociales qui, chez les civilisés, doivent primer toutes les autres, qui sont les seules sur qui la Société ait un droit d'enquête, les seules qui lui importent et qui la regardent, Joséphine ne les possédait-elle point à un degré incomparable ; la grâce qui la Faisait agréable à regarder, l'affabilité qui lin indiquait les mots à dire, le tact et la mémoire, l'agrément de la voix et le charme du sourire, et cette admirable faculté de dissimuler et de mentir, la vertu sociale par excellence !

 

Ainsi vaut-elle parce qu'elle est femme et ne peut-on dire que, en son temps, elle représente, incarne, symbolise même la Femme, non la femme de foyer ou la femme de temple, la femme de chasteté et de sacrifice, de devoir et d'abnégation, mais la femme telle qu'il le faut dans le monde, dans le salon et le boudoir, la femme qui n'a rien appris et qui sait, d'instinct, tout ce qu'il faut, l'être de luxe, d'agrément et de plaisir, qui, par ses défauts plus encore, que ses qualités, forme le lien des sociétés, en rejoint les membres épars, y établit une sorte de loi de galanterie et de politesse et qui, sans effort apparent, passe de sa bergère à un trône, n'y semble point enivrée, n'y éprouve point de gêne, y est à son aise. C'est là sans doute la qualité suprême — et combien rare et distinguée ! — qu'il faut reconnaître à Joséphine. Tout en gardant le souvenir de ce qu'elle a été, et en ne s'en faisant pas accroire, elle se met de pair avec chaque situation nouvelle et elle n'y parait point déplacée. Si elle a des incertitudes et des hésitations, lorsqu'elle est parvenue au sommet, elle est de nature si malléable et si facile que, sur un regard de l'Empereur, elle se reprend tout de suite et se trouve de pair : il n'est point de ses actes sociaux — et combien compliqués, difficiles, étranges ! — un seul qui fasse sourire ; il n'est point une de ses paroles publiques qui détonne ; il n'est point un de ses costumes qu'on regrette. Elle n'a ni à se reprocher une faute de goût, ni un manque de tact, ni une vulgarité d'expression ou de tenue. La femme triomphe en elle, la Française, la créole, la femme qui n'est qu'une mondaine, et qui n'a besoin d'être rien de plus, parce qu'elle ne saurait être rien de mieux.

 

FIN DE L'OUVRAGE