JOSÉPHINE IMPÉRATRICE ET REINE 1804-1809

 

IV. — MALMAISON.

 

 

De quel poids Trianon, le Trianon gouffre des Finances, le Trianon théâtre des orgies royales, le Trianon plus grand que Versailles, de quel poids la légende créée autour du palazzino préféré de la Reine par les courtisans qui en étaient exclus a écrasé Marie-Antoinette ; de combien de jours l'invention de se retirer hors de l'Étiquette et de l'obligatoire entourage, de jouer des pastorales à la Sedaine et de fournir des tableaux à la Greuze a avancé pour la reine de France, le Roi, cette société entière, l'heure de la chute inévitable, de la dégradation, de la mort à la place de la Révolution, qui peut le dire et le compter ? On avait prétendu s'affranchir des devoirs que la Royauté impose, on avait prétendu se libérer de cette servitude à laquelle la Reine est soumise à chaque heure de sa vie et qui étend sur elle, comme une protection contre elle-même, comme une garantie pour la Nation, la constante surveillance de l'Étiquette ; on avait voulu être à soi, se retirer chez soi, ne plus vivre sous l'œil du public. La conclusion tirée par tous qui se cache, a quelque chose à cacher. Et avec les rivalités des gens de cour, les jalousies, les haines, une légende terrible formée, grossie, accrue, tombant en avalanche sur le palais et, sinon une des causes directes de la Révolution, au moins l'une des armes les mieux trempées que les ennemis de la Reine aient fournies aux ennemis de la Royauté.

L'exemple est tout frais encore, mais il ne saurait arrêter Joséphine : dans les conditions particulières, où elle est placée, elle n'a point à craindre qu'on tourne contre elle son désir de se retirer parfois hors des palais, de se mettre en demi-caractère, de déposer son fardeau, de s'en délasser. Parvenue à la couronne sans être née pour la porter, obligée par son âge de renoncer à l'espérance de donner des héritiers au trône, ne recevant de la souveraineté que les honneurs, sans les privilèges ni les charges, elle ne prête plus à la médisance, et la calomnie contre elle est à présent sans intérêt. Au contraire des reines qui, étant de droit partout chez elles, n'y sont en fait nulle part, elle possède comme un bien propre, une maison qui n'est point un palais, qui n'a rien de royal dans ses dehors, qui était sa propriété avant qu'elle devînt une personne publique, et où, lorsqu'elle s'y retire, elle semble redevenir une personne privée.

Nul ne s'inquiète de ce qu'elle y fait ; nul ne fait le compte de ce qu'elle y dépense ; nul n'en glose ni ne le critique. Elle est chez elle et c'est son argent qui roule : à cette dernière allégation, nul ne résiste et, ce qui est le plus étrange, elle-même en paraît convaincue, et Napoléon n'en disconvient pas.

En cette maison qui est son bien, elle accourt, chaque fois qu'elle en a le loisir, chaque fois que l'Empereur est en voyage ou en campagne, et qu'elle ne se tient point obligée par ses inquiétudes, par sa santé ou par les ordres de son mari, d'adopter une autre résidence, chaque fois en un mot qu'elle a sa liberté d'esprit et d'action. Là, chez elle, elle satisfait ses goûts, elle déploie ses manies, elle étale son caractère : cette terre la raconte toute, la montre toute, telle qu'il convient de la voir : n'est-il pas vrai que pour juger des êtres, la connaissance des cadres qu'ils se sont composés est plus décisive encore que celle des milieux où, peut-être par hasard, ils se sont trouvés vivre et n'en sait-on pas plus d'une femme en inventoriant ses tiroirs qu'en essayant de deviner son âme ?

 

Au temps où elle était Mme de Beauharnais, peut-être dès le temps de sa lune de miel, à coup sûr tout de suite après sa séparation, Joséphine a fait connaissance avec le pays de Croissy, cette jolie campagne plaisante et verte, où la Seine s'attarde en décrivant ses courbes lentes au milieu des prés fleuris qu'a chantés Mme Deshoulières. Par-dessus les grands arbres de l'île, par delà la bande claire des prairies longeant la rivière, elle apercevait une maison à haute toiture qu'entouraient des arbres, puis, çà et là, dans un enclos assez vaste, des potagers, des champs de froment, des vignes, des petits bois, distrayant l'œil de l'échiquetage de leurs tons variés. A gauche, le massif dénudé du mont Valérien fermait l'horizon, à droit les hautes collines boisées de Louveciennes et de Marly, piquées çà et là de la blancheur des villas et des palais, — un paysage qui n'arien de mélancolique, qui semble décoré exprès pour les villégiatures des habitants d'une grande ville, où la nature n'a point d'âpretés sauvages ni de violentes beautés, mais où pourtant elle garde assez de robustesse et, dans ses bois, conserve assez de mystères pour que, à trois lieues de Paris, l'on puisse prendre l'idée qu'on est à la campagne.

Joséphine revient à Croissy en 1792, chez une de ses amies, Mme Hosten elle s'y installe en septembre 1793 et y passe plusieurs mois : elle s'y naturalise, faisant connaissance avec quantité de gens, plaçant son fils en pension chez un menuisier du lieu, l'inscrivant dans la garde nationale. Y eût-elle échappé à la prison qui l'attendait ? Non sans doute ; Croissy était trop près, et, en même temps qu'elle à Paris, ses amis y étaient arrêtés.

A sa sortie de prison, encore Croissy ; puis, par intervalles, quand la vie où elle se lance lui en laisse le loisir, des parties dans la petite maison qu'elle a conservée et où Barras envoie des victuailles et amène ses amis.

Bientôt, c'est le mariage avec Bonaparte, le voyage au travers de l'Italie conquise où elle est plus que reine, et, au retour, comme le général cherche une campagne, elle le mène tout droit à la maison de ses rêves, cette grande maison aux toits ardoisés, qu'elle regardait de Croissy, qui faisait alors toute son envie et qu'elle avait si longtemps désirée sans espoir, du fou désir du rêve irréalisable.

Rien pourtant qui dût formellement attirer ni séduire : une sorte de caserne, sans caractère d'architecture, avec, aux deux extrémités, deux pavillons légèrement en saillie, où sur la haute charpente tranchaient des mansardes de pierre. Au bâtiment central, neuf croisées, à chaque pavillon deux ; après les pavillons, encore deux petits bâtiments ajoutés, moins élevés de toiture que le centre et percés d'une ouverture à chaque étage. Au total, avec ces hauts et bas, quinze fenêtres en façade ; deux étages sur sous-sol et rez-de-chaussée ; mais le second, sous le toit, très bas de plafond, sauf dans les deux pavillons ; tout hormis à ces pavillons, simple en profondeur. C'est là la façade sur le jardin.

Sur la cour, deux ailes d'une sorte de style grec à fronton sont venues se coller aux deux pavillons, en forme d'annexes. Elles sont assez longues pour porter trois ouvertures sur la cour et sur le parc, mais n'ont que la largeur du pavillon auquel elles s'adossent. Dans le prolongement du château, en retrait, les bâtiments de la ferme, assez spacieux pour sept chevaux, douze vaches, cent cinquante moutons, des cochons en nombre et une basse-cour. C'est la forme adoptée dans presque tous les demi-châteaux à prétention de terres qui se trouvent aux environs de Paris. Le faire-valoir n'en est point séparé et, de la maison, t'on surveille le métayer.

Le parc attenant a soixante-quinze arpents assez médiocrement plantés, mais il y a en plus trois cent douze arpents en culture et qu'on peut louer : prés, terres arables, vignes surtout. La vigne domine : on y fait, année moyenne, cent vingt pièces d'un vin suret, proche cousin de l'Argenteuil et du Suresne. D'aucuns en font assez de cas pour que la pièce trouve preneur à cinquante francs. Le lieu s'appelle Malmaison. On dit que c'est à cause des Normands qui, au IXe siècle, s'y établirent et lui donnèrent mauvais renom : malus portus, mala mansio, mala domus ; le vocable est commun. Il se trouve, en France, au moins sept villages ou écarts pour le porter. En 1244, ce Malmaison-ci est une grange dépendant de l'église de Rueil et fieffée à l'abbaye de Saint-Denis. Au milieu du XVIe siècle, un conseiller au Parlement de Paris, Christophe Perrot, y établit sa campagne et s'en dit seigneur. Un siècle après, par une Perrrot qui en est héritière, elle passe aux Barentin ; mais ceux-ci, quoique se parant de la seigneurie, n'habitent point. et ce sont des locataires qu'on voit durant la fin du XVIIe et la plus grande partie du XVIIIe siècle : La Jonchère, le trésorier de l'Extraordinaire des guerres, en achète l'usufruit et y dépense deux cent à deux cent cinquante mille livres ; puis c'est M. de Boulogne, receveur général et parent de l'intendant des finances ; puis une Mme Harenc, qui s'y fait une société fort aimable et y établit Marmontel d'abord précepteur de son petit-fils, puis commensal, amuseur ét homme de lettres.

En 1764, après plus de deux siècles.de possession, neuf générations d'hérédité, Barentin, le futur garde des sceaux, vend Malmaison à Mme Daguesseau, née de Nollent, veuve tout récemment de Henri-François-de-Paule, l'aîné des fils du chancelier. Celle-ci la garde, sept ans à peine et, le 23 mars 1771, la revend à M. et Mme Le Couteulx. Ces Le Couteulx — Le Couteulx du Moley pour se distinguer des Le Couteulx de la Noraye qui ont Louveciennes, des Le Couteulx de Canteleu, des Aubrys, de Vertron, de Verclives, de bien d'autres encore et qui tous s'allient les uns aux autres — sont d'une famille de robe et surtout de finance, se piquent d'être gens d'esprit.et reçoivent grande compagnie. Ils ont presque à demeure un comte d'Olivarès à qui l'on fait la gracieuseté de baptiser Sierra-Morena une allée du haut du parc ; et leur table est ouverte à des héros comme le duc de Crillon, à des poètes comme Jacques Delille et à des peintres comme Mme Lebrun. Pour la fête de Mme du Moley — la comtesse du Moley, dit-on pour être bien accueilli — Delille chante le ruisseau de Malmaison, honneur peu mérité ; mais que ne doit pas, après dîner, un poète gourmand à un fermier général des eaux de Paris ? La Révolution survient et M. du Moley, qui attire fort chez lui M. l'abbé Sieyès, est des plus vifs contre cette noblesse qui ne sert à rien. — Est-ce à cause de la savonnette de secrétaire du roi que son grand-père a achetée en 1702 ; ou à cause du titre de comtesse que sa femme a pris sans nul droit ; il ne sait point de mesure à ses rancunes et, pour la calmer, il ne faudra rien moins qu'un titre de baron qu'il se fera octroyer par le Roi le 6 janvier 1815.

La noblesse détruite, la royauté décapitée, vient le tour des fermiers généraux. Du Moley, qui est seul de son espèce, échappe au grand massacre des gens d'argent d'ancien régime et, grâce à des amis qu'il a su se ménager en divers endroits, il passe assez tranquille à sa campagne les jours, du plus grand péril, tandis qu'on perquisitionne et qu'on arrête tout à l'entour, mais les protecteurs sous la République coûtent plus cher, parait-il, que les protégés sous la monarchie, et, advenant l'an VII (1798), il se trouve fort désargenté et souhaiterait fort vendre sa terre, ne serait-ce que pour se débarrasser des vingt-cinq personnes qu'il entretient à la ferme et qu'il n'ose pas congédier.

Bonaparte, poussé par sa femme, vient visiter et offre 250.000 francs ; mais, tenté d'un autre côté, occupé des préparatifs de son expédition en Égypte, il ne pousse pas la négociation et part. L'affaire en reste là M. du Moley revient à la charge, fait parler à Joséphine qui, de son côté, meurt d'envie d'acheter et, ne résiste pas à revoir et à revisiter. Des négociations s'engagent. Mme du Moley affirme qu'on lui propose 200.000 francs comptant, plus un domaine national de 11.000 francs de revenu, mais est-ce vrai ? Rien ici pour tenter les nouveaux riches : une bonne vieille maison, à la bourgeoise : au rez-de-chaussée, vestibule au centre, trois pièces à gauche, quatre à droite ; au premier, où l'on accède par un seul vilain escalier étroit, un long couloir carrelé régnant sur toute la façade, et, ouvrant sur ce corridor, une vingtaine de chambres, carrelées elles aussi, étranglées à l'entrée de garde-robes, où, par les petites portes vitrées, glisse à peine un rayon de jour ; des entresols, ici et là, pris sur la hauteur, permettant d'entasser du monde ; et, au second étage, pareille distribution avec le toit chauffant ; nulle hauteur, point d'air. On se contente de peu pour le matériel de la vie et pour ce qu'on appelle le confortable — le mot n'est point inventé, ni la chose.

Là dedans, des meubles qui ne tirent point l'œil et dont l'élégance est bien passée : ceux du boudoir ovale, trois canapés et six chaises garnis en mousseline ; ceux de la chambre à coucher, en toile de Jouy rose sur blanc ; ceux du grand salon, canapés, fauteuils et bergères, en quinze seize vert ; ceux du salon turc, en nankin avec les rideaux de gaze brochée, des panneaux de glace au-dessus des portes et, pour tenir lieu de tableaux, huit panneaux de papier arabesque. C'est là le grand luxe ; est-ce en vérité pour séduire les Madame Angot en un temps où, tout à l'entour de Paris, ce n'est que châteaux à vendre, châteaux royaux, châteaux princiers, châteaux des ducs et pairs, châteaux de la noblesse, de la robe et de la finance : Écouen, Chantilly, Brunoy, le Raincy, Bercy, Sceaux, Berny, Bagatelle, La Muette, Anet, Trianon, tout ce qui est le plus magnifique et le plus rare de la France passée, tout ce que la pioche révolutionnaire a épargné, tout ce que la Bande noire n'a pas encore pris le temps de démolir pour en vendre le plomb des gouttières et des jeux d'eau, le bois des charpentes et les ardoises de la toiture ! En vérité, pour que Joséphine envie Malmaison, il faut que, buvant pour la première fois à la coupe de la fortune, elle ne s'y soit point enivrée, il faut qu'elle n'ait pris au contact nul goût de financière, qu'elle soit restée une Dame, avec le sens juste des proportions et le tact des convenances sociales. Étant la vicomtesse de Beauharnais, elle eût pu, mieux argentée, habiter Malmaison sans que la demeure l'écrasât ou que, dans le cadre, elle parût hors de proportion. Étant la générale Bonaparte, elle n'y est en rien déplacée, car si, pour y vivre honorablement, il faut joindre au revenu de la terre, quelque 25 à 30.000 livres de rente, l'on peut y dépenser 100.000 francs par ail, avec un train d'élégance.

Grâce à Chanorier, seigneur de Croissy, qui s'entremet en homme d'affaires, par le désir qu'il a de reconquérir une aussi agréable voisine, l'on finit par s'entendre. M. du Moley, bien qu'il affirme que, avant son départ, le général lui a offert trois cent mille, cède à deux cent quatre-vingt-dix, et ce qu'il vend ainsi, c'est non seulement le château, le parc et les terres, mais les glaces qu'il estime vingt mille livres et le mobilier rural comprenant tous les animaux de la ferme. Pour le mobilier, on s'arrangera à dire d'expert. Cela est du 11 ventôse an VII (1er mars 1799) et l'on passe contrat le 2 floréal (21 avril), Joséphine stipulant en son propre et privé nom, vu qu'elle est mariée séparée de biens. Le prix apparent, déclaré aux notaires pour les droits du fisc n'est que de 225.000 francs. Le mobilier monte à 37.516 francs que Joséphine paye comptant, sur la vente, dit-elle, de diamants et de bijoux lui appartenant, formule commode pour éviter d'énoncer l'origine des sommes. Barras a prétendu en avoir fourni une partie. Joséphine paye encore 9.111 fr. 68 pour droits de mutation, mais, lorsqu'il s'agit de donner un acompte sur le principal, il ne lui reste rien et elle est obligée d'emprunter 15.000 francs au citoyen Lhuilier, qui est régisseur des du Moley et qui, moyennant ce prêt, s'assure sa place dans la maison. Trois mois après, le 15 messidor (3 juillet), elle obtient à grand peine de son beau-frère Joseph dépositaire de tous les biens du général, que ces 15.000 francs soient remboursés à Lhuilier, mais Joseph en tire quittance et privilège pour son frère.

Aussitôt le contrat signé, Joséphine s'installe. Elle a hâte de jouer à la dame de château, de se sentir chez elle en cette maison si longtemps et si ardemment convoitée. Et là, le premier hôte qu'elle installe, c'est le citoyen Charles, l'ex-adjoint aux adjudants généraux de l'armée d'Italie, Charles le boute-en-train, le calembouriste avec qui elle se plaît à prolonger tard dans la nuit, sous les rayons indiscrets de la lune, les promenades sentimentales dans les grandes avenues. Comme elle aime son frère ! disent des paysans de Rueil qui, passant pour porter leurs légumes aux Halles, la voient par la grille ; d'autres, mieux informés, sourient.

Il faut vivre : la pension que fait le général est mangée d'avance et Joseph ne se prête point aux fantaisies de sa belle-sœur qui, de son côté, ne se résout point à vendre ses bijoux d'Italie dont elle pourrait trouver pour le moins 700.000 francs. Elle doit aux du Moley les intérêts des 210.000 francs ; elle doit à la Recette de Versailles les contributions foncières qui, de 6 931 en l'an IV ont été, il est vrai, abaissées, l'an V où le papier monnaie a cessé d'avoir cours, à 4 818 francs ; elle doit à tous ses fournisseurs, elle doit à ses gens, elle doit à tout le monde, mais si, à des jours, elle s'inquiète, se désole, se répand en plaintes contre sa belle-mère, ses beaux-frères, son mari, qui la laissent manquer de tout, elle ne change rien à sa vie, elle ne diminue point son train, elle continue à acheter ce qui lui plaît et, aux dames des environs qui la viennent visiter, elle n'en montre pas moins avec une joie d'enfant, ses perles, ses diamants, ses camées, son écrin fait des dons plus ou moins volontaires de l'Italie et, dans ses salons, les tableaux, les statues, les mosaïques qui ont été sa part de la conquête et qui, entassés à la diable, semblent attendre la saisie.

Il est temps en vérité que Napoléon revienne d'Égypte car, un créancier malappris, et c'est la banqueroute, mais il arrive, et tout de suite, après la grande, la terrible scène de la Rue de la Victoire, reconquis par cette femme qu'il aime toujours et à qui il ne sait que pardonner, il visite le château et le parc, s'y plaît et s'y installe. C'est une demeure pour lui qui n'a jamais fait que passer dans des collèges, des écoles, des casernes, des chaumières, des palais, auberges de hasard et de passage où il n'avait à lui que ce qu'il portait sur le corps ; il tient avant tout à présent à posséder une habitation qui soit à lui, avec un jardin où il puisse promener l'ardeur bouillonnante de son cerveau, avec quelques bouts de terre dont il se puisse dire qu'il est le maître. Et il paye, mais en son nom, non pas au nom de Joséphine, les 210.000 francs restant dus aux du Moley, et il paye le reste, les dettes criardes, les terres de Belgique, tout ce qu'on lui demande alors de payer.

Tout de suite, c'est Brumaire, et dès lors, aussitôt qu'il a la liberté d'un jour, c'est à Malmaison qu'il accourt se distraire, se détendre, se reposer même. Là, il a un jardin où il marche à son aise et où la foule ne le presse point à son passage. La maison lui convient ; il n'y faudrait que des pièces un peu plus vastes. Sans doute, il prétend n'y être qu'un simple particulier ; il fait le rêve de s'y retirer, d'y mener la vie campagnarde, d'y devenir le juge de paix de son canton ; mais, en attendant, il manque d'air et voudrait pousser les murs. Joséphine, aussitôt, appelle Fontaine, l'architecte à la mode, qui a déjà restauré l'hôtel de la rue Chantereine, et dès le printemps, on commence les travaux.

D'abord, c'est une salle à manger plus grande qu'il faut et rien ne paraît plus simple que de la faire en réunissant à l'ancienne salle à manger les petites pièces qui précèdent la chambre que Bonaparte habite au rez-de-chaussée ; mais, comme il arrive dans les vieilles maisons, dès qu'on met la pioche on a des surprises : poutres pourries, murs en délabre, mauvaise construction. Les architectes qui ont entrepris d'ouvrir par des arcades les pièces du rez-de-chaussée de façon à ne faire, en quelque sorte, au moyen de glaces mouvantes et sans tain, qu'une seule grande pièce des trois qui forment le corps de logis entre les pavillons, désespèrent d'avoir terminé pour le retour du Consul qui est à l'Armée de réserve. Joséphine est venue s'installer au milieu des ouvriers et sa présence est une complication nouvelle. A la nouvelle de Marengo, malgré les travaux en cours, elle donne un grand souper sous des tentes qu'elle se fait prêter. Tous les jours, elle a des gens à déjeuner et à dîner, car elle hait la solitude, et il faut constamment faire, défaire et refaire des organisations provisoires. Pourtant, à son retour, le Premier Consul trouve la salle de billard, le vestibule et la salle à manger, presque achevés ; il paraît satisfait, mais il faut à présent qu'on lui décore le salon, qu'on fasse une salle du conseil sur l'emplacement de la chambre qu'il occupait au rez-de-chaussée et que, dans le pavillon d'angle à la suite, du côté du midi, on lui organise et on lui décore une bibliothèque. Puis, au premier étage, au-dessus du salon, on lui pratiquera un petit appartement selon ses goûts avec une salle de bain, un cabinet de toilette, une chambre de valet de chambre et les petites pièces nécessaires.

C'est fort bon, mais, lorsqu'on s'occupe de la bibliothèque, il faut rétablir les gros murs, puis il faut détourner les tuyaux de cheminée de la cuisine qui est dans le sous-sol, puis c'est le chauffage, les poêles à dissimuler dans les piédestaux des colonnes. C'est une sacristie, dit le Premier Consul, mais on compte pour sauver l'aspect sur les peintures de la voûte.

On peint donc et les plafonds de la bibliothèque, et la frise dans la chambre du Consul, mais voici qu'on s'aperçoit que tous ces travaux, les percements, les remaniements, les passages de cheminées nouvelles, les coups de marteau portés sans précaution ont ébranlé les murs de façade. Ainsi est-il des vieilles gens qu'on ne transporte pas impunément dans une maison nouvelle. Avec les distributions maintenues telles que jadis, les murs des Perrot auraient encore été solides deux siècles durant : ils croulent à présent et il faut les reprendre, et comme encore l'on n'est point certain de leur solidité, crainte qu'ils ne fléchissent, il faut les soutenir extérieurement par des pieds-droits en pierre de taille, sur lesquels on placera, comme ornements, des vases et des statues. Cela fait, l'on peut percer un petit escalier pour faire communiquer la chambre du Premier Consul avec le petit salon qu'on nomme la Galerie, et, à l'autre extrémité, un second petit escalier, du premier étage à la bibliothèque. Pour aborder cette bibliothèque, Bonaparte n'en devra pas moins traverser toute la maison, soit au rez-de-chaussée, soit au premier étage.

Après, il faut arranger des logements dans les étages ; outre l'appartement du Consul et celui de Mme Bonaparte, on en fait six assez commodes au premier ; dix plus médiocres au second. On enlève les cuisines des sous-sols, pour les porter dans les bâtiments de la ferme ; on reconstruit, on aménage, on orne même les écuries et les remises : à la paix, on bâtit un corps de garde, une maison de jardinier sur la route ; on pose une grille, on construit un tournebride, on établit une orangerie, et l'on commence les plantations, sujet d'éternelles querelles entre Fontaine qui prétend au moins sauver quelques belles avenues et Mme Bonaparte qui ne veut rien qu'à l'anglaise, rien que du tortueux, du mouvementé, de l'accidenté, avec précipices, rivières, temples, comme à Méréville, comme à Mortefontaine, comme au Désert, une fausse nature qui ferait prendre la vraie en horreur !

Le 7 prairial an IX (27 mai 1801), vingt mois à peine après qu'il est revenu d'Égypte, Napoléon veut voir ses comptes. Les architectes récapitulent les dépenses faites sur des acomptes donnés, soit par le secrétaire Bourrienne, soit par l'intendant Pfister ; cela va au delà de 600.000 francs ; on ira au double et l'on n'aura pour cette immense dépense qu'une mauvaise maison étayée et légèrement rétablie. Bourrienne met cet état sous les yeux du Consul qui demande à quoi et comment une telle somme a été employée. Vingt fois allant et venant dans l'allée, il répète le même reproche. Fontaine, qui reçoit la bourrasque, répond de temps en temps : Je vous avais prévenu, Général, et, après cela, je devais obéir.

Il avait en effet présenté un plan, bien autrement complet, agréable et imposant ; sur le rampant de la colline, il aurait construit un pavillon isolé, en belle vue, que le Premier Consul et Mme Bonaparte auraient occupé seuls avec leur suite ; et qui, placé d'équerre avec le vieux château changé de forme, restauré, réservé à la famille et aux amis, aurait communiqué avec lui par une galerie à colonnades ; en face du vieux château, à une distance égale du pavillon, un corps de logis semblable aurait servi au travail de ministres et des fonctionnaires de l'État ; une cour, longue de plus de cent mètres, large de soixante-quatorze eut séparé les trois bâtiments ; quantité de détails jolis, pittoresques et bien conçus eussent complété cette ordonnance qui eût eu de la majesté et où le Premier Consul, dit Fontaine, eût trouvé une existence assez large pour n'avoir ni le goût ni e désir de changer de campagne. Mais, au premier aspect du devis, Bonaparte avait reculé ; le chiffre présenté en bloc l'avait effrayé ; de plus, il eût fallut renoncer, au moins durant une saison, à venir, comme il faisait, passer deux jours chaque décade — ce pourquoi, les architectes avaient, pour faire leurs changements et poser leurs décorations, tout juste neuf jours. Ce n'était point assez pour bâtir deux châteaux, mais ces médiocres travaux, constamment interrompus et repris, coûtèrent en une année ce qu'on eût dépensé au total pour réaliser le projet de Fontaine.

Pour ces 600.000 francs qui, joints au prix d'achat et à diverses acquisitions de mobilier, mènent bien près du million, qu'a-t-on à présent ?

Au-devant de la maison, sur la cour d'entrée, une sorte de vestibule en forme de tente, dont le toit est porté par des faisceaux de lances, sur qui d'autres lances s'abattent ; au fronton, des trophées sont figurés et, au-dessous, des rideaux en toile peinte blanc et bleu s'ouvrent sur un lacis de lances de zinc et de ronds de cuivre. Cela a l'air d'une loge pour les animaux à montrer à la foire, dit Bonaparte ; mais, répondent les architectes, il a bien fallu trouver un endroit où faire attendre les domestiques, puisque le vestibule intérieur est devenu une pièce des appartements. Ce vestibule, soutenu par quatre colonnes stuquées, a ses murs stuqués et seulement, au-dessus des portes et sur quelques panneaux, de légers motifs de décoration à l'antique. Les jours où il y a affluence, c'est là qu'on déjeune et qu'on dîne et, à dater du Consulat à vie, ce sera la salle à manger ordinaire des officiers et des dames de service. Ce vestibule assez vaste, occupant toute la profondeur du bâtiment, ouvre de l'autre bout sur le parc, au moyen d'un pont jeté sur le fossé, sous une modeste marquise de tôle, en forme de tente ; par deux portes à double battant encadrant une arcade que ferme une glace sans tain, il communique à droite avec la salle de billard et les salons, à gauche, avec la salle à manger, la salle du Conseil, le cabinet de travail et la bibliothèque. Les quatre portes ouvertes, les trois pièces ne semblent en former qu'une seule. La salle de billard, fort nue et sans nulle recherche d'ornement, percée d'ailleurs de portes sans nombre qui ne laissent pour ainsi dire pas un panneau libre, est décorée seulement des portraits de scheicks auxquels Napoléon, comme il dit, a eu affaire en Egypte, et d'une grande glace qui, à travers la glace sans tain, reflète le vestibule et la salle à manger ; elle ouvre à droite sur une antichambre où aboutit l'ancien escalier, tout droit, tout simple et des plus modestes ; une autre porte donne accès au salon décoré en dix jours, par Jacob, de lambris en acajou plein avec encadrements en velours et draperies en étoffe sur les portes. Cela paraît triste au Consul et, pour l'égayer, l'on demande des tableaux à Gérard, à Girodet, à Bidault, à Taunay, à Duperreux et à Lecomte. Gérard peint : Ossian évoquant les fantômes au son de la harpe sur les bords du Lora, et Girodet : Ossian et les guerriers recevant dans le Walhalla les guerriers français Morts pour la Patrie. Ceci plaît infiniment à Bonaparte : Vous avez eu une grande idée, dit-il à Girodet, les figures de ce tableau sont véritablement des ombres ; je reconnais les généraux. Les autres sujets, qui les choisit ? C'est le Premier Consul couché, dormant de fatigue au passage des Alpes et le Général Bonaparte sur le sommet des Alpes : on met les cadres en place, le jour où le roi d'Etrurie doit venir visiter le Premier Consul. Bonaparte entre, regarde les deux toiles avec humeur et ordonne que de suite on les enlève. Il resta la Joséphine au lac de Garde de Lecomte, et un Taunay représentant le Général recevant des prisonniers autrichiens. Plus tard, les portraits de Joséphine et de Madame Mère, par Gérard, remplacèrent les tableaux condamnés.

Ce Salon ne garda pas longtemps cette décoration. Il reçut, avec une belle cheminée en marbre blanc à incrustations de mosaïque et de pierres antiques présent du Pape Pie VII — une vive et claire peinture murale, encadrée dans de hautes colonnes peintes et dorées ; les panneaux aimables, aux sujets mythologiques étaient soutenus par des grecques et des chimères ; au plafond, couraient des motifs analogues, très légers, entre des caissons de feuilles de laurier, au-dessus d'une frise plus chargée et plus sombre, coupée çà et là de masques antiques. lieux belles tables en stuc, ouvrage de Florence, sur lesquelles prirent place les vases de la manufacture de Berlin, présent de la Reine de Prusse ; aux murs, les grands tableaux de Girodet et de Gérard ; le meuble d'acajou, couvert en tapisserie faite par Joséphine et ses dames, fond en soie blanche avec le double J entrelacé en roses pompons, n'apparaissant en sa splendeur qu'aux grands jours et, d'ordinaire, protégé par des housses en gros de Naples gris ; sur la cheminée une pendule en pierres précieuses — jaspe fleuri, malachite, lapis-lazuli, lumachelle chatoyante, pierres de labrador, — rappelant par sa composition l'Arc de triomphe de Septime Sévère et offerte aussi par le Pape.

De ce salon de compagnie, l'on entrait dans une pièce appelée Galerie ou Salon de Musique, exécutée et décorée en dix jours par Jacob et Moënch, tout au début du Consulat, et qui, avec ses meubles d'acajou recouverts en drap gris souris et ses rideaux de mousseline brodée, fit l'amorce, d'un côté de la Grande galerie construite en 1808, de l'autre de la petite chapelle édifiée postérieurement au divorce.

En revenant dans le vestibule et en prenant à gauche, c'est d'abord la salle à manger aux panneaux peints par Laffite représentant des danseuses pompéiennes ; ces panneaux où, sur fond blanc, s'enlèvent les figures dansantes, sont encadrés d'une large bande noire appliquée sur une plus large, rouge antique, et sont séparés par des colonnes de stuc engagées. Au-dessus de chaque figure, un vase ou une patène fait un ornement très simple.

Après la salle à manger, vient la Salle du Conseil, décorée en manière de tente avec des trophées a l'antique appliqués sur les panneaux réservés, tandis que, suspendues à des faisceaux de lances devant les fenêtres, des armures et des casques de carton pâte simulent le moyen âge. La pièce est comme séparée en deux parties par une sorte de balustrades que terminent d'autres faisceaux de lances accommodées de drapeaux ; derrière cette balustrade est la table du Conseil.

Puis c'est un cabinet circulaire, revêtu de bois d'acajou, disposé en rayons pour y placer des livres, et portant sur les montants quelques bustes d'hommes célèbres ; dans l'embrasure de la fenêtre, la table du secrétaire intime ; au-dessus de la boiserie, un beau portrait de Frédéric II.

La Bibliothèque, qui suit, est la pièce principale de cette aile du logis. Vu la disposition des lieux, les pièces dont on l'a composée et le peu de solidité du bâtiment, il a fallu la diviser en trois parties avec des colonnes doriques à jour supportant des arcs qui forment pignon. On a donné une forme circulaire aux deux extrémités dont l'une est terminée pas la cheminée, surmontée d'une glace sans tain donnant vue sur la campagne, l'autre par une porte-croisée accédant à l'avenue du parc par un petit pont jeté sur le fossé. Les colonnes sont disposées deux à deux comme pour supporter un édicule, sur une base extrêmement large et épaisse où sont, dissimulés les poêles. La décoration à fresque du plafond a, pour motif central, Apollon et Minerve ; autour, médaillons des grands poètes, dans un joli cadre d'antiquité ; sur les arcatures, fort larges, autres médaillons de plus grande dimension, et décor nourri sur les retombées des voûtes ; des rappels de même style aux panneaux et aux portes ; cette salle de grande dimension et tenant toute la profondeur du pavillon, est, peut-on dire, la pièce type, celle où les architectes ont le mieux exercé leur goût et où ils ont eu le plus de temps pour le satisfaire. C'est la seule aussi où l'on sente un effort vers le grandiose, mais cet effort est arrêté par l'obligation de soutenir le bâtiment.

Voilà donc ce qu'on a obtenu pour 600.000 francs, et, à vrai dire, cela ne passe guère la banalité courante et eût semblé pauvre à des financiers ; c'est pourtant dans ce décor médiocre, c'est eu cette ha.bi talion restée bourgeoise malgré tout, que Joséphine a fait ses délices et que, toujours, elle est revenue avec empressement s'abriter, s'y trouvant mieux à son gré qu'en n'importe quel palais. Et ce n'est point pour les souvenirs qu'elle y trouve, c'est pour le lieu même. Certes, elle a passé là des journées inoubliables, celles des deux premières années du Consulat, quand Bonaparte, aussi amoureux qu'elle de Malmaison, prenait plaisir à restaurer le vieil édifice comme ailleurs il faisait de la France, mais ce n'est bientôt devenu pour sa taille grandissante qu'une demeure d'attente où il se sentait à l'étroit ; il lui fallait d'autres horizons, des salles plus vastes, des décorations plus somptueuses et, mesurant sa fortune aux logis où elle le menait, c'étaient des palais qu'il lui fallait. Arrivant germinal an IX (mars-avril 1801), lorsque, sur l'ordre du Ministre de l'Intérieur, Lenoir eut livré, du dépôt des Grands-Augustins, pour orner les pieds-droits, le vestibule, le château, le parc entier, une quantité d'œuvres d'art : douze bustes en porphyre avec draperie dorée, représentant les douze empereurs romains, un buste en porphyre d'Alexandre, et un de Minerve ; vingt bronzes d'après l'antique, sept statues dont l'Apollon et la Diane chasseresse, dix autres statues en marbre provenant la plupart de Marly, deux grands vases en marbre blanc, huit bustes en marbre blanc d'après l'antique, deux colonnes de douze pieds en brèche violette, deux têtes de philosophe en bronze, deux bustes de marbre blanc d'après l'antique, un bas-relief de Girardon représentant la Mélancolie, un bas-relief du premier style grec venant de la salle des Antiques au Louvre, une statue de grandeur naturelle de Germain Pilon représentant un capucin, six têtes colossales d'empereurs romains en marbre blanc, un groupe en albâtre de Jean Bullant, Sainte Anne montrant à lire à la sainte Vierge, un Neptune colossal de Puget, une nymphe, une Diane, un Amour de Tassaërt, puis des colonnes, quatorze colonnes de marbre blanc, de marbre grand antique, de granit gris, de marbre rance ; lorsque, des deux côtés du petit pont, sur le parc, se dressèrent l'Apollon et la' Diane, que le Capucin eut trouvé logis dans une grotte du parc, que les colonnes de brèche violette eurent été destinées à la serre, que les colonnes de marbre eurent fait un temple pour lequel on trouva aussi un pavage de marbre, que les statues, alternant avec les vases, occupèrent les pieds-droits de la façade, qu'un peuple de divinités de marbre se fut dispersé dans les perspectives des avenues, que, dans le vestibule et la salle à manger, eurent été disposés ces bustes d'empereurs qui semblaient des figures d'ancêtres, il sembla au Premier Consul que Malmaison était fort complet ainsi, qu'il n'était besoin d'y rien dépenser de plus, et qu'il était temps d'enrayer.

N'avait-il pas donné tout ce qu'il fallait, même, pour la jeunesse, les jeux d'exercice, jeux de bague, escarpolettes, bascules, jeux de quille, aux formes empruntées de l'Egypte ou de la Chine, et qui semblent des temples abolis ; n'avait-il pas, après les paravents entre lesquels l'on donnait les charades, fait construire pour ses acteurs de société un théâtre portatif qu'on montait à chaque représentation à côté du salon, et, cela ne suffisant pas encore, n'avait-il pas livré aux architectes la grande pièce au second étage dans le pavillon du nord, pour y faire une salle de spectacle ? C'est vrai qu'on était obligé de quitter le salon, de grimper l'escalier, et que la salle, pour foyer, dégagement et sortie, n'avait que le palier. Mais n'y était-on pas assez bien pour rire et faire des farces ? Qu'on ne lui demande plus d'argent ; s'il pense à donner encore une fête, un grand repas à Malmaison, le 8 prairial (28 mai), quand l'architecte qui a commandé une tente octogonale de cinquante pieds de long à placer au sortir du vestibule, au bout du petit pont, vient lui présenter le devis, il décommande tout. Déjà il pense à Saint-Cloud et, au mois de fructidor (septembre), il en adopte le projet de restauration, que soutient Berthier et que combat vainement Joséphine.

A partir de ce moment, c'est presque fini pour lui de l'intérêt qu'il a porté à Malmaison ; comme c'est tout de même son habitation pour une année au moins et qu'il peut y revenir, il fait à la vérité achever le bâtiment à l'entrée du parc, du côté de Rueil, pour y loger un piquet de cavalerie ; il fait construire à Rueil même des casernes pour la Garde consulaire et pour la Gendarmerie d'élite parce que cela sera toujours utile ; mais, lorsqu'il s'agit d'une fantaisie, il résiste : la troupe de Malmaison voudrait un vrai théâtre pour y donner la comédie et l'opéra-comique. Hortense le demande si gentiment qu'il faut céder ; mais il veut que ce soit fait le plus économiquement. possible ; que, pour trente mille francs, on lui bâtisse en un mois, dans les cours, du côté de la ferme, une petite salle entièrement isolée : pour ce prix, nulle prétention monumentale ; la salle sera d'une solidité médiocre, faite de planches et de torchis, couverte en ardoise, presque transportable au besoin ; mais elle aura, à l'intérieur, un parterre, un rang de loges, une galerie, un orchestre, deux petits foyers et donnera place à deux cents personnes au moins. Reliée aux salons par un passage tendu en coutil, elle achèvera, semble-t-il, de donner à Malmaison son caractère par le démesuré et le provisoire de son établissement.

Au reste, quelque économie qu'il prétende y faire en l'an X, il y dépense encore en bâtiments dont presque rien ne doit subsister, une somme de 260.000 francs Il est vrai que cette somme comprend les travaux entrepris dans les jardins et que, ici, ce n'est plus lui qui commande, mais Joséphine. Selon elle, Fontaine et Percier n'ont pas ombre de goût et n'entendent rien au sentiment. Aussi, après avoir engagé un jardinier anglais, nommé Howatson, qui trouve mal tout ce qu'on a fait avant lui et qui suggère des transports d'arbres de Bellevue à Malmaison à un prix infini et avec un succès médiocre, elle a fait appel, sur un mot hasardé par Fontaine lui-même, à celui qu'on appelle le Patriarche des jardins anglais, Morel, qui dès 1757 prônait l'Art de distribuer les jardins selon les usages des Chinois, et qui, en 1776, a édicté les règles de l'Art des jardins de la nature. Morel, septuagénaire imbécile, qui vit retiré à Lyon, est arrivé en pompe, a condamné tout doctoralement, même le projet de jardin botanique entièrement adopté par Joséphine et dont une des serres est déjà construite ; Joséphine a fait grise mine aux architectes qui ont voulu se retirer ; Napoléon lui-même a dû intervenir. Ce n'est pas qu'il aime les jardins anglais qui lui paraissent des niaiseries, mais il pense aussi que les architectes n'entendent rien aux jardins et qu'il y faut des horticulteurs. Il a justement un ancien camarade de régiment, Lelieur de Ville-sur-Arce, qui a toujours eu le goût des fleurs ; il fait de lui l'intendant de ses jardins et pépinières et croit mettre Malmaison dans son ressort mais Joséphine ne l'entend point ainsi et le prouve. Elle aussi fait son coup d'État : le 12 messidor an X (1er juillet 1802), elle remercie les architectes du Premier Consul, Fontaine et Percier, chargés jusque-là de l'exclusive direction des travaux, et, en dehors de Morel, chargé des jardins, elle prend pour diriger ses nouvelles constructions un architecte de son choix nommé Lepère. Lepère, qui a fort voyagé en Turquie et qui a été de l'Expédition d'Égypte, est assez mal préparé à une telle mission ; mais ce que veut Joséphine, c'est un homme à elle, qui ne se retranche point derrière les volontés de Bonaparte pour esquiver ses ordres et ses contre-ordres, qui se soumette à ses fantaisies et qui ne lui témoigne 3oint par son humeur qu'il les désapprouve.

A partir de ce moment qui coïncide avec l'établissement du Premier Consul à Saint-Cloud (2 vendémiaire an XI — 24 septembre 1802), Joséphine est reine et maîtresse à Malmaison et c'est son règne qu'il faut voir.

Déjà, le domaine primitif s'est singulièrement agrandi. En bois, il s'y trouve joint 163 hectares — bois de la Fontaine-aux-Prêtres, des Vingt-deux, du Clos-de-la-Selle, bois Bachelier, bois Dardayette, vente des Malards, bois de l'Église, bois Saurin, bois Brulé, garenne des Gardes, etc. —. Partie sont encore au domaine de l'Etat, mais l'échange en est préparé.

Le pavillon de la Jonchère qui peut d'autant mieux être considéré comme une dépendance que, avant la Révolution, il relevait en fief de Malmaison, a été, au nom d'Eugène, acheté le 14 germinal (4 avril 1801), moyennant 40.000 livres métalliques, d'une darne Raynal qui habite Paris et dont le mari vit à Toulouse ; mais il n'y a là que 4 hectares de jardin anglais et deux acquisitions d'une autre importance ont été faites en l'an X.

C'est d'abord, à distance presque égale de Malmaison et de Saint-Cloud, de Versailles et de Marly, au milieu de ce massif boisé qui, des bois de Meudon, rejoint presque sans interruption la forêt de Marly, un pavillon de chasse que Louis XV a commencé de construire en 1751 et qui, très médiocre en étendue, car il n'a que quatre pièces à chaque étage, comprend, outre le bâtiment de la conciergerie, des dépendances assez vastes pour qu'on puisse y loger vingt-deux chevaux et deux voitures ; un parc de soixante-quatre hectares y attient. Ce pavillon — le Butard — a été vendu comme bien national à un M. Pérignon, notaire, et il est racheté au nom de Joséphine, le 3 floréal an X (23 avril 1802), moyennant la somme de 54.000 francs. Comme il faudrait y construire pour loger la Vénerie du Premier Consul, on trouve plus simple d'acheter, l'an d'après, une propriété toute voisine, le Clos-Toutain, qui après avoir appartenu en 1745 à M. Astruc, président au Parlement, est passé en 1713 à M. Leschevin, premier commis de la Maison du Roi, et est encore à sa veuve. Moindre comme étendue que le Butard, car il n'en dépend que vingt-deux arpents, le Clos-Toutain — appelé jadis la Chapelle-Rainfoin — est bien autrement vaste en bâtiments, car on y peut loger tous les officiers et les hommes de la Vénerie, trente chevaux, quatre voitures et cent chiens.

Ainsi peu à peu se prononce la marche de la propriétaire de Malmaison vers Saint-Cloud, à travers bois, parcs, châteaux, vignobles, et ce fut bien mieux quand, installée à Saint-Cloud, le premier soin du Consul ayant été de faire établir un bon chemin jusqu'à Malmaison, elle poursuivit le rêve de s'y rendre sans sortir de ses terres.

A ce moment où elle prend possession de son royaume, il n'est point inutile de dénombrer ses sujets. Leur nombre ne paraît point hors de proportion avec les besoins, d'autant que plusieurs sont de vieux serviteurs qui ont trouvé là une retraite, et leurs gages en totalité ne s'élèvent qu'à 20.760 francs.

Le seul qui sorte des domestiques est le Père Dupuy, bibliothécaire à 3 600 francs par an, cet ancien minime de Brienne en qui le lieutenant Bonaparte avait gardé assez de confiance pour lui confier ses premiers essais de littérature politique : on a dit que, à Malmaison, il s'occupait moins à classer les livres de la bibliothèque qu'à acheter, à champagniser et à vendre des vins de Suresne et d'Argenteuil ; pourtant, l'ordre établi dans les matières, les divisions ingénieuses et les appropriations délicates, révèlent de la part de celui qui organisa la bibliothèque de Malmaison des qualités supérieures comme bibliographe : ce fut sur ce modèle que furent composées par la suite les bibliothèques des diverses résidences et cela ne prouverait point de la part de Dupuy de médiocres talents, si l'on ne devait penser qu'il avait été précédé par un citoyen Bernard, secrétaire de la section de la guerre, au Conseil d'État, qui rédigea un premier catalogue de la bibliothèque en thermidor an VIII, et si l'on ne savait que, selon toute apparence, Fain, plus tard secrétaire intime, eut d'abord la charge spéciale des livres.

Cette bibliothèque, dispersée aux enchères en 1829 par les héritiers de Joséphine, eût constitué assurément, par son ensemble, le plus précieux document sur les relations de Bonaparte avec les gens de lettres de son temps, car tous les livres qui lui avaient été offerts ou qu'il avait achetés, de l'an V à l'an XI, étaient venus successivement y prendre place et avaient, même sur leur reliure ancienne, reçu au dos le monogramme P . B. entrelacé (La Pagerie Bonaparte). Si un petit fonds conservé à la bibliothèque de Marseille et composé de volumes portant le même monogramme provient, comme on l'affirme, de la bibliothèque emportée par le général en Égypte, cette marque était déjà adoptée par lui pour les livres de la rue Chantereine. Le fait est d'ailleurs rendu presque certain par la connaissance que l'on a d'un volume de Riouffe, publié en l'an VI, adressé cette même année à Bonaparte l'Italique et portant, outre le monogramme P. B. sur la reliure, le timbre humide : Bibliothèque de Malmaison. Pauvres d'aspect et d'habillement, reliés en veau plein, cartonnés seulement parfois en papier granité, ces livres, par les dédicaces qu'ils portent, par les coups de plume et de crayon qu'on trouve aux marges de plusieurs, méritent plus d'attention et de respect que s'ils avaient reçu, sur un maroquin précieux, des mosaïques compliquées et la parure des petits fers ; mais il est impossible de se faire même une idée approximative de leur nombre, car le catalogue publié lors de la vente, ne contient qu'une énumération des ouvrages principaux et ne renferme aucune désignation.

Tous les genres : histoire, voyages, théâtre, poésies, romans, dictionnaires, livres de science et d'art, se trouvaient largement représentés. Outre les dons, les envois des ministères, une somme de 6.000 francs au moins était consacrée, jusqu'en l'an XI, à compléter les séries et à les tenir à jour. Donc, beaucoup de livres, et combien précieux, si l'on pensa que, durant la période peut-être la plus importante de la vie de Napoléon, ils furent tous maniés par lui ; ils furent ses amis, ses compagnons, ses évocateurs de pensées. Et à présent, dispersés pour quelques francs, ils traînent par le monde, inconnus et méprisés !

Dès que Napoléon quitte Malmaison pour Saint-Cloud, la décadence commence pour la bibliothèque. Joséphine n'achète point de livres. Dans ses comptes on en trouve une année pour 425 francs, une autre pour 96 fr. 20 centimes ; ce qu'elle achète, ce sont des recueils de gravures, car elle se plaît aux images, comme les enfants, et cela masque l'oisiveté : elle en achète une année pour 1.300 francs, et en fait relier pour 1.200. En dehors des périodiques auxquels elle est abonnée, car c'est la pâture qu'il faut au salon de service, elle reçoit les grands ouvrages publiés par l'Imprimerie impériale. — Description de l'Égypte ou Iconographie grecque. — Elle a part aux souscriptions prises par le Cabinet de l'Empereur aux publications à gravures, telles que le Musée français ; mais, d'elle-même, elle ne dépense rien pour un livre ; elle n'admet point qu'on paye le plaisir de la lecture ; elle, la plus folle en gaspillage, fait cette économie entière : c'est le bibliothécaire de l'Empereur qui la fournit de romans et d'autres lectures amusantes. Barbier tient, à son usage, cabinet de lecture et si ce n'était point au Louvre, ce serait au coin de la rue qu'elle se fournirait de brochures graisseuses et de volumes maculés.

Donc, point d'achats et, à partir de vendémiaire an XII, guère d'ouvrages offerts, aucun presque présenté en dédicace ; Il faut, pour que l'on puisse dédier un livre à Mme Bonaparte, une expresse permission du Premier Consul : c'est qu'en effet, sans que Joséphine le sût peut-être, à coup sûr sans qu'elle y eût jeté les yeux, une Histoire du Consulat de Bonaparte, fort plate apologie grossie de pièces sans intérêt, a été mise sous la réclame de son nom : Rewbell, qui y était malmené, a riposté par une lettre directe à Mme Bonaparte, lettre très vive, pleine d'allusions sanglantes au passé, et qui — chose assez étrange — a été insérée dans la plupart des journaux et a beaucoup ému Bonaparte. Désormais, c'est fini des dédicaces : si elle a promis d'en accepter, elle s'en tire comme avec M. Vallon, auteur de la Relation des campagnes de Sa Majesté, en lui faisant donner une indemnité de cinq à sept cents francs. Plus de livres d'histoire, de politique, plus même de romans. Seulement des livres spéciaux, comme les Peintures des vases antiques gravées par Cleuer, avec explications par Millin, ou les Lettres sur les Arts imitateurs et sur la Danse en particulier par Noverre, ou encore des almanachs tels qu'Apollon et les Muses. Pour les traités horticoles, pleine liberté, c'est qu'aussi l'on ne cherchera point des allusions dans le Bon Jardinier ou dans le Traité des arbres et des arbustes que l'on cultive en pleine terre. C'est là ce qui entre à présent et fait nombre dans la bibliothèque.

Aussi, le Père Dupuy étant mort en 1807 pendant que l'Empereur était eu Pologne, Joséphine ne songe nullement à le remplacer ; les portes de la bibliothèque sont fermées pour le travail : elles s'ouvriront, après le divorce, au désœuvrement des gens de la Cour et l'on sait ce qu'alors deviennent les livres.

A la suite de Dupuy, le personnage le plus important de la maison était toujours Lhuilier, le maître valet qui venait de M. du Moley, et qui, en prêtant ses économies à Joséphine, n'avait pas fait un médiocre placement. Depuis deux générations au moins, ces Lhuilier régissent à Malmaison : n'est-ce point qu'ils doivent, au dedans d'eux, regarder comme leur chose cette terre où ils demeurent et où passent, après quelques mois ou quelques années, ces Parisiens qui n'y connaissent rien ? Lhuilier espèce de personnage grossièrement malin, dit Fontaine, auquel il fait ombrage, a su s'acquérir par son bagout de paysan madré et entendu, certaines bonnes grâces de Bonaparte qui s'amuse à le faire causer et à raisonner avec lui sur les revenus de Malmaison : pour ses 15.000 francs prêtés, il a 2.400 francs de gages et des profits qui sont à compter.

Le concierge Idate a 1.200 francs par an, et sa femme autant comme lingère. C'est un concierge comme on l'entend dans les Maisons impériales, avec la responsabilité du mobilier, et, en l'absence des chefs de service, la direction des gens à demeure. Chaque année, Napoléon lui-même lui octroie une gratification de 5 à 600 francs. A la grille intérieure, Hautex, l'ancien portier de l'École de 13rienne, est portier avec 600 francs de gages, mais Napoléon, qui lui dit bonjour au passage, lui donne de temps en temps un pourboire de 2 à 300 francs. A la grande grille et à la grille des écuries, deux autres portiers, Laurent et Gex à 720 et à 600 francs. Pour les animaux qui déjà font une sorte de petite ménagerie, un homme, Tancré, à 600 francs par an. Chaque jour, si on laissait faire, ce seraient de tous les points du monde, arrivage de bêtes rares et curieuses que les fonctionnaires, les marins, les généraux employés aux colonies s'empressent d'adresser à Joséphine dès qu'est devenu public son goût pour les sciences naturelles. Mais on dirige les plus encombrantes sur le Jardin des Plantes, et, jusqu'à l'an XI, l'on ne garde que des amusements de parc : cygnes noirs, canards de la Caroline, biches de diverses espèces. De même, il n'y a encore que quelques vaches d'espèce française, à qui suffit une laitière, la femme Bardon, et le personnel se trouve au complet avec deux frotteurs et une fille de maison. Pour le parc, un jardinier, un Anglais, Howatson à 2.400 francs de gages, et six garçons ; pour les vignes, un vigneron. C'est tout.

Tel est l'état des choses au moment où Joséphine prend possession : jusque-là, elle a pu, pour certaines fantaisies médiocres, prélever quelques sommes sur "sa pension, mais cela ne compte point : c'est Bonaparte qui a tout commandé, ordonné et payé. Maintenant pour commander, c'est son tour.

Elle aime les fleurs, elle les a toujours aimées, elle y a porté même un goût autrement vif et décidé qu'on ne le rencontre chez les Françaises de son temps. Par là, elle est restée de son pays de naissance. De la vie en plein air, baignée de soleil, il est entré dans ses yeux une familiarité avec la nature, qui n'a eu pour se développer nul besoin d'éducateurs littéraires. Longtemps elle se contente, à défaut d'autres, de nos pâles fleurs d'hiver ; tous les jours, Mme Bernard, la bouquetière à la mode, fleurit son appartement ; elle y met aux murs les fleurs en aquarelles et en tableaux de Redouté, de Van Daël et de Van Spaendonck, mais, bien plus qu'à nos fleurs tendres et légères, aux pétales voltigeantes qui semblent des ailes de papillons, son goût va aux fleurs de son enfance, plus épaisses et brutales, ces fleurs qui semblent faites eu chair et nourries de viande, d'une vie si intense qu'elles font peur et qu'on n'ose y toucher. Ces fleurs-là qui n'ont ni les mélancoliques douceurs, ni les tons fins, ni les nuances dégradées des nôtres, mais qui sont joyeuses, étranges et rares, l'attirent de préférence et dès qu'elle a liberté de se livrer à ses goûts, c'est à ces fleurs exotiques qu'elle se consacre.

Quel a été son premier instituteur ? Napoléon, qui s'est plaint de la dépense, a accusé M. Soulange-Bodin, qu'il aimait peu ; c'était un neveu de ce Calmelet, qui a joué un si grand rôle dans la vie de Joséphine et a été durant la Révolution son conseil, son ami, son banquier, lié avec elle au point d'être le témoin de son mariage et le subrogé-tuteur de ses enfants. Joséphine et ses enfants ont une pareille confiance en M. Soulange, qui fut d'abord l'intendant d'Eugène à Paris, puis son secrétaire privé en Italie. Or, M. Soulange avait dès lors cette passion d'horticulture dont il a donné des marques en son parc de Fromont, au point d'y fonder plus tard, sous la Restauration, son Institut royal horticole. Il se plaisait à faire des prosélytes et Joséphine était toute disposée à se laisser séduire.

Quand elle eut, pour le plaisir de ses yeux, recueilli et fait recueillir de divers côtés des fleurs rares, on lui fit entendre que rien ne serait plus distingué que d'illustrer Malmaison, en tant que jardin botanique, et qu'il fallait que le monde savant profitât de ses raretés. Endoctrinée par Ventenat qu'elle nomma son botaniste et par Redouté qu'elle promut au rang de son peintre de fleurs, elle les autorisa à peindre et à décrire ses plantes rares. On passa ensuite à la gravure et, bientôt, ce fut la mise en souscription du Jardin de la Malmaison — vingt livraisons à deux louis pièce, chacune de six planches avec texte. De fait, ce fut elle qui paya : d'abord 12.000 francs par an à Ventenat pour ses souscriptions personnelles, puis 16.000 francs par an à Redouté pour les modèles : de l'an XII à 1808, Ventenat a touché 42.862 ir. 24 et Redouté 85.923 fr. 40. Il est vrai que le livre est fort beau et qu'il contient nombre de plantes non décrites que l'Impératrice a bien voulu baptiser. C'est un présent agréable et rare à offrir aux princes qui visiteront Paris ou de qui plus tard on recevra l'hospitalité. Joséphine ne manquera point de distribuer ainsi son jardin ; n'en aurait-on qu'une preuve, elle suffit : et ce sont les vers que, sous le 'nom de la déesse Flore, Mme Fanny de Beauharnais adresse A S. A. E. MONSEIGNEUR LLECTEUR ARCHICHANCELIER DE L'EMPIRE GERMANIQUE sur l'envoi que lui a fait S. M. L'IMPÉRATRICE de la flore de Malmaison.

Écoutez, Monseigneur, voulant vous rendre hommage,

Joséphine dans ce beau jour

De fleurs dégarnit son séjour,

Pour vous envoyer son image,

C'est me jouer un joli tour...

Cela ne vaut-il pas 130.000 francs ?

Dès qu'est public ce penchant de l'Impératrice, tous les découvreurs de fleurs nouvelles et tous les explorateurs de pays à fleurs s'empressent à offrir des dédicaces : et c'est la Bonapartea et la La Pageria de la flore du Pérou présentées par Ruiz et Pavon ; c'est, par Palisot-Beauvais, la Napoleone Impériale de la flore du Bénin ; c'est la Calomeria (Bonaparte Καλομερος), c'est la Josephinia Imperatrix, celle-ci avec sa fleur d'un blanc de perle, nuancée de pourpre au dehors et piquée de points rouges au dedans, que des poètes s'empressent à chanter.

Pour joindre aux lauriers de César,

Il ne fallait pas moins qu'une fleur immortelle.

s'écrie l'ingénieux Dussausoir.

Rien de plus cher qu'un tel goût et nul ne peut dire où 'il entraîne, d'autant que ce n'est point assez des arts pour illustrer ce jardin, il faut la science pour le diriger. Il se trouve que des personnes de la connaissance de Joséphine sont en relations avec une Mme Brisseau de Mirbel dont le mari s'occupe d'histoire naturelle. Il a fait bien d'autres choses : brigadier dans le train d'artillerie, il a déserté, s'est fait employer au Comité de Salut public, a été dénoncé comme réfractaire, s'est sauvé, a parcouru la France en herborisant, souvent arrêté, toujours relâché, et, finalement, il a trouvé asile au Muséum où Chaptal lui a fait régler un traitement de 125 francs par mois. Il a mieux de Joséphine : 6.000 francs par an, et c'est une place d'intime confiance que l'on crée pour lui. N'est-il point intéressant d'en trouver les attributions réglées par Joséphine elle-même ?

Mme Bonaparte donne ses pouvoirs à M. de Mirbel pour surveiller en son absence ses établissements botaniques et ruraux de la Malmaison.

Il dressera le catalogue de toutes les plantes renfermées dans les serres ou établies en pleine terre, pépinières, etc.

De même, il mettra en ordre les papiers et renseignements relatifs aux établissements botaniques, suivra les correspondances nécessaires.

Il choisira les emplacements et fera établir les abris nécessaires aux animaux. A cet effet, il est autorisé à demander des ouvriers et autres secours convenables, tels que charrois, menuisiers, etc., à ceux auxquels il appartient.

La responsabilité dont il est chargé exige que les personnes étrangères à la Malmaison ou sans mission de Mme Bonaparte n'aient entrée dans les serres qu'après l'en avoir prévenu.

En conséquence, les jardiniers prendront les ordres de M. Mirbel, dépositaire de ceux de Bonaparte, en son absence.

Le citoyen Fister fera, s'il y a lieu, les frais nécessaires aux établissements, transports, etc.

Le concierge de la Malmaison remettra un logement et le préposé aux équipages tiendra à la disposition de M. Mirbel un cabriolet avec un cheval.

M. Ventenat reste toujours chargé de la description des plantes et de tout ce qui est relatif à la flore qu'il a entreprise.

Guérin continuera à fournir à MM. Ventenat et Redouté une voiture pour les voyages qu'ils seront dans le cas de faire à la Malmaison :

Approuvé les articles ci-dessus.

JOSÉPHINE BONAPARTE.

Saint-Cloud, le 2 messidor.

Là est le programme des dépenses à venir. Joséphine a livré la clef de sa caisse à un homme qui durant qu'il était déserteur, avait pu se révéler botaniste éminent, mais sur la probité et la valeur administrative duquel elle n'a pris aucun renseignement. Il a les mains libres ; tout ce qu'il ordonne est exécuté, tout ce qu'il conseille devient d'une nécessité impérieuse ; il est le directeur, non point des jardins seulement, mais de Joséphine même.

On va voir comme il use de ses pouvoirs.

En l'an XI, avant sa nomination, il n'y a à Malmaison qu'une serre tempérée, celle que Fontaine a construite dans le jardin botanique projeté. Les dépenses, tant en matériel qu'en personnel, ne vont qu'à 34.758 fr. 13. Il est vrai que, durant l'année, Joséphine a fort peu résidé ; de Saint-Cloud, en vendémiaire, elle est venue en courant voir ses bêtes, se promener dans son parc, ordonner qu'on y multiplie les faisans et les perdrix ; mais, après, il y a eu le voyage de Normandie, il y a eu la grippe qui longtemps l'a empêchée de sortir des Tuileries ou de Saint-Cloud, il y a eu le grand voyage de Belgique, et à peine compterait-on un court séjour à Malmaison en germinal (avril), un autre de huit jours en fructidor (septembre). Il n'y a point eu le temps matériel d'ordonner des constructions et d'entreprendre des travaux ; mais Napoléon compte qu'il en sera désormais ainsi, que le budget des dépenses ordinaires sera régulièrement suivi et que, quant aux travaux extraordinaires, il ne sera rien entrepris sans une décision spéciale qu'il se réserve de ne prendre qu'à bon escient.

Voici l'an XII et l'entrée en fonctions de Mirbel : le Premier Consul présent, l'on se modère ; mais sitôt qu'il s'absente, les gens à projets se démènent. Il est à Boulogne du 11 au 26 brumaire (3-18 novembre 1803) ; Joséphine est à Saint-Cloud d'où elle lui écrit toutes ses actions ; mais non point ses conférences avec les architectes et les beaux plans qu'on lui a mis sous les yeux. Elle en rêve, et le 27 frimaire (19 décembre), elle obtient l'ouverture d'un crédit de 40.000 francs pour une serre chaude. Nouvelle absence de huit jours en nivôse (20 décembre 1803 au 7 janvier 1804) et, au retour, Joséphine démontre la nécessité de construire des murs : le 22 pluviôse (12 février), ouverture d'un crédit de 120.000 francs. 11 ne faut rien lui demander durant le séjour qu'il fait lui-même à Malmaison du 20 ventôse au 10 germinal (11 au 30 mars). Ce sont les derniers jours du duc d'Enghien ; puis il retourne à Saint-Cloud ; c'est l'Empire ; alors, des courts déplacements à Compiègne, à Fontainebleau, des passages d'une journée ou d'une semaine à Malmaison. Ce n'est point le temps ; mais il part pour Boulogne (29 messidor-18 juillet), Joséphine reste sept jours derrière lui, ne prend la route d'Aix-la-Chapelle que le 6 thermidor (25 juillet), et cette semaine suffit : elle donne carte blanche à Morel et à Lepère

Aussi faut-il voir les comptes : eu, apparence, le budget ordinaire a été presque respecté. Le chiffre des appointements et gages paraît stationnaire, parce que Joséphine paye sur sa pension le traité de Mirbel ; que, après de vives discussions avec le nouvel intendant, Howatson a été congédié et que le nombre des garçons jardiniers à demeure ne s'est point accru ; de même le crédit, de 12.000 francs pour le matériel du service intérieur a semblé suffire parce que Joséphine a payé sur sa cassette les 7 901 francs d'oignons, achetés à Arie Cormeille, de Harlem, les 12.000 francs d'arbres payés à Perregaux et Compagnie, les 2.340 francs d'oiseaux rares fournis par Deniaux et Réaux et, de graines, d'oignons, de bêtes curieuses, encore 1.233 francs de dépenses diverses.

Il y a eu sans doute une augmentation constante sur la nourriture des animaux, mais ce n'est rien encore : 5.168 fr. 32, et peut-on refuser les présents qui sont faits ? N'est-ce point joli sur les pelouses ces petits chevaux de l'île d'Ouessant, ces curieuses bêtes qu'on a envoyées de la Louisiane, qu'Hamelin a rapportées de la Nouvelle-Hollande ? N'y a-t-il point utilité à entretenir ce magnifique troupeau de mérinos qui l'emporte déjà sur celui de Rambouillet et, au lieu de vaches de pays, n'est-ce pas mieux d'avoir ce troupeau de vaches admirables qu'a offertes le citoyen Lebrun ? Il est vrai qu'elles sont de Suisse et qu'on ne saurait les faire soigner par des paysans de France qui n'ont rien de pittoresque. Il leur faut des Bernois, et que faire de Bernois s'ils ne sont habillés à la bernoise ? Le tailleur Sandoz fera donc, pour l'homme, deux habits courts à l'allemande avec sous-vestes écarlates de 396 francs et, pour la femme, deux habits, l'un brodé en or de 300 francs, l'autre brodé en soie de 216 francs ; et il y aura encore, pour la vachère, un bonnet brodé en or et garni de dentelle noire de deux louis. Mais des Bernois sans chalet, sont-ce des Bernois ? Et Joséphine commande à un menuisier de Berne un modèle tout à fait exact de maison suisse qu'on puisse exécuter à Malmaison à la taille des vachers !

Il y a des animaux moins utiles : un roi des vautours, deux hoccos, des agamis qu'a envoyés de Cayenne le citoyen commissaire Victor Hugues, et un grand aigle impérial, privé, de sept pieds et demi d'envergure, qu'a offert M. David d'Anjou, résidant à Grenoble ; mais un aigle n'est-il point chez lui à Malmaison ?

Comptes faits, cela n'est rien ; mais, pour les travaux extraordinaires, il a été alloué, comme on a vu, t60.000 francs, et il a été dépensé 352.551 fr. 15 : cela fait 192.000 francs de plus que les crédits, et la décomposition de ce chiffre est instructive.

Mirbel y entre d'abord, en apparence, pour 39.123 fr. 54 ; mais c'est qu'il endosse à son nom 30.199 francs de mobilier neuf que Joséphine a commandé directement au tapissier Boulard et au tabletier Biennais. De fait, en journées d'ouvriers, gages supplémentaires, etc., il n'a pris qu'environ 9.000 francs.

Il a encore fait payer 15.451 francs par l'intendant des jardins, Lelieur de Ville-sur-Arce ; mais ce sont, dit on, dépenses engagées ou oubliées, comme 4.000 francs qu'on rembourse à Lhuilier : cela peut passer pour liquidation de l'arriéré ; mais, du seul fait de l'architecte Morel, il y a pour 237.790 fr. 17 de travaux, et l'on n'a pour ainsi dire point commencé les fameux Murs de clôture : en chiffres ronds, les réparations au château ont coûté 66.000 francs ; les mouvements de terre dans le parc, 13.000 francs ; les nouvelles plantations, 38.000 francs ; la construction des vacheries, d'un réservoir et de conduites d'eau à l'étang de Saint-Cucupha, 80.000 francs, et la serre chaude, la fameuse serre chaude que l'on bâtit sur les plans de Thibault et de Barthélemy Vignon, a déjà coûté 98.083 fr. 05 !

A ces dépenses effectives il convient d'ajouter la totalité des revenus de Malmaison (15.000 francs au moins), qui ont été employés sans justification. On a passé en un an 400.000 francs.

Là-dessus, Napoléon se fâche. Il paye, mais désormais c'est lui qui réglera le budget : il le fait, pour l'an XIII, en la forme et avec la précision qu'il a adoptées pour sa maison, discutant et annotant chaque article, écrivant les chiffres de sa main après les avoir débattus, faisant les additions et signant le tout ne varietur. Rien de changé au personnel qui monte à 21.300 francs, mais toute innovation le trouve inflexible : on a voulu glisser un article des écuries. Il n'y a besoin de personne, écrit-il et il barre aussi sur les garçons qu'on a prétendu adjoindre à l'oiseleur pour la ménagerie : Tout le reste est supprimé. A l'entretien, au lieu de 12.000 francs qu'on demande, il accorde 14.758 francs ; mais cela doit suffire pour les menues dépenses, le mobilier, les bâtiments, les parcs et jardins et la ménagerie. En travaux extraordinaires, il consent 6.000 francs pour la mise en état des toitures, 40.000 francs pour l'achèvement de la grande serre chaude, 20.000 francs pour plantations d'arbres ; mais si l'on ne peut faire cette année aucune plantation ce fonds restera sans emploi jusqu'à l'année prochaine. Il donne encore 1.000 francs pour la réunion à l'ancien parc de la portion du potager voisine du château ; 1.000 francs pour défrichements, ensemencements et autres frais de construction rurale ; 24.000 francs pour l'établissement de la bergerie ; il ajoute de sa main 30.000 francs pour murs et fossé de clôture pour le parc où est la serre ; puis, l'addition faite et le total marqué de 172.258 francs, il passe aux recettes : M. Mirbel rendra compte des rentrées qu'il fera, provenant dudit revenu évalué par lui, d'avance et par approximation, à 16.000 francs pour l'an XIII.

Le budget arrêté, il faut qu'on l'exécute ; Napoléon ne veut plus qu'on s'abrite pour méconnaître ses ordres derrière les ordres de Joséphine. Il applique donc à Malmaison les règles générales qu'il a imposées à la comptabilité publique et voici ce qu'il dicte :

DISPOSITIONS GÉNÉRALES

M. Estève (c'est le trésorier général de la Couronne) paiera directement tous les individus employés à Malmaison sur états nominatifs certifiés et arrêtés par l'Intendant du domaine et sur présentation du brevet délivré par la Dame d'honneur.

Les dépenses du Matériel seront également payées par M. Estève sur la remise des mémoires et autres pièces justificatives qu'il jugera nécessaires, certifiés et arrêtés par l'Intendant du domaine.

Les paiements du Personnel et du Matériel remonteront au 1er vendémiaire an XIII. En conséquence, M. Mirbel rendra compte au trésorier de l'emploi de 40.000 francs qu'il a reçus pour les quatre premiers mois de cette année d'après la décision de S. M. du 28 nivôse an XIII qui est par le présent budget regardée comme non avenue.

Aucun article de dépense ne pourra, dans aucun sas, être augmenté ni sa destination changée.

On veillera à ce que les potagers soient cultivés et couvrent par leurs produits les dépenses qu'ils nécessitent.

Même disposition pour la vacherie et la bergerie.

M. Mirbel devra faire en sorte que le produit annuel du domaine, résultant de l'augmentation des terres et de la vente de plantes, de béliers et d'arbres, augmente progressivement et couvre bientôt les dépenses du personnel et de l'entretien qui s'élèvent à 36.058 francs suivant le détail d'autre part.

La Dame d'honneur de l'Impératrice et le Trésorier général de la Couronne sont chargés de l'exécution du présent budget.

Au Palais des Tuileries, le 26 nivôse an XIII.

(Signé) NAPOLÉON.

16 janvier 1805.

Or, voici la réponse de Joséphine : en l'an XIII, les dépenses de Malmaison s'élèvent à 822.090 fr. 90. Il est vrai que de ce chiffre il faut défalquer 592.000 francs d'achat de terres : la terre de Buzenval, payée 556.000 francs, partie au sieur Grillon, partie aux mineurs Boubée, et des parcelles dans la vallée du bois des Hubies payées 35.874 fr. 75 à douze propriétaires ; mais les 229.779 fr. 79 restants excèdent de 57.251 fr. 79 les crédits alloués par l'Empereur ; de plus les revenus de Malmaison (15.805 francs) et ceux de Buzenval (8.831 francs) ont été dépensés sans qu'on en tînt compte ; ce qui porte le déficit réel à 82.157 fr. 79 et la dépense totale du domaine, durant l'année, à 846.726 fr. 90.

Certes, l'Empereur l'a prouvé, il ne recule point devant une dépense qui peut donner une valeur à Malmaison. Outre les 600.000 francs qu'il a donnés pour Buzenval et les terres de la vallée du Bois-des-Hubies, il a, pour procurer à l'Impératrice une propriété agréable et économique, pressé singulièrement l'étude des projets de loi tendant à autoriser l'échange du bois du 13ulard contre la ferme du Trou-d'Enfer, et d'autres propriétés acquises contre le buis du Prytanée et la ferme de Garenne : 12 ferme du Trou-d'Enfer a cent cinquante et un hectares ; celle de la Garenne deux cent soixante-treize ; leur produit portera le revenu total de Malmaison à 80.000 francs, et, en deux ans, sans nouvelles acquisitions de terres, simplement par le fait d'une bonne administration, le revenu passera 100.000 francs ; cela c'est l'utile ; cela coûte, mais rapporte ; cela fera une terre d'importance et digne d'être habitée ; mais autant il est généreux et large pour les objets d'utilité, autant il se montre sévère et strict pour faire respecter les règles qu'il a posées : il a formellement déclaré, au début de l'an XIII, que les crédits ouverts ne devaient point être dépassés. Tant pis pour l'intendant s'il a cédé aux désirs, même aux volontés de l'Impératrice. Puisque les serviteurs choisis par elle ne tiennent point compte de ses ordres à lui, c'est lui qui, désormais, nommera aux emplois des hommes habitués à suivre ses méthodes- et qui savent ce qu'on risque à les enfreindre. Joséphine a cru qu'il en serait cette fois comme les autres et ayant, de sa poche, payé un peu plus de 15.000 francs de fleurs et d'arbustes, une dizaine de mille francs pour supplément de personnel et entretien d'animaux, elle s'est reposée sur sa bonne chance ; mais, à son grand étonnement, l'Empereur ne cède point, Mirbel est impitoyablement chassé : tout ce qu'obtient Joséphine, c'est qu'il n'y ait point d'éclat et que, nommé, grâce à elle, intendant des jardins du roi de Hollande, Mirbel s'éloigne en donnant pour prétexte son désir de se faire une fortune indépendante. La direction de Malmaison est remise à Lelieur de Ville-sur-Arce, qui une fois, à Saint-Cloud, a eu le malheur d'excéder ses crédits, et qui, malgré la vieille amitié que Napoléon a pour lui, en a manqué perdre sa place et a dû payer le déficit.

Aussitôt installé, Ville-sur-Arve opère une réforme radicale : de neuf, les garçons jardiniers sont réduits à quatre ; les deux oiseleurs sont renvoyés ; l'officier de santé est rayé des états ; les gages du personnel sont réduits de 23.000 francs à 17.000 ; désormais, les budgets se soldent en excédent, au moins en ce qui concerne les dépenses ordinaires. Quant aux dépenses extraordinaires, chacune fait l'objet d'une décision spéciale de l'Empereur et jamais le crédit alloué n'est détourné ni dépassé. Ainsi, en 1806, il a été prévu 100.000 francs de dépenses extraordinaires : il est dépensé 218.884 fr. 51, mais, pour chaque article, on rapporte l'ordre formel.

En 1807, les dépenses ordinaires sont prévues pour 70.000 francs : on dépense 66.031 fr. 70 ; l'extraordinaire a été réglé à 100.000 francs, on dépense 99.999 fr. 43.

En 1808, l'ordinaire a été fixé à 70.000 francs, on dépense, il est vrai, 78.000 francs, mais il y a eu une allocation spéciale par l'Empereur de 33.541 fr. 30 et il reste encore 25.339 fr. 99 de crédits non employés ; l'extraordinaire a été réglé à 193.046 francs ; il est dépensé 193.045 fr. 94. Et le revenu monte de 80.357 fr. 36 en 1807 à 102.080 fr. 98 en 1809.

 

Le diable n'y perd rien : ce n'est plus au compte Malmaison que Napoléon paiera ; mais c'est au compte Joséphine. L'Impératrice paie sur sa Toilette et comme ces fonds ont une destination, il faut bien qu'on les remplace aux mains des couturiers et des modistes. Ce ne sont plus seulement les mémoires de dix à quinze mille francs chaque année chez les marchands de fleurs et d'arbustes, des fantaisies de terrains, les gages des oiseleurs, même des dépenses pour les décors des pièces qu'on joue au théâtre, pour des gondoles, pour des ponts rustiques ; ce sont de grosses sommes jetées aux entrepreneurs : en 1807, 113.006 fr. 48, dont 80.000 francs répartis par elle-même sans mémoires réglés. En 1808, 47.931 fr. 50, car, à présent, on ne peut se fier à a comptabilité officielle — même à celle de Joséphine. Elle procède en dehors de son secrétaire des dépenses, se fait remettre directement des capitaux dont elle ne justifie aucun emploi et qui, plus que vraisemblablement, servent à son vice.

 

Un vice nouveau, en effet : celui des fleurs, outre qu'il avait son agrément, avait son utilité. Si Mirbel coûtait cher, il servait bien. Pour les animaux, son jardin d'acclimatation n'était qu'une plaisanterie, c'était un jeu qu'il proposait à Joséphine et dont le public ne pouvait tirer nul avantage. Huet fils, le dessinateur du Muséum, en avait bien eu le titre de dessinateur de la ménagerie de S. M. l'Impératrice et Reine, mais était-ce même une ménagerie ? Tous les animaux rassemblés là par le hasard n'étaient que pour l'ornement ou l'amusement. Oiseaux rares, perroquets, perruches, cacatoès dans le vestibule devenu comme une immense volière ; cygnes noirs, cygnes blancs, canards de la Caroline et de la Chine sur les pièces d'eau ; gazelles dans un enclos, kangourous dans un autre ; ici, des chamois envoyés par le général Menou ou le général Thiébault ; là des animaux de la Guadeloupe qu'avait offerts le général Ernouf, une autruche, des pigeons des îles Moluques dont le roucoulement imitait le roulement d'un tambour, des écureuils volants, bêtes singulières et nocturnes,. des cigognes qui venaient de Strasbourg, un phoque, appelé tigre marin, qu'avait présenté un M. Dacosta, surtout des singes, des singes de toutes les espèces, de toutes les tailles, familiers et importuns, surtout un orang-outang femelle, bien élevée celle-là, qu'on habillait d'une longue redingote, qui couchait avec une chemise et une camisole, qui mangeait à table avec un couteau et une fourchette et qui savait faire la révérence, une vraie darne !

Cela, cette parodie d'humanité, un goût de nature chez Joséphine l'amusement de regarder et de montrer des bêtes curieuses ; le but de promenade que c'est, après déjeuner, de leur porter du pain ; la curiosité de jouer avec des bêtes dressées, et les sujets de conversation que donnent leur intelligence, leur tendresse, ou leur stupidité ; le spectacle infini que présentent les oiseaux, et la grâce de leurs mouvements, et l'étrange de leurs attitudes, et seulement la beauté de leur plumage, si fertile en idées de toilette, cela plan à Joséphine : les oiseaux surtout ; elle en achète constamment, même d'empaillés comme cette collection payée 1 828 francs au Jardin des Plantes, au naturaliste Dufresne — elle est la meilleure cliente de l'oiselier Réaux, auquel elle prend pour 7.312 francs d'oiseaux en 1807, pour 8.200 francs en 1808, pour 7.100 francs en 1809, sans parler d'un compte arriéré montant à 12.600 francs.

Quant aux animaux qui ne sont qu'utiles et qui peuvent être de rapport, elle ne s'en occupe point, 'pourvu que les bêtes fassent bien dans le paysage, que vachers et bergers aient des costumes pittoresques, que, dans les fabriques que l'on a construites pour les loger, au milieu des bois de Saint-Cucufa, près du lac, à la maison du Pâtre ou au chalet suisse, l'on trouve à goûter s'il plaît à la compagnie d'aller jusque-là Les mérinos sans doute font l'admiration des connaisseurs ; ils proviennent, les uns des troupeaux célèbres du Paular, les autres des propres 'troupeaux du Prince de la Paix ; mais c'est affaire à l'intendant de les vendre tous les ans au mois de juin . On en vend beaucoup et à bon prix (131 individus en 1807, 315 en 1808) et le troupeau n'est pas moins maintenu à cinq cents têtes ; mais, de cela, pas plus que de la finesse de leur laine, Joséphine ne s'inquiète. Pourtant, il arrive parfois, Mirbel étant là, qu'elle en fasse quelque présent ; elle en envoie à Fouché, elle en envoie à divers particuliers du département de l'Ourthe, mais cela est rare ; d'ailleurs, il y a Rambouillet, où le troupeau a plus de notoriété, et maintenant, bien qu'encore relative ment rare, le mérinos est acclimaté et il s'en trouve dans presque toute la France.

Tout au contraire, pour les fleurs, le jardin d'essai de Malmaison a pris tout de suite une importance et l'on peut dire que, grâce à Mirbel, il a exercé une influence sur l'horticulture française. A partir du moment où les plantes de la Nouvelle-Hollande rapportées par Péron de l'expédition Baudin, ont pu se multiplier, il n'est point d'établissement horticole, point de particulier amateur de fleurs qui, à la première demande, n'en reçoive un généreux envoi. En un seul mois (vendémiaire an XIII), on en trouve faits à des autorités ou des particuliers de Cherbourg, de Nîmes, de Saint-Sever, de Dax, d'Elbeuf, de Nantes, de Marseille et de Lyon. A combien d'autres ? Mme de Chateaubriand ne montre-t-elle pas avec orgueil, au Val-du-Loup, son magnolia à fleurs pourpres, le seul qu'il y ait alors en France après celui qui reste à Joséphine à Malmaison ? C'est ainsi que sont entrés dans les jardins de France, l'eucalyptus, l'hibiscus, le phlox, le catalpa, le camélia, de nombreuses variétés de bruyères, de myrtes, de géraniums, de mimosas, de cactus, de rhododendrons, certains dahlias, sans parler des tulipes rares et des jacinthes doubles. Cent quatre-vingt-quatre espèces nouvelles ont, de 1804 à 1814, fleuri en France pour la première fois dans les serres de Malmaison, et, au contraire des jaloux qui cachent soigneusement leurs trésors et se garderaient d'en faire la moindre part à leurs voisins, Joséphine se plaît singulièrement à répandre les siens, à les mettre à la portée de tous, à en inspirer le goût et la passion.

Nul doute que cette sorte de ministère des fleurs où Mirbel avait le portefeuille et pour lequel il entretenait une correspondance immense n'ait infiniment servi à la popularité de Joséphine. Et n'est-ce point joli cette élégante et gracieuse femme se présentant à tous les mains pleines de fleurs rares ? n'est-ce point aimable pour une femme qu'on donne ainsi son nom aux jardins d'étude, comme on fait à Lyon, à Turin et à Marseille, et qu'on projette de lui élever, au milieu des fleurs, des statues de marbre blanc, et n'est-ce pas encore par une fleur, l'une des plus belles des roses, que vit et que vivra, tant qu'il y aura des fleurs, le Souvenir de Malmaison ?

 

Mirbel parti, plus de correspondance, plus guère d'envoi de fleurs ; on ne sait à qui s'adresser ; les inconnus n'osent point demander directement à Sa Majesté, laquelle, si elle continue à aimer les fleurs pour elle-même, à en distribuer volontiers à qui l'approche, n'éprouve plus pour elles une passion exclusive ; il lui manque l'aliment qu'apportent la conversation et la continuelle présence d'un intéressé, suggérant des idées, conseillant des expériences et engageant dans des dépenses. Et juste à ce moment, meurt Ventenat, qui certes n'a point exercé sur Joséphine l'influence de Mirbel, qui est resté à son Yang de descripteur, mais qui, Mirbel éloigné, se serait peut-être substitué à lui. Joséphine n'a donc plus un botaniste comme directeur de ses fantaisies, mais hélas I elle prend un architecte, et qui pis est un architecte de jardins. C'est l'homme à la mode ; il ne compte plus les arbres qu'il a abattus, les avenues qu'il a transformées en routes sinueuses, les parterres de broderie qu'il a changés en pelouses galeuses et pelées ; c'est un artiste, ce M. Berthault, le successeur patenté du sieur Morel, vraiment trop vieux â présent et mis en interdit par Napoléon. De 1806 à 1808, grâce à Berthault, ce malheureux parc de Malmaison qui a déjà tant essuyé d'assauts du mauvais goût, en subit un décisif. Il est transformé en entier. D'abord, qu'est-ce qu'un parc sans eaux-vives, sans rivières, sans pièce d'eau ? cela est-il soutenable ? Peut-on se contenter de cet humble ruisseau que Daru vient de chanter après Delille ? Rien n'est plus aisé que d'alimenter des rivières à l'aide de l'étang de Saint-Cucupha. Berthault l'affirme et Joséphine y accède. Point, il est vrai, les propriétaires sur les fonds desquels, depuis près de trois cents ans, débouchent les eaux de l'étang ; procès, transactions onéreuses, ce n'est point là pour arrêter Berthault. Seulement, les riverains désintéressés, il se trouve que l'étang ne fournit point le volume d'eau qu'il faudrait ; et le lac qu'on a fouillé en 1806 ne garde même point l'eau qu'on y verse ; et les rivières qu'on a tordues sur la grande pelouse jusqu'au-devant du château, avec grotte, pont de rochers, quatre cascades, pont de pierre et ponts rustiques, n'ont point de pente et font des mares verdâtres d'où s'élève un chœur de grenouilles. Lorsque, à son retour de Mayence, Joséphine voit-le beau résultat de la campagne, elle est au moment de s'encolérer, mais Berthault lui démontre que ce n'est rien là et que, dans peu, elle aura des eaux plus belles qu'à Mortefontaine. Il suffit de capter les sources de la Jonchère, de Saint-Cucupha et des coteaux avoisinants et de les verser dans les rivières : cela fait, pour y donner du mouvement, on construit trois nouvelles cascades en rochers, et on jette trois nouveaux ponts de bois ; coût : 148.476 francs. Mais l'eau continue à fuir : n'est-ce que cela ? Il n'y a qu'à revêtir de glaise les parois des rivières et du lac : 72.000 francs. Cela n'en va guère mieux, mais on a dépensé 500.000 francs ; et Berthault et les grenouilles ont eu satisfaction.

Dans un parc à la moderne, on ne saurait manquer de désirer des fabriques et Joséphine en veut de toutes sortes, et, à l'envi, Fontaine, Morel, Lepère, Berthault construisent des temples, des rochers, des ponts et des grottes ; ce ne sont que statues et vases ; le Louvre y passerait et le Dépôt des marbres, si l'on écoutait Joséphine ; et pourtant, voyez l'étrangeté : rien, dans ce parc rempli de monuments pittoresques et de fabriques compliquées, n'indique quel en est le propriétaire, ne proclame son nom, ne rappelle Un seul des actes de sa vie.

Au moins, dans ces jardins anglais, tels que Méréville, qui est aux Laborde, Epinay qui est à la comtesse d'Albon, Ermenonville qui est aux Girardin, quelques-uns de ces petits monuments qu'a multipliés la mode, parlent à l'esprit, évoquent un souvenir, commémorent un homme ou un fait : la colonne de Bougainville à Méréville, le tombeau de Rousseau à Ermenonville, la tente de Washington à .Epinay, c'est un temps, c'est une société, ce sont des faits qui se lèvent devant la pensée, et les propriétaires, en passant dans ces beaux lieux, y ont laissé une trace de leurs affections et de leurs idées, une marque d'eux-mêmes. Jusqu'ici, à Malmaison, rien qui n'ait été trouvé, inventé par les architectes, rien qui ne soit banal et vulgaire, qu'on n'eût pu placer aussi agréablement dans le jardin pittoresque d'un fournisseur ou d'une actrice. A son retour d'Allemagne, Joséphine a pourtant eu l'idée d'ériger dans son parc une colonne aux vainqueurs d'Austerlitz. Ce sera, sur un piédestal orné de bas-reliefs et surmonté de quatre aigles aux ailes éployées qu'uniront des guirlandes, un fût de marbre d'où s'envolera la figure ailée de la Victoire. On veut juger l'effet et l'on présente, en menuiserie et en toile peinte, la silhouette du monument. La figure de la Victoire est peinte par Pecquinot, les aigles et les guirlandes par Roguier et les bas-reliefs du piédestal par Lethière. Il est alloué pour cela un crédit de 3.500 francs, et il est dépensé 4.550 francs. Puis, c'est fini. La colonne n'est point exécutée ; bientôt, le vent et la pluie font leur œuvre et, sur la carcasse amen table, battent les toiles pourries. Qu'est cela, Austerlitz ? Du bois à brûler !

Et c'est tout ce que Joséphine pense d'histoire, tout ce qu'elle a vu du Consulat et de l'Empire !

 

En 1807, après la visite qu'elle est allée faire, le 2 avril, au musée des Monuments français, — visite aux flambeaux, car, paraît-il, il est impossible de prendre autrement une idée des sculptures, — Lenoir, qui l'a si galamment reçue, prend la direction des fabriques du parc ; le voici qui, du château de Richelieu, fournit deux obélisques en marbre de Givet, de quatorze pieds de hauteur, posés sur des boules de cuivre et sur des piédestaux massifs de même marbre ; plus deux colonnes rostrales en marbre sérancolin, de la même proportion, d'un charmant style et d'un dessin gracieux, ornées chacune de six proues de navires taillées dans la masse et d'ancres enlacées de rubans.

Lenoir ne se contente pas de procurer, il découvre que le petit temple construit sous le Consulat n'est pas bien où il est ; il faut le porter en un endroit où, de la maison, il fasse point de vue. D'ailleurs qu'est-ce qu'un temple, et s'en peut-on contenter ? On ne saurait se passer dans un parc de quelques débris de colonnes de marbre : n'y en a-t-il pas au Louvre ? Fontaine, architecte du Louvre, résiste, se retranche derrière ses chefs, exige des ordres écrits ; mais l'Empereur est en Pologne, les administrateurs ne se soucient point de batailler avec l'Impératrice ; Fontaine est contraint de livrer, non seulement les fragments, mais huit belles colonnes de marbre Cipolino toutes faites et préparées pour une salle du Musée.

Cela sera pour donner de l'ampleur au petit temple reconstruit. Mais ce n'est pas assez de colonnes : Lenoir en sait d'autres, de granit antique, qui trament quelque part à Metz. Le préfet, M. de Vaublanc, sera trop heureux de les offrir. Devant la serre, on en dressera une de quatorze pieds de haut, pour y poser un vase antique en porphyre et cela fera une fontaine. Mieux encore, car ce Lenoir est infatigable. Il se trouve, dans l'église des Grands Carmes de Metz qui sert de magasin à l'arsenal, deux chapelles d'une extrême finesse : ne peut-on les acheter ? C'est fait, et les voici emballées en cinquante-huit caisses qui roulent vers Malmaison. Seul, le transport des autels coûte 4.952 francs ; les caisses arrivent, mais la fantaisie est passée. On ne les ouvrit jamais : telles au départ de Metz, telles à la mort de l'impératrice et telles à la vente de Malmaison.

 

Echec ici, mais qui ne compte point. Avec Joséphine il y a toujours de la ressource et il ne s'agit que de provoquer une nouvelle fantaisie. Elle a toujours eu le goût du bibelot, — s'entend, de celui à la mode en son temps, l'antique et les tableaux italiens. D'Italie, elle en a rapporté de pleines voitures, mais tout est resté jusqu'ici entassé et hors de vue, sauf les camées et les pierres gravées, qu'elle apprécie, surtout entourés de diamants et de perles fines, mais qu'elle accepte même sans entourage. On a su qu'elle en avait le goût et qu'elle en possédait déjà quelques parures, et l'on s'est empressé de lui en offrir : témoin cette sardoine, large comme un cadran de pendule : Cléopâtre aux pieds de César, que lui adresse Berthier, le plus beau camée du Vatican, dit-on ; témoin cet Alexandre, si remarquable que Millin lui consacre un chapitre de ses Monuments inédits. Point de buste alors, point de portraits d'elle où des pierres gravées ne paraissent dans sa toilette, tantôt attachant sa ceinture et retenant la manche de sa robe comme dans le buste de Chaudet et dans le portrait d'Appiani, tantôt faisant le centre de son diadème, comme dans le buste de Houdon. C'est. une parure de pierres gravées qu'elle porte le jour du Couronnement, et dans les grandes occasions, elle préfère ses camées même aux diamants et aux pierres de couleur.

Elle en a trois parures entières, quantité montées séparément en bracelets, en ceintures, en médaillons, en colliers, puis d'autres, les plus beaux et les plus grands, dans des écrins, et elle ne les voit que lorsqu'elle inspecte tous ses bijoux ; mais ce n'est pas assez encore : elle obtient de l'Empereur que son joaillier Nitot choisisse pour elle, au Cabinet des médailles, des intailles et des camées pour lui faire une nouvelle parure, plus importante et plus rare que toutes celles qu'elle possède : Nitot prend quatre-vingt-deux pierres, quarante-six camées et trente-six intailles ; mais, au moment de les monter, on s'aperçoit que le poids en sera insupportable ; on les laisse au Garde-meuble, d'où, en 1832, ils rentreront au Cabinet, sauf vingt-quatre petits camées à sujets gracieux que Joséphine a conservés.

Pure coquetterie, cela, et qui ne passe point l'ordinaire des femmes ; au lieu des camées en plastique dont il est de mode de se parer, Joséphine en a de véritables et d'antiques, mais elle a bien d'autres choses d'abord, des vases étrusques, puis des statuettes, des statues, des bustes antiques, butin d'Italie ; ensuite, le présent considérable d'objets trouvés à Pompéia et à Herculanum, offert en l'an XI (1803), au Premier Consul par le roi des Deux-Siciles : bijoux antiques, neuf tableaux : Apollon et les muses, un beau trépied de bronze, une armure entière, un casque avec la tête de Méduse en bas-relief, plusieurs mosaïques, quelques statuettes, un grand nombre d'ustensiles domestiques, de lampes, de vases peints, — un musée entier.

Elle en a fait jusque-là assez médiocre cas, et, depuis 1803, tous ces objets sont restés emmagasinés dans une salle, sous le théâtre, avec quantité d'autres rapportés d'Egypte par Bonaparte : un afflux continuel a, sans que Joséphine s'en souciât, augmenté la collection ; quiconque allait en Italie rapportait quelque objet ; quiconque y commandait envoyait quelque présent ; Menou en avait adressé ; Murat, les généraux commandant dans les Deux-Siciles, et ce fut bien mieux lorsque Eugène et Joseph y eurent des trônes. En 1806, déjà, il avait été question d'une petite chambre absolument dans le style romain, qui aurait eu pour parquet une belle mosaïque trouvée à Capri et qui aurait été meublée de tous les ustensiles envoyés de Naples ; mais, après que Lenoir se fut introduit, l'on alla bien plus au grand : ce fut d'abord, dans la serre, la décoration d'un salon, où vint prendre place près d'un Amour de Bosio, un Hermaphrodite du XVIe siècle, de grandeur naturelle ; vases et candélabres d'albâtre, guéridons à-tablettes de granit ; à côté, une petite galerie d'antiquités, sept grandes statues, des candélabres de marbre blanc, des bas-reliefs copiés de ceux du temple de Thésée à Athènes, et puis cent un vases, vases peints, vases en terre blanche avec figures noires, vases peints en noir.

Ce premier essai plaît fort à Joséphine et lui parait sortir du commun : Denon lui démontre qu'elle se connaît à miracle en antiquités et Lenoir renchérit. A coup sûr elle s'y connaît presque aussi bien que lui. Ne serait-ce pas digne de Sa Majesté de présenter d'ensemble les collections qu'elle a formées et ne faut-il pas pour cela une galerie, une vraie galerie, telle qu'il convient à un amateur comme elle, une galerie où seraient réunis les tableaux, les vases, les statues ; où, sur des tables de marbre, figureraient, entre les gaines à bustes, les antiquités les plus rares faisant une cimaise au-dessous des chefs-d'œuvre de peinture qu'on pourrait enfin regarder à son aise. L'emplacement est tout indiqué : cette galerie suivrait la petite construite par Fontaine, qui prend entrée sur le salon de musique ; elle remplacerait le vilain couloir de toile qui mène à la salle de spectacle ; mais, point d'erreur, il la faudrait tout à la nouvelle mode, et à voûte plate, au risque qu'elle croule. Voici en 1808, pour la commencer, 03 046 francs et le double en 1809. Au mois de mars, tout est terminé, même la décoration à la gothique, avec les meubles en bois sculpté recouverts de velours vert et les rideaux de soie blanche. Et, le 19 mars, après que les Comédiens ordinaires ont donné la Gageure imprévue dans la salle de spectacle, après qu'on a tiré le feu d'artifice préparé par Fontaine, c'est là qu'on danse et qu'il y a bal.

Lenoir, qui, dès lors, prend le titre de Conservateur des objets d'art de la Malmaison après celui d'Administrateur du Musée Impérial des Monuments français, a présidé au placement des antiquités dont il a rédigé le Catalogue historique et raisonné, catalogue en dix chapitres, comprenant deux cent quatre-vingt-quatre objets, et qui, en vérité, mérite d'être regardé ; Lenoir qui s'est improvisé expert en archéologie et qui sait à peine en épeler le rudiment, a accumulé dans ses descriptions toutes les naïvetés, dans ses attributions toutes les ingénuités qui sont de mise pour les ignorants. Il espère pourtant que son catalogue lui vaudra sinon une baronnie, comme en eut une M. Denon, au moins une toque de chevalier et l'étoile de la Légion ; mais le temps est passé où Joséphine obtenait des grâces.

Les antiquités font bon effet dans la galerie, mais les tableaux et les statues sont plus accessibles. En ce temps-là, qu'on le voulût ou non, chacun presque avait pris au Musée une sorte de sensation, sinon de connaissance des arts. A force de voir ces chefs-d'œuvre qui, après chaque campagne, étaient exposés comme le plus précieux butin des victoires, il s'était imposé aux Parisiens une façon de règle d'art et presque un goût de la beauté. On savait au moins les noms des maîtres et l'on avait des notions sur les écoles. Il était à la mode de collectionner les tableaux anciens, et, dans les salons, certaines ignorances n'étaient point permises. Ce n'était qu'un vernis sans doute ; mais, de ce vernis, chacun était plus ou moins couvert, et, si l'on admirait de confiance, au moins étaient-ce de belles choses qu'on admirait.

Les tableaux que Joséphine avait rapportés d'Italie étaient, en vérité, fort dignes de cette admiration. Moins nombreux qu'on n'a dit, car il y en avait cent dix en tout, ils avaient été choisis par de vrais connaisseurs : il y avait là cinq tableaux de l'Albane, trois du Guerchin, un du Bachiche, un de Pompée Battoni, deux de Jean Bellin, un de Bonifazio, un de Carlo Bonone, deux de Guido Canucci, deux de Denis Calvard, un d'Antonio Campi, un de Bernardino Campi, un de Canini, un de Carlo Cittadini, un d'Alonzo Cano, deux de Louis, un d'Augustin et un d'Annibal Carrache, un du Cigoli, un du Corrège, un de Daniel Crespi, six de Carlo Dolci, un du Dominiquin (la Communion de saint Jérôme), trois de Sasso Ferrate, un de Gaudensio Ferrari, un de Francia, un du Galanino, trois du Garofalo, un de Ghirlandaio, un de Lucca Giordano, un du Giorgione, un du Guide, un du Guerchin, trois (le Bernardino Luini, un du Mantouan, un de Carlo Marate, deux de Fra Bartolomeo, un de Palma le vieux, deux du Parmesan, un de Raphaël Mengs, un du Pamphile, un de Rocaccini, un de Sébastien de Piombo, un de Piazzetta, un de Pellegrini, trois du Pérugin, un du Pesarese, deux des frères Ricci, un de Raphaël del Colle, deux de Guido Reni, un de Rochus Marconius, un de Roselli, quatre de Raphaël Sanzio (Saint Georges ; Saint Michel ; Sainte Famille ; la Crèche), quatre d'André del Sarte, trois de Schidone, un de César da Sesto, un de Strozzi, quatre de Léonard de Vinci, quatre du Titien, deux de Paul Veronese, un d'Alexandre Veronese, un de Perin del Vaga, un de Pierre de Cortone, un de François del Cairo, un de Taruffi, un de Tiarini, un de Lionello Spada, un du Coglinianensis, un de Ribalta.

Avec les gouaches et les miniatures de la même école, c'étaient cent trente morceaux dont les attributions n'étaient guère discutables, étant donnée la façon dont la collection avait été formée.

A cette suite italienne, Joséphine avait joint une série flamande, presque aussi nombreuse et qui se composait, presque en parties égales, de tableaux qu'on lui avait offerts et de tableaux qu'elle avait achetés : Asselin, Backuysen, Nicolas Berghem, Guérard Berkeyden, Bartolomé Breemberg, Cuip, Gérard Dow, Karl Dujardin, Albert Durer, David de Ilcem, Melchior Honderkouter, Pierre de IIongh, Lingelbach, Gabriel Metzu, François Miéris, Jean Miel, Pierre Neef, Van der Neer, Van Ostade, Paul Potter, Rembrandt, Rubens, Teniers, Van der Werff, — et puis Seghers, Vinant, Weeninx, de Witt, Wouwermans, Van Dyck, Van der Myn, Swanewelt, Ruysdael, Holbein, Van Tol, Ochterwelt, Pœlemburgh, Terburg, Maas ; c'étaient des noms dont on pouvait s'enorgueillir, et sur ces cent quatre-vingt-six tableaux, Paul Potter en avait seize, Rembrandt quatre, Rubens trois, Teniers cinq, Van der Werff trois.

Une partie avait été achetée par Joséphine à la suite de son voyage en Belgique, en l'an XI : une collection toute faite acquise alors, par l'entremise du peintre Van Brée, moyennant une somme de 52.415 fr. 45. En l'an XIII elle avait eu à Bruges, pour 720 francs, un Berghem, les Mages à Bethléem, et, en 1806, le Peseur d'or de Metzu lui avait coûté 1.800 francs.

D'espagnols, seulement trois Murillo, envoyés par le Roi ; de français, un Philippe de Champaigne, acheté 3.780 francs en 1808, un Nattier, deux Alexandre Dufrenoy, cinq Claude Lorrain, sept Nicolas Loir, un Poussin, un Carle Vanloo et un Joseph Vernet.

C'étaient ainsi plus de deux cents tableaux, quelques-uns achetés, la plupart décrochés dans les églises d'Italie et les musées d'Allemagne. Du musée de Cassel venaient grand nombre de flamands — entre autres les Paul Potter, surtout la Ferme d'Amsterdam, célèbre dans toute l'Europe. Denon avait eu soin des intérêts de celle qui, en 1798, s'était faite si opportunément sa patronne et qui l'avait imposé au général partant pour l'Egypte. Napoléon vainement essayait (le réagir, mais les complicités que trouvait Joséphine triomphaient de sa volonté et profitaient de son inattention. Il a dit plus tard : Quand Joséphine, qui avait le goût des arts, venait à bout, à la faveur de mon nom, de s'emparer de quelques chefs-d'œuvre, bien qu'ils fussent dans mon palais, sous mes yeux, dans mon ménage, je m'en trouvais comme blessé, je me croyais volé, ils n'étaient pas au Muséum ! Dix fois il revient sur cette idée, ne se trouvant à lui-même qu'une excuse, le goût de Joséphine pour les arts ; mais cette excuse, il s'y plaît et la développe. Pouvait-il résister à une telle passion, si noble, si généreuse et qui devait naturellement produire de la part de celle qui l'éprouvait de tels effets au profit des artistes de son temps ?

Sincèrement il le pense et nul n'en est convaincu comme lui. Joséphine le croit peut-être aussi. Certes, elle aime recevoir des tableaux, parce que cela est curieux, précieux et rare, et qu'il est de mode d'en posséder, mais qui peut soutenir qu'elle ait pris là un plaisir et qu'elle ait ressenti une jouissance d'art ? Beaucoup de ces tableaux ne sont admirables que par convention et, si certains lui plaisent, d'autres doivent lui sembler détestables, honteux, indignes de toute lumière. Et ils sont placés en aussi beau jour, nommés, prisés et proposés aux mêmes exclamations. C'est un indice déjà, et terrible. Mais il en est un plus décisif encore : pour elle, comme pour tous les prétendus amateurs, c'est sottise de chercher son goût personnel aux tableaux anciens qu'on lui donne ou même qu'elle achète sur étiquette parce qu'il convient que tel ou tel nom figure au catalogue de sa galerie ; où elle le montre, c'est aux tableaux modernes, aux tableaux contemporains, à ceux que vraiment elle désire, qu'elle choisit et qu'elle paye. Se laisse-t-elle influencer en quelques achats par Mme Campan ou par Mme Rémusat ? On le dirait, mais, en réalité, c'est qu'elles trois voient de la même façon et ont les mêmes goûts ; c'est ici l'étiage des femmes d'esprit et des mondaines. Convient-il de s'étonner et faut-il penser que, parce que l'on ignore à présent, aussi bien que leurs œuvres, les noms des peintres de genre qui avaient la vogue au début du siècle, ils devaient passer pour méprisables ? Si l'on ignore qui est Richard Fleury que les connaisseurs, dit Mme Rémusat, mettent à côté de Gérard Dow, et qui Duperreux, dont les paysages historiques valent au moins les intérieurs historiés de Richard Fleury, est-ce une raison pour qu'ils n'aient point exercé une influence et que ces ignorés n'aient point eu leurs admirateurs ? De Richard Fleury, Joséphine possède à la fin sept tableaux, qu'elle a choisis à chaque Salon et qu'une a payés 3.000 francs la pièce. Elle a eu Valentine de Milan pleurant la mort de son époux assassiné ; Charles VII faisant ses adieux à Agnès Sorel ; François Ier et la Reine de Navarre ; Jacques Molay marchant au supplice ; la Reine Blanche éloignant saint Louis de sa femme ; Bayard consacrant ses armes à la Vierge et Henri IV chez la Belle Gabrielle. Les Duperreux sont d'un genre analogue, mais au lieu de se produire dans des intérieurs, les scènes se passent dans des paysages : c'est Henri IV revenant à Pau et faisant hommage à Catherine d'Albret des drapeaux qu'il a conquis à Coutras ; François Ier traversant la Bidassoa, et Bayard faisant sa prière devant le tombeau de Roland. Le trésor impérial paye 700 francs ses tableaux — la Vue des Eaux-Bonnes par exemple, achetée en l'an XIII —, Joséphine les achète, elle, 4.000 francs, marque d'estime de sa part ou preuve de l'honnêteté des intermédiaires ?

Au même prix et de même ordre il est entré, en .1806, un tableau de Mlle Henriette Lorimier, Jeanne de Navarre menant son fils au tombeau de Jean V, duc de Bretagne, son époux, scène sentimentale où l'on voit briller à la fois, dit un critique autorisé, l'expression de l'amour conjugal et maternel, les prémices de la piété filiale, une douce mélancolie et une ingénuité touchante ; au même prix, la même année, un tableau de Bergeret, Hommage rendu à Raphaël après sa mort ; puis à 1.800 francs un Lecomte : Chevaliers se rendant à la Terre Sainte ; à 1.500 francs, un Rœhn : Griselidis recevant les hommages de son seigneur ; à 1.200 francs, un Vermay : Marie Stuart recevant son arrêt de mort, et il y a encore les tableaux de Laurent qu'on paye 1.000 francs ; les tableaux de Van Brée, peintre en titre de S. M. l'Impératrice, l'auteur de la Reine Blanche allaitant son fils ; les tableaux de M. de Forbin et de M. de Turpin, qu'on paye en autre monnaie, mais bien plus chèrement comme de juste, et qui sont bien autrement admirés que ceux des professionnels. Or, tous ces tableaux, paysages ou scènes d'intérieur, sont du pur style troubadour. On ne saurait les proposer comme des chefs-d'œuvre, bien qu'en fait ils soient peints fort soigneusement, que le dessin y soit très supérieur à ce que l'on admire communément et qu'on y sente un effort sincère de recherche et même de documentation historique. Il y a des naïvetés ; l'on se croit à présent mieux instruit et surtout on le dit : mais, tels qu'ils sont, ces tableaux attestent un des mouvements les plus vifs, les plus durables et les plus féconds en conséquences littéraires et artistiques qui aient jamais remué la France. On a indiqué ailleurs certaines des raisons d'être de l'esprit troubadour[1] : il s'adaptait avec une exactitude étonnante à l'état d'âme des hommes de l'Empire ; mais, sans la mode dont partout la femme est l'interprète, sans l'appui qu'il trouva chez les femmes, chez Joséphine et chez Hortense, sans l'extension qu'il prit par la peinture et la musique, il fût resté vraisemblablement une expression momentanée d'une certaine forme d'esprit ; il n'eût point engendré la révolution romantique qui tout entière en dérive : de cela, Joséphine sans doute ne se doutait guère, et, si elle fut, de son temps, une des grandes acheteuses de tableaux troubadours, rien n'autorise à la proclamer là-dessus une des mères du Romantisme.

D'ailleurs elle ne s'en tenait point seulement au troubadour, et, dans sa galerie, il est aisé de distinguer diverses autres séries qui correspondent à d'autres tendances.

D'abord, tableaux de fleurs, de fruits et d'animaux, par Redouté, Van Daël, Van Spaendonch, Charlotte de Baraband, Mme Coster Valayer, Huet et D'Wailly ; cela se rattache à la manie botanique ; puis tableaux officiels, représentant des scènes de la vie de Joséphine, commandés par elle ou composés par les artistes de façon à forcer l'achat ; ils sont peu nombreux et médiocrement intéressants : Clémence de S. M. l'Empereur et Roi, par Mlle Gérard ; l'Impératrice recevant un messager qui lui annonce la nouvelle d'une victoire, et Transport de divers objets d'art présentés à S. M. l'Impératrice qui fait distribuer de l'argent au peuple, par Taunay ; quelques autres par Gautier, Rigo et Bacler d'Albe, sans doute offerts par les artistes. Çà et là des toiles de genre, de Taunay, de Demarne, de Franque, de Mme Chaudet, ne rentrant dans aucune catégorie et se contentant d'être agréables.

Mais, pour les grands artistes de son temps : David, Gérard, Gros, Girodet, Ingres, Prud'hon, Joséphine, jusqu'en 1809, ne leur demande point des tableaux qu'ils composent ; on ne trouve dans la galerie de Malmaison qu'un tout petit tableau de Guérin : Anacréon réchauffant l'Amour ; plus tard, y entrent, il est vrai, la répétition du Brutus de David et les Quatre Saisons de Prud'hon, mais c'est grâce à l'influence qu'a prise sur le goût de Joséphine, un homme de véritable mérite qui, introduit comme restaurateur des tableaux, est devenu comme le conseiller et l'expert officieux avant d'obtenir, peut-être, le titre de conservateur de la galerie : un nommé Guillaume Constantin, qui a travaillé pour être peintre, s'est ensuite établi marchand de tableaux, n'a point trop réussi, et a été chargé en sous-ordre de l'organisation du Musée Napoléon. Il est, avec Prud'hon et Isabey, dans des termes d'intimité qu'attestent les portraits qu'ils ont laissés de lui et, bientôt, après son entrée, il a l'entière confiance de Joséphine : Je vous envoie une personne avec des tableaux, lui écrit-elle ; choisissez ; vous me rendrez réponse à mon retour. Pour faciliter son travail de restaurations, l'Impératrice lui a fait donner un atelier dans les communs, et très souvent, pour se distraire, pour prendre de l'air du dehors, pour s'amuser de l'esprit d'atelier, du jargon rapin, comme on disait, de ces calembours, jeux de mots et facéties dont elle était privée depuis l'exit d'Hippolyte Charles, elle allait là, au risque de s'y trouver empoisonnée par le tabac. Cher monsieur Constantin, lui écrivait-elle, je vous aime beaucoup, mais, je vous en prie, ôtez votre pipette de votre bouche quand je viens. Je vous ferai prévenir.

Ce n'est point que Constantin ait eu à présenter les artistes illustres dont, grâce à lui, quelques œuvres entrèrent à Malmaison. Joséphine les connaissait tous de longue date. En 1796, à Milan, elle avait si bien accueilli Gros, qui lui avait été recommandé par les Faypoult, que seule elle lui avait valu de peindre son Bonaparte à Arcole, se prêtant pour tenir le général dans la pose le temps qu'il fallait, à le garder de longues heures assis sur ses genoux. Je ne serai jamais assez reconnaissant de la bonté que Madame Bonaparte veut bien avoir pour moi, écrivait Gros à sa mère. D'ailleurs, c'est son caractère ; il lui est aussi naturel d'entasser bienfaits sur bienfaits, qu'à son mari victoires sur victoires. Au temps du Consulat, pour le rapprocher, le mettre à même d'exécuter les portraits de Bonaparte, elle lui fait donner un laissez-passer permanent pour entrer aux Tuileries. C'est elle qui, en l'an XII, lui a obtenu la commande de la Peste de Jaffa. Au moins peut-on le croire d'après cette note :

A payer par ordre de Sa Majesté l'Empereur.

SALON DE L'AN XIII, — MUSÉE NAPOLÉON.

A M. Gros, pour le tableau de la Peste de Jaffa, ordonné par S. M. l'impératrice sans en avoir fixe' le prix, ce qu'il ne faudrait jamais faire, la somme de 46.000 francs, qu'il ne satisfera pas l'amour-propre de l'artiste attendu le prix désordonné du tableau de Phèdre par Guérin.

Ci . . . . . . . . . . . . 16.000 francs.

C'est Joséphine en effet qui, au Salon de l'an IX, a décidé l'achat de cette Phèdre, de Guérin, payée royalement 21.000 francs et placée successivement aux Tuileries, au Muséum de Versailles et à Saint-Cloud, mais elle ne s'est point attardée en son goût pour Guérin, qui d'ailleurs n'eut jamais de vogue comme portraitiste, tandis qu'à Gros, qui déjà l'avait peinte en Italie, elle commande et pose au moins deux autres portraits.

Elle en pose huit différents à Gérard, sans compter les répliques, et les originaux en pied sont payés 8.000 francs, les copies en buste 1.200 francs. Gérard d'ailleurs est avec elle sur un pied d'amitié : à diverses reprises, dès le Consulat, elle intervient en sa faveur près du ministre de l'Intérieur. Lorsque les artistes sont délogés du Louvre, Joséphine a la bonté d'aller reconnaître elle-même un logement pour lui aux Quatre-Nations, et ce logeaient lui paraissant médiocre, elle insiste, en 1808, pour qu'on donne à l'artiste auquel elle prend grand intérêt, des chambres plus spacieuses.

Elle doit bien cela à son portraitiste préféré, à l'homme qui a donné d'elle sans doute l'image la plus agréable, quoique se rapprochant presque de la réalité.

Prud'hon, de même, est pour elle une vieille connaissance : dès 1798, il a exécuté à l'hôtel de la rue Chantereine un Génie de la Paix qui faisait l'ornement de la galerie ; du Consulat à l'Empire, il a peint Joséphine au moins trois fois. — Portrait inachevé vendu sous le n° 16 à la vente Prud'hon. Portrait à présent au Musée du Louvre, dont on sait une esquisse et au moins trois dessins. Portrait en buste, collection Hertford.

De même a-t-elle rencontré David, et lui a-t-elle marqué de la bienveillance, mais il ne semble pas qu'elle lui ait demandé son portrait et, pourtant la figure, dans le tableau du Sacre, la silhouette dans l'Arrivée à l'Hôtel de ville, l'autre dans le projet de la Distribution des aigles — car, dans ce dernier tableau, la figure peinte fut grattée par ordre de l'Empereur —, sont entre les indications les plus précieuses qu'on ait sur elle.

Et l'on a encore les portraits officiels de Lethière, qui, pour hiératiques qu'ils sont et glacés, ne sont pas méprisables, et les excellents morceaux de Regnault qui traduisit, en un portrait en buste la charmante figure du Mariage de Jérôme ; mais est-on ainsi au bout de l'énumération et comment penser qu'on n'omet point les documents les plus importants, ceux qui donneraient le plus de nature : comme le petit portrait, payé 6.000 francs à Laurent, à la pose duquel furent employées de si longues heures à Plombières en 1805 ?

Au moins vingt portraits en pied pour lesquels elle a posé — sans parler des tableaux où elle a été représentée. Quant aux portraits en miniature, il faut renoncer à les dénombrer. Pour elle, Isabey en a exécuté à lui seul au moins vingt-cinq, sans compter ceux faits pour le service des présents impériaux ; pour elle, Parant en a livré une cinquantaine — son genre particulier est la peinture en manière de camée, imitant la sardoine, l'agate, la cornaline, le jaspe vert. — Augustin en fournit cinq en une seule année, Aubry trois ; et il y en a encore de Sain, de Legros, de Bouvier, de ce Guérin qui est le roi des miniaturistes de son temps : il y en a de quiconque approche un pinceau d'une plaque d'ivoire. Et ce ne sont point là les portraits officiels : lorsque, très exceptionnellement, Joséphine donne à quelque personnage très élevé en dignité, un maréchal d'Empire par exemple, une tabatière à double portrait — portrait d'elle et portrait de Napoléon — cette tabatière sort du Service des présents : elle ne donne point officiellement de tabatière où elle soit représentée seule ; mais, si ce n'est point pour elle une obligation, c'est un plaisir et le plus vif qui soit, après celui d'avoir fixé son image, de la distribuer autour d'elle. Le reflet que le peintre a emprunté de sa personne, qu'il a ainsi rendu immortel, mais qui, sur la toile, le par chemin ou l'ivoire, directement en quelque sorte, est venu se fixer, voilà ce qu'elle aime donner comme s'il y était entré un peu de sa matière. Tandis qu'elle multiplie à l'infini les miniatures, elle ne se soucie presque point que l'on grave son portrait ; elle n'imagine point de faire faire, d'après une toile qui lui agrée, une gravure dont elle puisse à son gré multiplier les exemplaires et qui lui serve, aux occasions, de marque de protection ou de certificat de passage. Nulle de ces gravures au burin où excellent un Bervic, un Tardieu, un Desnoyers et qui, mieux même que la peinture, fournissent une sensation générale, presque impersonnelle de la souveraineté. Il lui faut au contraire un peu d'elle à donner, et elle le donne, sans trop de choix ; à qui l'approche : femmes de chambre, valets de chambre, jardiniers en reçoivent comme chambellans et dames du palais. Et c'est ainsi qu'en vérité elle comprend les arts, pour la coquetterie d'elle-même, pour l'agrément de se voir représentée telle qu'elle s'imagine être, pour la joie de fournir d'elle une image qui lui plaise — comme une façon de se regarder au miroir et de s'y faire voir à toujours.

 

Elle ne se borne point à la peinture : de bustes d'elle, combien que l'on pourrait citer ! Bustes et médaillons par Chinard — au moins cinq bustes en marbre, d'autres en terre cuite, d'autres moulés en terre de pipe — bustes par Houdon, par Masson, par Chaudet, par Bosio, et de ces bustes, presque aucun qu'on sente officiel, par l'éclat des ajustements, par la souveraineté des parures, par la majesté des draperies — des bustes de femme, non d'impératrice. Autant de médaillons, ceux-ci en cire et en pâte par Courriguez et par Bonzanigo, ceux-là en bronze par Laresche, par Andrieu, par Galle ; et des pierres dures que grave Simon et des carnées que sculptent Antonioli et Bistoli. En toutes les matières, en toutes les formes, sous tous les aspects, l'affirmation, la consécration, l'éternisation de sa figure. Qu'on le remarque bien : rien de cela ou presque rien n'est ordonné par l'État, payé par l'Empereur ; rien ou presque n'est populaire, ne correspond à un mouvement de la nation ; l'image qu'on vend d'elle est le plus ordinairement médiocre, sans agrément ni ressemblance, et l'on en fabrique d'ailleurs fort peu, surtout à dater du Consulat. C'est elle qui commande, qui paye, qui donne, et non point l'Impératrice, la femme !

 

A Malmaison, ces portraits et ces bustes abondent : par ailleurs, la sculpture n'y est point mal traitée : il y a, dans la galerie, une jolie statue de Chaudet : Cyparis tenant entre ses bras un agneau blessé, et une charmante de Bosio, l'Amour lançant des traits, payée 12.000 francs en 1809, puis des Canova. Cela est si fort de mode qu'il en a fallu plusieurs et l'on ne compte point avec un tel artiste. Cet artiste est-il bien scrupuleux ? Sur le modèle qu'il a exécuté, il fait confectionner dans ses ateliers des répétitions qu'il débite aux étrangers à des prix incroyables, bien que rien n'y soit de sa main. Même prix, semble-t-il, pour l'original et les reproductions : ainsi, le groupe l'Amour et Psyché dont l'original est au colonel Campbell, dont le prince Youssoupoff et le général Murat ont chacun une répétition, coûtera, pris à Rome, deux mille sequins, mille louis avec le piédestal ; puis, pour mille sequins, piédestal compris, une Hébé telle qu'en ont une Mme Vivante Albrizzi et au moins une dizaine d'Anglais ; mais Joséphine n'est point encore rassasiée de Canova et il lui faut, au même prix de mille sequins, un Pâris et une des trois Danseuses, et, en 1814, elle demande encore le groupe des Trois Grâces !

 

Telle est cette galerie qui, l'on peut croire, a été de 1807 à 1809, la principale fantaisie de Joséphine ; vainement, a-t-on tenté de la détourner sur d'antres objets. Le 8 juin 1807, elle a cru trouver un intérêt singulier à la minéralogie et elle a acheté, moyennant une rente viagère de 6.000 francs par année, la collection lithologique formée par un M. Besson, ancien inspecteur des mines : 11 389 morceaux ou échantillons de cailloux, renfermés dans vingt et une caisses ; l'achat fait, elle ne s'en est plus souciée, n'a fait prendre possession que sur les instances du vendeur, le 27 février 1808, et a encore attendu trois mois pour faire transporter à Malmaison les caisses qui n'ont jamais été ouvertes ; mais, vers 1809, elle se reprend, von aux fleurs qu'elle n'a jamais abandonnées, mais à la botanique. L'astre de Lenoir décroît subitement et c'est celui de Bonpland qui lui succède. D'Amérique, où il voyageait, il a envoyé à l'Impératrice une collection de graines ; à son retour, il s'est fait présenter par Corvisart et, en 1809, le voici installé comme intendant du domaine. Dès lors, c'est un autre Mirbel, plus modeste, aussi dépensier, de science peut-être supérieure, mais d'habileté égale. Il faut, sans perdre de temps, compléter les collections de Malmaison qui se sont appauvries depuis le départ de son prédécesseur, et il court à Berlin où Humboldt, son compagnon de voyage en Amérique, le présente à la princesse de Hatzfeldt, qui, en reconnaissance de la grâce obtenue en 1806, s'empresse d'offrir à Joséphine toutes les raretés qu'elle a dans ses serres. De là, à Vienne, à la suite de l'armée, et il fait, dans les serres et les jardins de Schœnbrunn, un choix d'environ huit cents plantes exotiques qui n'existent pas en France. Elles ne coûtent qu'une bague de 2.000 francs donnée à M. Booz, directeur des jardins. Et, en outre, Bonpland rapporte un superbe herbier et une caisse remplie de tous les fruits d'Europe supérieurement moulés. Ces conquêtes l'établissent d'une façon définitive comme le factotum botanique de Joséphine. A lui seul, il remplace Mirbel et Ventenat, reprend, à son compte et aux frais de l'Impératrice, la description des plantes rares, et comme il est dénué de préjugés, au temps des désastres, ce qu'il verra dans l'invasion, ce seront les souscripteurs qu'elle amène et il placera des exemplaires aux Russes qui viendront visiter Malmaison.

Est-il besoin de conclure, et cette maison où après le divorce elle reviendra vivre, s'endetter et mourir, n'est-ce point Joséphine même, n'y trouve-t-on point toute sa vie racontée, tous ses goûts formulés, toutes ses fantaisies inscrites en pierres, en arbres, en tableaux, en statues, en fleurs ? Jamais, par l'extérieur des choses, fut-il possible de pénétrer davantage dans l'intimité d'un être ? Et ce n'est plus ici l'image convenue et préparée, l'image d'apparat qu'on prétend fournir à l'histoire, c'est l'image surprise par un impitoyable objectif, avec les brutalités d'une photographie instantanée. Comme on se représente bien là Joséphine telle qu'elle est en réalité, telle qu'elle a toujours été au fond d'elle, telle qu'elle demeurera ; inconsciente et assez peu touchée en fait par cette gloire qu'elle ne réalise point, mais dont elle connaît les avantages et dont elle ne veut perdre aucun des profits ; ces profits manifestés à ses yeux par l'immense quantité d'objets qu'elfe a accumulés, qu'elle a retirés là, qu'elle a faits siens, par la folle étendue donnée à cette terre qui est sa chose, à laquelle, jusqu'à la fin, elle ajoutera des champs, des bois, des parcs, des châteaux entiers, cette terre qui coûte plus de dix millions et qui, avec le bric-à-brac étrange qu'elle contient, reste toujours quelque chose d'inachevé, de contradictoire, d'impossible, comme le registre des caprices de la femme la plus grandiosement entretenue qui fût jamais. Et là dedans, dans la maison demeurée en réalité fort modeste et simple avec ses couloirs carrelés et ses décors tout ordinaires, malgré les annexes démesurées et hors de proportion, là, dans une dépense colossale et inaperçue, au milieu d'un luxe immense et tout de dehors, une vie bourgeoise, très calme : ses fleurs qu'elle fait admirer, ses bêtes à qui elle porte des friandises ; assez de visites pour avoir des occasions de toilettes ; du monde à dîner chaque soir, et, après, des petits concerts avec Habeneck, son violoniste, sa cantatrice Mlle Delihu, ou Uhran, l'enfant prodige qu'elle a ramené d'Aix-la-Chapelle et confié à Lesueur pour en faire un grand artiste. Et puis le trictrac, et puis les patiences... Grandie à l'infini, portée au monstre si l'on peut dire, mais telle en réalité, cette vie, qu'elle la rêvait, de là haut, de Croissy, quand, regardant comme une terre promise où elle n'entrerait jamais les champs échiquetés de Malmaison, la citoyenne Beauharnais songeait comme il serait bon d'être damne du château et enviait les fortunes de Mme du Moley.

 

 

 



[1] V. Napoléon et les Femmes.