JOSÉPHINE IMPÉRATRICE ET REINE 1804-1809

 

II. — LA MAISON DE L'IMPÉRATRICE.

 

 

Quoique menant cette vie, quoique enfermée dans un palais dont elle ne sort pas même pour prendre l'air, Joséphine échappe à cette sorte de maladie qui tient à ce qu'on nomme la Cour et qui affecte presque infailliblement les souverains. L'existence de la plupart s'écoule au milieu d'un nombre très petit d'individus, à échine souple et à idées restreintes, qui portent aux lèvres l'indéconcertable sourire des danseuses et dont chaque parole est un acquiescement si empressé qu'il passe pour spontané. Ces êtres que, pour l'ordinaire, leur nom ou leur situation imposent bien plus même que le goût qu'on a pour eux ou que le dévouement dont ils ont fait preuve, forment pourtant la société quotidienne et .obligatoire. On ne les aime point au premier aspect, mais on les garde. Peu à peu ils se groupent et se serrent ; ils élèvent des barrières qui dérobent au souverain la vue du dehors et lui enlèvent la notion du réel ; ils usurpent sur lui l'action que donnent la constante présence et la confidence nécessaire et l'enferment dans un cercle où nul ne pénètre qui ne les serve en quelque dessein ou qu'ils ne servent en quelque projet. L'atmosphère s'épaissit au point de devenir irrespirable pour qui n'est point de leur nature et de leur faction ; les bruits de la rue, amortis par leurs soins, reçoivent de leur servilité des interprétations toujours flatteuses. Et cela va ainsi jusqu'au jour où une révolution met à bas le souverain qui s'étonne et ne comprend rien à la catastrophe.

Si telle est la maladie de la Cour pour le souverain auquel les affaires de l'État, l'obligation de les suivre et la nécessité d'en parler doivent pourtant donner quelques aperçus sur le monde réel ; qu'on ne peut si étroitement entourer que, à un moment, une parole libre et fidèle ne parvienne à ses oreilles ; qu'on ne peut aveugler au point que quelques lambeaux d'écrit factieux ne lui tombe sous les veux ; c'est la destinée presque irrévocable de toute souveraine qui, par son rang de naissance et par son origine étrangère, n'a pu former en France nulle liaison et nulle société en dehors de la cour qu'on lui impose. Cette cour, elle y passe sa vie du matin au soir ; elle n'en peut sortir, elle ne s'en peut délivrer. C'est un écran qui sans cesse s'interpose entre elle et la lumière ; il s'en exhale une mélopée adulatrice qui éteint tous les bruits. Si, prenant en gré certaines personnes de sa cour, la souveraine se lie avec elles, s'en compose au cercle particulier et croit former ainsi des amitiés, c'est pis encore ; car, aux faveurs prodiguées, aux exigences d'argent et d'honneurs qu'elle s'ingénie à satisfaire, elle ne gagne même point qu'on lui parle plus vrai ou qu'on lui soit plus dévoué, mais elle suscite des rivalités redoublées, provoque des haines inattendues, et s'étonne de trouver quelque jour ses pires ennemis parmi ceux-là qui étaient ses plus habituels serviteurs.

 

Seule des souveraines qui ont partagé le trône en France, Joséphine a échappé à cette tyrannie de la Cour. Par les cent audiences qu'elle donnait dans la matinée et dans la journée, par les habitudes qu'elle avait conservées avec quantité de femmes qu'elle avait connues, par ces entrées familières des petites gens qui avaient été de son intimité, elle recevait au moins des bouffées de l'air du dehors, elle vivait dans le présent, elle gardait une certaine mesure des êtres et des choses. La Cour n'était point tout pour elle ; elle n'ignorait pas que, ailleurs, il y avait des hommes qui servaient l'État, des hommes même qui refusaient de s'employer sous l'Empereur et dont les femmes, par le nom qu'elles portaient et par leur situation personnelle, valaient au moins les dames de l'entourage. Dans la foule qui, aux grands bals des Tuileries et de la Ville, s'empressait à la saluer, elle mettait des noms sur les visages et ce n'était point pour elle, comme ce fut pour d'autres, un torrent anonyme qui s'écoulait, poursuivi par les brocards de ses officiers et de ses dames. Ses fonctions d'impératrice ne lui semblaient point une insupportable corvée dont elle dût se débarrasser au plus tôt, pour rentrer dans ses habitudes et retrouver son chez-soi. Elle avait, sinon le sens de la reconnaissance vis-à-vis de ces êtres qui pouvaient en quelque point manquer à l'étiquette, du moins la conscience qu'elle avait besoin d'eux et la certitude qu'ils étaient solidaires.

Joséphine savait son monde comme il sied à une femme bien élevée qui appartient à une société polie, qui en connaît les devoirs et est habituée à les remplir. Elle le savait comme il sied à une Française qui a appris quelque chose de l'histoire de sa nation, pour qui ne sont point indifférents l'honneur d'une race, les services rendus au pays, le sang versé, la gloire acquise et qui, mettant chez elle les gens de France au rang qu'il faut, ne leur préfère point, comme d'instinct, quiconque, étranger, apporte avec un titre faux ou un nom usurpé, le vulgaire de ses manières, l'élégance de ses toilettes et l'ignorance de son jargon.

Joséphine, si elle tenait cercle dans la Salle du Trône. si, par suite, elle était obligée à certaines formes particulières, restait pourtant, au fond, une dame recevant dans son salon et les mots qu'elle disait étaient tels qu'elle eût pu les prononcer ainsi. Le sentiment qu'elle inspirait restait donc celui-là qu'on eût éprouvé pour une dame, d'un très haut rang sans doute, mais une daine ; non pas ce quelque chose de si grand, de si lointain, de si majestueux qu'était jadis une reine de France. Pour la plupart de ceux qui avaient passé par la Révolution et s'y étaient élevés, l'Empereur était l'empereur : ils savaient sa supériorité, s'inclinaient devant son génie, le tenaient réellement pour lé chef d'État et le chef d'armée. Qu'il fût monté au premier rang, qu'il eût pris le titre d'empereur, qu'il fût qualifié de majesté, rien de mieux : Général, Premier Consul, Empereur, il s'était partout, toujours, imposé comme le premier, mais Joséphine, si elle avait suivi la fortune de son mari, n'avait point, d'elle-même, grandi au point de changer d'essence, de paraître différente de nature à ceux qui l'avaient connue jadis, de leur imposer l'usage des formules d'adoration. On s'explique très bien ce général disant à Eugène quelques jours après l'Empire Comment va Madame votre mère ? C'est ce qui naturellement vient aux lèvres et toute autre phrase exige un effort de pensée et un exercice de mémoire. Elle reste une dame, et, bien qu'elle tienne son rang et qu'elle ne se laisse manquer en rien, constamment, que ce soit à dessein ou par surprise, elle indique qu'elle n'est point née dans le rang qu'elle occupe, qu'elle se souvient d'avoir vécu dans la Société à une place différente ; elle semble reconnaissante des respects qu'on lui témoigne, mais elle ne paraît pas, alors, s'en rendre elle-même entièrement la dupe. Elle n'a point pris la dose d'orgueil qu'il faudrait, n'a point acquis cette superbe qui impose ; elle ne se sent point appelée par la Providence à une mission ; il lui manque ce qui est le principal en son cas : la Foi.

L'eût-elle que, quoique seule entre les reines de France, elle ait ceint la couronne et reçu la triple onction, elle ne serait pourtant jamais une reine, au sens qu'attachaient à ce mot les contemporains ; jamais elle n'approcherait de ce type qui doit rester imposant, inaccessible, presque hiératique : car la fonction dévolue à celle qui sert d'épouse à l'oint du Seigneur, fonction auguste, mystérieuse et sacrée, est de perpétuer la race que Dieu a choisie et, à cette fonction, tout est subordonné dans son existence, jusqu'à sa vie.

La femme qui remplit une telle fonction ne doit pas être soupçonnée, ne doit pas même être approchée ; elle ne doit être ni souriante, ni aimable, moins encore accueillante. Elle ignore s'il y a d'autres êtres. S'il est un monde extérieur, elle n'en sait rien ; elle attend la venue de son unique seigneur et le reste n'est point.

En arrière, occupant une place qui semble nécessaire dans la monarchie, salutaire même à des points de vue — car si la Reine est tentée de la remplir, elle se perd, et la royauté avec elle — une autre lemme se rencontre dont la fonction est non seulement de distraire le maître et de lui plaire, mais d'établir une sorte de correspondance entre le Roi et certaines classes de la nation. Elle est là pour répandre-les faveurs d'un certain ordre, protéger les artistes, faire une grande dépense de toilette et d'ameublement, donner à la mode son essor et sa règle, être enfin la joie des yeux, le sourire et la faiblesse de la monarchie, apporter un peu de vérité, quelque chose de nature et de grâce dans ces salles dorées où les êtres figés semblent les figures de cire d'un musée d'automates. Or Joséphine possède toutes les qualités qu'on eût souhaitées à une maîtresse de roi et elle n'a point tous les défauts qu'on a reprochés à la plupart. Si elle est polie, obligeante et généreuse, si elle est prodigue et follement dépensière, elle ne se mêle point de la politique, et les intrigues où on la trouve ont pour objet unique de défendre sa position, d'empêcher qu'on ne la chasse ou la répudie. Elle ne voit que là : c'est là l'unique mobile de ses jalousies et la seule cause de ses ressentiments, passager à dire vrai, car elle n'a pas plus de fiel qu'un poulet, et elle pardonne ou oublie les pires offenses, celles qui devraient le plus profondément la blesser. N'est-ce pas là encore un trait qu'elle a de commun avec les maîtresses bien plus qu'avec les reines, car, depuis quatre siècles, deux reines seules répudiées et combien de maîtresses renvoyées ! La répudiation ne saurait entrer dans les prévisions d'une reine véritable, par suite lui donner des inquiétudes, tandis que, si bien assurée qu'on la croie, la mai tresse tremble toujours devant la disgrâce possible.

Et, pour terminer la ressemblance, Joséphine a des amis à la Cour et parmi les gens employés ; elle y a des fidèles et presque des partisans ; mais, du jour où se retirera d'elle la main qui l'a élevée, la déchéance sera terrible elle ne gardera d'honneurs que ce que le maître lui en laissera ; elle ne conservera de société que celle qu'il permettra. Il suffira d'un signe d'approbation pour qu'on se précipite ; d'un geste de dédain ou de colère pour qu'on se retire. Des amitiés qui l'entourent, aucune presque ne va au dévouement ; rien ne s'y mêle en tout cas de cette sorte d'adoration presque mystique que d'anciens Français portaient à la Reine. Joséphine n'a pu, à quarante ans, devenir brusquement un être de vénération : elle est restée un être d'amour. Ce qui fait son charme, ce qui établit sa popularité, ces liens qu'elle renoue avec qui l'approche, ces souvenirs qu'elle évoque, ces présents qu'elle fait, tout ce qui la rend le plus aimable la rend le moins souveraine, et, en rappelant toujours le point d'où elle est partie, empêche qu'on n'éprouve devant elle, au point où elle semble parvenue, cette sensation de trouble, d'émotion, d'entier abaissement de soi, d'infériorité sans espoir que doit produire sur les sujets celle-là qui vraiment est une reine.

Fût-elle autre qu'elle n'est, de naissance, d'alliances, d'éducation, de vie ancienne, arrivât-elle inconnue et étrangère, du premier coup, à ce trône, Joséphine ne serait point encore une reine, car jamais plus il n'y en aura en France : ces douze années ont creusé un abîme que rien désormais ne peut combler et, tout au fond, a glissé la vénération. L'Empereur, parce qu'il est fort, et tant qu'il sera fort, on le craint, on le respecte ; certains l'aiment ; on ne le vénère point. Sa femme moins encore. Ce n'est point la puissance qui inspire la vénération. On ne vénère point les idoles neuves, il y faut des siècles et, à présent, les idoles sont brisées.

 

Celles-là, les reines, qui ont précédé Joséphine dans ces mêmes palais, ne se trouvaient point seulement élevées au-dessus de la foule par leur naissance, défendues de toute familiarité par leur origine étrangère, elles étaient encore abritées contre l'extérieur,-au besoin gardées contre elles-mêmes, par l'atmosphère de respect, de vénération et de silence dont les enveloppait leur maison sous les lois de l'étiquette.

Cette maison, composée des personnes les plus élevées en dignité qui vécussent en France, s'interposait entre la Reine et ce qui était vivant, ce qui était sociable, ce qui était populaire, mais pour lui prêter un surcroît de grandeur. On s'imaginait, au fond d'une chapelle dorée, sur un trône d'or, la Reine, plus déesse que femme, roide d'or et éblouissante de pierreries ; au-dessous, rangées en ordre, chargées aussi de métaux précieux et de bijoux étincelants, des dames, aux faces immobiles et sévères, en une posture presque hiératique. Des prêtres, mitres d'or en tète, figés en un geste de bénédiction, faisaient brûler (les parfums sacrés dans des encensoirs d'or. Des vieillards, décorés de cordons clairs sur des habits d'or ou sur des cuirasses d'acier, attendaient des ordres dans une attitude compassée de respect hautain et d'orgueilleuse déférence. A distance, variés de costumes, d'uniformes et de livrées, s'espaçant de marche en marche comme les figurants dans une apothéose, les gens de la Bouche, les gens de l'Écu rie, les gens du Conseil, les gens de la Chambre, les gens de la Santé, puis le fourmillement du petit monde des Sept Offices. Sur la dernière marche, à peindre, hardis et vifs, l'œil insolent et la bouche moqueuse, les pages. Et, durant que les Gardes du corps, les Cent-Suisses, les Gendarmes de la Reine, hallebarde scintillante en main, écartent le populaire, une musique très douce s'exhale comme en rêve, où, sur l'harmonie des basses-violes, des clavecins, des dessus et des quintes de violon, flottent les voix des pages de musique et des hautes-contre.

Un monde à part, un monde disposé en hiérarchie pour la garde et le service d'un seul être, un monde où toute famille qui est illustre en France a son représentant, où chaque nom évoque un lambeau d'histoire, où il semble que les siècles soient assemblés pour donner à la femme qui est la Reine le cortège de toutes leurs gloires. A la veille de la monarchie expirante, les dames de la Reine, c'est la princesse de Lamballe née Savoie-Carignan, c'est la princesse de Chimay née Fitz-James, c'est la comtesse d'Ossun née Grammont, la comtesse de Talleyrand née Damas, la comtesse de Grammont née Faoucq, la duchesse de Saulx née Lévis, la comtesse d'Adhémar née Valbelle, la duchesse de Duras née Noailles, la vicomtesse de Choiseul née Durfort, la duchesse de Luxembourg née d'Argenson, la duchesse de Luynes née Laval, la princesse d'Hénin née Mauconseil, la marquise de la Roche-Aymon née Beauvilliers, la princesse de Berghes née Castellane, la duchesse de Fitz-James née Thiard, la vicomtesse de Polastron née d'Esparbès de Lussan, et, en surnuméraires, la comtesse de Juigné, la vicomtesse de Castellane, la princesse de Tarente ; c'est la France et c'est l'histoire de France. A présent, beaucoup sont mortes de la Révolution ; la plupart, ruinées, traînent leur misère sur les routes de l'exil ; quelques-unes, rentrées à bas bruit, grâce à Joséphine, ont obtenu qu'or leur rendît quelques débris de leur fortune et vivent en province ; mais qu'on ne compte point sur elles pour former la Maison d'honneur de la petite Beauharnais. Si on les interroge, même sur des formes indifférentes, elles répondent, comme la princesse de Chimay : J'ai tout oublié, tout, hormis les bontés de mes anciens maîtres et leurs infortunes.

 

De penser, tout de suite, à en trouver qui les égalent ou qui leur soient pareilles, on n'y saurait songer ; d'ailleurs, ce n'est encore rien que les personnes. Pour rendre, au moins par l'extérieur des choses, la Maison de l'Impératrice semblable à la Maison de la Reine, ne faudrait-il pas rétablir ces survivances d'usages antiques dont le sens était déjà, trente ans deçà, perdu pour beaucoup et qui paraissaient des vieilleries ? Même en excluant les services personnels, peut-on restaurer les titres et les apparences de toutes les charges ? N'est-ce point faire demander à quoi bon la Révolution si l'on relève ainsi du passé ce qui semblait le plus onéreux aux peuples et contre quoi les orateurs populaires se sont le plus indignés ? S'il faut une maison à l'Impératrice, ne convient-il pas de la réduire au strict nécessaire et de ne conserver que ce qui est indispensable pour rendre sa cour à peu près semblable à celle des autres souveraines d'Europe ?

Ce ne sera donc point la restauration d'une maison de la Reine, pas plus que Joséphine elle-même n'est la reine renouvelée ; ce sera une apparence de maison, comme l'Impératrice elle-même est une apparence de souveraine ; mais, de même que, pour Joséphine, cette apparence est menteuse, elle l'est pour sa maison, et davantage encore.

Napoléon, en effet, instaure une monarchie qui n'est pareille à nulle qui soit en Europe. Quelque effort qu'il fasse pour souder ensemble les deux Frances, celle qui vient de la Monarchie bourbonienne et celle qui procède de la Révolution, c'est celle-ci qui domine uniquement encore dans ses armées, dans ses conseils et dans son gouvernement, non celle-là qui était analogue aux autres Royautés. Il est, malgré lui peut-être, l'empereur de la République française et quoi de comparable en Europe ?

Il pourrait, appliquant un système nouveau à une situation sans exemple, nommer, pour entourer l'Impératrice et composer sa cour, uniquement les femmes de ceux qui ont contribué, par leur sang et par leurs services, à établir et à consolider le régime. Si toute la gloire de ces jeunes gens qui sont eux-mêmes des ancêtres, on la disposait sur les marches du trône ; si, pour un emploi de darne du Palais, il fallait autant de quartiers de victoires que jadis de quartiers de noblesse ; si, aux premières charges de la Maison, l'on appelait les plus illustres entre les vétérans des grandes guerres ; si, pour les moindres fonctions, l'on exigeait des preuves d'héroïque valeur et de joyeux courage, alors, la maison de l'Impératrice serait, comme l'Empire même, quelque chose de neuf et d'à part, qui commanderait l'admiration et imposerait le respect, qu'on pourrait haïr, mais dont nul ne se moquerait et qui s'imposerait à l'étonnement craintif de l'Europe comme l'Empire même.

Sans doute, les difficultés n'eussent point manqué. Si les grands officiers militaires étaient en nombre, leurs femmes, par leur origine, leur passé, leurs habitudes de vie, étaient pour la plupart peu préparées à tenir une place à la Cour ou même dans la Société. Ne choisir que dans le militaire eût été prendre un caractère que Napoléon désirait éviter et renoncer à la fusion qu'on tentait dans le pays. La politesse y eût peu gagné, et les étrangers se fussent étonnés de certaines formes de langage et de manières. Mais rien n'eût empêché d'adjoindre, aux femmes de soldats, des femmes de grands officiers civils et l'on eût trouvé là les éléments qui manquaient ailleurs. Peu à peu, un classement se serait lait qui eût permis de recruter des éléments excellents et de choisir, dans les nouvelles mariées, les plus jolies et les mieux élevées ; mais on était pressé ; on considéra qu'il y avait des droits acquis ; il n-y eut aucun plan arrêté ; on ne rechercha point les avantages de tel ou tel système, et l'Empereur, dans une très large mesure, abandonna les nominations à Joséphine. Celle-ci, incapable de comprendre la haute portée morale, sociale et politique que pouvait prendre, devant la nation et devant l'Europe, la composition de sa maison, la forma au petit bonheur, d'après ses souvenirs, sa reconnaissance, ses affections, ses habitudes, désireuse qu'elle était de remplir au plus tôt les cadres que l'Empereur avait tracés, sans qu'il en résultat un trop entier changement dans sa vie, une gêne dans sa société et une métamorphose dans ses relations.

 

Pour tracer ces cadres, si l'Empereur s'était inspiré de la composition générale de la Maison de la Reine, il avait à priori introduit une différence essentielle. Rien que le service des officiers de l'Impératrice fût distinct de celui des officiers de l'Empereur, la Maison de l'Impératrice, au contraire de ce qui était sous l'ancien régime, n'avait point d'autonomie ni d'existence propre, l'Empereur ayant jugé à propos de n'avoir qu'une seule maison et qu'une administration unique. Les quatre premiers officiers, chefs des quatre services, ressortissaient donc, chacun en ce qui concernait son emploi, son budget et ses subordonnés, du grand officier de la Couronne correspondant. Par conséquence, ceux d'entre eux qui, en service à la Cour, avaient droit à un uniforme, le portaient de même forme, couleur et broderie que leurs collègues de la Maison de l'Empereur : rouge pour les chambellans, bleu clair pour les écuyers, et partout broderie d'argent.

Les quatre premiers officiers étaient un Aumônier évêque, une Dame d'honneur, un Premier écuyer, un Premier chambellan. Par la suite, pour se rapprocher des anciens usages, le Premier écuyer, qui faisait les fonctions de chevalier d'honneur, en reçut le titre et fut remplacé comme premier écuyer : mais cela fit une charge et non un service ; le service de l'écurie resta au Premier écuyer dans des conditions spéciales, car, par exception au principe admis, et toujours sans doute pour sauvegarder des droits acquis, l'Impératrice garda dans la Maison son écurie particulière, comme l'avait eue Mme Bonaparte.

Malgré l'absence presque complète de Chapelle puisque le Premier aumônier représentait à lui seul son service, le Service d'honneur fut augmenté dans une proportion assez considérable : comme la Reine, l'Impératrice eut une dame d'honneur et une dame d'atours ; mais, si elle n'eut point de surintendante de sa maison, elle reçut, au lieu des douze dames du Palais qu'avait établies Louis XIV et dont le nombre avait été maintenu tel par Louis XV et par Louis XVI ; dix-neuf dames la première année, puis vingt-trois, puis vingt-huit, puis vingt-neuf, dont deux surnuméraires. Le nombre des dames du Palais fut illimité : sous Marie-Louise, il y en eut jusqu'à trente-huit. La Reine avait un premier écuyer, un écuyer ordinaire et quatre écuyers par quartier ; ce fut le nombre adopté pour la maison nouvelle. De plus que la Reine, l'Impératrice eut un premier chambellan, un chambellan introducteur des ambassadeurs et d'abord quatre, puis six chambellans. Mais, de moins, tout ce qui tenait à la bouche, puisque l'Impératrice mangeait le soir avec l'Empereur et que tout ce qui lui était nécessaire était fourni par les aines, l'office, la cave, la fourrière de la Maison ; de moins aussi, tout ce qui tenait à la Chambre, au Conseil, aux Pages. Avant la réforme de 1788, la Maison de la Reine comprenait quatre cent quatre-vingt dix-huit personnes, depuis la Surintendante jusqu'à la Porte chaise d'affaires ; c'est à peine si la Maison entière de l'Impératrice en comprit cent.

Il est impossible de comparer les chiffres (le dépense : les appointements réglés dans la Maison de la Reine étaient presque nuls — surintendante, 6.000 livres ; dame d'honneur, 1.200 livres ; dame d'atours, 600 livres ; grand aumônier, 300 livres ; chevalier d'honneur, 1.200 livres ; premier écuyer, 600 livres — ; mais les avantages, les gains, les profits étaient immenses : tandis que, dans la Maison de l'Impératrice, hors des appointements, rien, sauf les gratifications et les suppléments de traitement à attraper de l'Empereur.

Le Premier aumônier était donc réglé à 20.000 francs par année ; la Dame d'honneur à 40.000 ; la Dame d'atours à 30.000 ; chacune des dames du Palais à 12.000 ; les survivancières à 6.000 ; le Chevalier d'honneur, le Premier chambellan, le Premier écuyer à 30.000 ; les écuyers et trois des chambellans à 12.000 ; deux chambellans à 6.000 seulement. Ces chiffres permettraient d'établir d'une façon à peu près précise ce que coûtait la Maison d'honneur, si l'on ne devait y joindre les suppléments payés à quantité de gens sur la Grande cassette, les gratifications assignées par l'Empereur, soit sur cette cassette, soit sur des chapitres divers du budget de la Maison, sur la caisse de la Police, sur la caisse des 'afflues, sur le Domaine extraordinaire et sur les caisses de l'État.

 

Selon la hiérarchie, le Premier aumônier marche d'abord ; mais, en droit, il n'a dans la Maison presque aucune fonction et, en fait, il n'exerça jamais sur Joséphine aucune influence. Ses attributions consistent .à recevoir les ordres de l'Impératrice pour l'heure de la messe, à l'accompagner à la chapelle et à lui présenter son livre d'heures. Il doit, aux termes du règlement, être assisté de deux chapelains, mais ces chapelains ne furent point nommés. Il y eut, par contre, durant quelques mois de 1806, un aumônier ordinaire, le célèbre abbé Fournier, qui fut ensuite nommé à l'évêché de Montpellier et rentra dans le service du Grand aumônier.

Joséphine, bien qu'elle gardât étroitement les convenances et qu'elle prit, aux offices de la chapelle, une attitude qui édifiait, s'inquiétait peu de croire et ne pratiquait nullement. Si elle recherchait l'avenir humain dans les tarots et les prophéties de devineresse, elle laissait de côté l'avenir céleste. DE scrupules de conscience, elle n'en avait éprouvé qu'une fois, lors du Sacre, et d'une façon trop opportune pour qu'ils fussent sincères. Elle n'eût eu que faire d'un aumônier directeur et donneur d'avis ; il lui fallait un personnage de décoration ; elle l'eut. Ce fut le prince Ferdinand-Maximilien-Mériadec de Rohan, quatrième fils de Hercule-Mériadec de Rohan, duc de Montbazon, prince de Guéméné, et de Louise-Gabrielle de Rohan-Soubise, frère cadet du cardinal de Rohan, évêque de Strasbourg, celui du Collier. Les Rohan n'avaient point pardonné qu'on eût, en 1786, enlevé à un des leurs la charge de grand aumônier pour en investir un Montmorency-Laval et la blessure en avait été cruelle surtout pour le prince Ferdinand qui se croyait tous les droits de succéder à son frère. N'était-il point alors archevêque-duc de Cambrai, comte de Cambrésis et prince d'Empire, grand prévôt de Strasbourg, abbé de Monzon et de Mont-Saint-Quentin et tréfoncier de Liège ? Il est vrai qu'il avait l'esprit fort ordinaire et sans nul éclat, le caractère faible et vaniteux, qu'il préférait la mauvaise compagnie, passait pour boire plus que de raison et que, à la chasse, dans son diocèse, il avait tué de deux coups de fusil un garde particulier qui lui faisait respectueusement observer qu'il n'était point sur ses terres ; mais c'était bagatelle. A la révolution liégeoise, il se crut appelé à devenir prince-évêque, vint prendre possession de la régence et s'installa au palais, mais il y resta peu. Il revint en France, émigra, rentra au Consulat, et, à l'Empire, il se hâta, seul de son nom, de s'offrir. Le 27 avril 1805 (7 floréal an XIII), il fut nommé premier aumônier de l'Impératrice : ce n'était point là ce qu'il avait rêvé et il avait bien pensé, en s'offrant, qu'on serait heureux de rétablir un Rohan dans la Grande aumônerie. Pour le consoler, on lui donna la survivance de la charge. Il est vrai qu'il avait soixante-sept ans et que Fesch, le titulaire, n'en avait que quarante-deux, mais il avait la foi. Seulement, cela le nourrissait mal : il avait cru à un traitement de 40.000 francs, et il fut en effet payé sur ce pied en l'an XIII, mais tomba ensuite à 20.000. Il ne recevait rien de Saint-Domingue où étaient ses biens, avait des dettes immenses, était, dit-il, menacé d'être arrêté : aussi demandait-il constamment, soit un chapeau de cardinal, soit un siège de sénateur, soit une bonne somme sur le Grand livre. Napoléon lui lâchait de temps en temps une gratification de 24.000 ou de 12.000 francs ; il lui donna même l'étoile de la Légion et, en 1808, à ce Rohan qui, comme les autres, portait la superbe devise : Roi ne puis, Prince ne daigne, Rohan suis, il conféra le titre de comte. Au bas de ses armoiries nouvelles, parti de Rohan et de Bretagne, au franc quartier des comtes archevêques, le prince Ferdinand inscrivit-il sur un listel ondoyant sa devise ancienne ?

Il mourut le 30 octobre 1813, tout à fait ignoré ; mais n'est-il point à remarquer que ce solliciteur empressé des premiers jours de l'Empire était le propre cousin germain du duc d'Enghien, que sa nomination fut signée juste un an après l'exécution de Vincennes et que nul n'y trouva à redire ?

Si médiocre que fût le personnage, il était Rohan, et la Maison de l'Impératrice fut ainsi, en l'une des premières charges, décorée d'un des plus beaux noms de la vieille France ; mais, à cela, Joséphine ne fut pour rien ; elle n'eut point à s'intéresser à cette nomination : ce prince vint de lui-même prendre la charge où l'on était accoutumé à trouver ses ancêtres, sans paraître s'apercevoir que les maîtres eussent changé. Le cas est à part et sans analogue.

 

Après le Premier aumônier, marche la Dame d'honneur qui, dans la Maison de l'Impératrice, a, pour le service de la Chambre, la même prééminence que le Grand chambellan dans la Maison de l'Empereur : c'est dire qu'elle est le chef de ce service, et qu'elle le règle dans l'Appartement d'honneur, aussi bien pour les dames du Palais que pour les chambellans, même pour celui qui a titre de Premier chambellan. Dans cet Appartement, c'est elle d'abord qui fait les honneurs ; c'est elle qui dirige les présentations et invitations, qui présente au serment les officiers et les dames qui doivent le prêter ; qui arrête les états d'aumônes sur la Cassette, et les états de traitements et de gages pour le paiement de la Chambre. Elle prend appartement au château où qu'aille l'Impératrice et préside la talle de service. Pour ses écritures, elle a un secrétaire à 6.000 francs d'appointements.

En son absence, elle est suppléée dans ses fonctions par la Dame d'atours qui, d'après le règlement, a pour attributions spéciales l'administration et la surveillance des atours de l'Impératrice, matériel et personnel.

Quant aux dames du Palais, elles n'ont que des fonctions de représentation : quatre sont de service ensemble, deux de petit et deux de grand service : les deux dames de grand service se tiennent dans l'Appartement d'honneur pour y recevoir les personnes qui se présentent chez l'Impératrice ; elles sont près d'elle selon sa convenance ou les règles d'étiquette, et l'accompagnent si elle sort ; les deux autres restent chez elles, mais doivent se tenir prêtes à répondre à tout appel ; le dimanche, d'obligation, elles viennent à la messe au Palais et elles sont convoquées pour tous les cercles et toutes les occasions où, sans avoir besoin de toute sa cour, l'Impératrice doit au moins être entourée de tout son service. A Paris, les dames de service ne sont point logées ; mais elles le sont dans les résidences. Les dames du Palais ont le pas sur toutes les dames, même femmes de grands officiers, et, sur la présentation de la Dame d'honneur, elles ont l'honneur de prêter serment aux mains de l'Impératrice.

De même est-il pour les chambellans qui partagent avec les dames du Palais le service de l'Appartement d'honneur, commandent aux valets de chambre et aux huissiers et veillent aux dispositions intérieures. Ils sont trois seulement de service par trimestre, et, de ces trois, un seul, qui change chaque semaine, est de jour et doit se tenir constamment dans l'Appartement d'honneur. Il a chambre au Palais pour s'y habiller plus que pour y dormir. Le Premier chambellan, qui n'a nulle distinction hormis son titre, son traitement de 30.000 francs et sa clef un peu plus grande, prend le service comme ses collègues, mais en tête de liste. D'ailleurs, cette liste sert peu, l'Impératrice désignant les tours à son gré et, surtout, suivant les convenances des uns et des autres. Les dames du Palais et les chambellans devraient manger à la table tenue par la Dame d'honneur, mais, souvent, il n'est servi que la table du Grand maréchal où s'assoient toutes les personnes des deux maisons.

Telle est la Chambre : il n'est point inutile de regarder comme Joséphine en a recruté le personnel, car c'est là une de ses défaillances, c'est là une de ses infériorités comme souveraine, et, sans doute, la responsabilité ici lui incombe entière, surtout au début, et en ce qui touche le choix de ses daines.

 

Il faut distinguer cinq promotions. Mais la première tout de suite après la proclamation de l'Empire, la plus nombreuse, donne le ton et établit le caractère de la Maison (20 juin 1804 — 1er messidor an XII). Elle est composée de parentes ou d'alliées des Beauharnais, des dames qui, au Consulat à vie, ont été nommées pour faire les honneurs du Palais consulaire, de quelques amies de pension d'Hortense, mariées à des grands officiers de l'Empire, puis de certaines femmes' d'ancien régime dont les noms sont connus sans être du premier rang.

Nul amalgame n'est possible entre des éléments si disparates et si hétérogènes. Les jalousies qu'excitent les origines différentes, les fortunes inégales, les habitudes de vivre dissemblables, sont déjà un inconvénient. Mais, pour Joséphine, il est encore un plus grand mal : parmi les personnes qu'elle a choisies pour la parenté, les alliances ou les relations qu'elle a eues avec elles — faute immense, car, par là, elle appelle sans cesse à l'esprit le souvenir du temps où elle était Mme de Beauharnais, souvenir qu'à toute force il lui eût fallu effacer si elle eût prétendu s'établir en souveraine — parmi ces darnes, il en est qui sont des plus vives et des plus hardies à la décrier. Elles ne prennent au sérieux ni l'Empire, ni l'Impératrice, ni la fonction qu'elles remplissent. Elles ont naturellement gardé mémoire du passé, sont instruites des aventures, connaissent les points faibles, et le Sacre, le Couronnement, le Pape et l'Empereur n'ont point changé pour elles cette petite Tascher et ne lui ont point donné de prestige. Il est mauvais qu'on sache les origines des dieux et il importe d'épaissir un nuage sur leurs premiers âges.

La pire à ce point de vue est justement la plus élevée en dignité, celle qui assume la direction de la Maison et qui pourrait seule en rectifier l'esprit : la Dame d'honneur.

C'est pour son nom que Joséphine l'a prise afin de s'établir par une telle parenté en renom de noblesse devant son mari, le public et peut-être elle-même : une la Rochefoucauld, cela sonne, et être cousine d'une la Rochefoucauld, cela montre qu'on est soi-même de bonne souche. La parenté, il est vrai, était à feu M. de Beauharnais et non à Mlle Tascher, et la parenté, double ou triple même, n'allait nullement aux la Rochefoucauld, mais à ce qu'était, en son nom, Mme de la Rochefoucauld : aux Pyvart. Ces Pyvart, qui s'étaient faits de Chastulé, étaient de noblesse incertaine, puisque le premier de leur nom était au avise siècle un maître ordinaire des comptes en la Chambre des comptes de Blois, mais ils avaient grandi, s'étaient enrichis surtout, si bien qu'un d'eux, le dernier mâle, après avoir été 'longtemps capitaine aux Gardes, s'était retiré en 1781 avec le brevet de maréchal de camp et la croix de Saint-Louis. La mère d'Alexandre de Beauharnais était une Pyvart et il y avait, entre les Beauharnais et les Pyvart, deux autres alliances ; mais, du vivant d'Alexandre, nulle relation entre les Pyvart et Joséphine. Joséphine n'avait pu connaître cette cousine lorsqu'elle avait épousé Alexandre-François de la Rochefoucauld, second fils du duc de Liancourt, puisque, en ce même mois de juin 1788, où ce mariage fut célébré, elle était partie pour la Martinique. Lorsqu'elle en revint en 1790, comment le rapprochement se fût-il établi ? N'était-elle pas toujours séparée de son mari ? La Révolution court, Alexandre de la Rochefoucauld émigre, mis hors la loi, a-t-il dit, pour avoir contribué à chercher à sauver le Roi et la Reine. Mme de la Rochefoucauld, suspecte, est emprisonnée à Port-Libre. Au sortir de prison, peut-être les deux femmes se rencontrent et la relation s'établit. Mme de la Rochefoucauld n'a point, en effet, quitté la France, où, en 1795, son mari l'a rejointe et tous deux vivent alors à Mello.

La liaison se fait assez intime pour que, par Joséphine, Alexandre de la Rochefoucauld, à peine radié, soit, dès le 11 ventôse an VIII (2 mars 1800), nominé préfet de Seine-et-Marne. L'année suivante (ventôse an IX - mars 1801), il est chargé d'affaires à Dresde, puis ministre (24 vendémiaire an X - 16 octobre 1801). Pour cela Mme de la Rochefoucauld ne s'est point épargnée. Dès qu'elle a su que Joséphine allait à Plombières, elle a senti un besoin immédiat des eaux, et sa cure, outre la santé sans doute, lui a valu une légation.

Pourtant, bien qu'elle soit la chère cousine et que depuis lors la correspondance soit établie, elle affiche, parait-il, toutes les opinions de ce qu'on appelait les aristocrates pendant la Révolution ; et l'on a même dit qu'elle était de ces personnes qui n'allaient point le soir aux Tuileries et qui, ayant partagé ce palais en deux régions fort différentes, croyaient pouvoir, sans déroger à leurs opinions et à leurs souvenirs, se montrer au rez-de-chaussée, chez Mme Bonaparte, le matin, et échapper à l'obligation de reconnaître la puissance qui habitait au premier étage. Cela n'est point exact : à dater du 5 frimaire an XII (27 novembre 1803), Mme de la Rochefoucauld est présente à tous les cercles et si, comme l'affirme Mme de Rémusat, elle vint faire à Joséphine une scène extrêmement violente sur la mort du duc d'Enghien ; si elle dit alors : Quant à moi, mes sens sont tellement révoltés que si votre Consul entrait dans cette chambre, vous me verriez le fuir comme on fuit un animal venimeux ; ses impressions étaient sans doute fugitives, car, quelques jours après, elle assista au cercle des Tuileries.

Faut-il croire que, pour l'obtenir à la Cour impériale, il fallut tant d'efforts !

Il est vraisemblable que Joséphine désirait sa présence infiniment plus que Napoléon et qu'elle dut, pour avoir l'agrément de celui-ci multiplier les demandes et les importunités. Cela ne montre point Mme de la Rochefoucauld dans l'attitude du refus, mais, au dehors, elle se posa ainsi et elle fit une légende du prix qu'elle mit à son acceptation. Au taux qu'on prétend s'être vendu, on s'imagine fixer sa valeur il courut qu'elle ne s'était rendue que contre 400.000 fr. comptant, 100.000 francs de traitement pour

15.000 francs d'augmentation et 12.000 francs de pension pour son mari. Il en faut rabattre : pourtant outre son traitement de Dame d'honneur (fixé à 40.000 francs) elle eut un supplément de traitement égal ; son mari, nommé commandant de la Légion d'honneur, le 25 prairial an XII (14 juin 1804), gratifié de 20.000 francs le 20 fructidor (7 septembre), fut promu le 11 nivôse an XIII (1er janvier 1805) à l'Ambassade de Vienne ; là, outre son traitement de 160.000 francs, il reçut chaque armée une gratification de 40.000 francs et ses frais d'établissement furent portés de 53.000 à 80.000 francs. Ce M. de la Rochefoucauld était un agent médiocre, incapable de s'informer et même de rendre compte de ce qui était public dans la capitale où il résidait. Ce n'était donc pas pour ses mérites qu'on le comblait. Ceux de sa femme étaient-ils tels au moins qu'ils répondissent & de telles prodigalités ?

Née hors du monde, élevée loin de la Cour où elle ne fut point même présentée après son mariage, Mlle Pyvart, épousée, pour son argent de Blois et surtout de Saint-Domingue, par un cadet de grande maison, était une toute petite femme, à ce point petite que, à table, on lui mettait, comme aux enfants, un cousin sur sa chaise. De corps un peu contrefaite — les bonnes amies disaient bossue ; — mais le visage éclairé par de beaux yeux bleus relevés de sourcils noirs, spirituel, méchant même par la lèvre mince, par le nez coupant, ne manquait point d'un agrément dont les peintres ont su tirer bon parti. Hardie comme les femmes mal faites qui ont eu quelques succès malgré leur difformité, faisant elle-même les honneurs de ses défauts physiques, ne reculant point devant les mots et se tenant assez grande darne polir tout dire, elle était la femme la moins préparée par la nature et l'éducation pour tenir une telle place, bien qu'elle s'entendit à en tirer le meilleur parti. Elle fit en sorte que sa fille, à défaut de devenir reine catholique et légitime des Espagnes fût princesse Aldobrandini Borghèse, belle-sœur de la princesse Pauline, et reçût de l'Empereur une dot de 800.000 francs sans parler d'autres avantages ; elle fit donner à son mari des ambassades qui, outre l'argent qu'elles procuraient, avaient pour elle l'agrément de le tenir éloigné ; mais elle discrédita sa fonction autant qu'elle nuisit à celle qui lui avait procuré son étrange et rapide fortune. Ses mots couraient le faubourg Saint-Germain : cette phrase, quand il lui fallait revêtir le grand habit : Allons habiller le Magot, et cette autre, un soir qu'elle arrivait en robe ronde chez Cambacérès, très formaliste, comme on sait, sur les toilettes de Cour : Je demande pardon à Votre Altesse, je sors de chez l'Impératrice. En 1806, à Mayence, elle passa la mesure : elle s'avisa — ou s'imagina — qu'elle avait connu le Prince Louis de Prusse et le pleura beaucoup plus qu'un parent. Elle trouva de bon goût d'affirmer que les Français seraient immanquablement battus par les Prussiens et, comme cela n'arriva point, elle s'en mit fort en colère et fit retomber en insolence son déplaisir sur Joséphine. L'Empereur songea sérieusement alors à lui demander sa démission ; puis, du temps passa ; comme à l'ordinaire, il pardonna ou ne s'en soucia point et, quoique en sourdine, Mme de la Rochefoucauld continua sa musique. Ce ne fut rien à présent d'affirmé, seulement une allure d'incrédule, un air vaurien de profiter des choses et des gens sans y croire, avec des sourires d'entente aux ennemis du régime, s'ils se prêtaient à la plaisanterie — ce qu'on trouve, respect gardé, chez des valets engagés tout à l'heure par de nouveaux riches ; — mais aussi, des rancunes et des vengeances de bossue si l'opposition se rencontrait, si, de quelque part que ce fût, mais surtout de son monde, s'élevait un blâme, une attaque ou une ironie qu'elle sentit ou crût dirigée contre elle. lm pitoyable alors, féroce, sans pitié et colorant ses vengeances en devoir. C'était pourtant là, le devoir, le moindre de ses soucis ; elle n'était à son poste que lorsqu'elle y trouvait intérêt ou qu'il y avait contrainte ; elle ne présidait point la table de service ; elle n'habitait point son appartement ; elle ne faisait que ce qu'elle ne savait pas éviter de faire.

Peut-être y a-t-il pis et doit-on se demander quel rôle elle a joué dans certaines intrigues obscures dont le mieux qu'on peut penser est qu'elles furent intrigues d'argent. La place de secrétaire de la Dame d'honneur, avait été, lors de la création de la Maison, donnée à un nommé Bildebert, dont on a dit du bien. Mme de la Rochefoucauld remplaça ce Bildebert, le ter ventôse an XIII (20 février 1805), par un certain Loistron Ballon de Luignv dont le père avait été valet de chambre du Comte d'Artois et qui, lui-même, eu avait eu la place en survivance. Ce Luigny, qui avait l'air de s'employer, pour vivre, à de vagues traductions de l'anglais, était resté en correspondance avec son ancien maître par le canal des frères Bourlet, qui centralisaient les renseignements, et il tenait, dans l'organisation de la contre-police, un rôle important. Ce fut donc un coup de maître de l'introduire dans la Maison de l'Impératrice où il pouvait apprendre et flairer bien des choses et même, à un moment, jouer un rôle décisif. Entre ses mains, tout au moins, était-on assuré que les aumônes de la Cassette n'iraient qu'à des bien pensants, puisque c'était lui le preneur de renseignements. Elles servirent aussi à ses menus plaisirs et, sur les aumônes, il entretint somptueusement une certaine Mme de Campestre dont les mémoires sont singulièrement édifiants. Mme de la Rochefoucauld qui signait les états de dépenses de M. de Luigny, qui recevait Mme de Campestre, qui, avec le prince de Poix, s'était faite la répondante de Luigny, qui lui avait obtenu ce traitement de 3.000 francs, augmenté de 6.000 francs de frais de bureau, était-elle entièrement consciente de l'infamie de son protégé et des dangers qu'elle faisait courir à ses maîtres, c'est trop qu'on puisse le demander.

Au divorce, elle crut faire un coup de partie un donnant sa démission : elle se tenait certaine ainsi le n'avoir pas à suivre sa bienfaitrice et d'être nommée dame d'honneur de l'Impératrice nouvelle ; mais ce fut mal joué. L'Empereur s'était rendu compte qu'il n'y avait là qu'une apparence de la Rochefoucauld ; il n'avait point oublié les scènes de Mayence ; le ton de la dame lui déplaisait autant que son inexactitude et sa tenue. Il accepta simplement la démission, sans même donner à la Dame d'honneur congédiée ce que recevaient presque de droit les officiers des Maisons supprimées, les Honneurs conservés, c'est-à-dire l'entrée dans la Salle du Trône. Mme de la Rochefoucauld, qui avait entièrement oublié le chemin de Malmaison, dut, pour les obtenir, apprendre la route de Navarre. L'unique voyage qu'elle y fit coïncide avec la décision que Joséphine obtint pour elle de l'Empereur. Ce fait la dernière fois que Mme de la Rochefoucauld la vit vivante ; morte, on dit qu'elle la pleura. Etait-ce de regret de n'en pouvoir plus rien obtenir ?

 

Ce ne sont pas de tels défauts qu'on rencontre chez Mme Lavallette, la Dame d'atours ; mais, si Napoléon a compté que, en édictant un règlement sévère et en chargeant la Dame d'atours de le faire observer, il arrêterait la folie de toilette de l'Impératrice, empêcherait les relations compromettantes et inutiles avec les marchands, établirait un ordre et une règle dans la dépense, Joséphine, en se réservant le choix de la personne, a mis à néant tous ces beaux projets. Elle l'a prise à dessein humble, pauvre, sans nom, sans usage et dans sa sujétion absolue. C'est cette Emilie de Beauharnais, propre nièce d'Alexandre, qui, abandonnée par un père émigré et par une mère divorcée et remariée à un homme de couleur, a été recueillie par Joséphine, placée par elle chez Mme Campan ; puis, mariée en deux jours, à un aide de camp de Bonaparte, sur l'inquiétude qu'on a prise que Louis ne lût amoureux d'elle. Cet aide de camp, fort brave homme et plein (l'esprit, d'une intelligence qui se mettait à tout et d'un cœur qui lui donnait peu d'égaux, était de famille parisienne fort ordinaire, des petits marchands, dont on ne sait pas même bien le nom — Chamans ou Chaulant. — Eduqué grâce aux charités de l'accoucheur Baudeloque, à la Révolution, il était dans les ordres ; à présent capitaine. Nulle fortune. La mariée eut 15.000 francs que lui donna Bonaparte et, durant l'expédition d'Egypte, elle dut aller vivre à Fontainebleau, près de la mère de sa mère, Fanny de Beauharnais. Elle y eut la petite vérole, fut très marquée ; ce fut un désespoir. Il lui sembla qu'elle avait fait banqueroute, non à l'homme qu'elle avait épousé, mais à celui qu'elle aimait, pour qui elle s'était gardée et qui, en effet, lorsqu'il revint d'Egypte, la dédaigna. De son enfance, ballottée aux prisons, jetée en cris de désespoir d'une étrange éloquence vers les Jacobins dictateurs, de ses épreuves de jeunesse, de cette misère, de ce mariage subit, de cette mère, de ce père qui, revenu d'émigration, acoquiné à une chanoinesse allemande, s'était refait une famille, Emilie était restée brisée par une mélancolie profonde, maladive et sans issue, un dégoût de la vie fortement exprimé.

Par surcroît, depuis ses couches (avril 1802), la pauvre était blessée et c'était un supplice pour elle de se tenir constamment debout comme l'exigeait l'étiquette. Qu'on s'étonne ensuite de son air de monotonie et de froideur calme, de sa démarche de statue.

Tout naturellement, elle était disposée à être inquiète ; sa mélancolie devait tourner à la persécution — outre les causes morales accessoires, il y avait à son état mental une raison physiologique : son père et sa mère étant cousins germains ; — mais il semble bien que Joséphine, Hortense et même cette Stéphanie de Beauharnais qu'une-étrange fortune allait faire princesse de Bade, la prenaient en Cendrillon et ne lui ménageaient point les mauvais compliments. Au moins le croyait-elle et dès lors, pour elle, n'était-ce point pareil ?

On peut penser qu'Emilie eût désiré être traitée en nièce et que Joséphine eût, au contraire, voulu en quoi elle avait raison — que Mme Lavallette ne parût ni rappeler des liens de famille, qui d'ailleurs n'existaient point, ni même s'en souvenir, et qu'elle se renfermât dans sa place ; mais, de cette place, d'autre part, l'Impératrice n'entendait point que sa nièce remplit aucune des fonctions. De là, des picoteries continuelles, une sujétion qu'elle lui faisait davantage sentir, des fatigues multipliées qu'elle lui imposait, surtout l'impossibilité de s'acquitter de son devoir, et, malgré cela, vis-à-vis de l'Empereur, une responsabilité qui donnait lieu à des reproches. La Dame d'atours qui, d'après le règlement, avait le choix et la surveillance du personnel, était en réalité constamment bravée par les femmes de garde-robe qui étaient à Joséphine dès le Consulat et qui seules avaient part à sa confiance et à son intimité. C'était devant la Dame d'atours que, à un seul jour fixé par semaine, les fournisseurs devaient se présenter ; elle devait tenir registre des commandes et des achats et délivrer les mandats : or, il arrivait des marchands à toute heure, il en entrait malgré toutes les consignes et qui pensait au registre de la Dame d'atours ?

Il y eut mieux : en janvier 1809, lorsque l'Empereur, lassé de payer les dettes, imposa à Joséphine une intendante des atours qui, sous les ordres directs de la Dame d'atours, devait commander et recevoir les fournitures sans souffrir que le montant des crédits fût dépassé, cette intendante, Mme Hamelin, se mit presque tout de suite d'intelligence avec Joséphine, s'ingénia à grossir les commandes, se remua pour trouver chez des usuriers de l'argent à emprunter et, s'établissant sur un pied d'égalité avec Mme Lavallette, engagea avec elle une lutte étrange où la Dame d'atours n'eut le dessus qu'après bataille donnée.

Comment alors ne point s'expliquer le dégoût qu'éprouvait Mme Lavallette ? Rien ne l'avait préparée à la vie de cour, elle y portait des ignorances qui étaient pires que des fautes : chargée d'indiquer aux dames du Palais les costumes qu'il fallait prendre, elle ne savait quand c'était le temps du grand habit ou de la robe ronde, et l'Empereur l'en rabrouait. Même à cela, disait-il, elle n'était point bonne. Qu'y pouvait-elle ? Que pouvait-elle pour empêcher les dettes de Joséphine, les familiarités avec les marchands ? Et, sans le vouloir, sans le savoir, elle ajoutait au discrédit où se trouvait sa tante, à cette impossibilité où l'on était de prendre au sérieux l'Impératrice entre cette Dame d'honneur qui se moquait d'elle et cette Dame d'atours qu'elle trompait avec ses femmes de chambre.

 

Les noms, la qualité, la gloire, les actions, les fonctions des maris n'ont point imposé ces deux-là qui sont les premières, mais seulement le caprice ou la volonté de Joséphine pour les autres, il en sera de même, et pour certaines, les raisons de les choisir seront moindres encore. Certes, il eût, été d'un cœur dur et médiocrement reconnaissant de congédier, à l'Empire, les quatre dames qui, dès le mois de frimaire an XI (novembre 1802), avaient été désignées pour faire, auprès de Mme Bonaparte, les honneurs du Palais consulaire. A chacune, en ce temps, l'on avait écrit une belle lettre : La connaissance personnelle que le Premier Consul a de votre caractère et de vos principes lui donne l'assurance que vous vous en acquitterez avec la politesse qui distingue les dames françaises et la dignité qui convient au Gouvernement. Il n'avait pas fallu moins pour décider certaines d'entre elles à accepter une place qui, sans doute, étant donnée la splendeur où Bonaparte avait porté le Consulat, ne pouvait manquer d'être honorable, mais qui, pourtant, n'avait ni le relief, ni les agréments, ni les honneurs d'une charge de Cour. On n'avait donc pu penser à offrir une telle mission à des dames ayant tenu le premier rang dans la société ancienne, et l'on s'était trouvé heureux de rencontrer, pour l'accepter, des femmes qui, la plupart, appartenaient à la classe de ces financiers, occupant à la cour des Bourbons des offices intermédiaires, entrant par leurs alliances dans la noblesse et, sinon formées à l'étiquette royale, au moins ayant les habitudes d'un monde distingué.

Telle était Me" Le Gendre de Luçay, qui, de son nom, était Papillon d'Auteroche, la nièce de ce Papillon de la Ferté qui avait été intendant des Menus. Elle tenait à tous les fermiers généraux les plus réputés comme fortune, son mari, petit-fils du fameux Bouret, étant fils du fermier général Le Gendre de Villemorien et elle-même se trouvant très proche parente des Dufort. Les Le Gendre étaient d'origine noble et avaient dans leur famille un titre de comte palatin de 1677 ; plusieurs de leur nom avaient occupé des charges de gentilhomme ordinaire et avaient obtenu des grades dans l'armée et la marine ; mais le mariage avec Mue Bouret les avait décidément jetés dans la finance. Leur fortune, des plus considérables, comprenait entre autres terres celle de Valençay, payée 620.000 livres en 1765. Ils y avaient joint la terre de Luçay et le comté de Veuil, ce qui faisait plus de quarante mille arpents, dont quinze mille en bois. M. de Luçay, qui avait été adjoint à son père dans ses deux places d'administrateur des Postes et de fermier général, s'était surtout occupé de l'exploitation de ses bois et jouissait d'une telle influence dans son département qu'il en avait été élu administrateur. Quoique, durant la Révolution, il eût traversé des jours singulièrement mauvais, il n'avait point émigré et avait conservé ses biens et son action. Le Premier Consul n'avait fait que se conformer aux vœux des populations en le nommant préfet du Cher et l'avait ensuite appelé près de lui comme préfet du Palais. C'était surtout pour ne point se séparer de son mari que Mme de Luçay, malgré la fortune et la situation dont elle jouissait, s'était déterminée à accepter une place près de Mme Bonaparte qu'elle ne connaissait nullement et de qui elle n'avait rien sollicité. Née la même année que l'Empereur, fort agréable de visage et de tournure, Mme de Luçay avait le meilleur ton et savait son monde. Les quinteux ne trouvaient à lui reprocher qu'une prévenance excessive et un peu de manière.

Hors du Palais, elle menait grand train et, dans son hôtel de Paris, rue d'Angoulême-Saint- Honoré, comme dans la terre de Saint-Gratien qu'elle acheta après avoir vendu Valençay à M. de Talleyrand terre alors de cinq cents arpents et comprenant tout l'étang de Montmorency — elle recevait la meilleure société. Aussi, quelque effort qu'elle fît, lorsqu'elle était de service, pour conformer ses heures à celles de l'Impératrice et être prête aux temps marqués, elle avait conservé, de sa vie indépendante et libre, trop d'accoutumance pour ne pas manquer parfois. L'Empereur, auquel elle marquait, en toute occasion, un dévouement que les revers n'ébranlèrent pas, ne lui en tenait point rigueur et il lui confiait, en toute occasion, les commissions les plus flatteuses. En 1807, elle fit fonctions de dame d'honneur près de la princesse de Wurtemberg qui venait épouser Jérôme et, en 1810, elle fut désignée comme dame d'atours de la nouvelle Impératrice.

Elle avait une fille, Lucie de Luçay, tout à fait jolie en sa petite taille, avec ses admirables yeux noirs, charbonnés et pleins de feu, et ses cils immenses, qui, recherchée à la fois par M. Lepelletier d'Aunay et par M. de Rochambeau, leur préféra Philippe de Ségur, alors chef d'escadron et maréchal des logis de l'Empereur, depuis général et gouverneur des Pages. Elle l'épousa, le 25 septembre 1806, sous les auspices de l'Impératrice qui l'agrégea à sa maison comme dame surnuméraire. Elle mourut à vingt-sept ans par suite d'une imprudence, et ce fut un deuil véritable à la Cour où elle tenait par tant de liens et dans la Société où elle n'avait inspiré que des sympathies.

Après Mme de Luçay, celle des dames du Consulat qui avait le plus d'assiette dans le monde était Mme de Talhouët. Joséphine l'avait rencontrée à Plombières et, s'étant liée avec elle, avait obtenu son acceptation. Son mari, ci-devant officier au régiment du Roi, était d'une maison d'ancienne chevalerie bretonne, connue dès le XIIIe siècle, maintenue en noblesse aux réformations de 1426 et de 1669, mais ruinée, entrée dans la robe au XVIIe siècle et demandant alors des certificats d'indigence pour des places à Saint-Cyr. Mme de Talhouët était née Baude de la Vieuville, d'une famille qu'il convient de ne pas confondre avec les La Vieuville, marquis et ducs de la Vieuville, quoique ces Baude eussent, en 1746, obtenu, sous ce même nom, la réélection en marquisat de la terre de Châteauneuf qu'ils avaient achetée des Beringhem. Son frère qui, par la suite, entra comme chambellan dans la Maison, avait, en 1791, étant lieutenant aux Gardes, épousé Mlle du Cheylar, veuve du marquis de Lambertye, celle que d'Antraignes, dans sa correspondance, désigne sous le nom de l'Amie et qui joue un singulier rôle dans les conspirations.

Mme de Talhouët avait de belles terres dans la Sarthe où elle fit nommer son mari membre du Conseil général et président du Collège électoral : en l'an XII, il fut membre de la Légion et comte de l'Empire en 1809. Dès 1802, elle avait marié sa fille aînée au général Joseph Lagrange ; elle maria la seconde, en 1809, à M. Lecouteulx de Canteleu, et fit, en 1817, épouser à son fils, ancien officier d'ordonnance de l'Empereur, une des filles de M. Roy, le financier, l'ancien fermier des ducs de Bouillon, devenu, par ses spéculations sur les biens nationaux, un des hommes les plus riches de l'Europe. Tout cela indiquait un esprit peu ordinaire :         d'ailleurs, à voir seulement les yeux noirs et actifs de Mme de Talhouët, l'on savait sur quoi compter ; mais si elle était intelligente, si elle se mettait bien et d'une façon même plus jeune que son âge, elle était dans le monde d'une de ces hauteurs d'argent qui, en ce temps encore, faisaient peu d'impression et ne donnaient point un rang.

Ensuite, il eût fallu placer Mme de Lauriston, dont le mari avait fait partie de la Maison militaire dès qu'elle avait été formée. Il avait été de la même promotion que Napoléon et, retiré chef de brigade en l'an IV, il était rentré aide de camp du Consul en l'an VIII. C'était le petit-neveu de Law, le fils d'un Law, comte de Tancarville, qui, du service de la Compagnie des Indes, était venu au service du Roi et était mort maréchal de camp. Mme de Lauriston, née Leduc, était la fille d'un maréchal de camp de l'artillerie et la sœur de cette comtesse de la Bouère qui a joué son rôle dans les guerres de la Vendée. Chacun s'accordait à la trouver charmante, non seulement de figure, mais d'âme ; chacun rendait hommage à sa conduite exemplaire et Napoléon avait pour elle une considération et aine estime dont il s'est plu sans cesse à lui donner des marques, quelques griefs qu'il pût avoir contre son bel aide de camp. On en a des preuves sensibles par la lettre qu'il lui écrivit de Finckenstein le 5 avril 1807, par la pension de 48.000 francs qu'il lui octroya en décembre 1813, pour tout le temps que son mari serait prisonnier de guerre. Comme l'a dit d'elle un témoin dont l'indulgence n'est point l'ordinaire défaut : elle a bien sur sa figure le calme de sa conscience et la beauté sied à merveille en elle à la vertu.

La dernière, par l'âge, par la qualité de son mari, les services qu'il avait rendus et ceux qu'il pourrait rendre, était sans doute Mme Rémusat, Mlle Claire Gravier de Vergennes. Pour que Joséphine pensât à ce ménage, il fallut ce concours d'étranges circonstances qui, durant la Révolution, mit en présence, dans la maison Chanorier, à Croissy, la vicomtesse de Beauharnais et Mlles de Vergennes. Quand Joséphine parla du mari pour en faire un préfet du Palais, le Premier Consul opposa la plus vive résistance. Quels services a-t-il rendus ? demanda-t-il. Qu'a-t-il fait pour être auprès du chef de l'Etat ? D'une famille bourgeoise qui se relevait en noblesse par quelque charge d'échevin de Marseille et par quelques alliances, il avait, sept à huit ans, exercé, à la Chambre des Comptes, aides et finances de Provence, une charge d'avocat général qu'il avait eue par son premier mariage avec Mlle de Saqui-Sanes dont le père en était revêtu. Son frère, négociant de Marseille, émigré à Smyrne durant la Révolution presque entière, avait été, en 1797, un des obscurs députés royalistes dont le Dix-huit Fructidor avait invalidé les pouvoirs. Pour Mlle de Vergennes, qu'il avait épousée en 1796, si elle portait un nom célèbre dans la diplomatie européenne, elle ne descendait point directement du ministre des Affaires étrangères de Louis XVI, elle était la petite-fille d'un frère que le ministre avait fait ambassadeur en Suisse. Ces Gravier, fils d'un maitre à la Chambre des comptes de Dijon et petits-fils d'un trésorier de France au bureau des finances de la même ville, devaient leur fortune à leur double alliance avec ces Chavignard qui, usurpant le nom de Chauvigny et présentés comme tels à la Cour, eurent des aventures qu'a racontées Saint-Simon et finirent par percer sous leur troisième nom de Chavigny.

Les Rémusat n'étaient guère préparés à occuper une place de cour ; mais ils étaient fort pauvres ; Monsieur quémandait un emploi ; Madame, dont le père avait été décapité, n'avait pas un sol ; Joséphine, qui était tenace, les imposa et fit de la femme sa favorite. Les ménage n'eut point à se plaindre. 25.000 francs de traitement à Monsieur comme préfet du Palais, 12.000 francs à Madame pour accompagner Mme Bonaparte, c'est le fixe : dès la première année (an XI), 6.000 francs de gratification comme chargé du Théâtre-Français, 50.000 francs de gratification extraordinaire, le 17 prairial (6 juin) ; 30.000 francs lors du voyage de Belgique et, à Bruxelles, un cadeau de 5.000 francs de dentelles, — total : 122.000 francs ; en l'an XII, le traitement de. Monsieur porté à 30.000 francs, une gratification de 42.000 francs sur le chapitre Théâtres ; une gratification extraordinaire de 10.000 francs le 28 brumaire, une autre de 200.000 francs le 28 messidor — c'est du 12 au 26 brumaire que Mme Rémusat a fait, à Pont-de-Briques, ce séjour qui a donné lieu à tant de commentaires — ; donc en l'an XII tout près de 300.000 francs. Même fortune en l'an XIII, l'an XIV et 1806 ; à partir de novembre 1807, un traitement supplémentaire de 5.000 francs par mois, 60.000 francs par an. Nulle générosité ! a dit de Napoléon Mme de Rémusat : que lui fallait-il !

Pour de l'esprit, certes, elle en avait, et elle était fort instruite, mais aussi pédante : il n'y a qu'à ouvrir son Essai sur l'éducation des femmes. Elle avait trop fréquenté les débris de la société de la Chevrette, les avant-dernières amantes de Jean-Jacques et les dernières amantes de Saint-Lambert, pour n'être pas entichée de gens de lettres et n'avoir point le goût d'écrire ; mais, d'abord, elle s'attacha au sérieux et, par Joséphine, qu'elle mena, se fit une fortune. Puis, de la femme, elle voulut passer au mari, réussit moins ; dirigea alors le Théâtre-Français, reçut des pièces, morigéna la troupe tragique et la troupe comique et, après 1807, s'exerça sur tout ce qui chantait, dansait et musiquait. Elle donna dans le grave et eut pour cela Guizot, Villemain presque enfant, Leclerc qui lui dédiait son Éloge de Montaigne, même Chateaubriand qui, chapitre oublié dans les Mémoires d'outre-tombe, ne dédaigna point de la prier de parler de ses dettes à l'Empereur — qui les paya. De 1807 à 1809, elle exerça une véritable influence ; mais cette influence qu'elle devait en partie à Talleyrand — car c'était lui qui l'avait recommandée à l'Empereur pour tenir un de ces salons où se réunissaient gens du monde et gens (le lettres et où l'on pût les écouter, — elle la perdit par Talleyrand. Si liée avec lui qu'elle ne pouvait rien lui refuser, elle ménagea, lors de la campagne d'Espagne, son rapprochement de Fouché, fut de la conspiration, ou, du moins, la connut. Napoléon, au retour, après la grande scène avec le prince de Bénévent, sans couper entièrement les vivres aux Rémusat, les réduisit d'abord à 36.000 francs de supplément de traitement, puis (1810) à 24.000, et, eu garda le mari comme premier chambellan, il ne mit point la femme de la Maison de la nouvelle Impératrice et la laissa chez Joséphine. Dès lors, elle se déchaîna et, étant toute à Talleyrand, fut mêlée de si près à ses intrigues que, dans la crise finale, il lui distribua un rôle des plus importants, qu'elle joua au mieux et dont elle se crut fort mal payée par la préfecture de la Haute-Garonne. C'est cette femme qui écrivait du pamphlet de Chateaubriand, De Buonaparte et des Bourbons : Je mettrais mon nom à chacune des pages de ce livre pour attester qu'il est un tableau fidèle de tout ce dont j'étais témoin.

A la voir, en vérité, rien de cette noirceur d'âme et de cette profondeur de génie : une femme petite, un peu ronde, avec des yeux très vifs, grands et brillants, un nez remuant et flaireur, peu de traits, mais infiniment d'agrément et même de gaieté dans la physionomie. N'est-elle point ainsi d'elle-même, et l'image que d'ailleurs elle a donnée d'elle depuis la publication de ses mémoires, n'est-ce point un reflet de celle de son grand ami, de son directeur, de l'homme qui, à partir d'une certaine époque, a exercé sur elle une influence entière ? Ses lettres sont d'une aimable femme, un peu tracassière et pédante ; ses mémoires, Talleyrand y a applaudi, s'il ne les a point dictés.

Il est, comme on le von, crus différences entre ces quatre dames, mais aucune n'est du premier rang, aucune, avant la Révolution, n'eût eu chance d'arriver aux charges de la Maison de la Reine ; mais, ayant continué leur service à la proclamation de l'Empire, elles se trouvent, par leur ancienneté, les premières de la liste et donnent, en quelque façon, l'air de la compagnie.

Dans ce qui vient ensuite, l'on trouve d'abord une femme qui, comme Mme de la Rochefoucauld et Mme Lavallette, se trouve parente de Joséphine, mais cette fois directement, par les Tascher : ce pourquoi elle n'est traitée ni de cousine, ni de nièce : c'est Mme Savary, qui est née Faudoas-Barbazan, et dont la mère, née Buttet, créole de Saint-Domingue, avait été d'abord la vicomtesse des Cars. La parenté vient des Buttet, singulièrement riches jadis. Mlle de Faudoas, élevée avec Hortense chez Mme Campan, n'a point voulu, comme avait fait sa mère, se sacrifier à un grand nom, et elle a choisi pour son mari ce Savary, ancien aide de camp de Desaix, devenu, après Marengo, l'aide de camp du Premier Consul. Savary, quoiqu'il eût fait tous ses grades depuis 1790, était de ces familles nobles, vouées au militaire, qui ont fait la monarchie et construit la France, et son père, retiré capitaine de cavalerie, chevalier de Saint-Louis, major de place à Sedan, valait les des Cars et les Faudoas. Jolie à miracle, musicienne qu'on citait, élégante autant par ses ajustements que par la façon dont elle les portait, Mme Savary eut cet honneur de partager la disgrâce que certains chroniqueurs ont infligée à son mari, parce qu'il fut et resta le serviteur fidèle, dévoué et incorruptible de son bienfaiteur. Elle rendit beaucoup de services à plusieurs qui se réclamaient alors de sa parenté et qui, lorsqu'elle fut malheureuse à son tour, lui fermèrent leur porte, mais elle n'en tint pas la tête moins haute et n'en demeura pas moins une grande darne d'esprit, de cœur et d'allure.

Mme Savary, à la fois parente de l'Impératrice et femme d'un des serviteurs les plus dévoués du nouveau régime, est ici bien en sa place ; et de même en est-il de Mme Ney et de Mme Lannes. Toutes deux sont femmes de grands officiers de l'Empire, toutes deux sont merveilleusement jolies et, sinon de naissance, au moins d'éducation, égales à leurs fonctions. Mme Ney, née Auguié, d'une famille qui était toute de la domesticité de la Reine — car sa mère et ses deux tantes, les demoiselles Genet, étaient femmes de chambre de Marie-Antoinette — a été élevée avec Hortense chez Mme Campan, et doit son mariage à Mme Bonaparte. Mme Lannes est d'origine pareille, puisque, avant la Révolution, son père M. Guéhéneuc, d'une ancienne famille noble de Bretagne, avait été valet de chambre du Roi. Mme Ney est une jolie femme brune, un peu maigre, mais avec des yeux noirs superbes, une physionomie douce et spirituelle, des extrémités charmantes ; Mme Lannes, plus belle encore, a un visage virginal, des traits d'une régularité parfaite, un teint d'une blancheur idéale : toutes deux sont faites à souhait pour parer une cour. Mme Ney, très fière de son rang, décidée à le soutenir par une immense dépense, mène un des plus grands trains de l'Empire et a facilement raison du million de revenu que Ney tire de ses charges et de ses dotations. Son hôtel de la rue de Lille lui a coûté onze cent mille francs d'achat et d'ameublement, et c'est partout le même luxe. Voyage-t-elle, va-t-elle aux eaux, il lui faut sa maison entière, ses meubles, son lit, son argenterie faite exprès et le train d'une princesse, qu'elle est. Pourtant, malgré ses talents de cantatrice, car sa façon passe l'amateur, et elle déchiffre à première vue les passages les plus ardus, malgré ses succès comme actrice de société, assez timide, surtout devant l'Empereur, pour qu'on le remarque et qu'on en induise qu'elle manque d'usage. Elle aime le monde pour lui et pour elle, mais est restée à ce point familiale que, lorsqu'elle reçoit, le fond de sa société est composé de sa famille et, par là, comme sa parenté ne s'est point comme elle élevée aux dignités, a surtout visé et obtenu des recettes générales, le ton y est resté bourgeois. Cela frappe même les étrangers et n'est point pour lui faire médiocre honneur. Mme Lannes tient un moindre état, ou plutôt, à Paris, en son hôtel de la rue de Varennes, elle n'en tient point, toutes les splendeurs étant réservées pour sa terre de Maisons. A Paris, elle vit en personne privée, pour son mari, ses enfants, ses parents, quelques vieux amis. Ce n'est point qu'elle ne sache au mieux le monde et la Cour ; elle a fait son apprentissage en Portugal où elle a singulièrement réussi, mais cela l'ennuie et elle se plan mieux chez elle.

Après ces trois, dont la nomination est toute juste et naturelle et qui prennent dans la Maison les places qui leur appartiennent, on pourrait s'étonner de rencontrer la femme d'un fonctionnaire, fort honnête sans doute et fort versé en son métier qui est l'Enregistrement, mais l'Enregistrement mène-t-il à des places de Cour ? Mme Duchâtel, née Papin, eut sans doute, pour y être imposée, des titres différents, car quoiqu'elle fût fort élégante de toilette et fort jolie femme, ni sa naissance, ni les services de son mari ne l'eussent désignée, et certes l'Impératrice ne l'eût point élue.

C'est là tout ce qu'on rencontre pourtant du régime nouveau, tout ce que Joséphine a prélevé sur les trente grands-officiers de l'Empire ; tout le reste s'attache ou se rattache à l'ancien régime, quelquefois dans les premiers rangs, mais point pourtant dan cette fleur qu'on nommait la noblesse de Cour.

Certes, les Colbert y touchent par leurs services et leurs alliances et Mme Auguste de Colbert a bien des titres à faire partie de la Maison souveraine : par son père, le général de Caudaux, sénateur, commandant en chef, à deux reprises, des armées républicaines en Vendée, ambassadeur du Directoire à Madrid et à Naples, par son mari, soldat intrépide, l'un des cavaliers illustres de l'armée, elle a ses grandes entrées dans le monde nouveau, où elle porte la splendeur d'un nom rendu dix fois glorieux par la suite d'hommes illustres qui l'ont fait noble. Seule presque, elle représente ensemble le passé et le présent et, dans son écusson, ce sera une joie aux yeux de voir la guivre d'azur rehaussée encore du franc quartier des comtes militaires. De plus, elle est une des personnes les plus excellentes du château. Douce, simple, très aimable, elle n'a nulle morgue, nulle vanité, elle adore son mari et, en même temps qu'une parfaite égalité d'humeur, elle porte en tout une dignité de conduite qui lui assure l'estime et la sympathie des plus difficiles.

Près d'elle, on peut nommer Mme Octave de Ségur : née d'Aguesseau et la dernière de son nom, elle tient au nouveau régime par son père, l'allié dès la première heure, président du tribunal de la Seine, puis ministre à Copenhague et sénateur, et par son beau-père, l'ancien ambassadeur de Louis XVI en Russie et à Berlin, conseiller d'État au Consulat et, à l'Empire, grand-maître des cérémonies. Son mari, qui avait débuté dans les lettres d'une manière aimable, avait été, en 1801, nommé sous-préfet de Soissons. En 1805, il disparut, poussé, disent certains, par des chagrins domestiques, cédant plutôt, semble-t-il, à une mélancolie maladive. Il s'engagea, sous un nom supposé, dans un régiment où, quelques années plus tard, son frère Philippe le reconnut par hasard. Il se laissa faire sous-lieutenant, capitaine, chef d'escadron, fut fait prisonnier en 1812, resta en Russie jusqu'à la paix et, revenu en France, tourmenté des mêmes inquiétudes, se noya en 1818.

Mme Octave de Ségur était clone une sorte de veuve ; elle jouissait de sa liberté, mais n'en avait pas moins bonne réputation, quoiqu'elle fût peu aimée des autres femmes. Fort jolie avec ses yeux de velours, s'entendant au mieux à grouper autour d'elle les hommes les plus aimables, elle exerçait sur sa société intime une influence directe qui explique les hostilités qu'elle souleva. On lui prêtait une aversion absolue pour la contrainte et quelquefois des impolitesses : surtout, elle avait un beau nom, une très jolie voix dont elle usait à ravir, beaucoup d'agrément dans le visage et une cour. C'est plus qu'il ne faut.

Si bonne que fût la naissance de Mme Octave de Ségur, on pouvait s'étonner de la sous-préfecture du mari ; mais les liens qu'elle avait avec l'Empire lui donnaient encore -une raison d'are à la Cour : pour Aime de Serrant, il ne s'en trouvait aucune. Née, .comme elle était, Rigaud de Vaudreuil, cousine du fameux comte de à Vaudreuil, l'ami des Princes, elle avait été mariée d'abord à M. de Valady, capitaine aux Gardes, qui, en 1792, fut élu à la Convention et qui, l'année suivante, fut guillotiné comme Girondin ; puis, en émigration, sans doute en 1795, elle épousa M. Antoine Walsh de Serrant, jadis colonel en France d'un régiment irlandais de son nom et maréchal de camp. M. Walsh, laid, maussade, singulièrement intéressé, avait vingt-six ans de plus qu'elle et était veuf d'une Choiseul-Beaupré. A peine le calme un peu revenu en France, il y renvoya sa femme qui, se trouvant fort dénuée, fut recueillie par Mme Lefebvre, dont le mari, au temps qu'il était sergent aux Gardes, avait eu Valady pour capitaine. Mme de Serrant, grâce à cette protection, commença à arranger ses affaires et celles de son mari, dont elle obtint la radiation. L'Empire arriva : un matin, ce mari l'amena chez Joséphine et quel fut son étonnement lorsqu'elle s'entendit remercier de bonne foi par l'Impératrice d'avoir demandé à entrer dans sa Maison : elle était loin d'y penser ; mais, dans sa timidité naturelle, elle garda le silence ; elle voulut écrire, on l'en empêcha, et elle se trouva dame d-u Palais. Elle y fit d'ailleurs borine figure, s'attacha sincèrement à l'Empereur qui, malgré qu'il eût plaisir à sa société, ne lui donna point le siège de sénateur que souhaitait si ardemment M. de Serrant, pas même la Légion, tout au plus la présidence du collège électoral du Finistère. Mais, d'abord, elle n'eut point à vivre avec son mari, puis elle trouva à la Cour des distractions qui la consolèrent d'abord et ne manquèrent point de l'embarrasser plus tard. Elle eut d'autres embarras : dans un besoin pressant d'argent, elle s'adressa à l'Empereur, et les 100.000 francs qui figurent à son nom dans l'état des dettes remboursables n'ont jamais été réclamés.

Sur la recommandation de M. Lecouteulx et sans prendre d'autres renseignements, Joséphine fit nommer une Mme de Barberot de Vellexon de Vaudev, qui était fille de l'illustre général d'Arçon, mort sénateur. M. de Vaudey, ancien capitaine de cavalerie, s'était rallié au début du Consulat et avait pris parti dans les Hussards Bonaparte. Cela paraissait convenable : mais on avait compté sans la darne, fort jolie, intelligente, audacieuse, et aussi dépourvue de scrupules que d'esprit de conduite. On fut obligé de la congédier violemment le 7 brumaire an XIII (29 octobre 1804), après des aventures dont il est inutile de répéter ici le récit.

La seule vraie grande dame de cette première fournée, la plus illustre par la naissance et par les alliances, la plus inattendue aussi en cette cour, est une Belge, Allemande d'origine : la comtesse d'Arberg de Vallengin, née comtesse de Stolberg-Gedern. Les Stolberg qui sont dynastes du Harz, comtes féodaux, titrés princes, qui font leurs preuves depuis le début du XIIe siècle, ont eu alliance avec toutes les maisons régnantes d'Allemagne. Des deux sœurs de la comtesse d'Arberg, l'une a épousé le prétendant Charles-Edouard et est connue sous le nom de comtesse d'Albany, l'autre a épousé le duc de Berwick Elle-même, par son mariage, est apparentée à ce qui est le plus grand aux Pays-Bas ; elle a reçu de Vienne la Croix étoilée et, de 1784 à 1792, elle a été dame du Palais de la Gouvernante, l'archiduchesse Marie-Christine. Ruinée par l'invasion française, restée avec mi mari impotent et quatre enfants, elle a connu à Bruxelles, lors du voyage du Consulat, Mme Bonaparte qui, depuis les campagnes d'Italie, est en relations suivies et en correspondance avec la comtesse d'Albany. Pour obtenir Mme d'Arberg à sa cour, la nouvelle Impératrice lui fait des conditions toutes spéciales. Seule des daines du Palais, elle a logement et bouche au château et dans toutes les résidences. Elle garde près d'elle sa fille aînée, âgée de vingt-cinq ans, qui reçoit le titre de dame surnuméraire avec 6.000 francs d'appointements. Son fils est nommé chambellan de l'Empereur et, après avoir été employé aux missions les plus confidentielles, il est préposé à l'administration du département des Bouches-du-Weser. Lorsque sa fille aînée a été mariée par l'Empereur au général sénateur comte Klein, la seconde lui succède aux Tuileries et est encore mariée, par les mêmes soins et avec une pareille dot, au général Mouton, comte de Lobau. Et c'est bien fait : car Mme d'Arberg, qui a été belle admirablement, qui est grande, bien faite, d'une noble tournure, qui a de la distinction jusque dans les plis de son manteau de Cour, est en même temps une des femmes les meilleures qu'on puisse rencontrer et est adorée de toute la Maison. Elle y tient en réalité une place bien plus importante que Mme de la Rochefoucaud et Mme Lavallette réunies. Seule, elle est au courant de la noblesse ancienne des Pays-Bas et de l'Allemagne ; seule, elle sait les cours et les usages qu'on y suit ; seule, elle peut donner une instruction et glisser un avis. Par sa continuelle présence, car, presque toujours, même en voyage, elle suit l'Impératrice, elle se trouve le guide indispensable, au moins en ce qui touche l'étiquette et les formes à suivre. Sans doute, l'Empereur souhaiterait que son influence s'étendit au delà et que Mme d'Arberg s'érigeât en Mentor, mais elle a trop de tact et d'esprit pour ne pas sentir que, sur certains sujets, elle userait sans nul profit son influence et qu'il est des défauts de Joséphine qui, tenant à sa nature même, ne peuvent être redressés. Sans afficher de prétentions, sans se mettre en vue, inconnue des historiens, dédaignée des chroniqueurs, Mme d'Arberg est pourtant la seule des darnes du Palais qui, pour le ton à établir, pour les façons à faire prévaloir, pour les avis utiles à donner et pour l'espèce de discipline à maintenir chez l'Impératrice, ait joué un rôle, exercé une action et donné une direction. Est-elle présente, tout va régulièrement ; s'absente-t-elle, tout se détraque. C'est elle qui souffle Joséphine, et pour tout ce qui est de ce service, Joséphine l'écoute fort bien. On le sait. au Palais ; et les insurgées ou les irrégulières craignent son regard, sa politesse et ce qui la peut suivre.

Elle est en sa place ; et c'est pourquoi elle y fait si bien : dès qu'on a renoncé à faire à l'Impératrice un entourage uniquement impérial, dès qu'on prétend se conformer à ce qui est d'usage dans les autres cours d'Europe, c'est à des femmes sachant les cours qu'il faut s'adresser, et Mme d'Arberg est en réalité, suivant cette nouvelle forme, non seulement le meilleur choix qu'on puisse faire, mais le seul qui s'explique et se justifie.

 

Napoléon estima sans doute qu'il avait eu tort de laisser les nominations à la disposition de Joséphine, car les quatre promotions qu'il fit ensuite, de l'an XIII à 1806, furent presque entièrement de son style ; mais, de son côté, réussit-il mieux et parvint-il plutôt que sa femme à opérer dans sa cour une fusion analogue à celle qu'il rêvait dans le pays ? Sans doute, il éleva le niveau, il eut des noms plus illustres, mais il en eut aussi qui n'étaient que de bourgeoisie ou de petite noblesse, et c'est que lui aussi prit des femme de sa connaissance personnelle, des femmes qui, à coup sûr, étaient d'éducation excellente et de manières distinguées, mais qui n'avaient été ni élevées, ni préparées pour la Cour, qui n'étaient point de naissance à y figurer et dont les maris n'avaient point un tel rang dans la hiérarchie impériale qu'ils les imposassent. Il les prit par souvenir, par reconnaissance, par sentiment de cœur, comme Joséphine avait pris les siennes par vanité, mais le résultat fut presque identique.

Il faut mettre à part la promotion du 5 thermidor an XIII (24 juillet 1805), réservée aux dames du Piémont et de la Ligurie. Mme Perron de Saint-Martin, née Argentero de Berbeggio, femme de l'ancien grand'maître de la garde-robe du roi de Sardaigne ; Mme de Solaro de Villanova, née Coconito de Montiglione ; Mme de Brignole-Sale, née Pieri ; Mme Gentile ; Mme de Lascaris-Vintimiglia-Castellar, née Caron de Saint-Thomas ; enfin Mmes de Remedi et de Fatigliano-Novello, qui n'acceptèrent point. Ces Italiennes ne venaient passer à Paris que les deux mois de leur service et s'y montraient silencieuses et dépaysées : une seule faisait exception et, seule des dames du Palais, a joué à la Cour un rôle politique : c'est Mme de Brignole.

Par son mariage, Anne Pieri était entrée dans une famille qui a tenu le plus grand état à Gènes et qui y a nombre de fois été revêtue du dogat. Les Brignole étaient alliés à ce qui est le plus grand en Italie : même une Brignole, mariée d'abord au prince de Monaco, a, en 1798, épousé le prince de Condé, dont elle avait longtemps été la maîtresse. Avant de se fixer à Paris, Mme de Brignole dirigeait les affaires de son pays, faisait et défaisait les gouvernements, prenait part à toutes les intrigues et mettait de ses protégés dans toutes les places. On l'appelait la Reine Annette. Elle ne se contentait point de la Ligurie, qui eût été trop petite pour son génie et, aussi bien vue au Vatican qu'aux Tuileries, dès 1801, lors de la négociation du Concordat, elle s'était entremise pour l'échange des lettres de Monsignor Spina avec Rome. Elle avait quarante ans lorsqu'elle fit son entrée au Château et, quoiqu'elle eût été galante, elle n'avait alors conservé qu'une ancienne liaison avec M. de Serra, qu'on appelait le Mirabeau de la Ligurie et qu'elle parvint à faire nommer à un poste diplomatique ; les bagatelles d'amour l'inquiétèrent peu ; elle ne vécut, ne respira que pour l'intrigue et la politique ; elle se glissa chez Talleyrand, dont elle devint bientôt l'amie à tout faire, l'espèce de confidente, la complice toute prête ; mais, en même temps, elle garda les dehors, ne se compromit point comme lui, se maintint dans la faveur de Napoléon. Elle n'était point si sotte que d'oublier l'avancement de sa famille : un de ses fils était près du Pape, monsignor, évêque, en passe d'avoir le chapeau ; elle mit l'autre près de l'Empereur, le fit maître des requêtes au Conseil d'Etat, puis préfet du département de Montenotte, ce qui la maintenait, elle, en autorité sur les Génois ; mais ce fils, qu'elle maria à une Negroni, ne prêtait point au grand. Elle se distingua mieux par les établissements qu'elle procura à ses filles, faisant épouser à l'une le comte Charles Marescalchi, fils du Marescalchi qui tenait à Paris le portefeuille des Relations extérieures du royaume d'Italie ; faisant épouser à l'autre ce Dalberg, neveu du Prince primat, ancien ministre de Bade à Paris qui, lors de l'arrangement anticipé de la succession de son oncle, reçut de Napoléon, avec le titre de duc français, une dotation de 200.000 francs de rente. Talleyrand n'avait point nui à ces mariages et Mme de Brignole s'en montra reconnaissante, car dans ce groupe de femmes qui entourait le prince de Bénévent et qui, plus qu'on ne se l'est imaginé, a contribué à sa victoire définitive et au renversement de l'Empire, celle-ci a. tenu une des premières places et joué un des rôles principaux.

 

Sans cette figure, qui mériterait une longue et patiente étude, la promotion d'Italie serait si terne qu'il n'y aurait rien à en dire. Il n'en est point ainsi des promotions françaises, faites le 12 pluviôse an XIII (1er février 1805), le 1er vendémiaire an XIV (septembre 1805) et le 10 février 1806.

La promotion du 12 pluviôse comprend cinq noms : Mmes Devaux, de Montalivet, de Turenne, de Bouillé et de Marescot. Sur Mme Devaux, sur les motifs qui l'ont fait choisir, nul renseignement. Son beau-père, Moisson-Devaux, d'une famille bourgeoise de Caen, a été, à la Révolution, député aux Cinq-Cents et est mort maire de Bayeux. Elle-même est née Duperrier-Dumourier et est parente du fameux général. Elle n'avait aucune fortune, ni une position marquée dans le monde d'alors ni le précédent ; mais, sans doute, a-t-elle formé des relations anciennes avec Joséphine, car son mari, qui a servi jusqu'au grade de chef d'escadrons, fut, par la suite, nommé intendant de la Maison de la reine Hortense, place qui n'eût point été donnée à un indifférent. Il y a là un mystère que n'a point révélé sa fille, mariée à un écuyer de l'Empereur, M. Michau de Montaran, laquelle pourtant ne s'est point fait faute d'écrire, comme de peindre et de musiquer. Il y avait une raison personnelle, a dit quelqu'un, mais quelle ? Quelle encore pour une pension de 6.000 francs qui lui fut accordée en 1810 lorsqu'elle cessa d'être employée dans les Maisons impériales ?

Pour Mme de Montalivet, c'était cette belle Mlle Lauberie de Saint-Germain dont Napoléon, comme il l'a dit lui-même, avait, à Valence, aimé les vertus et admiré la beauté. Il avait même désiré alors l'épouser, mais Mlle de Saint-Germain, qui était d'une grandeur extraordinaire et qui n'eût pu, pour cette raison seule, s'apparier au lieutenant Bonaparte, avait d'ailleurs une inclination pour son cousin, M. Bachasson de Montalivet, qu'elle épousa en 1797. Le Premier Consul, qui avait aussi fort connu et apprécié M. de Montalivet, se souvint de lui dès qu'il prit le pouvoir, lui confia d'abord la préfecture de la Manche, puis celle de Seine-et-Oise, puis la direction générale des Ponts et chaussées, en attendant le ministère d l'Intérieur. Mme de Montalivet n'avait point sollicité la place de dame du Palais et elle ne l'accepta point sans poser ses conditions : Votre Majesté, dit-elle à l'Empereur, connaît mes convictions sur la mission de la femme en ce monde : la faveur enviée par tous qu'Elle a la bonté de me destiner deviendrait un mal heur pour moi si je devais renoncer à soigner mon mari quand il a la goutte et à nourrir mes enfants quand la Providence m'en accorde. Aussi, demanderai-je respectueusement à Votre Majesté, qui ne me veut que du bien, si mon service auprès de l'Impératrice pourra se concilier avec des soins auxquels il me serait impossible de renoncer ? S'il en était ainsi, Votre Majesté aurait deux fois des droits à ma reconnaissance. L'Empereur, en écoutant, avait commencé par froncer le sourcil ; mais, s'inclinant bientôt d'un air gracieux devant son interlocutrice : Ah ! vous me faites des conditions, madame Montalivet, je n'y suis pas accoutumé. N'importe. Je m'y soumets. Soyez donc dame du Palais : tout sera arrangé de manière que vous restiez épouse et mère comme vous l'entendez. Il en fut ainsi : Mme de Montalivet ne fit de service que quand elle le voulut, et l'Empereur, loin de lui garder rancune, saisit toutes les occasions de lui marquer son estime.

C'étaient aussi d'anciennes connaissances de Napoléon, les Marescot. Il avait eu à Brienne un Marescot pour condisciple ; il en rencontra un autre à l'École militaire, qui, comme lui, servit dans l'artillerie. Tout naturellement, lorsque, devant Toulon, il rencontra un troisième Marescot, frère de son camarade d'école et officier du Génie déjà fort avancé, il se lia avec lut, et bien que, de Toulon, Marescot fût allé à l'Armée du Nord, puis qu'il eût commandé dans les Pyrénées, puis qu'il eût été chargé de la défense de Landau et de Kehl et du commandement supérieur de Mayence, que, par suite, il n'eût plus eu l'occasion de rencontrer Napoléon, celui-ci l'avait si peu oublié que, tout de suite après le Dix-huit brumaire, il le fit inspecteur général du Génie, comme avaient été les maréchaux de Vauban et d'Asfeld, puis grand-officier de l'Empire et grand-aigle de la Légion. M. de Marescot, qui était d'une bonne famille de l'Orléanais, prétendant à la même origine que les Marescotti de Bologne et descendant en fait de Jean Marescot, bourgeois d'Orléans, anobli en mai 1436, avait épousé Mlle d'Artis de Thiésac, d'une famille anciennement alliée aux Tascher. C'était une femme bonne, essentielle même, fort estimée dans le monde et par ses amis, mais vivant retirée et ne sortant point d'un très petit cercle. Au reste, elle ne parut que deux ans à peine aux Tuileries. En 1808, Marescot, chargé d'une mission d'inspection en Espagne, se trouva de passage au corps Dupont lors de l'affaire de Baylen : par une aberration incroyable, il consentit, lui grand-officier de l'Empire, n'avant aucun commandement actif, à assister le négociateur envoyé au général Castaños et à signer, comme témoin, a-t-il dit, la capitulation d'Andujar. Dès que l'Empereur l'apprit, il écrivit à Mme de la Rochefoucauld : Le général Marescot s'étant déshonoré en attachant son nom a une infâme capitulation, ce qui m'a contraint à lui ôter toutes ses charges et emplois, dans cette situation de choses, il est impossible que Mme Marescot continue à être dame du Palais, quelque innocente que soit cette dame et quelque mérite qu'elle ait d'ailleurs. Je désire donc que vous lui fassiez deman41qr sa démission en portant dans cette démarche tous les adoucissements qu'il vous sera possible. Cette lettre est en date du 6 septembre. Dix jours après, Mme de Marescot, qui s'était retirée à son château de Challay (Loir-et-Cher), envoyait sa démission qui, transmise à l'Empereur à Erfurt, revint avec cette simple annotation : Accepté. Erfurt, le 1er oct. 1808. N.

Les deux autres dames de cette promotion n'étaient, semble-t-il, recommandées que par leur nom et leur qualité, et n'étaient point personnellement connues de Napoléon. L'une, Mme de Turenne, née de Brignac, appartenait, par son mariage, à l'une des familles les plus anciennes et les mieux alliées qui fussent en France : les Turenne, marquis d'Aynac et de Montmurat, barons de Felzins, comtes de Grainai, faisaient preuve de descendre d'Hector, bâtard de Turenne, vivant en 1399, fils de Raymond, comte de Beaufort et vicomte de Turenne, et, dès lors, des vicomtes du Bas-Limousin, vicomtes de Turenne par la grâce de Dieu. Mlle de Brignac de Montarnaud, dernière de son nom, était d'une famille connue dès le XIIIe siècle comme ancienne en noblesse, et de plus elle était fort riche. Elle épousa, en 1799, M. de Turenne qui, durant la Révolution, engagé dans la compagnie franche des dragons de Toulouse, avait pris part aux campagnes des Pyrénées-Orientales et qui n'aspirait à présent qu'à rentrer dans l'armée. Il prit parti en effet dans cette sorte de Garde d'honneur que l'Empereur prétendit former au début de la campagne de l'an XIV, et, plus heureux que la plupart des volontaires, il obtint de rejoindre la Grande Armée le 15 octobre 1805. En 1806, il fut nommé capitaine officier d'ordonnance de l'Empereur, qu'il ne quitta plus qu'à Waterloo, donnant en toute occasion les preuves d'un dévouement très rare et d'une exemplaire bravoure. Mme de Turenne était fort agréable de physionomie, mais avait, pour sa taille, le buste si long que les mauvaises langues prétendaient qu'elle n'avait point de jambes. C'était exagéré.

Encore bien plus inattendue à la Cour impériale était Mme de Bouillé, née Walsh de Serrant, belle-fille du général mis en accusation après l'affaire de Varennes, femme de ce Louis de Bouillé, l'un des émigrés les plus militants, aide de camp du roi de Suède en 1791, plus tard colonel propriétaire du régiment des Uhlans-Britanniques. Rentré en France en 1802, M. de Bouillé, comme bien d'autres, n'avait point tardé à s'ennuyer de n'être rien et de n'avoir part à rien. L'oncle de sa femme, M. de Serrant, désireux que l'exemple qu'il avait donné trouvât des imita Leurs, l'engagea fort à rentrer au service et à demander pour sa femme une place de Cour. M. de Bouillé fut d'autant plus tenté qu'il avait plus de chances de réussir : outre l'illustration de sa famille, qui taisait ses preuves depuis 1155, son père, chevalier des Ordres du Roi et le seul officier général qui, en 1791, eût été capable de commander une armée, il pouvait invoquer sa mère, Mlle Bègue, fille d'un major des troupes de la Martinique, d'une famille établie dans la colonie depuis 1716 et qui y avait eu des alliances avec toute la famille maternelle de Joséphine. Il se détermina à faire sa demande le 18 brumaire an XIII (9 novembre 1804) eut tout de suite une audience de Joséphine qui, à sa bienveillance accoutumée, ajouta même quelque chose de plus personnel en rappelant à M. de Bouillé sa parenté avec sa mère. Quatre mois après, Mme de Bouillé fut nommée dame du Palais et M. de Bouillé, engagé lui aussi dans les Gardes d'honneur formés lors de la campagne d'Autriche, en reçut le commandement en second. Ce corps, comme on sait, ne prit point part à la guerre, mais, le 13 février 1806, M. de Bouillé fut employé comme chef d'escadron à l'état-major de l'Armée de Naples. Presque tout de suite il fut, par Joseph, proposé pour la Légion d'honneur et, en 1810, il était général de brigade. Il se retira pour cause de santé en 1812 : ce pourquoi les Bourbons le firent lieutenant général.

On dit que Mme de Bouillé Fut fort étonnée de sa nomination et que, quelques instants avant de l'avoir reçue, elle se défendait de manière probante d'avoir rien demandé. En effet, c'était son mari qui s'en était chargé. Plus tard elle s adoucit et accepta fort bien le secours d'une pension de 2.000 francs qui dut lui être payée jusqu'à la paix avec l'Angleterre.

 

Tout à la fin de l'an XIII (septembre 1805) — car ses appointements ne coururent que du 1er vendémiaire an XIV (23 septembre), — Mme de Canisy fut nommée dame du Palais. Quoique mariée depuis six ans, à peine si elle en avait vingt : née le let février 1775, fille de cette marquise de Canisy, née Loménie, que Napoléon tout enfant avait pu voir passer en sa gloire devant les fenêtres de l'École de Brienne, elle était restée orpheline après l'extermination des Brienne, et l'on sait quel rôle étrange joua près d'elle alors le Père Patrault et comme, dit-on, Napoléon fut forcé d'intervenir pour faire rendre Mlle de Canisy à sa famille : elle n'en fut point plus heureuse, car, à peine nubile, à quatorze ans, elle fut épousée par son oncle, singulièrement plus vieux qu'elle et qui, après lui avoir fait deux enfants, la négligea beaucoup. Il était, depuis le 1er février 1805 (12 pluviôse an XIII), l'un des écuyers ordinaires de l'Empereur, et tout naturellement sa femme dut le suivre à la Cour. Grande, bien faite, avec des yeux et des cheveux fort noirs, de jolies dents, un nez aquilin et régulier, le teint un peu brun et animé, elle avait dans sa beauté quelque chose d'imposant, même d'un peu altier. C'était une Muse, dit une femme qui l'a connue. Elle fit à la Cour de grandes passions et s'attacha si fort M. de Caulaincourt, le grand-écuyer, que cette liaison à la chute de l'Empire, s'acheva par un mariage.

Enfin, la dernière promotion fait sous le règne de Joséphine, le 10 février 1806, comprit quatre noms : Chevreuse, Maret, Mortemart et Montmorency.

Mme Maret, Mlle Lejéas, avait alors vingt-cinq ans Comme son mari, elle sortait de la bourgeoisie dijonnaise, mais d'une bourgeoisie riche, lettrée et où l'éducation était excellente. Extrêmement belle et d'une beauté qui était jolie et rare, avec une taille remarquable mais non démesurée, des trail d'une finesse extrême, parfaitement agréable en ses manières, elle savait en même temps tirer tout le parti qu'il fallait de sa beauté et, comme son mari était un des mieux dotés de l'Empire, elle en profitait pour se mettre à miracle. On a dit qu'elle dépensait 50.000 francs par an pour sa toilette : ce qui est sûr, c'est que sa note annuelle, chez Leroy seul, ne va guère au-dessous de 10.000 francs. En même temps, excellente mère, parfaitement dévouée à son mari et honnête femme au point d'avoir résisté en face et très nettement aux déclarations de l'Empereur. Elle avait quantité d'amies fort dévouées qui louent grandement et justement en elle tout ce qui mérite d'être loué : sa beauté, sa grâce, son élégance, son caractère, la sûreté de ses relations et en même temps sa simplicité et son air de bonne compagnie lorsqu'on la surprenait dans des occupations bourgeoises et terre à terre. Elles louent ses talents, la justesse de son esprit, la fierté de son cœur. Et c'est bien fait et l'on n'en saurait trop dire : aussi bien, c'est la note discordante qui fait le mieux valoir l'harmonie.

On sait que Maret, probe, honnête, fidèle à son maître, patriote éprouvé, incapable de se prêter aux intrigues ni même de les cacher, fut, surtout après qu'il eut reçu le portefeuille des Relations extérieures, la cible de Talleyrand. En toute occasion, à propos de tout et de rien, Talleyrand le poursuivit d'épigrammes où quelquefois on trouve de l'esprit, plus souvent une rancune mal déguisée et, parfois, de la simple grossièreté. Comme de juste, cette haine contre le mari, il l'étendit à la femme et le petit cercle d'adoratrices qui se pressait autour de lui renchérit et a trouvé ses échos. Comme on ne pouvait accuser Mme Maret d'être laide ni sotte, comme on ne pouvait guère entacher sa conduite ni diffamer son élégance, on l'accusa d'être ambitieuse, surtout d'être hautaine et d'avoir impatiemment supporté que les daines de compagnie du Consulat prissent le pas sur elle. L'on ajoute que quand l'Empereur accorda le titre de comtesse à toutes les dames du Palais, Mme Maret fut comme humiliée de cette parité ; elle s'entêta à ne point porter ce titre et demeura simplement Mme Maret jusqu'au moment où son mari obtint le titre de duc de Bassano. Il y a là une erreur manifeste et volontaire : toutes les dames du Palais ne reçurent point ensemble le titre de comtesse ; il ne se trouve à l'Almanach de 1809 que neuf dames du Palais-sur vingt-sept qui soient titrées : trois sont duchesses, cinq comtesses, une baronne, et la plupart, toutes peut-on dire, n'ont de titre qu'à cause de leur mari Ce ne fut que le 3 mai 1809 que Maret reçut le titre de comte qu'il échangea, le 15 août de la même année, contre celui de duc. Ce ne fut donc point la faute de Mme Maret, si elle ne prit point, dès le 27 novembre 1808, comme le fit Mme Rémusat, un titre qu'elle n'avait encore nul droit de porter.

On a dit encore que Mme Malet ne fut nommée qu'à la demande de la princesse Caroline, comme si son mari n'avait point rendu assez de services et n'était point assez éminent en dignité pour la pousser, si elle le désirait, à une telle place. On a ajouté encore qu'elle fut fort aise d'être promue en aussi bonne compagnie ; en vérité, elle n'était point si sotte que de croire gagner de la noblesse en se frottant aux gens qui en ont.

Sans doute, les compagnes que l'Empereur donna à Mme Maret en avaient plus que qui que ce fût à la nouvelle cour, et c'était, il faut l'avouer, un étonnement de les y voir, comme une conquête marquée par Napoléon ; mais, à y regarder d'un peu près, tout avait son explication.

Mme de Montmorency, la femme de Anne-Charles-François duc de Montmorency, premier baron chrétien, premier baron de France, chef des nom et armes de sa maison, vingt-sixième descendant de Bouchard Pr, Mme de Montmorency est née Goyon-Matignon, de la branche de Gacé. A son retour d'émigration, elle a trouvé vendue la majeure partie des grands biens qu'elle avait recueillis dans la succession de son père et qui lui assuraient 200.000 livres de rentes. Eliminée de la liste des émigrés, elle a obtenu, en l'an IX et l'an X, la levée du séquestre, mais n'a recouvré qu'environ 2.000 livres de rente ; en l'an XII, l'Empereur lui a rendu 400 hectares de bois dans le département de la Manche, mais ses créanciers s'en sont emparés et les ont fait vendre. Par un décret du 9 avril 1806, postérieur de deux mois à sa nomination, elle est rétablie en environ 1.600 hectares de forêts dans les départements de l'Orne et de la Manche ; c'est peu sans doute pour payer deux millions et demi de dettes, mais grâce à des arrangements, elle s'en tire pour 600.000 livres, non sans un terrible procès qu'elle soutient contre l'un de ses créanciers, M. de Girac, ancien évêque de Rennes. M. de Montmorency, de son côté, a été rétabli en des forêts dont le produit lui permet d'établir, en 1809, un majorat de 80.000 livres de revenu et il reçoit, cette même année, de l'Empereur, une donation de 80.000 livres de rente sur le Grand Livre. Grâce à une nouvelle faveur de l'Empereur, la mère de Mme de Montmorency, Mme de Goyon-Matignon, née Breteuil, recouvre presque entière la fortune de sa mère, Mlle Parat de Montgeron. Enfin, le baron de Breteuil, son grand-père, a, depuis l'an XIII où il est revenu d'émigration, reçu de l'Empereur, d'abord une gratification de 6.000 francs, puis un brevet de pension de 15.000 francs. L'Empereur lui a racheté la nue propriété fort contestable de l'hôtel Breteuil à Paris ; il lui a racheté la pleine propriété du pavillon Breteuil à Saint-Cloud qu'il vient de lui rendre en même temps que des biens et des terres considérables. Cela vaut quelques égards : de plus, l'Empereur souffre que Mme de Montmorency se constitue près de lui l'avocate, presque toujours heureuse, de ses parents émigrés et plus ou moins proscrits. Il l'écoute, il la fait parler ; il tire d'elle des renseignements qui lui épargnent des injustices et des fautes, et chacun s'en trouve bien.

Aussi bien, Alma de Montmorency, qui avait trente-deux ans à peine, qui, sans être très jolie, avait une tournure admirable et unique, de laquelle on disait que, en la voyant marcher, danser, courir, on ne l'eût point voulue autrement, ni plus belle ni plus jolie, raffolait de monde et d'élégance. Jadis son luxe faisait le bruit de Paris : elle avait été élevée à tel dessein et certains gardaient souvenir de son mariage comme du spectacle le plus élégant qu'on eût jamais vu : tous les hommes en habit violet brodé d'argent, toutes les darnes en robe de même couleur et garniture ; mais, le luxe péri, elle n'avait pas moins aimé le monde. Pour y aller, sous le Consulat, elle était réduite à laver et à repasser son unique robe de mousseline et, bravement, lorsqu'elle dépassait minuit et que le cabriolet qu'elle avait par moitié avec son beau-frère Thibault de Montmorency cessait de lui appartenir, elle mettait un capuchon et des galoches et regagnait pédestrement son logis. Et, ainsi faite, elle n'eût été de rien, n'eût point pris sa part des splendeurs, des divertissements de la Cour ! Chacun dit qu'elle y fut très bien, sans hauteur, sans bassesse, paraissant s'y plaire et n'affectant point de s'y trouver par contrainte. Elle s'y amusait beaucoup ; l'a peut-être regrettée. Car son nom lui donnait là des avantages qu'il aura partout. L'Empereur disait souvent qu'il n'estimait que la noblesse historique ; mais aussi celle-là, il la distinguait beaucoup.

De même que de le° de Montmorency, se louait-on fort à la Cour de sa belle-sœur, Eléonore de Mortemart, laquelle était Montmorency en son nom. Son mari, il est vrai, n'était que cadet, marquis, non duc, mais d'assez bonne race pour être prisé. Aussi lui avait-on fait les mêmes avantages : restitution des biens non vendus, une dotation de 91 400 francs de revenu, la place de gouverneur de Rambouillet à 15.000 francs, et, à toute occasion où Mme de Mortemart demandait des grâces, un empressement à les lui accorder : rentrées d'émigrés, restitution de biens ou rappel d'exilés, et c'était l'Empereur même qui en faisait part : Ne doutez pas, lui écrivait-il, de l'intérêt que je vous porte et de mon intention de vous en donner des preuves dans toutes les circonstances.

Tout autre se montra Mme de Chevreuse et, sur celle-ci, il faut s'étendre, car il s'est formé une légende de ses aventures : à en croire des gens, c'est ici une des plus touchantes victimes de la tyrannie napoléonienne et l'on invoque son souvenir en certains salons lorsque l'on prétend s'attendrir. Il est vrai qu'on ne se tient point obligé d'être instruit des faits : M. le duc de la Rochefoucauld a bien écrit : Napoléon l'avait forcée d'accepter une place de dame du Palais de l'Impératrice Marie-Louise. Sa résistance avait été un modèle de fermeté et d'esprit, mais il fallut céder !

Mme de Chevreuse, qui de tous ses prénoms affectionnait celui d'Hermesinde, était née Narbonne-Pelet, fille de ce Narbonne qu'on appelait Fritzlar, non pour la gloire d'avoir défendu durant trois jours ce petit poste, mais parce qu'un soir, au coucher, il avait plu à feu le roi Louis XV de le distinguer ainsi d'autres Narbonne pour les honneurs du bougeoir. Elle avait vingt et un ans en 1806, et, depuis quatre années, elle était mariée au jeune d'Albert de Luynes, de deux ans seulement plus âgé qu'elle, personnage à ce point insignifiant et subjugué qu'il n'a laissé de trace que dans sa généalogie. On l'appelait M. de Chevreuse, car, malgré la révolution, les d'Albert s'étaient maintenus en l'usage de faire porter, à défaut du titre, le nom alterné par leur fils aîné. Son père, M. le duc de Luynes, député aux Etats Généraux par la Noblesse de Touraine, avait pourtant été de la minorité de son ordre, s'était au premier jour rallié au Tiers, avait voté toutes les lois constitutionnelles, y compris l'abolition de la noblesse, et il s'était si bien distingué, avait donné de si bonnes preuves de son civisme — argent comptant — qu'il avait traversé toute la Révolution sans être même inquiété. Dès le 19 ventôse an VIII (10 mars 1800), De Luynes, ex-constituant, avait été nommé membre du Conseil général de la Seine ; l'année suivante, maire du Ir arrondissement ; en l'an XI, sénateur, et, à l'Empire, commandant de la Légion. Même, quoi qu'il eût payé pour être tenu bon patriote, la Révolution n'avait point nui à sa fortune, car il avait profité d'une loi révolutionnaire pour acquitter ses dettes en assignats et racheter de même des droits utiles. Sauf en affaires où on le disait fort avisé, il était en tout d'une rare platitude et il ne comptait pour rien dans sa maison où sa femme était tout. C'était d'ailleurs, Mme de Luynes, une figure originale et dont on n'eût point en cent ans trouvé la pareille. Si M. de Luynes avait été constituant, c'était à sa femme qu'il fallait en demander le pourquoi : car, elle, toute Montmorency-Laval qu'elle était née, avait été de tout temps l'amie de Talleyrand et, pour préparer l'autel où officierait le ci-devant évêque d'Autun, elle s'était faite une des traîneuses de brouettes du Champ de Mars. Qu'on ne croie point à mal : elle avait bien trop à faire entre le jeu, la chasse et l'imprimerie, ses trois passions. Pour ne point perdre de temps, et n'avoir que sa jupe à enlever, elle jouait, bottée et culottée de peau, et c'était d'un singulier effet à des moments. A Dampierre, elle avait son imprimerie et elle y était si familière que, en maniant le composteur, elle singeait jusqu'au dandinement qui était alors de genre dans le métier. Elle a composé ainsi des gros livres : imprimés par G. E. J. Montmorency Albert-Luynes, et c'est Les aventures de Robinson et des Recueils de poésies détachées à l'usage de quelques amis habitant la campagne ; rien d'elle et bien peu de chose où l'on s'intéresse, qui date même et où l'on sente le temps : c'est un sport d'un nouveau genre, le sport du labeur. Mais ce sport la lasse vite et, dès la Révolution un peu apaisée, les étrangers revenant, elle rouvre, rue Saint-Dominique, les salons de l'hôtel de Luynes et recommence sa partie : partie de quoi ? de tout. Elle n'est pas une joueuse, elle est la joueuse, et tout lui est bon. Ses salons, c'est un grand café où tout le monde afflue et se trouve avec plaisir, une succursale mondaine du Cercle des étrangers et de Frascati : les tables de creps et de biribi y sont à demeure et, pour avoir des pontes, on se rend moins difficile sur la qualité qu'on ne le serait dans un cercle ouvert. La police le tolère, parce qu'elle y a des yeux et des oreilles et que, tout Paris, toute l'Europe y passant, c'est un écoutoir fort commode.

Dans ce milieu, Mme de Chevreuse : elle est rousse, maigre avec des traits irréguliers tout de chiffon, et l'audace de ces laides pires que jolies, que fouette la consomptive passion de remuer et de chercher ce qu'elles croient le plaisir : il semble qu'à force de s'agiter, elles imaginent dépister la mort. Vive en imaginations plaisantes, amusante à voir avec sa taille longue, souple, très mince et sa frimousse cabossée qui pétille de malice, Mme de Chevreuse se permet tout et la galerie qu'elle amuse lui passe presque tout. Son costume, lui seul, est à part : comme elle veut à tout prix un second enfant, elle s'est vouée au blanc et à un blanc si personnel, si préparé, si joliment approprié à son vœu et surtout à sa personne, que la Vierge n'y semble en vérité pour rien du tout, si la maternité peut en tirer quelque chance. De ses excentricités, l'on ferait un recueil : la voici qui, costumée en paysanne, débarque chez un vieux bourgeois du Marais, commerçant retiré, se donne pour une parente de province cherchant condition, enjôle le bonhomme et l'affole ensuite par un brusque départ ; la voici, renouvelant la même scène chez la Genlis à l'Arsenal, avec tous les Jarni, les J'allions et les Parguienne du répertoire ; la voici, habillant en seigneur un vieux pauvre de Saint-Roch et le présentant un soir de grande réception comme un illustre Danois ; la voici qui, sur un pari, s'en va seule, à onze heures du soir, en toilette audacieusement décolletée, courir les galeries du Palais-Royal ; mais là, elle rencontre son frère qui la reprend si vertement qu'elle a, sur l'instant, une grande crise de larmes. Elle fut de ces femmes, comme il s'en montre presque à chaque époque qui, si on les regarde, n'ont nulle beauté, qui, si on les écoute, n'ont point d'esprit, qui, si elles chantent, n'ont point de voix, qui, lorsque, sur le tard, elles se mêlent d'écrire, n'ont pas même l'originalité du souvenir, mais qui font la mode. Pourquoi ? c'est trop demander ; pour l'ordinaire, elles tiennent le sceptre, parce qu'elles ont eu l'audace de le prendre.

Rousse comme une carotte et ayant tout d'une rousse, en un temps où c'était déshonneur de l'être naturellement et où même c'était fini de se faire telle par teinture ou perruque, Mme de Chevreuse avait mis à l'essai tous les coiffeurs de Paris : enfin l'illustre Duplan lui fit des cheveux à son goût, mais, de cette perruque qu'elle portait sur sa tête chaque jour rasée, comment dissimuler la fâcheuse raie qui en décelai t le mystère ? Elle imagina alors une coiffure qui massait les cheveux sur le front : aussitôt, toutes les jeunes têtes du faubourg Saint-Germain dont l'hôtel de Luynes était la métropole, se trouvèrent ainsi accommodées. On portait au château des manches étroites sur la taille courte ; Mme de Chevreuse se fit la taille longue et décréta les manches amples : tout le Faubourg les eut ainsi. Cela était peu de chose, et, si elle ne se fût mêlée que de donner des lois aux couturières, l'Empereur et le Roi n'en eût pris nul souci ; mais, avec le goût qu'elle avait pris de se faire remarquer, la haine qu'elle affichait contre tout ce qui était nouveau régime, Mme de Chevreuse, au milieu de ses courtisans et de ses adorateurs dont quelques-uns étaient peu dignes d'elle, se plaisait non seulement à tourner en moquerie ce qui se passait aux Tuileries, mais à répandre les pires nouvelles, à mettre en doute les victoires, à inventer des désastres, à rabaisser avec son âpreté perfide de femme malade, l'honneur de l'armée. Or cela n'était point indifférent. A côté des salles de jeu, il y avait, à l'hôtel de Luynes, les salles de flirt ; qui ne venait point pour l'un venait pour l'autre, et ce n'était point seulement quiconque tenait au Faubourg ou aspirait à en être cru, mais même des grands officiers de l'Empire et des généraux du premier rang. Le bruit que menait Mme de Chevreuse s'entendait si loin que Hortense, peu habituée à telles enquêtes, écrit à Mme Campan pour avoir une consultation sur ce que sont les Luynes et d'où ils viennent. L'Empereur ne s'en tient pas là De Vienne où il est, il s'inquiète de cette campagne de paroles qu'on mène à Paris, sous une impulsion anglaise, avec la complicité des financiers et des nobles, pour compromettre le crédit et, si l'on peut, faire sauter la Banque. C'est Mme de Chevreuse que toutes les lettres désignent comme la plus passionnée, puis Mme d'Avaux et Récamier, MM. de Duras, de Lasalle et de Montrond. Il n'est point homme à tolérer ce syndicat de trahison et il pense un instant à faire un sérieux exemple sur la famille de Luynes. Qu'elle prenne garde, dit-il. Je lui ferai voir la différence que je mets entre une généalogie d'épée et une généalogie de valets. Si elle m'échauffe la bile, je ferai réviser la confiscation des biens du maréchal d'Ancre qui a été odieusement assassiné et, si on le réhabilite, il ne manquera pas d'héritiers pour venir réclamer ses dépouilles à la famille de Luynes qui n'a été enrichie que par cet odieux attentat. Cela eût été bien gros, eût semblé révolutionnaire — quoique M. de Luynes en mourût de peur — mais un ordre d'exil à quarante lieues de Paris, n'avait rien, vu le temps de guerre et les nécessités de défense nationale, qui sentit le despotisme et, de Schœnbrunn, cet ordre allait être expédié lorsque Talleyrand, averti, s'interposa. Il parla d'étourderies, de légèretés sans conséquence, obtint que l'ordre fût révoqué, que Mme de Chevreuse fût nommée dame du Palais et donnât, pour l'avenir, ce gage de sa bonne conduite. Restait à la décider elle-même, mais, sans doute, on convint de l'effrayer sur les conséquences d'un refus. Il faut bien préciser ce point : la place a été sollicitée par les Luynes, non imposée par l'Empereur Ce n'est pas moi, a dit Napoléon, qui ait été chercher cette dame pour la faire dame du Palais : c'est Talleyrand qui me l'a demandé de la part de la duchesse de Luynes.

Nommée, Mme de Chevreuse se résigna à paraître, mais elle le fit toujours de mauvaise grâce. On n'avait pour elle que des politesses, elle y opposait une sorte de froideur hautaine comme pour affirmer qu'elle n'était là que par contrainte. — Je l'ai vue, a dit un témoin, étant de service chez l'Impératrice ; elle n'y était pas inconvenante, mais si j'avais été l'Impératrice, jamais je ne me serais exposée à de pareils traits de la part de Mme de Chevreuse.

Ce n'était point que Joséphine lui ménageât pourtant les marques de faveur les plus désirables et les plus enviées. Elle allait si loin en ce genre que les femmes des grands officiers avaient à bon droit raison d'être jalouses et que c'était presque aux princesses que Mme de Chevreuse se trouvait égalée. A la fête donnée par Bessières, au nom de la Garde, à la Ville de Paris et à l'Impératrice, le 19 décembre 1807, qui Joséphine choisit-elle pour faire vis-à-vis, dans le quadrille d'honneur, à S. A. I. la Grande Duchesse de Berg, conduite par le prince Borghèse ? Mme de Chevreuse, et c'est le duc d'Arenberg qu'elle désigne pour lui donner la main. Cela suffit à montrer la faveur.

L'Empereur aussi h cajolait plus que toutes les autres, mais c'était parfois à faux, un peu en sous-lieutenant ; il prenait cela pour de la galanterie. Sincèrement, cette résistance l'intéressait et, il eût voulu la vaincre, faire encore cette conquête et, lorsque Mme de Chevreuse se déridait, qu'elle daignait s'amuser des fêtes, se plaire aux pompes de la Cour, y paraître en parure et en gaîté. Allons, disait-il en riant, j'ai surmonté son aversion. Mais, le lendemain, nouvelle lubie : tantôt, refus d'accompagner l'Impératrice à l'Opéra parce qu'elle a fait vœu de n'y point aller tant qu'elle n'aura point un autre enfant ; tantôt, à la chasse au Bois de Boulogne, où l'Empereur lui envoie les honneurs, refus de prendre le pied renvoyé à l'Impératrice. Chaque jour, des insolences nouvelles qui, soigneusement reparlées par elle à sa cour de l'hôtel de Luynes, en reviennent à l'Empereur grossies et arrangées. A la fin il lui dit : Madame, dans vos maximes et dans vos doctrines féodales, vous vous prétendez les seigneurs de vos terres ; eh bien ! moi, d'après vos principes, je me dis le seigneur de la France et Paris est mon village. Or, je n'y souffre personne qui puisse m'y déplaire. Je vous juge d'après vos propres lois, sortez et n'y rentrez jamais. Pourtant, il pardonna encore ; il ne comprenait pas, s'obstinait, cherchait à cette hostilité des origines bizarres et lointaines, imaginait que c'était une lutte de famille, le père de Mme de Chevreuse, successeur de M. de Marbeuf, ayant été rappelé de Corse sur la demande des Etats dont Charles Bonaparte avait été le député à Versailles : J'ai toujours cru, disait-il, que la haine que me portait Mme de Chevreuse se rattachait à cette vieille inimitié. En vérité, cela n'allait ni si loin ni si haut. Mme de Chevreuse, habituée à voir sa famille et tout son monde à ses pieds, convaincue qu'elle était intangible, ayant pris cette posture de la femme d'opposition dont on cite les épigrammes, encouragée à tout oser par sa longue impunité, s'amusait à ce jeu rare, inédit et loisible à elle seule, de faire la dompteuse et d'entrer dans la cage de la bête féroce pour lui tirer la queue et lui frotter les oreilles. Cela eût pu durer longtemps encore, sans Mme de la Rochefoucauld ; mais celle-ci saisit avec empressement l'occasion qu'elle trouva de se venger des offenses continuelles de Mme de Chevreuse contre qui elle avait une jalousie excitée depuis longtemps et longtemps contenue.

Lorsque, de Bayonne, le roi et la reine d'Espagne vinrent à Fontainebleau, l'Empereur détacha pour les recevoir une partie de la Maison d'honneur : quatre dames, quatre chambellans, un préfet du Palais et un lieutenant des chasses. Mme de Chevreuse, dont c'était le tour, fut désignée en même temps que Mme. de la Rochefoucauld, de Luçay et Duchâtel. La Dame d'honneur, selon son devoir, l'avertit en lui indiquant le jour d'arrivée de Leurs Majestés Catholiques. Mme de Chevreuse, qui était à Dampierre et ne se souciait pas d'en bouger, répondit sèchement qu'elle était malade et Mme de la Rochefoucauld en fit son rapport à l'Empereur. La chose eût encore passé si Mme de Chevreuse, très fière de son haut fait, ne l'eût répandu dans son monde en ajoutant qu'elle n'était point faite pour être geôlière. Mme de la Rochefoucauld ne laissa point perdre le propos et le redit à l'Empereur. Talleyrand, absent, ne pouvait parer le coup ; Luynes, qu'on eût ménagé, était mort et, comme sénateur, avait été enterré au Panthéon ; Mme de Chevreuse reçut avis que sa nomination était retirée et qu'elle eût à fixer son séjour à sa terre de Luynes, près Tours ; puis, Luynes paraissant peu habitable, où elle voudrait, mais à quarante lieues de Paris : ce fut alors une crise de désespoir dont retentit la rive gauche entière : quitter Paris, quitter Dampierre, ne plus étonner la Cour de ses insolences et la \Tille de ses excentricités, cela se pouvait-il supporter ? N'était-ce pas d'une tyrannie sans exemple qu'un Corse seul pouvait inventer ? Douze ans auparavant, les femmes qui partaient pour l'échafaud versaient moins de larmes, poussaient moins de cris et l'on s'apitoyait moins sur elles. Il fallut se décider pourtant, et Mme de Luynes accompagna sa belle-fille. Elles furent à Caen, puis à Montpellier, puis en Touraine, puis à Grenoble et, de chaque station, c'étaient des sollicitations pour revenir ; mais l'Empereur s'était montré assez patient pour avoir le droit d'être inflexible : Il fallait, a-t-il dit, un exemple sévère qui épargnât le besoin de répéter sur d'autres. Le supplice n'était point d'ailleurs si cruel et n'était il pas possible de trouver un gîte agréable hors des dix à douze départements faisant la banlieue de Paris ? Mme de Chevreuse avait le choix entre cent vingt chefs-lieux, mais il lui fallait Paris, et, espérant toujours gagner quelque chose, elle ne laissait point un jour sans lamentations. J'ai été sollicité pendant trois ans pour demander son rappel, a dit Savary, et j'avoue que je ne concevais pas qu'on mit tant de bassesse à le demander après s'être conduit avec tant d'insolence.

L'excuse et l'explication de cette conduite, ce qui vaut un peu de pitié à cette jeune femme, c'est qu'elle était poitrinaire et qu'elle mourut de son mal à Lyon, le 6 juillet 1813 ; mais, pour cela, a-t-elle vraiment droit à des apologies et Napoléon mérite-t-il d'être traité de bourreau ? Cela est acquis pourtant, et Mme de Chevreuse restera, pour certains, le type des victimes du Faubourg, contraintes par le tyran de paraître à sa cour, d'y émarger régulièrement 4.000 francs par mois et d'y donner l'exemple des vertus aristocratiques.

 

De fait, ainsi qu'on l'a vu, il n'est pas une seule des dames du Palais qui ait été contrainte par l'Empereur ou par Joséphine à accepter sa place ; il n'en est pas une seule qui ne l'ait sollicitée en personne ou dont la famille ou le mari ne l'ait demandée. Si trois se trouvent peut-être dans le cas de n'avoir point été consultées par ceux qui avaient autorité sur elles, une fois la violence faite, en admettant qu'il y ait eu violence, elles se plurent assez en la fonction pour y prendre des habitudes, y contracter des relations et y éprouver des attachements. Aucune n'a négligé les émoluments et n'a manqué de se présenter chez le trésorier de la Couronne ; aucune n'a dédaigné les revenants bons qu'attiraient aux personnes de la Cour les anniversaires et les solennités ; aucune n'a cherché volontairement à démissionner et, s'il est des femmes qu'on ait désirées et qui aient refusé de venir, il n'est point une seule d'entre elles qui ait été inquiétée ou persécutée pour cette cause.

 

Telle est cette Cour : le ton général y est excellent, avec beaucoup de politesse et de douceur, point de conversation bruyante, nul éclat de voix, une tenue d'une correction entière. Les dames du Faubourg ont eu quelque peine à s'y faire, mais comme elles ne sont point sottes, toutes, sauf Mme de Chevreuse, se sont mises au diapason. C'était de mode à Versailles, l'air évaporé, la voix de tête, le genre à l'aise. Aux hommes, il seyait d'avoir renom de mauvais sujets — et c'est assez de nommer les favoris, Coigny, Vaudreuil, Lauzun, Tilly, — aux femmes, de se plaire en telle société. On avait la parole criarde, le discours osé ; on était ingénieux en escapades et certaines des plus grandes dames semblaient prendre leur plaisir à se compromettre. Mais, presque aussitôt entrées aux Tuileries, ces dames, qui avaient été de Versailles, n'entendant que leur propre bruit dans le commun silence, perdirent leur assurance, baissèrent la voix, sans qu'il fût besoin, comme disait Tracy à Cabanis, qu'on leur donnât sur le nez et se mirent au niveau de leurs compagnes, plus bourgeoises, moins libérées, décentes en leurs propos et réservées en leurs manières : il en résulta une physionomie d'ensemble un peu grave, un ennui profond, mais tel qu'on le rencontre en toutes les Cours où la dignité des souverains est respectée et où ils exigent la bonne tenue des courtisans.

L'on ne demande point aux dames du Palais d'avoir de la saillie, de l'instruction, une conversa-fion brillante : elles n'auraient qu'en faire. Des cancans, des histoires du monde, des scandales, des aventures, voilà ce qui plaît à Joséphine et ce qu'elle aime qu'on lui conte : cela amuse par contre-coup Napoléon. Pour lui, il n'a jamais, pour ainsi dire, de conversation un peu longue avec une femme : il se l'est reproché plus tard, disant qu'il y aurait beaucoup appris. Lorsque, par grand hasard, il en trouve une qui lui tienne tête — Mme Maret, Mme Savary, par exemple —, il s'en étonne si fort que, dix ans après, il s'en souvient et le raconte.

Il ne souffre point que, à son insu, les femmes se mêlent d'intrigues ou même d'affaires politiques et c'est dans ce sens qu'il dit : Il faut que les femmes ne soient rien à ma cour. Il a, de la condition, de la fonction, des destinées de là femme, une idée très nette et dont, à ce moment, rien encore ne l'a fait revenir. De cette fonction, le luxe fait partie : il entend qu'à sa cour les femmes soient mises avec recherche : cela rentre d'ailleurs dans son système, fait profiter l'industrie et gagner les marchands — tyrannie à laquelle les femmes se plient volontiers, sauf, à ce qu'on a dit, Mme de Rémusat, qui recevait pourtant assez d'argent pour payer quelques nippes. D'ailleurs, elle exagère étrangement la dépense. A l'en croire, un habit de Cour coûtait au moins 50 louis et l'on en changeait fort souvent ; le plus ordinairement, dit-elle encore, cet habit était brodé en or ou en argent et garni de nacre. Or, le Cérémonial porte : Toutes les dames admises à la Cour portent un habit de même forme que celui de l'Impératrice, sans broderie ni frange, ou avec une broderie ou frange en bas seulement. Le dessin de la broderie est libre, mais ne peut excéder un décimètre de hauteur. C'est un règlement, il est vrai, et le fait peut y contredire, mais voici le fait : qu'on prenne les livres de Leroy, le couturier le plus cher de Paris et les comptes des compagnes de Mme de Rémusat : laquelle met 1 200 francs à un grand habit ? Mme de Brignole, fort élégante, n'en a point un qui passe 510 francs ; Mme Duchâtel, si raffinée en sa toilette, porte un grand habit de crêpe rose avec robe de crêpe et satin rose qui coûte 297 francs ; le plus cher de ses costumes, en tulle et satin avec robe de dessous en tulle garni, elle le paye 521 francs. D'ordinaire, comme toutes ces dames, elle fournit les étoffes et, pour la façon d'un grand habit, Leroy demande 18 francs. Il est vrai qu'il y a de plus la chérusque, de dentelle d'or ou d'argent, de blonde ou de tulle : c'est deux louis : 48 francs.

Mme de Lauriston ? Le plus élégant de ses grands habits, en gaze blanche garnie de rubans et de guirlandes avec robe pareille : 576 francs. Voici la reine des élégances, la femme la mieux mise et la plus dépensière de la Cour, Mme Maret : on lui voit un grand habit de 1.500 francs, en satin rose lamé d'argent avec robe de mène, mais il est le seul de son espèce et, de ceux qu'elle porte d'ordinaire, le plus cher monte à 598 francs. L'habit de velours blanc frisé, garni de tulle et satin, avec chérusque de blonde et robe de satin, le plus beau qu'ait Mme de Montmorency, combien ? — 510 francs. Et combien l'habit en tulle blanc avec chérusque en tulle d'Alençon et robe de dessous en satin que porte Mme la duchesse de Rovigo ? — 600 francs. Et elle-même, Mme de Rémusat, quand, le 16 avril 1814, elle se met en sa plus grande parure pour aller présenter au Roi son dévouement tout neuf, que lui coûte sa robe de gros de Naples blanc, garnie de tulle et satin, avec blonde au corsage et manches longues ? — 245 francs, et, avec la toque de satin blanc ornée de cinq plumet blanches, avec la chemisette de tulle maillé, frisé, avec ruche de blonde, elle en a, an total, pour 445 francs. Vingt louis pour marquer son enthousiasme aux Bourbons, cinquante pour témoigner sa haine à l'Empereur, Mme de Rémusat exagère : elle n'eut en sa vie qu'une robe de deux cents louis et ce fut le Premier Consul qui lui en fit présent.

Napoléon ne tenait point tant à ce que les toilettes coûtassent cher, mais il voulait qu'elles fussent fraîches — donc renouvelées souvent — et exclusivement de fabrication française. Sur ce point, il était intraitable et avait-il si grand tort ? N'est-ce point assez qu'à une cour, la mode s'accrédite des étoffes, des formes et des vêtements étrangers, pour que la contagion s'en répande dans le pays, que les industries périssent, que les fabriques se ferment et que, pis encore, des vêtements, l'esprit étranger passe aux cerveaux. Napoléon voulait qu'on fût et qu'on restât Français ; il voulait qu'on mangeât son soûl à Lyon, à Valenciennes, à Cambrai, à Elbeuf, à Louviers, et c'est pourquoi, en toute occasion, il revenait à son dire, pourquoi, en toutes ses cours essaimées sur l'Europe, il ordonnait que l'on n'usât que d'étoffes, de passementeries, de gants, de modes, de fanfreluches qui fussent françaises.

Donc, elles sont élégantes, ces dames, et de cette élégance très osée, très découvrante, très collante, qui exige des femmes qu'elles soient minces, nettes et librement taillées. Les robes, sans jupon, toutes plates, en étoffes le plus souvent légères, tombent droit : les soies même ont peu de soutien, très peu d'apprêt, sont molles à la main et ne bouffent point. Par devant, on est décolleté jusqu'à montrer la naissance de la poitrine ; de dos, presque point à cause de la chérusque ; les manches, s'il y en a, sont plates et serrées ; en grand habit, pour retenir la robe, à peine, à l'épaule, un bouffant léger qui ne cache pas la moitié de l'avant-bras, point de talons aux souliers ; des corsets qui sont des brassières ; rien qui dissimule les formes vicieuses, qui grandisse les petites tailles, qui comprime les embonpoints. line femme laide l'est davantage ; une jolie femme l'est mieux, une femme vraiment belle triomphe. C'est ici, pour le physique des femmes, l'ère de la sincérité.

Si elles tiennent à cette mode et si, malgré l'incommode de certains ajustements, elles ne souffrent guère qu'on la change, c'est que ces femmes qui donnent le ton sont presque toutes jolies et jeunes, quelques-unes d'une beauté supérieure, rare et divine. Elles sont entre les êtres privilégiés dont la forme ne doit pas périr. C'est là le trait commun à cette Cour, le seul, peut-on dire ; car si les corps se montrent, les esprits se cachent. Rien ne transperce : lorsque, à la Restauration, l'on cherchera, pour salir quelques dames de l'Empire, les anecdotes courantes, l'on ne trouvera rien et l'on en sera réduit à démarquer les vieilles historiettes de Brantôme, de Béroalde de Verville et de Marguerite de Navarre, à mettre en prose les contes de La Fontaine, à rajeunir ce vieux fonds de fabliaux où, depuis des siècles, les amateurs trouvent d'inépuisables ressources de gaudriole. Le diable n'y perd rien, mais, d'apparence, on est sage, et l'on respecte les convenances. On sait que l'Empereur a sa police, que, s'il y a scandale, il n'est point homme à reculer devant une algarade publique ; que, au bal masqué, il est coutumier de leçons de morale et qu'il n'a même pas besoin du domino et du loup pour trouver ces occasions. On sait ce qu'il en coûte pour une fugue, et comme un enlèvement, même eût-on l'esprit de retour, vaut la définitive disgrâce. On sait que l'Empereur ne tolère point à sa cour les femmes divorcées et que c'est là, à ses yeux, une tare dont on ne se relève point. Il ne veut point de bruit ; il ne veut point qu'on parle mal des femmes qui entourent l'Impératrice : à tort ou à raison, on jase sur certaines femmes de ses grands officiers ; il court toute une légende qui sans doute est vraie sur Mme de Talleyrand ; on conte des histoires sur Mme Regnauld ; on en sait sur Mme Visconti. Selon les degrés, c'est l'expulsion totale, la disgrâce entière ou une froideur de glace. Qu'une femme ait un amant, il n'importe, mais qu'elle ne le montre point, qu'on n'en parle pas ; que le publie n'en apprenne rien ! Aussi, s'il se passe quelque chose, c'est sans bruit, et même s'il s'agit du maître, à la Cour, on soupçonne, on devine, on surprend des traces, mais on se tait.

Pour l'Empereur, tout est bien si les choses se passent ainsi, dans ce silence et cette correction commandées, et, lui présent, elles sont telles ; mais, lui absent, les souris s'émancipent. Joséphine n'a point la main assez ferme pour mener ce troupeau composé d'espèces si diverses et si nouvellement agrégées : des bandes se forment et des factions ; Joséphine encourage les unes, se trouve en butte aux autres, ne sait point faire exécuter ses ordres, reçoit des algarades et pleure. Elle a conservé des intimités particulières avec certaines de ses dames du Consulat qui se vantent de la mener et y réussissent sans doute ; elle affecte des airs maternels avec les anciennes compagnes d'Hortense ; elle tolère, par le fétichisme d'un imaginaire cousinage, les frasques de sa dame d'honneur ; elle montre une déférence polie envers celles qui, par l'éclat de leur nom, ajoutent à sa cour un lustre nouveau ; même, a-t-on dit, elle fait preuve d'une adresse infinie pour conserver la supériorité de son rang. Qu'a-t-elle donc besoin d'adresse, et n'est-ce pas là, de sa part, la faute sans palliatif et presque sans remède ? Loin de s'imposer, elle s'excuse. Doutant d'elle-même, elle en fait douter : aux unes, elle va dire qu'elle est très malheureuse de rester assise lorsque des femmes qui naguère étaient ses égales ou même ses supérieures entrent chez elle, qu'on exige d'elle qu'elle se conforme à cette étiquette, mais que cela lui est impossible ; à d'autres, elle marque un contentement étrange, presque un étonnement de les avoir obtenues, cherchant pour s'en parer des parentés lointaines qui, à celles-là, ne doivent paraître que des mésalliances. D'où vient l'honneur ? qui l'a sollicité ? qui en bénéficie ? N'est-ce point assez qu'elle soit la femme de l'Empereur pour qu'elle se trouve au-dessus de toutes les femmes, et, dès lors, laquelle peut entrer en comparaison avec elle ? Mais elle ne se sent point née du jour du Sacre, née, comme disait Napoléon, du Dix-huit brumaire ; il survit en elle du Tascher, du Beauharnais, du Bonaparte, et, non seulement elle ne commande point qu'on l'oublie, mais elle se plaît à le rappeler : un jour, à Saint-Cloud, elle traverse deux salons pour donner elle-même un ordre à un valet de chambre ; le Chevalier d'honneur accourt lui représenter l'inconvenance : Eh ! Monsieur, dit-elle, cette étiquette est parfaite pour les princesses nées sur le trône et habituées à la gêne qu'elle impose, mais, moi qui ai eu le bonheur de vivre tant d'années en simple particulière, trouvez bon que je donne quelquefois mes ordres sans interprète. Voilà le mot : il explique à soi seul que l'on trouve Joséphine aimable, qu'elle puisse être aimée, qu'elle ne soit jamais respectée. Il montre comme il a pu se produire que, à Mayence, durant la campagne de 1806, certaines de ses darnes soient arrivées des tracasseries aux insolences ouvertes, saris qu'elle sentît en soi assez d'autorité pour imposer le respect d'elle-même, de l'Empereur et de l'armée.

A défaut du prestige personnel qui lui manquait, Joséphine n'eût pu être protégée contre les familiarités des unes et contre les méprisantes attaques des autres que par l'étiquette militairement exécutée. Au lieu d'y tenir résolument la main et de s'en couvrir constamment, elle voulut régner sur ses dames un peu comme une maîtresse de maison sur ses invitées, avec les formes qu'aurait prises dans son salon quelqu'un comme une Mme de Montesson. L'exemple a dû sans doute se présenter plus d'une fois à sa mémoire, car ç'a été là son modèle et son guide durant le Consulat. Et vraiment, on peut se demander si elle estimait ce qu'elle était devenue, ce que l'avait faite Napoléon, au niveau d'un mariage morganatique avec un duc d'Orléans. Jamais elle ne prit la notion de ce qu'il était, jamais elle ne participa à cet orgueil qui mettait ses pieds à lui au-dessus de chaque marche qu'il gravissait. Jamais elle ne sentit qu'un aigle l'avait portée à travers les espaces jusqu'au trône d'un dieu.

 

A ce point de vue, l'étude de la Maison de Joséphine n'est point indifférente, puisque tout son caractère s'y reflète et que l'on y trouve toutes les nuances de son esprit ; mais peut-être conviendrait-il de se borner aux dames du Palais, car, sur le choix des chambellans et des écuyers, son action semble avoir été beaucoup moins directe et son goût bien moins consulté. Néanmoins il est, çà et là, des points à relever.

L'on ne croirait pas, à voir les noms des chambellans, que, pour les trouver, l'on se soit d'abord heurté à bien des refus. En 1804, a dit Philippe de Ségur, à fort peu d'exceptions près, portant sur plusieurs nobles obscurs, pauvres et ruinés et sur d'autres déjà engagés dans la fortune de Bonaparte, il fallut d'abord bien des négociations et des séductions de diverses natures pour attirer et décider quelques noms connus à entrer dans la première composition de la Cour. Quels qu'aient été les moyens employés, la somme en noms connus des chambellans de l'Impératrice excède singulièrement celle des dames du Palais ; l'élément Beauharnais a été exclu ; on n'a point eu de ménagements à garder pour des positions acquises et les anciens souvenirs ont été moins consultés.

C'est pourtant à ces influences et sans doute au désir manifesté par Joséphine que M. Champion de Nansouty a dû sa place de premier chambellan à 30.000 francs d'appointements. De famille, peu de chose ou rien : ces Champion, originaires d'Avallon, décrassés de roture vers la fin du XVIIe siècle par un secrétariat du roi, ayant eu, dès lors, pour honneurs deux maires d'Avallon, ne seraient point pour compter, s'ils n'avaient eu, semble-t-il, une alliance avec certains Minard dont s'est trouvée être la mère de Mme de Montesson. Cela vaut déjà une part de la faveur de Joséphine. M. Champion, qui possédait un coin de terre à Nans-sous-Thil, et qui s'en était fait ce nom qui sonne en noblesse, avait été élevé à Brienne, reçu à l'École militaire, renvoyé, mais, tout de même, en 1785, nommé sous-lieutenant dans Bourgogne-Infanterie ; dix ans après, il était général de brigade ; et, le Consulat survenant, en passe, par Mme de Montesson, d'obtenir beaucoup, mais il se procura encore de plus actifs protecteurs en épousant la propre sœur de Mme Rémusat et en unissant ainsi sa fortune à celle de cette personne. Tout de suite, cela lui valut la troisième étoile, puis cette place ; mais, dès les premières cérémonies, il se trouva en lutte pour le pas avec le Premier écuyer et, la Maison s'augmentant, il ne vint plus qu'en troisième rang. Cela se pouvait-il supporter ? Il reçut, en échange (im juin 1808), la place de Premier éciiyer de l'Empereur, avec les mêmes émoluments, et l'exercice de l'office de Grand écuyer en l'absence, presque continuelle, de Caulaincourt. Et ce n'est point assez des gratifications continuelles, ce n'est pas assez que Napoléon l'ait fait grand-aigle, colonel général des dragons, comte de l'Empire avec 58.728 francs de dotation, qu'est cela pour un homme de ce mérite ? En 1814, le premier avec Dessole des officiers généraux à adresser son adhésion au Gouvernement provisoire et à séparer sa fortune de celle de Napoléon, c'est ce Champion de Nansouty : Mme de Rémusat a passé par là

Avec ce Champion, avaient été nommés MM. de Beaumont et d'Aubusson-la-Feuillade. Là, l'ascension était visible. Sans être de famille illustre, les Bonnin de la Bonninière de Beaumont étaient d'une famille connue comme noble dès le cive siècle, qui avait fourni plusieurs pages du roi et avait été admise aux honneurs de la Cour. M. André de Beaumont, après avoir passé aux pages, avait été major du régiment d'Anjou et avait épousé Mlle de Miromesnil, nièce du Garde des sceaux. Brave homme, d'esprit un peu court, disposé à tout pour plaire, il eût fort bien fait en sa place s'il ne se fût un peu trop prêté à amuser la maîtresse, ne se fût montré serviable au point d'en devenir le plastron de la Maison. Les Beaumont étaient la plupart ralliés : le frère d'André ayant épousé la sœur de Davout ; des autres, plusieurs servaient. Aussi n'avait-on point dû insister pour l'obtenir.

C'était Mme de la Rochefoucauld, disait-on, qui avait amené M. d'Aubusson ; on s'en parait et c'était, alors, ce qu'on avait de mieux. Pierre-Raymond-Hector d'Aubusson, marquis de Castelnovel, de Saint-Paul, de Serre et de Melzéard, comte de la Feuillade, vicomte d’Aubusson, baron de la Borne et de Pérusse, ayant eu, dans sa maison qui remonte authentiquement au delà de l'an 800, la grande maîtrise de Saint-Jean, deux bâtons de maréchaux, au moins deux colliers de l'Ordre, était impossible à surpasser en noblesse, mais il n'avait point fait fortune sous l'ancien régime. Cadet à l'École militaire en 1779, il arrivait à peine lieutenant-colonel à la Révolution, après avoir traversé toutes les armes : il fut, affirme-t-il, nommé colonel trois jours avant le voyage de Varennes, mais n'eut point son brevet. Il émigra alors, mais d'une façon obscure et sans prendre de service, rentra aux premiers jours du Consulat et fréquenta dès lors un monde qui voisinait avec les amis du Château. Il voulait ses biens et une place, s'empressa donc de passer par la Cour pour obtenir la légation de Toscane, puis l'ambassade de Naples, et, d'un poste comme de l'autre, fut un des plus hardis quémandeurs. Toute somme lui était bonne et il prenait jusqu'à 6.000 francs. Au reste il ne se croyait point tenu à reconnaissance : Vous savez mes services sous le dernier Gouvernement, écrivait-il à M. Talleyrand, le 18 août 1814 : J'en ai été très mal traité puisque je n'ai jamais eu que la simple croix de la Légion d'honneur.

A la promotion du 12 pluviôse an XIII (1er février 1805), sans doute, les demandes étaient plus abondantes, les choix avaient pu être plus étendus, et M. d'Aubusson s'était employé pour recruter ou avait servi d'amorce. Ce fut lui qui remit la lettre par laquelle Très haut et Très puissant Seigneur, Messire Alexandre-Léon-Luce de Galard de Béarn, marquis de Brassac, comte de Béarn, baron de la Rochebeaucourt, sollicitait la clef de chambellan Or, étant données les idées de fusion, nul n'était désirable au degré de M. de Béarn. Par lui, la plus illustre famille de Guyenne, issue des comtes de Lomagne et, par eux, des ducs de Gascogne, la noblesse la plus pure et la moins contestable ; par sa femme, Mlle Pauline de Tourzel, la noblesse de cour la plus réfractaire, la plus inféodée aux Bourbons, la plus approchée de leur personne, la plus intransigeante, la plus hostile aux ralliés, rentrait aux Tuileries. Gouvernante des enfants de France aux jours de l'extrême péril, Mme la marquise de Tourzel qui était Croy, dont la mère était Luxembourg, avait élevé cette dernière fille dans la religion de la monarchie. Pauline avait été la dernière compagne des jeux de Madame et du Dauphin. Avec sa mère, elle avait vu le voyage de Varennes, le Vingt Juin, le Dix août, elle avait vu Septembre et ne savait encore pourquoi elle avait échappé. Elles avaient, elles deux, pleuré avec l'orpheline du Temple et c'étaient elles qui lui avaient transmis les dernières instructions de son père. Comment penser à rompre de tels liens et n'était-cf point un sacrilège ? Mais M. de Béarn était très gêné d'argent, étant donnés les procès qu'il avait soutenus pour la succession de son grand-père et, en se ralliant, il comptait qu'on lui rendrait ses biens, ceux de quelques parents, qu'il obtiendrait de menues faveurs ; il fit donc la démarche décisive sans en avoir le moins du monde parlé à sa femme, qui, lorsqu'elle apprit la nomination, fut au désespoir, déclara que c'était une tyrannie sans exemple et qu'elle voulait que M. de Galard refusât. En conscience, le pouvait-il ? et si, lui, en tira quelque présidence de collège électoral, l'étoile de la Légion et le titre de comte, sa femme même ne dédaigna point à des moments de se servir de la clef de son mari pour s'ouvrir la porte du cabinet de l'Empereur : il est vrai que c'était pour demander des grâces en faveur de diverses personnes de sa famille. La fin justifiait les moyens.

M. de Galard-Béarn avait bien fait de se presser : il fut le dernier des chambellans à 12.000 francs. Ensuite, on ne les paya plus que moitié, 6.000, et l'on en trouva autant qu'on voulut et de bonne race.

Pourtant, quoique d'ancienne maison et avec un marquisat de 1620, M. de Saint-Simon-Courtomer, dont la famille n'avait nul rapport avec les Rouvroy de Saint-Simon, ne pouvait être mis sur le même pied que M. de Galard. Bien plus âgé que ses collègues, car, à son entrée à la Cour, il avait passé la cinquantaine, il porta aux Tuileries quelque chose du tour et du genre d'esprit qu'on avait à Versailles aux dernières années du Bien-aimé. Cela étonna. On le fit tout de même président de collège électoral, officier de la Légion, comte de l'Empire ; tant on était convaincu qu'il ne pouvait y avoir d'autre maison de Saint-Simon, que c'était ici la ducale — ou du moins qu'on en donnait l'illusion.

La grandeur de M. de Gavre était plus réelle, bien qu'elle ne fût pas française : Prince de Gavre par diplôme impérial de 1736, marquis d'Aiseau, comte du Saint-Empire, de Peer, de Frezin, de Beaurieux et de Castelnuovo, vicomte du Quesnoy, baron de Monceau, grand échanson héréditaire de Flandre, cela comptait et il le fit payer : douze jours après sa nomination, M. de Gavre obtint la levée du séquestre sur les biens du général major de Gavre, resté au service d'Autriche ; en 1806, il usa et abusa de son titre pour venir solliciter en Espagne un procès suivi par sa famille depuis cent cinquante ans et qu'il ter mina à son bénéfice ; la même année, il conquit l'étoile de la Légion ; en 1808, il se fit donner le titre de comte sur promesse d'un majorat qu'il n'institua point ; en 1810, — par quel hasard ! — il lui plut d'entrer dans l'administration et on le nomma préfet de Seine-et-Oise : triste préfet que l'on maintint pourtant près de trois ans. C'était presque la fin lorsqu'on s'avisa que M. de Gavre était d'une sottise dangereuse. Il retourna aux Pays-Bas où ou le vit général major et grand maître des cérémonies.

En 1807 seulement, l'Empereur compléta en chambellans la Maison de l'Impératrice, et l'on est assez embarrassé de dire pourquoi il y ajouta ce. deux noms. L'un n'avait rien d'illustre : Du Val ; c'était celui d'une famille normande divisée en deux branches : d'Eprémesnil et du Manoir. Peut-être Joséphine, qui avait été des plus liées avec le d'Eprémesnil, conseiller au Parlement, céda à ce souvenir en prenant ce cousin dans sa maison. Pour l'autre, nul plus grand, car c'était Montesquiou ; mais Rodrigue-Charles-Eugène de Montesquiou, nommé en 1807 chambellan de l'Impératrice, était dès longtemps engagé au service et passionné pour le métier : quoiqu'il eût épousé Me d'Harcourt, il ne résida guère à Paris, et c'est au feu qu'il gagna le titre de chevalier, puis de baron de l'Empire, l'aigle d'or de la Légion, une dotation de 10.000 francs, l'aigrette de colonel du 43e chasseurs, — et tout cela pour mourir de maladie, à Ciudad-Rodrigo, vers la fin de 1810. Ce Montesquiou était le petit-fils du Conquérant de la Savoie, le fils aîné de Elizabeth-Pierre, celui qui, ministre en Saxe de 1791 à 1792, émigré alors et fort mal accueilli par les Princes, venait de se rallier à l'Empire en assistant au couronnement comme président de canton et était entré au Corps législatif en 1805. En 1809, il remplaça le prince de Bénévent dans la charge de grand-chambellan, et en 1810, sa femme obtint le grand office de gouvernante des Enfants de France. Pouvait-on moins faire pour ces Montesquiou qui, par les premiers ducs d'Aquitaine, descendent en ligne droite de Clovis et qui, non contents de l'antiquité de leur race, en ont maintenu par les armes l'éclatante renommée jusqu'aux derniers jours de la monarchie, lui ont fourni, avec les deux Montluc, un d'Artagnan ?

Sauf ce Montesquiou qui, constamment en mission de guerre, ne paraît avoir jamais pris le service près de l'Impératrice, sauf Nansouty, bientôt parti et qui d'ailleurs n'a point rempli son office, les chambellans de Joséphine ne se rattachent par rien au nouveau régime ; ils sont tous gens du passé, appartiennent à la classe qui jadis eût fourni des chambellans à la reine de France, si la Reine en avait eu. Ce service entièrement de Cour, subordonné à la Dame d'honneur, ne pouvait être rempli par des hommes ayant pris, de leurs actions personnelles, une idée de leur dignité, un sentiment de leur indépendance, une conception de la vie tels que les guerres de la Révolution avaient dû les donner à des soldats.

 

C'était exclusivement parmi les soldats qu'avaient été pris les officiers d'honneur de l'écurie de l'Impératrice, Chevalier d'honneur, Premier écuyer, écuyers cavalcadours ; aussi, sauf le Chevalier d'honneur et le Premier écuyer, dont les charges étaient des sortes de retraites, les écuyers paraissaient peu ; ils étaient soldats, la guerre était continuelle et, comme avait dit l'Empereur, le service de guerre passait avant tout.

Au début, le Premier écuyer, qui avait le pas sur toute la Maison, remplissait les fonctions de Chevalier d'honneur. Il donnait la main à l'Impératrice de préférence à tout autre, était présent aux audiences que donnait Sa Majesté et se tenait derrière son fauteuil ; il avait l'administration et la direction des écuries de l'Impératrice, en nommait les gagistes, accompagnait Sa Majesté dans ses voyages, y dirigeait et ordonnait tout, commandait les escortes, et remplissait près d'elle les mêmes fonctions que le colonel général de la Garde de service près de l'Empereur. Logé dans les Palais impériaux, nourri, servi et voituré par les gens de l'Impératrice, il recevait de plus 30.000 francs d'appointements.

C'était évidemment sur le désir personnel de Joséphine que M. d'Harville avait été nommé Premier écuyer. De grande race, car les Harville, fort anciens d'eux-mêmes, ayant eu un vice-amiral, chevalier des ordres du Roi, avaient été substitués, à la fin du XVIIe siècle, aux Jouvenel des Ursins qui, depuis le quinzième, ont occupé les plus grandes charges civiles et ecclésiastiques dans le royaume. Louis-Auguste Jouvenel de Harville des Ursins, marquis de Trainel et comte de Harville était, à la Révolution, colonel d'Orléans-dragons et se rallia dès le début an parti populaire. Il avait été des intimes amis d'Alexandre de Beauharnais, mais plus heureux ou plus sage, avait échappé à la proscription ; il servit d'une façon distinguée aux Armées du Nord, de Sambre-et-Meuse et du Rhin, et prit, en 1798, la position d'Inspecteur général de cavalerie. En 1800, il fut appelé à commander les troupes de réserve au camp de Dijon, et, dès le 12 mars 1801, fut nommé sénateur. Sa femme, née Dal Pozzo, d'une branche naturalisée en France de cette illustre famille piémontaise, était assez liée avec Joséphine pour la recevoir chez elle, à Lisy, en février 1803, et M. d'Harville, dont le Premier Consul acceptait l'hospitalité, était sur le pied d'échanger avec lui des chevaux de son rang, des chevaux que Napoléon avait montés. Cela est tout à fait à part et montre le degré d'intimité. Mais, avec ses cinquante-six ans, M. d'Harville n'était plus propre même à un service de Cour dès qu'il était actif, car, après le voyage de l'an XIV (1805-1806) en Allemagne, il se sentit incapable de continuer ses fonctions. On lui continua le traitement, porté même à 40.000 francs avec le titre de Chevalier d'honneur, et, à Paris, quelquefois encore, il parut dans les cérémonies, mais depuis le 12 juin 1806, la place de Premier écuyer fut remplie et tout le service en fut fait par le général sénateur Ordener.

En cette nomination, impossible de ne pas voir, de la part de l'Empereur, une réaction prononcée contre les choix qu'il avait faits lui-même et une leçon donnée aux ci-devant. Ceux-ci prenaient par trop d'étoffe et tournaient ouvertement en mépris ce qui venait de la Révolution. Un jour où plusieurs dames du Faubourg avaient été présentées à l'Impératrice, Mme de la Rochefoucauld s'était émancipée à dire : Nous avons reçu aujourd'hui bonne compagnie. L'Empereur jugea qu'il était temps de rabattre le mors et de le remettre en bouche ; il nomma, pour assister constamment l'Impératrice, pour être le chef réel et le gendarme de sa maison, cet ancien dragon de la Légion de Condé, ce paysan lorrain qui avait gagné chacun de ses grades à la pointe du sabre et qui, n'ayant point quitté les camps depuis 1713, incarnait si noblement l'armée démocratique et la Révolution même, — toute la Révolution peut-on dire, car c'était Michel Ordener qui, en l'an XII, avait enlevé à Ettenheim le duc d'Enghien.

Était-ce pour son bonheur qu'il mettait en pareille place le héros des Grenadiers à cheval et Ordener n'eût-il point préféré les attentes sous le canon aux stations dans le Salon de service ? Il ne s'était guère instruit des façons courtoises et élégantes. Il jargonnait terriblement, et le français qu'il parlait déconcertait, quoique pas davantage que Luckner hier ou Kellermann à présent. Il avait appris la guerre, mais non la guerre d'épigrammes, et, plus il était brave homme, loyal, ferme sur son devoir, exécutant son service comme une consigne, plus on cherchait ses côtés faibles, et il en montrait, surtout lorsqu'il voulait se rendre galant, se parfumait à l'essence de rose et prétendait s'appareiller aux gens qui l'entouraient. Il ne fallait pas, au moins, qu'on s'exerçât aux plaisanteries en présence de l'Empereur et qu'on s'avisât alors de planter des épingles dans le plastron de son grenadier, un froncement de sourcil, un regard posé sur les rieurs, et c'était assez. Pourtant Ordener en souffrit et cela devait être, quoique Joséphine eût pour lui beaucoup de bontés, mais elle était rieuse.

Les écuyers cavalcadours avaient été choisis, sauf une exception, parmi les hommes de famille ancienne qui avaient pris parti dans les armées de la République ou qui, se trouvant dans le militaire à l'époque de la Révolution, y avaient suivi leur fortune. Le seul à part, qui du reste ne fit que passer dans la Maison où il ne resta qu'un trimestre, était un nommé Jacques Leroy qui, au Dix-huit brumaire, était aide de camp du général de Harville et dont la nomination s'explique à ce titre. Après une carrière accidentée, il entra dans l'état-major des places et se distingua en 1815 à la défense de Langres. Près de lui, c'est M. de Fouler, page de la petite écurie en 1786, qui resta, fit toutes les campagnes, y avait déjà gagné le commandement du 11e cuirassiers, y gagnera le grade de général de division, le titre de comte et une dotation de 30.000 francs. M. de Bonardi de Saint-Sulpice, qui remplaça Leroy, était d'ancienne noblesse de Provence, entré au service comme officier en 1777, colonel à la Révolution et général de brigade en 1803. La place près de l'Impératrice ne lui convint du reste pas ; il passa en pareille qualité près de l'Empereur sept mois plus tard (19 juin 1805), et neuf ans après, il était général de division, gouverneur de Fontainebleau et comte de l'Empire, avec 50.000 francs de dotation.

Avant même que M. de Saint-Sulpice eût quitté, le 15 mars 1805, avaient été nommés MM. de Corbineau et d'Audenarde. Le colonel de Corbineau, fils d'un inspecteur général des Haras, avait débuté, en 4788, dans les Gendarmes de la Reine ; rentré en 1191 comme sous-lieutenant de dragons, il n'avait point manqué une campagne, étant à la fois, semble-t-il, dans toutes les armées où l'on se battait, et se multipliant pour la gloire. Il y avait alors, servant en même temps, trois Corbineau, trois frères de valeur égale et de pareille intrépidité, trois bras de carnation étendus en forme de prestation de serment, comme il se lit dans les armoiries de l'un d'eux, et leurs exploits, rejaillissant de l'un sur l'autre, faisaient à leur nom une auréole dont un seul homme n'eût pu l'entourer. Celui-ci fut tué à Eylau, en portant un ordre de l'Empereur ; son frère cadet, major aux Chasseurs à cheval de la Garde, eut la cuisse emportée à Wagram ; son frère aîné, fait commandant de la Légion de simple légionnaire, après les batailles d'Ocaña et d'Alcala-la-Real, aide de camp de l'Empereur, général de division, fut un des grands cavaliers de l'Empire.

M. d'Audenarde, mon bel écuyer, comme disait l'Impératrice, venait de Belgique. Fils de M. de Lalaing, vicomte d'Audenarde, chambellan de Marie-Thérèse et grand-maître des cuisines de la Cour de Bruxelles, petit-fils de M. de Lalaing, créé comte de Lalaing, en 1719, par l'empereur Charles VI, il avait, à vingt ans, pris du service dans l'armée autrichienne, et, avant donné sa démission après la paix de Lunéville, il était rentré en 1801 dans l'armée française comme capitaine d'infanterie. Grâce à sa nomination dans la Maison de l'Impératrice, il put, en

repasser dans la cavalerie. Il était général de brigade en 1812 et, à la Restauration, il fut sous-lieutenant aux Gardes du corps, où il eut des démêlés très vifs. La Monarchie de Juillet le fit pair de France et le second Empire sénateur. Il avait épousé la fille d'une amie de Joséphine, Mue Dupuy, de l'Ile de France, dont le père fut sénateur et la mère dame de la princesse Joseph. C'était une personne fort intéressante et qui joua un rôle vers ses quarante ans.

Enfin, à la place qu'avait occupée Bonardi de Saint-Sulpice fut nommé, le 20 juin 1805, le commandant de Berckheim, d'une illustre famille d'Alsace, qui a même origine et mêmes armoiries que les d'Andlau et eut comme eux, en Empire, le rang de dynaste. M. de Berekheim, entré au service en 1789, à l'âge de quatorze ans, comme sous-lieutenant au régiment de la Marck, sera colonel en 180'7, général de brigade en 1810, général de division en 1813 et commandera en chef, en 1814, la levée en masse et l'insurrection du Bas-Rhin.

Ces écuyers-là, on le comprend, n'ont guère le loisir de faire les jolis cœurs dans le Salon de service et de trotter à la portière de la voiture impériale ; c'est d'un autre uniforme qu'ils se parent et, pour que le Premier écuyer lui-même ne regarde point un commandement militaire, fût-ce des dépôts de la Garde, comme autrement urgent que son service près de la souveraine, il faut un ordre sévère et réitéré de l'Empereur.

De là, au bout de quelques années d'expérience, la nécessité sentie par Napoléon de donner à l'Impératrice des écuyers qui ne soient point employés activement à l'armée, qui soient des officiers civils et qui exercent, au défaut du Premier écuyer, une surveillance sur le personnel des écuries : par décret rendu à Schœnbrunn le 7 juin 1809, le sieur Honoré Monaco est nommé écuyer de l'Impératrice. Ce Monaco était le fils aîné du ci-devant prince de Monaco, duc de Valentinois, marquis des Baux, et il devait, à la Restauration, succéder à ces titres et à bien d'autres. Il avait passé dans la Maison militaire comme officier d'ordonnance, puis dans l'état-major de Murat comme aide de camp ; il n'y avait point brillé ; il brilla moins encore dans les écuries de l'Impératrice après le divorce, et l'enquête que mena Caulaincourt à son sujet, en 1811, amena des résultats fâcheux pour sa renommée.

 

Sans M. de Monaco, les écuries marchaient pourtant à merveille, et, dès 1803, elles avaient été organisées sur un pied de souverain, avec leur autonomie et leur comptabilité spéciales, quoique rattachées pour ordre aux écuries du Premier Consul, puis de l'Empereur. Elles étaient dirigées par un écuyer, Vigogne, fils de l'écuyer du Premier Consul, qui avait sous ses ordres un piqueur, Guérin, deux sous-piqueurs, quatre cochers, deux postillons et quatorze palefreniers ; à l'Empire, on ajouta un sous-piqueur, quatre cochers, huit postillons et vingt palefreniers ou garçons d'attelage : cela monta, en appointements et gages, à 69 300 francs ; naturellement, le nombre des employés s'accrut chaque année, mais l'augmentation ne fut point si sensible qu'en un budget d'État puisque, eu 1809, le total n'allait qu'à 92.000 francs, dont 14.000 francs pour appointements.

Les hommes portaient la livrée du Premier Consul ou de l'Empereur : habit vert, veste écarlate et culotte de drap vert, avec plus ou moins de galons, selon les grades et selon la petite ou grande livrée. Comme il n'y avait pas de postillons à la d'Aumont chez l'Empereur, on avait dû régler un habit pour ceux de l'Impératrice et on l'avait fait plus élégant et plus alerte que la livrée : c'était une veste de drap vert avec col, parements et ceinture en velours vert, simple galon d'or aux coutures, double galon aux revers, sous les boutons et au bas, et épaulettes en torsades d'or ; ce gilet s'échancrait haut sur un second gilet écarlate, galonné d'or, lequel s'échancrait lui-même sur un gilet de taffetas rose, bleu céleste et blanc, à liséré d'or ; la toque était en cuir, garnie de velours noir et parée d'une houppe d'or en torsades ; les bottes en retroussis, avec éperons plaqués à long collet, étaient chaussées sur des culottes de peau de daim de forme spéciale ; c'était une tenue d'une jolie élégance, la seule dans la Maison impériale où l'on rencontrât une trace des influences anglaises.

Le nombre des chevaux avait crû, du Consulat à l'Empire, dans la même proportion que celui des hommes : une trentaine en 1803, cinquante en 1804, cent en 1805. Ces chevaux coûtaient, en moyenne, 1.518 francs pièce ; une paire, exceptionnelle, de chevaux entiers, Le Monarque et L'Impérial, fut payée 4.224 francs. Les voitures — douze en 1804, quatorze en 1806 à l'entretien ordinaire — étaient des couleurs les plus variées : il en était de bleu, de bleu de ciel, de jaune et noir, de bleu et or, de jaune et rouge ; il en était à fond de paillon et à fond bleu et or ; presque point à fond vert ; — encore celles-ci, à chiffres, non à armoiries, et servant à la suite. Ces voitures étaient d'un bon prix : les berlines de voyage 9 408 francs, les calèches à la d'Aumont 6.000, les berlines de ville 6.600 ; certaines plus cher, jusqu'à 8.000. Les voitures de grand gala sortaient des écuries de l'Empereur : l'Impératrice n'en avait point sous ses remises.

Régulièrement, l'Impératrice devait atteler à huit chevaux ; mais les petits jours, elle n'en avait que six à sa voiture, avec piqueur piquant devant elle, le couteau de chasse au côté, l'écuyer, l'officier commandant l'escorte et le page de service courant aux portières ; trois valets de pied au moins sur le siège de derrière. Pour les berlines, un postillon montait les chevaux de la seconde volée, les quatre autres chevaux étaient menés du siège par le cocher ; à huit chevaux, il n'y avait de même qu'un postillon, le cocher menant les six chevaux du siège. A la d'Aumont, à six chevaux, l'un des postillons menait la seconde volée ; l'autre, monté sur un des chevaux de timon, menait à l'allemande la première volée ; à la campagne et pour la chasse, il arrivait, semble-t-il, qu'on ne mît que quatre chevaux à la d'Aumont, mais c'était incorrect et marquait l'incognito.

Au total, la dépense des écuries de l'Impératrice atteignait, les premières années, à 550.000 francs. Le train monté, elle descendit et se fixa aux environs de 420.000 francs.

Ce système d'écuries particulières, détachées et presque indépendantes, était contraire aux règles générales de la Maison : tout service entraînant comptabilité devait en effet ressortir à chacun des grands officiers, sous le contrôle de l'Intendant général, et seul, le Service d'honneur, avec la Cassette et les fonds de Toilette administrés par le Secrétaire des dépenses, devait être personnel à la souveraine. Aussi, après le second mariage, non seulement il n'y eut plus d'écuries particulières pour l'Impératrice, mais les écuyers et les chambellans détachés près d'elle furent, en titre, écuyers et chambellans de l'Empereur. L'Impératrice ne conserva en titre que ses dames, son premier aumônier, son chevalier d'honneur et son premier écuyer.

 

La Maison de Joséphine, telle qu'elle fut constituée en 1804, telle qu'elle s'accrut jusqu'en 1809, fut donc une chose à part, qui eut son caractère propre, qui ne rappela que par les titres qu'on y prit la Maison de la Reine, qui n'eut avec la Maison formée plus tard pour Marie-Louise que quelques points communs assez rares. Cette Maison représente Joséphine, participe d'elle plus que de l'Empereur même : elle n'est point d'institution monarchique ; elle n'est point l'institution démocratique ; elle est d'institution familiale et mondaine. C'est moins une cour qu'un salon : un salon qui se recrute peu à peu, où, d'abord, on est obligé de faire effort pour attirer le monde, où, la mode aidant, le niveau s'élève parce que des gens ont intérêt à s'y montrer et où, après un temps, l'on se trouve comme embarrassé des premiers habitués. A quantité de détails, on sent l'improvisation première ; à d'autres, on reconnaît les alluvions successives. Joséphine n'a point la main assez ferme pour fondre, comme fait l'Empereur, en une masse d'apparence compacte, ces éléments hétérogènes. Elle les a reçus, les a accueillis, leur a fait jolie ruine, s'est amusée à les entretenir, a joué à la dame de château, s'est efforcée de plaire à tous, de ne choquer personne, de rendre des services, de faire des amitiés ; mais jamais elle n'est parvenue à se faire respecter, à s'établir en son rang, à s'affirmer l'Impératrice ; elle est restée ce qu'elle s'était faite si parfaitement : la femme du Premier Consul. Là elle avait su monter, là elle avait su se tenir, là elle avait merveilleusement réussi à se faire bien voir. Par quel prodige d'habileté et de tact, étant données son éducation, la vie qu'elle avait menée, les sociétés qu'elle avait parcourues, on s'en peut étonner à bon droit : mais toutes les qualités qu'elle avait déployées alors étaient exclusives de celles qu'elle eût dû montrer comme Impératrice ; aussi ne grandit-elle pas à être entourée de cette maison, à recevoir les honneurs de souveraine, elle en fut plutôt diminuée, cal il ne lui était point permis de rester au même niveau — et cela tint à ce que, possédant lei qualités d'un ordre, elle n avait point acquis les défauts si différents qu'il lui eût fallu pour se trouver au courant de sa nouvelle place. A vrai dire, c'était demander l'impossible.