JOSÉPHINE IMPÉRATRICE ET REINE 1804-1809

 

I. — L'EXISTENCE AUX TUILERIES.

 

 

Du 28 Floréal an XII (18 mai 1804), jour où, à Saint-Cloud, le Sénat vient saluer Joséphine du titre d'Impératrice, au 16 décembre 1809, jour où, aux Tuileries, son mariage avec Napoléon est dissous, cinq ans et sept mois : c'est le temps qu'elle a été associée à l'Empire. Il faut fixer son esprit à ces dates, se les tracer en mémoire ; car, en ce temps si bref en durée, les événements se pressent et s'accumulent de telle façon qu'au lieu d'un lustre, l'on serait tenté de croire qu'ils en occupent trois ou quatre. Tant de faits, tant de choses, tant d'êtres entrant vifs ou morts dans l'histoire ; tant de cérémonies, et de fêtes, et de voyages ; quatre traités de paix changeant en entier la face de l'Europe, l'Autriche deux fois conquise, la Prusse anéantie, la Russie réduite, l'Espagne envahie, l'Italie constituée, l'Allemagne confédérée, la Pologne renaissante ; le siècle se levant dans une lumière d'apothéose qui l'éclairera tout entier, secoué et comme enivré par ce vent de gloire qui, aux premiers jours, a traversé l'immense et frissonnant trophée des drapeaux conquis ; des noms de batailles aux syllabes étranges et mystérieuses, comme dictés par la destin pour se graver dans le souvenir des peuples : Austerlitz, Iéna, Eylau, Somo-Sierra, Essling, Wagram, tout cela tient en cinq années, et ces cinq ans dont la splendeur éblouit, jettent dans l'ombre tout ce qui les suit et, tirant à eux tout le regard, semblent le siècle même et combien d'autres siècles !

A ces cinq ans qui ont fait tout son règne d'impératrice, où seulement, elle a joué son rôle, paru devant le peuple et tenu sa cour, le souvenir de Joséphine est si fortement attaché qu'elle aussi semble hors des temps et profite de cette pérennité. Les marques de son passage à Paris sont si profondément empreintes, si nombreuses et vivantes, qu'il ne vient point à la pensée qu'au moins, ces cinq années, elle ait pu les passer ailleurs que dans la Ville, coupant à peine ce long séjour de villégiatures à Saint-Cloud et à Malmaison.

Or, dans ces cinq ans, c'est à peine si elle a résidé douze mois à Paris ; elle a vécu treize mois à Saint-Cloud ; elle a employé plus de deux années à des voyages en France et hors de France ; elle est restée huit mois à Malmaison, trois mois et demi à Fontainebleau, un mois à Rambouillet ; même, aucun de ces séjours, elle ne l'a fait de suite, d'affilée, avec une stabilité d'établissement : ces douze mois de Paris, c'est par des acomptes de deux, de trois mois au plus qu'elle les a pris : trois mois en l'hiver 1804-1805, deux mois en 1806, deux en 1807, trois en 1808, trois, en deux fois, en 1809 ; à Saint-Cloud, pour les treize mois qu'elle y est demeurée, il a fallu sept voyages ; à Rambouillet, cinq pour un mois. Durant ces cinq ans, elle a fait trois saisons d'eaux, deux à Plombières, une à Aix-la-Chapelle ; elle a parcouru deux fois les bords du Rhin, vécu près de six mois à Strasbourg et de quatre à Mayence, elle a visité l'Allemagne, l'Italie, la Belgique, le nord, tout le midi et le centre de la France ; ses haltes à Paris et à Saint-Cloud, elle les a coupées, chaque mois, par des déplacements de deux, de cinq, de huit jours à Malmaison. C'est une vie qui va, vient, s'agite en une course vertigineuse, comme jetée au tourbillon, possédée et roulée par lui. On halète à la suivre, à dénombrer ses couchées, à tracer un itinéraire. A chaque instant, le décor change à vue sur le coup de baguette du terrible magicien ; on remonte en voiture et l'on court à sa suite sous les claquements de fouet, dans la poussière des grandes routes, dans le tumulte des roues sur le pavé sonore.

 

L'esprit s'épuiserait à noter inutilement des lieux, à trouver des formules pour décrire ces cadres où l'Impératrice apparaît. Aussi bien, cela est-il nécessaire ? Où qu'elle la porte, sa vie ne reste-t-elle point à peu près pareille et, où qu'elle se montre, le cadre n'est-il point presque semblable ? Avec des noms divers et des vues différentes, plus petits ou plus grands, plus laids ou plus beaux, les palais qu'elle traverse n'ont-ils pas presque tous la même distribution, des dispositions commandées, des ameublements analogues et, là, l'existence ne s'écoule-t-elle pas selon des rites dont on ne peut s'écarter, qui correspondent aux lieux mêmes et qui en sont inséparables ?

Des sièges lourds et dorés en nombre réglé, rangés contre les parois ; ici et là, des consoles épaisses sur lesquelles sont posés quelques vases aux formes lourdes ; aux murs, encastrés dans une sculpture dorée, de grands panneaux noirâtres où l'on distingue les chairs seules de hautes figures d'allégorie ; rien de personnel, rien de ce qui fait le charme et l'intimité d'une demeure, rien de ce qui y attache, y retient et y ramène, montre les habitudes prises par le corps, marque les accoutumances de l'esprit et les aspirations de rame : auberges somptueuses et froides où, en changeant seulement une initiale ou un emblème, passent indifféremment tous les hôtes souverains, quelle que soit leur race ou leur origine, quels que soient leurs goûts, quels que puissent être leurs désirs.

C'est qu'en effet, ce n'est point pour la vie qu'elles ont été construites et disposées, mais pour la représentation, et celle-ci, sous tous les régimes, reste pareille, déterminée qu'elle est en réalité par un immuable code d'étiquette, identique, quoi que l'on fasse, ou presque, en- toutes les cours de l'Occident civilisé.

Napoléon, sans doute, en séparant le Service d'honneur du Service des besoins, en mettant de côté tout ce qui était réel et malpropre pour y substituer ce qui n'était que nominal et de pure décoration, s'est affranchi — et, par suite, a affranchi sa femme d'une portion de l'esclavage auquel étaient soumis le roi et la reine de France ; il a fait deux parts de son existence : l'une, extérieure, qui a pour théâtre l'Appartement d'honneur ; l'autre, réservée et intime, qui s'écoule dans l'Appartement intérieur ; mais, pour l'Impératrice, cette division est plus apparente que réelle ; l'une des deux vies empiète constamment sur. l'autre ; l'étiquette pénètre dans l'Appartement intérieur, elle y est différente, mais n'en est pas moins tyrannique. Ici comme là, pour la disposition et l'appropriation des lieux, les architectes ont été les maîtres ; c'est la même décoration, c'est la même froideur, la même absence d'intimité, la même suppression de la personnalité. Dans l'auberge royale, ce sont les chambres où l'on se tient à certaines heures et où l'on dort, comme les autres les chambres où l'on reçoit, mais, des unes aux autres, il n'y a que la différence de quelques meubles et la banalité s'y accroit de la richesse des objets, de leur air de parade, du peu d'utilité dont ils semblent pour la vie, au point qu'on dirait un décor praticable seulement pour des êtres d'imagination et de rêve.

Où qu'elle se transporte, l'Impératrice trouve donc — ou, tant bien que mal, on lui aménage — un Appartement d'honneur et un Appartement intérieur. L'Appartement d'honneur se compose essentiellement : d'une antichambre, d'un premier salon, d'un second salon et du salon de l'Impératrice. Et, aux mêmes places, devant des meubles pareils, dans une hiérarchie identique, les mêmes comparses remplissent, dans les mêmes costumes, les mêmes rôles, avec la même indifférence et la même régularité.

 

A la porte de l'antichambre à banquettes de velours d'Utrecht — et plus tard de tapis de la Savonnerie se tient, hallebarde en main, le portier d'appartement : en grande livrée, il porte sur son habit de drap vert, à collet et parements de velours ponceau, décoré de brandebourgs, de galons et d'épaulettes d'or, un large baudrier tout brodé d'or, où pend une épée à dragonne d'or ; il est coiffé d'un chapeau bordé et gansé d'or, où est piqué un plumet blanc ; il est culotté de ras de castor l'hiver, de nankin ou de basin l'été. C'est un beau costume qui ne coûte pas moins de 1.646 fr. 23 ; aux jours ordinaires, avec galon plus étroit, ne couvrant pas les tailles, brandebourgs plus simples, chapeau presque uni, l'on est quitte de la petite livrée avec 498 fr. 50.

Bel homme, gardant envers tous les mortels qui défilent devant lui sa sereine hauteur et sa dédaigneuse attitude, le portier d'appartement s'émeut seulement et frappe de la hallebarde au passage de Leurs Majestés, des princes et princesses, et des grands dignitaires. Les gens de livrée se dressent alors pour former la haie et, si c'est l'Impératrice ou une princesse impériale, ils roulent un tapis au-devant de ses pas. Très nombreuse, cette livrée comporte une hiérarchie et présente des échelons successifs que distinguent les costumes.

Au sommet, quatre valets de chambre partageant le service avec quatre huissiers d'appartement, ayant charge de garder les portes intérieures, d'allumer les bougies, de faire les feux et de ranger les sièges ; ils pénètrent, seuls de la livrée, dans l'Appartement d'honneur qu'ils ont, le matin, nettoyé et disposé sous les ordres du chambellan du jour. Ces valets de chambre qui, sous le Consulat, et tout au début de l'Empire, étaient habillés de noir, ont, à présent, comme les huissiers, l'habit français en drap vert à galon brodé, la veste rouge et la culotte noire ; ils portent l'épée. Les premiers en grade se distinguent par des broderies au collet et aux parements.

Puis, deux coureurs français, auxquels, à partir de 1808, viennent se joindre deux coureurs basques : ils portent les lettres, font certaines commissions, aident, ainsi que les valets de chambre d'appartement, au service de table. On les prendrait en petite livrée pour des personnages sans importance et de simples valets de pied, mais il faut les voir en grand costume : ils ont alors l'habit vert galonné sur toutes les coutures, à col et à parements de velours, serré à la tain( par une large ceinture de taffetas ponceau à franges d'or ; leurs hauts bas de soie blancs sont retenus par de doubles jarretières d'or à franges ; ils sont coiffés d'une toque à garniture et à plaque dorée surmontée d'un panache blanc ; en main, ils tiennent une haute canne à garniture et à glands d'or : ce sont les heiduques d'autrefois, tels ceux qui, en clair costume de soie, couraient au-devant des carrosses du Roi et remettaient galamment les billets des fringants seigneurs aux dames du siècle passé.

Enfin, il y a les valets de pied, en nombre croissant chaque année : douze seulement en 1804, vingt-deux en 1806, vingt-six plus tard ; ils ont l'habit vert plus ou moins galonné, la veste écarlate, la culotte de ras de castor ; leur service est tout extérieur et d'antichambre ; ils n'entrent jamais sous aucun prétexte, dans les salons, suivent seulement la voiture de l'Impératrice et les voitures de sa cour et, le reste du temps, garnissent le vestibule.

 

Celui-ci passé, l'on entre dans le premier salon, meublé de pliants de bois doré, couverts en tapisserie de Beauvais : c'est le salon où entrent de droit les officiers des Maisons d'honneur de Leurs Majestés qui ne sont point de service, les officiers des princes et des princesses, les personnes qui, appelées ou admises à l'audience de l'Impératrice, ne sont point de qualité à franchir la porte du second salon. Tout le jour, de huit heures du matin à onze heures du soir, s'y tiennent les deux pages de service, des enfants, car on choisit, pour l'Impératrice, les plus petits et les plus mignons de l'école. Ils sont gentils en petit uniforme, avec l'habit vert, galonné sur la poitrine de neuf galons de vénerie, boutonné sur un gilet blanc qui tranche sur la culotte verte guêtrée de noir ; mais combien plus beaux aux grands jours avec l'habit vert galonné sur toutes les tailles, la veste et la culotte écarlates galonnées d'or, le chi p au trois cornes bordé d'or et piqué d'un plumet blanc, surtout l'insigne essentiel de leur fonction, le nœud d'épaule de pékin vert, brodé d'un aigle d'or à chaque extrémité, semé d'abeilles d'or, bordé d'un frangeon d'or et garni au bas d'une frange d'or.

De service à l'intérieur, aucun, hormis, au dîner, présenter les assiettes à l'Impératrice et lui verser à boire. Ils sont là pour les commissions d'étiquette et les messages de cérémonie : alors, ils enfourchent le cheval qu'on tient toujours prêt et, précédés d'un palefrenier à livrée, ils galopent train de page. A leur arrivée, qu'annonce la batterie de coups de fouet du courrier, les portes s'ouvrent à deux battants, la livrée se range en haie, ils sont introduits dans un salon et, même si la personne à laquelle ils ont affaire est malade et au lit, elle ne peut se dispenser de les recevoir. De tels messages se paient et les pages en ont parfois de belles bagues ou de jolies épingles ; de plus, des honneurs, car, à la sortie, on les conduit jusqu'à la porte extérieure de l'antichambre.

Mais de telles Missions sont rares pour les pages de l'Impératrice ; rarement ils ont l'occasion d'accompagner leur maîtresse à sa sortie du palais•, pour la montée ou la descente de voiture, le plus nouveau marchant devant, le plus ancien portant la queue de la robe ; en ce cas, si le piquet accompagne, les deux pages montent derrière le cocher ; si le piquet n'accompagne pas, ils attendent, la nuit venue, dans le vestibule, pour recevoir l'Impératrice à sa descente de voiture, flambeaux de cire blanche en main, et la précéder ainsi jusque dans le Salon de service.

Mais on ne sort point, il n'y a point de message à porter, le temps coule lentement pour les enfants de cour : ils vont prendre leurs repas avec les pages de service près de l'Empereur et, la soirée finie, vont se coucher à l'hôtel Marigny qui est rue Saint-Thomas-du-Louvre, en potence sur les Écuries impériales. Leur habituelle résidence est pourtant à Saint-Cloud d'abord, puis à Versailles : c'est là qu'ils font leurs exercices et attendent leur brevet de sous-lieutenant de cavalerie.

 

Ce premier salon n'est que pour les gens de médiocre importance ; les autres ne font que traverser pour entrer dans le Salon de service dont la porte est gardée par un huissier. Ici, l'ameublement est de tapisserie de Beauvais : chaises pour les princesses, tabourets en X pour les dames de qualité. Pour faire les honneurs et recevoir les gens, le chambellan de jour, en habit de soie ou de velours rouge, brodé d'argent, en culotte et veste blanche, portant sur la basque de l'habit l'insigne de ses fonctions : une clef en vermeil montée sur un nœud de rubans bleus à lisérés et glands d'argent : cette clef, sans panneton, a l'aigle couronné dans l'anneau et, sur le collet, un écusson avec la lettre J. L'écuyer de service, en habit bleu de ciel brodé d'argent, entre seul en bottes dans ce salon où ont droit de pénétrer les officiers de la maison de l'Impératrice : la Dame d'honneur qui y a le commandement suprême, la Dame d'atours, les dames du Palais, le Chevalier d'honneur, le Premier écuyer et les chambellans ; puis, les officiers ou aides de camp de service près de l'Empereur ; puis les princes et les princesses de la Famille impériale, les grands officiers de la Couronne et les dames épouses des grands officiers de l'Empire. La distinction est curieuse : ainsi Mme de Talleyrand, si elle venait aux Tuileries, ne pourrait entrer dans le Salon de service comme femme du Grand chambellan et elle y entrerait comme femme du ministre des Relations extérieures. On ne raisonne point, c'est l'étiquette.

 

Une porte double encore et un huissier : c'est le salon de l'Impératrice dont le meuble est en tapisserie des Gobelins ; fauteuil pour elle, fauteuil pour l'Empereur, ou, par grâce spéciale, pour Madame Mère ; chaises pour les princesses, tabourets pour les autres ; une table que, à des jours, pour les serments, on couvre d'un tapis de velours vert brodé d'or ; puis, contre les murs, des meubles à demeure et qu'op ne bouge point.

Le chambellan, après avoir gratté à la porte et pris les ordres, introduit près de l'Impératrice les personnes auxquelles elle veut parler ; celles qui ont des lettres d'audience ou celles qui, comme les princesses, la Dame d'honneur et la Dame d'atours, ont le droit de venir près d'elle où qu'elle se trouve. L'huissier manœuvre les battants de sa porte et a bien soin de L'ouvrir les deux qu'aux Altesses impériales.

Tel est l'essentiel de l'Appartement d'honneur ; tel est le cadre nécessaire de la vie extérieure ; tel en est le personnel obligé, aux visages changeants, aux habits pareils, personnel anonyme et sans individualité, comme le décor aussi est anonyme et sans localisation. Jadis, c'était devant la même toile de fond qu'au théâtre se déroulaient les tragédies quel qu'en fût le sujet : grec, romain, perse, thrace ou carthaginois ; les mêmes comparses, vêtus des mêmes oripeaux, s'agitaient autour des personnages en vedette, quels que fussent leur nom et leur nationalité : ils faisaient ainsi un fourmillement d'ombres pareilles sur le décor semblable. Quelque chose de cela se rencontre dans la vie impériale, où, par l'extérieur des choses, par la disposition des salles, par l'aspect des figurants, il est comme impossible de désigner avec certitude un lieu et d'indiquer une époque. Cela demeure vague, flottant, sans importance ; ici ou là, dans sa monotonie et sa régularité, sous l'inflexible pression de l'étiquette, au milieu de mannequins animés, l'existence se déroule sans plus laisser de traces aux murs que de souvenirs aux mémoires... quelque chose de vain dont il reste des formules, des haillons, des pierres, rien.

 

Pourtant, dans ces Tuileries détruites, abolies, dont le souvenir déjà s'efface après bientôt trente années, il faut essayer de retrouver les emplacements et de représenter le local. Cela est plus compliqué et plus difficile qu'on ne pense, car, dans la distribution, la décoration et l'ameublement de l'appartement de Joséphine, les transformations ont été continuelles de 1805 à 1809, et l'on n'a retrouvé jusqu'ici aucune représentation graphique qui en montre l'état à une date déterminée ; on ne saurait même dire avec certitude comme il était aménagé à l'époque extrême du divorce, car, de 1809 à 1852, pendant les quarante-trois années où il fut occupé d'abord par Marie-Louise, puis par le duc et la duchesse d'Angoulême, puis par le roi Louis-Philippe, la reine et les princesses, il ne semble point qu'on en ait pris aucun dessin documentaire ; dès ce dernier règne, commence l'ère des transformations et des embellissements, qui, poursuivis avec bien moins de scrupules encore sous le second Empire, eurent pour résultat de changer entièrement la physionomie intérieure d'un palais où il semblait qu'on se fût proposé d'effacer toutes les traces que Napoléon y avait laissées. On n'a donc ici de certitude que quant aux lieux mêmes et à leur appropriation.

On accède à l'Appartement d'honneur de l'Impératrice par un perron qui s'ouvre sur le Carrousel, à l'encoignure du Pavillon de Flore, et qui conduit aussi à l'escalier menant, au premier étage, aux Appartements de l'Empereur. Lecomte, l'architecte qui, au début du Consulat, avait combiné les premiers aménagements, avait fait l'entrée de l'appartement de Madame Bonaparte par une série de petites pièces où l'on pénétrait du palier et sur lesquelles se développaient les salons en façade sur le jardin. Cela n'avait ni tournure ni majesté : aussitôt donc que Fontaine et Percier eurent été choisis par Napoléon pour diriger les travaux des Tuileries, ils mirent bas les cloisons et réunirent toutes ces petites pièces en une belle antichambre prenant jour sur les jardins (prairial an X-mai, juin 1802.) Ils avaient formé un plan général de décoration, mais la résidence ininterrompue de Joséphine, mit alors obstacle à tout remaniement important et, pour le moment, il fallut laisser les salons tels que Lecomte les avait arrangés, très à la hâte, avec un crédit fort médiocre et un goût discutable.

Aussi bien, pour rendre ces salons simplement habitables, il eût fallu deux conditions que Napoléon ne voulut jamais admettre. Les appuis des croisées étaient si élevés qu'une personne assise à l'intérieur ne voyait rien du dehors ; mais on ne pouvait les baisser sans gâter l'architecture extérieure et Napoléon ne permit point qu'on y touchât. D'autre part, si, au rez-de-chaussée du Palais, l'on ouvrait une fenêtre ou qu'on levât un rideau, une foule s'ameutait aussitôt dans le jardin ; car le passage devant le Palais était libre, on n'était séparé du public que par une terrasse haute de deux marches ; et c'était un trop intéressant spectacle d'apercevoir quelqu'un qui pût tenir à l'Impératrice pour que les badauds s'en privassent : mais Napoléon, si friand pourtant de promenade à pied, ne pensa point à priver les Parisiens même d'une bande de leur jardin et d'un passage auquel ils étaient habitués. L'Impératrice en fut quitte pour ne point ouvrir ses fenêtres et lui pour ne point marcher au grand air. Ce fut Louis-Philippe qui fit baisser les appuis des fenêtres et qui tailla le premier jardin réservé.

Les salons restèrent donc tendus en soie de couleur sous les grands plafonds Louis-quatorziens ; aux murs, des tableaux dont le mélange était du goût de Joséphine : d'abord, des tableaux du Musée, le Saint Jérôme et la Vierge à l'écuelle du Corrège et une Madone de Raphaël ; puis, sur les conseils de Madame Campan, des tableaux de ce Richard que les connaisseurs plaçaient à côté de Gérard Dow, des Charles VII, des Valentine de Milan, des Madame de la Vallière, et encore des tableaux de Dupéreux que les connaisseurs égalaient, cette fois sans se tromper, à l'illustre Richard.

Ce fut seulement en l'an XIII (1803) que Fontaine, devant l'état de vétusté du plafond du Salon de service, obtint, pour le consolider, un crédit de 31.800 francs ; il en profita pour le décorer à nouveau et fit un chef-d'œuvre de ce plafond peint en grisaille avec des rehauts d'or sur des à-plats gris, violets et bleus ; au centre, un grand tableau dans le goût de Mignard, représentant Apollon et Cérès et, pour l'encadrer, des compartiments ornés de rinceaux, de cornes d'abondance et de guirlandes d'or dans lesquels alternaient, en vives couleurs, les muses et les amours.

Trois ans plus tard, en 1808. Fontaine put toucher au Salon de l'Impératrice resté avec ses plafonds peints dans le goût de Mignard, ses murs tendus, depuis les premiers jours du Consulat, en quinze-seize jaune, ses meubles en bois d'acajou, couverts de gourgouran jaune. A ce moment seulement, la décoration fut rafraîchie, non changée ; les meubles, trop simples, firent place à de plus somptueux qui ne coûtèrent pourtant que le prix modéré de 14.613 francs ; le plafond fut mis au goût du jour par la suppression d'une partie des lourdes sculptures dorées remplacées par des figures d'enfants encadrant l'ancien tableau central légèrement ravivé ; enfin, à Sèvres, furent commandés quatre immenses candélabres en porcelaine à fond bleu, tout chargés de bronzes dorés, où s'exerça le bon goût de M. Brongniart.

Aux Tuileries, l'Appartement d'honneur se trouvait exceptionnellement complété par deux grandes pièces se faisant suite, ouvrant sur la cour du Carrousel et doublant les salons dans la profondeur : niais, bien que la disposition des lieux l'eût ainsi voulu et que ce fût ainsi décrété, tel était leur peu d'emploi dans la vie d'étiquette que Joséphine n'y entra jamais pour ainsi dire. L'une, la salle à manger, où l'on pénétrait du vestibule, éclairée par une seule fenêtre, voûtée en plein cintre, décorée d'arabesques très délicates, obscure sans une profusion extrême de glaces disposées avec un tel art que la lumière se répandait partout, servait aux personnes de la Maison et aux invités du Grand maréchal ; l'autre, destinée dès 1804 à être salle de concert, ne fut mise en état, avec ses murs de stuc bleu, qu'après le divorce : on y dressa quelquefois alors un théâtre mobile pour les représentations dites des Appartements, et, d'autres fois, il y eut là de petits bals. Ces deux pièces n'avaient, au reste, point de communication directe sur les salons.

 

C'est après le salon de l'Impératrice que commençait l'Appartement intérieur. Selon l'étiquette, il devait comprendre une chambre à coucher, une bibliothèque, un cabinet de toilette, une salle de bains et une arrière-pièce ; mais, aux Tuileries, l'ordre était inverse et il n'avait point été tenu compte des règlements. D'ailleurs, cet Appartement intérieur fut, durant l'Empire, constamment en réparation ou en arrangement ; pendant chaque absence de l'Impératrice, de nouveaux travaux y sont commandés, exécutés avec fièvre, vivement critiqués au retour, recommencés à un nouveau voyage et sans que la principale intéressée soit jamais satisfaite. Des pièces sont supprimées ; d'autres, avec des affectations diverses, sont successivement adjointes. Dans le dernier état (1809), en venant du Salon de l'Appartement d'honneur, on trouve d'abord une salle de billard, puis un petit salon appelé, d'un tableau de Blondel, Salon des Trois Grâces, puis la chambre à coucher, un cabinet de toilette et la salle de bains, laquelle occupe l'ancien 'cabinet d'Hortense et a son fourneau et son réservoir placés dans le comble. Toutes ces pièces sont en façade sur le jardin et forment l'appartement primitif de Madame Bonaparte et de sa fille au temps du Consulat.

En l'an XIII (1805), on a ajouté à l'Appartement intérieur une enfilade de pièces qui, prenant jour sur la cour et faisant suite à la Salle de concert, ont jusque-là servi de bureaux à la Secrétairerie d'État. On y accède directement, du Carrousel, par un perron spécial que surmonte une marquise ; et, après une antichambre où se tiennent les mamelucks de l'Impératrice, l'on pénètre, à gauche, dans un salon d'attente, puis dans un autre salon appelé Salon des Marchands. A droite, diverses pièces, situées derrière la chambre à coucher et en retour jusqu'à l'antichambre, donnent des emplacements pour les atours. Napoléon les avait destinées à loger la Dame d'honneur, mais Joséphine en disposa pour elle-même. La Dame d'honneur eut son appartement au Pavillon de Flore, dans le local qu'occupaient ci-devant les offices.

A partir de 4806, l'Appartement de l'Impératrice occupe donc en entier le rez-de-chaussée des deux pavillons construits par Ducerceau et Jean Bullant et situés à droite du pavillon de Flore ; mais il ne mord point sur le château originel des Tuileries, sur l'aile à gauche du pavillon central, aile qui, en ce moment, est employée, sur le jardin, en une sorte de galerie à jour, formant terrasse au premier étage, au-devant des Grands appartements, et qui, sur la cour, est divisée en une suite de pièces composant le logement du Grand maréchal : dès 4808, l'Empereur ordonne, à la vérité, qu'on adjoigne ces pièces à l'Appartement intérieur, mais il faut, pour cela, que Duroc puisse emménager au Pavillon de Marsan, et le projet n'est réalisé qu'au début de 1811, pour faire place au Roi de Rome.

Les pièces qui donnent sur le jardin sont, dans toute la longueur, séparées des pièces ouvrant sur la cour, par un corridor noir ; plusieurs escaliers singulièrement étroits et ne livrant passage qu'à une seule personne, font communiquer le rez-de-chaussée avec les entresols et avec le premier étage qu'habite Napoléon : un de ces escaliers débouche dans la chambre même de Joséphine. Il y a partout des petits cabinets sans lumière, des recoins, des couloirs qui semblent taillés dans les murs. Une partie de l'appartement est entresolée : on y a gagné des cabinets qui, par la suite, ont formé le Petit appartement et qui sont, au temps de Joséphine, occupés par les atours.

Dans le sous-sol et les caves, sont installés les offices de la Maison.

La décoration de l'Appartement intérieur telle qu'elle avait été exécutée au début du Consulat, n'était pas au goût de Joséphine. Presque dès qu'elle y fut installée, et surtout après l'Empire, elle en demanda le changement et l'embellissement. Elle désirait surtout qu'on lui fît une belle chambre à coucher et, durant qu'elle était en Allemagne, en l'année 4806, Fontaine s'ingénia à un ameublement vraiment impérial. Pour deux seuls tapis veloutés fournis par Sallandrouze, on paya 49.963 fr. 62 ; il y eut, de tentures, de draperies et de meubles garnis, 55.189 fr. 22 au compte du tapissier Boulard, et Jacob, pour le lit de parade et les autres meubles, prit 21.719 francs ; cela faisait un total de 99.982 fr. 61 ; mais Joséphine trouva tout affreux et, comme elle était tenace, un an à peine écoulé, en mars 1807, elle enjoignit de nouveau à l'architecte de lui préparer une chambre à son goût : elle voulait que tout fût d'une extrême recherche et du ton le plus nouveau : les murs gris et or, avec de jolies arabesques, des statues antiques et des meubles à l'unisson. Au budget de 1808, l'Empereur consentit à ouvrir, à cet effet, un crédit de 60.000 francs ; mais que faire de cela ? Le mobilier livré deux années auparavant ne pouvait plus se placer dans une chambre ainsi décorée ; il fallait tout démolir, tout changer, tout refaire, et, où l'Empereur avait assigné 60.000 francs, le quadruple n'eût point suffi. Les architectes, perdant l'esprit devant des ordres qu'ils ne pouvaient exécuter et des exigences réitérées qu'ils ne pouvaient satisfaire, résolurent, à la fin, de ne suivre aucune des idées de l'Impératrice et de ne faire qu'à leur tête. Ils employèrent le crédit à l'aménagement de l'Appartement intérieur tout entier et, lorsque Joséphine revint de Bayonne, tout était terminé. Le 16 août, deux jours après qu'elle fut arrivée à Saint-Cloud, Fontaine se rendit près d'elle et la prévint avec des ménagements infinis qu'il n'avait pas suivi exactement ses ordres dans la décoration de ses appartements, car, au lieu de ces belles boiseries dorées, sculptées et peintes en gris qu'elle avait demandées, tout était disposé pour recevoir de riches étoffes. Ce serait du brocard de Lyon, si Sa Majesté le voulait bien, et, par la suite, elle aurait l'agrément d'y mettre de beaux tableaux qu'elle ordonnerait elle-même. Joséphine ne retira point entièrement ses bonnes grâces à Fontaine qu'elle connaissait depuis trop longtemps, mais elle fut fort contrariée de cette liberté qu'il avait prise, et comme elle n'aimait guère déjà les Tuileries, elle ne mit nul empressement à expérimenter les pièces où M. Fontaine avait décidé de la faire vivre. Rentrée à Paris au mois d'octobre, elle alla habiter l'Elysée et ce ne fut que le 4 décembre qu'elle se détermina à faire ses critiques à l'architecte.

Depuis le 22 octobre où, avec l'Empereur, elle était venue visiter les travaux, elle avait arrêté son opinion, mais, ce jour-là, elle lui avait laissé la parole. Il avait fort blâmé la forme et la couleur des jeunes enfants qui décoraient le plafond de la chambre à coucher, et le dessin du tableau de Blondel, Les Trois Grâces, placé dans le cabinet de service précédent. David qui l'accompagnait et qui trouvait là l'occasion d'affirmer ses prérogatives lésées de Premier peintre avait renchéri : Ce sont de vos élèves, dit Fontaine à David — ce qui n'était point exact de Blondel, élève de Regnault. — Qu'importe ! répliqua David, ce ne sont pas des élèves, mais des maîtres que Sa Majesté doit employer pour orner ses palais. Le coup était trop habilement porté pour que Napoléon ne fût point touché, il emporta donc une impression fort médiocre ; mais ce fut bien pis avec Joséphine : on ne s'était point conformé à ses ordres ; au lieu des jolies choses qu'elle avait demandées, on avait surchargé les boiseries et les plafonds d'ornements lourds et passés de mode ; les meubles n'étaient ni assez beaux ni assez riches ; tout enfin était mal et, cela dit, elle retourna à l'Élysée. Elle ne revint aux Tuileries que le 12 décembre : le 25 février 1809, elle retourna avec l'Empereur à l'Élysée ; de là, elle fut à Strasbourg, à Plombières, à Malmaison, puis à Fontainebleau, elle ne rentra aux Tuileries en quelque façon que pour le divorce. Elle a donc habité durant trois mois au plus l'appartement tel qu'il avait été décoré, Ge qui explique comment l'Empereur, quelque recherchée que fût sa délicatesse à cet égard, ne jugea point nécessaire de faire, pour y installer sa seconde femme, des modifications profondes dans le cadre où la première avait à peine passé.

Dans cet Appartement intérieur, dont les pièces principales ne sont, comme on voit, pour la décoration et le style, que la suite de l'Appartement d'honneur, l'Impératrice s'appartient un peu plus ou, du moins, mène une vie un peu moins publique. Ce sont ses femmes qui y font le service : l'une d'elles, de celles qu'on nomma femmes de chambre, puis dames d'annonce, que Napoléon appelait les huissiers femelles et qui, plus tard, furent baptisées femmes rouges, se tient dans la porte communiquant du Salon de l'Appartement d'honneur à la salle de billard et, si le chambellan de jour vient prendre les ordres de l'Impératrice, il gratte à cette porte pour se faire introduire par la dame d'annonce. En dehors des officiers de service — et pour le service — nul homme ne doit pénétrer. Par le perron donnant sur la cour du Carrousel, entrent les marchands et les marchandes : nul d'entre eux ne doit traverser l'Appartement d'honneur et ne doit être reçu ailleurs que dans le Salon des Marchands.

Aussi bien, dans l'Appartement intérieur, ne peuvent entrer que des femmes tenant à la Maison d'honneur ou présentées à la Cour, et toutes, sauf la Dame d'honneur et la Dame d'atours, sur un ordre spécial de l'Impératrice et dans des conditions d'exception.

 

La disposition des Appartements, à Saint-Cloud, est singulièrement analogue à celle adoptée aux Tuileries : seulement l'Appartement d'honneur de l'Impératrice, faisant suite aux Grands appartements de l'Empereur, est au premier étage et il est décoré dans un style plus moderne et plus féminin. Aussi, ne sont-ce point Percier et Fontaine qui en ont été chargés, mais l'architecte Raimond, et c'est Pfister, l'intendant du Premier consul, qui a choisi l'ameublement. Cet ameublement n'est point dans le goût de Napoléon qui aime le sévère et qui apprécie surtout en ses architectes ordinaires ce sens du grandiose que seuls, en près de deux siècles, ils ont porté dans la décoration des palais. Il leur est reconnaissant d'avoir créé un style, si naturellement approprié à son règne et à sa personne qu'il en est devenu indivisible, un style qui, s'il a de la sévérité et de la froideur, convient aux palais par la majesté. A Saint-Cloud, au contraire, il trouve qu'on lui a fait des appartements comme pour une fille entretenue, qu'il n'y a que des colifichets, des papillotes et rien de sérieux. Tels quels, au public admis à les visiter, ils paraissent plus agréables que ceux des Tuileries et l'on s'extasie sur le goût qui y a présidé : il n'y manque point d'objets d'art du premier ordre : dans le Salon de service, des tableaux empruntés au Musée Napoléon : de Bernardino Luini, une Sainte Famille, du Titien, une Sainte Famille aussi et le portrait d'Alfonso d'Avalos, marquis del Guasto, du Guide, le Martyre de Saint Sébastien, de Guérin, seul moderne, Phèdre et Hippolyte ; dans le Salon de l'Impératrice, le beau portrait de Madame Mère, par Gérard ; mais, ce qu'on regarde surtout, c'est la curiosité de la grande glace d'un seul morceau, placée au-dessus de la cheminée : elle repose sur un fond de vif argent qui disparaît si l'on pousse un ressort, et l'on aperçoit alors la perspective du parc du côté de la Lanterne de Diogène, avec les bassins étagés, les jeux d'eau, les vases et les statues.

L'Appartement intérieur est bien plus coquet qu'aux Tuileries : la chambre à coucher surtout, tendue en velours couleur de terre d'Égypte brodé en or, avec les rideaux pareils garnis de franges d'or, retombant sur d'autres rideaux de mousseline des Indes brodés en or ; le lit, en forme de nacelle, de bois d'acajou garni de bronzes dorés, comme les consoles et les commodes à l'anglaise, et puis, partout, des glaces. Et c'est aussi la jolie salle de bains toute en marbre, avec des frises peintes à l'antique la salle de bains que Joséphine délaissa en 1806, où, pour des bains médicinaux qu'elle dut prendre, elle se fit aménager au pavillon de Breteuil, une autre salle plus simple.

A Saint-Cloud, sur des points, l'étiquette se relâche un peu, la vie est moins publique, la claustration moins sévère ; grâce aux jardins réservés, la promenade est facile et les courses en voitures, soit dans le grand parc, soit aux environs, à Malmaison surtout, 'sont presque habituelles ; la monotonie des journées s'en trouve un peu rompue, mais la trame n'en est point modifiée, .le programme reste semblable ; ce sont les mêmes gens qui paraissent et qui passent ; les mêmes heures amènent les mêmes obligations et, pour l'Impératrice, la vie en ses grandes lignes reste pareille.

 

C'est de cette vie, dans ce décor désormais à peu près connu, qu'il faut rendre un compte minutieux et précis si l'on veut se former quelque idée des goûts et des habitudes de Joséphine.

Si l'Empereur a passé la nuit dans les appartements de l'Impératrice, il les quitte vers huit heures du matin et, à Paris, il remonte, à Saint-Cloud, il descend chez lui : seulement, à Saint-Cloud, point d'accès direct ; il faut, par un long corridor sur lequel ouvrent les chambres des dames du Palais et des femmes de chambre, gagner un escalier public.

Vers la même heure, les femmes de l'Impératrice, dont une couche tout à côté, entrent dans sa chambre et y font le jour. Elles apportent, pour premier repas, ce que Joséphine a commandé la veille, une tasse d'infusion ou de limonade qu'elle prend au lit et elle reste encore quelque temps à paresser dans ;es draps de batiste brodée, aux taies d'oreillers assorties ou garnies de Malines.

Elle est coiffée, -pour la nuit, d'un bonnet de percale ou de mousseline brodée, garni de Valenciennes et de Malines ; parfois d'un toquet de percale, garni d'Angleterre, de point à l'aiguille ou de broderies ; ou bien d'un serre-tête long en mousseline ou en batiste brodée, garni de Malines ; ou bien encore d'une pointe-de mousseline brodée et garnie d'Angleterre. Bien que, dans sa lingerie, elle ait quantité de chemises à manches longues, à manches bouffantes, à manches à soufflets, elle porte, la nuit comme le jour, les mêmes chemises sur lesquelles, le soir, elle passe une camisole : voici des camisoles de mousseline brodée à dents, en voici faites en pèlerine et doublées de satin de toutes nuances ; en voici de percale, de batiste d'Écosse, de tulle de fil, de tant d'étoffes et en tel nombre que, certainement, elle en fait un habituel usage.

On ouvre la porte au chien favori, car, seul, Fortuné a eu lé privilège de coucher dans la chambre de sa maîtresse et d'en disputer l'entrée à Napoléon ; mais tout laid qu'il était, bas sur pattes, long de corps, moins fauve que roux, avec un nez de belette et seulement, du carlin, le masque noir et la queue en tire-bouchon, Fortuné était à sa maîtresse dès 1793, et, aux Carmes, c'était sous son collier que l'on cachait les billets d'avertissement ou de salut. Fortuné disparu, étranglé' à Mombello par le gros chien du cuisinier, Joséphine a pris une chienne à Laquelle elle s'est si vivement attachée que, pour une maladie de cette petite bête, elle a appelé le plus célèbre médecin de Milan, Moscati. Cela mit Moscati en rapports avec Bonaparte et fit sa fortune. On le vit président du Directoire cisalpin, député à la Consulte de Lyon, directeur général de l'Instruction Publique, comte, grand dignitaire de la Couronne de fer et sénateur du royaume, pour n'avoir point dédaigné une telle cliente. A la petite chienne, succéda un nouveau carlin qui, dès le voyage de Dieppe, en l'an XI, avait sa place marquée dans la voiture de suite. C'était un personnage fort au courant de l'étiquette qui ne manquait point, lorsque la femme de garde-robe se retirait après le coucher de l'Impératrice, de la suivre — quelle qu'elle fût — dans sa chambre, où il se tournait sur une chaise et restait tranquille jusqu'au matin. Alors, sans empressement, il descendait dans le salon d'annonce ; sans impatience, il attendait qu'on ouvrît chez sa maîtresse et, aussitôt, il se précipitait avec des airs de folie joyeuse et mille démonstrations de tendresse. Un braque de la plus petite espèce, que M. de Colbert avait offert, ne parvint point, malgré ses talents de passeur, à détrôner le carlin ou plutôt les carlins, car il y avait un ménage. Eux morts, il y eut un de ces petits chiens loups, si vifs, si gais, si tendres, qu'on avait envoyé de Vienne à Joséphine, un de ces loulous à poil noir ébouriffé, dont l'intelligence affectueuse est égale à la jalousie. Ces chiens qui avaient leur bonne particulière, la femme La Brisée et dont l'entretien allait certaines années (1806) à 568 francs, mais se tenait d'ordinaire de 350 à 450 francs, ne quittaient point l'Impératrice de tout le jour, se couchaient près d'elle sur le canapé où elle leur faisait un coussin de son cachemire, annonçaient les visiteurs aussi bien et mieux que les chambellans et les huissiers, se montraient fort agressifs contre quiconque approchait leur maîtresse, friands en particulier des mollets rouges des cardinaux et fort capables de mettre en lambeaux la robe qui leur déplaisait, sans même respecter la doublure.

C'est là un coin d'habitude, de manie, d'affection qu'il ne faut point omettre chez Joséphine, la curiosité et la passion des bêtes familières. Les singes, les oiseaux, les animaux rares de quelque espèce que ce soit ne quittent point Malmaison, mais il n'en va pas de même des nains ou des petits nègres qu'elle mène partout après elle. Dès l'Italie, elle avait un petit nain chinois qui devint rapidement insupportable. Pour l'en débarrasser, Napoléon emmena en Egypte le nain qui, pendant l'expédition de Syrie, convaincu que le général n'en reviendrait pas, vola et vendit toute sa cave, deux mille bouteilles de vin de Bordeaux délicieux. Il y eut le nain que, un jour de 1803, Joséphine fit sortir d'un panier couvert dans le cabinet du Consul, fort peu flatté du spectacle — un nain de dix-huit pouces de haut, en uniforme complet de hussard. Il y eut une colonie de petits nègres : Baguette aîné, Baguette cadet, Damande, Hotelot, Suaire, Saïd, et, tant qu'elle fut la consulesse, elle eut un petit nègre pour le siège de sa voiture et pour les métiers de page, malgré qu'il en eût tant coûté à Mme Dubarry d'avoir eu Zamore. Cela, sans préjudice des grands nègres mamelucks, poignards à la ceinture et sabre au côté, qui étaient des chasseurs à la mode nouvelle, ses deux mamelucks à elle : Marche-à-terre et Ali. Plus tard, ce fut un petit sauvage de Bornéo que M. de Janssens avait ramené pour elle des Indes Néerlandaises. Un goût d'exotisme qui, sans doute, tient à sa race créole, mais qui, aussi, est dans la donnée du luxe au XVIIIe siècle ; un goût des bêtes qui vient à toute femme inoccupée et oisive et lui donne l'illusion d'aimer quelque chose ou quelqu'un.

 

Le chien ayant fait ses gentillesses et ses petites grimaces, jamais plus tard que neuf heures, Joséphine se lève et entre dans son cabinet de toilette : c'est ici le royaume des femmes de chambre et, puisque Joséphine y passe au moins trois heures de sa journée, il faut faire connaissance avec ces témoins principaux de sa vie. D'ailleurs, de femmes de chambre véritables, qui la servent effectivement, qui soient admises aux mystères, qui aient acquis et qui gardent sa confiance, bien moins qu'il ne semblerait et qu'on n'a dit. Celles qui jadis furent à la vicomtesse de Beauharnais et à Mme Bonaparte sont retirées : la Louise Compoint, du voyage d'Italie, qui, malgré les secours de sa maîtresse mourra, du sot mariage qu'elle a fait sur le tard ; l'Agathe Bible du retour d'Égypte, riche d'une pension de 2.400 francs, de la conciergerie de Fontainebleau pour son mari, de la lingerie pour elle, sans compter les présents de Joséphine, qui se fait peindre exprès par Isabey, et les souvenirs reconnaissants des anciens fournisseurs.

Sous l'Empire, il y a, portées aux états, deux premières femmes, quatre femmes de chambre, une garde d'atours, quatre femmes et une fille de garde-robe ; mais ce n'est là qu'un vain étalage ; ainsi les deux premières femmes ne sont là que pour la montre et l'étiquette : elles n'ont nulle entrée dans l'intimité et leur titre, accompagné de 6.000 francs de gages, reste presque sans fonctions.

L'une, Mme Saint-Hilaire, a été introduite par Mme Campan en thermidor an XII (août 1804). C'est une ancienne femme de chambre de Madame Victoire de France, la fille d'un valet de chambre de Madame Adélaïde, et son mari est employé au ministère de la Guerre. A en croire sa protectrice, elle a bon maintien, figure intéressante, excellente éducation, grande adresse ; elle s'entend fort bien à entretenir une harpe. Nulle fortune et plusieurs enfants : cela intéresse Joséphine qui la prend. Une des filles, monstrueuse d'embonpoint, a une voix extraordinaire pour son âge et l'Impératrice lui fait donner des leçons par Blangini. Un fils est cet Emile-Marc Saint-Hilaire, dit Marco de Saint-Hilaire qui, profitant d'une similitude de nom avec Alcide Le Blond de Saint-Hilaire, neveu du général tué à Wagram, a, durant trois quarts de siècle, mystifié ses contemporains en leur faisant croire qu'il avait été page de l'Empereur et qu'il apportait sur l'Empire les souvenirs intimes du témoin le mieux placé. Mme Saint-Hilaire, entrée humblement, ne tarda point à vouloir imposer les façons de l'ancienne cour qu'elle disait connaître, et ses prétentions, son importance, ses luttes de préséance avec les femmes de garde-robe, l'attention qu'elle entendait qu'on prêtât à ses accidents, sa santé et ses malheurs, firent la joie de la domesticité et égayèrent même les dames du Palais et l'Impératrice. Mais elle n'en faisait pas sonner moins haut son titre de Première femme de l'Impératrice, écrivait d'un ton d'égalité à Monsieur le Préfait de la Seine et, pour ses lettres, faisait usage d'un cachet où, sous une couronne ducale, ayant pour cimier une licorne naissante, s'étale un écu compliqué supporté par deux licornes. Pour donner à cette duchesse l'apparence d'être occupée, on l'avait chargée de la surveillance du linge et du soin des cachemires. Elle avait une collègue de son rang, entrée le 49 frimaire an XIII (10 décembre 1804), une Mme Bassan, femme d'un libraire qui avait fait de mauvaises affaires, que Foncier, le joaillier, avait recommandée comme s'entendant à nettoyer les bijoux : elle devait avoir la garde de l'écrin, mais, de fait, elle n'était pas plus employée que Mme Saint-Hilaire.

Les quatre femmes de chambre, qui viennent ensuite, sont de jolies filles qui, dès l'an XIV (fin 1805), reçoivent le titre de dames d'annonce. Elles sont, dans l'Appartement intérieur, ce que sont les huissiers dans l'Appartement d'honneur. De service deux par deux et par semaine, elles se tiennent l'une dans la porte de la salle de billard, l'autre dans le salon contigu à la chambre à coucher, annoncent à l'Impératrice les personnes qui ont obligation de lui parler, le préfet du Palais pour les repas, le chambellan de service pour les audiences, ouvrent la porte à l'Empereur, aux princesses et aux dames de l'Impératrice, et, c'est tout : aussitôt le préfet du Palais venu pour le dîner, elles sont libres jusqu'au lendemain matin, neuf heures. Pour cela, elles ont 3.000 francs de gages. La première nommée à ce titre, Églé Marchery, jeune créole ruinée par les événements, avait été recueillie par Joséphine, d'abord comme femme de garde-robe, puis, la place paraissant trop au-dessous de son éducation, on créa celle-ci pour elle. Félicité Longroy, fille d'un huissier du Cabinet, en profita, fut aussi promue — et eut par là d'autres promotions ; puis, d'un milieu plus relevé, vinrent une Mme Soustras et une Mme Ducrest de Villeneuve dont on n'eut point à jaser et qui, aux Tuileries, ne coururent point la grande aventure. Mme Ducrest de Villeneuve, femme du secrétaire général de l'administration des Droits réunis, nièce par son mari de Mme de Genlis, avait une fille, Georgette Ducrest qu'elle introduisit à sa suite et qui fut parfois, après le divorce, admise à faire de la musique chez l'Impératrice. Cette fille épousa Bochsa, le compositeur alors célèbre de la Dansomanie et des Noces de Gamache, fut ruinée et abandonnée par lui, perdit sa voix dont elle vivait, chercha alors à tirer parti de sa plume et publia des Mémoires sur l'Impératrice Joséphine, la cour de Navarre et la Malmaison où, au milieu de documents apocryphes, d'anecdotes controuvées, de situations dénaturées, se rencontrent pourtant quelques traits d'observation directe.

Bien peu de chose, ce que sa mère a pu observer : celles qu'il faut entendre sur Joséphine, celles qui assistent réellement à son existence dans l'intime de l'appartement intérieur, c'est la garde d'atours, Mme Mallet, ce sont les quatre femmes de garde-robe : Mme Charles, Mlle Aubert, Mme Fourneau, Mme Avrillon. La fille de garde-robe change souvent et n'a point d'importance, mais ces cinq, choisies et triées sur un grand nombre d'autres — car, en 1803 et 1804, on voit passer dans la chambre de Mme Bonaparte, la demoiselle Doinel, les deux Loret, les femmes Roque, Poirot, Pérardel et une Anglaise, Miss Jane Yppliard, — ces cinq, établies, à partir de 1805, d'une façon définitive, forment, avec la négresse Malvina, Mme Alimane, le fond de la vie domestique : cette Mme Mallet, ancienne ouvrière de Mme Germon, la couturière ; cette Mlle Aubert, entrée, en 1802, à 600 francs de gages, portée en 1805 à 1.200 francs, qui, avec deux-ouvrières, tient le linge de l'Impératrice et qui est si connue de Napoléon que, plus tard, il la demande à Joséphine pour être garde des atours de sa seconde femme ; cette Mme Charles (Mlle Bayeux) ancienne femme de chambre de Mademoiselle d'Orléans, placée près d'Hortense par Mme Campan, renvoyée par Louis dans un de ses accès de jalousie reprise par Joséphine, le 22 mars 1805, aux gage de 1.800 francs ; cette Mme Fourneau (Marie-Louise Lescallier), entrée en 1802 à 600 francs, portée à 1200 francs en 1805, et cette Mlle Avrillon, venue aux mêmes gages du service de Mlle Tascher où Joséphine l'a mise d'abord ; voilà les témoins de la vie, les personnages qui entrent vraiment dans la familiarité, qui sont admis dans les confidences. Quelle confidence plus ample qu'une toilette quotidienne de trois heures, une toilette comportant des soins, des complicités, d'infinies recherches, d'extrêmes complaisances ? Quel pouvoir ne prend point alors l'embellisseuse sur une maîtresse qui se sent vieillir et dont l'unique but dans la vie est de plaire et de rester jeune ? Quelle assurance ne donne point aux servantes la connaissance des secrets qui conservent ou qui rendent l'apparence de la jeunesse ? Aussi, à ses femmes de garde-robe, Joséphine ne confie pas seulement ses robes et ses bijoux, mais elle leur conte ses affaires les plus secrètes ; elle leur dit ses craintes, ses rêves et ses désirs ; elle leur fait garder ses lettres les plus confidentielles et les plus précieuses ; elle les tient pour ses amies les meilleures et les plus sûres, ou plutôt les seules qu'elle ait. C'est à elles que va la plus grosse partie des réformes de la garde-robe, ce qui leur fait des rentes très rondes ; elles ont des gratifications par 1.200 francs, 500 ou 600, selon les jours, des dots si elles se marient, des pensions après un temps de services et alors un beau portrait de la maîtresse par Sain ou par Isabey. On a dit fort justement que Napoléon était un homme à valets de chambre, parce que, dès l'Italie, il ne pouvait se passer, pour son service intime, de gens habitués ; mais, combien plus Joséphine est la femme à femmes de chambre, non seulement par les soins qu'elle demande, mais surtout par cette continuelle ouverture aux inférieurs qui l'approchent et l'entourent, par ce besoin de s'épancher sans que cela tire à conséquence. Toutefois, débarrassée qu'elle est des anciennes servantes qui avaient barre sur elle et savaient trop de dangereux secrets, Joséphine comprend qu'il est des familiarités interdites. Elle s'étudie à garder son rang, traite ses femmes avec une extrême politesse, ne leur adresse point de reproches si elle les trouve en faute, les punit seulement par un silence qui dure de un à huit jours, selon la gravité du cas. Elle se tient ainsi dans cette nuance d'intimité protectrice et familière tant qu'il ne lui survient pas une grosse inquiétude, mais, alors, en quelque façon malgré elle, la distance brusquement s'efface entre l'Impératrice qu'elle est et ces filles qui la servent : il n'y a plus que des femmes en présence et, pour des confidences, des avis, même des conseils, toute femme en vaut une autre. Joséphine livre donc alors ses inquiétudes et ses pensées, mais elle réserve ses actes, soit qu'elle n'en ait plus à cacher, soit qu'elle ait appris le péril des complicités domestiques.

Joséphine d'ailleurs ne manque point de confidentes de cet ordre. En dehors des femmes qui sont attachées à la Maison, payées sur les états, qui authentiquement paraissent, elle a, comme toute créole, quantité de négresses, de femmes de couleur, de vagues parentes naturelles, qui vont et viennent autour d'elle, dont on ne distingue pas les physionomies, dont on sait à peine les noms et qui pourtant sont les êtres d'absolue confiance, ceux qui font les affaires, servent en des cas de prête-noms, endossent à des jours de terribles responsabilités, dont le dévouement est assez assuré pour que, en péril de mort, ce soit à eux qu'on demande asile. Ainsi cette Lannoy qui, en 1793, est la bonne des enfants Beauharnais, dont le frère, pendant la Révolution, fait toutes les affaires de Joséphine et de la Renaudin ; ainsi Malvina ; ainsi Euphémie Lefebvre, Mimi, qui est venue de la Martinique avec Joséphine en 1779, qui a été plus tard la sonne d'Eugène et est restée dévouée aux enfants au point que c'est chez elle que Hortense se réfugie en 1815 ; ainsi Mme Duplessis, petite parente des Tascher, qui, en 1804, a amené de la Martinique les enfants Tascher et, depuis lors, est restée à la charge de Joséphine ; tout un petit monde qui, aux heures matinales, entre et sort sans qu'on y prête attention, qui fait toutes sortes de commissions, est mêlé à quantité d'affaires, et qui est demeuré d'autant plus discret que, le plus souvent, il a ignoré l'importance et le lien des choses.

 

Les premiers actes de la toilette sont fort longs, car Joséphine a cette minutieuse et rare propreté des femmes galantes et des créoles. Elle prend chaque jour un bain et elle a, pour les lavages, toutes sortes d'outils raffinés, des bouilloires d'argent, des seaux d'argent pour les pieds, des cuvettes d'argent de toutes grandeurs et qu'on porte partout après elle. Mais ce n'est point là le compliqué : ce qui l'est, pour Joséphine, c'est de faire sa tête, de boucher les rides de lisser la peau, d'effacer la patte d'oie, d'aviver les couleurs. Au temps de sa jeunesse, toute femme de condition se fardait ; cela faisait partie intégrale de la toilette, mais Joséphine én a abusé au point que, dès 1804, le blanc qu'elle met sous son menton ne tient plus. Il s'écaille, le couvrant d'une sorte de poudre blanchâtre ; comme de juste, elle ne convient point de la cause que d'ailleurs, vraisemblablement, elle ignore ; elle dit que l'état de son menton indique celui de sa santé et, lorsqu'on lui demande comme elle se trouve : Mais, pas bien, répond-elle. Voyez, j'ai mes farines.

Pour le rouge, non contente d'en marquer les pommettes, elle en couvre presque ses joues ; mais, à la Cour, en représentation, ces grands acteurs qu'il faut regarder à distance, peuvent-ils se passer de maquillage ? Toutefois, Joséphine va peut-être un peu loin : en une seule année (1808), elle prend du rouge chez Martin pour 2.149 fr. 58, chez Mme Chaumeton pour 598 fr. 52, et il s'en trouve encore dans les mémoires des autres parfumeurs, Gervais-Chardin et la veuve Farjeon et fils. Elle y a si bien habitué l'œil de Napoléon qu'il exige que toutes les femmes qui paraissent devant lui en mettent ; cela lui semble à ce point l'accessoire obligé de la grande toilette qu'il rudoie quiconque essaie de s'y soustraire : Allez mettre du rouge, Madame, dit-il à une, vous avez l'air d'un cadavre ; et, à une autre : Qu'est-ce que vous avez à être si pâle, relevez-vous de couches ? Le cas est ordinaire : tout homme qui vit d'habitude dans la société de femmes fardées perd la notion du teint naturel, de l'aspect normal du visage et le fard lui parait non-seulement un agrément, mais un complément indispensable de l'habillement.

Par contre, en dehors de l'eau de Cologne, de quelques extraits de fleurs et de l'eau de lavande, Napoléon ne supporte aucun parfum et en a l'horreur : Joséphine doit donc s'en priver, comme d'ailleurs toutes les femmes de la Cour.

Après avoir pris ces soins minutieux où elle a employé ses nombreux nécessaires, ses boîtes à outils de toute espèce, pour les dents, pour les mains, pour les pieds ; après avoir subi la visite de son pédicure le juif allemand Tobias Koën, qui, tous les quinze jours, vient, l'épée au côté, en habit pareil à celui des valets de chambre, s'acquitter de son devoir avec un sérieux imperturbable et reçoit pour ce un traitement de 1.200 francs ; Joséphine s'habille ; elle passe une chemise de mousseline, de toile de Hollande, de batiste ou de percale : elle en a bon nombre, quatre cent quatre-vingt-dix-huit. Cette chemise, le plus ordinairement, est brodée au bas, et garnie, à la gorge et aux manches, de Valenciennes à dents ou de Malines. L'étoffe, en batiste, coûte 18 francs l'aune et on en emploie deux aunes presque et demie ; la façon revient à 7 francs ; la garniture de petite dentelle à la gorge et aux manches est comptée 15 francs pour les plus simples, mais monte à 36, 40, 50, 100 francs, si c'est de la Valenciennes, à plus si c'est de la Malines. La plupart sont brodées au bas à raison de 36 francs pièce et ont, en garniture, de 100 à 200 francs de dentelles. Les fournisseurs sont la veuve Commun-Narrey et les demoiselles Lolive, de Beuvry et Compagnie. Qu'on ne s'étonne pas de ces cinq cents chemises : c'est à peine si elles suffisent : Joséphine en change trois fois par jour ainsi que de tout linge.

On lui chausse des bas de soie, d'ordinaire blancs, rarement rosés. Elle a dans sa garde-robe cent cinquante-huit paires de bas de soie blancs contre trente-deux de soie rosés et dix-huit de couleur chair : cet bas, que fournissent Patin et Tessier, valent depuis 18 francs jusqu'à 72 francs la paire : ceux-ci extra-fins, à très grands jours de dentelle et riche broderie. Il y a tout un assortiment : sept qualités différentes de bas de Paris ou de Berlin, mais ceux-ci sont surtout bas de coton, blancs le plus souvent, quelquefois de couleur naturelle brodés en soie blanche ; ils coûtent 30 et 42 francs la paire et servent sous le brodequin. Point de bas de couleur : en tout six paires de noirs et six de demi-deuil.

Joséphine ne porte ni jarretières, ni jarretelles ; les bas blanchis à neuf tiennent d'eux-mêmes. S'il y a un ruban, il ne compte point.

Les souliers, pour la matinée, sont le plus ordinairement en peau de couleur ou en étoffe : en peau, taffetas ou satin, elle les paye 8 francs la paire. En une année, elle en commande et en paye cinq cent vingt paires, sans compter les deux cent soixante-cinq paires neuves restant de l'année précédente. Ce sont des souliers tout plats, sans talon, si fins et légers, qu'ils font corps avec le pied, ne le chaussent point, mais l'habillent : souliers de salon uniquement ; pour sortir, on croise en X, sur le mollet, les ganses plates qui tiennent aux quartiers : autrement, on les perd. D'ailleurs point faits pour cela. C'est de Coppe, un des fournisseurs habituels de l'Impératrice, ce mot à une dame se plaignant que ses souliers se fussent crevés la première fois qu'elle les a mis : Je vois ce que c'est : Madame a marché. Pour ses pieds, dont elle est si justement coquette, Joséphine essaie tour à tour tous les marchands qui ont la vogue : c'est Bourbon, le plus ordinaire, mais aussi Cholet-Bonnet Cassagnes, Ringé, Geintzer, Henri, Schalcher, la veuve Simon, Legrand, etc. Pourtant, nulle fantaisie pour les souliers ; hormis, comme de juste, pour ceux qui, étant de costume, sont inventés par les peintres. Fort peu de brodequins : ceux qu'on porte par hasard sont d'étoffe. Il faut qu'on voyage pour prendre, par-dessus les souliers, les brodequins de maroquin ou de velours doublés de fourrures. Sauf en ce cas, le soulier seul est de mise, à Paris comme à la campagne.

Chaussée, Joséphine passe un corset très léger de percale doublée garni de Valenciennes, ou de basin doublé de percale, rarement de satin blanc doublé de taffetas. Presque point de baleines, point de busc, elle n'en portera qu'en 1810. C'est Contant, le fournisseur, et les corsets ordinaires se paient 40 francs, ceux de satin 40 francs de plus.

Sur le corset, un simple jupon d'étoffe très souple, de petit basin rayé, garni de un ou deux rangs de Malines ou d'un petit volant de mousseline brodée à dents ; de percale brodée ou garnie de Valenciennes ; rarement de mousseline. L'hiver, quelquefois, un jupon de tricot de coton bordé de dentelles, mais c'est exception, il n'y en a que six aux atours.

Rien d'autre, rien absolument : Joséphine n'a dans sa garde-robe que deux pantalons en soie de coulent chair pour monter à cheval.

 

Quand elle a endossé un peignoir de percale, de mousseline ou de petit basin — et elle en a à l'infini de toutes formes, de toutes broderies et de toutes garnitures — les femmes de garde-robe introduisent dans le premier cabinet de toilette, Herbault, le valet de chambre coiffeur. C'est un personnage important qui se présente en habit brodé et l'épée au côté. Il ne touche ostensiblement que 1.200, puis 1.500 francs par année ; mais, à partir de 1805, il a, par an, 6.000 francs de supplément de traitement et une gratification de 16 à 1.800 francs. Ses fournitures vont de 5 à 8.000 francs et certes l'Impératrice n'est point sa seule cliente : toutefois, ce ne fut qu'en 1809, après le divorce, qu'il visa au grand, s'établit marchand de modes, rue Neuve-Saint-Augustin, et devint un de ces grands hommes à l'usage de la Parisienne, qui prennent une sorte d'influence sur les mœurs, en ayant une assurée sur les chapeaux.

Herbault n'est que pour les petits jours ; il a un rival ou plutôt un maitre, l'étonnant Duplan, l'artiste qui a accommodé toutes ces dames du Directoire, celui à qui Mme Tallien remettait pour l'en coiffer un voile de dentelle de 8.000 francs, qui le regardait, le retournait, puis le jetait d'un geste superbe. Madame, il est trop grand, je ne pourrai jamais vous coiffer d'une manière digne de vous et de moi, et, sur les supplications de Térésia, il prenait des ciseaux, coupait, rognait à son goût, faisait une loque du beau voile, mais une loque qui le sacrait, lui, le premier coiffeur de Paris. Duplan, pour ses soins, touche 10.000 francs en 1807, 12.000 en 1808, autant en 1809, sans compter 8 à 10.000 francs de marchandises qu'il fournit par année. Au divorce, Napoléon l'enlève à Joséphine, le place près de Marie-Louise, aux gages vraiment extraordinaires de 42.000 francs par année — sans compter les gratifications, et il en est de 12.000 francs d'un seul coup ! Aussi le fils de Duplan entre à l'École polytechnique, il est ingénieur des Constructions maritimes, il se bat à Anvers, se retire ensuite dans ses propriétés près de Toulouse et, de 1852 à 1869, est constamment élu député de la Haute-Garonne. On prouva alors qu'il était de famille noble alliée aux la Calprenède : le coup de peigne n'y avait point nui.

Des coiffures qu'Herbault et Duplan font à Joséphine, il en est de mille sortes et des plus compliquées : en général, une grosse boucle en repentir descend sur l'épaule, mais tout est essayé : les bouclettes donnant à la tête ronde un air d'enfance ; les bandeaux serrés, à la mode des statues antiques, avec un chignon ferme, placé haut et pointant droit de l'occiput ; les demi-bandeaux étoffés, relevés sir les côtés pour dégager l'oreille et la nuque et se joignant en une sorte de pouf épais et bouffant — des coiffures, qui semblent chaque jour renouvelées et qui, de la part des artistes, exigent un goût d'autan plus sûr, une habileté d'autant plus consommée que la matière coiffable est moins abondante et qu'il faut suppléer à ce qui manque et colorer ce qui reste Les cheveux de Joséphine, aux derniers jours de sa vie, sont, par la teinture, restés d'un châtain vigoureux, mais, ce qui n'en a point changé, ç'a été la qualité et ils sont d'espèce assez grosse. A partir d'un certain moment, l'art consiste à n'en point trop laisser voir, à trouver, surtout pour le soir — car, dans la journée, l'Impératrice est toujours en chapeau — soit quelque arrangement d'étoffes légères et mousseuses, soit une adroite disposition de touffes de fleurs artificielles, soit l'appareil souverain d'un diadème de grande dimension. Très tôt, il a fallu renoncer, comme trop jeune et trop négligé, à cette coiffure à la créole avec le mouchoir de Madras négligemment noué sur le côté qui seyait à miracle à la vicomtesse de Beauharnais et même, aux premiers temps, à la consulesse. Il faut du grave, du sérieux et du sévère et, ce qui complique encore, il le faut accommodé à un visage qui, sans rien de remarquable ni de régulier dans les traits, vit uniquement de grâce et de mines. Qu'on s'étonne ensuite de l'importance que prend le coiffeur !

 

Ces premiers actes ont pris du temps : si les dames du Palais de service se présentent durant que le coiffeur est encore là, souvent on les fait entrer dans le cabinet et elles assistent 'à la grande délibération sur la toilette du jour. La Première femme et les femmes de garde-robe apportent de grandes corbeilles qui contiennent plusieurs robes, plusieurs chapeaux et plusieurs châles — et la discussion s'ouvre.

L'été, les robes sont de mousseline, de batiste, et de, percale ; l'hiver, d'étoffe et de velours. En robes d'été, il y a le choix, car, au dernier inventaire de la garde-robe, en 1809, il s'en trouve deux cent deux, et il ne faut point s'imaginer que, parce qu'elles sont blanches et d'étoffes que l'on dirait simples, on les ait à bon compte : les robes de percale et de mousseline reviennent de 500 à 2.000 francs, selon la broderie, et, de ces broderies, il en est d'une grâce, d'une invention, d'un art exquis, et toutes sont d'une exécution qui passe toute comparaison avec ce qui s'est fait en nos temps. Les mousselines viennent la plupart de l'Inde, comme les percales : celles-ci sans apprêt, souples, légères, fuyantes, faisant, près des blancs de la batiste, de la mousseline et du linon, un blanc autre, moins sec, plus fondu, un blanc qui chante, dans cette symphonie des blancs, plus langoureusement.

Rien de cela que fournisse Leroy : c'est Gueinot-Toily, de Bruxelles ; c'est Commun-Narrey, c'est Hind, de Paris ; Schœlcher pour les mousselines, Robert pour les batistes, et toujours, pour tout, Mlles Lolive, de Beuvry.

Des robes d'étoffe pour l'hiver, beaucoup sont de cachemire : en voici trente-trois à l'inventaire de 1809, sans compter les juives et les habits de chasse. Pour les redingotes que Joséphine endosse les matins d'hiver, soit sur des robes blanches, soit sur des robes de cachemire, il en est de velours de toute nuance et de toute garniture : velours cannelé gros jaune garni d'astrakan, velours nacarat à grand col d'hermine, velours vert à garniture d'hermine avec un fichu de crêpe lamé en or, velours noir doublé en satin rose, velours bleu impérial doublé en satin blanc, velours blanc cannelé doublé de velours moucheté avec une plaque d'agate et de perles fines, velours amarante doublé en peluche verte, velours nacarat doublé de satin blanc ; il en est de tous les satins, de toutes les levantines, comme de tous les velours, mais ce n'est point assez : pour les jours où l'Impératrice veut s'habiller davantage, il faut des robes assorties à la richesse des redingotes, et voici défiler les garnitures d'hermine : hermine à la robe, hermine à la redingote, voici, sur une robe de satin lilas, une redingote courte de velours noir avec des ruches de mousseline ourlée d'or ; voici, sur une robe de satin blanc, une redingote de velours chamois ; voici, sur une robe de satin lavande, une redingote de velours gros vert que serre à la taille une ceinture en or ornée de camées ; voici, ouverte sur une robe de satin chamois, une redingote de velours pensée, boutonnée de topazes d'Orient et ceinturée par une chaîne d'or fermée par un médaillon d'améthyste, et voici, pour clore la série de l'hermine, voici, sur une robe de satin blanc, une redingote de velours cannelé blanc, à ceinture d'or en filigrane incrustée de perles fines, avec le médaillon, les boutons et les glands en saphirs et perles fines !

Et de chaque fourrure — précieuse s'entend — il se trouve presque autant de robes et de redingotes garnies !

L'Impératrice a fait son choix dans ses six cent soixante-seize robes d'étoffe. Il lui faut son cachemire à présent. Combien en a-t-elle ? Quelque sotte a dit quatre cents : c'est bien moins : soixante en totalité cinq amarantes, douze rouges, dix-sept blancs, neuf jaunes, six de diverses couleurs, trois bleus, deux noire et cinq rayés. Il est vrai qu'ils sont les plus beaux qu'on ait vus en Europe et qu'il en est qu'on a payée 8 à 10.000 francs, mais le prix ordinaire est de 3 à 4.000 : est-ce assez pour la grâce qu'ils donnent à la femme, à Joséphine surtout qui, mille fois dans le jour, remonte son cachemire, le descend, le drape, le tamponne, et qui, lorsque, dans les yeux d'une visiteuse, elle aperçoit l'éclair de ce désir féminin qu'elle connaît si bien, d'un geste délicat et enveloppeur, le lui met aux épaules ?

Vient ensuite le chapeau, car, le matin toujours, et parfois le soir, si elle est fatiguée, elle se coiffe avec un chapeau garni de fleurs ou de plumes. Ici, comment se reconnaître dans les chapeaux casques les chapeaux de velours, de satin, de paille d'Italie, de paille noire, blanche, jaune, les capotes de toute étoffe, les toques en velours, en tulle, en satin, en cachemire, dans les deux cent cinquante-deux modes et coiffures toutes différentes de forme, de couleur, de garniture ! Les plumes blanches dominent, mais il y a aussi les esprits, les hérons noirs, les plumes de paon et toutes les variétés de fleurs. Très peu de turbans ; trois seulement.

Et, d'après ces chiffres, qu'on ne s'imagine pas, comme on l'a dit, que Joséphine a la manie de se défaire de rien, et qu'elle thésaurise en quelque façon les objets de sa toilette. Deux fois par an, elle monte aux atours et elle réforme alors une grande partie, la plus grande partie de sa garde-robe. Ainsi en cette année 1809, sur trois cent soixante-dix-neuf pièces de dentelles, elle en donne soixante-douze ; sur quarante-neuf grands habits de cour, seize ; sur six cent soixante-seize robes, tuniques ou juives, trois cent soixante et une ; sur soixante châles de cachemire, dix-sept ; sur quarante robes de cachemire, trois, dont une aux Gobelins ; sur deux cent cinquante-deux modes et coiffures, cent quarante-six ; sur quatre cent treize paires de bas, deux cent quatorze ; sur sept cent quatre-vingt-cinq paires de souliers et de brodequins, sept cent quatre-vingt-cinq !

Elle ne donne pas seulement les objets en usage, mais, dans ce qui est neuf, tout ce qui a cessé d'être à sa fantaisie : voici cent vingt-deux pièces d'étoffes neuves, elle en donne trente-neuf, et ce n'est point seulement à ses femmes de chambre qu'elle fait de tels présents : Madame Mère, la reine de Westphalie, la reine de Naples, la princesse de Bade acceptent des robes, des cachemires, des redingotes qui ont été portés, sans parler des étoffes en pièce.

D'après cela, l'on peut juger quelle est la consommation annuelle de la garde-robe : en une année, Joséphine achète vingt-trois grands aunages de dentelles, sept grands habits, cent trente-six robes, vingt châles de cachemire, soixante-treize corsets, quarante-huit pièces d'étoffes, quatre-vingt-sept chapeaux, soixante et onze paires de bas de soie, neuf cent quatre-vingts paires de gants, cinq cent vingt paires de souliers.

Il y en a de payé pour 320.816 fr. 56, — sans compter ce que l'on redoit. Les reports, d'un exercice sur l'autre, des dépenses arriérées sont tels en effet que, pour se rendre compte de l'argent employé par Joséphine à sa toilette, il faut — mettant de côté même les liquidations de dettes, obligatoires tous les deux ans, et dont certaines dépassent le million — il faut prendre les chiffres globaux des six années : et, ainsi l'on trouve que, en six ans, il y a eu de dentelles, chez Vanderbocht, Lesueur, de Rens et Vandessel, 225.906 fr. 18 — cela ne comprend aucune des grandes dentelles payées sur la Cassette de l'Empereur — ; il y a eu d'étoffes de soie, chez Fillion, Le Normand, Vacher et Nourtier, 312.558 fr. 68 ; de modes et grands habits, chez Mue Despeaux, chez Herbault, Leroy, Du-plan, Binelli et Bertin 1 096 875 fr. 27 ; de façons et fournitures de couturières, surtout à Mme Germon, 102.811 fr. 46 ; de façons aux ouvrières de la garde-robe 61.408 fr. 38 ; de linge, chez la veuve Commun-Narrey et Mmes Lolive, de Beuvry, 740.386 fr. 37 ; les fleurs artificielles de Lainé, Nattier et Roux Montagnat ont coûté 85.893 fr. 50 ; les crêpes et rubans, de Kreisler Scribe-Brémard et Richard Lenoir, 130.078 fr. 77 ; les fourrures — celles fournies, non par les couturiers, mais par le fourreur, la veuve Toulet, — seulement 43.599 fr. 92 ; les gants et la parfumerie, 57.184 fr. 33 ; la chaussure, bas et souliers, 52.615 fr. 77.

 

La grande dépense est donc en modes, étoffes de soie, confection de robes, robes et grands habits, dépense qui, à soi seule, atteint en six ans 1.573.653 fr. 79, sans compter les dettes, sans comprendre rien des parures du Sacre ou des grandes cérémonies officielles pour lesquelles l'Empereur a alloué des crédits spéciaux.

Sur ces 1.500.000 fr. Leroy, le grand couturier, touche, en cinq ans, exactement la moitié (766.476 fr. 73) : Il n'est donc pas, comme on a cru, l'unique habilleur de Joséphine, s'il est le plus important et le plus célèbre : aussi bien le mérite-t-il, portant à cet art, le plus personnel en quelque sorte qui soit, cette sorte de génie qui, à des époques, se rencontre chez des hommes ayant à un si haut degré l'instinct, le goût, la vocation d'habiller et d'embellir la femme qu'ils y réussissent mieux que la femme même et qu'ils y perdent comme la notion de leur sexe.

Leroy ne surfait point la façon : c'est 18 francs pour une robe, même une robe de cour. — En 1750, cela se payait 12 livres chez les grands (soit 11 francs), l'augmentation est donc médiocre. — Mais où Leroy se rattrape, c'est aux étoffes et aux garnitures par quoi il monte ses robes à 2.000 et 3.000 francs. Ainsi arrive-t-il, pour l'Impératrice, à ce chiffre de 160.000 francs par année ; encore trouve-t-il que c'est peu de chose et ose-t-il s'en plaindre à l'Empereur lui-même. Un jour, a dit Napoléon, que j'examinais un trousseau de famille fourni par lui, il osa m'entreprendre, moi à qui certes on ne mangeait pas dans la main. Il fit ce que personne en France n'eût oser tenter ; il se mit à me démontrer fort abondamment que je ne donnais pas assez à l'impératrice Joséphine, qu'il devenait impossible de l'habiller à ce prix. Je l'arrêtai au milieu de son impertinente éloquence d'un seul regard. Il en demeura comme terrassé.

Mais, avec Joséphine, il ne va point de même ; c'est elle qui s'excuse d'être mauvaise pratique et de ne point dépenser assez ! En 1809, à la suite de diverses liquidations orageuses, elle a cédé, en apparence, aux injonctions de l'Empereur, et a résolu de mettre dans sa toilette une façon de régularité. Elle a donc installé, comme intendante, chargée de toutes les commandes et de toutes les réceptions d'objets, une certaine Mme Hamelin qui a été assez longtemps, en telle qualité, au service de la princesse Pauline et l'a quittée le 23 septembre 1808. Par la suite, loin d'arrêter les dépenses, Mme Hamelin s'employa à fournir des expédients pour en engager de nouvelles et profita si largement des faiblesses de sa maitresse qu'elle reçut d'elle, en une année, soixante-quinze robes et un cachemire de grand prix ; mais, au début de sa gestion, elle était pleine des meilleures intentions et luttait pour ne pas laisser dépasser le maximum de dépenses, fixé par l'Impératrice même pour chaque article : chez Leroy, ce maximum était de 7.000 francs par mois, et voici, d'une lettre que Leroy écrit à Mme Hamelin, quelques passages qui peignent toute la façon dont il prenait Joséphine et dont Joséphine était avec lui : Veuillez, Madame, je vous prie, demander à Sa Majesté la permission de lui présenter mon bien humble respect et de la supplier de ne pas penser de moi ce qu'elle dit que je trouve sa pratique trop peu considérable pour m'en occuper. L'Impératrice peut-elle croire qu'on est maître des sentiments qu'elle inspire ! Ainsi, c'est vous, Madame, que je prie de vouloir bien détruire cette pensée, car elle n'existe que dans la bouche de Sa Majesté. Je vous demande en même temps chaque lettre que vous auriez la bonté de m'adresser, dire un seul mot de la santé de Sa Majesté. Ce mot est le premier besoin de l'âme ; veuillez donc vous en souvenir... Vous avez reçu le petit maximum du mois ; je vous avoue que, sans vos ordres, je n'eusse pas continué d'envoyer d'après le fixe que Sa Majesté avait imposé. Vous voyez, Madame, qu'il serait difficile de continuer à 7.000 francs ; nous serons toujours en arrière et que, même, cela me ferait éprouver une grande contrariété pour la tenue de mes livres. Je désire donc, Madame, lorsque je vous enverrai le total du mois, que les 7.000 francs seront portés comme acompte, afin de ne pas mettre d'embrouillamini dans les écritures.

N'est-ce pas tout l'homme et, pour le juger, n'est-ce pas tout ce qu'il faut ? Les paroles mielleuses dites, la bouche en cœur, aux clientes, et le coup de fouet donné à leurs fantaisies, et le mépris du couturier pour qui ne rend pas tout ce qu'il a compté, et la façon d'imposer sa volonté et de donner ses ordres, n'est-ce pas le plus bel exemple de l'infatuation de telles espèces ? 84.000 francs, fi ! Il faut, pour attraper la considération de M. Leroy que l'Impératrice double au moins, et c'est ce qu'elle fait : elle abandonne ses beaux projets d'économie, elle oublie le petit maximum et c'est à 143.314 fr. 10 que monte sa facture de l'année.

 

Comment suffit-elle à cela et quelles sont donc ses ressources normales ? De fait, sa pension de Toilette est fixée à 360.000 francs ; ce n'est qu'en 1809 qu'elle atteint 450.000 francs, mais, au moyen de prélèvements sur la Cassette, de suppléments alloués en diverses occasions, et de ses revenus personnels, elle a posé en recette, pour cet article, de 1804 à 1809, 3.444.623 fr. 57, soit près de 600.000 francs par an ; cela ne fait pourtant que la moitié de ce qu'elle dépense réellement, car, chaque année, les dettes s'accumulent et, presque chaque année, l'Empereur est obligé de combler l'arriéré : il paye, en l'an XIII, 701. 873 francs ; en 1806, 650.000 francs ; en 1807, 391.090 francs ; en 1809, 60.000 francs ; en 1810, pour terminer, 1.400.000 francs : au total 3.202.957 francs ; ce qui porte la dépense générale, presque uniquement de toilette à 6.647.580 fr. 57 : onze cent mille francs par an.

Ce chiffre serait inexplicable, même avec la prodigalité la plus folle, si les bijoutiers ne figuraient pas dans le compte de la Toilette : les bijoux achetés représentent, dans les dépenses acquittées par Joséphine, 1.625.664 fr. 60 — près de la moitié — et autant dans les dettes payées par l'Empereur. Tous les grands bijoutiers et orfèvres de Paris — et même d'ailleurs — ont cette étonnante cliente : Biennais, Depresle, Friese, Marguerite, Foncier, Fister, Nitot, Pitaux, Cablat, Belhate, Perret, Tourrier, Messin, les frères Marx, Conrado, Hollander, Lelong, Mener, Mellerio-Meller, et les horlogers Breguet, Lépine et Mugnier, et Capperone et Theibaker, marchands de camées, et Olive et Scotto, marchands de coraux !

De ces bijoutiers, un surtout, Foncier, a la confiance de Joséphine et presque son intimité. Elle lui remet ses diamants au moment où le bruit court de la mort de Bonaparte en Égypte, où elle prétend se mettre à l'abri des revendications de ses créanciers et de celles aussi de la famille Bonaparte ; elle reçoit de sa main des femmes de chambre ; elle lui accorde sa puissante protection pour obtenir, du ministre des Finances, une charge d'agent de change pour un de ses gendres ; elle marie son autre fille au colonel Defrance, écuyer cavalcadour de l'Empereur ; c'est un familier qu'elle prend pour conseil en ses achats, trafics et échanges et qui n'y cherche point trop son intérêt.

Foncier retiré, Nitot a la grosse pratique : en 1805, il avait été chargé de porter à Rome la tiare que l'Empereur offrait au Pape et qui figure encore dans les trésors du Vatican à l'honneur de l'orfèvrerie française ; il eut soin d'emporter une pacotille de bijoux, passa par Milan où l'on sacrait le roi d'Italie, fit de bonnes affaires avec la reine, reçut à la suite le titre de joaillier de l'Impératrice et devint de sa maison : au moins son cachet porte-t-il l'aigle couronné avec cet exergue : Maison de l'Impératrice ; mais, s'il est le fournisseur en titre, on a vu qu'il n'est point le seul vendeur.

Ce qui peut étonner, c'est que Joséphine ne soit point dégoûtée d'acheter des bijoux par la jouissance qu'elle a des plus magnifiques joyaux qui soient au monde, les joyaux de la Couronne : elle a, quand il lui plaît, la grande parure de diamants — couronne, diadème, collier, peigne, boucles d'oreilles, bracelets, ceinture en roses, rivière de huit rangs de chatons — cette parure qui est estimée 3.709.583 fr. 92 ; elle a la parure de rubis d'Orient, et la parure de turquoises, et la parure de perles de 570.107 francs : cinq millions de joyaux. Ne voit-elle pas que, près de ces splendeurs, tout ce qu'elle achète est pauvre et médiocre, ou comprend-elle que, de ces merveilles, elle n'a qu'un usufruit qui peut lui échapper ? Est-ce pour cela que, comme elle a fait dès 1796, dès la campagne d'Italie, elle accumule des bijoux qui soient à elle, uniquement à elle, qui ne puissent lui échapper, qui lui fassent une réserve et un trésor ? Faut-il même chercher une raison ? N'achète-t-elle pas ces bijoux uniquement parce que leur scintillement l'attire, que leur façon plaît à son goût, que c'est joli ou que cela, lui semble tel, et que c'est sa fantaisie ? Elle en a d'un grand prix, comme son collier de diamants prisé 541.200 francs à son inventaire avec les poires et les deux boutons et estimé, seul, plus de 700.000 francs lorsque Hortense veut s'en défaire en 1825 ; elle a sa parure d'opales et diamants prisée 258.000 francs, sa parure d'émeraudes et diamants prisée 178.000 francs, son bandeau de perles prisé 148.000 francs, son collier de perles à trois rangs prisé 262.000 francs, son diadème de diamants, dont un seul, au milieu, est prisé 165.000 francs et qui, d'ensemble, est prisé 1.032.000 francs. Elle a personnellement, à elle, au chiffre de prisée, inférieur d'un tiers au moins à, la valeur vénale, pour 4.354.255 francs de joyaux d'importance — perles, diamants et pierres de couleur mais, ensuite, qui pourrait dire quel prix ont été payés les milliers d'objets qu'elle a enfouis en ses écrins, qu'elle a portés une fois peut-être et sans doute jamais : bagues par centaines, bracelets, plaques de ceinture, colliers de toutes les matières qu'on polit et de tous les globes qu'on enfile, parures d'agate, de perles d'argent, de perles d'or, de cornaline, de pierres gravées, de turquoises, de malachite, de scarabées, de coraux gravés, de coraux et perles fines, de corail rose, de coraux façon framboise, de coraux en boule, d'acier, de jayet, de noyaux de prune et de noyaux de cerise sculptés ! A les nombrer, les joailliers se perdent et, pour les priser, il ne faut pas compter sur eux. Aussi bien, quantité sont de la curiosité pure, des objets qu'on achète très cher et dont la valeur vénale est nulle ou presque. Et puis, constamment, Joséphine fait modifier ou rajeunir les montures ; elle trafique, échange, revend, rachète, paye des acomptes à ses bijoutiers avec ce qu'elle appelle la réforme de son écrin et pour une parure qu'elle cède ainsi, en reprend dix autres. C'est là, un trait encore qui achève sa nature et donne une notion de son caractère : de ces bijoux, dont certains devraient lui rappeler tant de choses, d'événements, de gloire, d'êtres respectés ou chers, l'ascension continuelle de sa fortune ; de ces bijoux, rançons de villes, de princes et de républiques ; de ces bijoux, dons de papes et de rois, présents d'anniversaires, gages d'un amour dont elle devrait vouloir conserver les marques successives, nul ne demeure intact, tel qu'il était quand on le lui a offert ; elle les dénature, les métamorphose, fait d'un collier une ceinture, de boucles d'oreilles des pendeloques, envoie à la fonte l'or et l'argent, assortit les pierres à sa guise et, à aucun de ces joyaux, n'attache un souvenir. Ce petit médaillon de filigrane, l'unique présent du général Vendémiaire à la vicomtesse de Beauharnais, où est-il, le plus précieux, le plus rare de tous ses bijoux d'Impératrice, qu'en a-t-elle fait ? Cela ne vaut rien : cela ne brille point. Elle l'a cédé dans un lot pour une pierre de fantaisie.

Et ces pierres sans histoire, ces joyaux qui ne parlent point à son esprit et n'évoquent rien à sa mémoire, qui ne sont rien que cela, c'est assez qu'ils soient cela, pour qu'elle ait une sorte de folie, un bonheur sans égal, à les voir, à les manier, à s'en parer, à s'en couvrir, à en faire passer entre ses doigts l'intarissable ruissellement. Telle elle était quand, toute nouvelle mariée au vicomte de Beauharnais, elle portait sur elle, dans ses poches, les petits bijoux de sa corbeille pour avoir la joie de les tâter en marchant ; telle, au retour d'Italie, quand, à Malmaison, devant les demoiselles de Vergennes, elle étalait toutes les splendeurs qu'elle avait rapportées ; telle elle demeure, faisant, sur une immense table, apporter tous ses écrins que ne peut contenir l'armoire à bijoux de Marie-Antoinette et, durant de longues heures, les plus heureuses qu'elle passe, ouvrant et fermant les boîtes de maroquin et de velours.

A personne, pas plus aux couturiers qu'aux bijoutiers, ou à qui que ce puisse être qui tente sa fantaisie, Joséphine ne sait résister. Dans ce Salon des marchands qui ouvre sur le Carrousel et d'où l'on pénètre dans l'Appartement intérieur, afflue constamment tout le joli, l'élégant, le rare, qu'inventent les marchands de Paris. L'Impératrice passe, dit qu'elle achète, se garde de demander le prix et moins encore de payer. L'usage est ancien, et voici beaux jours que les vendeurs y trouvent leur compte : jadis, c'était la Dubarry qui, à la mort de Louis XV, eut à soutenir un terrible procès contre le juif Cramer lui réclamant le prix de tous les objets d'art et de curiosité qu'il avait déposés dans son antichambre et dont elle avait disposé, disait-il, en présents, fantaisies et galante ries. Plus tard, ce fut Marie-Antoinette et l'on a l'histoire du Collier ; après, Mme Tallien et les nouvelles enrichies du Directoire ; mais nulle comme Joséphine. La toilette achevée, c'est là la distraction favorite : certes, modistes et bijoutiers en profitent le plus, et les luthiers, les peintres, les sculpteurs, les libraires, les marchands d'estampes, les ébénistes, les porcelainiers, attendent sans doute chez eux les grosses commandes, celles qui sont d'une sorte d'utilité pratique ; mais, tout ce qui est de fantaisie, tout ce qui peut s'apporter sous le manteau, qui n'exige point de voitures de déménagement, vient s'entasser au Salon des marchands. Combien de pauvres hères faméliques laissent un dessin, un ivoire sculpté, un bout de mosaïque, attendent six mois, et viennent après réclamer le prix intégral qu'ils assignent à leur œuvre, ou, tout le moins, une indemnité ou une aumône ! Et les marchands de jouets mécaniques, combien en passe-t-il ? Ils portent avec eux leur chef-d'œuvre, le remontent en présence de l'Impératrice qui s'en amuse, ne peut résister à le faire voir et à en distraire les personnes qui viennent la visiter. Le jouet est admis dans les appartements, fait l'admiration d'un enfant et, sans se soucier du prix, Joséphine le donne. Des beaux et rares jouets aux enfants des grands officiers de l'Empire, à ses petits-fils, à ses nièces, cela est tout simple, mais les solliciteurs pauvres qui, pour attendrir l'Impératrice, ont amené leurs enfants, se trouvent assez embarrassés quand, au lieu d'un brevet de pension ou d'une bonne gratification, ils emportent un oranger artificiel, un singe qui joue du violon ou un buisson de fleurs habité d'oiseaux chantants.

L'abus est si criant que dans le Conseil d'administration de la Maison, du 28 février 1806, l'Empereur dicte cette décision : On doit défendre à toute personne de la Chambre de S. M. l'Impératrice, de recevoir, dans les appartements, aucuns meubles, tableaux, bijoux et autres effets qui seraient remis par des marchands ou par des particuliers ; ces marchands ou particuliers, ainsi que les meubles, tableaux, effets, qui parviendraient par une voie quelconque, doivent être renvoyés à l'Intendant.

L'Empereur fait mieux à la même époque et, pour arrêter le scandale des prix surfaits dont est victime l'Impératrice, il prend ses mesures lui-même. Jusque-là, sans doute, les mémoires présentés par les fournisseurs sont établis en demande et, avant de payer, des réductions sont ordonnées sur l'ensemble, mais le système de vérification diffère pour chaque article et l'on rabat au plus 10 p. 100. A partir de 1806, où l'Empereur paye pour la quatrième fois les dettes de sa femme, les réductions proposées par la Dame d'atours sont majorées par Napoléon lui-même de façon à atteindre 20 p. 100 : ainsi, en 1807, sur 465.291 fr. 52, réduction de 75.217 fr. 37 ; en 1808, sur 458.700 fr. 06, 95.368 fr. 50 ; en 1809, sur 914.764 fr. 70, 166.747 fr. 37. Et lorsqu'il s'agit du règlement de l'arriéré, c'est pis encore : en 1806, l'Empereur donne 650.000 francs pour solder les dettes et rabat 112.375 fr. 47 sur les mémoires présentés ; les 1.400.000 fr. de 1809 suffisent pour 1.898.098 fr. 98 réclamés par les fournisseurs : cinq cent mille francs de rabais ! Et les marchands y gagnent encore, car pas un, ainsi sabré, ayant crié qu'on le ruine, qui ne revienne à la charge, qui n'affirme à l'Impératrice que l'objet qu'il présente a été fait uniquement pour elle, ne convient qu'à elle, qu'il est unique, qu'il faut qu'elle l'ait. Et elle le prend, et tout recommence.

Quelqu'un a dit que Napoléon aimait assez qu'on fît des dettes parce qu'elles entretenaient la dépendance ; sa femme, ajoute-t-on, lui donnait une satisfaction très étendue sur cet article : il n'a jamais voulu remettre ses affaires en ordre afin de conserver les moyens de l'inquiéter. On a vu ce qu'il en faut croire : deux fois au moins avant l'Empire, quatre fois durant l'Empire, Napoléon a voulu procéder à une liquidation générale des dettes antérieures, mettre sa femme à flot de façon que, avec la pension qu'il lui faisait et qu'il augmentait sans cesse, elle suffît au courant. Il a donc réclamé le montant exact des dettes. Joséphine qui, en réalité, l'ignore, qui ne s'en est jamais rendu compte, énonce, à peu près au hasard, un chiffre qui ne va pas à moitié du total. Pourquoi ne pas avouer tout, lui disent ses confidentes ? — Non, non, répond-elle, il me tuerait, il me tuerait ! Je paierai sur mes économies !

On a de première main le récit de la scène qui a précédé la liquidation de 1806 : l'Impératrice étai ! dans les larmes ; l'Empereur s'en aperçut des premiers ; il vit ses yeux rouges et dit à Duroc : Ces femmes ont les yeux en pleurs, je suis sûr qu'il y a des dettes, tâchez de savoir ce que c'est. Duroc, qui avait obtenu la confiance de Joséphine, vint à elle et lui dit : L'Empereur est persuadé que vous avez des dettes ; il veut en savoir le montant. Joséphine, avec beaucoup de pleurs, lui dit qu'en effet, elle devait 400.000 francs. Ah ! dit Duroc, l'Empereur croyait que c'était 800.000. — Non, je vous jure, mais puisqu'il faut vous le dire, c'est 600.000 francs. Est-il bien sûr que ce ne soit pas davantage ?Bien sûr !Alors, je lui parlerai. Il revint à l'Empereur, lui dit qu'il avait trouvé Joséphine dans les larmes, qu'elle se désespérait. Ah ! Elle pleure ! Elle sent donc son crime ! Tant mieux ! Mais vous verrez qu'elle a des dettes énormes. Elle est capable de devoir un million. — Oh ! non, pas un million, Sire. — Mais enfin, combien ?Mais, si c'était 800.000 francs ?Ce n'en serait pas moins scandaleux... pour de misérables pompons, pour se laisser voler par un tas de fripons. Il faut que je chasse tels et tels ; il faut qu'on fasse défense à tel et tel marchand de se présenter jamais chez moi. — Mais, Sire, ce n'est que 600.000 francs. — Ce n'est que cela, dites-vous. Ça ne vous paraît rien. Je n'aime pas tout ce jeu-là. Allons ! je lui parlerai. Ils passent au salon où sont les femmes, et Napoléon évite de s'approcher de sa femme ; il la laisse passer devant lui pour aller souper. Elle était tout émue et les larmes aux yeux ; il ne lui dit rien. Après qu'elle se fut mise à table, il vint se placer derrière sa chaise et s'approchant de son oreille : Eh bien, Madame, vous avez des dettes. Et elle, alors, de sangloter. Vous avez un million de dettes. — Non, Sire, je vous jure, je ne dois que 600.000 francs. — Rien que cela, dites-vous, ça ne vous paraît qu'une bagatelle ? Il ajoute quelques mots de reproche et elle se remet à sangloter plus vivement que jamais. Alors, il s'approche de l'autre oreille : Allons ! Joséphine, allons, ma petite, ne pleure pas, console-toi. Et les dettes sont payées.

Dès lors, comme devient explicable, naturelle et simple, la fameuse scène entre Napoléon et Mlle Despeaux, la modiste, cette scène, qu'on se plut à présenter comme le plus effroyable des actes de tyrannie. A Saint-Cloud, l'Empereur arrive un matin, à l'improviste, dans le salon bleu qui précède la chambre à coucher de l'Impératrice. Il y trouve une grosse femme qu'il ne connaît pas, qui s'approche de lui et murmure quelques paroles inintelligibles. Comment vous appelez-vous ? lui demande-t-il. — Je m'appelle Despeaux. — Que faites-vous ?Je suis marchande de modes. Furieux, il entre chez l'Impératrice qui est en train de se faire coiffer et prend un bain de pied : Qui a fait venir cette femme ? Qui l'a introduite dans les Appartements ? Comme Mlle Despeaux est venue d'elle-même, personne ne répond, et les femmes de garde-robe se sauvent devant l'orage. Napoléon revient chez lui, demande Duroc qu'on ne trouve pas, puis Savary qui, prenant à la rigueur les ordres qu'il a reçus, fait saisir la marchande de modes par deux gendarmes d'élite. Survient Duroc qui engage Savary à la relâcher : Non parbleu ! je n'en ferai rien, répond Savary. Tu ne serais pas si indulgent si elle fournissait des modes à ta femme, c'est elle qui me ruine. Je trouve une occasion de me venger, je ne serai pas assez sot pour la perdre. Va, mon cher, tu en ferais toi-même autant si, au lieu de Mlle Despeaux, c'était Leroy, car c'est chez lui que ta femme achète tous ses chiffons. Toutefois, la grosse Despeaux n'alla entre ses gendarmes que jusqu'au bas de l'avenue où Duroc envoya l'ordre qu'on la laissât remonter dans sa voiture.

C'était une leçon que Napoléon avait prétendu donner bien plus à sa femme qu'à la marchande de modes, violatrice de l'étiquette et tentatrice sans permis ; mais cette leçon, comme les autres, comme les reproches pour les dettes, comme les serments de Joséphine, autant de perdu. Le fleuve continue à couler, les marchands à venir, Joséphine à prendre sans payer, et cela indéfiniment. C'est si commode ! Un dieu descendant toujours de sa machine à point pour la débarrasser des créanciers, cela coûte si peu de pleurer quelques larmes vraies ou fausses, et cela !apporte tant ! Mais, au moins, ce n'est point de propos délibéré, ce n'est point une comédie qu'elle se propose de jouer ; elle fait des dettes comme elle respire. Elle est de ces femmes qui, dans une société, sans s'en douter certes ni en avoir conscience, rem plissent une sorte de mission de dépense et de gaspillage pour la joie des marchands, la gloire de la mode, et la bonne renommée du goût français. C'est pour ces femmes qui ne savent point compter que l'industriel s'ingénie et que l'ouvrier artiste fait ses chefs-d'œuvre. C'est pour elles qu'est inventé tout le joli, tout le luxueux, tout l'absurde de l'article-Paris, et c'est grand bien qu'elles se trouvent là pour l'acheter — et même le payer quelquefois.

Joséphine est telle et si, après avoir crié, Napoléon paye, ce n'est pas uniquement par faiblesse pour la femme, c'est qu'il sait fort bien que (le telles folies sont utiles, profitables et peut-être nécessaires, car, sans les femmes, et ces femmes-là, les femmes à dépenses incalculées, les femmes, par suite, à dettes immenses, que serait Paris ?

Où il se fâche bien plus fort, c'est lorsque l'argent sort de France et que, pour satisfaire sa coquetterie, Joséphine, violant les lois de l'Empire et les lois de la Cour, prétend s'habiller de marchandises anglaises. En plein blocus continental, lorsque la France et presque l'Europe leur sont fermées, il lui en faut quand même et, pour les entrer en contrebande, elle ne recule devant nulle tricherie : elle a, à Francfort, un correspondant qui, sans rien dire, en cache des paquets dans les voitures des officiers envoyés en courriers, au risque de les compromettre. Elle-même, si elle passe le Rhin, en charge sa propre voiture. Par la frontière des Alpes, elle fait passer des cachemires et des étoffes de Turquie. Souvent, elle échoue : ses paquets sont pris et, sans nul égard pour la destinataire, saisis et détruits par ordre exprès de l'Empereur ; mais elle recommence et s'acharne, mettant en réquisition, comme commissionnaire, quiconque, soldat ou diplomate, va au pays où mûrit le fruit défendu. Par là encore, n'est-elle point profondément femme et n'est-ce point tout elle de risquer ainsi, pour un misérable chiffon, la vraie colère de l'Empereur, les reproches, les violences, peut-être la lassitude et l'irrémédiable désastre ; mais, n'est-ce point beau de sa part aussi de ne se réduire qu'à cette forme de tromper ?

 

Dans ce va-et-vient qui suit la toilette, Joséphine trouve le temps d'expédier, avec son secrétaire des Commandements, le travail courant des audiences, de donner des signatures aux brevets et aux décisions, et d'écrire sa correspondance, fort réduite sans doute, presque uniquement adressée à sa fille, son fils, quelques rares parents, quelques dames d'intimité, fort en retard pour l'ordinaire, mais presque entièrement autographe. Impossible de se fier à ses lectrices qui, sauf leur très joli visage, leur désir d'être remarquées de l'Empereur, n'ont de talent que pour la harpe, le piano et la danse et ne savent guère mieux lire qu'écrire : Mlle Lacoste, Mlle Guillebeau ou Mme Gazzani, c'est tout pareil. Il faut donc ou écrire soi-même ou travailler avec Deschamps. Un vieil ami, celui-là. Joséphine l'a connu en 1787, à Fontainebleau où il était secrétaire de M. de Montmorin, gouverneur du château. Aussi, est-il renté à souhait : 12.000 francs sur les états de la Maison de l'Impératrice, autant sur ceux de la Maison de l'Empereur à titre de rapporteur des pétitions et sans nulle fonction. D'ailleurs, il fait des vers pour les théâtres lyriques et pour l'Almanach des Muses ; des paroles d'oratorios tels que Saül et la Prise de Jéricho ; mieux : le livret des Bardes. Par là, il est associé au triomphe de Lesueur et il touche à la gloire ; mais il ne s'en soucie : il rime pour les musiciens, comme il traduit pour les libraires et chante aux dîners du Vaudeville. Il a de grands besoins d'argent et voit surtout ce que chaque chose rapporte. Pour cela, il n'aime point user son crédit, gardant avec les solliciteurs une froideur glaciale et se tenant strictement à son rôle de plumitif.

Aux fêtes et aux anniversaires, pour les pièces de circonstance qui ne sauraient manquer au théâtre de Malmaison, il est le poète attitré, comme Desprez à Saint-Leu et, plus tard, Alissan de Chazet à Trianon. Mais il lui incombe à l'ordinaire une mission plus délicate que de fabriquer des bouts rimés d'adulation ; c'est lui qui, tous les quinze jours, prend les ordres de l'Impératrice sur les états dressés par le secrétaire des dépenses, M. Ballouhey : ces états comprennent l'énumération des mémoires des fournisseurs tels qu'ils sont présentés en demande. L'Impératrice inscrit en regard, de sa main, la décision : le bon à payer, le chiffre qu'elle consent à payer en réduction ou l'acompte qu'elle donne : le plus souvent, sauf pour les petites factures, revient le mot ajourné. Au pied, elle met son bon et signe. Avec Ballouhey, très strict pour les comptes, elle aurait peut-être der, discussions ; elle n'en saurait avoir avec Deschamps ; aussi a-t-elle retiré le travail direct à Ballouhey.

C'est donc encore Deschamps qui rédige les lettres adressées à Ballouhey pour les gratifications sur la Cassette qui excèdent un certain chiffre et qui ne sont point accordées proprement à des mendiants. Ce service de la Cassette et des aumônes diverses est compliqué et demande à être expliqué en détail. N'est-il pas en effet de tradition que ce sont les bienfaits qu'elle a répandus qui ont fait contracter à Joséphine la plus grande partie de ses dettes, et quoique, déjà, l'on ait pris une opinion sur la nature de ces dettes, n'est-il pas nécessaire de compter ce que lui a coûté sa bienfaisance ?

Sur sa Toilette, Joséphine a sans doute prélevé des fonds pour des pensions assignées soit à des serviteurs anciens ou nouveaux, soit à des élèves entretenus dans les institutions de Mme Campan, de Mme Gay Vernon, de MM. Vigogne et Piorette ; mais ces pensions, les dons et gratifications et les autres objets de dépense qui sont payés sur la Toilette atteignent seulement, dans les six années, le chiffre total de 516.532 fr. 76, soit 86.000 francs par an ; de plus, la plus grande partie des dépenses ainsi effectuées est inscrite sous la rubrique : Sommes remises à Sa Majesté, nul compte détaillé n'en est tenu. Or, si quelque chose de cet argent a été employé en dons manuels, il est certain que la plus grosse portion en a été, à partir de 1806, versée, en dehors des comptables, à l'architecte de Malmaison. On peut affirmer avec certitude que plus des quatre cinquièmes a passé là.

Quant à la Cassette proprement dite, elle a son compte spécial tenu avec une régularité absolue par Ballouhey et qui se solde toujours en excédent. Il est vrai que l'Empereur y pourvoie, que, à chaque occasion, il en augmente les fonds, niais il en fait de même pour la Toilette, ce qui n'empêche point les dettes, tandis que, pour la Cassette, il n'y a jamais ni déficit ni arriéré. Napoléon a réglé, en 1805, la Cassette à 6.000 francs par mois (72.000 francs par an) ; il la porte à 10.000 francs en 1806, et à 15.000 en 1809. A chaque grand voyage, pour les frais extraordinaires d'aumône — ces frais seuls, car toutes les dépenses de voyage, de séjour, de gratifications, de présents, etc., etc., sont payées par la Maison — il ajoute une somme variant entre 80.000 et 120.000 francs.

La Cassette est divisée en trois parties : Secours attribués directement par l'Impératrice sur demandes verbales ou écrites ; Bienfaits de Sa Majesté l'Impératrice et Reine, distribués par la Dame d'honneur qui prend à ce sujet les ordres de Joséphine, et Pensions.

Les Secours donnés par l'Impératrice ne sont accordés qu'après une enquête faite, soit par les premiers valets de chambre, soit par Mme Duplessis, soit par M. Danès de Montardat, oncle par alliance de Joséphine. Beaucoup de ces demandes, s'il s'agit de personnes du monde, passent, soit par le Chevalier d'honneur, soit par une des dames du Palais.

Les Bienfaits qui font l'objet du travail de la Dame d'honneur sont répartis sur sa proposition ou plutôt sur celle de son secrétaire, après enquête d'une visiteuse à gages, Mme Hardancourt, née Boyvin, par petites sommes de 20 à 70 francs. L'Impératrice indique les sommes le secrétaire de la Dame d'honneur inscrit le montant de chaque bienfait sur un bordereau détaché d'un registre à souche, et Ballouhey paye.

Si médiocre que soit chaque Bienfait, le total comprenant aussi les Secours, n'en est pas moins respectable : 4 à 6.000 francs pour les mois d'hiver. A des mois, ce chiffre se trouve décuplé — 81.673 francs en octobre 1808 - 121.828 francs en décembre 1809 —, mais ce sont là des cas exceptionnels, justifiés par un don spécial fait par l'Empereur à, cette destination et la moyenne, abstraction faite des recettes et des dépenses imprévues, n'atteint point, l'été compensant l'hiver, 3.000 francs par mois.

Toutes les conditions, toutes les professions, toutes les origines se confondent sur ces listes de la misère mendiante : vieillards des deux sexes, ouvriers sans ouvrage, veuves chargées d'enfants, créoles de Saint-Domingue, demoiselles ou dames nobles ruinées beaucoup, infiniment de nobles ; sur un seul état de bienfaits où, pour 4.000 francs, figurent cent trente et une parties prenantes, voici Mmes Lechat de Mineraye, de Marchais, de Beaune, de Vaudricourt, de Druez, de la Bretaiche, de la Méline, de Chavigny, Sablonet de Minuty, de Case, de Chaponay de Jaucourt, de Boisset, de Rivolle, de la Grange, de Bligny, de la Saussaye, de Pallugay, de Montalay, de la Feuillade ! Au lieu d'une liste de pauvresses, ne croirait-on pas une liste de dames présentées ?

Les Pensions forment le dernier chapitre de la Cassette et tendent à l'absorber tout entière. Elles grossissent sans mesure chaque année, sautant de 25.000 francs en 1805, à 56.000 francs en 1806, 85.000 francs en 1807, 455.480 francs en 1809. Naturellement, une fois acquises, elles passent en droit ; volontiers, comme sous l'ancien régime, les enfants en demanderaient, en exigeraient la réversibilité, et nul ne se trouve tenu à reconnaissance. Toutes les ressources qui seraient si utilement employées en secours accidentels se trouvent peu à peu immobilisées, mais, d'autre part, comment résister à certains appels, comment, lorsqu'on est arrivé soi-même à ce comble de fortune, refuser à d'anciennes compagnes l'assurance du pain quotidien ? C'est qu'en effet les pensionnaires de Joséphine rentrent presque tous dans cette catégorie. Il y a d'abord les gens des colonies ; ici peu de noms qu'on sache : Mme O'Gorman, Mme Mantelle, Mme de Dillon, puis des noms bourgeois : Chaurand, Crusand, Leloutre, Manger : c'étaient jadis entre les plus riches de là-bas. Après, viennent les Personnes que Sa Majesté a connues, et ce sont elles qui prennent la grosse part. Rien qu'avec ces noms, l'on pourrait refaire presque entière l'histoire de la vicomtesse de Beauharnais, retrouver les sociétés qu'elle a traversées : Mme Duplessis, Mlle Lannoy, Mme Lefebvre, Mme de la Rochefoucauld-Bayers-Maumont avec ses deux nièces, Mme de Montulé et Mme Marliani, c'est la Martinique et Saint-Domingue ; Mme de Montmorin, née Morin de Banneville, qui a la plus grosse pension : 3.600 francs, c'est Fontainebleau ; et, pour les sociétés de Paris, Mme de la Rochelambert, née Lostanges, Mme de Pardaillan de Launay, Mme Cazotte, née Loignan, la veuve du prophète, Mlle Carman de Saint-Etienne, Mme de Barruel-Beauvert, Mme de Geslin, Mme de Gercy, Mme de Grasse, Mme Maillé de Brezé, née Joly de Fleury, Mme de Guerchy, née du Roux de Sigy, la bru de l'Ambassadeur, Mme de-Mordant-Massiac, née de Bongars, Mme de Signemont, Mme de Villers-Vaudey, née Jourdain de Saint-Sauveur, Mme de Villefort, Mmes de Verey, Mme de la Tournée-Polastron, Mme de Luynes de Fontenelles, Mme de Cavagnac, M. de Goyon, M. de Saint-Pers, M. de Girardin, M. Dieudonné de France, M. de Montboissier-Beaufort-Canillac, — et l'on pourrait en dire d'autres, beaucoup d'autres !

Voilà l'important : On trouve encore quelques subalternes des Maisons du Roi et des Princes, trois nourrices des enfants de Louis XVI, quelques officiers de Vénerie, des lectrices de Mesdames ; après, viennent les aumônes du commun : vieilles femmes estropiées, filles repenties, veuves d'officiers, jeunes gens dont on paye l'éducation ; et, enfin, les mendiants anonymes : 2.100 francs par an pour le pain des pauvres de Saint-Cloud, 960 francs à Sèvres ; 2.880 francs aux orphelines de la rue du Pot-de-Fer ; 4.000 francs à l'établissement de charité de la paroisse de la Madeleine ; 2.400 francs aux Dames de la Société maternelle : c'est là l'obligatoire de la souveraineté, ce qui est l'inséparable du rang suprême, ce qui se doit aux paroisses et aux institutions d'assistance officielle Mais tout cela, secours, pensions, aumônes, ne dépasse jamais les crédits affectés. Si, pour un don à quelqu'un qui l'intéresse, l'Impératrice prélève une somme un peu forte, c'est autant de moins que la Dame d'honneur répartit entre les mendiants non recommandés.

Il est de tradition — et cette légende a même reçu, sous forme d'une statue de marbre, une consécration officielle — que Joséphine a pris une part décisive dans la Fondation consacrée à la vieillesse, dite de Sainte-Périne. On sait quelle importance cet établissement eut alors dans la société française et quiconque racontera les derniers jours de la noblesse fidèle et ruinée y devra consacrer un chapitre ; mais, si l'Impératrice y parut nominalement comme protectrice, si même les fondateurs, les sieurs Chailla et Glaux, parèrent leur prospectus de son nom et l'inscrivirent sur une tablette de marbre au fronton de leur maison, elle n'y employa jamais rien de son- propre argent. Ce fut Napoléon qui, en échange de cent places assurées, fit, sur sa Grande Cassette, un premier versement de 224.640 francs et qui s'engagea de plus pour trente pensions annuelles de 600 franc. Il réserva à sa femme le droit de nommer à ces cent trente places : de là l'illusion. Au surplus, après cinq ans à peine écoulés, les directeurs-fondateurs ne purent faire face à leurs engagements et dès que, par le décret du 17 janvier 1806 soumettant les établissements similaires à la surveillance du gouvernement, des commissaires eurent été chargés de l'examen des ressources, apparut qu'il ne se trouvait à Sainte-Périne aucune garantie de stabilité pour les vieillards qui avaient payé pour y entrer. Trois décrets dépossédèrent les fondateurs et attribuèrent la direction au Conseil général des Hospices qui dut y dépenser chaque année 200.000 francs de plus que le revenu de l'Institution. Jusqu'en 1810, Joséphine n'en conserva pas moins le droit de nommer à celles des cent trente places fondées par Napoléon qui devenaient vacantes. Les compétitions étaient telles, les demandes si nombreuses, signées de tels noms et appuyées de tels titres, que l'on ne peut s'étonner du retentissement que prenaient les grâces. L'on doit penser que c'est à elles en grande partie que l'Impératrice a dû cette réputation d'inépuisable bienfaisance qui l'accompagne dans l'histoire.

 

Tout cela, certes, fait des écritures, des lettres à lire et des comptes au moins à entendre, mais ce n'est point encore tout le travail. Si, depuis son mariage avec M. de Beauharnais, Joséphine a acquis une écriture et une orthographe qui méritent d'être louées comme d'exception au temps où elle vivait, il s'en fallait qu'elle eût, lors du Consulat à vie, les connaissances nécessaires pour remplir dignement la place où elle montait. Il convenait qu'elle sût assez d'histoire et de géographie pour qu'elle ne commît point de fautes vis-à-vis des étrangers et des étrangères qui, de tous les points de l'Europe, affluaient à Paris Instruite de la France ancienne au point de ne se tromper que volontairement aux familles et aux alliances, elle ignorait, en bonne Française, tout ce qui était du dehors, et cette science si simple lorsqu'on la tient d'éducation d'enfance, si compliquée lorsqu'on s'y applique à un âge déjà mûr, cette science qui, à l'Impératrice, serait plus nécessaire encore qu'à l'épouse du Premier Consul, il fallut qu'elle l'apprit en une année et à mesure que le tourbillon l'emportait aux sommets. De livres, elle n'eût eu que faire pour un tel usage. Le livre est un interlocuteur qui ne répond qu'à qui sait l'interroger ; quiconque sait quel livre l'instruira est déjà instruit ; mais, outre qu'elle ignorait le livre utile, quelle masse à remuer et combien d'inutiles digressions ! Ce qu'il lui faut, ce sont des notions digérées qu'elle s'assimile à mesure des besoins, des notions superficielles, mais justes et précises, où il entre assez d'anecdotes pour graver quelques faits en mémoire, y fixer les titres exacts des personnes, les lieux qu'elles habitent, les nations dont elles sont, les rapports de parenté qu'elles ont avec tels et tels ; assez pour que, aux cercles et aux audiences, la vanité des gens présentés se trouve flattée en l'endroit sensible par une question qui sorte de la banalité, qui prouve qu'on connaît leur famille, leur illustration, leurs ouvrages, et qu'on les tient pour ce qu'ils sont. Joséphine a rencontré l'homme à souhait pour un tel office : c'est l'abbé Nicolas Halna, personnage ayant traversé les carrières les plus diverses, mais ayant acquis un bagage de connaissances incomparable : étudiant en médecine, puis prêtre, puis précepteur des enfants Durfort, professeur, et ensuite principal au collège de Sedan, il a été, successivement, durant la Révolution, adjoint au corps du Génie, chirurgien dans un hôpital, maître d'une pension au faubourg Saint-Marceau, secrétaire du conseil de l'École Polytechnique, professeur de géographie au Prytanée de Paris et, au moment où Rémusat le déterre pour le donner à Joséphine, il est professeur à l'École de Fontainebleau. Pour justifier un traitement de 4.200 francs, l'épouse du Premier Consul, a-t-il dit lui-même, me fit donner le titre de bibliothécaire sans aucune fonction, parce qu'elle ne voulait pas passer pour avoir besoin de l'instruction de l'enfance. Cette instruction, que l'abbé, prompt aux palinodies et fécond en dédicaces, qualifie d'enfantine à la Restauration lorsqu'il s'anime de zèle royaliste et religieux, n'est ni si simple à donner ni si facile à recevoir. Joséphine s'y applique avec un scrupule qui ne pardonne point une faute dans les levons à réciter. Un jour, qu'au ministre de Portugal, elle demande des nouvelles du Prince régnant, au lieu du Prince régent qu'elle voulait dire, elle est malheureuse à en pleurer. Elle n'a point tort : une grande part de l'espèce de popularité, de la considération au moins et des éloges qu'on lui accorde en Europe, tient à cette façon qu'elle a prise. On s'étonne qu'elle soit si bien au courant de tout, l'on s'en trouve flatté et l'on se retire satisfait ; l'on dit ensuite, et c'est vrai, qu'elle en sait plus que les princesses d'ancien régime ; et tout ce que les pointus trouvent à lui reprocher, comme un peu parvenu, c'est presque d'en trop savoir. Cela ne vaut-il pas mieux ?

Avant de sortir de son Appartement intérieur, Joséphine recevait encore la visite de son médecin : elle n'en avait point qui lui fût régulièrement attitré dans le Service de santé de l'Empereur, mais M. Leclerc en remplissait ordinairement les fonctions : c'était son intimité avec Corvisart qui l'avait fait désigner, plutôt que ses titres de docteur régent de la faculté de Paris, de médecin du Châtelet et de l'hôpital de Saint-Cyr, de professeur à la Faculté et de médecin en chef de Saint-Antoine. Au surplus, homme fort distingué, praticien remarquable et passionné pour son art. Lorsqu'il mourut, en janvier 1808, d'une piqûre anatomique, il eut pour successeur le docteur Horeau, élève de Corvisart, dont il a même rédigé des Leçons sur les maladies de cœur. Horeau ne quitta point l'Impératrice, l'assista dans sa dernière maladie et, plus tard, abandonnant la carrière médicale, devint sous-préfet de Pontoise.

Bien que Joséphine eût une santé de fer, qu'elle soutint la fatigue et les intempéries avec cette incroyable résistance qu'ont les femmes, elle se croyait toujours malade, sollicitait sans cesse des remèdes, abusait des purgations et parvenait à force de petits soins à déranger son économie. Lorsque Leclerc ou Horeau ne savaient plus comment refuser des médicaments inutiles, ils appelaient Corvisart qui arrivait à la consultation et, avec son sérieux souriant, ordonnait des pilules. Elles étaient de mie de pain, l'Impératrice s'en trouvait immédiatement soulagée et s'empressait de faire au Premier médecin quelque beau présent, comme cette tabatière d'écaille ornée d'un camée an tique d'Esculape qu'on voit au Musée de Cluny. Le pis qu'elle eût étaient des migraines, mais encore assez rares, étant donné son genre de vie, et point si violentes qu'elles l'arrêtassent lorsqu'elle avait quelque chose à faire avec l'Empereur.

 

Précisément à onze heures, car elle portait aux acte : de son existence extérieure une ponctuelle et rail exactitude, l'Impératrice, en cette toilette presque de dehors, sortait de son Appartement intérieur, tenant de sa main gantée un mouchoir de dentelles. Il n'y avait point de poches aux robes, et ce ne fut que vers 1812 qu'on reprit, des femmes du Directoire, l'usage des réticules, mais en les chargeant cette fois, selon le nouveau goût, d'orfèvrerie et de pierres au fermoir.

Accompagnée de la dame du Palais de jour, qui, le plus souvent, avait assisté à la fin de sa toilette, elle entrait dans le Salon jaune où l'on introduisait les femmes qu'elle avait fait inviter à déjeuner. Au moins depuis l'Empire, Napoléon déjeunait seul dans ses appartements, sur un guéridon volant et le plus rapidement possible. Joséphine, au contraire, avait gardé l'habitude de recevoir des femmes à déjeuner et, outre la Dame de service, outre la Dame qui logeait aux Tuileries, et souvent la Dame d'honneur, elle avait des personnes de la Cour, le plus souvent des femmes de grands officiers, de généraux, de ministres ou de conseillers d'État, mais parfois aussi des femmes qui n'étaient point du monde officiel — jamais d'étrangères, jamais qui que ce fût qui tînt aux diplomates accrédités près de l'Empereur ; bien entendu, jamais d'hommes.

Avertie par le préfet du Palais, l'Impératrice passait dans le Salon de service où la table était dressée. Le service était fait sous la direction de son maitre d'hôtel, Richaud, en habit de fantaisie, par les deux premiers valets de chambre Frère et Douville, le mamelouk et les valets de chambre d'appartement. Le menu, prévu pour dix personnes, comportait un potage, quatre hors-d'œuvre, deux relevés, six entrées, deux rôts, six entremets, six assiettes de dessert. On buvait du vin de Beaune et deux bouteilles de Bourgogne fin. Le café était servi à table ainsi que les liqueurs, dont on accordait une demi-bouteille. Joséphine, qui mangeait peu, faisait les honneurs avec une grâce charmante et presque d'un air d'égalité, provoquant les confidences, se faisant raconter les histoires en cours, les emmagasinant avec soin, car elle savait que rien ne plaisait mieux à l'Empereur que d'être instruit et que les cancans de la ville l'intéressaient fort. Entre femmes ainsi, quelle que fût la différence des rangs, on se surveillait moins, on se livrait davantage et, d'ailleurs, Joséphine excellait à poser les questions, à tirer profit des réponses et savait à miracle cet art de converser dont alors on faisait des poèmes en vers, mais qu'on pratiquait mieux encore en prose.

Parfois, l'Empereur descendait : s'il trouvait des personnes qui ne fussent point de la Cour, il faisait la moue et, aussitôt, l'Impératrice, se levant, passait avec lui dans l'Appartement intérieur. S'il n'y avait que les dames de service ou d'autres qu'il connût, i restait, s'installait, taquinait celle-ci ou celle-là, sans méchanceté, mais montrant qu'il en savait trop. Quelquefois, la plaisanterie se prolongeait, devenait embarrassante, puis cruelle ; mais, heureusement, ces interventions de Napoléon étaient rares.

 

Le déjeuner terminé, Joséphine rentre dans son salon, car le moindre tour dans le jardin des Tuileries est impossible. Ce sera seulement à la fin de 1810, lors de la grossesse de Marie-Louise, que l'Empereur fera réserver à son usage la Terrasse du bord de l'eau ; ce ne sera que l'année suivante, pour le Roi de Rome, qu'on creusera un souterrain pour y venir du Palais sans faire émeute. Jusque-là, tout exercice à pied est impossible à moins qu'on n'aille en voiture par la route de Saint-Germain ou grande route de l'Éperon de l'Empereur (avenues de la Grande-Armée et de Neuilly), chercher le Bois de Boulogne à la porte Maillot, ou que, par les bords de la. Seine, on ne gagne la Meute par Chaillot et Passy : nulle route plus directe ; et, une fois là, que faire dans ces allées dont deux seulement, la Route impériale et la Longue ailée, sont carrossables, qui toutes aboutissent à des ronds points sans perspective, et où la végétation est aussi médiocre que la vue ? De plus, le Bois, avec ses environs déserts, inhabités depuis l'Étoile, est fort peu sûr et lorsque, par grand hasard, Joséphine y va hors des jours de chasse, c'est accompagnée d'un écuyer, suivie d'une voiture de service et escortée de son piquet : un officier, un trompette et quatorze chasseurs.

Par intermittences, comme s'il avait besoin de s'entraîner ou que sa santé l'exige, l'Empereur, à des moments, est pris d'un zèle de chasse, et quoique Joséphine n'ait aucun goût de vénerie, qu'elle ait grand'peine à se retenir de pleurer à l'hallali, qu'elle ait des haut-le-cœur à la curée, et qu'elle ne trouve la chasse heureuse que si l'on a fait buisson creux, ou si elle a obtenu grâce pour la bête réfugiée sous sa voiture, pourtant, elle suit dans tous les petits environs, au Bois de Boulogne, à Marly, à Saint-Germain, à Versailles, et elle s'efforce de paraitre brave clans les mauvais chemins de forêt, de ne point crier, au moins quand l'Empereur est là, et de paraître prendre à la chasse un intérêt, lorsque même la promenade, ailleurs qu'en un parc, est une corvée pour elle.

Elle n'a donc nul regret à y renoncer et se cantonne dans son salon. Parfois, une partie de billard avec un chambellan qui s'ingénie à perdre ou, s'il n'y a que les gens de la maison, sur la harpe qui est là dans un coin, quelques frôlements légers qui font à peu près un air — toujours le même, car elle n'a point progressé en ce talent de musicienne que lui attribuait son père, à sa sortie du couvent de la Providence. Plus souvent, la tapisserie : elle a sa fournisseuse attitrée, Mlle Dubucquoi Lalouette, qui lui a persuadé que, la Reine faisant de la tapisserie et en faisant faire aux dames de sa cour, rien n'était mieux séant et que c'était même nécessité. C'est      Dubucquoi qui trace les dessins, échantillonne les canevas de façon qu'il n'y ait qu'à remplir, mais cela suffit fort bien à Joséphine. Ainsi croit-elle avoir tiré, point à point, le meuble du salon de Malmaison le meuble tout en soie blanche avec le double entrelacé en roses pompon, ainsi les rouleaux de tapisserie qui sont enfermés aux Atours : un meuble entier fond amarante, avec les Muses silhouettées en blanc ; un meuble entier fond cerise, avec figures antiques simulant le bronze, puis des morceaux et des bandes à l'infini : rose sur blanc, noir sur vert, des écrans, des tableaux en chenille, sans parler de toutes ces chaises montées et garnies qui meublent le Petit appartement de l'Empereur et que Napoléon réclamera pour son fils dans son testament de Sainte-Hélène.

De lectures, point. Elle est sans doute abonnée aux périodiques et aux grands ouvrages à gravures qu'on publie par souscription. Il lui en coûte de 1.800 à 2.000 francs par année ; surtout pour les livres de botanique aux belles images coloriées au pinceau, mais cela ne se lit point. Il faut qu'elle soit en voyage pour qu'il lui prenne idée de faire acheter pour une centaine de francs de volumes à lire. Sans doute elle dispose à Paris de la Bibliothèque du Louvre, elle a celle de 1Ialmaison, celles de tous les palais impériaux, mais qu'importe, puisqu'elle ne lit point, ne se fait point lire et que ses lectrices servent à tout autre chose ? A moins que ce ne soit un roman où elle croie trouver quelque allusion à sa position ou son avenir, elle ne regarde point l'imprimé, en a cette sorte de crainte si fréquente chez la femme, ce mépris surtout, comme d'une chose inutile et oiseuse, et cette impératrice, qui dépense un million par an pour sa toilette, lorsqu'elle veut lire une nouvelle qui coûte trente sols, se la fait prêter et se garde bien de l'acheter !

Non, rien, ni lecture, ni musique, ni promenades, mais de la conversation. Et, heureusement, presque aussitôt qu'elle est rentrée avec ses invités dans le Salon jaune, commencent à affluer dans le Premier salon les personnes à audience. Il en vient de toutes les sortes : gens des colonies que la révolte des nègres a ruinés et qui se sont découvert une alliance plus ou moins directe avec les Tascher ; gens de l'ancienne société qui, brusquement, par une illumination du ciel, se sont souvenus d'avoir rencontré une vicomtesse de Beauharnais qui, d'ailleurs, ne comptait point et, subitement, se sont épris pour cette dame d'une grande passion ; gens de la nouvelle société — de la Cour, s'entend — car, c'est pour les fidèles et les dévoués que l'étiquette réserve toutes ses sévérités et, si un ci-devant marquis est admis tout droit, avec femme et enfants, chez celle que, dix ans plus tard, il appellera l'Épouse du Tyran, un officier supérieur, commandant ou major, aura la plus grande peine à forcer les barrières, à moins qu'il ne porte un nom d'autrefois et que, à ses débuts, il n'ait pas fait le coup de fusil contre les sans-culottes. Finie l'intimité avec Charlotte Robespierre qu'on aimait assez jadis pour lui offrir son' portrait, mais dont le nom seul, à présent, est pour mettre en fuite les visiteuses de marque ; finie l'amitié avec Mme de Crény, avec Mme Mailly de Château-Renaud, avec Mine Hamelin, avec Mme de Carvoisin, avec Mme Hainguerlot, avec Mme Tallien : pour celle-ci, il a fallu l'expresse volonté de Napoléon, sévèrement manifestée ; longtemps, Joséphine a persisté à la recevoir le matin ; le matin même devenant dangereux, à lui donner des rendez-vous la nuit ; mais à l'époque du mariage avec M. de Caraman, l'Empereur a formellement exigé la rupture, terriblement même, moins à cause de la femme que du mari. Joséphine ainsi a effacé de sa vie la plus grande partie des liaisons qu'elle a formées durant la Révolution et comme, en fait, sauf quelques créoles, c'était là sa société exclusive, elle a dû, pour s'en former une nouvelle, se rejeter uniquement sur la famille de son premier mari et sur la sienne, sur quiconque est parent ou allié des Beauharnais ou des Tascher, fût-ce à des degrés incalculables. C'est surtout aux Beauharnais qu'elle s'est attachée, parce qu'ils sont plus connus, plus répandus, plus titrés et qu'ils lui servent de rabatteurs ; ce qu'elle a obtenu pour eux est incroyable, et, à moins de faits précis, ne se pourrait admettre.

Siège au Sénat pour l'ex-cousin, Claude de Beauharnais, avec sénatorerie, titre de comte, 24.000 francs de traitement sur la Cassette de l'Empereur, gratifications qui vont à 100.000 francs d'un coup ; place de dame d'honneur chez la princesse Caroline pour sa seconde femme, Mme Fortin-Duplessis, et, pour sa fille du premier lit, Stéphanie, l'adoption impériale et un trône en Allemagne.

A la mère de ce Claude, la Fanny, pension de 24.000 francs sur la Cassette de Napoléon et gratifications annuelles de 10.000 francs à chaque coup.

Claude a épousé en premières noces une Lezay-Marnézia ; au frère de celle-ci, Adrien Lezay, la légation de Salzbourg, la préfecture du Bas-Rhin, un traitement, en 1806 et 1807, de 5.000 francs par mois sur la Cassette et des gratifications à l'infini.

Claude a une sœur : Mme de Barral. Son mari sera préfet, baron, donataire, général de brigade ; son oncle, ancien évêque de Troyes, aura une pension de 3.000 francs sur la Cassette ; son beau-frère sera évêque de Meaux, premier aumônier de la princesse Caroline, archevêque de Tours, sénateur, comte de l'Empire, premier aumônier de l'Impératrice ; un autre beau-frère sera chambellan du roi de Westphalie avec sa femme dame de la princesse Pauline ; un autre, premier président de la cour de Grenoble après avoir été député au Corps Législatif.

Alexandre de Beauharnais avait un frère, le féal Beauharnais, député de la noblesse de Paris aux États Généraux, colonel aide-major à l'armée de Condé, le plus intransigeant des royalistes : dès 1801, Joséphine veut le faire nommer général au service d'Espagne ; elle le fait rentrer en 1802, on lui rend ses biens et on le nomme ministre en Étrurie, puis ambassadeur en Espagne. Il y fait sottise sur sottise ; il faut que Napoléon le rappelle et, après, qu'il paye ses dettes. Rien à faire avec la famille de ce Beauharnais : sa première femme, née Beauharnais, a divorcé et a épousé un nègre ; lui-même s'est remarié à une chanoinesse de l'ordre de Lobeck en Lusace, Mlle de Cohausen, qu'il a connue en émigration et qui vraiment est trop germanique. Joséphine a recueilli sa fille du premier lit et l'a un peu contrainte à épouser un aide de camp du général Bonaparte ; on la fera dame d'atours, mais par grâce spéciale : ce Lavallette n'est qu'un bourgeois.

La mère de François et d'Alexandre était, de son nom, Pyvart de Chastulé, famille éteinte en mâles, mais dont il reste la plus précieuse des filles, car elle a épousé un cadet La Rochefoucauld : on lui fera une fortune que jamais, sous les rois légitimes, elle n'eût pu rêver.

La tante Fanny est, de son nom, une Mouchard et a une sœur qui a épousé un sien cousin, Mouchard de Chaban, officier aux Gardes ; de là, un fils, qui sera préfet, conseiller d'État, intendant des finances des départements hanséatiques.

Avec les Tascher, même chose ; mais, pour certains au moins, ce peut être convenance ou même tendresse : ainsi, sa mère, à qui elle fait assurer un traitement de 100.000 francs par année et qui tire sur l'Empereur à traite perdue ; ainsi, son oncle Tascher, qu'elle fait venir des Îles après ses six enfants, qu'elle installe dans l'hôtel de la rue de la Victoire, qu'elle cravate de la Légion, dont elle paye les dettes, dont elle adopte fils et fille pour leur faire faire des mariages souverains ; ainsi, les Sanois, ses cousins germains, sa mère étant Desvergers de Sanois ; ainsi les Audiffrédi, aussi cousins ; ainsi, une vieille demoiselle Tascher, de Bordeaux, une autre, ci-devant religieuse ; même cette Mme de Copous del Llor, qui est née Desvergers de Maupertuis et à qui Bonaparte assure 6.000 francs de pension pour être la renseigneuse des correspondants de d'Antraigues. Cela ne tire pas plus à conséquence que les secours à Mme Tilden, à Mme Tully née Tartanson et, sauf dans les mariages Tascher où elle vise au grand, Joséphine ne fait là pour ses parents que ce qui est légitime en sa position ; elle ne prétend point qu'il en sorte, pour elle-linéale, aucun avantage. C'est déjà mieux avec Moreau de Saint-Méry qu'elle a fait conseiller d'État et administrateur général de Parme, avec M. Périer de Trémemont à qui elle a procuré un siège à la Cour des comptes ; mais le beau, c'est la découverte, à Bordeaux, de M. Lafaurie de Monbadon, dont la tante a été — comme marquise de Durfort — dame d'atours de Mesdames et qui lui-même, sous le nom de comte de Montcassin, a été colonel d'Auvergne-infanterie, parenté lointaine sans doute et bien douteuse, mais, enfin, Mme Lafaurie, née Chaperon de Terrefort, prouve, par sa mère, née de Gaigneron des Vallons, une sorte de parenté avec les Desvergers : c'est assez pour que M. Lafaurie soit, en 1805, maire de Bordeaux ; en 1808, gouverneur du Palais impérial ; en 1809, sénateur et comte de l'Empire. Il y a mieux encore : parce qu'il porte le même nom qu'elle, Joséphine va chercher, aux environs d'Orléans, pour en faire un sénateur et un comte de l'Empire, un M. Tascher qui s'est retiré capitaine au régiment de Dragons-Penthièvre et qui, tout juste, est son cousin au vingt et unième degré !

Tout cela ne s'est point fait sans sollicitations et sans intrigues, sans recommandations, sans audiences, sans conversations. Encore, n'est-ce là que ce que le hasard des recherches a fait retrouver, une part sans doute            des grâces faites à ces parentés. Qu'on juge, d'après les faveurs obtenues seulement pour ces deux familles — Beauharnais et Tascher — quel travail Joséphine a dû accomplir, à quel point elle a dû être importunée et importuner à son tour, ce qu'il a pu passer par le Salon jaune de figures diverses, toutes plissées en prière, toutes contraintes en physionomie doucereuse et hypocrite, toutes agitées par l'ambition, toutes convulsées par le désir.

Les grandes grâces, celles où la vie est en jeu, sont rares à demander et à obtenir. Ce n'est point tous les jours, par bonheur, que Joséphine a à recevoir des Mme de Polignac et, pour emporter une tête, à forcer trois fois la porte du cabinet de Napoléon. Mais les petites grâces, celles où il s'agit d'une place, d'un titre, d'une pension ou d'une aumône, c'est le courant de l'existence, c'est, de midi à cinq heures, la raison d'être de Joséphine. Dès 1792, M. de Beauharnais étant simple maréchal de camp et elle séparée de lui, elle recommandait. Elle recommandait durant la Terreur et mal lui en prit. Elle recommandait sous le Directoire et cela, dit-on, lui rapporta quelquefois. A partir du Dix-huit brumaire, c'est devenu une folie. De ses lettres de recommandation connues, sorties, mises au jour, on ferait des volumes. Dans les archives des ministères, impossible de remuer un dossier de personnel sans en faire tomber une lettre où Joséphine recommande. Qu'est-ce encore, ces lettres demeurées, près des paroles envolées ? Chaque fois qu'un ministre vient lui faire sa cour, elle lui parle d'un protégé et lui glisse un mémoire avec une pétition. A la Guerre, cela prenait avec Berthier, cela ne prit point avec Carnot ; il s'en alla tout droit trouver le Premier Consul, son portefeuille rempli de ces lettres de Mme Bonaparte : Que voulez-vous que je fasse de cela ? demanda-t-il. Conservez ces lettres comme documents, lui répondit Bonaparte, et dites aux gens qui voudraient s'en faire un titre auprès de vous que je vous ai prié de ne donner aucune place aux intrigants. Et Joséphine lui dit après : Mon cher monsieur Carnot, n'ayez aucun égard à mes recommandations et à mes apostilles ; on me les enlève à force d'importunités et je les donne à tout le monde sans conséquence.

Pour un Carnot qui se rencontre et qui, marchant droit à l'obstacle, le voit tel qu'il est, de pure apparence, combien, plus faciles à intimider, moins résolus et plus serviles, lâchent la bride, donnent un tour de faveur, prennent des lunettes spéciales pour regarder un dossier, ne s'aperçoivent point que, dans les pièces remises, manque celle qu'il faudrait ; combien, croyant se faire bien venir et s'attirer des sourires, emplissent leur administration de personnages douteux, fripons les uns, traîtres les autres, de ceux qui, comme Vitrolles et Barruel-Beauvert, pour ne citer que les célèbres, se sont fait une gloire de leur infamie. Car Joséphine ne s'informe point, ne discute point, il suffit qu'on soit introduit, qu'on ait un nom, qu'on se présente en gens du monde, qu'on ait un air de l'ancienne cour. Cela leur fait tant de plaisir et lui donne si peu de peine. Bien mieux ! Elle en arrive à recommander des personnes dont elle ne sait point même le nom. Le porteur est un citoyen recommandable... Je n'ai que le temps de vous recommander le porteur. Il y a cent lettres de ce genre.

D'abord, elle vise à tout, même dans l'armée et les Relations extérieures ; mais, assez vite, elle s'aperçoit qu'il n'y a rien à gagner de ces côtés et que les places militaires et politiques sont sévèrement réservées par Bonaparte : elle se rejette alors sur les sièges de députés, sur les sous-préfectures, surtout sur les places de finances, celles qui ne demandent pas d'apprentissage spécial. Elle a, aux Droits réunis, un complaisant fidèle, Français (de Nantes) qui lui prend la plupart de ses protégés : elle en case d'antres aux Forêts, aux Douanes, aux Contributions directes, aux Haras, aux Poids e Mesures, aux Salines, aux Tabacs ; mais, ce qui l'attire surtout, ce sont les Recettes des finances ; elle a des candidats par centaines et, d'avance, elle s'ingénie à obtenir de l'Empereur la promesse de la troisième, de la quatrième vacance. Parfois, elle se trouve en concurrence avec des princesses de la Famille, même avec sa propre fille, et ce sont alors des combinaisons, des marchés, des échanges. Point de direction qu'elle ne connaisse, point de régie qu'elle ne sache, ou du moins on les découvre pour elle et elle s'empresse. Sans délite, sa bonne volonté est courte et sa mémoire a besoin d'être rafraîchie ; mais les anecdotes que l'on conte à ce sujet ne sont-elles point la plupart, inventées pour justifier l'ingratitude ? Nul doute qu'elle ne soit singulièrement obligeante et portée à rendre service ; nul doute aussi qu'elle ne préfère tirer des lettres de change sur l'État ou sur la Cassette de l'Empereur à ouvrir sa propre bourse réservée pour ses fantaisies. N'a-t-elle point raison ? Sa réputation de bienfaisante personne n'en est-elle pas comme augmentée ? et n'a-t-elle point ainsi tout l'agrément de recevoir les gens, de les renvoyer satisfaits, de s'attirer même quelques bénédictions au moins momentanées, sans qu'il lui en coûte autre chose que des mots, du papier et un peu d'encre ?

A ces causeries, à ces visites, à ces audiences, à ces lettres, s'usent les heures. Arrive le moment de la toilette du soir, et c'est assez tôt, car le dîner est marqué pour six heures. L'Impératrice repasse donc dans ses appartements, mais, avant, parfois, avec quelques femmes de son intimité, elle a pris le thé pour lequel l'Office prépare chaque jour cinq entremets pour la joie des enfants qu'il est de mode d'amener et qui, toujours, s'en vont avec quelque joli présent.

A la toilette, les choses se répètent comme le matin ; Joséphine change de tout linge, mais, quand arrive la coiffure, le plus souvent, au lieu d'Herbault, c'est Duplan. Il la coiffe en cheveux, avec des perles, des pierres précieuses, des fleurs artificielles, souvent avec des morceaux de crêpe, de tulle, de mousseline, de velours ou de cachemire, brodés en or ou en argent. Puis, les femmes de garde-robe apportent, dans de grandes corbeilles, les robes à choisir : il est rare que Joséphine mette deux fois la même, mais toutes sont très décolletées et, même pour les tout petits jours, singulièrement élégantes. On s'y perd, dans ces robes ; il en est de toutes les couleurs, de toutes les formes, de toutes les étoffes, gaze, velours, satin, blonde, crêpe, crépon de Barèges, tulle, peluche, cent trente robes du soir en une seule année, sans compter les tuniques et en dehors des grands habits qui sont pour les cérémonies, les cercles, les spectacles et les bals. Et si l'on regarde les robes voltigeantes, ccs tulles brodés d'argent ou d'or, garnis d'Angleterre, de dentelle d'argent, relevés de toutes les nuances, ces blondes brochées de soie claire, liserées d'argent, brodées d'or, ces gazes aux raies de tous les tons vifs, aux lames de tous les métaux, bien mieux, ces robes, toutes d'Angleterre, ou de point, ou de Malines, ou de Valenciennes, toutes collantes au corps, moulées aux formes, mais estompant leur ligne d'un clair nuage ou comme de halos colorés ; si l'on passe après aux robes de satin et de velours qui donnent la note grave dans ce concert d'élégance, robes de richesse et de poids, garnies de franges de perles, de blonde chenillée, d'hermine ou de martre, brodées des soies de tous les tons, d'argent, d'or et de pierres de couleur, alors tout papillote aux yeux, tout se brouille en l'esprit et il est impossible d'en rendre compte. D'ailleurs, fixe-t-on l'élégance de la femme et, par des mots, dessine-t-on cette chose, précise pourtant, qu'est le patron d'une robe ? Donne-t-on l'idée du particulier et du rare qui en fait le chef-d'œuvre d'un artiste ? Entre-t-on assez dans le détail des choses pour faire reconnaître ici la main d'un Leroy, là, celle d'une regrattière quelconque ? Bien plus encore que la notion des êtres, celle des vêtements qui les habille, est fugitive et incertaine et, à la distance d'un siècle, il est impossible de préciser l'abîme qui sépare deux robes d'étoffe semblable, de forme pareille, d'ornements presque identiques, dont une est d'impératrice et l'autre de boutiquière endimanchée, dont une vaut 200 louis et l'autre 200 francs.

Napoléon tenait à ce que le soir, Joséphine fût très habillée et le fût à son goût. Il avait la prétention de s'y connaître et critiquait sévèrement tout  ce qui n'était point de la plus parfaite et de la plus nouvelle élégance. Il y portait une idée de gouvernement, voulant qu'on fît, en employant le velours et la soie, gagner de l'argent à sa bonne ville de Lyon : aussi, depuis le Consulat, n'admettait-il plus, pour le soir, les mousselines de l'Inde et les étoffes étrangères et, par ce simple fait, était-il arrivé, dès 1806, à faire remonter l'exportation des soies ouvrées de Lyon à 500.000 kilogrammes, celle des velours de soie, seule, à plus de 21.000 kilogrammes. Il se guidait, pour ses goûts de toilette, sur l'intérêt des manufactures de Saint-Quentin, de Caen, de Chantilly, et, par le luxe dont sa femme donnait l'exemple, par le renom qu'avaient repris en Europe les modes françaises, l'exportation en avait, sur 1788, quadruplé en 1806, de 650.000 francs était montée à 2 millions et demi.

Pour surveiller cela, pour distraire son esprit, pour donner un agréable spectacle à ses yeux, parfois il descendait chez sa femme, à l'heure de la toilette du soir. Et alors, s'il était de bonne humeur, il s'amusait à poser des questions aux femmes de chambre : Qu'est-ce que c'est que cela ? — Je n'ai pas encore vu cela ? — A quoi cela sert-il ? — Combien cela coûte-t-il ?

Il donnait une tape à celle-ci, pinçait la joue ou l'oreille à celle-là et, sans égard pour la majesté de l'Impératrice, la traitait de même, lui appliquant, en jouant, des claques sur les épaules. Finis donc, Bonaparte, finis donc ! disait-elle de sa voix lassée et chantante ; mais il continuait, car il n'avait point de mesure, et parfois, sans y penser, faisait mal. Il avait toujours aimé les jeux de mains, comme il arrive à ceux à qui l'on ne rend point les coups et dont un pinçon s'affiche comme une marque de faveur. Plus il était d'humeur joyeuse, plus il se plaisait à ce divertissement et moins il comprenait qu'on s'en fâchât.

Toutefois, s'il arrivait qu'on ne le supportât point, on perdait en familiarité, mais on n'était pas moins bien vu.

Là même, à la toilette de sa femme, Napoléon trouvait à exercer les facultés maîtresses de son esprit : faculté d'analyse qui le portait à se rendre compte de tout, faculté d'ordre qui l'amenait à remarquer l'insignifiante présence de telle ou telle femme de chambre, à s'enquérir des tours de service et des attributions particulières ; puis, la gaminerie reprenant, il bouleversait les écrins et emmêlait les parures. Une apparition en coup de vent, d'ailleurs — à moins qu'il ne se trouvât dans un jour de détente, ces jours où, inoccupé, oisif, impuissant en apparence à triompher du labeur, il donnait comme congé à son esprit, laissant ses desseins mûrir eux seuls par le travail obscur, presque inconscient de son cerveau. À moins de cela, une entrée rapide, des mots brefs jetés, des questions posées, un remue-ménage hâtif et une fuite è nouveau par l'escalier noir.

L'Impératrice terminait sa toilette : comme elle n'aimait point les bijoux pour les enfermer, mais pour en jouir et s'en parer, elle en mettait de très beaux et en nombre. Peu de bracelets pourtant, mais des bagues, des colliers, des boucles d'oreilles, des ceintures, souvent assorties aux pierres qui la coiffaient.

Les éventails étaient peu d'usage, et ceux dont elle se servait, très rarement d'ailleurs — on n'en trouve que huit dans sa garde-robe en 1809 — étaient tout petits, sans valeur ni goût d'art, fournis par les parfumeurs : de ces minuscules éventails en gaze, brodés en paillettes d'or, d'argent ou d'acier, montés sur des flèches de nacre de perle ou d'écaille pailletée, purs objets de mode. C'est fini, même pour les éventails les plus riches, ceux dont la monture est couverte de diamants et de pierres précieuses, des feuilles miniaturées ; le dernier des éventails d'artiste semble être celui offert à en' Bonaparte vers 1800, qu'avaient dessiné Chaudet, Percier et Fontaine. Combien loin des éventails de Boucher !

A défaut de l'éventail, dont elle se sert peu, Joséphine a le schall. Il est étroit pour le soir, presque en écharpe, léger et fin à passer dans une bague, et c'est un jeu, plus délicat sans doute que celui de l'éventail, autrement voluptueux et significatif, celui de ce schall que l'on porte sur un bras, qu'on remonte aux épaules, qu'on en laisse glisser jusqu'à la taille, ce schall tout mince, tout vaporeux, tout fluide en son tissu de rêve, qui obéit comme à la pensée et qui, étroitement lié au corps, en subit toutes les impressions, en traduit toutes les sensations, en trahit tous les désirs.

La toilette achevée, parachevée, Joséphine attend que le préfet du Palais vienne lui annoncer que le dîner est servi et que l'Empereur est prêt à passer à table. Elle attend une heure, deux heures, parfois trois ou quatre. Il arrive que l'Empereur oublie qu'il n'a point dîné et que, brusquement, à onze heures, il entre chez l'Impératrice, disant : Allons nous coucher ! et il faut qu'on lui rappelle qu'il n'a point mangé. Joséphine ne s'impatiente point, ne monte pas chez son mari, respecte son travail. Ce qui est de la nourriture compte peu ou point pour elle : non seulement elle n'est point gourmande, ni même friande, mais elle n'a pour ainsi dire pas de besoins. De fait, elle a eu un repas sérieux, le déjeuner, puis elle a pris le thé, et cela suffit dans cette vie sans nul exercice.

Elle reste donc là à causer avec ses dames jusqu'au moment où elles passent dîner à la table du Grand maréchal ou à celle de la Dame d'honneur, s'installe à des patiences qui sont le grand moyen qu'on a trouvé pour user le temps, ou bien fait venir, pour parler, quelqu'une des femmes de la petite intimité ; mais, le plus souvent, elle rêve aux moyens d'écarter cette menace du divorce constamment suspendue sur sa tête et dont l'approche inéluctable amène, depuis 1807, presque à chaque séjour de l'Empereur en France, une crise violente.

Lorsque, à la fin, Napoléon se souvient du dîner, le préfet du Palais avertit Joséphine et elle se rend dans le salon où la table a été dressée. C'est, soit au premier étage, dans un des salons de l'Empereur, soit chez elle, dans le premier salon de ses Appartements. Les couvreurs de table ont disposé le couvert selon les règles d'étiquette et, selon que c'est chez l'Impératrice ou chez l'Empereur, c'est le maître d'hôtel de celui-ci ou de celle-là qui sert. Les pages présentent les assiettes qu'ils reçoivent des valets de chambre d'appartement, lesquels les tiennent du maître d'hôtel. Le repas — potage, bœuf, un relevé, un flanc, quatre entrées, deux rôts, deux entremets, deux salades est servi sur la table ; on ne relève que pour le dessert : en quinze minutes, vingt au plus, tout est fini.

A Paris, l'Empereur et l'Impératrice dînaient toujours tète à tête, hormis le dimanche où les princes et princesses participaient au dîner de famille. A partir de 1806, ce dîner de famille devint presque un mythe, car la plupart des princes étaient hors de France, mais le principe subsistait et, s'ils revenaient à Paris, ils reprenaient leurs places. A Saint-Cloud, les princes et les princesses, sur invitation spéciale, les ministres, après un travail avec l'Empereur, parfois quelques grands officiers de l'Empire ou quelques femmes étaient admis à la table impériale. Il en était de même à l'Élysée considéré comme résidence de campagne ; mais, si cela faisait quelque diversion, si l'étiquette était un peu moins sévère, les choses se passaient à peu près de même. L'Empereur, au lieu de poser des questions au préfet du Palais, en posait aux invités ; mais il était égal, pour Joséphine, que ce fût le bibliothécaire, le préfet, un aide de camp, un officier d'ordonnance ou bien un ministre : car le travail, en fait, continuait et l'Impératrice n'avait rien à y voir.

Le dîner terminé, elle rentrait avec l'Empereur dans le salon où elle lui servait elle-même le café, et, à moins qu'on n'allât à l'un des quatre théâtres impériaux, qu'il n'y eût cercle, bal, concert ou spectacle au Palais, ce qui arrivait au plus deux fois la semaine, la soirée, fort courte d'ailleurs, se passait en tout petit comité. L'Empereur faisait appeler les officiers et les dames de service ; il arrivait, pour faire leur cour, quelques personnages qui avaient obtenu les entrées : grands dignitaires, grands officiers de la Couronne ou de l'Empire, sénateurs tout à fait en faveur et dans les bonnes grâces de l'Empereur. Après avoir dit quelques mots aux uns et aux, autres, le plus souvent, Napoléon remontait travailler et, tous les hommes debout, les femmes parfois installées, par contenance, à une table de loto, l'Impératrice prenait une tapisserie où elle semblait travailler en suivant une vague conversation, ou bien, avec un grand dignitaire ou un de ses chambellans, elle faisait une partie de trictrac. Elle y jouait bien et très vite, en savais tout l'étrange vocabulaire et se plaisait, en le parlant, à embarrasser son adversaire. Aussi bien, tout jeu lui était bon et, aux cartes, elle excellait aussi, comme il arrive aux hasardeuses et aux inoccupées : elle aimait donc fort le whist et eût sans doute encore préféré des jeux moins savants, mais ils n'étaient point de mise.

Elle n'avait guère le temps, au surplus, de jouir de sa distraction favorite : on venait l'avertir que l'Empereur la demandait et elle quittait tout. Souvent, quand il était couché, il lui demandait de lui lire quelque roman, car il aimait le bercement de cette voix chantante aux claires notes argentines, il était singulièrement sensible à cette joliesse de voix, seul agrément que sa femme eût presque gardé tel qu'autrefois et, à l'écouter, tout le passé d'amour remontait à son souvenir et amollissait son cœur.

Endormi, elle redescendait, et comme elle aimait se coucher tard, quelque temps, elle avait essayé de retenir ses dames et quelques hommes de la Cour en faisant servir du thé, mais cela avait déplu à l'Empereur. Elle se contentait à présent de reprendre et d'allonger le plus qu'elle pouvait sa partie de trictrac et, avant minuit, tout le monde était retiré.

C'était alors la toilette de nuit, fort longue, car elle y mettait autant de coquetterie qu'à sa toilette de jour. Elle y était aussi élégante, a dit l'Empereur, et elle avait de la grâce, même en se couchant.

 

Cette vie que Joséphine mène à Paris, l'Empereur présent, n'est presque point plus distraite s'il est absent. L'étiquette est la même et la surveillance exercée est continue. Si l'Impératrice s'avise d'aller en loge grillée, accompagnée pourtant de son service, rire à quelque petit théâtre, tout de suite, fût-ce des confins de la Russie, une réprimande arrive. Il ne faut pas aller en petite loge aux petits spectacles. Cela ne convient pas à votre rang. Vous ne devez aller qu'aux quatre grands théâtres et toujours en grande loge. S'émancipe-t-elle dans ses réceptions : Je désire que tu ne dînes jamais qu'avec des personnes qui ont dîné avec moi, que la liste soit la même pour les cercles, que tu n'admettes jamais la Malmaison, dans ton intimité, des ambassadeurs étrangers. Et toujours ce refrain : Vivez comme vous le faisiez quand j'étais à Paris et Si tu faisais différemment, tu me déplairais. Or, Joséphine n'ignore point que, chaque jour, de ses entours d'abord, du Palais même et du ministère de la Police, Napoléon est minutieusement averti de ce qu'elle fait, des visites, des promenades, des spectacles, des moindres et des plus insignifiants détails de son existence quotidienne. Si elle manquait, dans ses lettres, de parler de quelqu'un qu'elle a reçu ou de quelque chose qu'elle a fait, dit, ou même entendu dire, le rappel à l'ordre suivrait à coup sûr. Elle ne bouge donc point sans avoir demandé et reçu les permissions et, à Paris au moins, elle mène presque exactement la même existence que si, subitement, Napoléon, comme il le lui écrit souvent, comme il le fait parfois, devait venir tomber dans sa vie : elle n'a point tort ; une seule fois, en 1809, et non par sa faute, elle ne se trouve point à Fontainebleau au moment précis où l'Empereur arrive, et ce retard n'est point sans servir de quelque prétexte à la définitive résolution du divorce.

Ainsi passent les jours dans ce loisir inoccupé de harem où la femme, tout entière soumise au maître et à ses désirs, semble toute courbée, plus par terreur que par amour, à lui plaire et à le servir. Vie de sultane favorite comme la mène, à l'autre bout de l'Europe, la cousine de Joséphine, Mlle de Rivery qui, prise par des pirates à son retour de France, a été, selon la légende, envoyée en présent au Grand seigneur par le Dey d'Alger et en a eu un fils, ce Mourad II qui monta au trône en 1808. Sans cesse, la crainte de la répudiation ou de l'abandon, la torture ou l'inquiétude de la jalousie ; dans le palais clos, fermé, gardé, les longues parures, les achats de bijoux et d'étoffes qu'apportent les marchands, les visites de femmes ; puis, les doigts occupés vaguement à tracer quelque dessin d'aiguille ou à remuer des pierres précieuses ; les jeux d'adresse ou de hasard, la recherche des sorts et le devinement de l'avenir, l'attente constante du bon plaisir du maître, qu'est-ce, sinon la vie que mènent aux rives du Bosphore les odalisques, dans leur oisiveté opulente et craintive ? Il manque à Joséphine le narghileh et les sorbets à la rose, mais elle a d'autres plaisirs.