MADAME BONAPARTE - 1796-1804

 

IX. — SAINT-CLOUD.

 

 

Joséphine n'avait point agréé tout de suite l'tonnante fortune qui venait l'arracher à sa vie bourgeoise, elle y avait .résisté avec une énergie que justifiaient ses craintes. Si Bonaparte recevait un pouvoir viager, n'arriverait-il pas très vite à le souhaiter héréditaire et comme il ne pouvait en jouir pleinement sans enfants, ne serait-il pas naturellement poussé à un divorce et à une nouvelle union ? Elle pouvait penser que ces projets étaient nuisibles à son mari, puisqu'ils l'étaient assurément à elle-même, mais comment lutter contre l'avenir ? En dehors de cette radieuse et terrible entité, elle avait contre elle Lucien, Joseph, Rœderer, Regnaud de Saint-Jean d'Angély, Fontanes, combien d'autres ; mais Lucien était seul redoutable : Il portait à ce qu'il voulait faire exécuter par son frère une conviction personnelle et il pensait bien que si Napoléon avait le présent, il aurait l'avenir. Encore avait-il déjà des mots de prince du sang. Comme Joséphine lui demandait pourquoi il n'était pas venu dîner le lundi précédent : Parce qu'il n'y avait pas de place marquée pour moi, répondit-il. Les frères du Premier Consul doivent avoir les premières places après lui. Impossible de poser plus franchement sa candidature.

Du côté de Bonaparte, Joséphine ne trouvait qu'un très médiocre appui. Qu'elle file et tricote, disait-il. Mais sa vie n'était point montée pour cela. Il lui fallait du monde, des distractions, une vie 'occupée, au moins par des achats et des fantaisies. Or, ce n'étaient plus ses fantaisies, mais celles de Bonaparte qui la régissaient. A des heures sinistres du matin, il fallait. qu'elle fit prête, disposée et gaie, pour aller où il plaisait au Consul, et de même le soir. On revient du Jardin des plantes, mais revient-on de Malmaison, et quand on a affaire à Paris n'est-ce pas abominable ? Bonaparte, écrit-elle à Mme de Crény, a décidé à sept heures du soir qu'on irait coucher à Malmaison, ce qui a été exécuté à l'instant. Me voici, ma chère petite, confinée à la campagne pour je ne sais quel temps, j'en suis triste à en mourir : Malmaison qui avait tant d'attraits pour moi n'est à mes yeux cette année qu'un endroit désert et ennuyeux. Et en voici la raison, une raison qu'elle seule et son amie et quelqu'un d'autre sans doute, auraient pu expliquer. Je suis partie hier si précipitamment que je n'ai pas eu le temps de rien faire dire au jardinier qui m'avait promis des fleurs. Comme je veux absolument lui écrire faites-moi dire ce qu'il faut que je lui mande. J'ignore ce dont vous êtes convenue avec lui ; je désire surtout lui témoigner mon chagrin, attendu, ma chère petite, qu'il est bien réel.

Qu'est-ce que ce jardinier mystérieux et quelles excuses ne doit-on pas à un tel personnage ? En vérité, c'est bien ici le galant jardinier, et quand Joséphine assure ensuite Mme de Crény qu'elle tient toujours cinquante louis à sa disposition, n'est-il point permis de se demander quels services elle rémunère ainsi, chez la plus fidèle et la plus dévouée des amies ? Sans doute est-ce l'unique occasion où l'on puisse former un soupçon, mais, s'il est sérieux, quel singulier déguisement elle adopte ; et s'il n'est point fondé, quel étrange mystère ?

Au milieu des cérémonies presque quotidiennes, elle passe le printemps entre Paris et Malmaison. Mais ni à Paris, ni à Malmaison, car elle est constamment sur la route. Et pourtant, de combien de choses on pourrait s'amuser si on était de loisir ! Il y a l'ambassadeur turc, son excellence Ghalis effendi, bach mouhassedé, fait la joie des Parisiennes auxquelles il offre des schahs, des pastilles d'ambre, des parfums, des curiosités orientales dont il a apporté des milliers de caisses : cet ambassadeur turc prête, dans cette époque sérieuse, une nuance de gaieté exotique, qui n'est pas sans influence sur les modes, et qui subsiste dans l'opérette. Il est, dans cette petite cour où l'on entend être solennel, moins folâtre que son prédécesseur du temps du Directoire, mais les objets dont il dispose sont autrement riches et l'on parle couramment de schalls estimés plus de 6.000 florins.

Bonaparte interrompt ces trains de fêtes pour aller à Plombières : Corvisart a prétendu qu'elle y trouverait des eaux souveraines, qui lui rendraient un éclat de jeunesse et fourniraient au Premier Consul l'espoir d'une postérité. En fait, elle n'est point si âgée qu'elle doive y renoncer, mais ses quarante ans sonnés ne sont pas à mettre en oubli, non plus que ses origines créoles et l'existence qu'elle a menée. Elle essaie bien de rejeter la faute sur Bonaparte qui n'est pas sans en être frappé, car elle a pour elle sa fille et son fils. Elle entend pourtant prendre toutes les précautions et s'assurer toutes les chances. Aussi, c'est une cure sérieuse qu'elle entreprend. Elle voyage, sans qui que ce soit de la famille, escortée par un détachement de carabiniers et par la gendarmerie nationale, et son train est de trois voitures. On lui rend, à son passage, des honneurs souverains à Nancy on son petit parent Mgr d'Osmond est évêque ; elle apprend que son installation ne s'est faite qu'après beaucoup de difficultés et avec d'étranges manques d'égards ; alors, au dîner, à la préfecture, où l'on a donné à l'évêque une place inférieure, elle fait semblant de ne pas le voir, le réclame à haute voix, le fait asseoir près d'elle, le comble d'égards. Plus tard elle saura s'indigner lorsque la mairie enverra à Mgr d'Osmond un billet de garde. Mais elle dit vrai lorsqu'elle écrit à sa fille, dès sou arrivée à Plombières : Je sens que je n'étais pas née pour tant de grandeur et que je serais plus heureuse dans la retraite environnée des objets de mon affection. Les objets de son affection — et les objets de mode ; ainsi fait-elle venir avec un passeport militaire signé de Duroc le citoyen Herbault qui vient lui montrer toutes sortes de jolis chapeaux et qui circule en qualité d'attaché au service de Mme Bonaparte. Elle reçoit du Premier Consul des lettres très tendres. Je t'aime comme le premier jour parce que tu es bonne et aimable par-dessus tout et il termine : Mille choses aimables et un baiser d'amour. Il est à Malmaison où l'aimable fille Hortense fait à merveille les honneurs et monte le Barbier de Séville. Rien n'est plus joli et lorsque Bonaparte dit qu'elle a joué Rosine avec son intelligence ordinaire n'est-ce pas le plus grand des éloges ? Mais à propos de ce Malmaison qu'elle aime si fort et auquel elle s'est attachée comme à son destin, n'y a-t-il pas, ans une des lettres du Consul, une indication qui doit lui faire peur. Oh ! ce n'est qu'un mot dans cette lettre du 8 messidor an X où il se réjouit des nouvelles qu'elle a données de sa santé et qu'il a soumises à Corvisart : il dit : J'ai été voir hier la manufacture de Sèvres et Saint-Cloud.

Saint-Cloud ! C'est le palais, adieu Malmaison ! On y pourra venir mais en passant, et l'on y deviendra étranger. Et que sera-ce de ce palais de Saint-Cloud ? Ce fut presque avec des formes de colère que, en l'an VIII, le Premier Consul rejeta la pétition que lui présentèrent les habitants pour qu'il rendit à leur village, par sa résidence, l'éclat des jours anciens. La première idée de s'y installer remonte au 18 fructidor an IX (5 août 1801) où, dans une promenade sur les coteaux, Berthier l'y engagea très vivement. Il énumérait les avantages à l'infini qui, lui faisaient préférer Saint-Cloud à Malmaison. Et le premier était qu'à son dire, avec 25.000 francs, la maison pouvait être rendue habitable. Fontaine et Percier furent appelés. Leur premier devis s'éleva à 200.000 francs. Mais le Premier Consul n'en a accordé que 600.000 dont 300.000 pour le château. Il a doublé ; accepté le chiffre des architectes, qui, après vérification, ont demandé 2.847.000 francs. Il faut encore trois millions pour qu'on s'installe et ce n'est pas un architecte qui le dit, c'est Duroc. Encore le mobilier atteindra-t-il un chiffre tout à fait surprenant ; car ce n'est ni un architecte ni un tapissier qui le commande, c'est Fischer, qui fait fonction d'intendant du Premier Consul.

Joséphine achève pourtant sa saison d'eaux. La cousine de son mari, Mme Alexandre de La Rochefoucauld qui est née Pivart de Chastullé, est venue la passer avec elle. Mme de La Rochefoucauld sait ce qu'elle fait : Une seule lettre que Joséphine lui adresse après son retour à Paris répond à vingt demandes ; demandes pour Mme Talouette, pour Mme de Sourdis, pour Mme Daru, pour Mme de Rivaux, mais surtout, surtout pour Mme de La Rochefoucauld. Son mari, le second fils du duc de Liancourt, entré au service en 1780, a émigré en Angleterre en 1792. Époque trop pénible, écrivait-il plus tard, pour que ma conscience me permit d'aider en rien au gouvernement qui franchissait toutes les bornes de la morale et de l'honneur. Dès sa rentrée, après brumaire, sur le témoignage de Joséphine, et parce que sa femme était cousine issue de germain d'Alexandre de Beauharnais, il fut nommé préfet de Seine-et-Marne. Mais sa femme, qui avait été emprisonnée à Port-Libre durant la Terreur, et qui disposait de l'influence, souhaita, comme le dit d'Antraigues, que son mari fut maintenu pour un temps indéterminé dans une grande situation hors de France, ou d'Europe. On le fit donc chargé d'affaires, puis ministre en Saxe. Il devait être deux fois, avant et après Austerlitz, ambassadeur à Vienne avec 200.000 francs de traitement, durant que sa femme serait dame d'honneur de l'Impératrice avec 40.000 francs de fixe et des gratifications à l'infini. Pour l'instant, elle était de ces personnes qui n'avaient garde de venir le soir aux Tuileries, mais qui, ayant partagé ce palais en deux régions, croyaient pouvoir, sans déroger, emporter le matin du rez-de-chaussée tout ce que pouvait obtenir leur importunité en échappant à l'obligation de reconnaître la puissance qui habitait le premier étage. Contrefaite et pourtant galante, elle avait de l'agrément dans ses grands yeux bleus, surmontés de sourcils noirs ; l'esprit était vif, hardi, sec, mais avec du trait. Elle semblait n'avoir pour objet que de refaire sa fortune et c'était bien pour cela était venue aux eaux de Plombières. Sa cure avait merveilleusement réussi. Mme Bonaparte ne peut se taire de sa tendre amitié et du bonheur qu'elle a eu d'avoir passé ces trois semaines avec elle. Je les mettrai, écrit-elle, au nombre des jours heureux que .j'aurai eus dans ma vie. C'est elle qui se rend la commissionnaire de Mme de La Rochefoucauld pour les affaires que celle-ci a à Saint-Domingue. Elle en écrit lettre sur lettre au général Leclerc en personne. Par compensation, Mme de La Rochefoucauld semble disposée à recruter pour les Tuileries, au moins pour le salon jaune du rez-de-chaussée et elle fait valoir les avantages qu'on en tire, pourvu qu'on sût s'y prendre.