En marge de ces jeunes gens, dont les divertissements rappellent beaucoup les récréations de collège, l'on voit passer, sans se mêler à l'intimité de la maison, divers gens que la fortune de Bonaparte attire et qui profitent, pour s'introduire, du prétexte vague de relations fortuites avec Mme Bonaparte. Celle-ci est trop heureuse de les accueillir et de leur faire fête, car elle a peur et à sa place qui n'aurait pas peur ? En moins de sept mois, de décembre 1799 à juin 1800, elle est, avec le Consul, emportée par lui, montée au faite. Tous les obstacles ont été franchis, toutes les oppositions surmontées. Et ce n'est pas ici de l'ouvrage de révolution, le triomphe d'un jour qui ne doit pas avoir de lendemain, c'est une œuvre qui semble destinée à durer, ail moins qui en prend l'apparence, et comment peut-on durer hors des règles traditionnelles, qui président depuis mille ans à la vie nationale ? Peut-on maintenir, pour le courant de l'existence, des façons qui conviennent seulement à la traversée des époques troublées ? L'Europe n'a d'exemple d'un tel interrègne que ce qui s'est produit chez les Anglais, et qui, après la Restauration de Monk a abouti, par le coup de main de 1688, à l'intrusion de dynasties, qui, depuis deux cent trente ans, se succèdent sous le couvert d'une quasi-parenté, moyennant l'irrémédiable exclusion des catholiques. Ailleurs rien, le dogme royal n'a pas subi un seul accroc. Parfois un coup de pistolet éclate, parfois on voit briller une lame de poignard, ou chez des peuples asiatiques, ou étrangle, mais cela n'a pas de conséquence sur l'état général ; on s'est débarrassé du mauvais sultan, espérons en l'excellence de celui qui arrive. C'est le fils du premier. N'importe : Il obéit à une tradition vieille — selon l'âge de la dynastie — de, deux, trois, quatre siècles. Il se peut qu'aux premiers jours, cet avertissement, qu'il a reçu par le canal de son père ou de son oncle, porte fruit, mais ensuite... Les peuples y sont accoutumés ; les générations se succèdent, travaillent et meurent. Il y a de la gloire parfois, parfois des désastres, mais en réalité les deux éléments se sont assez forte ment combinés, ils ont vécu ensemble de tels jours inoubliables, ils ont vu leurs fortunes croître, de telle façon par leur intimité, ils ont ensemble opposé une telle résistance aux ennemis du dehors et du dedans, qu'il leur parait impossible, à eux comme aux autres, de mettre en oubli toute cette existence écoulée et de se jeter dans l'incohérence d'inutiles recherches et de folles illusions, Pourquoi Joséphine serait-elle différente ? Si, en France, par un de-ces coups de la fortune qui semblent une révélation divine, le peuple a rêvé, cherché, attendu le sauveur si, dès le premier jour qu'il a paru, il s'est jeté à lui et a embrassé l'étrange personnage dans lequel ii ne trouvait rien de sa race, mais tout de son esprit, et qui -devait réaliser la réorganisation sociale, cette subite et magnifique illumination n'a point éclairé tout le monde au male degré et Joséphine, après l'expérience des lettres d'Italie, de ces lettres dont les phrases vous transpercent, est restée la petite femme qui dit : Il est drolle, Bonaparte. Elle a, la petite femme, montré à un montent ce qu'elle préférait à Bonaparte, qui est sublime, mais qui l'ennuie. Il lui faut à elle un homme qui s'occupe d'elle, qui lui parle son langage, lui raconte des histoires, l'amuse, la promène, — et, comme on dit dans ce monde-là, la trimbale. — Devant la fortune que Bonaparte apporte d'Égypte, elle n'a pas hésité ; elle a rompu avec M. Charles et jamais, certes, une femme ne fut mieux payée d'avoir trompé son mari. Elle a conquis, par ses charmes et ses larmes, une position, ma position, dit-elle à tout instant. Elle sait non pas seulement que c'est quelque chose, qu'il ne faut pas le perdre, mais qu'il s'agit encore plus de le consolider. Comment ? Consulesse, cela ne tient pas ; cela tourne, vire, saute, descend, s'abîme, disparaît. C'est un titre de révolution qui ne porte rien de traditionnel et qui n'assure d'aucun honneur. C'est un Litre qui n'a pas même de féminin. Ainsi ! Elle n'est pas plus royaliste qu'autre chose — autre chose qui lui assurerait une sécurité qu'elle n'a rencontrée nulle part, et moins encore depuis que sa fortune parait plus grande. On lui a donc fait rêver, à condition qu'elle dispose son mari à ouvrir les portes au roi légitime, une position, qu'on a tant d'embarras à définir qu'an emprunte pour la peindre les expressions par lesquelles on indique les attributs de la divinité. La flatterie, pour l'atteindre, prend des proportions qui normalement l'eussent fait rire, n'était qu'à présent elle a, devant son étonnante montée, perdu quelque peu le sens des réalités ; mais elle ne va point jusqu'au délire dans la conception de son rêve ambitieux ; elle s'arrête à mi-chemin, reste liée au passé, tout en essayant de profiter de son avenir. Elle n'est point de ces femmes dont la volonté enchâsse celle du mari, ou de l'amant, au point qu'elle la domine sans qu'il en ait la notion. Elle est bien plutôt une faible qui n'eut pour obtenir que la manière de se donner. Et cela ne l'a pas menée bien loin. On ne peut donc espérer quelque chose de son intervention que si Bonaparte se trouve en humeur de l'agréer ; et c'est là ce qui prête à ses tentatives un caractère particulier, et ce qui déroute en même temps ceux qui l'observent, d'un peu loin sans doute, et qui recueillent sur elle, de sources plus ou moins pures, des renseignements qui souvent paraissent contradictoires. Néanmoins il faut s'y attacher comme à la base de l'action exercée par les diverses factions royalistes pour pénétrer jusqu'à elle et, après s'en être assurées, s'en servir pour arriver à Bonaparte. Quelqu'un qui semble fort au courant a écrit aux débuts du Consulat : Je voudrais lui demander à elle-même, et qu'elle pût me répondre avec franchise, si, d'après ses premières habitudes et son intimité dans ce nouvel ordre de choses avec les deux premiers hommes de l'État — Barras et Bonaparte — si elle est vraiment républicaine par principes ? si elle ne sait pas apprécier la valeur de ce mot dont on s'est servi pour faire changer de rôle à tout le monde ? si elle ne méprise pas les échelons qui ont servi à l'élévation de ses amis ? si elle ne serait pas humiliée de la société et de la familiarité de toutes les femmes obscures jadis, qui portent des diamants aujourd'hui ? si elle ne préférerait pas la société de femmes comme elle et d'hommes bien nés, pourvu qu'elle y conservât une espèce de primauté par le rang, les richesses et une célébrité qui lui attirerait les hommages et la reconnaissance, que celle de M. et Mme La Revelière et compagnie ? Je lui demanderais si elle croit à une stabilité quelconque clans sa position et celle de ses amis ? Si c'est par goût ou par une malheureuse nécessité, pour acquérir et conserver, qu'elle a vu, approuvé et désiré tant de crimes ? Et je suis persuadé que ses réponses seraient peu faites pour lui attirer la couronne civique. Elle peut bien être l'ennemie des royalistes, mais elle est sûrement bien une véritable aristocrate dans l'acception véritable du mot. Un tel portrait montre ce qu'on attend de son intervention. Elle peut être d'autant plus utile que quelque intention qu'on eût eue de s'aboucher avec Bonaparte, on n'a point jusque-là réussi à l'approcher : Le traiter comme on avait fait des autres généraux qu'on s'était proposé de corrompre, serait la plus médiocre des entreprises. Lorsque ceux-ci avaient déserté la cause de la Révolution ; ils s'étaient aussitôt trouvés sans génie, sans moyens, sans armée. La puissance qui les portait s'était retirée d'eux et ils étaient misérablement tombés. Telle avait été, depuis le fo août, l'histoire de La Fayette, de Dumouriez et de Pichegru. Allait-on, comme à Pichegru, offrir à Bonaparte un duché, un bâton de maréchal, le gouvernement d'une grande province, quelque château avec son parc et douze pièces de canon, un million en argent comptant, 200.000 livres de rentes, dont 100.000 réversibles à sa femme et 50.000 à ses enfants à perpétuité et un hôtel à Paris ; débaptiserait-on Ajaccio en Bonaparte comme on eût fait d'Arbois en Pichegru en gratifiant la ville d'une exemption d'impôts quinze années durant ? Ce sont là des jeux auxquels se plaisent les prétendants exilés et qui parfois réussissent, mais, que de chances pour être trahi, volé ou vendu ! Avec Bonaparte, depuis 1797, les hommes du roi cherchaient des moyens de négocier et ils n'avaient pas encore trouvé. Ils avaient prétendu se servir du comte de Vernègues lequel aurait eu un entretien significatif avec Nicolas Clary ; mais Vernègues fut expulsé des États pontificaux et cela ne parait point avoir été un excellent commencement. Le Général parti pour l'Égypte, on ne trouve guère que Phélypeaux pour l'y accompagner et engager une conversation à coups de canon. Au retour, après Brumaire, il y a Fénix de la Prade, le baron d'Amécourt, Barbé, Cazalès, M. de Néville, le comte de Montlosier, Dumouriez, que dire ? tout le monde se vante d'approcher Bonaparte, de lui parler ou faire parler. Il n'est point d'individu ayant rencontré Joséphine qui ne se vante de la tourner au roi. Est-il si grand besoin qu'on s'agite pour cette besogne ? Joséphine en vérité, n'y répugne nullement. Elle voit l'entrée clans un inonde dont elle ne fut jamais et dont elle eut toujours envie ? Des petites gens la pressent, Mlle Pauly, M. Hue, des gens qu'elle a connus jadis à Fontainebleau et qui étaient de la domesticité royale, ou bien le chevalier de Coigny qui la rencontra au même lieu et qui n'en fut point maltraité ; qui encore ? Cela arrive à peine jusqu'à Bonaparte : Il dit à sa femme : On me croit assez léger et assez inconséquent dans l'étranger pour me soupçonner d'arrière-pensée en faveur d'un prince de la maison de Bourbon. On ignore donc que si un prince pouvait entrer en arrangements avec moi sur cette matière, j'aurais aussi peu de foi à ses promesses qu'à ses engagements. Je suis persuadé que je ne tarderais pas à être traité comme un réprouvé, si je ne l'étais pas comme un rebelle. Il ne se soucie point que Joséphine intrigue, il ne veut point qu'elle s'avise de disposer des hommes qui ont sa confiance et de leur demander, comme s'il s'agissait de ramasser son mouchoir, des actes qui touchent à la politique, qui sont même de la politique — bien qu'elle n'y voie qu'un ressouvenir d'un vieil amour. Ainsi, son ancien ami le chevalier de Coigny qui, sous le nom de Gros-Voisin, est un des agents les plus actifs de Mittau, étant pressé de tous côtés par la police, est venu se confier à Joséphine qui l'a mis sous la protection du général Morand, commandant à Paris sous le général Lefebvre. Coigny est demeuré caché quelques jours ; mais il a été découvert et arrêté. Morand, convaincu, est aussitôt destitué et il reste quelque temps en disgrâce. Quant au chevalier, Joséphine s'arrange pour sauver sa tête et bientôt sa liberté, mais elle n'en a pas moins reçu là un avertissement. Les citoyens généraux apprennent au même coup à ne pas jouer avec les consignes et à ne point les oublier dans l'antichambre de la femme du Consul. Si elle ne pousse plus son goût pour la royauté jusqu'à corrompre des officiers ; elle n'en continue pas moins — peut-être de l'ave-à de Bonaparte — ses correspondances et ses réceptions. Cela permet d'avoir quelques nouvelles à peu près vraies et quelques impressions. On raconte que François Hue, alors valet de chambre du roi, ayant été dénoncé à Louis XVIII comme recevant des lettres de Joséphine ; s'en vint tout droit les montrer à son maître qui lui dit : Quand on a des relations comme celle-là, on les conserve ! ! et, ajouta-t-il d'un ton bref : Et on leur écrit. C'était presque un accréditement, auquel Joséphine ne pouvait manquer d'être sensible ; mais hasardait-elle d'y faire quelque allusion devant Bonaparte, il se cabrait aussitôt : Ils m'offrent une statue, disait-il un jour, mais gare au piédestal, ils pourraient bien m'enfermer dedans. A la première réception où il parut en consul, il demanda à sa femme et à sa belle-fille : Comment trouvez-vous que me va cet habit ? — Bien moins bien que celui de connétable. Il ne répondit pas ; mais ce n'étaient pas les propos de sa belle-fille qui pouvaient changer sa façon de voir. M'exprime à toute occasion avec une netteté qui ne décourage point le comte de Provence, mais qui ne l'amène pas davantage à traiter de bonne foi, à envisager même Bonaparte comme un ennemi qu'il doit ménager. Ainsi le 20 février (1er ventôse an VIII), le prétendant lui écrit une lettre par laquelle il pense ouvrir une négociation et qu'il termine par cette phrase : Vous serez [toujours] trop nécessaire à l'État pour que je puisse acquitter par des places importantes la dette de mon aïeul et la mienne. Il revient à la charge le 4 juin (15 prairial VIII), c'est la lettre où il écrit : Non, le vainqueur de Lodi, de Castiglione et d'Arcole, le conquérant de l'Italie, ne peut pas préférer la gloire à une vaine célébrité. Cependant, vous perdez un temps précieux. Nous pouvons assurer la gloire de la France. Je dis nous parce que j'aurai besoin de Bonaparte pour cela et qu'il ne le pourrait pas sans moi. Et il termine : Général, l'Europe vous observe, la gloire vous attend et je suis impatient de rendre la paix à mon peuple. Or, deux jours après qu'il a écrit cette lettre au Premier Consul, le 6 juin (17 prairial), le comte de Lille écrit à Georges Cadoudal : J'ai appris avec la plus vive satisfaction que vous êtes enfin échappé des mains du Tyran qui vous a méconnu au point de vous proposer de le servir. Bonaparte sent bien ce qu'il en serait des promesses qu'on
lui fait, mais ses femmes, Joséphine et Hortense, le pressent de répondre, de
donner un agrément qui satisfasse le comte de Lille et qui leur assure à
elles toutes les grâces. Ces diables de femmes sont
folles, dit Bonaparte. C'est le faubourg
Saint-Germain qui leur tourne la tête. Elles se sont fait l'ange tutélaire
des royalistes ; mais cela ne me fait rien, je ne leur en veux pas. Joséphine étant d'un côté, les frères et Lucien, surtout, le plus agité, sont naturellement de l'autre. Mme Bonaparte dit qu'elle pousse son mari vers le prétendant pour que lui-même ne songe pas à se faire roi. Ce n'est point là ce que craint Lucien, mais que l'espèce de dictature exercée par son frère lui échappe et qu'il se trouve privé des avantages qu'il en tire et de ceux qu'il en espère. Quant au Général, il voyait juste : Croyez-moi, dit-il à un témoin, les Bourbons s'imagineraient avoir reconquis leur héritage. Ils en disposeraient à leur guise. Les engagements les plus sacrés, les promesses les plus positives disparaîtraient devant la force. Mon parti est pris, n'en parlons plus ; mais je sais combien ces femmes vous tourmentent. Vous devez les faire revenir de leur aveuglement, dé leurs ridicules pressentiments. Qu'elles me laissent faire et qu'elles tricotent. Que ces ridicules pressentiments portassent sur des attentats royalistes, on pouvait bien l'admettre, car, chaque jour ou presque, les polices du Consul découvraient une conspiration contre sa vie. C'était la forme que les chouans donnaient à la guerre, dont ils avaient transporté à Paris le théâtre principal après l'échec de la négociation avec Bonaparte. Que cette guerre fût encouragée par les princes, nul doute. Lorsque l'un d'eux, traitait le Premier Consul de Tyran, n'était-ce pas rappeler au paysan sanguinaire et brutal qu'il prenait pour correspondant que, selon la maxime de certains moralistes de la Ligue ; tuer un tyran n'est pas un crime. Bonaparte n'a pris sa résolution définitive qu'en octobre. Il écrit alors au comte de Lille cette lettre où, en le remerciant des choses honnêtes qu'il lui a dites, il ajoute : Vous ne devez plus souhaiter votre retour en France. Il vous faudrait marcher sur 100.000 cadavres. Sacrifiez votre intérêt au repos et au bonheur de.la France ; l'histoire vous en tiendra compte. Et il termine : Je ne suis pas insensible aux malheurs de votre famille. Je contribuerai avec plaisir à la douceur et à la tranquillité de votre retraite. C'est, dans une forme polie, un refus, mais entouré de promesses qui auraient pu contenter un homme moins assuré de son droit et de celui de sa race. Mais, chassé, proscrit, sans un soldat dans son armée, sans un sol dans sa caisse, le roi de France, où que le portât son exil, ne courbait point la tête et ne mendiait point des subsides ou une sorte de trônelet en échange de son abdication. Ce ne fut point d'Allemagne, mais d'Angleterre que vint la réponse du roi. Ce fut la machine infernale de la rue Saint-Nicaise (nivôse an IX). Parce que Joséphine était en retard, que le cocher du Consul était ivre, qu'un gendarme d'escorte fut brutal, Bonaparte échappa à l'un des attentats les mieux montés. Peu de personnes dans le complot, et sures. Ni dénonciations, ni aveux. Faute du fer d'un cheval, les Jacobins en eussent constamment porté le crime ; comme ils en payèrent les dépens. Telle étant la forme des avertissements que les princes
donnaient à qui ne les entendait pas, comment reprendraient-ils la
conversation Ils le tentèrent trois mois après l'explosion et le plus étrange
fut que cette fois l'attaque vint à la fois de Varsovie et de Londres. De
Varsovie, l'abbé de Montesquiou fut mis en avant. Le comte de Lille lui
écrivit en lui accusant réception de la lettre de Bonaparte et sans faire la
plus légère allusion à l'attentat : Je ne regarde
pas ces lettres comme définitivement mauvaises et, sans faire attention au
style, je ne puis que m'applaudir d'avoir proposé au général Bonaparte une
union qui seule peut opérer le salut de la France. Bonaparte est aujourd'hui
le plus grand des guerriers dont notre patrie s'honore, il en sera le
sauveur. Je suis le père des Français ; je pouvais faire la première
démarche. La manière dont il m'a répondu ne m'empêcherait pas assurément de
lui adresser une seconde lettre, mais cette fois je préfère vous adresser une
note et je vous charge de la lui communiquer. Dans cette note, se trouvent, outre de vagues promesses
aux hommes qui se distinguent dans la robe et clans l'épée, dans la
diplomatie, dans l'administration et dans la finance, un désaveu de
l'attentat d'autant plus inopportun que Saint-Réjant et Carbon étaient à
présent arrêtés et que l'on connaissait le complot, sinon dans tous ses
détails, au moins dans son objet et ses principaux auteurs. Or, le comte de
Lille disait à Montesquiou : En vous chargeant de
transmettre ces réflexions au général Bonaparte, je lui donne une nouvelle
preuve de ma confiance et, quand je lui répète, au nom de la France, que je
le crois appelé à de plus hautes destinées ; quand la reconnaissance,
l'effroi des âmes faibles, devient un besoin pour mon cœur qui ne connut
jamais la haine, mes serviteurs et mes amis ne doivent pas être soupçonnés d'attenter
à ses jours. Les rois sont souvent atteints par un fer parricide, les
rois n'arment jamais le bras des assassins. Le même jour, le comte de Lille écrivait au marquis de Clermont-Gallerande une lettre destinée à achever la conquête de M'Bonaparte, au cas qu'elle ne fût pas complète. J'ai dit que c'était aussi le véritable intérêt du général Bonaparte, écrit-il, et je le répète. Assis sur un volcan, il sera tôt ou tard renversé s'il ne se hâte pas de fermer le cratère. Chaque éruption manquée lui vaudra sans doute des hommages, mais à la dernière ils s'adresseront à ceux dont il sera devenu la victime, et, en attendant cette fatale époque, l'idée qu'elle doit arriver ne lui permettra jamais de repos. Assis au contraire sur les premières marches d'un trône qu'il aurait relevé, objet de la reconnaissance du monarque, il recevrait de toute la France des vœux d'autant plus purs qu'ils seraient les fruits de la reconnaissance et de l'estime. Après ces comparaisons imagées où il a dépensé son génie poétique, l'ami futur de Mme du Cayla arrive à Mme Bonaparte : Personne, dit-il, ne peut mieux l'en convaincre que celle dont le sort est lié avec le sien, qui ne peut être heureuse que de son bonheur, honorée que de sa gloire ; je regarde comme un très grand bien que vous ayez pu vous mettre en communication avec elle. Ce n'est pas d'aujourd'hui que je connais sa façon de penser. Le comte de Vioménil, dont assurément les sentiments ne sont pas équivoques, m'a dit plus d'une fois qu'à la Martinique, il lui avait souvent représenté que son royalisme allait jusqu'à l'imprudence et l'appui qu'elle donne aujourd'hui à ceux de mes fidèles sujets qui ont recours à elle, lui mérite bien le surnom d'Ange de Bonté que vous lui donnez. Faites donc connaître mes sentiments à Mme Buonaparte. Ils ne doivent pas la surprendre, mais, ou-je me trompe, ou son âme en jouira. Il était impossible d'être plus galant et, Si les métaphores dont le prétendant avait usé à l'égard du Consul pouvaient faire sourire, les éloges qu'il prodiguait à Mme Bonaparte n'avaient que de quoi l'enorgueillir. Au fait était-ce trop que l'appeler Ange de Bonté ? Une des difficultés les plus considérables qu'avait rencontrées Bonaparte, lors de son avènement au Consulat, d'avait été le retour des émigrés. Plus de cent mille noms se trouvaient inscrits sur la liste, sans Ordre, sans justice, sans raison. Tel qui avait un morceau de terre enviable dans un département méridional s'y trouvait porté alors qu'il avait vécu tout le temps de la Révolution sur une terre bien plus importante en Normandie. Dans cette confusion, ce mélange à l'infini des êtres, les plus considérables et les plus hostiles, disait Bonaparte, se tirent d'embarras. Ils ont plus que les autres de quoi acheter des témoins. Ainsi, un duc est rayé et un pauvre laboureur maintenu. C'est un pitoyable contresens. Il voudrait qu'on éliminât le fretin, en classant les individus d'après certains caractères' qui feraient descendre la faveur sur les plus basses classes au lieu de la faire remonter sur les plus élevées. C'est à celles-ci qu'appartiennent les émigrés de 1789 et de 1791, vrais .criminels de lèse-nation. Il faudrait réduire les listes, des trois quarts, aux noms vraiment hostiles. Alors, ils seraient mieux signalés, ils n'échapperaient plus, ils ne se sauveraient pas dans l'eau trouble. La première mesure qu'il devait prendre et qu'il prit en effet, c'était la clôture de la liste. On arrêta ainsi ces inscriptions supplémentaires Glue provoquait souvent le bon plaisir d'une municipalité ou la dénonciation d'un ennemi. Une fois la liste close, quel que fût le nombre des maintenus, on n'avait qu'à rayer des noms qui souvent étaient inscrits trois et quatre fois, bien plus, sur chacune des listes départementales, sur chacun des suppléments de chacune de ces listes. Et que de complications lorsqu'une fois l'émigré, rentré par grâce, avait, par grâce, obtenu une surveillance. Que de pas, que de démarches avant d'obtenir la radiation, et, après la radiation, la restitution des biens non vendus : ici c'était la loterie. Pourquoi telle terre de 15.000 hectares avec château, bois, étangs, prairies, cultures était-elle demeurée intacte aux mains de l'État et pourquoi telle autre d'une centaine d'arpents était-.elle partagée entre vingt propriétaires nouveaux ? Il est des biens, surtout des biens d'église, vendus en 1791 pour quelques milliers de francs à un seigneur d'importance qui a prétendu transformer en usine des bâtiments conventuels, qui' sont demeurés, après cent trente ans, de même contenance et étendue sans que le paysan ait pu en accrocher un morceau. De même est-il de certains biens d'émigrés, surtout des forêts et des bois. C'étaient là les possessions principales de la haute aristocratie et si, par la suite, Bonaparte se trouva obligé d'arrêter la restitution des bois non vendus toutes les fois qu'ils dépasseraient une certaine somme, c'était, a-t-il dit, une injustice d'après la lettre de la loi, sans cloute, mais la politique le voulait impérieusement. Il s'en est expliqué ailleurs : Les émigrés rayés, a-t-il dit, coupent leurs bois, soit par besoin, soit pour emporter l'argent à l'étranger. Je ne veux pas que les plus grands ennemis de la République, les défenseurs des vieux préjugés, recouvrent leur fortune et dépouillent la France. Je veux bien les recevoir ; mais il importe à la nation de conserver les forêts : la marine en a besoin. Leur destruction est contraire à tous les principes d'une bonne économie : Nous ne devons pas garder les bois sans indemnité, mais on la paiera quand on pourra et progressivement. Ce sera un moyen de tenir les émigrés. Tout cela était d'une terrible complication et Bonaparte pouvait raisonnablement calculer que, contrainte par ses intérêts à des sollicitations qui ne pouvaient aller sans une capitulation, la classe des émigrés se soumettrait au Consulat et consentirait à s'amalgamer à la nation. Mais pour lui faire franchir le pas, il fallait autre chose qu'un ministre et des bureaux : Ce fut à Mme Bonaparte qu'il confia le portefeuille des radiations. Et jamais, avec autant d'empressement et de bonne volonté, portefeuille ne fut accepté, fonctions ne furent remplies, avis ne furent donnés. Toutes les familles sollicitaient et tant qu'on demande on est facile, écrit Victorine de Chastenay et elle ajoute : Mme Bonaparte accueillait avec un vif plaisir toutes ces personnes d'un rang autrefois si supérieur au sien. Personne n'a jamais plus qu'elle obligé avec grâce et avec bonheur. On pouvait avouer clans toutes les maisons de Paris qu'on avait été chez elle. Au reste, on n'y pénétrait pas avec facilité c'était un attrait de plus. Impossible d'ouvrir un dossier d'émigré, sui-tout d'émigré
qualifié, sans y trouver une note ou un billet de Mme Bonaparte ; que ce
soient M. Antoine de Lévis ou M. Louis de Sartiges, ou M. de Gontaut, ou Mme
de Matignon, ou Mme de Montmorency, ou les Villeneuve ; ou Alexandre-François
de Mun, le gendre de Mme Helvétius ; ou bien la famille entière de Le
Peletier Rosambo l'aîné descendant direct du maréchal
de Vauban et petit-fils de Malesherbes qui demande la radiation des enfants
de son grand-père, ou bien Armand Gontaut-Biron, ou Rosière Soran, ou
Casimir La Guiche : Tout ce inonde vient le matin en solliciteur, dans le
salon jaune des Tuileries, mais l'après-midi et le soir s'abstient. Le cérémonial n'était pas réglé, Mme Bonaparte ne recevait
personne. Elle craignait de se voir compromise par les prétentions que
pourraient élever quelques dames étrangères dans un palais qui était encore
sans étiquette ou de les blesser elles-in élues par l'exigence que lui
inspirait son rang. Aussi n'y avait-il rien de plus monotone que les
Tuileries. Le Premier Consul ne quittait pas son cabinet ; Mme Bonaparte
était obligée, pour tuer le temps, d'aller tous les soirs ait spectacle avec
sa fille qui ne la quittait pas. Après le spectacle, dont le plus souvent
elle n'attendait pas la fin, elle revenait terminer la soirée par un whist
ou, s'il n'y avait pas assez de monde, par un piquet qu'elle faisait avec le
second consul ou avec un personnage de cette gravité. Les femmes des aides de
camp du Premier Consul qui étaient de l'âge de Mlle de Beauharnais venaient
lui tenir compagnie, c'étaient chaque jour les mêmes personnes, les mêmes
jeux : la semaine s'écoulait de la même manière à la Malmaison qu'à Paris. Déjà presque nulle avant la machine infernale ; l'affluence se trouva arrêtée alors par l'es mesures de police : Pour circuler librement aux Tuileries, chacun des gens du Premier Consul avait reçu un jeton en cuivre sur lequel son nom était gravé. Chez Mme Bonaparte, il fallait présenter au portier un petit carton ovale sur lequel on lisait imprimé : LAISSEZ ENTRER CHEZ LA CITOYENNE BONAPARTE ; au dos, Fauvelet Bourrienne, le secrétaire du Consul, signait chaque carte. Qu'on juge par là, si les démarches pour obtenir une telle carte n'écartaient point justement ceux ou celles dont la présence eût été désirable. Mais l'on s'ingéniait et l'on arrivait tout de même, dans le monde royaliste, à trouver des personnes assez avancées dans l'intimité-de Joséphine pour qu'elles eussent reçu ces cartes sans avoir eu à les solliciter. Il y avait ainsi une parente de Joséphine qui était fort obscure et qui venait chez elle quand elle voulait. Elle disait volontiers qu'elle était sa tante : En réalité, elle était cousine assez éloignée de sa mère, laquelle, comme on sait, était née Desvergers de Sannois. Cette dame-ci était une Desvergers de Maupertuis, nommée au baptême Françoise-Aimée, fille de Jean, seigneur de Sannois et de Louise-Elisabeth Duval. Elle avait épousé à Paris, le 14 mai 1777, Dom François de Copous del Llor, chevalier de Saint-Jean de Jérusalem, baron del Llor, del Tossal, seigneur de Copous, Aquaviva, etc., président à mortier au Conseil souverain de Roussillon. On l'a découverte .pour le compte de l'agence et voici ce qu'on en dit : Elle était très riche ; elle avait tout perdu et était émigrée en Angleterre. Joséphine l'en avait fait revenir et lui avait fait 20.000 francs de pension, résolue de ne pas la tirer de son obscurité et elle très résolue à n'en pas sortir. Elle la vient voir tous les jours, seule, le matin ou le soir, lui écrit à toute heure et est très considérée de Bonaparte et de Mme Bonaparte. Sans admettre que l'intimité fut aussi étroite, elle existait pourtant, et c'était là une intermédiaire d'autant plus précieuse que Mme de Copous, très attachée à l'ancien régime et l'ayant prouvé, puisqu'elle avait perdu toute sa fortune pour ses opinions, mais dont l'attachement à l'ancien régime avait fini avec le feu roi, ne pouvait être suspecte. Elle n'avait que quelques sociétés du faubourg Saint-Germain-très aristocrates ; elle détestait toute la famille des Bonaparte à la mort, excepté la mère. Elle causait déjà avec Fouché au nom de sa nièce, elle pouvait bien causer avec d'autres. Et on la fit causer. Ce fut l'amie de d'Antraigues, le grand chef de l'espionnage, qui la découvrit : On sait que cet étrange aventurier, ce prodigieux intrigant qui traversa la Révolution trahissant tous ses bailleurs de fonds, les uns après les autres, et vendant aux naïfs des secrets qui, la plupart, pouvaient bien être de son cru, avait, pour le renseigner, deux personnes, sans plus : un homme qui, certes, était au courant des choses et qui, si l'on ne s'abuse point sur sa personnalité, fut un des ministres de Napoléon, et une femme qui était alors Mme de La Vieuville et qui épousa plus tard un écuyer de l'Empereur. Par ces deux témoins, si bien placés et qui s'arrangeaient pour être au courant de tout, d'Antraigues renseignait à son tour, moyennant quelques grossissements, l'Espagne, l'Angleterre et la Russie. Ainsi, par Mme de Copous qui effectivement recevait de Bonaparte une pension — de 6.000 et non de 20.000 — Mme de La Vieuville était mieux que qui que ce soit au courant de ce qui se passait aux Tuileries, à Malmaison et, par elle, d'Antraigues. Il y a une autre amie de Joséphine assez entrée dans ces intrigues pour mériter un paragraphe particulier dans une lettre du comte de Lille à M. de Clermont-Gallerande : elle se nomme Wilhelmine de Neukirchen de Nivenheim et a été la dernière passion — platonique — de Louis XV. Elle a, après sa mort, épousé Louis de Brancas, duc de Villars et de Lauraguais, chevalier de la Toison d'Or, et lieutenant général des armées du roi, lequel mourut fort vieux après 1792 et ensuite le marquis de Champcenetz. Elle est fort amie du comte de Vaudreuil, mais bien que, de là, on eût pu penser qu'elle rattachait son intrigue à celles de Londres, elle était toute au comte de Lille qui écrivait d'elle à M. de Clermont : Dites bien à Mme de Champcenetz combien je suis sensible au dévouement, au zèle qu'elle me témoigne dans cette importante occasion ; je savais que personne mieux qu'elle ne justifiait l'adage le visage est le miroir de l'âme, mais j'en reçois en ce moment une preuve bien touchante. Mme de Champcenetz ne ménageait pas les louanges à Bonaparte et, dans les lettres qu'elle risquait, s'efforçait à le montrer bien disposé pour le Roi. Pensait-elle qu'elles dussent être ouvertes quand elle écrivait à Vaudreuil au moment où Louis XVIII fut chassé de Mitau : Quelle infâme conduite que celle de Paul, mais je dois à la louange de Bonaparte qu'il la -désapprouve han : terrent, qu'il parle avec indignation du refus de la reine de Naples en y ajoutant que Louis XVIII valait mieux qu'elle. Talleyrand a dit à M. de Lucchesini (le ministre de Prusse) que le gouvernement se trompait grandement, s'il croyait plaire à celui-ci, que de refuser an asile à ce 'grince malheureux et Bonaparte lui a dit, à l'occasion du courrier qui a passé par ici pour l'Espagne, chargé par Louis XVIII de demander un asile auprès de son vii parent, qu'il allait écrire au roi d'Espagne pour qu'il y fût reçu ; que ce n'était pas sa famille qui l'aimait le mieux ; que c'était en Espagne son véritable asile, qu'il était affligé de ne pouvoir pas permettre qu'il se rapprochât de la France par tous les cris dont il serait assailli ici, si ou le voyait dans le voisinage. Enfin, toute cette conversation a pénétré M. de Lucchesini d'admiration pour Bonaparte. Je vous l'ai dit et je ne saurais trop vous le répéter, que votre ami (le comte d'Artois) et ce qui l'entoure ne parle de lui qu'avec considération ! Celle que j'appelle mon Ange (Mme Bonaparte) m'en a chargée et enfin ce triste temps a dû vous apprendre ce que vous avez à espérer des puissances étrangères. Il ne vous reste sur terre que Bonaparte et voyez où en serait la famille royale s'il n'avait pas montré un grand intérêt pour elle. Vaudreuil qui, en cette occasion comme en tant d'autres, faisait preuve de la plus insupportable légèreté, m'avait répondu, écrit-elle, qu'il était charmé d'apprendre que Bonaparte voulait remettre le roi sur le trône et que puisque j'étais son amie intime, je devrais lui faire voir toute la gloire qu'il y aurait pour lui, etc., etc. Cette réponse, dit Mme de Champcenetz, excita mon rire et elle avait de quoi rire ; car elle n'avait jamais encore approché le Consul. Elle reçut encore de Vaudreuil diverses lettres du même genre qu'elle brilla. Je partis pour Fontainebleau,
ajoute-t-elle. Là, dans le silence de mon cabinet,
ces lettres me revinrent dans l'esprit. Je me reprochais mon indifférence
pour les descendants de Louis XV qui, gratuitement, m'avait comblée de
biens et je me dis que risquerai-je de voir Mme Bonaparte ? C'est à prendre
ou laisser ! Je remplis le devoir de la reconnaissance en me montrant pour
ces princes infortunés, sans que j'aie à rougir d'une intrigue puisque je
vais droit à la personne que cela intéresse. Je lui demandai donc un rendez-vous.
Elle me reçut avec cette grâce qui découle de chacune de ses actions. Elle me
dit qu'elle ne pouvait se permettre de parler de semblables objets à son
mari, mais qu'elle était sûre qu'il n'avait d'autres vues que de faire le
bonheur des Français. Je sortis de chez elle l'âme et l'esprit fanatisés des charmes de sa personne et de la bonté de son cœur. Je ne voyais plus en elle qu'un ange céleste qui errait sur cette terre pour le bonheur de l'humanité. De ce moment, son bonheur devint pour moi le plus cher de mes désirs et, convaincue que le Premier Consul ne pouvait échapper quelque jour au fer des envieux, je voulus assurer sa vie en le faisant la seconde personne de l'État. Et Mme de Champcenetz déclare qu'elle écrivit alors à Vaudreuil l'engageant à venir tout de suite pour traiter avec Bonaparte. Mais survint la Machine infernale et l'affaire tomba. Elle ne dit point qu'elle tenta nombre de fois de la reprendre et de la suivre ; mais son apologie n'est point d'une âme commune et vaut d'être mise au jour : Pour ma personne, dit-elle, je ne pouvais avoir aucun intérêt quelconque au retour des princes Bourbons. Je suis étrangère, sans enfants, vieille et femme d'un octogénaire ; par conséquent hors d'âge et de toute ambition ; la fortune ne m'a point placée au rang où ma naissance m'appelait, je n'ai donc pu avoir aucun rapport avec personne de la famille royale qui à peine était née lorsque je suis venue recevoir l'encens des Français. C'est aux mânes séides de Louis XV que je veux paraître digne des bontés dont j'ai été comblée gratuitement par lui. Ils me commandent amour et respect pour ses augustes descendants ; en tout lieu, en tout temps, je ne laisserai échapper aucune occasion de leur en donner des preuves ; mais en aucun temps ni en aucun lieu, on ne trouvera mon nom mêlé avec ceux qui veulent troubler le gouvernement et qui même en disent du mal. Et ce n'était point un médiocre-ni un vain spectacle devoir cette femme qui, trente années auparavant, lors de son arrivée à la cour de France, avait été vraiment l'idole du roi vieilli et qui, par sa conduite, sa tenue, sa beauté, la noblesse de son maintien, formait un tel contraste avec Mme du Barry, de la voir à présent reconnaissant la grandeur du Consul et élevant clans son cœur un autel à Mme Bonaparte, à la plus bienfaisante des femmes. Le grand juge, M. Regnier auquel elle avait adressé cette pétition pour demander à rentrer à Paris écrivit au bas : cette femme extravague. Et on la mit hors de France ; mais elle y rentra et on n'ouït plus parler d'elle. Le profond mystère qui a toujours enveloppé cette intéressante négociation, a écrit le marquis de Clermont, n'a été dissipé que par l'éclat qui résulta de l'exil subit et rigoureux de deux de ses principaux agents : la marquise de Champcenetz et le chevalier de Coigny. Le marquis de Clermont ne se ressentit jamais de l'humeur que le Premier Consul témoigna, à cette occasion, à la femme qui s'était laissée toucher en faveur de la cause royale et qui avait une part égale dans le sacrifice dont il s'agissait. Ce fut lors de son retour de Lyon où elle avait été comblée des honneurs souverains, où elle avait été virtuellement égalée à la reine de France, que Joséphine reçut en la personne de Mme de Champcenetz un avertissement qui dut la faire réfléchir. De même que, lorsqu'elle s'était mêlée de mettre hors de danger le chevalier de Coigny, elle apprit à ses dépens qu'elle ne devait point favoriser ceux qui ont des correspondances suivies avec les ennemis de l'Etat, et elle l'apprit par cette note insérée dans le Moniteur du 10 ventôse où il n'est point permis de méconnaitre la griffe du Premier Consul : Mme Champcenetz, Hollandaise, fille de M. Pater, a eu ordre de se rendre en Batavie, sa patrie. Elle y a été conduite par un brigadier de la gendarmerie. Mme Damas (la comtesse Ch. de Damas, Mlle de Langeron) a été conduite par un gendarme jusqu'aux frontières de France, d'où elle ira rejoindre Charles Damas son mari, émigré. Ces deux dames entretenaient habituellement des correspondances avec les ennemis de l'Etat. Mme Champcenetz correspondait avec M. Vaudreuil, un des membres du comité du Theil. Mme Damas a donné longtemps asile à Hyde et à Limoelan lors de l'affaire du 3 nivôse. L'extravagance de sa conduite a dû la faire traiter comme une folle. On a usé d'une indulgence spéciale en la renvoyant à son mari pour qu'il la contienne, s'il le peut ! M. Charles de Damas qui, avec M. de Choiseul, avait échappé à la mort lorsqu'il fut jeté par la mer sur la côte de France, était aide de camp du comte d'Artois qu'il avait accompagné à l'île d'Yeu. Rien n'eût été plus aisé que de mettre Mme de Damas en accusation, de la comprendre clans une de ces listes que la Révolution avait excellé à former, mais dont on n'avait plus vu parai tue une seule depuis la Révolution de Thermidor. Et ceci, peut-on dire, est déjà un progrès immense accompli, une victoire que les mœurs ont imposée : la victoire qui appartient toute à Notre-Dame de Thermidor. Joséphine va-t-elle à la suite de cette algarade, entrer dans une réserve prudente : A dire vrai, si elle cesse de causer avec les émissaires du comte de Lille, c'est pour engager une conversation avec les envoyés du comte d'Artois, particulièrement avec la duchesse de Guiche. Celle-ci, Polignac en son nom, fille de la duchesse, avait eu en Angleterre des aventures retentissantes, s'était compromise avec un jacobin et pensait se réhabiliter en mettant le roi sur son trône. C'était beaucoup pour une femme qui avait alors plus de vingt ans de mariage et qui ne s'était fait connaître que par ses défaillances ; mais, étant la fille de l'amie de Marie-Antoinette et du comte d'Artois, elle se croyait destinée à un grand rôle. Elle était venue en France, avait vu Fouché et n'avait point manqué de s'introduire à Malmaison par le prince de Luxembourg lequel, on le sait, n'était point sans causer avec le quai des Théatins et y rendre des services. Mme Bonaparte l'avait reçue avec toute sa grâce mais le Premier Consul, retenu par quelque ménagement, ne voulut pas lui accorder d'audience et Mme Bonaparte, qui, comme il le disait, était toujours en 'attendrissement au nom du roi et de l'ancienne cour, obtint seulement qu'il regarderait Mme de Guiche que l'on promènerait sous ses fenêtres dans le parc. Mais lorsqu'elle lui parla des promesses faites, terre, fortune, connétablie, premier rang dans l'État, enfin une magnifique colonne érigée sur le Carrousel sur laquelle serait sa statue couronnant les Bourbons, Et tu lui as répondu, interrompit-il, que cette colonne aurait mon cadavre pour piédestal ! On peut et l'on doit dire que pas une seconde Napoléon n'eut la moindre velléité de rendre aux Bourbons un trône que la nation leur refusait. Qu'il eût par la suite la pensée qu'ils pussent, devant le vœu unanime du peuple lui déférant la suprême magistrature, échanger leurs prétentions contre un établissement d'une valeur éprouvée, qu'il eût découpé dans ses conquêtes ou assuré par un de ses traités, soit. Mais à cette négociation Joséphine n'eut aucune part et lorsque retentit la déclaration que le comte de Lille avait jugé à propos d'opposer aux offres du roi de Prusse transmises par le président Meyer, déclaration que les princes de la Maison de France s'empressèrent à signer, ces vaines négociations furent à jamais rompues. Bonaparte, attaqué de tous côtés par les agents royalistes, obligé de se mettre en défense partout et sur tous les terrains, menant la vie d'une bête de chasse, qui redoute à tout coin de buisson la fusillade de veneurs inaperçus, obligé de délaisser Malmaison dont la route offre tant de points à l'embuscade et dont les alentours se prêtent si mal à une garde sûre, Bonaparte ne peut vivre jour et nuit sous les poignards, sans riposter, sans combattre. La guerre est arrivée à une phase suprême où l'un ou l'autre des adversaires doit périr. De la résistance il passe à l'attaque brusque. Il terrifie les assassins par un coup de tonnerre. J'ai fait arrêter et juger le duc d'Enghien, a-t-il écrit, parce que cela était nécessaire à la sûreté, à l'intérêt et à l'honneur du peuple français, lorsque je comte d'Artois entretenait, de son aveu, soixante assassins à Paris. Dans une semblable circonstance j'agirais encore de même. Joséphine a pleuré toutes ses larmes : elle n'a rien obtenu. C'est que, s'il lui cédait sur les petites choses, pour les grandes, celles qui tenaient à sa politique, elle ne gagnait rien. Et, de ce jour, on le laissa du moins tranquille. S'il y eut des complots ils avortèrent et ce fut en Allemagne qu'on dut lui chercher des assassins. Qu'ont produit devant l'opinion ces campagnes de Bonaparte contre les chouans ? Un redoublement en sa faveur des sentiments anciens. Il n'a point perdu à se montrer énergique : C'est de l'énergie que lui demande la France ; elle a besoin d'autorité. Elle veut des lois, non pas ostentatoires, mais efficaces ; elle réclame des institutions ; mais qui aillent au profond du sol et qui assurent une existence à l'édifice. Des institutions ! cela ne s'invente pas, cela ne se crée pas, .cela est un ensemble de traditions, d'habitudes, de règlements et de lois, reçus, acceptés depuis des générations et qui, grâce à une acceptation tacite bien plus que moyennant des pénalités actives, régissent un peuple. Il est médiocrement aisé d'imposer des institutions ; l'on n'y saurait parvenir qu'en amalgamant à des lois modernes au moins l'extérieur des choses anciennes. Combien a-t-on vu de formules se transformer sous un nom pareil ? de dignités changer d'objet en gardant la même désignation ? N'est-ce pas là un des arts supérieurs du gouvernement et qu'on prenne pour appeler des choses fort différentes des mots agréés par la masse, ou bien, car cela se rencontre aussi, qu'on adopte pour désigner certaines institutions anciennes décriées et détestées, mais socialement nécessaires, comme certains impôts, des désignations nouvelles, cela montre l'enchaînement, la corrélation et aussi l'indigence des éléments dont se composent essentiellement les ressorts de Gouvernement. Du prodigieux amas de dispositions législatives qu'avaient mises à jour la Constituante, la Législative, la Convention, les divers comités, les Conseils et le Directoire, rien ne subsistait, rien ne tenait à la nation ; que tout en fût inutile et oiseux, on ne saurait le dire sans une injustice suprême mais tout cet appareil restait en suspens ; des parties s'effondraient, sans qu'on fît rien pour les remplacer. Les établissements administratifs mal conçus et surtout mal gouvernés chevauchaient les uns sur les autres et n'assuraient nulle part la paix, l'ordre, la liberté. Après des centaines de dissertations philosophiques tournées en lois, il n'y avait pas plus d'instruction publique que de contributions publiques, pas plus de magistrature que d'armées ; il y avait des monceaux de papier entre lesquels tournaient des hommes dont certains avaient de bonnes intentions et n'attendaient pour bien faire qu'une direction efficace. Depuis que le gouvernement consulaire avait été institué, à vue d'œil, un classement s'était opéré ; des formules anciennes parées de noms nouveaux avaient été mises en action ; chacun peu à peu — chacun des classes bourgeoises était rentré dans son gîte et dans sa case, fort enrichi à vrai dire, libéré de la hiérarchie ancienne, libéré du respect ancestral. Les bourgeois, ceux du Tiers, avaient vaincu les nobles et les prêtres, et ils régnaient, en droit et en fait. Il manquait pourtant à leur triomphe de se mettre à la place des vaincus. Cela Bonaparte l'éprouvait aussi : mais avec d'autres et bien plus profondes sensations. li ne voulait pas seulement prendre la place du roi ; il voulait, pour la France révolutionnaire qui avait été mise par l'Europe hors la loi, une rentrée, qui lui rendît son rang, non seulement comme guerrière, mais comme institutrice ; il voulait qu'elle dirigeât, régit par le monde, tout ce qui était du goût, des arts, des modes, des lettres, tout ce qui portait et relevait l'esprit, tout ce qui en attestait la noblesse et aussi tout ce qui était du luxe clans la parure des femmes, clans le costume des hommes, dans la magnificence des cortèges, dans l'allure des défilés, dans la noblesse des réunions. Mais tout cela il fallait le créer. |