Joséphine avait eu presque en même temps que le Directoire la nouvelle par son fils qui sans doute l'avait voulu mettre en garde : Le Général va faire partir sur le champ un courrier, avait-il écrit, qui te portera ce mot ; nous nous portons tous bien et pensons à vous. Que pouvait-il gagner sur Bonaparte, ce courrier ? Deux jours peut-être et c'était assez pour venir à lui, le rencontrer, pourvu qu'on ne se trompât pas de route. Mais il y avait deux routes : la route du Beaujolais, par Cosne, Nevers, Moulins, et la route de Bourgogne par Sens, Joigny, Auxerre, Chalon. Réal, presque de force, l'avait comme contrainte à partir, mais il n'avait point tiré au sort la bonne route. Joséphine manqua Bonaparte. Elle dut aller jusqu'à Lyon où elle apprit qu'il avait passé et elle remonta ensuite, donnant trois jours à ses ennemis pour l'attaquer et la perdre. La scène qui se produisit alors, Hortense a vainement tenté, non de la nier, mais de l'atténuer. Lorsque, après trois jours de vaines fatigues, Joséphine rentra rue de la Victoire, Napoléon enfermé clans leur chambre refusa de la recevoir. Vainement, durant des heures, elle frappa à cette porte qui le séparait d'elle. Bonaparte demeura sourd et inflexible : à la fin, épuisée, elle quittait et elle renonçait. Sa femme de chambre la reprit, lui fit comprendre que tout dépendait de ce moment, la ramena devant cette porte. Elle alla chercher Eugène et Hortense. Ils pleurèrent, ils prièrent avec elle. A un moment là porte s'ouvrit. La lutte avait été aussi cruelle pour lui et il n'y tenait plus. II ouvrit les bras et il voulut tout oublier — tout, jusqu'au serment qu'il proférait tout à l'heure : Si je n'étais pas sûr de moi, j'arracherais mon cœur, je le jetterais au feu. Le lendemain matin, c'est dans la chambre conjugale qu'il reçoit Lucien et c'est assez pour lui signifier sans phrases la défaite des Bonaparte. A présent, dans la réconciliation acquise, sans mauvaise grâce, sans reproches vilains, Joséphine va s'employer pour son mari avec toute la grâce, toute l'aisance, tout l'agrément dont elle se sent capable : Elle s'y prêtera d'autant mieux qu'elle ignore pleinement ce dont il s'agit, qu'elle est fort loin d'imaginer un coup d'État où Bonaparte veuille mettre qui que ce soit en mauvaise posture. Son salon et sa salle à manger, rue de la Victoire, servent de passage au cabinet du Général, mais on ne s'occupe point ici de ce qui se combine là. Il vient du monde de toutes les espèces et ce n'est pas une des moindres curiosités de ce moment. Que va-t-on faire ? On hésite fort et l'on n'en sait rien. Pourtant faut-il sortir d'une situation pleine de dangers aussi bien pour l'armée que pour l'intérieur. Que va faire Moreau ? Ce n'est pas parce que Bonaparte lui a fait présent d'un damas garni de diamants, rapporté d'Égypte et estimé 10.000 francs qu'il va se précipiter vers lui. Mais Moreau sait qu'il faut en finir avec ces perpétuels coups d'État, ces magnificences oratoires qui ne dissimulent point les platitudes gouvernementales, avec la bassesse de ces prétendus hommes d'État qui semblent se faire un jeu des défaites des armées et pour qui le patriotisme n'est au plus qu'une figure oratoire. Les caisses publiques sont vides ; les soldats sont dans une misère qui fait honte et pitié on assassine et on pille sur toutes les routes. Les domestiques du général Bonaparte ont été dévalisés au sortir de Fréjus et cela est un symbole. Partout, on sent, on comprend, on accepte qu'il faut que cet homme-là, revenu par miracle, fasse un miracle, mais Bonaparte n'a garde de se poser en sauveur, n'y d'affecter des airs inspirés. Il suit simplement sa vie : allant de Paris à Malmaison où il passe les derniers beaux jours de vendémiaire, et à Mortefontaine. Il. est là chez Joseph avec Bernadotte, Regnaud de Saint-Jean-D’angély, Arnault et d'autres. Le lendemain de son arrivée, grande promenade à cheval avec Regnaud ; comme ils revenaient, le long des étangs, à travers les rochers, son cheval s'abat ; il est lancé à douze ou quinze pieds, sans connaissance, et il lui faut des heures pour se reprendre ; mais, une fois debout, il est aussi net et aussi lucide que jamais. Il rentre à Paris et il passe son temps dans sa maison. Le 29 vendémiaire, Brueys dîne chez Talleyrand avec Rœderer. Après dîner, ils vont faire visite à Bonaparte. Ils le trouvent jouant au trictrac avec sa femme et seul avec elle, et ils causent. D'autres, comme le général Sarrazin viennent pour lui faire visite et, ne pensant pas être reçus, s'en vont après s'être inscrits. Du fond de l'allée qui est fort longue entre les maisons, quelqu'un les appelle, et c'est Bonaparte en casquette et capote grise. La conversation s'engage et elle est toute sur le militaire. Voici Thiébault qui, le 4 brumaire, à dix heures et demie entre dans le salon. Il trouve le général Bonaparte debout et fort Occupé d'une conversation avec un homme que Thiébault ne connaît point et qui se promène avec lui au fond du salon. Mme Bonaparte arrive ; Thiébault cause avec elle ; un peu avant onze heures, Bonaparte congédie son interlocuteur ; il se rapproche de la cheminée, dit bonjour à Thiébault et sonne pour qu'on serve à déjeuner, ajoutant en se retournant vers son hôte : Vous déjeunerez avec nous. A peine à table, en tiers avec Mme Bonaparte, il met la conversation sur les cieux dernières campagnes. Le 16, il y a, rue Cisalpine, dans le faubourg de Mousseaux, un grand dîner de famille chez Bernadotte. Nous étions plus de trente et par conséquent fort gênés vu la petitesse de la maison, dit un des convives. Mais le dîner fut splendide, au point que Bernadotte, naturellement fort sobre, s'en plaignait hautement à son épouse qui plaisanta sur la mauvaise humeur de son mari et dit en riant que c'était pour faire oublier à Bonaparte sa mauvaise cuisine d'Égypte. Le dîner fut fort gai... Après le dîner, sous un berceau, au fond du jardin, il y eut une longue conversation entre Bonaparte et Bernadotte. C'est assurément une des plus étonnantes histoires de ce temps celle de l'hostilité entre ces deux hommes : Ils se rencontrent chaque jour, presque à chaque heure, soit chez Mme Joseph, soit chez Mme Leclerc, soit chez Mme Bernadotte, soit chez Joséphine. Or, à la première nouvelle du débarquement de Bonaparte, Bernadotte a 'fait dire au Directoire qu'il n'y avait pas un instant à perdre pour le traduire devant un Conseil de Guerre : Nous ne sommes pas assez forts, a répondu Barras aux envoyés de Bernadotte. Après douze jours où il n'a pas voulu voir le revenant, il se décide sur les instances de sa femme et de M Leclerc à faire une visite. Bonaparte lui parle des affaires publiques ; il exagère les maux et la situation de la France. Sur quoi, Bernadotte le relève fortement et termine son apologie par une phrase sur l'Égypte où il dit : Je ne désespère pas du salut de la République et j'ai la conviction qu'elle résistera aux ennemis de l'intérieur et du dehors. En prononçant : aux ennemis de l'intérieur il fixe Bonaparte qui perd visiblement contenance. Mme Bonaparte change la conversation et Bernadotte ne tarde pas à prendre congé. Et c'est tout de même quand Rousselin, ancien secrétaire en chef du ministère de la Guerre, demande à Bernadotte de le présenter à Bonaparte ; celui-ci parle de l'exaltation des Républicains et surtout du Club du Manège. Bernadotte réplique, accuse les Bonaparte de l'avoir excitée. On commence à discuter assez vivement, Bonaparte prend de l'humeur et déclare qu'il préférerait vivre clans un bois que de continuer d'exister au milieu d'une société qui ne lui donne aucune garantie. Quelle est celle que vous demandez ? répond Bernadotte. Mme Bonaparte qui craint que la conversation ne devienne trop animée, coupe, en s'adressant à Rousselin, qui lui est connu, certes ! La veille du jour où eut lieu la promenade à Mortefontaine Bonaparte ayant rencontré le général Bernadotte au sortir du Théâtre français s'informe s'il est de la partie du lendemain. Sur la réponse affirmative : Voudriez-vous, dit-il, me donner demain du café ? Je dois passer près de chez vous et je serai fort aise de m'arrêter quelques moments. Le lendemain matin, Bonaparte arrive avec sa femme. Il est fort aimable. Dans la journée, à la campagne, il a des pourparlers entre Regnault, Joseph et Lucien entre Bonaparte et Bernadotte. Mais on ne parait point aboutir. Aussi bien, jusqu'au dernier moment, Bernadotte tergiversa, attendant pour lui-même la plus grande place, et, quelle que l'id l'opinion ?n'il avait de lui-même, ne trouvant personne qui la partageât. Ce qu'il faut remarquer, c'est le rôle très utile que joue
Mme Bonaparte. Au moment où, entre des interlocuteurs animés, la conversation
prend un tour pénible ou simplement gênant, elle intervient pour jeter à
propos quelque agréable banalité et détourner les chiens. Le 16 ou le 17, il
y eut rue de la Victoire une conférence où se trouvaient trois directeurs. Il n'en resta que deux, dit Montigny Turpin, qui
raconte l'épisode, le troisième qui n'avait pas été
convoqué avec ses collègues s'étant esquivé. Dans le moment où elle se
tenait, Sébastiani était au salon de Mme Bonaparte chez laquelle j'avais accompagné
Mme César Berthier. Il y avait aussi le chef d'escadron Maupetit, le comte de
Mun et d'autres personnes encore, des plus élégantes ; tout cela parlant
toilettes et chevaux ; ne se cloutant pas des grandes affaires qui se
traitaient clans un salon à côté. Nous en fûmes pourtant instruits par le
fracas que fit tout à coup un nouveau venu de haute apparence et qui n'était
autre que le directeur dont j'ai parlé. En entrant, il dit à voix haute : Ils
ne savent pas qu'ils ont affaire à des furieux qui les mettront hors la loi.
Reconnaissant la voix de Barras plus que sa figure, car il faisait déjà
sombre, Joséphine lui dit : Qu'y a-t-il donc ? — Oh ! mon Dieu, ce
n'est rien, c'est l'abbé qui est toujours gros de constitutions et qui
voudrait se permettre d'en mettre une au jour chez vous, madame, mais ne vous
en inquiétez pas. C'est affaire à moi de lui en ôter l'envie, ce que je ne
manquerai pas de faire quand nous serons rentrés chez nous, dans notre petit
ménage du Luxembourg. Il ne nous avait pas vus. Apercevant Mme César
Berthier, il nous salua et se retira. Ainsi, les choses se passaient, sans que, pour cette Constitution de l'an III, qui que ce soit s'insurgeât ou prit les armes. Chacun -se rendait compte qu'elle avait perdu toute autorité : on ne saurait parler de son prestige, elle n'en eut jamais. Contraints à l'accepter en vendémiaire an IV sous les fusillades et les canonnades de la Convention, les Français avaient protesté à toute occasion contre elle ; il ne s'était pas fait une élection où ses adversaires n'eussent été élus ; au premier renouvellement du Corps législatif, tout avait été compromis et, sans les armées, tout eût été brisé. Les Conventionnels au pouvoir avaient annulé les votes, déporté les députés qui leur déplaisaient, s'étaient maintenus par la force ; ils avaient substitué au régime des assemblées électorales à peu près libres celui des assemblées scissionnaires où, moyennant quelques factieux, on proclamait la division. Seuls juges des votes, les Conseils proclamaient un résultat à leur convenance et le tour était joué. Dupée et opprimée, la nation avait constamment aspiré à se libérer d'un gouvernement qu'elle méprisait et qu'elle haïssait. Nul, même des anciens ministres qui n'eût fait son plan pour renouveler cette constitution décrépite avant d'être entrée en vigueur, qui ne tenait plus après quatre ans ; ceux même qui s'en déclaraient les défenseurs semblaient ne pas en connaître les clauses et paraissaient ignorer qu'elle était immuable. Le moindre changement entraînait une révision et la révision ne pouvait avoir lieu qu'après trois propositions, faites à trois années l'une de l'autre, par les Anciens et ratifiées par les Cinq-Cents. Les articles 336 à 350 de la Constitution ne permettaient pas la moindre infraction légale, ce pourquoi tout le monde pensait à un coup d'État. Ainsi Bernadotte prétend que les cinq directeurs, réduits au nombre de trois, dont un sortirait tous les trois ans pourraient très bien faire marcher la Constitution. D'ailleurs, il la trouve bonne parce que, par l'article 135, nul ne peut aspirer à devenir directeur sans avoir été préalablement membre de l'un des deux Conseils ou ministre à portefeuille. Remplissant déjà cette condition, écrit-il lui-même, il était naturel qu'il penchât pour la conservation d'un régime qui le plaçait au niveau des rois... Quant à Bonaparte, Bernadotte ne pouvait mettre en question un homme qui avait à peine trente ans quand il en fallait quarante pour être directeur. Déjà Bonaparte aurait-il bien du mal à se soustraire au danger dont il était menacé par suite de son départ de l'Egypte, de l'abandon de son armée et de la violation de la quarantaine. C'étaient là de ces propos et de ces velléités dont Bernadotte devait se vanter toute sa vie sans que cela tirât à de grandes conséquences, et si l'on soupçonne que, sous le Consulat et sous l'Empire, il prit part à nombre de conspirations et s'arrangea pour contrarier chacune des victoires de Napoléon, on ne le surprend guère en flagrant délit, jusqu'au jour où, ayant tout machiné pour sa définitive trahison, il l'accomplit froidement. Dans ce moment chacun des hommes en place ou aspirant à être placé, spécule sur la Constitution et s'applique à ce qui pourra le mieux le contenter ; chacun remue des termes qui paraissent immuables : trois exécutifs ou cinq, deux ou trois ou quatre chambres, car il y a tant d'ambitions à contenter, tant d'appétits à satisfaire, tant de besoins à pourvoir. Sieyès s'efforce à mettre au point cette constitution qui serait un chef-d'œuvre si chacune des parties n'en était inapplicable ; Barras est prêt à entrer dans quelque combinaison que ce soit ; Roger Ducos tout autant, Moulins si on l'agrée ; quant à Gohier il sera incorruptible, jusqu'au jour où Napoléon se trouvera contenter avec un consulat général ses modestes ambitions. Tout le monde conspire clone, mais à côté, dans le salon proche, on n'est pas moins galant, amoureux, futile et plein d'inventions agréables. On ne discute pas moins de chevaux, d'équipages et de toilettes ; on n'en recueille pas moins des histoires et on n'a pas moins de plaisir à les conter. Et c'est, chez Joséphine, le personnel qu'on voyait au petit Luxembourg chez le général Barras, qu'elle y avait connu et qui compose toute sa société. On y avait fort bon ton, écrit Mme de Chastenay, et plutôt une réserve froide qu'un abandon de mauvais goût. Toutefois une partie et non la moins importante de la
société de Barras se trouvait à peu près exclue par les ordres de Bonaparte
et c'était mystérieusement, comme on a vu, que Joséphine fréquentait M.
Charles, les gens de la compagnie Bodin et les fournisseurs, quel que fût le
nom dont ils se parassent. Bonaparte, pas plus en Italie qu'en Égypte,
n'avait capitulé devant eux. Les fournisseurs et les
faiseurs d'affaires, a-t-il écrit, étaient le
fléau, la lèpre de la nation. La France entière n'aurait pas suffi à ceux de
Paris. Ils composaient une véritable puissance et ils étaient des plus
dangereux pour l'Etat dont ils obstruaient et corrompaient les ressorts par
leurs intrigues, celles de leurs agents et de leur nombreuse clientèle. Ils
composaient alois la tête de la société et ils y tenaient le premier rang. Je
fis rentrer tout ce faux lustre dans la foule. Jamais je n'en voulus élever
aucun aux honneurs : De toutes les aristocraties celle-là me semblait la pire. Or il n'y avait à la tête du Directoire, pour montrer une apparence sociale que les gens de finance et les pires ; non pas les banquiers qui, sauf Perrégaux, s'était terrés, qui n'avaient eu ni affaires à engager, ni combinaisons à suivre, mais les fournisseurs, les individus qui avaient pillé les royaumes conquis, qui les dévalisaient sous prétexte de nourrir, chausser, habiller, armer des soldats qui manquaient de tout. Et puis, à côté des voleurs, il y avait les spéculateurs, les accapareurs, les administrateurs de la famine, ceux qui faisaient de l'argent avec de la faim. Tristes métiers ! Il n'y avait pas que des Mme Angot dans les femmes de ces messieurs. Qu'était-ce donc que Mme Tallien ouvertement la maitresse d'Ouvrard, qui recevait chez elle tout Paris et toute l'Europe ? Qu'était-ce ce magnifique hôtel de la rue de Babylone, et son train, et ses perles et ses diamants sinon l'étalage de la fortune d'Ouvrard ? Et qu'était-ce, la divine Juliette, la Fausse prude qui, durant cinquante ans, joua la cruche intacte, de même qu'elle figurait la harpiste passionnée, qu'était-ce, sinon la réclame du nominé Récamier, homme plein d'économie qui, devant les Anglais, faisait tourner .W`e Bernard comme un miroir devant les alouettes et se prodiguait pour interposer des serviettes sous les pieds des riches insulaires grimpés sur les fauteuils pour regarder danser sa moitié in partibus ? Cela pour simple exemple. Si l'on avait cherché à fond qu'aurait-on trouvé ? Quelle machination avec l'ennemi ? Quelle conspiration, non pas avec le but d'agir sur l'opinion, muais avec l'objet immédiat de réaliser en France la banqueroute ? L'argent ainsi volé faisait la grandeur des individus, leur assurait des égards et une considération supérieure. Seul un soldat victorieux pouvait lutter avec l'argent et, à moins qu'il mie se laissât tenter par lui, le terrasser. Question singulièrement difficile à résoudre. Car, l'argent avait prise sur tout, cernait, conquérait tout : Où en trouver pour le nécessaire de la vie sociale si l'on rompait durement avec les gens qui le maniaient, qui en disposaient, qui en étaient les maîtres ? Où en trouver, hormis dans les poches de ceux qui le possédaient ? Un pays ruiné par l'administration la plus voleuse et la plus coûteuse en même temps ; des impôts que payaient seuls ceux qui n'avaient point su se gagner des protecteurs ; la guerre civile dans les départements de l'Ouest et du Midi, la Normandie presque conquise par l'armée royale, des brigands sur toutes les routes, et, en face d'un gouvernement sans autorité et sans crédit, l'argent seul invaincu, seul triomphant, seul dans la gloire. Tel il était qu'il était assuré qu'on ne pouvait se passer de lui et qu'il disposait de tout, puisque tout était à vendre : les consciences et le reste. Tout, hormis les soldats. Encore qu'avait-ce été de Dumouriez, qu'avait-ce été de Pichegru ? Et n'y en avait-il pas eu d'autres ? Toutefois on n'avait pu encore tâter ce Bonaparte et la conquête de l'Italie l'avait mis au-dessus des besoins courants. Par là on n'avait point prise sur lui : Mais sur sa femme ? Là, certes, pleine et entière ; mais elle ne comptait guère ou point. Et, en ce cas, une intervention d'elle près de Bonaparte eût amené une brisure. Tout le monde s'accordait à le vouloir. Pourquoi ? On n'en savait rien. Que serait-il ? Monk ou Cromwell, César ou Washington ? En tous cas autre chose que ce Directoire que toute la France honnissait. Hormis deux de ses membres nouvellement entrés, Gohier et Moulins, même Sieyès, même Roger Ducos, même Barras n'en voulaient plus. Mais il fallait quelque chose à mettre à la place : une constitution qui admît les trente ans de Bonaparte, premier point, point essentiel ; un gouvernement qui établît l'ordre dans le pays, la paix dans la nation, qui abolit la loi sur les otages et l'emprunt progressif forcé ; un gouvernement qui l'assurât les Français et qui leur garantit la sécurité sur les routes et la liberté dans leurs maisons. En fait, il y avait du côté de Bonaparte cieux au moins des membres du Directoire, et à l'user on en trouva trois ; il y avait-les ministres : celui de la Police Fouché, celui de la Justice Cambacérès, plus Talleyrand qui avait, pour quelques jours, passé la main à Reinhardt aux Relations extérieures ; tous les autres étaient prêts à s'en aller et descendaient déjà l'escalier. Au Conseil des Anciens tout le monde, la Commission des Inspecteurs de la salle à la tête ; au Conseil des Cinq-Cents, sauf une minorité factieuse, soixante membres environ, mais qui semblaient déterminés ; dans l'armée, tous les soldats et tous les chefs ; à Paris, la ville, la ville entière, écœurée du Directoire, désireuse de vivre sa vie, de ne plus être la victime des tyranneaux imbéciles et provinciaux, que renouvelait à son gré le dictateur Barras. Car ce fut lui qui, depuis le 9 thermidor, régna, tout étant à ses pieds et sous ses pieds. Ce fut lui qui, ayant fait le geste de tirer l'épée — le geste suffit — fut vraiment dictateur depuis que Robespierre eut été abattu par le pistolet de Meda jusqu'au jour où parut Bonaparte. Il était le général Barras ; il avait une maison militaire et une maison civile ; il avait une résidence d'été où il donnait à chasser ; il avait une vénerie où figuraient Girardin et d'Hanneucourt ; il avait à Chaillot une maison de plaisir dont chacune de ses maîtresses faisait successivement les honneurs. C'était ça la France ! Bonaparte l'avait toute avec lui, niais, entre elle et lui, s'interposait cette minorité des Cinq-Cents dont Barras disait chez Joséphine : Ils le mettront hors la loi. Avec le Directoire, tout a marché à merveille ; trois sur cinq des directeurs ont donné lotir démission. Il n'y a plus de gouvernement. Les Anciens ont nommé Bonaparte général en chef et ont ordonné le transfert des Conseils à Saint-Cloud. C'est leur droit constitutionnel et tout s'est passé jusque-là selon les règles. A la vérité, Bonaparte a dû prononcer un discours aux Anciens et, par un lapsus singulier, il a dit : Sachez que je suis le dieu de la guerre et le dieu de la fortune. Ce qui n'a pas été sans étonner quelques-uns. Mais cela a passé, comme fous les mots, tous les discours, toutes les phrases ; un bout de phrase a peu t-être sauté. Il aurait dû dire : Sachez que je marche accompagné du dieu de la guerre et du dieu de la fortune ; mais il n'importe. A Saint-Cloud, où l'on se retrouva le lendemain, on a
distribué à Bonaparte un rôle d'orateur qu'il joua mal. Il parla en soldat
dans une assemblée de parlementaires. Il ne se fit aucun scrupule d'exprimer
des vérités dans cette maison du mensonge. Aux Anciens où il n'était point
interrompu il n'hésita point à menacer les factieux : Si quelque orateur payé par l'étranger parlait de me mettre hors la loi,
s'écria-t-il, qu'il prenne garde de porter cet arrêt
contre lui-même. S'il parlait de me mettre hors la loi, j'en appellerais à
vous, mes braves compagnons d'armes, à vous, braves soldats, que j'ai tant de
fois menés à la victoire ! A vous, braves défenseurs de la République, avec
lesquels j'ai partagé tant de périls pour affermir la Liberté et l'Égalité.
Je m'en remettrais, braves amis, au courage de vous tous et à ma fortune ! Cela était vif déjà, singulièrement vif, mais c'était devant les Anciens et ils savaient que les mots ne comptent pas. Aux Cinq-Cents, lorsqu'il parut avec des baïonnettes derrière lui, le Conseil venait d'ordonner le renouvellement du serment à la Constitution et on achevait à peine, au milieu des cris, d'accomplir cette formalité. On ne lui laissa ni le temps, ni le moyen de dire un mot. Les factieux s'écrient : Quoi ! Des baïonnettes, des sabres, des hommes armés ! Hors la loi le dictateur ! A bas, à bas ! Vive la Constitution, vive la République. On en vient aux mains, on se rue sur lui. Les soldats l'entraînent. Lucien, président, lutte vainement pour obtenir du silence, pour justifier le Général. Ce sont les cris, les hurlements de ce qu'on nomme les belles séances. C'est le Hors la Loi que Barras a prédit et il va être prononcé. Lucien s'échappe lui aussi de la salle, monte à cheval, parle aux soldats et les enflamme. Le général Leclerc, le mari de Paulette, se présente dans la salle à la tête des grenadiers. Il invite les députés à se retirer. Ceux-ci protestent, poussent des cris, s'embrassent. Un officier commande : Grenadiers en avant ! Tambours, la charge ! Et les tambours battent au-devant des soldats, baïonnettes basses. Et les députés en poussant des cris de : Vive la République ! se dispersent dans les cours et les jardins du Palais laissant tomber çà et là sur la terre détrempée les toges rouges qu'ils passent sur leurs habits et les colbachs écarlates qui font leurs coiffures. Sans Lucien, sans Leclerc et Murat, cette affaire, qui, au point de vue des parlementaires, était la mieux montée et la plus efficace, qui devait réussir au premier coup sans difficulté, eût misérablement échoué, peut-être par l'insuffisance parlementaire du général Bonaparte. Les Révolutionnaires eussent vaincu, s'il n'avait eu pour lui un tambour et quelques baïonnettes. Au lieu que ce fût Bonaparte ce fut Barras : il quitta le Luxembourg emportant ce papier : BONAPARTE, GÉNÉRAL EN CHEF Ordonne Au commandant de la barrière Charenton de laisser passer le directeur Barras qui se rend il sa maison de campagne de Grosbois. Le commandant du 9e régiment de dragons restera avec l'ex-directeur Barras autant de temps qu'il le jugera a propos et le protégera contre quel qu'attroupement que ce soit. BONAPARTE. Cachet. Sic transit gloria mundi. |