Rue de la Victoire, n° 6 — rue Chantereine jusqu'au 8 nivôse an VI (28 décembre 1797) où l'administration centrale du Département voulant consacrer le triomphe des armées françaises par un de ces monuments qui rappellent la simplicité des mœurs antiques, donna à la rue qu'habitait le conquérant de l'Italie le nom de la Victoire ; rue de la Victoire donc, une porte cochère à attributs militaires, entre deux murs très approchés, donne accès à un long passage à ciel ouvert entre cieux maisons qui ont leur façade sur la rue. Large assez pour le passage d'une voiture, il conduit à une cour sur les côtés de laquelle sont les services et les communs. Au fond, un jardin, et, dans ce jardin, l'hôtel, construit sur quatre faces avec pans coupés aux angles, un rez-de-chaussée, un étage et des mansardes. Entre deux lions de pierre, par quelques marches, on accède à un perron demi-circulaire que Joséphine a fermé pour donner à la maison un vestibule qui y manquait. Ce vestibule, tendu en toile de coutil, est orné de trophées militaires sculptés et peints. De là, on passe dans la salle à manger, disposée en ovale avec avancée sur le jardin ; meubles très simples dont deux petits buffets en chêne clair, un petit thyrse surmonté d'une pomme de pin formant baguette de recouvrement du vantail de dessus. A côté, un cabinet, pavé de mosaïque, sert de petit parloir ; de la salle à manger on va au salon, la plus grande pièce de la maison ; une belle cheminée, entre une croisée descendant jusqu'au parquet et une porte vitrée par laquelle on accède au jardin. A ce salon, succède une pièce plus petite, décorée d'une frise de près de un mètre de hauteur, dessinée, assure-t-on par David et peinte sous sa direction. Elle représente des scènes où des héros antiques brandissent des épées et agitent des lances : certains disputent le prix de la course ; d'autres s'adonnent à l'agriculture ; un groupe de deux ou trois jeunes gens courent, le javelot haut, comme s'apprêtant à le lancer ; certains portent des pièces d'armures, d'autres des faucilles, des gerbes et des fleurs. C'est la Paix et la Guerre. Sur le stylobate, des bas-reliefs, imitant le bronze, montrent de même des héros, qui doivent tenir compagnie au vainqueur de l'Italie. On monte à l'unique étage par un tout petit escalier tournant, praticable pour une personne de front ; après quelques marches, on accède à un cabinet- de bains entresolé ; et, après l'évolution, à un petit salon, qui précède la chambre de Napoléon et de Joséphine. Celle-ci est toute militaire : Les lits jumeaux, qu'un ressort écarte ou rapproche, sont exécutés sur des modèles antiques et le bois dans lequel ils sont taillés est peint en couleur bronze ; des tambours servent de sièges ; les meubles ont des formes disgracieuses et raides, mais tout a été mis comme l'a voulu Joséphine au dernier goût. A côté s'ouvre le cabinet de toilette : c'est une pièce toute tendue de glaces, séparées par de légers arceaux, sur lesquels sont peints à fond gris, des papillons et des oiseaux. Le décor est très léger, presque imperceptible ; tout va aux glaces ; de sorte qu'aucun détail de la toilette n'est perdu pour celle qui, du centre, s'examine et qui répète ses gestes. Aux mansardes, les gens. Rien de plus. C'est bien une maison d'amour, la maison de Julie, et la façon dont elle est déguisée à présent, si elle est à la mode, la dépasse étrangement. Lors de l'achat fait par Bonaparte en 1796, la superficie-était de 60t toises, soit 1.171 mètres ; lors de la donation faite par lui, le y décembre 1806, au général et à Mme Lefebvre Desnoëttes, la superficie est de 3.104 mètres. Ainsi a-t-elle triplé et la valeur depuis 1796 a suivi la même hausse passant de 44 fr. 78 à 200 francs le mètre carré. Par une étrange coïncidence, cette rue Chantereine traversait l'ancien marais de la Victoire. C'était la ruellette au marais des Porcherons, ou au marais de la Victoire, ainsi nommé de l'abbaye de la Victoire fondée à Senlis par Philippe-Auguste, après la bataille de Bouvines, pour son chef d'état-major, l'évêque de Senlis. La ruelle des Postes, devenue ensuite rue Chantereine, est donc retournée à son nom d'origine, et elle y est retournée dans la gloire française : Arcole et Lodi peuvent marcher avec Bouvines. Les Pyramides et Aboukir ne les déparent point. Mais cela ne rend point la maison plus commode, plus ample et peut-on dire moins fille. La caque sent toujours le hareng. Aussi Joséphine, depuis le retour d'Italie, y a habité quatre mois au plus, du i3 nivôse an VI (2 janvier 1798) au 15 floréal an VI (4 mai), puis cinq autres mois, depuis le 30 fructidor an VI où elle y est rentrée de Plombières jusqu'au début de floréal an VII où elle s'est établie dans son château de Malmaison. Malmaison c'est Joséphine. Partout ailleurs elle est une passante ; ici, elle est chez elle. Elle y est établie pour les siècles, bien qu'elle y ait vécu à peine une quinzaine d'années, encore combien coupées, morcelées par des voyages, de longs séjours en d'autres maisons qui ne peuvent la retenir. Son cœur est à Malmaison et c'est là qu'elle voudrait vivre. Au moins y est-elle morte. On ne saurait dire qu'elle n'a point désiré cette demeure, qu'elle ne l'a point souhaitée depuis sa lune de miel (celle avec Beauharnais) où il semble bien qu'elle vint à Croissy ; à coup sûr, tout de suite après sa séparation. Et puis, pendant la Terreur, lorsqu'elle fréquenta intimement chez le citoyen Chanorier, ci-devant seigneur de Croissy, qui était homme de bon conseil et accueillait même alors une nombreuse compagnie. En ce paysage que nous parvenons à peine à nous figurer avec sa rusticité paysanne, le château de Malmaison — Maladomus — apparaissait, vaste caserne formant, avec les communs, les écuries, les bâtiments de ferme, une sorte de demeure seigneuriale au milieu des prés, des vignes, des petits bois qui lui servaient de cadre. Cette ferme était assez forte pour loger sept chevaux, douze vaches, cent cinquante moutons, des cochons en nombre et une grande basse-cour. Elle était, comme dans la plupart des demeures analogues, collée à la maison d'habitation, afin que le propriétaire put surveiller son bien. On faisait valoir, mais de tout près, quitte à en sentir les inconvénients et que le fumier fût assez approché pour que les mouches envahissent le salon et la salle à manger. Le produit principal était la vigne ; on faisait, par an, cent vingt pièces d'un vin fort proche de l'Argenteuil et qui ne manquait pas plus d'amateurs que tous ces vignobles de l'Ile de France où le raisin ne mûrit plus. On vendait, année moyenne, la pièce de ce vin suret et joyeux cinquante livres, ce qui faisait bien près de deux cents francs d'aujourd'hui, C'est de ces vins qui n'empâtent pas la bouche, qui y laissent un goût léger de framboise et, s'ils montent à la tête, y portent des chansons joyeuses. Si lieu d'alcool qu'ils ne sauraient nuire, assez pour qu'ils fassent regarder la vie, les êtres et les choses avec une douceur attendrie. C'étaient là nos vins de pays ; mais le soleil a cessé de les dorer, et ils sont morts. Il y a en France bien des Malmaisons. Il en est de récemment illustres. On assure que celui-ci a retenu son appellation des Normands qui, au IXe siècle, y laissèrent un mauvais renom. Au XIIIe siècle, il y a là une grange qui dépend de l'église de Rueil et qui est fieffée à l'abbaye de Saint-Denis. Au xvie, uni conseiller au Parlement de Paris, Christophe Perrot, y établit sa campagne et il en relève la seigneurie. Au XVIe, une Perrot le porte par mariage aux Barentin, lesquels, quoique gardant le fond, aliènent l'usufruit à des personnages qui, sans compter, y dépensent leur argent, qui élèvent peu à peu des bâtiments et lui donnent une apparence de château. En 1764, après plus de deux siècles de possession — neuf générations d'hérédité — Barentin, le futur garde des sceaux, vend sa seigneurie de Malmaison à Mme Daguesseau née de Nolent, veuve toute récente de l'aîné des fils du chancelier. Celle-ci la garde sept ans et, en 1771,la revend à M. et Mme Lecouteulx du Moley. Ce sont ces Lecouteulx, des gens de finance, d'une finance qui touche à la robe et qui y pénètre, intelligents, instruits, aimant les lettres et se disant, se croyant peut-être libéraux. Avec eux s'achève la réputation de Malmaison, commencée par une Mme Harenc qui en fut locataire et qui avait pris Marmontel comme précepteur de son petit-fils. Avec les Lecouteulx, on a Delille, on a Mine Lebrun, on a le duc de Crillon et le comte-duc d'Olivares. L'on a aussi M. l'abbé Sieyès et M. Lecouteulx ne lui cède en rien dans ses attaques contre la noblesse. Il semble avoir gardé une rancune tenace de ce que son grand-père acheta, pour paraître anobli, une charge de secrétaire du roi en 1702 et de ce que sa femme empruntait un titre de comtesse. Aussi fut-il, aux premiers jours de la Révolution, de ceux qui déclaraient qu'elle n'allait pas assez vite et qui eussent conspiré la radicale abolition des aristocrates. Ces messieurs l'obtinrent, et celle du trône, et celle du roi, et celle des financiers ; ce qui leur parut grave. M. Lecouteulx qui était seul de son espèce, échappa au sort des receveurs et des fermiers généraux. Il avait des amis qui le servirent, moyennant qu'il se terrât à sa campagne ; mais cela ne manqua point de lui coûter. De plus, les financiers, même ceux qui avaient suivi l'abbé Sieyès jusque dans son vote régicide, n'avaient guère à compter sur leurs anciennes affaires, la plupart étaient ruinés, au moins gênés et aspiraient à vendre les biens fonciers qui leur restaient pour se faire des capitaux. Tel était le cas de M. Lecouteulx. Déjà, depuis cieux ans, il cherchait un acquéreur. Il prétendait qu'à son retour d'Italie, le général Bonaparte était venu sur place et qu'il lui avait offert 300.000 francs ; c'était, cela, durant l'hiver de l'an V, alors que Bonaparte préparait l'expédition d'Angleterre. Joséphine a repris l'affaire en ventôse an VII. C'est le moment où son mari est à Jaffa, visite les pestiférés, arrive devant Acre. Nulle heure dans sa vie n'est davantage tragique. Joséphine risque cela comme elle commanderait une robé. Son beau-frère Joseph, chargé par le Général de lui payer sa pension de 40.000 francs par an, a pris sur lui de lui couper les vivres. Ce n'est point d'Égypte qu'elle 'a reçu quoi que ce soit et si, de Saint-Domingue, Toussaint-Louverture a imaginé de lui envoyer une remise de la plantation Beauharnais, c'est là un coup de chance dont on ne saurait espérer la répétition. Pourtant M. Chanorier, son envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire près de Mme du Motley, remue devant elle les milliers de francs comme si elle les possédait. Il faut, lui dit-il, au moins de 20 à 25.000 livres de rente à joindre au revenu de la Malmaison pour ne pas y être gênée. Mais n'y a-t-il pas là près de quatre cents arpents, trois cent quatre-vingt-sept si l'on veut, aménagés en froment, vignes, bois et prairies ? cela fait, à l'arpent de Paris, cent vingt-neuf hectares et, à 300.000 francs, cela met l'hectare à 2.334 francs. A la vérité il y a le château et les communs, les arbres des bois et ceux du parc. Mais qu'est-ce que tout cela ? Mme Lecouteulx qui s'entend en affaires et ne prend les propositions de Chanorier que pour les répéter à son mari, discute les détails et finit par demander 290.000 francs pour le château, les glaces et. le reste ; on s'arrangera à 15.000 pour le mobilier, à 25.000 pour les chevaux et vaches, les récoltes engrangées et les semences. Enfin, il y aura les droits du fisc. Tout cela monte à 360.000 francs. Finalement, après une offre de 290.000 qu'a faite Chanorier et qui semblerait son ultimatum, Joséphine se ravise et offre 310.000, tout compris et les clefs à la main. Les notaires, lorsqu'on traite officiellement le 2 floréal an VII, réduisent le prix à 225.000 francs. Il y a de plus 37.516 francs pour le mobilier qu'il faut payer comptant, et 9.111 pour droits de mutation. Si bien que s'agissant de fournir un acompte sur le capital, Joséphine est contrainte d'emprunter 15.000 francs du citoyen Lhuilier qui est régisseur des Lecouteulx et qui s'assure ainsi sa place, quoi qu'il advienne. Aussitôt, et moyennant cet acompte, Joséphine se met en possession et s'installe. On a dit qu'elle n'était point seule clans le château où elle avait conservé tout entier le mobilier des Lecouteulx datant déjà, mais très campagne, et sans rien qui sentit Paris. Cela était du bon ton de grands bourgeois et l'on n'y trouvait pas l'action de la mode. Du vestibule qui fait salle de billard, à droite on entre clans deux salons qui se commandent et l'on accède à l'escalier ; à gauche, à la salle à manger et à deux pièces assez grandes. Au premier et au second étage, des chambres à coucher s'ouvrent tout à la suite sur un couloir. Dans les pavillons d'angle au dernier étage une belle lingerie, aménagée à souhait. Rien de cela n'est rare, curieux, précieux ; c'est une bonne grande maison, au milieu d'un beau parc, et surtout d'un vaste faire-valoir : c'est une maison qui a gardé la distribution rudimentaire en usage, sans aucune des fantaisies que le passé sut aménager pour donner alternativement les deux expositions nord et sud, sans aucune des commodités que le siècle nouveau saura introduire ; une maison avenante et, si l'on peut dire bon enfant, où du jardin, l'on pénètre tout droit dans les appartements, où l'on trouve pour vous faire accueil d'aimables visages. Sans doute ; mais 300.000 francs ! et Joséphine qui n'a pas le premier sou pour les payer et qui doit à dieu et à diable, rame de tous côtés pour trouver de l'argent. Elle écrit le 12 fructidor (an VII) 29 juillet 1792 à Rousselin : Votre lettre, aimable citoyen, m'a touchée par l'intérêt que vous prenez à ma triste position, triste oui Elle l'est véritablement et l'espérance d'être moins malheureuse venait chez moi en pensant que vous serez mon ange tutélaire. J'en suis si convaincue que je vous renvoie le papier que je vous avais confié. Les objections que vous avez faites ont été aplanies. Je me repose maintenant entièrement sur vous pour le succès de cette affaire, persuadée que vous y mettrez le zèle et l'intérêt qu'inspire une personne malheureuse. A Barras, avec lequel elle a une singulière querelle, relative à d'étranges potins de femme, elle fait très humblement des excuses : Mettez-moi vis-à-vis de cette femme, écrit-elle, et vous connaîtrez la vérité. Vous verrez, mon cher Barras, que je n'ai pas cessé de vous aimer et de vous estimer et que je mourrais de douleur si j'avais pu un instant vous compromettre. Je désire causer un instant avec vous demain ; mandez-moi si à cinq heures et demie, six heures, je pourrai vous trouver. Je ne puis exister avec l'idée que vous pouvez un instant soupçonner mon attachement pour vous, il durera autant que moi. Il faut croire qu'au début de l'an VIII, la question était
devenue tout à fait aiguë et qu'elle ne comptait plus, pour ainsi dire, que
sur Barras. Elle lui écrit le 8 vendémiaire an VIII (30 septembre 1791) : J'étais venue à
Paris, mon cher Barras, dans l'intention de vous voir, mais j'ai appris à mon
arrivée que vous aviez beaucoup de monde aujourd'hui. Je ne me présenterai
pas chez vous, mais faites-moi l'amitié de vouloir bien m'indiquer un jour
dans le courant de l'autre décade où je puisse vous voir un quart d'heure.
J'aime mieux que ce soit le matin à déjeuner. Depuis que j'habite la
campagne, je suis devenue si sauvage que le grand monde m'effraie.
D'ailleurs, je suis si malheureuse que je n'aime point à être un objet de
pitié pour les autres. Vous, mon cher Barras, qui aimez vos amis même
lorsqu'ils sont malheureux, je n'irai chez vous que pour vous et lorsque vous
pourrez me voir seule. Ayez donc la bonté de me dire le jour où vous pourrez
me donner à déjeuner. Je viendrai exprès de la Malmaison et je serai chez
vous à neuf heures du matin. J'ai besoin de causer avec vous, vous demander
vos conseils. Vous les devez à la femme de Bonaparte et à son amitié pour vous. En vérité, cette sauvagerie s'était rendue familière avec M. Charles, et tous les paysans, autour de Malmaison, étaient au courant des tendres promenades de la dame et des disparitions du jeune homme, toutes et quantes fois apparaissait Gohier, ou bien Rousselin, ou bien une daine, ou encore Barras. Alors, Charles s'évanouissait. Pourtant on savait qu'il existait : Gohier disait à Joséphine qu'elle devait se décider et qu'elle n'avait qu'un parti à prendre : celui du divorce. A la vérité, le moment n'était pas trop favorable, étant celui où la compagnie Bodin faisait banqueroute, mais l'amour, le grand amour couvre tout. Elle hésitait pourtant à tout casser. Si Bonaparte allait revenir, apportant les trésors de l'Orient ? Ce serait en vérité une sottise impardonnable de lui avoir préféré ce petit râblé de Charles, avec ses calembours et ses coq-à-l'âne ; drôle, oui, amusant certes, mais si commun ! Lorsque tomba sur la nappe, chez Gohier, la nouvelle que Bonaparte était en rade de Fréjus, elle n'avait point à reconquérir que le Général ; elle avait à traiter une autre affaire, que ses lettres à Gohier, à Barras, à Rousselin annoncent et qui mélangée plus ou moins à la première semblait l'inquiéter encore davantage. |