MADAME BONAPARTE - 1796-1804

 

I. — LA CAMPAGNE D'ITALIE.

 

 

Les lettres écrites par Napoléon Bonaparte à Joséphine — devenue sa femme — durant la première campagne d'Italie, sont entre les plus passionnées qui restent du XVIIIe siècle, d'où les déclarations d'amour, à des êtres imaginaires ou réels, ont déferlé jusqu'à nous comme une vague brûlante.

Dans cette vague où la sensualité le dispute au sentimentalisme, il n'est point aisé de discerner la part de la littérature, la part de l'artificiel, la part des formules et du factice et la part du naturel. Où commence le sentiment éprouvé, où se greffe le sentiment forcé, qui le discernera lorsque bien souvent l'auteur lui-même ne le pourrait ?

Chez Napoléon, peut-être est-ce moins malaisé que chez d'autres, parce qu'à côté de l'exaltation déclamatoire, le réalisme s'impose et donne pour conclusion à un morceau de passion une énumération de faits. Le morceau de passion est une suite naturelle et comme un appendice à ces premiers essais du Bonaparte d'Auxonne et de Valence, du Bonaparte du discours de Lyon[1]. Seulement, alors, sa passion se prodiguait dans le vide ; son sentiment s'exaltait sur lui-même. A présent, ce sentiment a trouvé son objet ; cette passion s'est développée autour et à propos d'une femme, à coup sûr la plus désirable qu'un jeune homme, inexpérimenté et neuf, ait pu rencontrer.

Joséphine est encore dans le complet agrément d'une joliesse pleine de grâce, qui n'ignore aucun de ses charmes et qui sait les distribuer. Aucune lourdeur, point de graisse inopportune, une longueur des membres qui assouplit tous les mouvements, peu de fraicheur, mais tel est l'emploi des farcis que nulle femme n'en est dispensée et cela égalise les teints ; dans les épaules glissantes, dans le col dégagé, dans le port de la tête, dans la souplesse et l'élégance de tout le corps, elle porte l'attirance mystérieuse des créoles et elle continue leur règne. Elle a atteint, après des expériences, la perfection de se donner et, de la part du jeune sauvage qu'elle éduque, elle n'a point à redouter la satiété. Elle est la première et la seule à régner sur ce cœur et sur ces sens. Elle le sait. Par une sorte de divination, où entre peut-être quelque peu d'amour — tout le moins de satisfaction d'être aimée et de goût sensuel — elle a momentanément uni sa fortune à celle de ce petit Corse aux yeux desquels brute du génie. Sa fortune ? C'est des dettes. Elle ne risque rien si le petit Corse lui fait banqueroute. Elle continuera à faire la femme d'affaires et la femme de plaisir. Elle continuera à éblouir, dans ce monde singulièrement naïf, les officiers de fortune, petites gens, nouvellement arrivés de leur province ou sortis de leur échoppe. Ils ouvrent les yeux si grands, que la poudre y entre toute seule. C'est un jeu pour une coquette, un jeu à peine digne d'elle, car il est trop facile.

En vérité, rien de plus simple, de plus aisé, que de prendre à la traille ces jeunes hommes qui n'ont rien vu, rien connu, rien éprouvé, qui sont neufs en tout, et qui subitement naissent à la vie comme ils arrivent aux hauts grades : en quelques mois, quelques jours, du bas de la hiérarchie au sommet. Bas-officiers, officiers subalternes hier, généraux en chef à présent. Et de l'argent, et du pouvoir, et — pourquoi pas ? — les goûts, les désirs, les passions de leur âge. Ils ne sont pas de la classe qui, hier, jouissait des agréments sociaux, se réservait le luxe et les plaisirs. Ils ont envié cette classe et ils l'ont abolie, renversée, piétinée. Pourquoi donc, sinon pour prendre sa place et, plus lourdement, avec des mains novices et des gestes gauches, avec un manque de délicatesse et d'expérience, s'essayer aux mêmes joies ? Et de celles qui ont pris part à la fête, la grande fête du temps où il faisait bon de vivre, de celles qui l'ont regardée par un trou de serrure et qui s'efforcent à répandre qu'elles y ont été invitées, certaines se trouvent à présent toutes disposées à accueillir les nouveaux venus et entreprennent leur éducation. Point d'illusion à se faire et à quoi bon ? Il n'y a rien là d'héroïque, ni de sublime. Ce sont des sentiments, des faits, des actes d'une humanité courante. La subversion sociale qu'on appelle la Révolution les appelle, les explique, les justifie. Il s'agit de vivre, de se procurer du luxe ; des agréments, du plaisir et même de l'amour. On va à qui en donne. Cela est juste.

Mme de Beauharnais est de ces femmes qui ont des besoins et qui attendent pour les satisfaire. Elle a fait des tentatives qui n'ont pas réussi, et elle ne manque pas d'essayer le général en chef de l'Armée de l'Intérieur ; elle l'a jugé du premier coup : un petit provincial, moins que cela un petit Corse, qu'elle éblouit et qu'elle étonne. Il se dit, il se croit peut-être Jacobin, Révolutionnaire, quoi encore ! Raison de plus. Elle représente pour lui l'ancienne Cour, le grand monde, Paris, et la Parisienne. Il voit en elle l'élégance, la grâce, le mystère du ton, des manières, des gestes, de quelque chose d'inaccessible à qui n'a point été éduqué d'enfance à ces façons et qui ne les acquerra jamais. Et puis quel désir elle lui inspire et comme il le sent irréalisable ! Et voici qu'elle se donne, et libéralement, car elle y trouve son plaisir. Sans doute a-t-elle pensé qu'il suffisait pour un caprice, mais lui a touché le ciel : tout ce qu'il avait rêvé, et bien mieux, s'est accompli. Lui qui n'eut de mai tresse qu'à la rencontre, il possède une femme qui est une dame, qu'il sent tellement au-dessus de lui, de son petit monde, de tout ce qu'il a connu, et cette femme, avec des sens exercés, impérieux et pleins de ressources, demeure d'une espèce supérieure, d'une classe dont il a eu trop longtemps le respect pour ne pas continuer à sentir la distance. Elle s'amuse à ce sauvage. Elle ne saura le guérir d'une brutalité immédiate qui, pour une coquette, un peu blasée, serait une diversion ; elle ne saura pas le rendre raffiné et délicat, courtois et subtil, mais elle fait effort à l'éduquer et, moyennant qu'elle le tienne en bride, elle arrive à redresser, pour un moment, certaines des habitudes de garnison, à imposer quelques-unes des formes qui distinguent les êtres policés. Pas beaucoup.

Il tient donc son rêve et il l'étreint : mais pour combien de temps ? Cette femme qu'il sent, qu'il croit tellement supérieure, cette vicomtesse, cette dame, que va-t-elle faire de lui au réveil ? Ne va-t-elle pas lui signifier son congé ou tout bonnement le mettre dehors ? Elle le quittera, elle ira à d'autres, mieux nés, plus lascifs, plus amusants, à d'autres, simplement pour changer. Quoi, il aura possédé cette femme et, après quelques nuits heureuses, le rêve s'évanouira. Il faut qu'il l'épouse, qu'il l'acquière ainsi pour jamais : c'est son moyen, il le propose dit-on, à tout le monde. Mais que faisait Don Juan ? Cette fois, au contraire des précédentes, la dame y regarde. Elle sait bien, elle, qu'en son cas, il n'y a guère qu'illusion. Elle n'est plus jeune ; elle est fanée, elle n'a point réussi à certaines tentatives. Elle a cru mettre la main sur Barras, mais elle n'est qu'une brebis du troupeau. Barras a une femme : elle est en Provence, quelque part, point gênante, mais existante. Il n'y a pas à épouser Barras ; comme amant, il est utile, certes, mais il est las et de toute façon. Ce petit Bonaparte, ce n'est pas grand'chose, mais si on épouse on n'est pas tenu de le dire. On peut bien garder son nom, et puis il y a toujours le divorce. Qu'importe une formule bredouillée au nom de la Loi pour justifier une conjonction qui remonte à quelques mois ? Ceci est sans importance : la carte est couverte. Si elle gagne, on verra bien. Si elle perd, on la jette au panier et c'est tout. Le passé est soigneusement liquidé, réglé, mis en compte : ce qui regarde Beauharnais et les enfants. L'avenir de même, avec contrat en forme. Séparation à e biens, d'autant plus facile à établir qu'il n'y a rien, sans doute, d'un côté ni de l'autre.

Qui sait ? Ne serait-ce pas celui des conjoints qui passe pour le pauvre qui serait le riche. Bonaparte parlera tout à l'heure des 40.000 francs qu'il aurait retirés des biens en Corse ! 40.000 francs ! Les enfants Bonaparte se seraient partagé 320.000 francs, sans parler de ce qui était revenu à leur mère. Alors pourquoi, comme réfugiés corses, la mère et les filles, couturières, touchent-elles 188 livres 6 sols 8 deniers par mois, conformément aux lois des 27 vendémiaire, 26 brumaire, 25 fructidor an III ? Il y a des miracles : celui-ci s'est produit avant la reprise de la Corse et parait d'autant plus merveilleux. Pour Joséphine, elle étend un nuage qui sied à sa divinité, sur ces biens dont on ne saurait supputer le montant. Il ne faut point pénétrer le secret des déesses. Le 20 pluviôse (19 février), les bans du mariage sont publiés ; le 5 ventôse (25 février), Joséphine se fait délivrer un acte de notoriété qui la dispense de présenter son acte de baptême ; le 17 (7 mars), est rédigé un rapide inventaire du mobilier délaissé par Beauharnais ; le 18 (8 mars), signature du contrat, le 19 (9 mars), mariage ; le 21 au soir, après avoir annoncé son mariage au Directoire, il part pour prendre le commandement de son armée.

C'est donc le 22 ventôse an IV (12 mars 1796), qu'il a commencé à lui écrire[2].

Bonaparte a pris la route de Bourgogne passant par Provins, Nogent, Troyes, Châtillon-sur-Seine où il fait rédiger une procuration qu'il envoie à Joséphine avec une première lettre non retrouvée. Il continue sur Chanceaux où il est à 6 heures du soir et d'où il écrit :

I. — À LA CITOYENNE BEAUHARNAIS, RUE CHANTEREINE, À PARIS.

Chanceaux, 24 ventôse an IV. (14 mars 1796.)

Je t'ai écrit de Châtillon et je t'ai envoyé une procuration pour que tu touches différentes sommes qui me reviennent. Ce doit être 70 louis en numéraire, 15.000 livres en assignats.

Chaque instant m'éloigne de toi, adorable amie, et chaque instant je trouve moins de force pour-are éloigné de toi. Tu es l'objet perpétuel de ma pensée ; mon imagination s'épuise à chercher ce que tu fais ; si je te vois triste, mon cœur se déchire et ma douleur s'accroit. Si tu es gaie et folâtre avec tes amies, je te reproche d'avoir bientôt oublié la douloureuse séparation de trois jours ; tu es alors légère et dès lors tu n'es affectée par aucun sentiment profond. Comme tu vois, je ne suis pas facile à me contenter ; mais, ma bonne amie, c'est bien autre chose si je crains que ta santé ne soit altérée ou que tu aies des raisons d'être chagrine que je ne puis deviner ! Alors, je regrette la vitesse avec laquelle l'on m'éloigne de ton cœur. Je sens vraiment que ta bonté naturelle n'existe plus pour moi et que ce n'est que tout assuré qu'il ne t'arrive rien de fâcheux que je puis être content. Si l'on me lait la question si j'ai bien dormi, je sens qu'avant de répondre, j'aurais besoin de recevoir un courrier qui m'assurât que tu as bien reposé. Les maladies, la fureur des hommes ne m'affectent que par l'idée qu'ils peuvent te frapper, ma bonne amie. Que mon génie qui m'a toujours garanti au milieu des plus grands dangers, t'environne, te couvre, et je me livre découvert. Ah ! ne sois pas gaie, mais un peu mélancolique et surtout que ton âme soit exempte de chagrin comme ton beau corps de maladie. Tu sais ce que dit là-dessus notre bon Ossian. Ecris-moi ma tendre amie et bien longuement et reçois mille et un baisers de l'amour le plus tendre et le plus vrai.

BONAPARTE[3].

Il est arrivé le 30 ventôse (20 mars) à Marseille où il a annoncé son mariage à sa mère et à ses sœurs et posé ses conditions pour l'attitude qu'elles doivent prendre vis-à-vis de sa femme. Dans la journée du 4 germinal (25 mars) il passe à Toulon et arrive à Antibes. Le 6 (26 mars) il est à Nice.

Le 7, il lance cette proclamation à son armée :

Soldats, vous êtes nus, mal nourris ; le gouvernement vous doit beaucoup il ne peut rien vous donner, votre patience, le courage que vous montrez au milieu de ces rochers sont admirables ; mais ils ne vous procurent aucune gloire, aucun éclat ne rejaillit sur vous. Je veux vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde. De riches provinces, de grandes villes seront en voire pouvoir ; vous y trouverez honneur, gloire et richesses. Soldats de l'armée d'Italie, manqueriez-vous de courage ou de constance ?

Le 10 germinal, il écrit à Barras : Donne-moi des nouvelles de Paris ; un petit baiser à Mmes Tallien et Châteaurenaud : à la première sur la bouche, à la seconde sur la joue. Mes compliments à Tallien et seulement un baiser à ma femme, mais un, baiser affectueux[4].

II. — A LA CITOYENNE BONAPARTE, CHEZ LA CITOYENNE BEAUHARNAIS, RUE CHANTEREINE, N° 6, A PARIS.

Nice, 10 germinal an IV. (31 mars 1796.)

Je n'ai pas passe un jour sans t'aimer ; je n'ai pas passé une nuit sans te serrer dans mes bras ; je n'ai pas pris ma tasse de thé sans maudire la gloire et l'ambition qui me tiennent éloigné de lionne de ma vie. Au milieu des affaires, à la tête des troupes, en parcourant les camps, mon adorable Joséphine est seule dans mon cœur, occupe mon esprit, absorbe ma pensée. Si je m'éloigne de toi avec la vitesse du torrent du Rhône, c'est pour te revoir plus vite. Si, au milieu de la nuit, je me lève pour travailler c'est que cela petit avancer de quelques jours l'arrivée de ma douce amie, et cependant, dans ta lettre du 23, du 26 ventôse, tu me traites de vous. Vous toi-même ! Ah ! mauvaise, comment as-tu pu écrire cette lettre ! Qu'elle est froide ! Et puis, du 23 au 26, restent quatre jours ; qu'as-tu fait, puisque tu n'as pas écrit à ton mari ?... Ah ! mon amie, ce vous et ces quatre jours me font regretter mon antique indifférence. Malheur à celui qui en serait la cause ! Puisse-t-il, pour peine et pour supplice, éprouver ce que la conviction et l'évidence [qui servit ton ami ?] me feraient éprouver ! L'Enfer n'a pas de supplice ! ni les furies de serpent ! Vous ! vous. Ah ! que sera-ce dans quinze jours ?... Mon âme est triste, mon cœur est esclave et mon imagination m'effraie... Tu m'aimes moins, tu seras consolée. Un jour tu ne m'aimeras plus ; dis-le moi ; je saurai au moins mériter le malheur... Adieu, femme, tourment, bonheur, espérance et aine de ma vie, que j'aime, que je crains, qui m'inspire des sentiments tendres qui m'appellent à la nature et des mouvements tempétueux aussi volcaniques que le tonnerre. Je ne te demande ni amour éternel, ni fidélité, mais seulement... vérité : franchise sans bornes. Le jour que tu dirais JE T'AIME MOINS sera le dernier de mon amour ou le dernier de ma vie. Si mon cœur était assez vil pour aimer sans retour, je le hacherais avec les dents. Joséphine ! Joséphine ! Souviens-toi de ce que je t'ai dit quelquefois : La nature m'a fait l'âme forte et décidée. Elle t'a l'aile de dentelle et de gaze. As-tu cessé de M'aimer ? Pardon, crie de ma vie, mon âme est tendue sur de vastes combinaisons. Mon cœur, entièrement occupé par toi a des craintes qui me rendent malheureux. Je suis ennuyé de ne pas t'appeler par ton nom[5]. T'attends que tu me l'écrives. Adieu ! Ah ! si tu m'aimes moins, tu ne m'auras jamais aimé. Je serais alors bien à plaindre.

BONAPARTE.

P.-S. — La guerre, cette année, n'est plus reconnaissable. J'ai fait donner de la viande, du pain, des fourrages ; ma cavalerie armée marchera bientôt ; mes soldats me montrent une confiance qui ne s'exprime pas ; toi seule me chagrines ; toi seule, le plaisir et le tourment de ma vie. Un baiser à tes enfants dont tu ne parles pas ! Pardi ! cela allongerait les lettres de la moitié. Les visiteurs, à dix heures du malin, n'auraient pas le plaisir de te voir. Femme ! ! ![6]

Il part de Nice, le 13 germinal (2 avril), s'arrête à Menton, d'où le 14 (3), il gagne Oneille ; avant d'y arriver, il s'arrête à Port-Maurice, d'où il écrit :

III. — A LA CITOYENNE BONAPARTE, CHEZ LA CITOYENNE BEAUHARNAIS, RUE CHANTERETNE, n° 6, A PARIS.

Port-Maurice, le 14 germinal. (3 avril 1796.)

J'ai reçu toutes tes lettres, mais aucune n'a fait mir moi l'impression de la dernière. Y penses-tu mon adorable amie, de m'écrire en ces termes ? Crois-tu donc que ma position n'est pas assez cruelle sans encore accroitre mes regrets et bouleverser mon âme ? Quel style ! Quels sentiments que ceux que tu peins ; ils sont de feu, ils brillent gnon pauvre cœur. Mon unique Joséphine, loin de toi, il n'est pas de gaieté. Loin de. toi le monde est un désert où je reste isolé et sans éprouver la douceur de m'épancher. Tu m'as ôté plus que mon âme, tu es l'unique pensée de ma vie. Si je suis ennuyé du tracas des affaires, si j'en crains l'issue, si les hommes me dégoutent, si je suis prêt à maudire la vie, je mets la main sur mon cœur, ton portrait y bat[7] ; je le regarde et l'amour est pour moi le bonheur absolu et tout est riant, honnis le temps que je me vois absent de mon amante.

Par quel art as-tu su captiver toutes mes facultés, concentrer en toi mon existence morale ? C'est une [......], ma douce amie, qui ne finira qu'avec moi. Vivre pour Joséphine, voilà l'histoire de ma vie. J'agis pour arriver près de toi. Je me meurs pour t'approcher. Insensé ! Je ne m'aperçois pas que je m'en éloigne Que de pays, que de contrées nous séparent ! Que de temps avant que tu lises ces caractères, faible expression d'une rime émue où tu règnes. Ah ! mon adorable femme, je ne sais pas quel sort m'attend, mais s'il m'éloigne plus longtemps de toi, il me serait insupportable. Mon courage ne va pas jusque-là. Il fut un temps où je m'enorgueillissais de mon courage et quelquefois, en jetant les yeux sur le mal que pourraient me faire les hommes, sur le sort que pourrait me réserver le destin, je fixais les malheurs les plus inouïs sans froncez le sourcil, sans me sentir étonné ; mais, aujourd'hui, l'idée que ma Joséphine peut être mal, l'idée qu'elle pourrait être malade et surtout la cruelle, la funeste pensée qu'elle pourrait m'aimer moins, flétrit mon âme, arrête mon sang, me rend triste, abattu, ne me laisse pas même le courage de la fureur et du désespoir. Je me disais souvent jadis : Les hommes ne peuvent rien à celui qui meurt sans regret, mais aujourd'hui, mourir sans être aimé de toi, mourir sans cette certitude, c'est le tourment de l'enfer, c'est l'image vive et frappante de l'anéantissement absolu. Il me semble que je me sens étouffé. Mon unique compagne, toi que le sort a destinée pour faire avec moi le voyage pénible de la vie, le jour où je n'aurais plus ton cœur sera celui où la nature sera pour moi sans chaleur et sans végétation... Je m'arrête, ma douce amie, mon âme est triste, mon corps est fatigué, mon esprit est alourdi. Les hommes m'ennuient...Je devrais bien les détestez, ils m'éloignent de mon cœur.

Je suis à Port-Maurice, près Oneille. Demain je suis à Albenga. Les deux armées se remuent. Nous cherchons à nous tromper. Au plus habile la victoire. Je suis assez content de Beaulieu, il manœuvre bien. Il est plus fort que son prédécesseur. Je le battrai, j'espère, de la belle manière. Sois sans inquiétude. Aime-moi comme les yeux, mais ce n'est pas assez. Comme toi, plus que toi, que ta pensée, ton esprit, la vie, ton tout. Douce amie, pardon ne-moi, je délire. La na tare est faible pour qui sent vivement, pour celui que tu aimes.

B.

Barras, Sucy[8], Mme Tallien[9], amitié sincère ; à Mme Châteaurenaud[10], civilité à usage ; à Eugène, à Hortense, amour vrai.

Adieu, adieu, je me couche sans toi, je dormirai sans toi. Je l'en prie, laisse-moi dormir. Voilà plusieurs nuits on je te sens dans mes bras, songe heureux, mais, mais, ce n'est pas toi.

Il n'a fait qu'une halte à Port-Maurice et est arrivé le 16 germinal (5 avril) à Albenga.

IV. — LA CITOYENNE BONAPARTE, CHEZ LA CITOYENNE BEAUHARNAIS, RUE CHANTEREINE, N° 6, CHAUSSÉE D'ANTIN, A PARIS.

(L'adresse de l'écriture d'un scribe)

Albenga, le 16 germinal. (5 avril.)

Il est une heure après minuit. L'on m'apporte une lettre. Elle est triste, mon émue en est affectée. C'est la mort de Chauvet[11]. Il était commissaire ordonnateur en chef de l'armée. Tu l'as vu chez Barras quelque fois. Mon amie, je sens le besoin d'être consolé. C'est en t'écrivant à toi seule dont la pensée peut tant influer sur la situation morale de mes idées à qui il faut que j'épanche mes peines. Qu'est-ce que l'avenir ? Qu'est-ce que le passé ? Qu'est-ce que nous ? Quel fluide magique nous environne et nous cache les choses qu'il nous importe le plus de connaître ? Nous passons, nous vivons, nous mourrons au milieu du merveilleux. Est-il étonnant que les prêtres, les astrologues, les charlatans aient profité de ce penchant, de celle circonstance singulière pour promener nos idées et les diriger an gré de leurs passions ?

Chauvet est mort. Il m'était attaché. Il a rendu à la patrie des services essentiels. Son dernier mot a été qu'il pariait pour me joindre. Mais oui. Je vois son ombre, il erre dans les combats, il siffle dans l'air, son âme est dans les nuages, il sera propice à 'non destin. Mais, insensé, je .verse des larmes sur l'amitié et qui me dit que déjà je n'en aie à verser d'irréparables. Aine de mon existence, écris-moi tous les courriers ; je ne saurais vivre autrement. Je sais ici très occupé. Beaulieu remue son armée. Nous sommes en présence. Je suis un peu fatigué. Je suis tous les jours à cheval.

Adieu, adieu, adieu. Je vais dormir, car le sommeil me console. Il te place à mes côtés, je te serre dans mes bras ; mais au réveil, hélas, je me trouve toujours loin de toi. Bien des choses à Barras, à Tallien et à sa femme[12].

V. — LA CITOYENNE BONAPARTE, RUE CHANTEREINE, N° 6, CHAUSSÉE D'ANTIN, A PARIS.

(L'adresse de l'écriture d'un scribe.)

Albenga, le 18 germinal[13].

Je reçois une lettre que tu interromps pour aller, dis-tu, à la campagne. Et après cela tu te donnes le ton d'être jalouse de moi qui suis ici accablé d'affaires et de fatigues. Ah ! ma bonne amie ! Il est vrai que j'ai tort. Dans le printemps, la campagne est belle et puis l'amant de dix-neuf ans s'y trouvait sans doute. Le moyen de perdre un instant de plus à écrire à celui qui, éloigné de trois cents lieues de toi, ne vit, ne jouit, n'existe que pour ton souvenir, qui lit tes lettres comme on dévore, après six heures de chasse, le mets qu'on aime. Je ne suis pas content. Ta dernière lettre est froide comme l'amitié. Je n'y ai pas trouvé le feu qui allume tes regards et que j'ai cru quelquefois y voir. Mais quelle est ma bizarrerie ! J'ai trouvé que tes lettres précédentes oppressaient trop mon aime ; la révolution qu'elles produisaient attaquait mon repos et asservit mes sens. Je désirais des lettres plus froides, mais elles me donnent le glacé de la mort. La crainte de ne pas être aimé de Joséphine l'idée de la voir inconstante, de la... mais je me forge des peines. li en est tant de réelles, faut-il encore s'en fabriquer. Tu ne peur m'avoir inspiré un amour sans bornes sans le partager et avec Ion âme, la pensée et la raison, l'on ne peut pas, en retour de l'abandon, du dévouement, donner en échange le coup de la mort.

J'ai reçu la lettre de Mme Châteaurenaud. J'ai écrit au ministre pour [.....]. J'écrirai demain à la première à qui tu feras les compliments d'usage. Amitié vraie à Mme Tallien et Barras.

Tu ne me parles pas de ton vilain estomac, je le déteste. Adieu jusqu'à demain, mio dolce amor. Un souvenir de mon unique femme et une victoire du destin : voila mes souhaits. Un souvenir unique, entier, digne de celui qui pense à toi à tous les instants.

Mon frère est ici[14] ; il a appris mon mariage avec plaisir, il bride de l'envie ide te connaître. Je cherche à le décider à venir à Paris. Sa femme est accouchée ; elle a fait une fille. Ils t'envoient pour présent des bonbons de Gènes. Tu recevras des oranges, des parfums et de l'eau de fleur d'oranger que je t'envoie.

Junot, Murat[15] te présentent leur respect.

Un baiser plus bas, plus bas QUE LE SEIN (sic).

Entre cette lettre et la suivante, il s'écoule dix-sept jours.

Le 20 germinal (10 avril), il quitte Albenga peur Savone ; le 23, il livre le combat de Montenotte et porte son quartier général à Carcare. Le 24, bataille de Millesimo. Quartier général à Carcare du 25 au 28, où il est transporté à Millesimo ; puis Salicetto le 29, Lesegno le 30 et le 1er floréal (20 avril). Le 2, bataille de Mondovi : quartier général à Lesegno le 2 et le 3. Le 4 et le 5, à Garni. Il écrit le 5 à Joséphine :

VI. — A LA CITOYENNE BONAPARTE, RUE CHANTEREINE, N° 6, A PARIS.

ARMÉE D'ITALIE

LIBERTÉ — ÉGALITÉ

Au quartier général de Carru, le 5 floréal, l'an quatrième de la République française, une et indivisible.

Le général en chef de l'Armée d'Italie.

A ma douce amie,

Mon frère te remettra cette lettre. J'ai pour lui la plus vive amitié ; il obtiendra, j'espère, la tienne. Il la mérite. La nature l'a doué d'un caractère doux, égal et inaltérablement bon. Il est tout plein de bonnes qualités. J'écris à Barras pour que l'on le nomme consul dans quelque port d'Italie. Il désire vivre éloigné, avec sa petite femme, du grand tourbillon et des grandes affaires. Je te le recommande.

J'ai reçu ta lettre du 16 et du 21. Tu as été bien des jours sans m'écrire. Que fais-tu donc ? Oui, ma bonne, bonne amie, je suis non pas jaloux, mais quelquefois inquiet. Viens vite. Je te préviens. si tu lardes, tu me trouves malade. Les fatigues ci ton absence, c'est trop à la fois.

Tes lettres font le plaisir de mes journées et mes journées heureuses ne sont pas fréquentes. Junot porte à Paris vingt-deux drapeaux. Tu dois revenir avec lui. Entends-tu. Si jamais cela n'était pas [.....], qu'il ne vienne pas, malheur sans remède, douleur sans consolation, peines continues, si j'avais le malheur de le voir revenir seul. Mon adorable amie, il le verra, il respirera dans ton temple. Peut-être même lui accorderas-tu la faveur unique et inappréciable de baiser ta joue. Et moi je serai seul ici bien, bien loin ; mais tu vas revenir, n'est-ce pas ? Tu vas être ici, à côté de moi, sur mon cœur, dans mues bras, sur ta bouche. Prends des ailes, viens, viens ! Mais viens doucement. La route est longue, mauvaise, fatigante. Si tu allais verser ou prendre mal, si la fatigue... viens doucement, mon adorable amie, mais sois souvent en (rapport ?) avec moi par la pensée.

J'ai reçu une lettre d'Hortense. Elle est tout à fait aimable. Je vais lui écrire. Je l'aime bien et je lui enverrai bientôt les parfums qu'elle veut avoir.

Lis avec attention le chant de Carthon[16] dors loin de ton bon ami, pensant à lui et sans inquiétude, ni remords.

Un baiser au cœur et puis un plus bas, bien plus bas !

B.

Je ne sais pas si tu as besoin d'argent, car tu ne m'as jamais parlé de tes affaires. Si cela était, tu en demanderas à mon frère qui a 200 louis à moi.

B.

Si tu as quelqu'un à placer tu peux me l'envoyer, je le placerai. Châteaurenaud pourrait également venir[17].

Le 6, il est à Cherasco d'où, le lendemain, il adresse à ses troupes cette proclamation qui résume les événements de la première campagne.

Quartier général. Cherasco, 7 floréal an IV. (26 avril 1796.)

Soldats, vous avez en quinze jours remporté six victoires, pris vingt et un drapeaux, plusieurs places fortes, conquis la partie la plus riche du Piémont ; vous avez fait quinze mille prisonniers, tué ou blessé plus de dix mille hommes.

Vous vous étiez jusqu'ici battus pour des rochers stériles, illustrés par votre courage, mais inutiles à la patrie. Vous égalez aujourd'hui par vos services l'armée de Hollande et du Rhin. Dénués de tout, vous avez suppléé à tout. Vous avez gagné des batailles sans canons, passé des rivières sans ponts, fait des marches forcées sans souliers, bivouaqué sans eau-de-vie et souvent sans pain. Les phalanges républicaines, les soldats de la liberté étaient seuls capables de souffrir ce que vous avez souffert. Grâces vous en soient rendues, soldats. La patrie reconnaissante vous devra sa prospérité et si, vainqueurs de Toulon, vous présageâtes l'immortelle campagne de 1794, ces victoires actuelles en présagent une plus belle encore.

Les deux armées qui naguère vous attaquaient avec audace furent épouvantées devant vous ; les hommes pervers qui riaient de votre misère et se réjouissaient dans leur pensée du triomphe de vos ennemis sont confondus et tremblants.

Mais, soldats ! vous n'avez rien fait puisqu'il vous reste encore à faire. Ni Turin, ni Milan ne sont à vous ; les cendres des vainqueurs de Tarquin sont encore foulées par les assassins de Basseville.

Vous étiez dénués de tout au commencement de la campagne : vous êtes aujourd'hui abondamment pourvus : les magasins pris à vos ennemis sont nombreux ; l'artillerie de siège et de campagne est arrivée. Soldats, la patrie a le droit d'attendre de vous de grandes choses, justifierez-vous son attente ? Les plus grands obstacles sont franchis, sans doute, mais vous avez encore des combats à livrer, des villes à prendre, des rivières à passer. En est-il entre vous dont le courage s'amollisse ? En est-il qui préféreraient retourner sur les sommets de l'Apennin et des Alpes, essuyer patiemment les injures de cette soldatesque esclave ? Non, il n'en est point parmi les vainqueurs de Montenotte, de Millesimo, de Dego et de Mondovi. Tous braient de porter au loin la gloire du peuple français, tous veulent humilier les rois orgueilleux qui osaient méditer de nous donner des fers ; tous veulent dicter une paix glorieuse et qui indemnise la pairie des sacrifices immenses qu'elle a faits ; tous veulent, en rentrant dans leurs villages, pouvoir dire avec fierté : J'étais de l'armée conquérante de l'Italie.

Amis, je vous la promets, cette conquête, mais il est une condition qu'il faut que vous juriez de remplir, c'est de respecter les peuples que vous délivrez, c'est de réprimer les pillages horribles auxquels se portent des scélérats suscités par nos ennemis, sans cela vous ne seriez plus les libérateurs des peuples, vous en seriez des fléaux ; vous ne seriez pas l'honneur du peuple français, il vous désavouerait. Vos victoires, votre courage, vos succès, le sang de nos frères morts au combat, tout serait perdu, même l'honneur et la gloire. Quant à moi et aux généraux qui ont votre confiance nous rougirions de commander à une armée sans discipline, sans frein, qui ne connaîtrait de toi que la force. Mais, investi de l'autorité nationale, fort de la justice et par la toi, je saurai faire respecter à ce petit nombre d'hommes sans courage et sans cœur, les lois de l'humanité et de l'honneur qu'ils foulent aux pieds. Je ne souffrirai pas que des brigands souillent vos lauriers. Je ferai exécuter à la à rigueur le règlement que j'ai fait mettre à l'ordre. Les pillards seront impitoyablement fusillés. Déjà plusieurs l'ont été :j'ai eu lieu de remarquer avec plaisir l'empressement avec lequel les bons soldats de l'armée se sont portés pour faire exécuter les ordres.

Peuples de l'Italie, l'armée française rient pour rompre vos chaînes : le peuple français est l'ami de tous les peuples. Venez avec confiance au-devant : vos propriétés, votre religion et vos usages seront respectés.

Nous faisons la guerre en ennemis généreux et nous n'en voulons- qu'aux tyrans qui vous asservissent.

Le 8 (27 avril) à 2 heures du matin, le général en chef reçoit du général Colli la demande d'un armistice. Il négocie le soir avec les envoyés du roi de Sardaigne, le général de la Tour et le marquis Costa ; le 9 (28), à deux heures du matin, l'armistice est signé. Le Piémont est livré à l'armée française. On y remarque à l'article 5 : Il sera accordé le passage par le chemin le plus court aux courriers extraordinaires et aides de camp que le général en chef de l'Armée française voudrait envoyer à Paris ainsi que pour le retour.

C'est ainsi que Napoléon écrit le 10 floréal, sans avoir consulté le Directoire sur l'opportunité de la venue de Joséphine.

VII. — A LA CITOYENNE BONAPARTE, RUE CHANTEREINE, N° 6, A PARIS.

Cheruble (?), le 10 floréal. (26 avril 1796.)

Murat, qui te remettra cette lettre, t'expliquera, mon adorable amie, ce que j'ai fait, ce que je ferai, ce que je désire. J'ai conclu une suspension d'armes avec le roi de Sardaigne. J'ai, il y a trois jours, expédié Junot avec mon frère, mais ils arriveront après Murat qui passe par Turin. Je écrivais par Junot de partir avec lui pour me venir joindre ; je te prie aujourd'hui de partir avec Mural, de passer par Turin ; tu abrégeras de quinze jours. Il sera donc possible que je te voie ici avant quinze jours. Viens : cette idée me transporte de joie ; ton logement est prêt à Mondovi et à Torione ; tu pourras de Mondovi aller [.....] à Nice et à Gênes et de là dans le reste de l'Italie, si cela te fait plaisir. Mon bonheur est que tu sois heureuse, ma joie que tu sois gaie, mon plaisir que tu en aies. Jamais femme ne fut aimée avec plus de dévouement, de feu et de tendresse. Jamais il n'est possible d'être plus entièrement maigre d'un cœur et d'en dicter tous les goûts, les penchants, d'en former tous les désirs. S'il en est autrement de toi, je déplore mon aveuglement, je te livre aux remords de ton âme ; et si je n'en meurs pas de douleur, froisse pour la vie, mon cœur ne s'ouvrirait plus an sentiment du plaisir ou de la douceur ; triste, fier ou froissé, ma vie serait toute physique ; car j'aurai, en perdant ton amour, ton cœur, ton adorable personne, perdu tout ce qui rend la vie aimable et chère !

Ah ! alors, je ne regretterai plus de mourir et peut-être réussirai-je à la recevoir au champ d'honneur. Comment veux-tu, ma vie, que je ne sois pas triste. Pas de lettre de toi, je n'en reçois que tous les quatre jours, au lieu que si tu m'aimais tu m'écrirais deux fois par jour ; mais il faut jaser avec les petits messieurs visiteurs dès dix heures du matin et puis écouter les sornettes et les sottises de cent freluquets jusqu'a une heure après minuit. Dans les pays on il y a des mœurs, dès dix heures du soir, tout le monde est chez soi ; mais, dans ces pays-là, on écrit à son mari, l'on pense à lui, l'on vit pour lui. Adieu, Joséphine, tu es pour moi un monstre que je ne puis expliquer... Je t'aime tous les jours davantage. L'absence guérit les petites passions. Il accroit les grandes. Un baiser sur ta bouche, un sur ton cœur. Il n'y a personne que moi, n'est-ce pas ? Et puis un sur ton sein. Que Murat est heureux... petite main... Ah ! si tu ne viens pas ! ! !

Mène avec toi te femme de chambre, ta cuisinière, ton cocher ; j'ai ici des chevaux de carrosse à ton service et une belle voiture. Ne porte que ce qui t'est personnellement nécessaire. J'ai ici une argenterie et une porcelaine qui te serviront. Adieu, le travail me commande. Je ne puis laisser la plume. Ah ! ce soir, si je n'ai pas de tes lettres, je suis désespéré. Pense à moi, ou dis-moi avec : dédain que tu ne m'aimes pas et alors peut-être je trouverai dans mon esprit de quoi être moins à plaindre.

Je t'ai écrit par mon frère qu'il avait deux cents louis à moi dont tu pouvais disposer. Je t'envoie pur Murat deux cents louis dont tu te serviras si tu en as besoin ou que tu emploieras à meubler l'appartement que tu me destines. Si tu pouvais y mettre partout ton portrait !... Mais non, il est si beau, celui que j'ai dans mon cœur que, quelque belle que tu sois et quelque habiles que soient les peintres, tu y perdrais. Ecris-moi, viens vite. Ce sera un jour bien heureux... que celui où tu passeras les Alpes. C'est la plus belle récompense de mes peines et des victoires que j'ai remportées[18].

B.

Le 11 floréal (30 mai), il transporte son quartier général à Acqui, le 13 à Bosco, le 14 à Tortone d'où il prépare l'opération du passage du Pô, une des opérations les plus essentielles. Le 18, il adresse à ramée cet ordre du jour :

Vive la République L'avant-garde composée de grenadiers, de cavalerie et de carabiniers aux ordres du général Dallemagne, a passé le Pô sur un pont volant, aujourd'hui, ù deux heures après-midi, en avant de Plaisance et en présence de la cavalerie ennemie qui a été forcée. La division du général Laharpe a suivi l'avant-garde.

De Plaisance, où il signe le une suspension d'armes avec le duc de Parme, il écrit au directeur Carnot afin peut-être de préparer le voyage de Joséphine : Je vous dois des remerciements particuliers pour les attentions que vous voulez bien avoir pour ma femme : je vous la recommande ; elle est patriote sincère et je l'aime à la folie. A la même date sans doute, il écrit à Barras : Je désire que ma femme vienne par le Piémont me joindre. Elle ne sera pas à l'armée, car j'ai actuellement derrière nos places fortes plus de... de superbes plaines où il y a de grandes villes.

Le 21 floréal (10 mai), victoire de Lodi, passage du pont sur l'Adda.

EXTRAIT DE L'ORDRE DU JOUR

Quartier général. Lodi, 21 floréal an IV.

Le général Beaulieu avait rassemblé 14.000 hommes d'infanterie et 4.000 chevaux à Lodi. Aussitôt que le général en chef en eut connaissance, il fit partir pour Casai l'avant-garde des grenadiers et des carabiniers, la division du général Masséna et celle du général Augereau avec une partie de la cavalerie. A midi, l'attaque commença ; les avant-postes de l'ennemi furent forcés ; ils furent poursuivis et chassés de la ville de Lodi. L'armée de Baulieu avait passé l'Adda et occupait, à la rive gauche, une position formidable avec vingt pièces de canon qui en défendaient le pont.

L'artillerie se canonna réciproquement pendant qu'une colonne composée de carabiniers et de grenadiers se disposait à attaquer et passer le pont de vive force.

L'ordre fut donné : cette audacieuse colonne se précipite aussitôt sur le pont, le passe en courant, malgré le feu de l'ennemi ; les Républicains, de l'autre côté de la rivière, enlèvent les batteries, foncent sur la ligne et la mettent dans une déroute complète.

L'ennemi a été poursuivi jusqu'à la nuit. Il a perdu vingt pièces de canon et plus de trois mille hommes, le nombre de ses morts est considérable.

La cavalerie française a passé le gué à pied, malgré les difficultés qui se présentaient et a poursuivi

Cette bataille est une des plus vives de la campagne.

Murat, parti pour Paris avec l'armistice de Cherasco, a reçu de Joséphine la confidence qu'elle est enceinte et ne saurait dans ces conditions se mettre en route. Le croit-elle vraiment ou cette grossesse prétendue n'a-t-elle pour objet que de retarder un départ qui lui déplaît et qui n'est point désiré par le Directoire ? En tout cas, quels que soient ses désirs que sa femme le rejoigne, Bonaparte, sur le moment, semble disposé à agréer l'excuse. Il écrit :

VIII. — A LA CITOYENNE BONAPARTE, RUE CHANTEREINE, N° 6, A PARIS.

Au quartier général de Lodi,

Le 24 floréal an IV de la République française une et indivisible.

Il est donc vrai que tu es enceinte. Murat me l'écrit, mais il me dit que cela te rend malade et qu'il ne croit pas prudent que tu entreprennes un aussi long voyage. Je serai donc encore privé du bonheur de te serrer dans mes bras ! Je serai donc encore plusieurs mois loin de tout ce que j'aime ! Serait-il possible que je n'aie pas le bonheur de te voir avec ton petit ventre ! Cela doit te rendre intéressante ! Tu m'écris que tu es bien changée. Ta lettre est courte, triste et d'une écriture tremblante. Qu'as-tu, mon adorable amie ? Qu'est-ce qui peut t'inquiéter ? Ah ! ne reste pas à la campagne ; sois en ville, cherche à t'amuser et crois qu'il n'y a pas de tourments plus réels pour mon âme que de penser que tu es souffrante et chagrine. Je croyais être jaloux, mais je te jure qu'il n'en est rien. Plutôt que de te savoir mélancolique, je crois que je te donnerais moi-même un amant. Sois donc gaie et contente et sache que mon bonheur est attaché au lien. Si Joséphine n'est pas heureuse, si elle abandonne son drue à la tristesse, au découragement, elle ne m'aime donc pas. Bientôt tu vas donner la vie à un autre être qui l'aimera autant que moi... Non, ce n'est pas possible, mais autant que je t'aimerai. Tes en fans et moi nous serons sans cesse autour de toi pour le convaincre de nos soins et de notre amour. Tu ne seras pets méchante, n'est-ce pas ? pas de hum ! ! ! à moins que ce ne soit pour plaisanter. Alors, il faut trois ou quatre grimaces, rien n'est plus joli, et puis un petit baiser raccommode tout.

Comme ta lettre du 18 que le courrier m'a apportée me rend triste ! Ne serais-tu pas heureuse, ma chère Joséphine ? Manquerait-il quelque chose à ta satisfaction ? J'attends avec impatience Murat pour pouvoir connaitre dans les plus grands détails tout ce que tu tais, lotit ce que tu dis, les personnes que tu vois, les habits que tu mets ; tout ce qui louche à mon adorable amie est cher à mon cœur, empressé à connaitre.

Les choses vont bien ici ; mais mon cœur est d'une inquiétude qui ne peut pas se peindre. Tu es malade loin de moi. Sois gaie et aie bien soin de toi, toi que dans mon cœur j'évalue plus que l'univers. Hélas ! l'idée que tu es malade me rend bien triste.

Je te prie, mon amie, de faire savoir à Fréron que l'intention de tua famille n'est pas qu'il épouse ma sœur et que je suis résolu à prendre un parti quelconque pour l'empêcher. Je le prie de dire cela à mon frère[19].

B.

Le lendemain (25) il écrit à Barras : Murat m'écrit que ma femme est malade. Cela me fait une peine dont tu ne te fais pas l'idée. Je voudrais te prier de me rendre un service, c'est de décider Fréron à ne point épouser ma sœur. Ce mariage ne convient à personne de ma famille. Fréron est trop raisonnable pour s'obstiner à épouser une enfant de seize ans dont, il pourrait être le père. On ne cherche pas une autre femme lorsque l'on a deux enfants d'une femme qui vit[20].

La victoire de Lodi lui a ouvert les portes de Milan. Il y fait son entrée à cheval le 26 floréal (15 avril). Il reçoit le 28 une lettre de Joséphine ; il lui écrit le 29[21] :

IX. — BONAPARTE, GÉNÉRAL EN CHEF DE L'ARMÉE  D'ITALIE, À JOSÉPHINE.

Milan, le 29, après-midi,

(doit être du 29 floréal.)

Je ne sais pas pourquoi depuis ce matin je suis ails content. J'ai un pressentiment que tu es partie pour ici ; cette idée me comble de joie. Bien entendu que tu passeras par le Piémont ; le chemin est beaucoup meilleur et pliés court. Tu viendras à Milan où tu seras très contente, ce pays étant très beau ; quant à moi cela me rendra si heureux que j'en serai fou. Je meurs d'envie de voir comment tu portes les enfants. Cela doit te donner an air majestueux et respectable qui me parait devoir être très plaisant. Ne va pas surtout être malade ; non, ma bonne amie, tu viendras ici, tu te porteras très bien ; tu feras un petit enfant joli comme sa mère, qui t'aimera comme son père et quand tu seras bien vieille, que tu amas cent ans, il sera la consolation et ton bonheur. Mais, d'ici a ce temps-là, garde-toi de l'aimer plus que moi. Je commence déjà à en être jaloux. Adieu, mio dolce amore, adieu la bleu-almée ; viens vite entendre la bonne musique et voir la belle Italie. Il ne lui manque que ta vue. Tu t'embelliras à mes yeux ; du moins, tu le sais, quand ma Joséphine est quelque part, je ne vois plus qu'elle[22].

B.

Le 1er prairial (20 mai), le général en chef adresse cette proclamation à ses frères d'armes :

Soldats,

Vous vous êtes précipités comme un torrent du haut de l'Apennin ; vous avez culbuté, dispersé, éparpillé tout ce qui s'opposait à votre marche.

Le Piémont, délivre de la tyrannie autrichienne, s'est livré à ses sentiments mitards de paix et d'amitié pour la France.

Milan est à vous et le pavillon républicain flotte dans toute la Lombardie.

Les ducs de Parme et de Modène ne doivent leur existence politique qu'à votre générosité.

L'armée qui vous menaçait avec tant d'orgueil ne trouve plus de barrière qui la rassure contre votre courage.

Le Pô, le Tessin, l'Adda n'ont pu vous arrêter un seul jour, les boulevards vantés de l'Italie ont été insuffisants, vous les avez franchis aussi rapidement que l'Apennin.

Tant de succès ont porté la joie dans le sein de la Patrie : vos représentants ont ordonné une fête dédiée à vos victoires, célébrée dans toutes les communes de la République. Là, vos pères, vos mères, vos épouses, vos sœurs, vos amantes se réjouissent de vos succès et se vantent avec orgueil de vous appartenir.

Oui, soldats, vous avez beaucoup fait ; mais ne vous reste-t-il donc plus rien à faire ? Dira-t-on de nous que nous avons su vaincre mais que nous n'avons pas su profiter de la victoire ? La postérité nous reprochera-t-elle d'avoir trouvé Capoue dans la Lombardie ? Mais je vous vois delà courir aux armes, un lâche repos vous fatigue ; les journées perdues pour la gloire le sont pour votre bonheur. Eh bien ! partons ! Nous avons encore des marches à faire, des ennemis à soumettre, des lauriers à cueillir, des injures à venger.

Que ceux qui ont aiguisé les poignards de la guerre civile en France, qui ont lâchement assassiné nos ministres[23], incendié nos vaisseaux à Toulon[24]... tremblent... l'heure de la vengeance a sonné.

Mais que les peuples soient sans inquiétude, nous sommes amis de tous les peuples et plus particulièrement des descendants des Brutus, des Scipion et des grands hommes que nous avons pris pour modèles. Rétablir le Capitole, y placer avec honneur les statues des héros qui se rendirent célèbres, réveiller le peuple romain engourdi par plusieurs siècles d'esclavage, tel sera le fruit de vos victoires, elles feront époque dans la postérité. Vous aurez la gloire immortelle de changer la face de la plus belle partie de l'Europe.

Le peuple français, libre, respecté du inonde entier donnera à l'Europe une paix glorieuse qui l'indemnisera des sacrifices de toute espèce qu'il a faits depuis six ans. Vous rentrerez ; alors dans vos foyers et vos concitoyens diront en vous montrant :

Il était de l'Armée d'Italie !

Le conquérant de l'Italie reçoit alors sa récompense. Le 2 prairial (21 mai), Carnot lui écrit : Le Directoire qui s'était opposé au départ de la citoyenne Bonaparte dans la crainte que les soins que lui donnerait son mari ne le détournassent de ceux auxquels la gloire et le salut de la patrie l'appellent, était convenu avec elle qu'elle ne partirait que lorsque Milan serait pris. Vous y êtes, nous n'avons plus d'objections à faire. Nous espérons que le myrthe dont elle vous couronnera ne déparera pas les lauriers dont vous a déjà couronné la Victoire.

Il y aura donc désormais de la difficulté à retarder un départ autorisé, conseillé, ordonné presque par le Directoire. Il y a pourtant l'excuse de la grossesse. Bonaparte y croit encore.

X. — A LA CITOYENNE BONAPARTE, RUE CHANTEREINE, N° 6, A PARIS.

Milan, 4 prairial an IV.

Joséphine, point de lettre de toi depuis le 28 ! Je reçois un courrier parti le 27 de Paris et je n'ai point de réponse, point de nouvelles de ma bonne amie ! M'aurait-elle oublié on ignorerait-elle qu'il n'est point de plus grand tourment que de ne point recevoir de lettres de mio dolce amor ?... L'on m'a donné ici une grande fête ; cinq ou six cents jolies et élégantes figures cherchaient à me plaire, mais aucune ne te ressemblait, aucune n'avait cette physionomie douce et mélodieuse qui est si bien gravée dans mon cœur. Je ne voyais que toi, je ne pensais que toi. Cela me rendit tout insupportable ; et une demi-heure après y être entré, je me suis en allé me coucher tristement en me disant : Voilà ce réduit vide, la place de mon adorable petite femme... Viens-tu ? Ta grossesse comment va-t-elle ?... Ah ! ma belle amie, aie bien soin de toi, sois gaie, prends souvent du mouvement, ne t'afflige de rien, n'aie aucune inquiétude sur ton voyage ; va à bien petites journées. Je me figure sans cesse te voir avec ton petit ventre ; cela doit être charmant, mais ce vilain mal de cœur, est-ce que tu l'as encore ?...

Adieu, belle amie, pense quelquefois à celui qui pense sans cesse à toi[25].

B.

Malgré qu'il mène la vie la plus active, Bonaparte ne semble occupé que de l'arrivée de sa femme. Durant le mois de prairial, il est appelé par l'insurrection de Pavie et la révolte de Binasco ; de là, le 8 à Brescia, à Borghetto le 11, il y bat Beaulieu, passe le Mincio ; est le 1 2 à Rivoli, le 12 à Peschiera, le 16 à Vérone et à Roverbella, le 17 sous Mantoue, au faubourg de Saint-Georges, où il livre un rude combat. Il retourne dans la soirée à Brescia où, le 17, il consent à suspendre les hostilités contre le royaume de Naples. Il retourne à Milan où il accepte de négocier avec le Pape et va diverses fois pour cet objet à Bologne. C'est à l'un de ses passages à Milan qu'il écrit cette lettre dont le porteur est Serbelloni : c'est un des plus grands seigneurs — sinon le plus grand — de Milan. Un très grand nombre des membres de sa famille ont été au service de l'Autriche, un est mort général de cavalerie en 1758, un autre feld-maréchal en 1778, etc. Quant au duc Serbelloni Joseph-Galeas-Gabry, il se distinguait par ses opinions libérales, fut ambassadeur à Paris des patriotes milanais et président du Directoire de la République cisalpine.

XI. — A LA CITOYENNE BONAPARTE, RUE CHANTEREINE, N° 6, A PARIS.

Au quartier général, à Milan,

le 23 prairial de la République française

une et indivisible.

Joséphine, où te remettra-t-on cette lettre ? Si c'est à Paris, mon malheur est donc certain, tu ne m'aimes plus ! Je n'ai plus qu'à mourir... Serait il possible !... Tous les serpents des furies sont dans ton sein et déjà je n'existe qu'à demi... Oh ! toi !... mes larmes coulent. Plus de repos ni d'espérance. Je respecte la volonté et la toi immuable du sort. Il m'accable de gloire pou me faire sentir mon malheur avec plus d'amertume. Je m'accoutumerai a tout dans ce nouvel état de choses, mais je ne puis m'accoutumer à ne plus t'estimer ; mais non ! Ce n'est pas possible ! Ma Joséphine est en route ; elle m'aime au moins un peu ; tant d'amour promis ne peut pas être évanoui en cieux mois.

Je déteste Paris, les femmes et l'amour... Cet état est affreux... et ta conduite... mais dois-je t'accuser ? Non. Ta conduite est celle de ton destin ; si aimable, si belle, si douce devais-tu être l'instrument [.....] de mon désespoir ?

Celui qui te remettra cette lettre est le duc de Serbelloni, le plus grand seigneur de ce pays-ci qui va, député à Paris, pour présenter ses hommages au gouvernement.

Adieu, ma Joséphine, ta pensée me rendait heureux, tout a bien changé. Embrasse tes aimables enfants. Ils m'écrivent des lettres charmantes. Depuis que je ne dois plus t'aimer, je les aime davantage. Malgré les destins et l'honneur, je t'aimerai toute ma vie. J'ai relu cette nuit toutes tes lettres, même celle écrite de ton sang, quels sentiments elles m'ont fait éprouver ![26]

B.

XII. — A LA CITOYENNE BONAPARTE, RUE CHANTEREINE, N° 6, A PARIS.

Même jour.

Au quartier général de Milan,

le 23 prairial de l'an IV, de la République une et indivisible.

Joséphine, tu devais partir le 5 de Paris, tu devais partir le 11, tu n'étais pas partie le 12... Mon âme s'était ouverte à la joie, elle est remplie de douleur. Tous les courriers arrivent sans m'apporter de tes lettres... Quand tu m'écris, le peu de mots, le style n'est jamais d'un sentiment profond. Tu m'as aimé par un léger caprice ; tu sens déjà combien. il serait ridicule qu'il arrête ton cœur. Il me parait que tu as fait ton choix et que tu sais à qui t'adresses pour me remplacer. Je te souhaite bonheur, si l'inconstance peut en obtenir ; je ne dis pas la perfidie... Tu n'as jamais aimé... J'avais pressé mes opérations ; je te calculais le 13 à Milan et tu es encore à Paris. Je rentre dans mon âme, j'étouffe un sentiment indigne de moi et si la gloire ne suffit pas à mon. bonheur, elle fournit l'élément de la mort et de l'immortalité... Quant à toi, que mon souvenir ne te soit pas odieux. Mon malheur est de t'avoir peu connue ; le tien de m'avoir jugé comme les hommes qui t'environnent. Mon cœur ne sentit lamais rien de médiocre... Il s'était défendu de l'amour ; tu lui as inspiré une passion sans borne, une ivresse qui le dégrade. Ta pensée était dans mon âme avant celle de la nature entière ; ton caprice était pour moi une toi sacrée ; pouvoir te voir était mon souverain bonheur ; tu es belle, gracieuse ; ton âme douce et céleste se peint sur ta physionomie. J'adorais tout en toi ; plus naïve, plus jeune, je t'eusse aimée moins.

Tout me plaisait, jusqu'au souvenir de tes erreurs et de la scène affligeante qui précéda de quinze jours notre mariage ; la vertu était pour moi ce que tu faisais, l'honneur ce qui te plaisait ; la gloire n'avait d'attrait dans mon cœur que parce qu'elle t'était agréable et flattait ton amour-propre. Ton portrait était toujours sur mon cœur ; jamais une pensée sans le voir, une heure sans le voir et le couvrir de baisers. Toi, tu as laissé mon portrait six mois sans le retirer ; rien ne m'a échappé. Si je continuais, je t'aimerais seul et de tous les rôles c'est le seul que je ne puis adopter. Joséphine, tu eusses fait le bon haut d'un homme moins bizarre. Tu as fait mon malheur, je t'en préviens. Je le sentis lorsque mon âme s'engageait, lorsque la tienne gagnait journellement un empire sans bornes et asservissait tous nies sens. Cruelle ! ! ! Pourquoi m'avoir fait espérer un sentiment que tu n'éprouvais pas ! ! ! Mais le reproche n'est pas digne de moi... Je n'ai jamais cru au bonheur. Tous les jours, la mort voltige autour de moi... La vie vaut-elle la peine de faire tant de bruit ! ! ! Adieu, Joséphine, reste à Paris, ne m'écris plus et respecte au moins mon asile. Mille poignards déchirent m'on cour ; ne les enfonce pas davantage. Adieu, mon bonheur, ma vie, tout ce qui existait pour moi sur la terre[27].

B.

La crise se produit à la fin de Messidor da mi-juin). Elle est ainsi expliquée par Marmont qui, à ce moment, accompagne le général à Tortone : Le général Bonaparte, dit-il, quelque occupé qu'il fût de la grandeur des intérêts qui lui étaient confiés et de son avenir, avait encore du temps pour se livrer à des sentiments d'une autre nature. Il pensait sans cesse à sa femme. Il la désirait, il l'attendait avec impatience. Elle, de son côté, était plus occupée de jouir des triomphes de son mari au milieu de Paris, que de venir le joindre. Il me parlait souvent d'elle et de son amour avec l'expansion, la fougue et l'illusion d'un jeune homme. Les retards continus qu'elle mettait à son départ le tourmentaient péniblement et il se laissait aller à des mouvements de jalousie et à une sorte de superstition qui était fort dans sa nature. Dans un voyage fait avec lui à cette époque et dont l'objet était d'inspecter les places du Piémont, un matin, à Tortone, la glace du portrait de sa femme qu'il portait toujours se cassa. Il pâlit d'une manière effrayante et l'impression qu'il ressentit fut des plus douloureuses : Marmont, me dit-il, ma femme est bien malade ou elle est infidèle.

Et il lui écrit :

XIII. — A LA CITOYENNE BONAPARTE, RUE CHANTEREINE, N° 6, À PARIS.

Au quartier général à Tortone,

26 prairial an IV, de la République une et indivisible.

Depuis le 18, ma chère Joséphine, je t'espérais et je te croyais arrivée à Milan. A peine sorti du champ de bataille à Borghetto, je courus pour t'y chercher, je ne t'y trouvai pas ! Quelques jours après, un courrier m'apprit que tu n'étais pas partie et il ne m'apportait pas de lettres de toi. Mon âme fut brisée de douleur. Je me crus abandonné par tout ce qui m'intéresse sur la terre. Je ne sentis jamais faiblement. Noyé dans la douleur, je l'ai écrit peut-être trop fortement. Si mes lettres t'ont affligée me voilà inconsolable pour la vie... Le Tessin étant débordé, je me suis rendu à Tortone pour t'y attendre ; chaque jour j'attendais [.....] inutilement. Enfin, il y a quatre heures, j'y étais encore. Je vois arriver la simple lettre qui m'apporte la nouvelle que tu ne viens pas. Un instant après, je n'essaierai pas de te peindre ma profonde inquiétude, lorsque j'apprends que tu es malade, qu'il y a trois médecins chez toi, que tu es en danger, puisque tu ne m'écris pas. Je suis depuis ce temps-là dans un état que rien ne peut peindre ! Il faut avoir mon cœur, l'aimer comme je t'aime ! Ah ! je ne croyais pas qu'il fut possible d'essuyer de pareils chagrins [.....] des tourments si affreux. Je croyais la douleur limitée et bornée, mais elle est sans bornes dans mon âme. Une fièvre brûlante circule encore dans mes veines, mais le désespoir est dans mon cœur. Tu souffres et je suis loin de toi. Hélas ! peut-être n'es-tu plus ! La vie est bien méprisable, mais ma triste raison me fait craindre de ne pas te retrouver après la mort et je ne puis m'accoutumer à l'idée de ne plus te revoir. Le jour où je saurai que Joséphine n'est plus, j'aurai cessé de vivre. Aucun devoir, aucun titre ne me liera plus à la terre. Les hommes sont si méprisables, toi seule effaçais à mes yeux la honte de la nature humaine.

Toutes les passions me tourmentent, tous les pressentiments m'affligent. Rien ne m'arrache à la douloureuse solitude et aux serpents qui me déchirent l'âme. J'ai besoin d'abord que tu me pardonnes les lettres folles, insensées que je t'ai écrites. Si tu es bien, tu verras que l'amour ardent qui m'anime m'a peut-être égaré. J'ai besoin d'être bien convaincu que tu n'es pas en danger. Mon amie, donne tout à ta santé ; sacrifie tout à ton repos. Tu es délicate, faible et malade, et la saison est chaude, le voyage long, je t'en prie à genoux, n'expose pas une vie si chère ; si courte que soit la vie, trois mois se passeront... Trois mois encore sans nous voir !... Je tremble, mon amie, je n'ose pas lever ma pensée sur l'avenir, tout est horrible et le seul espoir où je serais sûr de me calmer me manque. Je ne crois pas à l'immortalité de l'âme. Si tu meurs, je mourrai tout aussitôt, mais de la mort du désespoir, de l'anéantissement.

Murat veut me convaincre que ta maladie est légère, mais tu ne m'écris pas ; il y a un mois que je n'ai reçu de tes lettres. Tu es tendre, sensible et tu m'aimes. Tu luttes entre la maladie et les médecins, insensée, loin de celui qui t'arracherait à la maladie et même aux bras de la mort... Si ta maladie continue, obtiens-moi une permission de venir te voir une heure. Dans cinq jours je suis à Paris, et le douzième, je suis à mon armée. Sans toi, sans toi, je ne puis plus être utile ici. Aime qui veut la gloire, serve qui veut la patrie, mon âme est suffoquée dans cet exil et lorsque ma douce amie souffre, est malade, je ne puis froidement calculer la victoire. Je ne sais quelles expressions employer, je ne sais quelle conduite tenir, je veux prendre la poste et me rendre à Paris, mais l'honneur auquel tu es sensible me retient malgré mon cœur. Par pitié, fais-moi écrire ; que je sache le caractère de ta maladie et ce qu'il y a à craindre. Notre sort est bien affreux. A peine mariés, à peine unis et déjà séparés ! Mes pleurs inondent ton portrait, lui seul ne me quitte pas. Mon frère ne m'écrit pas. Ah ! sans doute, il craint de m'apprendre ce qu'il sait devoir me déchirer sans retour. Adieu, mon amie, que la vie est dure et que les maux qu'on soufre sont horribles ! ! ! Reçois un million de baisers, crois que rien n'égale mon amour qui durera toute ma vie ! Pense à moi, écris-moi deux fois par jour. Arrache-moi promptement à la peine qui me consume. Viens, viens vite, mais aie soin de ta santé[28].

B.

Le lendemain :

XIV. — A LA CITOYENNE BONAPARTE, RUE CHANTEREINE, N° 6, PARIS.

ARMÉE D'ITALIE.

RÉPUBLIQUE FRANCAISE

LIBERTÉ — ÉGALITÉ

Au quartier général Tortone, midi, le 27 prairial an IV de la République une et indivisible.

BONAPARTE, GÉNÉRAL EN CHEF DE L'ARMÉE D'ITALIE, A JOSÉPHINE

Ma vie est un cauchemar perpétuel, un pressentiment funeste m'empêche de respirer. Je ne vis plus, j'ai perdu plus que la vie, plus que le bonheur, plus que le repos. Je suis presque sans espoir. Je t'expédie un courrier, il ne restera que quatre heures à Paris et puis m'apportera ta réponse. Ecris-moi dix pages. Cela seul peut me consoler un peu. Tu es malade, tu m'aimes, je t'ai affligée, tu es grosse et je ne te vois pas. Cette idée me confond. J'ai tant de torts envers toi que je ne sais comment les expier. Je t'accuse de rester à Paris. Tu y étais malade. Pardonne-moi, ma bonne amie, l'amour que tu m'as inspiré m'a ôte la raison ; je ne la retrouverai jamais. L'on ne guérit pas de ce mal-là. Aies pressentiments saut si funestes que je me bornerais à te voir, à te presser deux heures sur mon sein et mourir ensemble. Qui est-ce qui a soin de toi ? J'imagine que tu as fait appeler Hortense ; j'aime mille fois plus cette aimable enfant depuis que je pense qu'elle peut te consoler un peu. Quant à moi, point de consolation, point de repos, point d'espoir jusqu'à ce que j'aie reçu le courrier que je t'expédie et que par une longue lettre tu m'aies expliqué ce que c'est que ta maladie et jusqu'à quel point elle doit être [.....]. Si elle est dangereuse, je t'en préviens, je pars de suite pour Paris. Mon arrivée vaincra la maladie. J'ai toujours été heureux ; jamais mon sort n'a résisté à ma volonté et aujourd'hui je suis frappé dans ce qui nue touche uniquement. Joséphine, continent peux-tu rester tant de temps sans m'écrire. Ta dernière lettre est du 3 du mois ; encore est-elle affligeante pour moi ; je l'ai cependant toujours dans ma poche. Ton portrait et tes lettres sont sans cesse devant mes yeux.

Je ne puis rien sans toi. Je conçois à peine comment j'ai existé sans te connaitre. Ah ! Joséphine, si tu avais connu mon cœur, serais-tu restée depuis le 29 au 16 (18 mai au 4 juin) sans partir ? Aurais-tu prêté l'oreille à des amis perfides qui veulent peut-être te tenir éloignée de moi ? Je soupçonne tout le inonde. J'en veux à tout ce qui t'entoure. Je te calculais partie depuis le [15] et depuis le 15 arrivée à Milan.

Joséphine, si tu m'aimes, si tu crois que tout dépend de la conservation, ménage-toi. Je n'ose pas te dire de ne pas entreprendre un voyage si long et dans les chaleurs à moins situ es dans le cas de faire la route. Va à petites journées, écris-moi à tous les couchers et expédie-moi d'avance les lettres.

Toutes mes pensées sont concentrées dans ton alcôve, dans ton lit, sur ton cœur. Ta maladie, voilà ce qui m'occupe la nuit et le jour. Sans appétit, sans sommeil, sans intérêt pour l'amitié, pour la gloire, pour la patrie, toi, toi, et le reste du monde n'existe pas plus pour moi que s'il était anéanti. Je tiens à l'honneur puisque tu y tiens, à la victoire puisque cela te fait plaisir, sans quoi j'aurais tout quitté pour me rendre à tes pieds.

Quelquefois je me dis : je m'alarme sans raison. Déjà elle est guérie, elle part, elle est partie, elle est peut-être déjà à Lyon... Vaine imagination ! Tu es dans ton lit souffrante, plus belle, plus intéressante, plus adorable ; tu es pelle et les yeux sont languissants ; mais quand tu seras guérie, si un de nous deux devait être malade, ne devrait-ce pas être moi ? Plus robuste et plus courageux, j'eusse supporté la maladie plus facilement. La destinée est cruelle ; elle me frappe dans toi.

Ce qui me console quelquefois, c'est de penser qu'il dépend du sort de te rendre malade, mais qu'il ne dépend de personne de m'obliger à te survivre.

Dans ta lettre, ma bonne amie, aie soin de me dire que tu es convaincue que je t'aime au delà de ce qu'il est possible d'imaginer, que tu es persuadée que tous mes instants te sont consacrés ; que jamais il ne se passe une heure sans penser à toi, que jamais il ne m'est venu dans l'idée de penser à une autre femme ; qu'elles sont toutes, à mes yeux, sans grâce, sans beauté, sans esprit, que toi, toi tout entière telle que je te vois, que tu es, pouvais me plaire et absorber toutes les facultés de mon âme ; que tu en as touché toute l'étendue, que mon cœur n'a point de replis que tu ne voies, point de pensées qui ne te soient subordonnées ; que mes forces, mes bras, mon esprit sont tout à toi ; que mon ante est dans ton corps et que le jour où tu aurais changé ou où tu cesserais de vivre serait celui de ma mort, [que] la nature, la terre n'est belle à nies yeux que parce que tu l'habites. Si tu ne crois pas tout cela, si ton âme n'en est pas convaincue, pénétrée, tu m'affliges, tu ne m'aimes pas. Il est un fluide magnétique entre les personnes qui s'aiment. Tu sais bien que jamais je ne pourrais te voir un amant ; encore moins t'en offrir un. Lui déchirer lé cœur et le voir serait pour moi la même chose et puis si je pouvais porter la main sur ta personne sacrée... Non, je ne l'oserais jamais, mais je sortirais d'une vie où ce qui existe de plus vertueux m'aurait trompé. Mais je suis sûr et fier de ton amour. Les malheurs sont des épreuves qui nous décèlent mutuellement la force de notre passion. Un enfant adorable comme la maman va voir le jour et pourrait passer plusieurs années dans tes bras. Infortuné ! Je me contenterais d'une journée. Mille baisers sur les yeux, sur les lèvres, sur la langue, sur ton [.....]. Adorable femme, quel est ton ascendant ? Je suis bien malade de ta maladie. J'ai encore une fièvre brûlante... Ne garde pas plus de six heures Le Simple et qu'il retourne de suite me porter la lettre chérie de ma souveraine.

Je souviens-tu de ce rêve où j'ôtais tes souliers, tes chiffons et je le faisais entrer tout entière dans mon cœur. Pourquoi la nature n'a-t-elle pas arrangé cela comme cela ? Il y a bien des choses à faire.

B.

XV. — AU CITOYEN JOSEPH BONAPARTE, PARIS.

ARMÉE D'ITALIE.

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.

LIBERTÉ — ÉGALITÉ

Au quartier général Tortone, le 27, à 8 heures du soir, an IV de la République une et indivisible.

BONAPARTE, GÉNÉRAL EN CHEF DE L'ARMÉE D'ITALIE, A JOSÉPHINE.

Mon ami, je suis au désespoir. Ma femme, tout ce que j'aime dans le monde, est malade. Ma tête n'y est plus. Des pressentiments affreux agitent ma pensée. Je te conjure de me dire ce qui en est, comment elle se porte. Si, dès notre enfance, nous frimes unis par le sang et par la plus tendre amitié, je t'en prie, prodigue-lui les soins, fais pour elle ce que je serais glorieux de pouvoir faire moi-même. Tir n'auras pas mon cœur, mais toi seul peur me remplacer. Tu es le seul homme sur la terre pour qui j'aie eu une vraie et constante amitié. Après elle, après ma Joséphine, tu es le seul qui m'inspire encore quelque intérêt. Rassure-moi. Parle-moi vrai. Tu connais mon cœur. Tu sais comme il est ardent. Tu sais que je n'ai jamais aimé, que Joséphine est la première femme que j'adore. Sa maladie me met au désespoir. Tout le inonde m'abandonne. Personne ne m'écrit. Je suis seul livré à mes craintes, à mes malheurs. Toi non plus, tu ne m'écris pas. Si elle se porte bien, qu'elle puisse faire le voyage, je désire avec ardeur qu'elle vienne, j'ai besoin de la voir, de la presser contre mon cœur. Je l'aime à la fureur et je ne puis plus rester loin d'elle. Sicile ne m'aimait je n'aurais plus rien à frire sur la ferre. Oh ! mon bon ami, je me recommande à toi. Fais en sorte que mon courrier ne reste pas six heures à Paris et qu'il revienne me rendre la vie.

Tu diras à ma Joséphine que si elle veut acheter une campagne comme nous en étions convenus, moitié chacun, j'y mettrai 30.000 francs et elle autant. Je prendrai cet argent sur les 40.000 francs qui me restent de nos biens retirés de Corse. Tu peux, dès l'instant que tu seras d'accord avec ma femme, tirer une lettre de change à vue sur ton beau-frère Clary et je prendrai les mesures pour qu'elle soit escomptée.

Adieu, mon ami, tu es bien heureux. Je fus destiné par la nature à n'avoir de brillant que les apparences[29].

Assurément, après cette crise, il a dû recevoir quelques mots qui l'ont rassuré. Le Directoire s'est ému et a parlé ferme. Carnot lui écrit le 4 messidor (22 juin) que sa femme, encore assez mal rétablie, va le rejoindre. Il sait à présent qu'elle a pris des prétextes et qu'il a été dupe ; mais c'est son tour, puisqu'elle est obligée de partir. Aussi, lorsqu'il lui écrit, le 8 messidor (26 juin), de Pistoia ; en Toscane, où il vient d'arriver en quittant Bologne, après avoir signé l'armistice avec le Saint-Siège, sa lettre n'est plus suppliante, affolée, exubérante, mais ironique et quelque peu pinçante. Les prétextes, si bons qu'ils paraissent, ont dit s'évanouir : maladie, grossesse et le reste : mais il est bon prince, il pardonne et il reste follement amoureux.

2. 6 messidor, an IV. Passeport à la citoyenne Bonaparte Joséphine Lapagerie, femme du général Bonaparte, à Louise Compoit (sic), Jacques Compoit, Antoine Labesse et Jean Laurent, attachés à sa personne ; — au citoyen Junot, aide de camp du général Bonaparte ; — au citoyen Joseph Bonaparte ; — au citoyen Nicolas Cleray (Clary), beau-frère du général Bonaparte ; — à Nicolas Chareton, attaché à la personne du citoyen Buonaparte et à Hyppolyte Charles, adjoint aux adjudants généraux, employé à l'armée d'Italie. (Fortuné, le chien de Joséphine, ne figure pas sur le passeport.)

XIV. — A LA CITOYENNE BONAPARTE, RUE CHANTEREINE, N° 6, PARIS.

ARMÉE D'ITALIE,

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

LIBERTÉ — ÉGALITÉ

Au quartier général de Pistoia eu Toscane, le 8 messidor an IV (26 juin 1796) de la République une et indivisible.

BONAPARTE, GÉNÉRAL EN CHEF DE L'ARMÉE D'ITALIE, A JOSÉPHINE

Depuis un mois, je n'ai reçu de ma bonne amie que deux billets de trois lignes chacun. A-t-elle des affaires ? Celle d'écrire à son bon ami n'est doge pas un besoin pour elle. Dès lors celle d'y penser... Vivre sans penser à Joséphine, ce serait être mort et ne pas exister. Ton image embellit ma pensée et égaie le tableau sinistre et noir de la mélancolie et de la douleur... Un jour peut-être viendra on je le verrai, car je ne doute pas que tu ne sois encore à Paris. Eh bien ! ce jour-là je le montrerai mes poches pleines de lettres que je ne t'ai pas envoyées parce qu'elles étaient trop bêtes — bien, c'est le mot. Bon Dieu ! Dis-moi, toi qui sais si bien faire aimer les autres sans aimer, saurais-tu comment on guérit de l'amour ? Je paierai ce remède bien cher. Tu devais partir le 5 prairial, bête que j'étais, je t'attendais le 13. Comme si une jolie femme pouvait abandonner ses habitudes, ses amis, sa Mme. Tallien., et un diner chez, Barras, et une représentation d'une pièce nouvelle, et Fortuné, oui Fortuné ! Tu aimes tout plus que ton mari, tu n'as pour lui qu'un peu d'estime et nue portion de cette bienveillance dont le cœur abonde. Tous les jours, récapitulant les torts, tes fautes, je me bats les flancs pour ne plus t'aimer, bah ! voilà-t-il pas que je t'aime davantage. Enfin, mon incomparable petite mère, je vais te dire mon secret : moque-toi de moi, reste à Paris, aie des amants, que tout le monde le sache, n'écris jamais, eh bien ! je t'en aimerai dix fois davantage. Si ce n'est pas là folie, fièvre, délire ? Et je ne guérirai pas de cela (oh si ! pardieu j'en guérirai), mais ne ç'a pas me dire que tu es malade, n'entreprends pas de te justifier. Bon Dieu ! Tu es pardonnée, je t'aime à la folie et jamais mon pauvre cœur ne cessera de donner son amour. Si tu ne m'aimais pas, mon sort serait bien bizarre. Tu ne m'as pas écrit, tu étais malade, tu n'es pas venue. Le Directoire n'a pas voulu, après ta maladie, et puis ce petit enfant qui remuait si fort qu'il te faisait mal ; mais tu as passé Lyon, tu seras le 10 à Turin, le 12 à Milan, où tu m'attendras. Tu seras en Italie, et je serai encore loin de toi. Adieu ma bien-aimée, un baiser sur la bouche, un autre sur ton cœur et un autre sur ton petit absent.

Nous avons fait la paix avec Rome qui nous donne de l'argent. Nous serons demain à Livourne et le plus tôt que je pourrai dans tes bras, à tes pieds, sur ton sein[30].

Il sait enfin qu'elle est partie ; il est sur des charbons ardents. Il a dû aller à Florence, à Bologne, à Roverbella, à Vérone, pour les affaires, mais sa pensée l'accompagne. Il écrit de Bologne à Barras, le 15 : Je n'ai pas de nouvelles de ma femme. Si elle est partie le 8 comme tu me le marques, elle devrait être à Milan le 20. Il calcule les heures et les postes. Il a envoyé Marmont au-devant d'elle à Milan. Le 20, de Roverbella, il écrit au général Despinoy, qui commande à Milan : Dès l'instant que ma femme sera arrivée, je vous prie de m'envoyer un courrier. A la fin, elle arrive, le 22. Il n'a pu venir la recevoir. Il est, en effet, le 22 à Perto-Legnano, le 23 à Marmirolo et à Vérone, le 24 à Vérone. Le 25 seulement (13 juillet) il la retrouve à Milan.

 

**

 

A présent, il la tient, il la possède et son amour semble insatiable. Obligé de rejoindre son quartier général à Marmirolo, le 28 messidor (16 juillet), il lui écrit le 29, entre deux courses au faubourg Saint-Georges d'où il attaque Mantoue ; depuis lors, chaque jour, au moins une fois, jusqu'au 4 thermidor (22 juillet).

XVII. — A JOSÉPHINE, A MILAN.

Marmirolo, le 29 messidor, 9 heures soir. (17 juillet 1796.)

Je reçois ta lettre, mon adorable amie, elle a rempli mon cœur de joie. Je le suis obligé de la peine que tu as prise de me donner de les nouvelles ; la sante doit être meilleure aujourd'hui, je suis sûr que tu es guérie. Je t'engage fort à monter à cheval. Cela ne peut pas manquer de te faire du bien.

Depuis que je t'ai quittée, j'ai toujours été triste. Mon bonheur est d'être près de toi. Sans cesse je repasse dans ma mémoire les baisers, tes larmes, Ion aimable jalousie ; et les charmes de l'incomparable Joséphine allument sans cesse une flamme rire et brûlante dans mon cœur et dans mes sens. Quand, libre de toute inquiétude, de toute affaire, pourrai-je passer mes instants près de toi, n'avoir qu'à t'aimer et ne penser qu'au plaisir de te le dire et de te le prouver ? Je t'enverrai mon cheval, mais j'espère que tu pourras bientôt me rejoindre. Je croyais t'aimer, il y a quelques jours ; mais depuis que je t'ai vue, je sens que je t'aime mille fois plus encore. Depuis que je te connais, je t'adore tous les jours davantage. Cela prouve combien la maxime de La Bruyère, que l'amour vient tout d'un coup, est fausse. Tout dans la nature a un cours et différents degrés d'accroissement. Ah ! je t'en prie, laisse-moi voir quelques-uns de tes défauts ! Sois moins belle, moins gracieuse, moins tendre, moins bonne surtout ; ne sois jamais jalouse, ne pleure jamais ; tes larmes m'ôtent la raison, brûlent mon sang. Crois bien qu'il n'est plus en mon pouvoir d'avoir une pensée qui ne soit pas à toi et une idée qui ne te soit pas soumise. Repose-toi bien ; rétablis ta santé. Viens me rejoindre et au moins qu'avant de mourir, nous puissions dire : nous fûmes tant de jours heureux !

Million de baisers et même à Fortuné malgré sa méchanceté[31].

XVIII. — A JOSÉPHINE A MILAN.

Marmirolo, le 30 messidor an IV. (18 juillet.)

J'ai passé toute la nuit sous les armes. J'aurais eu Mantoue par un coup hardi et heureux, mais les eaux du lac ont subitement baissé, de sorte que ma colonne qui était embarquée n'a pas pu arriver. Je recommence d'une autre manière, mais cela ne donnera pas des résultats aussi satisfaisants.

Je reçois une lettre d'Eugène que je l'envoie. Je le prie d'écrire de ma part à ces aimables enfants et de leur envoyer quelques bijoux. Assure-les bien que je les aime comme mes enfants. Ce qui est à toi est à moi se confond tellement dans mon cœur qu'il n'y a aucune différence.

Je suis fort inquiet de savoir comment tu te portes, ce que tu fais. J'ai été dans le village de Virgile, sur les bords du lac, au clair argentin de la lune et pas un instant sans songer à Joséphine !

L'ennemi a fait, le 28, une sortie générale ; il nous a tué ou blessé deux cents hommes. Il en a perdu cinq cents, en rentrant avec précipitation.

Je me porte bien, je suis tout à Joséphine et je n'ai de plaisir et de bonheur que dans sa société.

Trois régiments napolitains sont arrivés à Brescia : ils se sont séparés de l'armée autrichienne en conséquence de la convention qui a été conclue avec M. Pignatelli.

J'ai perdu ma tabatière. Je te prie de m'en choisir une un peu plate et d'y faire écrire quelque chose de joli dessus avec tes cheveux.

Mille baisers aussi brûlants que tu es froide. Amour sans bornes et fidélité à toute épreuve.

Avant que Joseph ne parte, je désire lui parler[32].

XIX. — A JOSÉPHINE A MILAN.

Marmirolo, 1er thermidor. (19 juillet.)

Il y a deux jours que je suis sans lettre de toi. Voilà trente fois aujourd'hui que je me suis fait cette observation. Tu sens que cela est bien triste. Tu ne peux pas douter cependant de la tendre et unique sollicitude que tu m'inspires.

Nous avons attaqué hier Mantoue. Nous l'avons chauffée avec deux batteries à boulets rouges et des mortiers. Toute la nuit cette misérable ville a brûlé. Le spectacle était horrible et imposant. Nous nous sommes emparés de plusieurs ouvrages extérieurs. Nous ouvrons la tranchée cette nuit. Je vais partir pour Castiglione demain avec le quartier général et je compte y coucher.

J'ai reçu un courrier de Paris ; il y avait des lettres pour toi, je les ai lues. Cependant, bien que cette action me paraisse toute simple et que tu m'en aies donne la permission l'autre jour, je crains que cela ne te fâche et cela m'afflige bien. J'aurais voulu les recacheter. Fi ! ce serait une horreur. Si je suis coupable, je te demande grâce. Je te jure que ce n'est pas par jalousie, non certes. J'ai de mon adorable amie une trop grande opinion pour cela. Je voudrais que tu me donnasses permission entière de lire tes lettres. Avec cela, il n'y aurait plus de remords, ni de crainte.

Achille arrive eu courrier de Milan ; pas de lettre de mon adorable amie. Adieu ! mon unique bien. Quand pourras-tu venir me rejoindre. Je viendrai te prendre moi-même à Milan.

Mille baisers aussi brûlants que mon cœur, aussi purs que toi.

Je fais appeler le courrier ; il me dit qu'il est passé chez toi et que tu lui as dit que tu n'avais rien à lui ordonner. Fi ! méchante, laide, cruelle, tyranne, joli petit monstre ! Tu te ris de mes menaces, de mes sottises. Ah ! si je pouvais, tu sais bien, t'enfermer dans mon cœur, je t'y mettrais en prison.

Apprends-moi que tu es gaie, bien portante et bien tendre[33].

XX. — A JOSÉPHINE, A MILAN.

Castiglione, le 3 thermidor an IV. 8 heures du matin (21 juillet.)

J'espère qu'en arrivant ce soir, je recevrai une de tes lettres. Tu sais, ma chère Joséphine, le plaisir qu'elles me font et je suis sûr que tu te plais à les écrire. Je partirai cette nuit pour Peschiera, pour les montagnes de [.....] pour Vérone et de là j'irai à Mantoue et peut-être à Milan recevoir un baiser, puisque tu m'assures qu'ils ne sont pas glacés. J'espère que tu seras parfaitement rétablie alors et que tu pourras m'accompagner à mon quartier général pour ne plus me quitter. N'es-tu pas l'âme de ma vie et le sentiment de mon cœur ?

Tes protégés sont un peu vifs. Ils savent l'ardent (?). Combien je leur suis obligé de faire en eux quelque chose qui te soit agréable. Ils se rendront à Milan. Il faut en tout un peu de patience.

Adieu, belle et bonne, toute non pareille, toute divine, mille baisers amoureux[34].

XXI. — A JOSÉPHINE, A MILAN.

Castiglione, le 4 thermidor an IV. (22 juillet 1796.)

Les besoins de l'armée exigent ma présence dans ces environs. Il est impossible que je puisse m'éloigner jusqu'à venir à Milan ; il me faudrait cinq à six jours et il peut arriver, pendant ce temps-là, des mouvements où ma présence pourrait être urgente ici.

Tu m'assures que ta santé est bonne ; je te prie, en conséquence, de venir à Brescia. J'envoie à l'heure même Murat pour t'y préparer un logement dans la ville comme tu le désires.

Je crois que tu feras bien d'aller coucher le 6 à Cassano en partant fort tard de Milan et de venir le 7 à Brescia où le plus tendre des amants t'attend. Je suis désespéré que tu puisses croire, ma bonne amie, que mon cœur puisse s'ouvrir à d'autres qu'il toi ; il t'appartient par droit de conquête et cette conquête sera solide et éternelle. Je ne sais pourquoi tu me parles de Mme Te... dont je me soucie fort peu, ainsi que des femmes de Brescia. Quant à tes lettres qu'il te fâche que j'ouvre, celle-ci sera la dernière ; ta lettre n'était pas arrivée.

Adieu, ma tendre amie ; donne-moi saucent de tes nouvelles. Viens promptement me joindre et sois heureuse et sans inquiétude. Tout va bien et mon cœur est à toi pour la vie.

Aie soin de rendre à l'adjudant général Miollis[35] la boite de médailles qu'il m'écrit t'avoir remise. Les hommes sont si mauvaises langues et si méchants qu'il faut se mettre en règle sur tout.

Santé, amour et prompte arrivée à Brescia.

J'ai à Milan une voiture à la fois de ville et de campagne ; lui te serviras de celle-là pour venir. Porte avec toi ton argenterie et une partie des objets qui te sont nécessaires. Voyage à petites journées et pendant le frais, afin de ne pas te fatiguer. La troupe ne met que trois jours pour se rendre à Brescia. Il y a en poste pour quatorze heures de chemin. Je t'invite à coucher le 6 à Cassano. Je viendrai à ta rencontre le 7 le plus loin possible.

Adieu, ma Joséphine, mille tendres baisers[36].

XXII. — A JOSÉPHINE.

Castiglione della Slivera, 4 thermidor an IV, 10 heures du soir (22 juillet).

J'expédie un courrier à Paris. Il prendra en passant tes dépêches. Despinoy qui arrive m'assure que ta santé est rétablie. Quoique tu me l'aies écrit, les détails qu'il y a joints m'ont rempli de joie. Je voilà bien rétablie, mon adorable Joséphine ; je brûle du plaisir de te voir. Il m'a appris aussi, que Dubayet et ses aimables aides de camp étaient arrivés à Milan[37]... Tu dois avoir reçu le courrier que je l'ai expédié ce matin. Je compte tous les instants jusqu'au 7. Il faut encore trois jours. Je pars dans une heure pour voir différents postes de mon armée ; et, le 7, je sais bien qui sera le plus exact au rendez-vous ! Murat est malade. La déesse du Bal, Mme Ruga (?) lui a proprement donné une galanterie. Je l'ai envoyé à Brescia ; il est furieux : il veut mettre son aventure dans les gazettes. Je te prie de communiquer cet article à Joseph et de lui conseiller de s'en tenir à sa Julie ; il en sera plus raisonnable et plus sain. D'autres personnages de l'état-major' se plaignent de Mme Visconti[38]. Bon Dieu ! Quelles femmes ! Quelles mœurs ! Je te fais mon compliment franchement et sans serrement de cœur ; l'on dit que le jeune Caulaincourt[39] t'a rendu visite à onze heures du matin et tu ne te lèves qu'à une heure. Il avait à te parler de sa sœur, de sa maman. Il fallait prendre l'heure la plus commode. La chaleur est excessive. Mon âme est brûlée. Je commence à me convaincre que pour être sage et se bien porter, il ne faut pas sentir et ne pas se livrer au bonheur de connaître l'incomparable Joséphine. Tes lettres sont froides ; la chaleur du cœur n'est pas à moi. Pardi ! je suis le mari. Un autre doit être l'amant. Il faut être comme tout le monde. Malheur à celui qui se présenterait à nies yeux avec le titre d'être aimé de toi !... Mais tiens, me voilà jaloux. Bon Dieu ! je ne sais pas ce que je suis ! mais ce que je sais bien, c'est que, sans toi, il n'est plus ni bonheur, ni vie... Sans toi, entends-tu ? C'est-à-dire tout entière. S'il est un sentiment dans ton cœur qui ne soit pas à moi, s'il en est un seul que je ne puisse connaître, ma vie est empoisonnée et le stoïcisme, mon seul refuge. Dis-moi que... Aime-moi, reçois mille baisers de l'imagination et tous les sentiments de l'amour...

Le 7, à Brescia, n'est-ce pas ?[40]

Appelée ainsi par son mari, Joséphine couche à Cassano le 6 thermidor (24 juillet) et rentre avec lui à Brescia le 8. Ils quittent ensemble Brescia le 10, à 10 heures du soir pour Castelnovo. Arrivée à Vérone, elle est témoin des premières fusillades, revient à Castelnovo et, voyant passer les blessés, elle veut regagner Brescia, mais est arrêtée par l'ennemi déjà à Ponte-Marco. Elle y quitte son mari, pleure beaucoup : Wurmser, dit-il, va me payer cher les larmes qu'il te cause. Elle est obligée de longer en voiture, et de très près, le siège de Mantoue. On tire sur elle de la place et quelqu'un de sa suite est atteint. Elle traverse le Pô, Bologne, Ferrare, Parme, et gagne Lucques, affolée par la crainte et les mauvais bruits... A Lucques, elle est complimentée par le Sénat, mais l'annonce de la levée du siège de Mantoue la poursuit, elle court jusqu'à Livourne où elle ne passe qu'une nuit, car les victoires de Lonato et de Castiglione ont rétabli le prestige de l'armée et, sous une escorte de trente hussards, elle fait une entrée presque souveraine à Florence. Le 15 thermidor, de Vérone, Bonaparte écrit à Barras : Ma femme court depuis quinze jours l'Italie : elle est, je crois, à Livourne et à Florence. Elle a été loin des dangers. Sa santé est bien rétablie.

Durant qu'elle court l'Italie, Bonaparte, sur la nouvelle que Wurmser est en marche pour lui faire lever le siège de Mantoue, est venu à lui ; a remporté le 161a victoire de Lonato, le 18, la victoire de Castiglione, le combat de Peschiera, le 24 ; le combat de la Corona : toutes les lignes sur le Mincio sont reprises ; il reste à Brescia du 23 au 28 ; il revient à Milan le 8 fructidor, y reste — sauf qu'il rayonne — jusqu'au 12, où il repart pour Brescia.

XXIII. — A JOSÉPHINE.

Brescia, le 13 fructidor an IV. (30 août 1796.)

J'arrive, mon adorable amie, ma première pensée est de t'écrire. Ta santé et ton image ne sont pas sorties de ma mémoire pendant toute la route. Je ne serai tranquille que lorsque j'aurai reçu des lettres de toi. J'en attends avec impatience. Il n'est pas possible que tu le peignes mon inquiétude. Je t'ai laissée triste, chagrine, à demi malade. Si l'amour le plus profond et le plus tendre pouvait te rendre heureuse, tu devrais l'être... Je suis accablé d'affaires.

Adieu, ma douce Joséphine, aime-moi, porte-toi bien et pense souvent, souvent à moi[41].

XXIV. — A JOSÉPHINE.

Brescia, 14 fructidor an IV. (31 août.)

Je pars à l'instant pour Vérone. J'avais espéré recevoir une lettre de toi. Cela me met dans une inquiétante affreuse. Tu étais un peu malade lors de mon départ. Je t'en prie, ne me laisse pas dans une pareille inquiétude. Tu m'avais promis plus d'exactitude. Ta langue était cependant bien d'accord alors avec ton cœur... Toi, à qui la nature a donné douceur, aménité et tout ce qui plait, comment peux-tu oublier celui qui t'aime avec tant de chaleur ? Trois jours sans lettres de toi ; je l'ai pourtant écrit plusieurs fois. L'absence est horrible. Les nuits sont longues, ennuyeuses et fades ; la journée est monotone.

Aujourd'hui, seul avec les pensées, les travaux, les écritures, les hommes et leurs fastueux projets, je n'ai pas même un billet de toi que je puisse presser contre mon cœur.

Le quartier général est parti. Je pars dans une heure. J'ai reçu cette nuit un exprès de Paris, il n'y avait pour toi que cette lettre qui te fera plaisir.

Pense à moi, vis pour moi, sois souvent avec ton bien-aimé et crois qu'il n'est pour lui qu'un seul malheur qui l'effraie, ce serait de ne plus être aimé de sa Joséphine. Mille baisers, bien doux, bien tendres, bien exclusifs.

Fais partir de suite M. Monclas (?) pour Vérone. Je le placerai. Il faut qu'il soit, arrivé avant le 18[42].

Il quitte Brescia le 14, pour Desenzanu, Peschiera, Vérone où il est le 16, et le 17 il arrive à Ala où il jette, à Seravalle, un pont de bateaux sur l'Adige. Il livre, le lendemain 18, et gagne la bataille de Roveredo.

XXV. — A JOSÉPHINE.

Ala, le 17 fructidor an IV. (3 septembre.)

Nous sommes en pleine campagne, mon adorable amie ; nous avons culbuté les postes ennemis. Nous leur avons pris huit ou dix chevaux avec un pareil nombre de cavaliers. La troupe est très gaie et bien disposée. J'espère que nous ferons de bonnes affaires et que nous entrerons dans Trente le 19.

Point de lettres de toi. Gela m'inquiète vraiment ; l'on m'assure pourtant que tu te portes bien et que in me tu as été te promener au lac de Geinte. J'attends tous les jours et avec impatience le courrier où te m'apprendras de tes nouvelles. Tu sais combien elles me sont chères. Je ne vis pas loin de toi. Le bonheur de la vie est près de ma douce Joséphine. Pense à moi, écris-moi souvent, bien souvent. C'est le seul remède à l'absence ; elle est cruelle, mais sera, je l'espère, momentanée[43].

Le 19, il est entré à Trente ; et après avoir campé à Borgo di Val Stigana, et à Cismone, il livre le 23 fructidor (9 septembre) la bataille de Bassano. Le 24, il est à Montebello.

XXVI. — A JOSÉPHINE.

Montebello, 24 fructidor an IV. (10 septembre 1796.)

L'ennemi a perdu, ma chère amie, dix-huit mille hommes prisonniers. Le reste est tué ou blesse. Wurmser, avec une colonne de 1.500 chevaux et cinq mille hommes d'infanterie, n'a plus d'autre ressource que de se jeter dans Mantoue.

Jamais nous n'avons eu de succès aussi grands, ni aussi constants. L'Italie, le Frioul, le Tyrol-sont assurés il la République. Il faut que l'empereur crée une nouvelle armée. Artillerie, équipages de pont, bagages, tout est pris.

Sous peu de jours nous nous verrons. C'est la plus douce récompense de mes fatigues et de mes peines.

Mille baisers ardents et bien amoureux[44].

XXVII. — A JOSÉPHINE.

Ronco, 26 fructidor an IV, 10 heures du matin (12 septembre.)

Je suis ici, ma chère Joséphine, depuis deux jours, mal couche, mal nourri et bien contrarié d'être loin de toi.

Wurmser est cerné. Il a avec lui trois mille hommes de cavalerie et cinq mille d'infanterie. Il est à Porto-Legnano. Il cherche à se retirer à Mantoue, mais cela lui devient désormais impossible. Dès l'instant que cette affaire sera terminée, je serai dans tes bras.

Je t'embrasse un million de fois[45].

Bonaparte a trop vite cru la partie gagnée : le 28, à Due Castelli il est mis en échec ; il livre, le 28, la bataille de Saint-Georges dont la première journée est indécise ; la seconde journée lui assure la victoire. Il rentre à Vérone le 1er complémentaire (17 septembre).

XXVIII. — A JOSÉPHINE.

Vérone, 1er complémentaire an IV. (17 septembre.)

Je t'écris, ma bonne amie, bien souvent et toi peu. Tu es une méchante et une laide, bien laide autant que tu es légère. Cela est perfide, tromper un pauvre mari, un tendre amant ! Doit-il perdre ses droits parce qu'il est loin, chargé de besogne, de fatigue et de peine ? Sans sa Joséphine, sans l'assurance de son amour, que lui reste-t-il sur la terre ? Qu'y ferait-il ?

Nous avons eu hier une affaire très sanglante. L'ennemi a perdu beaucoup de monde et a été complètement battu ; nous lui avons pris le faubourg de Mantoue.

Adieu, adorable Joséphine, une de ces nuits les portes s'ouvriront avec fracas, comme un jaloux et me voila dans tes bras.

Mille baisers amoureux[46].

Il est revenu le 3e complémentaire (19 septembre) à Milan où il reste avec Joséphine jusqu'au 21 vendémiaire an V (12 octobre) qu'il part pour Modène. Il reste à Modène jusqu'au 26.

XXIX. — A JOSÉPHINE.

Modène le 26 vendémiaire an V à 9 heures du soir (17 octobre 1796.)

J'ai été avant-hier toute la journée en campagne. J'ai gardé hier le lit. La fièvre et un violent mal de tête, tout cela m'a empêché d'écrire à mon adorable amie, mais j'ai reçu ses lettres, je les ai pressées contre mon cœur et mes lèvres, et la douleur de l'absence, cent milles d'éloignement ont disparu. Dans ce montent je t'ai vue près de moi, non capricieuse et fâchée, mais douce, tendre, avec celle onction de bouté qui est exclusivement le partage de ma Joséphine. C'était un rêve. Juge si cela m'a guéri de ma fièvre ? Tes lettres sont froides comme à cinquante ans. Elles ressemblent à quinze ans de mariage. On y voit l'amitié et les sentiments de cet hiver de la vie. Fi ! Joséphine ! C'est bien méchant, bien mauvais, bien traître à vous. Que vous reste-t-il pour me rendre bien à plaindre ? Ne plus m'aimer ? Eh ! c'est déjà fait. Me haïr ? Eh bien ! je le souhaite. Tout avilit, hors la haine ; mais l'indifférence au pouls de marbre, à lad fixe, à la démarche monotone !...

Mille, mille baisers bien tendres comme mon cœur.

Je me porte un peu mieux. Je pais demain. Les Anglais évacuent la Méditerranée. La Corse est à nous. Bonne nouvelle pour la France et pour l'armée[47].

Parti le 27 vendémiaire de Modène, il passe trois jours à Ferrare, et s'établit à Vérone du 2 au i4 brumaire. Il monte à Vicence, attaque infructueusement Alvinzi à Bassano, revient le 17 à Vérone.

XXX. — A JOSÉPHINE, A MILAN.

Vérone, le 19 brumaire an V. (9 novembre 1796.)

Je suis arrivé avant-hier à Vérone, ma bonne amie. Quoique fatigué, je suis bien portant, bien affairé. Je t'aime toujours à la passion. Je monte à cheval.

Je t'embrasse mille fois[48].

Il sort de Vérone le 21, livre un premier combat à Caldiero, fait sa retraite sur Vérone. Il en part le 23 pour Villafranca et ce sont alors les terribles journées d'Arcole avec leurs alternatives de revers qui peuvent tout compromettre et de succès décisifs. Il rentre le 29 à Vérone.

XXXI. — A JOSÉPHINE, A MILAN.

Vérone, 19 brumaire an V. (19 novembre 1796.)

Enfin, mon adorable Joséphine, je renais ; la mort n'est plus devant mes yeux, et la gloire et l'honneur sont encore dans mon cœur. L'ennemi est battu à Arcole. Demain nous réparerons la faute de Vaubois qui a abandonné Rivoli. Mantoue dans huit jours sera à nous et je pourrai bientôt dans tes bras te donner mille preuves de l'ardent amour de ton mari. Dès l'instant que je le pourrai, je me rendrai à Milan ; je suis un peu fatigué.

J'ai reçu une lettre d'Eugène et d'Hortense, ces enfants sont charmants.

Comme toute ma maison est un peu dispersée, du moment- que tout m'aura rejoint je le les enverrai[49].

Nous avons fait cinq mille prisonniers et tué au moins six mille hommes aux ennemis. Adieu, mon adorable Joséphine, pense à moi souvent. Si tu cessais d'aimer ton [.....] ou si ton cœur se refroidissait pour lui tu serais bien affreuse, bien injuste, mais je suis sûr que tu seras toujours mon amante comme je serai toujours ton tendre ami.

La mort, elle seule, pourra rompre l'union que la sympathie, l'amour et le sentiment ont formée.

Donne-moi des nouvelles du petit ventre. Mille et mille baisers tendres et amoureux[50].

XXXII. — A LA CITOYENNE BONAPARTE, A MILAN.

Vérone, 1er frimaire an V. 10 heures du soir. (20 novembre 1796.)

Je vais me coucher, ma petite Joséphine, le cœur plein de ton adorable image et navré de rester tant de temps loin de toi ; mais j'espère que dans quelques jours je serai plus heureux et que je pourrai à mon aise te donner des preuves de l'amour ardent que tu m'as inspiré.

Tu ne m'écris plus, tu ne penses plus à ton bon ami, cruelle femme ! Ne sais-tu pas que sans toi, sans ton cœur, sans ton amour, il n'est pour ton mari ni repos, ni bonheur, ni vie. Bon Dieu ! que je serais heureux si je pouvais assister à l'aimable toilette, petite épaule, un petit sein blanc, élastique, bien ferme, par-dessus cela une petite mine avec le mouchoir à la Créole, à croquer. Tu sais bien que je n'oublie pas les petites visites ; tu sais bien, la petite forêt noire. Je lui donne mille baisers et j'attends avec impatience le moment d'y être. Tout à toi, la vie, le bonheur, le plaisir ne sont que ce que tu les fais.

Vivre dans une Joséphine, c'est vivre dans l'Elysée. Baiser à la bouche, aux yeux, sur l'épaule, au sein, partout, partout ![51]

XXXIII. — A JOSÉPHINE, A MILAN.

Vérone, le 3 frimaire an V. (23 novembre 1796.)

Je ne t'aime plus du tout, au contraire, je te déteste. Tu es une vilaine, bien gauche, bien bête, bien Cendrillon. Tu ne m'écris pas du tout ; tu n'aimes pas ton mari ; tu sais le plaisir que les lettres lui font et tu ne lui écris pas six lignes jetées au hasard.

Que faites-vous [donc][52] toute la journée, Madame ? Quelle affaire si importante vous ôte le temps d'écrire à votre bien bon amant ? Quelle affection étouffe et met de côté l'amour, le tendre et constant amour que vous lui avez promis ? Quel peut être ce merveilleux, ce nouvel amant qui absorbe tous vos instants, tyrannise vos journées et vous empêche de vous occuper de votre mari ? Joséphine, prenez-y garde, une belle nuit, les portes enfoncées et me voilà.

En vérité, je suis inquiet, ma bonne amie, de ne pas recevoir de tes nouvelles. Ecris-moi vite quatre pages et de ces aimables choses qui remplissent mon cœur de sentiment et de plaisir.

J'espère qu'avant peu, je te serrerai dans nies bras et je te couvrirai d'un million de baisers, brillants comme sous l'équateur.

XXXIV. — A JOSÉPHINE, A MILAN.

Vérone, le 4 frimaire an V. (24 novembre 1796.)

J'espère bientôt, ma douce amie, être dans tes bras. Je t'aime à la fureur. J'écris à Paris par ce courrier. Tout va bien. Wurmser u été battu hier sous Mantoue. Il ne manque à ton mari que l'amour de Joséphine pour être heureux[53].

Il quitte Vérone, le 5 frimaire, passe à Villafranca le 6, est à Milan le 7 (27 novembre). Joséphine est à Gênes.

XXXV. — A JOSÉPHINE, A GÊNES.

A Milan, le 7 frimaire an V. 3 heures après-midi.

J'arrive à Milan ; je me précipite dans ton appartement, j'ai tout quitté pour te voir, te presser dans mes bras... tu n'y étais pas ; tu cours les villes avec des fêtes ; tu t'éloignes de moi lorsque j'arrive ; tu ne te soucies pas de ton cher Napoléon. Un caprice te l'a fait aimer, l'inconstance te le rend indifférent.

Accoutumé aux dangers, je sais le remède aux ennuis et aux maux de la vie. Le malheur que j'éprouve est incalculable ; j'avais le droit de n'y pas compter.

Je serai ici jusqu'au 9 dans la journée. Ne te dérange pas ; cours les plaisirs ; le bonheur est fait pour toi. Le monde entier est trop heureux s'il peut te plaire et ton mari seul est bien, bien malheureux[54].

XXXVI. — A JOSÉPHINE, A GÈNES.

A Milan, le 9 frimaire an V, 8 heures soir (28 novembre 1796.)

Je reçois le courrier que Berthier avait expédié à Gènes. Tu n'as pas eu le temps de m'écrire. Je le sens facilement. Environnée de plaisirs et de jeux, tu aurais tort de me faire le moindre sacrifice.

Berthier a voulu me montrer la lettre que tu lui as écrite. Mon intention n'est pas que tu déranges rien à tes calculs ni aux parties de plaisir qui te sont offertes ; je ne vaux pas la peine et le bonheur ou le malheur d'un homme que tu n'aimes pas n'a pas le droit de t'intéresser[55].

Pour moi, t'aimer seul, te rendre heureuse, ne rien faire qui puisse te contrarier, voilà le destin et le but de ma vie.

Sois heureuse, ne te reproche rien, ne l'intéresse pas à la félicité d'un homme qui ne vit que de ta vie, ne jouit que de tes plaisirs et de ton bonheur. Quand j'exige de toi un amour pareil au mien, j'ai tort : Pourquoi vouloir que la dentelle pèse autant que l'or ? Quand je le sacrifie tous mes désirs, toutes mes pensées, tous les instants de ma vie, j'obéis à l'ascendant que tes charmes, ton caractère et toute ta personne ont su prendre mon malheureux cœur. J'ai tort, si la nature ne m'a pas donné les attraits pour te captiver ; mais ce que je mérite de la part de Joséphine, ce sont des égards, de l'estime, car je l'aime à la fureur et uniquement.

Adieu, femme adorable, adieu ma Joséphine. Puisse le sort concentrer dans mon cœur tous les chagrins et toutes les peines, mais qu'il donne à ma Joséphine des jours prospères et heureux. Qui le mérite plus qu'elle ! Quand il sera constaté qu'elle ne peut plus aimer, je Pen fermerai ma douleur profonde et je me contenterai de pouvoir lui être utile et bon à quelque chose.

Je rouvre ma lettre pour te donner un baiser... Ah ! Joséphine !...[56]

Bonaparte, à Vérone, le 2 frimaire, faisait ses confidences à Berthier.

Soyez heureuse, écrivait celui-ci à Joséphine. Votre mari, en relisant hier la lettre que vous m'avez écrite, me dit : Avoue que j'ai une charmante femme. Oui, je l'aime bien... Il n'y en a pas de pareille dans le monde... Allons, Berthier, il faut dans quelques jours aller à Milan : que j'aurai du plaisir à embrasser ma petite femme. Le coup qu'il reçut à son arrivée avait été si fort que Berthier, le 11 frimaire, annonçait à Joséphine que Bonaparte s'était trouvé mal en sortant du bain, qu'il lui était venu une fluxion à la tête et que tout annonçait un érysipèle. Venez, lui disait-il, il est affligé et sérieusement incommodé.

Cette lettre ne la trouve plus à Gênes ; dès qu'elle reçut les lettres de son mari, Joséphine partit. On lit dans le Grondeur : On écrit de Gênes sous la date du 15 frimaire : Mme Buonaparte partit vendredi (12 frimaire - 1er décembre) de Gènes après avoir reçu des lettres de son mari. Comme ce prompt départ avait accrédité de méchants bruits, le Moniteur (n° 110, an V, décadi 10 nivôse) publia un curieux article sur le bal donné à Mme Buonaparte par M. Jean-Charles Serra qui a été enfermé plusieurs mois à la Tour comme chef d'un parti révolutionnaire, c'est-à-dire ennemi de l'oligarchie et du parti des Coalisés. On sait quelle belle fortune, le général ménagea par la suite à J.-Ch. Serra.

Joséphine est à Milan avant le 15 frimaire et, le 20, elle donne un grand bal au palais Serbelloni. Bonaparte passe avec elle à Milan la fin de frimaire et les quinze premiers jours de nivôse (fin novembre, décembre entier et janvier jusqu'au 18). Il part le 18 pour Bologne et y apprend la nouvelle agression des Autrichiens. Il passe à Vérone, revient à Bologne, arrive à Roverbella où il est le 22.

XXXVII. — A JOSÉPHINE, A MILAN.

Vérone, 23 nivôse an V. (12 janvier 1797.)

A peine parti de Roverbella, j'ai su que l'ennemi se présentait à Vérone. Masséna faisait ses dispositions qui ont été très heureuses.. Nous avons fait 600 prisonniers et nous avons pris trois pièces de canon. Le général Brune a en sept balles dans ses habits sans avoir été touché par aucune. C'est jouer de bonheur.

[Je le donne mille baisers. Je me porte très bien.]

Nous n'avons eu que dix hommes tués et cent blessés[57].

Le 25, il livre la bataille de Rivoli, et la gagne ; pendant la nuit, il retourne à Roverbella.

XXXVIII — A JOSÉPHINE, A MILAN.

Roverbella, 26 nivôse an V. (15 janvier 1797.)

J'ai battu l'ennemi. Kilmaine t'enverra la copie de la relation. Je suis mort de fatigue. Je te prie de partir de suite pour te rendre à Vérone. J'ai besoin de toi, car je crois que je vais être bien malade. Je te donne mille baisers : je suis au lit[58].

Le 27 nivôse (16 janvier), il livre la bataille de la Favorite, qui assure la reddition de Mantoue. Il rentre le 29 à Vérone où il prépare l'expédition contre les États Pontificaux. De Vérone, il se rend à Bologne où il est le 12 pluviôse (1er février) et où Joséphine le rejoint. Il en part le 14 pour Imola où il loge chez l'évêque Chiaramonte, passe à Faenza le 15 et couche à Forli.

XXXIX. — A JOSÉPHINE, A BOLOGNE.

Forli, 15 pluviôse an V. (3 février 1797.)

Je t'ai écrit ce matin. Je pars cette nuit. Nos troupes sont à Rimini. Le pays commence à se rassurer. Je suis toujours un peu fatigué par mon rhume.

Je t'adore et te donne mille baisers.

Mille choses à ma sœur[59].

De Forli qu'il a quitté le 17 pluviôse (5 février), il va à Rimini, Pesaro, Sinigaglia et est le 21 (9 février) à Ancône.

XL. — A JOSÉPHINE, A BOLOGNE.

Ancône, le 22 pluviôse an V. (10 février 1797.)

Nous sommes à Ancône depuis deux jours. Nous avons pris la citadelle après une petite fusillade et par un coup de main. Nous avons fait 1.200 prisonniers ; j'ai renvoyé les cinquante officiers chez eux.

Je suis toujours a Ancône. Je ne te fais pas venir parce que tout n'est pas encore terminé, mais, sous peu de jours, j'espère que cela sera terminé. D'ailleurs ce pays-ci est très maussade et tout le monde a peur.

Je pars demain pour les montagnes ; tu ne m'écris point. Tu devais pourtant me donner de tes nouvelles tous les jours.

Je te prie d'aller te promener tous les jours ; cela te fera du bien.

Je te donne un million de baisers. Je ne me suis jamais tant ennuyé qu'à cette vilaine guerre-ci.

Adieu, ma douce amie ; pense à moi[60].

Il continue la conquête des Légations. Jusqu'au 25 il est à Ancône.

XLI. — A JOSÉPHINE, À BOLOGNE.

Ancône, le 25 pluviôse an V (3 février 1797).

Je ne reçois pas de tes nouvelles. Je ne doute pas que tu ne m'aimes plus. Je t'ai envoyé des journaux et différentes lettres. Je pars à l'instant pour passer les montagnes. Du moment que je saurai à quoi m'en tenir, je te ferai venir avec moi[61].

Le 26 (4 février) il est à Macerata, le 28 il arrive à Tolentino où il reçoit les émissaires de Pie VI.

XLII. — A JOSÉPHINE, À BOLOGNE.

S. L. [Tolentino], 28 pluviôse an V. (16 février 1797.)

Tu es triste, tu es malade, tu ne m'écris plus, tu veux t'en aller à Paris. N'aimerais-tu plus ton ami ? Cette idée me rend malheureux, douce amie, la vie est pour moi insupportable depuis que je suis inquiet de ta tristesse.

Je m'empresse de t'envoyer Moscati[62], afin qu'il puisse te soigner. Ma sante est un peu faible. Mon rhume dure toujours. Je te prie de te ménager, de m'aimer autant que je t'aime et de m'écrire tous les jours. Mon inquiétude est sans égale.

J'ai dit à Moscati dé t'accompagner à Ancône si tu veux y venir. Je t'écrirai là pour te faire savoir où je vais.

Peut-être ferai-je la paix avec le Pape et serai-je bientôt auprès de toi. C'est le vœu le plus ardent de mon âme. Je te donne cent baisers. Crois que rien n'égale mon amour si ce n'est mon inquiétude. Écris-moi tous les jours toi-même. Adieu, très chère amie[63].

XLIII. — A JOSÉPHINE, À BOLOGNE.

Tolentino, 1er ventôse an V. (19 février 1797.)

La paix avec Rome vient d'être signée. Bologne, Ferrare, la Romagne sont cédées à la République ! Le Pape nous donne trente millions dans peu de temps et des objets d'art.

Je pars demain pour Ancône et de là pour Rimini, Ravenne et Bologne. Si ta santé te le permet, viens à Rimini ou Ravenne, mais ménage-toi, je t'en conjure.

Pas un mot de la main. Bon Dieu ! Qu'ai-je donc fait ? Ne penser qu'à toi, n'aimer que Joséphine, ne vivre que pour ma femme, ne jouir que du bonheur de mon amie, cela doit-il me mériter de sa part un traitement si rigoureux ? Mon amie, je t'en conjure, pense souvent à moi et écris-moi tous les jours. Tu es malade ou tu ne m'aimes pas ! Crois-tu donc que mon cœur est de marbre et mes peines l'intéressent-elles si peu ? Tu me connaîtrais bien mal ! Je ne puis le croire. Toi à qui la nature a donné l'esprit, la douceur et la beauté, toi qui seule pouvais régner dans mon cœur, toi qui sais trop, sans doute, l'empire que tu as sur moi !

Écris-moi, Pense à moi et aime-moi.

Pour la vie, tout a toi[64].

La paix est donc signée avec le Saint-Siège. Le 6 ventôse (24 février), il rentre à Bologne où il retrouve Joséphine qu'il conduit à Mantoue. De là, le 16 ventôse, Joséphine écrit à Hortense cette lettre où elle ne dissimule pas sa lassitude :

Je me porte bien, ma chère Hortense. Depuis six jours, je n'ai plus de fièvre. J'ai été un peu malade à Bologne. D'ailleurs, je m'ennuie en Italie. Malgré toutes les fêtes que l'on me donne et l'accueil flatteur que je reçois des habitants de ce beau pays, je ne puis m'accoutumer à être aussi longtemps éloignée de mes chers enfants : j'ai besoin de les serrer contre mon cœur. J'ai cependant tout lieu d'espérer que ce moment n'est pas très éloigné, et cela contribue beaucoup à me remettre de l'indisposition que j'ai eue.

Pour qui a suivi l'existence de Joséphine depuis son mariage, les enfants ont bon dos. Mais cette lettre confirme de tous points la lettre de Bonaparte du 1er ventôse.

De Mantoue, Bonaparte vient à Bassano d'où il adresse à ses troupes cette proclamation :

AUX SOLDATS DE L'ARMÉE D'ITALIE

Au quartier général, à Bassano, le 20 ventôse au V (10 mars 1797).

La prise de Mantoue vient de finir une campagne qui vous a donné des titres éternels à la reconnaissance de la Patrie.

Vous avez remporté la victoire dans quatorze batailles rangées et soixante-dix combats. Vous avez fait plus de cent mille prisonniers, pris à l'ennemi cinq cents pièces de canons de campagne, deux, mille de gros calibre, quatre équipages de pont.

Les contributions mises sur les pays que vous avez conquis ont nourri, entretenu, soldé l'armée pendant toute la campagne. Vous avez, eu outre, envoyé trente millions au ministre des Finances pour le soulagement du Trésor public.

Vous avez enrichi le Museum de Paris de plus de trois cents objets, chef-d'œuvre de l'Ancienne et de la Nouvelle Italie et qu'il a fallu trente siècles pour produire.

Vous avez conquis à la République les plus belles contrées de l'Europe ; les Républiques lombarde et cisalpine vous doivent leur liberté : les couleurs françaises flottent pour la première fois sur les bords de l'Adriatique, cri face et à vingt-quatre heures de navigation de l'ancienne Macédoine. Les rois de Sardaigne, de Naples, le Pape, le duc de Parme se sont détachés de la coalition de nos ennemis et ont brimé notre amitié. Vous avez chassé les Anglais de Livourne, de Gènes, de la Corse... Mais vous n'avez pas encore tout achevé ; une grande destinée vous est réservée ; c'est en vous que la patrie met ses plus chères espérances ; vous continuerez à en être dignes.

De tant d'ennemis qui se coalisèrent pour étouffer la République à sa naissance, l'empereur seul reste devant nous. Se dégradant lui-même du rang d'une grande puissance, ce prince s'est mis à la solde des marchands de Londres. Il n'a plus' de politique, de volonté que celle de ces insulaires perfides qui, étrangers aux malheurs de la guerre, sourient avec plaisir aux maux du continent.

Le Directoire exécutif n'a rien épargné pour donner la paix à l'Europe. La modération de ses propositions ne se ressentait pas de la force de ses urinées. Il n'avait pas consulté votre courage, mais l'humanité et l'envie de vous faire rentrer dans vos familles. Il n'a pas été écouté à Vienne. Il n'est donc plus d'espérance pour la paix qu'en allant la chercher dans le cœur des États héréditaires de la Maison d'Autriche. Vous y trouverez un brave peuple accablé par la guerre qu'il a eue contre les Turcs et par la guerre actuelle. Les habitants de Vienne et des États de l'Autriche gémissent sous l'aveuglement et l'arbitraire de leur gouvernement. Il n'en est pets un qui ne soit convaincu que l'or de l'Angleterre a corrompu les ministres de l'Empereur. Vous respecterez leur religion et leurs mœurs. Vous respecterez leurs propriétés ; c'est la liberté que vous apporterez à la brave nation hongroise.

La maison d'Autriche qui, depuis trois siècles, va perdant à citrique guerre une partie de sa puissance, qui mécontente les peuples en les dépouillant de leurs privilèges, se trouvera réduite, à la fin de cette nouvelle campagne (puisqu'elle nous contraint à la faire), à accepter la pair que nous lui accorderons et à descendre dans la réalité au rang des puissances secondaires où elle s'est déjà placée en se mettant aux gages et à la disposition de l'Angleterre.

Ainsi la lutte recommence.

Mais la lettre du 1er ventôse est la dernière que l'on connaisse de cette guerre ; on n'en a point retrouvé que Bonaparte ait écrite à sa femme durant cette rude campagne qui, du 20 ventôse (10 mars) au 24 germinal (13 avril), doit, à travers Bassano, Corregliano, Saale, Palmanova, Goritz, Villach, Klagenfurt, Friesach, Gratz, le mener à Leoben, sur la route de Vienne. L'Autriche ayant capitulé et signé les préliminaires de la paix, il est de retour le 16 floréal (15 mai) à Milan. Ce sont donc deux mois, durant lesquels il a quitté Joséphine : si l'on veut que désormais, à Morabello, à Milan, à Passeriano, elle soit presque toujours près de lui — sauf durant son voyage à Venise — n'est-il pas permis de constater que, déjà, depuis plusieurs mois, les lettres sont devenues moins longues, moins éloquentes, moins tendres. Ce sont à présent des billets d'affaires où une phrase intercalée ajoute des tendresses. La lave s'est-elle refroidie ? La possession a-t-elle engendré la satiété ? Joséphine s'en aperçoit ; elle est convaincue que son mari la trompe. Elle ne saurait croire que sa passion se soit fixée, qu'elle ait tourné à une forme plus établie, plus douce, plus calme, oserait-on dire plus bourgeoise. Elle imagine qu'elle a pris un autre objet et elle s'avise d'être jalouse, d'autant plus qu'elle en a, dès ce moment peut-être, moins de droits. Berthier, qui est son confident en même temps que celui de Bonaparte, est accablé de ses lettres : le 23 pluviôse (11 février), d'Ancône, il lui jure, et ce n'est pas la seule fois, que si Bonaparte avait le moindre tort à son égard il le lui écrirait. Non, dit-il, il n'en a aucun. Il vous aime, il vous adore et il est malheureux de ces chimères, de ces prestiges qui vous font croire ce qui n'existe pas... Combien de fois, il m'a dit : Avouez, mon cher Berthier, que je suis bien malheureux. Je suis fou de ma femme ; je ne pense qu'à elle et jugez combien elle est injuste à mon égard.

Est-ce une façon qu'elle a cru trouver d'échauffer son amour ? On pourrait le penser à un post-scriptum d'une lettre intime qu'elle adresse à Barras, de Passeriano, près Udine, le 10 vendémiaire an VI (1er octobre 1797) : Bonaparte vous fait mille amitiés ; il m'aime toujours à l'adoration.

Ne serait-ce pas aussi que, dans l'inoccupation des jours, elle cherche une diversion à l'ennui, au terrible et lugubre ennui qui s'attache à elle dès qu'elle quitte Paris et sa banlieue et ne l'abandonne point. Palais, triomphes, fêtes, adulations, gloire, les soldats héroïques et les diplomates réputés courbés devant elle et mendiant un regard et un sourire, cela ne compte pas hors du mur d'enceinte. Il lui faut Paris, l'image au moins ou le ressouvenir de Paris et cette créole de la Martinique a le mal de Paris. Il en est qui en meurent. Pour elle, elle cherchera un médecin. Tant pis pour Bonaparte. Celui-ci, comme tout homme et comme tout mari, n'y voit rien ; il se fie à l'amour qu'il se tient certain d'avoir inspiré et qui doit suffire à occuper celle qu'il a aimée. Il ne s'étonne même pas que, lorsqu'elle sait son prochain départ, elle imagine un voyage à Rome qu'elle ne réalise pas il n'est point surpris qu'elle ne l'accompagne pas lorsqu'il retourne à Paris par la voie la plus courte, traversant la Suisse en triomphateur et accueilli en France comme le héros promis. Et elle n'est point arrivée, lorsque, le 21 frimaire an VI (12 décembre 1797), il remet au Directoire, en audience solennelle, le traité qu'il apporte de Campo-Formio et qu'il fixe par quelques mots la portée historique de la Révolution dont il a assuré le triomphe :

CITOYENS, DIRECTEURS

Le peuple français, pour être libre, avait des rois à combattre.

Pour obtenir une constitution fondée sur la raison, il avait dix-huit siècles de préjugés à vaincre.

La Constitution de l'an III et vous, vous avez triomphé de tous ces obstacles.

La religion, la féodalité .et le royalisme ont successivement, depuis vingt siècles, gouverné l'Europe ; mais de la paix que vous venez de conclure, date Père des gouvernements représentatifs.

Vous êtes parvenus à organiser la grande nation dont le vaste territoire n'est circonscrit que parce que la nature en a posé elle-même les limites.

Vous avez fait plus.

Les deux plus belles parties de l'Europe jadis si célèbres par les arts, les sciences et les ;'rands hommes dont elles furent le berceau, voient, avec les plus grandes espérances, le génie de, la liberté sortir du tombeau de leurs a urètres.

Ce sont deux piédestaux sur lesquels les destinées vont placer deux puissantes nations.

J'ai l'honneur de vous remettre le traité signé à Campo-Formio et ratifié par S. M. l'Empereur.

La paix assure la liberté, la prospérité et la gloire de la République.

Lorsque le bonheur du peuple français sera assis sur les meilleures lois organiques, l'Europe entière deviendra libre.

Et à petites journées, négligeant tout cela, Joséphine, lentement, s'achemine vers Paris. Et elle n'est pas seule dans sa voiture.

 

 

 



[1] Napoléon, manuscrits inédits, publiés d'après les originaux autographes, par Frédéric Masson et Guido Biagi. (Paris, 1907, in-8°.)

[2] BONAPARTE ET DETASCHER. — Du dix-neuf ventôse de l'an quatrième de la République, acte de mariage de Napoléon Bonaparte, général en chef de l'Armée de l'Intérieur, âgé de vingt-huit ans, né, à Ajaccio, département de la Corse, domicilié à Paris, rue d'Antin, fils de Charles Bonaparte, rentier, et de Letzia Ramolini, son épouse ;

Et de Marie-Joseph-Rose Detascher, âgée de vingt-huit ans, née à l'Isle Martinique, dans les îles du Vent, domiciliée à Paris, rue Chantrenne, fille de Joseph-Gaspard Detascher, capitaine de dragons, et de Rose-Claire Desvergers Desanois, son épouse, moi, Charles-Théodore-François Le Clercq, officier public de l'état civil du second arrondissement municipal de Paris, après avoir fait lecture en présence des parties et témoins, de l'acte de naissance de Napoléon Bonaparte, général, qui constate qu'il est né le cinq février mil sept cent soixante-huit de légitime mariage de Charles Bonaparte et de Letzia Ramolini ; 2° l'acte de naissance de Marie-Joseph Detascher, qui constate qu'elle est née le vingt-trois juin mil sept cent soixante-sept, de légitime mariage de Joseph-Gaspard Detascher et de Rose-Claire Desvergers ; vu l'extrait de décès de Alexandre-François-Marie Beauharnais, qui constate qu'il est décédé le cinq thermidor an Deux, marié à Marie-Joseph-Rose Detascher ; vu l'extrait des publications dudit mariage duement affiché le temps prescrit par la toi sans opposition et après aussi que Napoléon Bonaparte et Marie-Joseph-Rose Detascher ont déclaré à haute voix se prendre mutuellement pour époux, j'ai prononcé au nom de la toi que Napoléon Bonaparte et Marie-Joseph-Rose Detascher sont unis en mariage, et ce en présence des témoins majeurs ci-après nominés. Savoir : Paul Baras, membre du Directoire exécutif, domicilié Palais du Luxembourg Jean Lemarroix, aide de camp capitaine, domicilié rue des Capucines : Jean-Lambert Tallien, membre du Corps législatif, domicilié à Chaillot ; Etienne-Jacques-Jérôme Calmelet, domicilié rue de la place Vendôme, n° 107, qui ont tous signé après les parties et moi. Signé Napoleone Bonaparte, Detascher, Barras, Tallien, Lemarrois, Calmelet et Leclercq.

(D'après un extrait authentique délivré le 17 avril 1817, par le greffier en chef du Tribunal de première instance da Département de la Seine.)

On peut se demander comment cet extrait peut énoncer ensemble tant de faits inexacts et enfermer tant de fautes dans l'orthographe des noms. L'officier de l'état civil n'a point vu les actes de naissance ; il ne sait pas comment s'écrit le nom du mari, il n'a pas mieux vérifié l'âge des témoins que celui des conjoints.

[3] Contemporaine, II, 355.

[4] LUMBROSO, Misc. Nap., V, 257.

[5] Voyez les suscriptions des premières lettres.

[6] Contemporaine, II, 361.

[7] La lettre suivante datée seulement 7 heures du matin, antérieure au mariage, annonce le don de ce portrait. Je me réveille plein de toi. Ton portrait et le souvenir de l'enivrante soirée d'hier n'ont point laissé de repos à mes sens. Douce et incomparable Joséphine, quel effet bizarre faites-vous sur mon cœur. Vous fâchez-vous ? Vous vois-je triste ? Etes-vous inquiète ? Mon âme est brisée de douleur et il n'est point de repos pour votre ami... Mais en est-il donc davantage pour moi lorsque, nous livrant an sentiment profond qui me maitrise, je puise sur vos lèvres, sur votre cœur, une flamme qui me brûle. Ah c'est cette nuit que je me suis bien aperçu que votre portrait n'est pas vous et que... tu pars à midi. Je le verrai dans trois heures. En attendant, mio dolce amor, reçois un million de baisers, mais ne m'en donne pas, car il brûle mon sang.

B.

A Madame Beauharnais.

(TENNANT, II, 444, et fac-similé.)

[8] Sucy, comme on sait, avait connu Bonaparte étant commissaire des guerres à Valence. La lettre 112 (Corr. de Nap.) est adressée au citoyen Sucy à Gènes. Je crois que Sucy, ordonnateur en chef, est à ce moment à Paris. On sait que, revenant d'Egypte, il fut assassiné à Augusta en Sicile.

[9] Teresia Cabarrus (Mme Tallien) est, de 1794 à 1800, l'amie la plus intime de Joséphine.

[10] Anne-Rosalie Receveur, née en 1760, mariée après 1780, à Antoine Mailly de Châteaurenaud, secrétaire de Voltaire, député de 1789 à 1798, maire de Vesoul, eut de lui douze enfants : il en avait neuf de son premier mariage avec Mlle Dancay : Je pense qu'il s'agit ici d'Eugène, blessé le 1er prairial à la Convention car les quatre frères furent tués à Mayence, à Quiberon et à Saint-Jean-d'Acre et les autres enfants sont des filles. (TENNANT, t. II, p. 445 et fac-similé.)

[11] Il écrit au Directoire, le lendemain : Chauvet, ordonnateur en chef, est mort à Gènes ; c'est une perte réelle pour l'armée. Il était actif, entreprenant. L'Armée a donné une larme à sa mémoire. (Corr. n° 121). Les lettres qu'il adresse à Chauvet les 4 et 9 germinal, sont cachetées d'un cachet portant : Le temps passe et l'amitié reste.

[12] TENNANT, t. II, p. 447 et fac-simile.

[13] Il pourrait y avoir hésitation sur la date et l'on pourrait lire le 28, mais Bonaparte a quitté Albenga le 20 germinal.

[14] Joseph est arrivé de Gènes à Albenga le 18 germinal. La petite fille dont Julie Clary vient d'accoucher est morte en naissant. Il date de Gènes la lettre suivante qu'il écrit d'Albenga à Joséphine le 19 germinal :

Madame, j'ai appris avec le plus vif intérêt votre mariage avec mon frère. L'amitié qui m'unit à lui ne me permettait pas d'être insensible au bonheur qu'il trouvera avec vous. J'en suis aussi convaincu que lui, d'après l'idée que je me suis formée de vous.

Agréez, je vous prie, l'assurance des sentiments fraternels avec lesquels je suis

Votre beau-frère.

JOSEPH BONAPARTE.

(Revue Rétros., I, 374).

[15] Junot, aide de camp de Bonaparte depuis le siège de Toulon, est à ce moment chef d'escadron provisoire. Murat, aide de camp de Bonaparte depuis vendémiaire, est chef de brigade provisoire. (TENNANT, t. II, p. 448 et fac-similé.)

[16] Carthon est le premier poème d'Ossian qui ait paru en une traduction française, publiée à Londres en 1762. On assura que cette traduction était de la duchesse d'Aiguillon. C'est un combat entre un père et son fils. Là, se trouve l'hymne au Soleil, qui fut si longtemps célèbre.

[17] TENNANT, II, 451 et fac-similé.

[18] Contemporaine, II, 371.

[19] Contemporaine, II, 377.

[20] Voir Napoléon et sa famille, I, p. 153.

[21] Publiée par Taschereau (Revue rétrospective), avec la date évidemment erronée du 29 avril ; republiée par Tancrède Martel (Œuvres de Napoléon), avec la date : Cherasco 8 floréal (29 avril), impossible. Il faut admettre le 29 floréal comme conséquence du lieu et de la lettre précédente.

[22] Revue rétrospective (Taschereau), I, 374.

[23] Affaire de Bassville.

[24] Les Napolitaux.

[25] Contemporaine, II, 359.

[26] Contemporaine, II, 369.

[27] Contemporaine, II, 365.

[28] Contemporaine, II, 383.

[29] Copie sur l'original appartenant à M. le comte d'Hunolstein.

[30] TENNANT, II, et fac-similé.

[31] Recueil Hortense, I, 46, et Robert Halt, 296.

[32] Recueil Hortense, I, 50 : fragments publiés par Robert Halt, 237.

[33] Recueil Hortense, I, 53.

[34] Recueil Hortense, I, 57. Quelques fragments publiés par Robert Halt, 280.

[35] Il s'agit bien assurément de Sextus-Alexandre-François Miollis (1759-1828), dont la conduite sous Mantoue fut incomparable et qui fut l'excellent gouverneur général des départements romains, de 1811 à 1814.

[36] Recueil Hortense, I, 59. Quelques fragments dans Robert Halt, 240, qui lit Violle pour Miollis.

[37] Voir les articles que j'ai publiés dans la Revue des Deux Mondes, Du Consulat à l'Empire. Correspondance de Mme Dubayet, devenue Mme Carra-Saint-Cyr, avec sa fille, Mme Charpentier.

[38] Celle qui fut dès ce moment et resta jusqu'à sa mort la maîtresse de Berthier.

[39] Son père très lié avec Joséphine. Il accompagnait l'ambassade d'Aubert-Dubayet à Constantinople. C'est le Caulaincourt qui fut grand écuyer, duc de Vicence, ministre des Affaires étrangères, et dont la conduite à l'égard de l'Empereur à Pétersbourg, à Plessvitz, à Chatillon, à Fontainebleau, à Paris, demanderait à être expliquée.

[40] Contemporaine, II, 389.

[41] Recueil Hortense, I, 63 ; publié par Robert Halt sans changement, p. 241.

[42] Recueil Hortense, I, 63 ; fragments dans Robert Halt, p. 241.

[43] Recueil Hortense, I, 68. — Pour rendre compte des sentiments de Joséphine à cette date, trois lettres écrites à Barras, à sa fille et à sa tante Renaudin-Beauharnais, méritent d'être mises en parallèle des lettres de Bonaparte.

A BARRAS.

Milan, ce 18 fructidor, an IV,

Le citoyen Serbelloni, chez lequel je loge à Milan, part pour Paris, mon excellent ami : je vous le recommande bien chaudement. C'est un ami décidé de la Liberté : Je lui suis aussi très attachée. J'espère que ces titres lui vaudront un accueil amical. Je n'en doute point. Vous le connaissez déjà. Il retourne à Paris, reprendre sa mission.

Mon mari est parti depuis six jours pour Raienne et de là, dans le Tyrol. J'attends bientôt de ses nouvelles. J'espère qu'elles seront aussi bonnes que je les désire. Rappelez-moi au souvenir de ma petite Mme Tallien. Je ne reçois pas de lettres d'elle, cela me rend bien triste. Dites-lui bien que M. Serbelloni est chargé de lui présenter de ma part une pièce de crêpe et des chapeaux de paille de Florence ; pour le déjeuner de son mari, des saucissons et du fromage et pour Thermidor * du corail. Je n'écris pas à ma petite parce que M. Serbelloni part dans l'instant. Embrassez-la pour moi bien tendrement. Adieu, mon cher Barras ; croyez-moi, avec les sentiments de la plus tendre amitié, votre amie,

LA PAGERIE BONAPARTE.

M. Serbelloni veut bien se charger de vous remettre de ma part une caisse de liqueurs de Turin.

Mille amitiés à Bottot, compliments à Victor et Raimond **.

J'embrasse Tallien.

(LUMBROSO, Miscell. Napol., V, 250).

A HORTENSE,

chez Mme Campan, à Saint-Germain.

A Milan, ce 20 fructidor, an IV.

M. le duc de Serbelloni part pour l'instant dans Paris et m'a promis, ma chère Hortense, d'aller le surlendemain de son arrivée à Saint-Germain. Il te dira combien je parle de toi, combien je pense à toi et combien je t'aime. Eugène partage avec toi ces sentiments, ma chère fille ; je vous aime tous les deux à l'adoration.

M. Serbelloni te remettra de la part de Bonaparte et de la mienne de petits souvenirs pour toi, Emilie ***, Eugène et Jérôme.

Fais mille amitiés à Mme Campan : je compte lui envoyer une collection de belles gravures et de beaux dessins d'Italie.

Embrasse pour moi mon cher Eugène, Emilie et Jérôme. Adieu, ma chère Hortense, ma chère fille ; pense souvent à ta maman, écris-lui souvent ; tes lettres et celles de ton frère la consolent d'être éloignée de ses chers enfants. Adieu encore, je t'embrasse bien tendrement.

(Rec. Hortense, II, 211.)

A MME BEAUHARNAIS (RENAUDIN)

20 fructidor.

M. Serbelloni vous fera part, ma chère tante, de la façon dont j'ai été reçue en Italie. Fêtée partout où j'ai passé, tous les princes d'Italie me donnaient des fêtes, même le grand-duc de Toscane, frère de l'Empereur. Eh bien ! je préfère être simple particulière en France. Je n'aime point les honneurs de ce pays-ci. Je m'ennuie beaucoup. Il est vrai que ma santé contribue à me rendre triste. Je suis souvent incommodée. Si le bonheur devait procurer la santé, je devrais me bien porter. J'ai le mari le plus aimable qu'il soit possible de rencontrer. Je n'ai pas le temps de rien désirer. Mes 'volontés sont les siennes. Il est toute la journée en admiration devant moi, comme si j'étais une divinité. Il est impossible d'être meilleur mari. M. Serbelloni vous dira combien je suis aimée. Il écrit souvent à mes enfants ; il les aime beaucoup. Il envoie à Hortense, par M. Serbelloni, une belle montre à répétition émaillée et entourée de perles fines, à Eugène une belle montre en or.

Je vous prie de dire à M. Benjamin, qu'il n'est pas possible de l'employer dans ce moment à l'armée comme fournisseur. On garde des anciens qui y sont. Si je trouve une place qui lui convienne, je le préviendrai.

Ecrivez à ma tante ****. Dites-lui qu'elle mande à M. Calmelet de lui donner de ma terre tout ce qu'elle aura besoin. J'embrasse mon papa de tout mon cœur. Mille amitiés Le votre société. Adieu ma chère tarife, ma chère maman, croyez à mes tendres sentiments. Je bicherai de vous faire passer un peu d'argent pour ce que vous m'avez demandé par la première occasion.

J. B.

* Qu'on appela ensuite Joséphine et qui épousa M. de Narbonne Pelet.

** Le secrétaire et les deux aides de camp de Barras.

*** Mlle de Beauharnais, plus tard Mme Lavallette.

**** Mlle Thérèse de Tascher, restée à La Pagerie, près de la Ferté-Beauharnais.

[44] Recueil Hortense, I, 70.

[45] Recueil Hortense, I, 71.

[46] Recueil Hortense, I, 74. Robert Halt, 242.

[47] Recueil Hortense, I, 176. Robert Halt, 243. Il ajoute, au dernier paragraphe : Et pour nous.

[48] Recueil Hortense, II, 79.

[49] Les lettres ?

[50] BOURRIENNE, Mémoires, I, 106. — YUNG, Bonaparte, III, 239.

[51] Sur l'original. Vente Meyer Cohn. Berlin, 28 oct. 1903.

[52] Recueil Hortense, I, 181. Robert Halt, 244, avec addition entre [ ].

[53] Recueil Hortense, II, 84.

[54] Recueil Hortense, I, 85. Robert Halt, 245.

[55] Robert Halt. — Dans Hortense : d'intéresser.

[56] Recueil Hortense, I, 87. — Quelques fragments, Robert Halt, 245.

[57] Cette lettre, publiée dans le Recueil Hortense, t. I, p. 44, avec la fausse date 23 messidor an IV, est identique, sauf le paragraphe entre crochets, à la lettre adressée à Clarke, publiée Correspondance n° 1375. Imbert de Saint-Amand lui a laissé la date du 23 messidor (11 juillet), qui est absurde.

[58] Recueil Hortense, I, p. 43, avec la date fausse 18 messidor an IV.

[59] Elisa (Recueil Hortense, I, 91).

[60] Recueil Hortense, I, 92.

[61] Recueil Hortense, I, 94.

[62] Moscati, célèbre médecin milanais, qui suivait le général dans son expédition, avait été chargé de l'inventaire des trésors trouvés à Lorette, avec Villetard et Marmont. Il fut membre du Directoire cisalpin, puis, dans le royaume, comte, sénateur, grand-officier de la Légion d'honneur et de la Couronne de fer.

[63] Recueil Hortense, I, 96.

[64] Recueil Hortense, I, 98.