JOSÉPHINE DE BEAUHARNAIS - 1763-1796

 

XIX. — LE GÉNÉRAL BONAPARTE.

 

 

En dehors de Barras, Mme de Beauharnais voyait et recevait chez elle quelques hommes. Elle sentait fort bien que si Barras pouvait, à des moments, être un ami utile, de ceux auxquels on demande un service — et qui le rendent — il était un passant, et qu'il n'y avait point à attendre de lui une permanence de bons offices ; moins encore, sans doute, comptait-elle sur ces amis auxquels elle ouvrait dans la soirée la porte de son, petit salon, mais ils étaient décoratifs, formaient un semblant de société, et, en cas qu'il se présentât quelqu'un d'autre, donnaient bon air à la maison. C'étaient la plupart, Ségur, Montesquiou, Caulaincourt, des gens de noblesse ayant versé dans les idées constitutionnelles, pris une part aux débuts de la Révolution, connu alors Beauharnais, rencontré sa femme. Ruinés, demi-proscrits, fort empêchés pour passer leur temps, ils se retrouvaient là, du moins, en un milieu qui ne leur déplaisait point, en tiraient une sorte de sécurité et, devant une femme aimable, échangeaient des nouvelles, des anecdotes et des ‘souvenirs. Quelques hommes de lettres, tel Lemercier, apportaient la note des temps nouveaux, mais il n'y avait point antinomie entre eux et les gens de cour. Ils étaient de bonne éducation et savaient garder les distances, donnaient même quelque jour un utile conseil, car il fallait vivre, et à défaut de charges et de places, la ressource avait été d'écrire, — ce à quoi M. de Ségur s'employait.

Au ton qu'on prenait, nul ne pouvait se douter que la femme chez qui l'on se trouvait eût une réputation quelque peu écornée. L'on ne s'y mettait point à l'aise et les manières ne s'en ressentaient point : c'étaient des formes respectueuses que nuançait une teinte de galanterie, imperceptible pour des oreilles non prévenues ; des façons d'autant plus distantes en public qu'elles avaient pu et pouvaient être plus intimes dans le particulier : la familiarité semblait en ce temps une grossièreté ; on ne la trouvait, extérieure, entre gens bien élevés, dans nul des rapports sociaux, ni de père à enfants, ni de mari à femme, ni d'amant à maîtresse ; plus les Jacobins s'étaient efforcés de l'imposer, plus, par une naturelle et salutaire réaction, quiconque prétendait se distinguer d'eux, affectait de n'y point tomber. Aussi bien n'est-il pas de coutume que ce soit dans les salons de demi-monde qu'on affecte la meilleure tenue, qu'on se tienne dans la plus exacte réserve et qu'on ait les conversations les moins osées — l'honnête femme seule ayant droit de tout entendre ?

Point de jeunes gens, à quoi serviraient-ils ? Point de gens du pouvoir ; on les voyait ailleurs c'était là un coin réservé qui, dans sa demi-pauvreté que paraient seulement des fleurs et quelques humbles débris de ce qui pouvait sembler un luxe ancien, exhalait un parfum de bonne compagnie, prenait un air de vieille noblesse, n'avait rien des parvenus du nouveau régime. Et c'est là qu'est introduit le général Bonaparte.

L'occasion : le désarmement ordonné aux citoyens de Paris le 22 vendémiaire. Le 13 et le 14, Joséphine était à Fontainebleau, ne songeant à rien moins qu'à la révolte des Sections, uniquement occupée de ses meubles à acheter ou à déménager. L'arrêté du Comité de Salut public concernant la remise des armes, devait la laisser assez indifférente. Elle allait remettre à l'un des commissaires chargés de cette opération le sabre du général Beauharnais lorsque Eugène, qui se trouvait là, s'en empara et protesta qu'on ne le lui arracherait qu'avec la vie. Le commissaire consentit à le lui laisser s'il se procurait une autorisation du général en chef. Eugène courut chez lui. L'émotion profonde dont il était pénétré, son nom, sa figure agréable, la chaleur et la naïveté de ses instances, touchèrent le général ; il lui permit de conserver son arme chérie. Joséphine vint remercier. C'était de politesse. Puis, n'était-ce point dans ses façons de venir, à tout hasard, se montrer, établir des relations, se ménager ainsi des protecteurs ? Pour les sollicitations qu'elle avait en réserve, elle ne négligeait point de se tenir au courant de ce personnel constamment renouvelé qui passait sur la scène. Les lettres, on n'en tenait compte : les visites, avec la voiture, les deux chevaux, la femme charmeresse et tendre, dont le nom sonnait, cela ne s'oubliait point. Sans doute, peu ou rien à tirer d'un petit Corse bombardé ainsi, ou mitraillé, général, mais enfin, il aurait son influence, s'il s'agissait de relâcher des réquisitionnaires, d'accorder des permis, de procurer des loges ; c'était quelque chose, le général en second de l'Armée de l'intérieur, et toujours il était bon à connaître.

Il rendit la visite ; on l'invita à venir le soir quand il n'aurait rien de mieux à faire : il vint. Son esprit, son imagination, son cœur, son ambition, tout ensemble devait être frappé, et le fut : c'était pour lui le monde, le vrai monde, ces gens d'ancien régime pour qui toujours il eut du goût et qu'il n'avait jamais approchés ; c'était, dans un milieu distingué, une femme qui était la grâce même et qui, à ses yeux tout neufs, semblait l'incarnation même de la grande darne ; et elle s'abaissait à lui, l'accueillait en égal, le recevait sur le pied d'un ami. Elle, on peut penser que Bonaparte lui plut. Il était drôle, drolle, comme elle disait, en faisant chanter le mot à la créole. Une éducation à faire, l'étrangeté de nieller un sauvage à la chaîne ; puis, ce qu'on en pouvait tirer, car il était généreux, faisait des cadeaux. Y eut-il calcul de sa part, comme a dit Barras ; simple entraînement des sens, comme d'autres l'ont affirmé ; y eut-il l'un et l'autre et le coup de tête de la femme oisive ? En tout cas, le siège ne fut pas long. Les entrevues se multiplièrent. Le 6 brumaire (28 octobre), quinze jours après la première, elle écrit :

Vous ne venez plus voir une amie qui -vous aime ; vous l'avez tout à fait délaissée, vous avez bien tort, car elle vous est tendrement attachée.

Venez demain septidi déjeuner avec moi, j'ai besoin de vous voir et de causer avec vous sur vos intérêts.

Bonsoir, mon ami, je vous embrasse.

Veuve BEAUHARNAIS.

Désormais, Bonaparte est, comme on disait alors, attaché à son char. Il suit Joséphine, l'accompagne ou la rejoint dans les maisons qu'elle fréquente ; c'est là son entrée chez Mme Tallien ; puis, le Directoire s'installant, ce sont les rencontres chez Barras ; mais celles-ci plus tard, car l'installation au Luxembourg prend du temps et ce n'est que le 1er frimaire (21 novembre) que se donne la première audience.

D'ici là les choses ont marché :

Je me réveille plein de toi, écrit Bonaparte. Ton portrait et l'enivrante soirée d'hier n'ont point laissé de repos à mes sens. Douce et incomparable Joséphine, quel effet bizarre faites-vous sur mon cœur ? Vous fâchez-vous, vous vois-je triste, êtes-vous inquiète... mon âme est brisée de douleur, et il n'est point de repos pour votre ami, mais en est-il davantage pour moi, lorsque, me livrant au sentiment profond qui me maîtrise, je puise sur vos lèvres, sur votre cœur, une flamme qui me brûle ? Ah ! c'est cette nuit que je me suis bien aperçu que votre portrait n'est point vous. Tu pars à midi. Je te verrai dans trois heures. En attendant, mio dolce amor, un millier de baisers, mais ne m'en donne pas, car ils brûlent mon sang.

C'est ici sans doute au début de la liaison ; on ne parle que d'amour ; les jours passent ; voici janvier 1796 et cette fête du 1er pluviôse, anniversaire de l'exécution du dernier roi des Français. Barras donne un grand dîner. Il y a des dames, Mme de Beauharnais, Mme Tallien, Mme de Carvoisin. Bonaparte est en conversation très animée avec elles, et, au café, cette conversation est bientôt suivie d'une excessive gaîté ; toutefois cette gaîté est d'un meilleur ton et d'un meilleur genre que celui de la grosse joie qui régnait alors dans des réunions pareilles. Après dîner, les dames se retirent dans un salon particulier, pour donner sans doute un plus libre essor aux propos du général, qui paraissent leur plaire infiniment, et le général s'assied entre elles sur un canapé. La liaison est comme affichée.

La pauvre petite Hortense, qu'on a fait sorti pour l'occasion, qu'on a menée à ce dîner où ne connaît personne que le ménage Tallien et qui, à table, se trouve placée entre sa mère et ce général dont elle ne sait point le nom, ne peut s'empêcher de les remarquer. Pour lui parler, dit-elle, il s'avançait toujours avec tant de vivacité et de persévérance qu'il me fatiguait et me forçait de me reculer... Il parlait avec feu et paraissait uniquement occupé de ma mère.

 

A quel moment peut remonter chez Bonaparte l'idée de transformer en mariage cette bonne fortune ? Si cette lettre était datée, ne le saurait-on pas ?

9 heures du matin.

Je vous ai quittée emportant avec moi un sentiment pénible. Je me suis couché bien fâché. Il me semblait que l'estime qui est due à mon caractère devait éloigner de votre pensée la dernière qui vous agitait hier au soir. Si elle prédominait dans votre esprit, vous seriez bien injuste, Madame, et moi bien malheureux !

Vous avez donc pensé que je ne vous aimais pas pour vous ! ! ! Pour qui donc ? Ah ! Madame, j'aurais donc bien changé. Un sentiment si bas a-t-il pu être conçu dans une âme si pure ? J'en suis encore étonné, moins encore que du sentiment qui, à mon réveil, m'a ramené sans rancune et sans volonté à vos pieds. Certes, il est impossible d'être plus faible et plus dégradé. Quel est donc ton étrange pouvoir, incomparable Joséphine ? Une de tes pensées empoisonne ma vie, déchire mon cœur par les volontés les plus opposées, mais un sentiment plus fort, une humeur moins sombre me rattache, me ramène et me conduit encore coupable. Je le sens bien, si nous avons des disputes ensemble, tu devrais récuser mon cœur, ma conscience : tu les as séduits, ils sont encore pour toi.

Toi cependant, mio dolce amor, tu as bien reposé ? As-tu seulement pensé deux fois à moi. Je te donne trois baisers : un sur ton cœur, un sur ta bouche, un sur tes yeux.

S'il ne l'aime point pour elle, pourquoi donc et que va-t-elle soupçonner ? Est-ce pour les 25.000 livres de rente qu'elle s'attribue, — ces 25.000 livres dont le chiffre se rapporte si exactement aux 1.000 livres sterling qu'elle vient de tirer deux mois auparavant sur la Martinique ; — est-ce pour le pouvoir qu'il peut lui croire sur Barras ? L'argent peut-être, il la suppose riche ; pour Barras, il ne sait rien. Barras lui-même le dit. Lorsque, après une scène qu'il raconte, Joséphine, reconduite par un de ses aides de camp, revient chez elle ; qu'elle trouve à la porte Bonaparte l'attendant ; que, encore toute en larmes, elle veut s'expliquer ; qu'elle lui raconte que Barras lui a fait la cour, a pris Mme Tallien par dépit, vient encore de lui offrir à elle de la lui sacrifier ; qu'il a voulu abuser d'elle ; qu'elle s'est évanouie ; Bonaparte entre en fureur, veut aller demander raison à Barras, et Joséphine alors, qui voit la faute, excuse Barras : Il a des manières un peu brusques, mais il est très bon, très serviable, c'est un ami, rien que cela.

N'est-ce pas, pour Joséphine, le meilleur moyen de lui fermer les yeux, de l'empêcher de regarder de trop près les obstacles qui se rencontrent à un mariage, dès que, de ce Mariage, elle a, pour son compte, accepté l'idée et qu'elle est décidée à en suivre la fortune ? Dès qu'elle l'oblige à se défendre de ne point l'aimer uniquement pour elle, comment scruterait-il un acte de baptême, comment regarderait-il au passé, comment chercherait-il à se renseigner, comment s'informerait-il de la fortune ? Il l'aime ; elle l'aime ; c'est, assez. Mais pourquoi irait-elle l'épouser ? Pourquoi un mariage civil, qui ne peut pas plus compter pour sa conscience à elle que pour son ancien monde ? Elle ne s'y est certes point décidée au premier coup ; elle a consulté les gens de sa société, ses anciens amis, de simples relations : on lui a dit que Bonaparte avait du génie, qu'il arriverait très haut ; elle l'a vu généreux, presque prodigue ; elle le sait entreprenant. Il va avoir un commandement d'armée, Carnot n'en fait pas mystère. Quelle carte a-t-elle en main, qui lui reste à jouer ? Elle a trente-deux ans, elle est fanée, elle est une femme déjà mûre. D'autre avenir, point qu'elle aperçoive ; des grands enfants dont elle ne sait que faire ; une vie dont l'incertitude commence à lui peser ; la vision d'une étrange fortune ; puis, quoi, le coup de dés qu'il faut risquer, qui plaît à son tempérament et à son atavisme, le sacrifice au Destin, l'entraînement qu'inspire l'homme, jeune, ardent, passionné, — et, dans cet amour qui semble le dernier, comme la chance suprême qui s'offre et qu'elle doit tenter. Le 5 ventôse (24 février), la résolution est prise. Onze jours avant, elle faisait les honneurs de la petite maison de Barras.