JOSÉPHINE DE BEAUHARNAIS - 1763-1796

 

XVI. — LA LIBERTÉ.

 

 

Ces quatre jours qui valaient la vie, Joséphine les gagna. Des légendes veulent qu'elle dût, le 10 thermidor, être traduite au Tribunal révolutionnaire, qu'elle le sût, qu'elle s'attendît à mourir, qu'elle eût déjà coupé ses cheveux et vu emporter son lit. A quoi bon grossir l'horreur ? Le couteau était sur toutes les têtes ; c'était une loterie de la mort où, tôt ou tard, tout billet devait sortir, mais où, d'avance, nul n'avait même un indice de son lot : le caprice, le hasard établissaient les listes, pareil à l'antique Fatalité, comme elle muet, aveugle et sourd.

Mme de Beauharnais n'avait point tant de vigueur morale que, comme beaucoup de femmes de ce temps, elle envisageât sans terreur cette mort quasi inévitable. Elle montrait un découragement qui faisait rougir ses compagnes d'infortune. Elle était pusillanime à l'excès. Les autres savaient se résigner, elle espérait toujours. Elle passait sa vie à se tirer les cartes en cachette et à pleurer devant tout le monde, au grand scandale de ses compagnes. Mais elle était naturellement gracieuse et la grâce ne nous sert-elle pas à nous passer de tout ce qui nous manque ? Sa tournure, ses manières, son parler surtout avaient un charme particulier ; mais, il faut le dire, elle n'était ni magnanime ni franche : les autres prisonnières la plaignaient en déplorant son peu de courage.

Qui pourtant d'elles ou de Joséphine était dans la vérité de la nature ? La faiblesse de la femme, tournée à l'héroïsme, peut inspirer des phrases ; elle n'émeut point ; la faiblesse de la femme apparue dans sa réalité fait pitié : l'altière résignation des grandes dames devant l'échafaud n'a point avancé d'une seconde la fin de la Terreur, mais les cris, les sanglots, les désespoirs de Mme Dubarry ! Ce n'était point romain d'avoir peur, mais humain, et la peur, comme la pitié, est contagieuse. Si, chaque jour, au lieu de ces silencieuses résignées, les charrettes s'étaient emplies de femmes tordues en prières, criant, hurlant, suppliant ; si Paris, chaque jour, avait été traversé par le bruit de leur désespoir, il ne se serait plus trouvé de juges, plus de gardes, plus de bourreaux ; t'eût été, nerveuse, inconsciente, mais certaine, la révolte de la Pitié.

Et parce qu'elle est ainsi femme et que ses compagnes la méprisent un peu, Joséphine est-elle moins aimée dans la prison ? Non certes, et on la plaint d'autant plus qu'elle est plus faible. On le vit bien le 19 thermidor (6 août), quand, des premières, elle fut mise en liberté. Lorsque les prisonniers entendirent prononcer son nom, ils applaudirent avec fureur. Elle, non peut-être, comme l'a dit un de ses compagnons, parce qu'elle y était infiniment sensible, niais parce que, enfin, elle échappait, parce que c'était le salut, elle s'évanouit. Remise, avec cette grâce qui ne l'abandonna jamais, elle fit ses adieux à chacun et sortit, au milieu des vœux et des bénédictions de toute la maison.

N'est-ce pas bien ici le caractère de Joséphine et ne vaut-il pas mieux l'imaginer ainsi gracieuse et épeurée que tournée à un rôle qu'elle n'eût pu soutenir ?

On a dit qu'elle dut cette prompte sortie à l'intervention de Mme de Fontenay, la future Mme Tallien, sa compagne de prison. Il n'est point démontré d'abord qu'elle connût Teresia Cabarrus avant l'année 1794, bien que, depuis 1791, elles eussent pu se rencontrer ; mais il n'y avait aucune liaison. Pour la communauté de prison, impossible : la femme Fontenay, arrêtée à Versailles, dans la nuit du 11 au 12 prairial, en vertu d'un ordre du Comité de Salut public en date du 3, fut immédiatement dirigée sur la Petite-Force pour y être détenue au secret, et ce fut de la Petite-Force qu'elle sortit le 12 thermidor, sur un ordre du Comité de Sûreté générale. Elle ne passa donc pas aux Carmes que Joséphine n'a pas quittés du 2 floréal au 19 thermidor.

A défaut de Mme de Fontenay, Joséphine avait d'autres protecteurs et qui n'étaient pas des moins puissants. On a vu qu'elle avait ses entrées dans les ministères, qu'elle était en correspondance avec quantité de bons patriotes. Les représentants en mission à l'armée du Rhin, qui avaient écrit d'Alexandre : C'est le premier général de la République ; Hoche, sorti de la Conciergerie le 17 thermidor, qui tout à l'heure prendra Eugène dans son état-major ; Réal, Barère, Tallien, ne pouvaient-ils la servir ? D'ailleurs à quoi bon chercher ? C'est à Tallien que chacun fait honneur de la libération de Joséphine ; c'est à Tallien seul que plus tard Eugène l'attribue. En reconnaissance, il lui fait une pension, de même que Joséphine se charge de sa fille Thermidor, rebaptisée en Joséphine. Ce n'est pas par eue de Fontenay que Joséphine arrive à Tallien ; c'est, au contraire, Tallien qui sert entre elles de trait d'union.

On peut bien penser que, une fois libre, Joséphine s'employa pour obtenir la mise en liberté de Mme Hosten et de son gendre, M. de Croiseul, et que, ses effets étant toujours sous scellés dans son appartement de la rue Saint-Dominique, elle passa à Croissy, près de ses amis, la fin de l'automne ; mais l'on n'a que bien peu de points de repère pour jalonner la vie qu'elle a menée depuis le mois d'août 1794 (thermidor an II) jusqu'au mois d'août 1795 (thermidor an III).

En sortant de prison, fut-elle ou non la maîtresse de Hoche ? Aux Carmes, nul n'a contesté qu'elle fût en coquetterie avec lui. A l'aide d'un miroir, elle l'instruisait des assassinats qui signalaient chaque jour. Étrange cour ! Mais cette cour fut brève, puisque le 27 floréal (16 mai) Hoche fut transféré à la Conciergerie. Il fut mis en liberté le 17 thermidor (4 août), deux jours avant Joséphine, et douze jours plus tard, le 29 (16 août), nommé général en chef de l'Armée des Côtes de Cherbourg, dont il prit effectivement le commandement le 19 fructidor (5 septembre). En admettant qu'il eût fait toute diligence, il a donc quitté, au plus tard le 15 (1er septembre) Paris, où il n'avait pu rester en tout que trois semaines : à ce moment, il semblait fort amoureux de la jeune fille qu'il avait épousée en ventôse (fin février), dont il avait été séparé presque aussitôt, d'abord par son envoi à l'armée d'Italie, puis par son incarcération. Si même il avait été tenté, qu'il y eût eu quelque chose entre Joséphine et lui, comme cette liaison eût été courte ! comme, devant ces dates certaines, quelques-unes des assertions de Barras devenaient contestables ! Barras prétend que Joséphine a poussé ses prétentions sur Hoche jusqu'à vouloir le faire divorcer pour l'épouser, que Hoche a répondu qu'on peut bien se passer un moment une catin pour maîtresse, mais non la prendre pour femme légitime. Il affirme que Joséphine proposa à Hoche de le pousser auprès du gouvernement et que Hoche refusa tout ; enfin, après avoir dit que, non contente du général, Joséphine avait pris un aide de camp chargé de lui porter une lettre et jusqu'à un Alsacien colossal, gardien de l'écurie, il prête à Hoche cette phrase : Il faut avoir été en prison avec elle avant le Neuf thermidor pour l'avoir pu connaître aussi intimement. Cela ne serait plus pardonnable, une fois rendu à la liberté.

Ce que l'on sait d'une façon certaine, c'est que, partant pour prendre son commandement, Hoche a emmené dans son état-major le petit Eugène, qui n'a que douze ans ; mais un début à cet âge dans les armées n'a rien qui étonne. Pour le justifier, on a dit que Hoche avait été, à l'armée, en relations de service avec Beauharnais et, qu'en prison, ces liens s'étaient resserrés : tout simplement, pour soulager la femme de son ancien chef, il se chargeait de son fils : c'est ainsi d'ailleurs qu'il s'en est expliqué dans une lettre postérieure de deux années, écrite à M. de Beauharnais père après le second mariage de Joséphine. C'est avec le plus grand plaisir que je me rends à votre vœu et que je fais délivrer les congés aux hommes auxquels vous vous intéressez. Puissent-ils par leur reconnaissance vous faire oublier les pertes que vous avez faites ! Je ne quitterai point Paris sans avoir embrassé mon cher Eugène. Il eût peut-être été à désirer que sa mère ne me l'eût point retiré ; je me serais efforcé de remplir mon devoir envers un ami infortuné (28 messidor an IV-11 juillet 1796). Sans doute, l'on dira que c'est ici façon de colorer aux yeux du grand-père les relations qu'il a eues avec sa bru ; que, à ce moment, Hoche est tenu à d'autant plus d'égards extérieurs vis-à-vis de Joséphine qu'elle vient d'épouser Bonaparte.

Voilà donc les apparences, voilà le pour et le contre. C'est ainsi qu'on devait raisonner, étant donnés les documents et les témoignages qu'on avait recueillis, ceux-ci suspects, ceux-là douteux. En trouverait-on jamais de plus probants, si, comme l'a écrit Hortensius de Saint-Albin, son père, détenteur de tous les papiers du général Hoche, avait restitué à Joséphine sa correspondance. Cela est vrai, sans doute : mais, à défaut des lettres de Joséphine, il y a celles de Hoche, qui a pris des confidents dans sa famille et parmi ses amis. A un Hoche, son cousin, il écrit de Vire, le 29 fructidor (15 septembre 1794), qu'il l'attend et qu'il le remercie des soins qu'il a donnés à son amie ; à la femme de cet Hoche, il écrit de Sablé, le 5e Sans Culottide de l'an II (21 septembre), de donner son nom à l'enfant dont elle vient d'accoucher et de l'appeler Lazare Hoche : Je te réponds, ma chère cousine, que, s'il me ressemble, ce sera un assez mauvais sujet, témoin ma conduite à Paris. Ceci est entre nous. Je pense bien que ma petite cousine aura été distraite. Certain nom a été rayé et rendu illisible : Mais le voici tout au long clans une lettre adressée de Rennes, le 25 nivôse an III, à la citoyenne La Pagerie Beauharnais, pour être remise au général Mermet, auquel il donne ses commissions. Joséphine est donc assez authentiquement la maîtresse de Hoche pour que ce soit par elle qu'il corresponde avec ses amis.

Enfin de Rennes, le 8 prairial an III (27 mai 1795), il écrit à son ami Champein, architecte à Paris, une lettre dont tous les détails sont révélateurs. Il épanche dans son sein ses peines de cœur. Il n'est plus de bonheur pour lui sur la terre. Il se désespère de ne recevoir aucune réponse d'une femme qu'il aime, une veuve, dont il s'était habitué à considérer son fils comme le sien. Il ne peut aller à Paris pour voir cette femme qui cause tous ses chagrins. Son devoir, la guerre qui va recommencer ici le retiennent à son poste. Ne sais-tu pas, d'ailleurs, que deux fois, l'hiver dernier, mes ennemis m'ont empêché d'approcher de la capitale... Mais, si j'y allais, que me dirais-tu que je ne sache, que les femmes y sont coquettes, que la majorité des hommes manque de foi ; un bon ami comme toi est un trésor, mais combien en est-il ?

A cette fois est-il possible de méconnaître Joséphine ? En fait, cela n'a pas duré un mois ; les dix premiers jours de thermidor et les quinze premiers de fructidor. Cela ne fait point une liaison, tout juste une passade ; mais cela en vaut-il moins ? Quand le Point de lendemain fut-il mieux justifié ?

En vain chercherait-on pour la femme des paroles de blâme. Ce malheureux être de faiblesse et de charme, cet être d'élégance et de plaisir, cet être de volupté et d'abandon, trois mois durant, il a vécu l'agonie. La mort toujours, l'horrible mort, les mains liées, l'échafaud gravi, le col coupé, la tête roulante, cette femme l'a vu durant cent jours et cent nuits. Les listes de mort hurlées devant la prison emplissaient ses oreilles : la mort ! la mort ! l'unique pensée, l'unique affaire ; les baisers même, si l'on parvenait à en échanger, avaient un but d'alibi ; l'on donnait la vie pour prendre un sursis à mourir. Les allées et les venues, les entrées et les sorties : la mort ! Les repas, une place vide ; la mort ! Le sommeil, les rêves : la mort ! Et c'est de là qu'on est sorti, c'est de là qu'on est ressuscité ! Et l'on vit, et l'on est jeune, l'on est jolie. Qu'importe même ! L'on vit, c'est tout. — Oui, alors, qu'une frénésie de vivre et de jouir s'empare des êtres ; qu'ils veuillent toutes les joies, tous les plaisirs pour ce malheureux corps dont on allait faire deux morceaux ; qu'ils veuillent tous les baisers pour cette bouche qui allait mordre le son du panier ; qu'ils veuillent toutes les imaginations de volupté, toutes les admirations, toutes les caresses pour cette peau que les valets du bourreau allaient mettre à nu ; que, dans ces jours-là, ces jours où la vie, trois mois refluée, s'exalte et veut s'ouvrir, il n'y ait plus ni conventions sociales, ni morale, ni rien de ce que les hommes ont inventé pour réfréner la nature, c'est assez : tout est compréhensible, tout est explicable, tout est excusé.

Toutefois, il faut le reconnaître, le moment semble assez mal choisi par Joséphine pour se poser en défenseur inconsolable de feu son époux : ainsi cette lettre écrite à Jean Debry qui, à la Convention, dans la séance du 12 fructidor, avait fait une allusion à la mort de Beauharnais[1].

La veuve et les enfants d'Alexandre Beauharnais à Jean Debry.

Paris, le 15 fructidor an IIe.

Le premier soulagement que nous avons éprouvé dans notre infortune, citoyen, a été d'apprendre qu'au sein de la Convention, tu as rendu justice à un républicain vertueux, qui a péri victime de l'Aristocratie. Ton cœur est fait pour apprécier la reconnaissance de sa veuve et de ses enfants. Nous t'en présentons l'hommage et pour éclairer de plus en plus ton opinion sur le compte de celui que nous regrettons, nous t'adressons une copie de sa dernière lettre. Tu verras qu'en approchant du terme de sa vie entièrement consacrée à la Révolution et dans un moment où les hommes n'ont plus d'intérêt à cacher leurs vrais sentiments, il s'est plu à développer encore l'ardent amour de la patrie qui n'a jamais cessé de l'animer.

Continue, citoyen, de servir ton pays avec zèle et de protéger l'innocence et la vertu.

Salut, estime, confiance et fraternité.

Veuve BEAUHARNAIS,

EUGÈNE BEAUHARNAIS et HORTENSE BEAUHARNAIS.

Ne sont-ce pas là les sentiments d'une veuve presque éplorée et comment celle qui fait si grand éloge du Républicain vertueux son époux lui a-t-elle si tôt donné un successeur ? Mais ne s'étaient-ils pas, l'un l'autre, rendu leur entière liberté et Alexandre, dans son testament de mort, n'avait-il pas affirmé ce lien unique d'amitié fraternelle ?

 

 

 



[1] Voici l'allusion et, à coup sûr, on peut se demander si elle mérite un tel remercîment :

Je n'infère point de là qu'il faille épargner un coupable, mais bien que nous distinguions le délit de l'erreur, et que nous nous souvenions, nous qui devons avoir des successeurs, que c'est avec ce dernier prétexte, l'erreur, que l'aristocratie s'est vengée de ceux qui avaient porté les armes contre elle et que même, dans les coupables de cette dernière classe, ce sont les services rendus à la chose publique et non les délits postérieurs qui ont obtenu son exécration. Ce n'est pas aux fautes révolutionnaires de Beauharnais qu'elle en a voulu, mais à celui qui avait présidé le 20 juin 1791.