En quittant Strasbourg si brusquement qu'il n'a pas même eu le temps d'emmener ses équipages, ses chevaux et son fils, Alexandre s'est rendu droit à la Ferté : de là, il s'empresse d'écrire à la Société des Jacobins de Blois pour s'excuser de ne pas s'y présenter immédiatement et pour annoncer sa prochaine venue, — car il pousse au délire le fétichisme des sociétés populaires ; pas de ville qu'il traverse où il ne se fasse affilier, délivrer un certificat ; il en a des portefeuilles remplis, il collectionne ainsi les titres jacobins. Le 2 septembre 1793, au nom du Comité de correspondance, Rochejean, ex-oratorien, vicaire épiscopal de l'évêque Grégoire, coryphée et directeur du club, lui répond en ces termes, qui valent mieux qu'un certificat de civisme : Ta lettre a été accueillie parmi nous avec les transports de l'amitié ; nous t'estimons,-nous te chérissons ; nous regrettons que les circonstances t'aient forcé de t'arrêter au milieu de ta carrière militaire ; nous te louons d'avoir fait à l'opinion de tes concitoyens le sacrifice de la gloire que tu étais en chemin d'acquérir. Un homme assez grand pour refuser le ministère et se démettre du généralat est un sans-culotte. Tu nous donnes une bien douce espérance, celle de te voir résider au milieu de nous et d'y discuter avec toi les grands intérêts de la République. Veille sur ta santé, comme sur un dépôt précieux à la Patrie et, puisque les délassements de l'amitié sont le baume de la vie, hâte-toi de venir au sein de tes amis. La loi des suspects ne le trouble point ; il vient à Blois où, à l'en croire, il est fort bien reçu par les patriotes et dans la Société populaire. Il se hâte d'en faire part à Chabot, l'ex-capucin, qui, choisi lui aussi par Grégoire comme vicaire épiscopal, a été, par l'influence d'Alexandre, élu député à la Législative, puis, sans son secours, réélu la Convention et, de loin, semble encore une puissance. J'ai causé de vous avec des sans-culottes, lui écrit Beauharnais, et j'ai vu avec satisfaction qu'ils étaient flattés pour leur département de vous compter à la tête de leurs députés. Vous êtes généralement aimé et estimé... Ainsi cherche-t-il à se raccrocher, ayant par sa longue absence de Paris perdu la notion des gens utiles, des combinaisons de partis, provoquant en même temps des intimités, des confidences et des protections en Vadier, fantoche sanguinaire et vertueux, qui fait de la police en aliéné et met la guillotine au service de toutes les chimères que son délire enfante ; en Barère, porte-voix sonore, que nul ne prend au sérieux ; en Chabot enfin, pourri de vices et de hontes, le type du moine apostat, disposé à toutes les vénalités, prêt à toutes les luxures. A en croire d'autres témoins, à Blois même, les choses ne vont pas si bien pour lui : au club, à son entrée, il a été accueilli par des injures, a pris lui-même sa défense, s'est cru sauvé. N'a-t-il pas échappé à l'épuration révolutionnaire tant désirée par les patriotes, tant redoutée par les aristocrates, qui, sous la présidence du représentant Guimberteau, a été opérée dans l'église ci-devant Louis, le 30 octobre 1793, avec une justice rigoureuse et une solennité républicaine ? Rassuré, Alexandre loue une petite maison à Blois, il prétend s'y installer, il fait mille politesses à des voisins qu'il sait royalistes ; il s'excuse, déclarant qu'il en est bien revenu, il se tient inattaquable, grâce à Rochejean et à ses amis de Paris. En même temps, il recherche les fonctions municipales dans sa commune de la Ferté-Aurain, ci-devant Beauharnais, il est élu maire, il installe une société populaire, un comité de surveillance révolutionnaire ; il préside la Société des Jacobins à Chaumont, le chef-lieu de son canton, et, de ces divers hauts faits, il tire encore des certificats. Il a repris des habitudes de correspondance avec sa femme, ne fût-ce que pour recevoir d'elle d'utiles avis ; peu à peu, en effet, devant le commun péril, une sorte d'intimité s'est établie entre eux. II est heureux, du moins le dit-il : Non, jamais je n'aurais cru, écrit-il à son père le 11 octobre, qu'en quittant une vie aussi active que celle de l'armée, le temps écoulé dans le calme d'une solitude eût été aussi rapide. La fin du jour arrive pour moi aussi promptement qu'avant ma retraite. Il est vrai que ma tête n'est point oisive : elle se fatigue en combinaisons pour le salut de la République, comme mon cœur s'épuise en efforts et en vœux pour le bonheur de mes concitoyens. Il passe vite, en effet, ce temps qu'Alexandre trouve si rapide. Le 12 ventôse an II (2 mars 1794), le Comité de Sûreté générale arrête que Beauharnais, ci-devant commandant en chef de l'Armée du Rhin et actuellement maire de Romorantin[1], sera conduit et mis en une maison d'arrêt à Paris, que les scellés seront apposés sur ses papiers, distraction faite de ceux qui seront trouvés suspects. Le citoyen Sirejean, commissaire du Comité, se rend en Loir-et-Cher, arrête Beauharnais et le ramène. Du Luxembourg où il est d'abord déposé, Alexandre est conduit aux Carmes où il est écroué le 24 ventôse (14 mars). Le premier signataire de ce mandat d'amener, c'est Vadier, sur qui comptent tant Beauharnais et Joséphine, et après, Jagot, Louis (du Bas-Rhin), David, Lebas, Lavicomterie et Dubarran. Joséphine, qui a failli se compromettre en sollicitant la liberté de sa belle-sœur, ne s'épargne point sans doute en faveur de son mari, dont elle a entreposé dans son grenier les papiers et les effets. Toutefois, ce n'est pas à ces importunités qu'elle doit de partager bientôt son emprisonnement. Dans le système de terreur en vigueur, il n'est si petit village qui n'ait son comité révolutionnaire et, à défaut, ses dénonciateurs en titre. C'est peut-être à la Ferté que s'est formé l'orage contre Beauharnais ; c'est à coup sûr de Croissy que souffle la tempête contre Joséphine. Une dénonciation anonyme lancée contre la petite société
qui s'y est frileusement groupée, dénonciation où il est recommandé de se méfier de la ci-devant vicomtesse Alexandre de
Beauharnais, qui a beaucoup d'intelligences dans les bureaux des ministres,
a déjà eu pour effet l'arrestation de Vergennes ; elle entraîne bientôt un
arrêté, pris le 30 germinal (19 avril)
par le Comité de Sûreté générale, ordonnant l'arrestation de la nommée Beauharnais, femme du ci-devant général, rue Dominique,
953, la nommée Hosten, même maison et le nommé Croiseul, leur allié,
demeurant à Croissy prés Chatou. Examen sera fait de leurs papiers et
extraction de ceux trouvés suspects, qui seront apportés au Comité ;
perquisitions seront faites, les scellés apposés, procès-verbal dressé et les
susnommés et tous autres chez eux trouvés suspects, conduits dans des maisons
d'arrêt de Paris pour y rester détenus par mesure de sûreté générale. Deux membres du Comité révolutionnaire de la section des Tuileries, Lacombe et Georges, chargés de l'exécution des ordres du Comité de Sûreté générale, requièrent le 2 floréal (21 avril) un Membre du Comité révolutionnaire Fontaine-de Grenelle, se transportent rue Saint-Dominique, chez Joséphine, la requièrent de leur représenter tout ses papier et correspondance, a coye aiant obtempéré avons, écrivent-ils, procédé à leurs exhamains et après la recherche la plus scrupuleuse nous !lavons rien trouvez de contraire au interet de la republique, au contraire une multitude de lettre patriotique qui ne peuve faire que l'éloge de cette citoyenne. Apposition des scellés est faite sur deux secrétaires, puis sur deux aumoire qui sont dedant un grenier dedant lequel ils et deposé le papier correspondance du citoyen Beauharnois que sez effet ; la garde des scellés est confiée à la citoyenne Marie Lanoy promue à la qualité d'amie de la citoyenne Beauharnais ; celle-ci est arrêtée et conduite à la prison des Carmes à défaut de celle des Anglaises, désignée d'abord, mais où la place manque. Cette prison des Carmes où les murs sont encore tachés du sang des massacrés de Septembre est une des plus insalubres de Paris. Des corridors de pierre, larges, obscurs pourtant, longs à l'infini ceux-là qu'emplissait la voix du Recruteur des ombres, promenoirs, parloirs, réfectoires, parties neutres, qui accèdent sur les préaux ;. les escaliers, d'étage en étage plus sordides, menant en haut à des couloirs rétrécis, cahotés, coupés de marches, d'échelles de moulin aux rampes de bois rude qu'ont polis tant de mains ; sur ces couloirs, les cellules s'ouvrent, qu'un lit emplit, qui, sous le toit, tantôt brûlantes ou glaciales, prennent jour par un hublot sur une courcelle puante ; une humidité effroyable, le supplice de la vermine, des fenêtres bouchées, des repas pris en commun, les hommes d'abord, les femmes après ; dans les corridors, jamais éclairés, des cuves pour les besoins, qu'on vide à peine et contre lesquelles on trébuche ; les hommes malpropres, les jambes nues, le col nu, un mouchoir autour de la tète, point peignés, la barbe longue ; les femmes en petite robe ou en pierrot de couleur, se négligeant la plupart : l'effroyable demain, l'inexorable tribunal et cet échafaud où il faudra monter !... Il y a bonne compagnie pourtant : des ducs et des princes, le prince de Salm-Kyrbourg, M. de Rohan-Montbazon, le duc de Béthune-Charost, la duchesse d'Aiguillon ; il y a l'abbé de Boulogne, Delphine de Custine, née Sabran, les Saint-Pern, M. de Gouy d'Arcy, l'ancien constituant ; M. Destournelles, l'ancien ministre ; Mme Charles de Lameth, M. de Mesgrigny, Mme de Sourdeval et ses deux filles, le comte de Soyecourt et Champcenetz, des grands seigneurs, des grandes darnes, des députés, et aussi, car c'est un monde en miniature, des petites gens, dentistes, huissiers priseurs, blanchisseuses, râpeurs de tabac, des volontaires, des imprimeurs, des relieurs, des marchands de tableaux, des domestiques, des matelots, des horlogers, des ingénieurs, des hommes de loi, des coiffeurs, des minéralogistes, des architectes, des gendarmes, des peintres, des limonadiers, des cochers, des cultivateurs, des épiciers, des armuriers, toutes les conditions, toutes les professions, tous les métiers, sept cents individus, différant d'âge, d'origine, d'éducation, de milieux, hommes, femmes, enfants — il y a des garçons de treize ans — jetés là comme sur un radeau perdu en mer, condamnés, avant la mort, au supplice de vivre ensemble, de se frotter constamment les uns aux autres, et en attendant la promiscuité du panier, c'est la promiscuité, odieuse à chaque instant du jour, de la chambre, de la table, du préau. Là, Joséphine rencontre son mari, ce n'est que là peut-être qu'ils se réconcilient franchement ; — mais encore c'est à la façon dont on entendait les ménages dix ans auparavant. Liberté entière, bonne amitié, confidence peut-être des amours réciproques : Alexandre et Joséphine semblent en parfaite entente, témoin les lettres qu'ils écrivent en commun à leurs enfants demeurés à la garde de la citoyenne Lanoy, mais Alexandre se prend d'une grande passion pour Delphine de Custine, tandis que Joséphine s'établit en coquetterie réglée avec Hoche, entré presque en même temps qu'elle aux Carmes. (L'ordre d'arrestation est du 22 germinal.) Ici même, en ces parcs où la mort nous fait paître, Où la hache nous tire au sort, Beaux poulets sont écrits, maris, amants sont dupes, Caquetage, intrigue de sots. On y chante, on y joue, on y lève les jupes On y fait chansons et bons mots. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Et sur les gonds de fer soudain les portes crient Des juges tigres, nos seigneurs, Le pourvoyeur paraît. Quelle sera la proie Que la hache appelle aujourd'hui... Joséphine, si l'on en croit la tradition, est par faveur placée avec la duchesse d'Aiguillon et sans doute d'autres femmes, dans une pièce en longueur qui, éclairée sur le jardin, par une fenêtre grillée, communique, par un escalier spécial d'une quinzaine de marches, avec une petite salle faisant suite à la sacristie : un recoin obscur est en haut de l'escalier et, aux heures les plus lumineuses, reçoit quelques rayons voilés par une lucarne ouvrant sur le grand corridor du rez-de-chaussée. On prétend que ce fut là le cachot de Hoche. Cachot est mal dit, car on allait et venait de jour à l'intérieur de la prison, comme André Chénier l'a dit pour Saint-Lazare. Les Beauharnais, mari et femme, chacun de son côté, se
donnent grand mal pour réunir des pièces justificatives, des témoignages
favorables, des certificats de civisme. Beauharnais rédige pour le Comité de
Sûreté générale un mémoire où il établit ses services démocratiques, où il
raconte sa vie, énumère les sociétés populaires qui l'ont nominé président :
Paris, Blois, Valenciennes, Strasbourg, Chaumont, où il réclame sa liberté pour augmenter la haine des rois dans le cœur de ses
enfants, savoir un garçon de douze ans et demi qui apprend à Paris le métier
de menuisier et une fille de onze ans élevée chez sa mère dans les principes
républicains. Bien mieux, il lève un village entier pour le réclamer :
les officiers municipaux, conseil général et habitants de la Ferté-Aurain,
assemblés extraordinairement pour certifier que le citoyen Alexandre
Beauharnais, maire de la commune, s'est toujours comporté, tant qu'ils ont eu
le bonheur de le posséder, en vrai et zélé patriote et républicain. Pour quoi nous vous demandons... de nous renvoyer le vrai sans-culotte et républicain
Alexandre Beauharnais tant pour le bien et le bonheur de notre commune que
pour celui des communes voisines et des sociétés populaires auxquelles il est
affilié qui sont très touchées de son absence et ne cessent comme nous de
désirer son prompt retour. Par Eugène et Hortense qui ont obtenu la permission de voir leur mère, passent les lettres, les certificats, les mémoires. Ils amènent à Joséphine son chien, Fortuné, un carlin, laid et hargneux, qui, sans être remarqué, se coule, portant les billets sous son collier. Qui est derrière les enfants ? Qui leur tient la main ? Qui fait les démarches à la Ferté ? Qui rédige les pétitions ? Sans doute ce personnage mystérieux, Calmelet, qu'on trouvera dès lors dans l'intimité de la vie de Joséphine, chargé des missions les plus intimes, des affaires les plus secrètes, homme d'affaires comme on en avait alors, de ceux qui, à leurs clients, ouvraient leur bourse et qui, quelquefois, pour eux, donnaient leur tête. Peut-être s'y mêle-t-il un beau-frère de Marie Lanoy, la gouvernante des enfants, un certain M. Sabatier, qui fut pourvu par la suite d'un bon emploi dans un ministère. Peut-être encore un nommé Martin qui, plus tard, réclama son dû ; mais c'est à coup sûr Calmelet le principal : c'est lui seul que citent Eugène et Hortense ; plus tard, Calmelet, pourvu de la place de secrétaire du Conseil des prises et de celle d'administrateur du Mobilier impérial étant tombé dans la disgrâce de Napoléon, Eugène le défendit avec la plus grande énergie ainsi que son neveu Soulange-Bodin, alléguant l'intérêt qu'ils ont montré à sa famille dans des temps moins heureux. Pour Joséphine, mêmes démarches, mais d'un autre style : des pétitions que signent les enfants, qu'ils présentent le 19 floréal (8 mai) à la Convention, le 26 prairial (14 juin), au Comité de Sûreté générale. Aux représentants de la Convention nationale ils disent : D'innocents enfants réclament auprès de vous la liberté de leur tendre mère, de leur mère à qui l'on n'a pu rien reprocher que le malheur d'être entrée dans une classe à laquelle elle a prouvé qu'elle se croyait étrangère puisqu'elle ne s'est jamais entourée que des meilleurs patriotes, des plus excellents montagnards. Ayant demandé son ordre de passe pour se soumettre à la loi du 28 germinal, elle fut arrêtée sans en pouvoir pénétrer la cause. Citoyens représentants, vous ne laisserez pas opprimer l'innocence, le patriotisme et la vertu. Rendez la vie, citoyens représentants, à de malheureux enfants. Leur âge n'est point fait pour la douleur. Plus imprudente est la pétition au Comité de Sûreté générale. Les enfants réclament que leur mère soit jugée. Toutes les pièces concernant la citoyenne Alexandre Beauharnais... sont maintenant à la commission des détenus, excepté le mandat d'arrêt : on n'attend que cette pièce pour délibérer sur son affaire, et ils la demandent avec instance quand on n'a point à redouter le jugement, on brûle qu'il soit rendu. Pauvre femme ! comment ne sent-elle point que le seul moyen de salut est de se faire oublier ! Heureusement, La Bussière veille : cet étrange personnage, qui, par humanité, s'est fait voleur de dossiers — non pas même voleur, mâcheur, — et qui risque à chaque instant sa vie pour sauver la vie d'inconnus. Qu'il ait mâché le dossier de Joséphine, on n'en a nulle preuve, mais il s'en est vanté, et Joséphine l'a cru, car, le 5 avril 1803, elle assista avec le Premier Consul à une représentation extraordinaire donnée au théâtre de la Porte Saint-Martin au bénéfice de La Bussière, et elle envoya cent pistoles pour le prix de sa loge. Si La Bussière n'est pas un personnage de légende, il est le plus extraordinaire des héros. Que ce soit à La Bussière, au hasard ou à l'encombrement
de la guillotine que Joséphine ait dû d'être oubliée et d'atteindre ainsi le
9 thermidor, Beauharnais était trop en vue pour que, dès qu'il s'agit de vider les Carmes, son nom ne fût pas des
premiers prononcé. Sans doute, étant donnée sa conduite militaire, l'abandon
de Mayence, la désertion de son poste, les chefs d'accusation ne manquaient
pas, mais un procès individuel avec des formes, des témoignages, des
plaidoiries, des réquisitoires, c'était long et on était pressé. Les prisons
étant remplies, il fallait faire de la place. A défaut des massacres
soi-disant populaires dont on avait vu les inconvénients, Vadier soixante ans de vertu inventa les conspirations de
prison, et avant Saint-Lazare, Port Libre, les Oiseaux, lé Plessis, on vida
les Carmes plus encombrés. Lorsque, le 4 thermidor, Alexandre partit pour la
Conciergerie, il sentait si bien que c'était l'heure des adieux suprêmes,
qu'en passant devant Mme de Custine, il lui tendit comme présent de mort un
talisman arabe monté en bague qu'il portait toujours à son doigt. S'il avait encore cette lueur d'espérance qui, dit-on, accompagne l'homme jusqu'à la fin et lui permet de vivre, l'espèce d'interrogatoire qu'il subit à la Conciergerie la dissipa. Ce n'était point de la reddition de Mayence, de quelque chose de tangible qu'il était accusé, mais d'un rêve, d'une imagination, de 'rien, du néant. Un détenu quelque peu fou avait tenu des propos ; un autre avait caché une corde sous son lit et y avait fait des nœuds : conspiration : quarante-neuf accusés. Alexandre envisagea la mort résolument, car, alors,
presque tous savaient mourir, si bien peu savaient vivre, et lui-même le
prouve : dans une lettre suprême qu'il écrit à sa femme il ne peut se défaire
de cette phraséologie qui l'obsède : Toutes les
apparences de l'espèce d'interrogatoire qu'on a fait subir aujourd'hui à un
assez grand nombre de détenus, dit-il, sont
que je suis victime des scélérates calomnies de plusieurs aristocrates
soi-disant patriotes de cette maison (les
Carmes). La présomption que cette infernale
machination me suivra jusqu'au Tribunal révolutionnaire ne me laisse aucun
espoir de te revoir, mon amie, ni d'embrasser mes chers enfants. Je ne te
parlerai donc point de mes regrets ; ma tendre affection pour eux, l'attachement
fraternel qui me lie à toi, ne peuvent te laisser aucun doute sur le
sentiment avec lequel je quitterai la vie sous ce rapport. Et après : Je regrette également de me séparer d'une patrie que
j'aime, pour laquelle j'aurais voulu donner mille fois ma vie et que non
seulement je ne pourrai plus servir, mais qui me verra échapper de son sein
en nie supposant un mauvais citoyen. Cette idée déchirante ne me permet pas
de ne point te recommander ma mémoire ; travaille à la réhabiliter en
prouvant qu'une vie entière consacrée à servir son pays et à faire triompher
la Liberté et l'Égalité doit, aux yeux du peuple, repousser d'odieux
calomniateurs pris surtout dans la classe des gens suspects. Ce travail doit
être ajourné, car, dans les orages révolutionnaires, un grand peuple qui
combat pour pulvériser ses fers doit s'environner d'une juste méfiance et
plus craindre d'oublier un coupable que de frapper un innocent. Beauharnais pensait-il que cette lettre serait lue, que ces déclamations le serviraient, qu'on lui en tiendrait compte ? Était-ce là un plaidoyer suprême à défaut de celui qu'on ne le laisserait point prononcer ? Se faisait-il encore cette illusion ? On cherche là en vain l'accent de nature, quelque mot dont frémisse la chair au contact de cette chair qui agonise ; une ligne qui émeuve, un cri dont l'angoisse remue, on ne trouve que des phrases ! Cette phrase à période, à élégances, à souvenirs classiques, redondante, fertile en images peu suivies et en termes ambitieux, est-elle donc à ce point passée dans leur sang ? a-t-elle si exactement tapissé leur cerveau, que ce soit là leur langue et que, grâce à elle, même les sentiments vrais paraissent empruntés ? Cette lettre semble un devoir de rhétorique rédigé par un élève médiocre, et Beauharnais est peut-être un père très tendre, un patriote, un ami de la liberté, décidé à se sacrifier lui-même, acceptant l'injustice, la reconnaissant équitable ! Peut-être aussi ne s'y trompe-t-on pas et est-ce exact que, chez cet homme, tout est convention, tout se guinde à l'oratoire, tout se mue en littérature, et cette littérature, faite des réminiscences classiques accommodées à une forme dont Jean-Jacques a laissé le moule, pervertit jusqu'aux sentiments profonds, ceux humains de nature et d'essence, au point d'en fausser non l'expression, mais le fond même. Et ainsi, même un testament de mort vise à l'effet et est écrit pour la cantonade, mais à la cantonade on n'écoute point, et l'effet est manqué. Deux jours après, Beauharnais a cessé de vivre, et, dans la fournée étrange où on l'a jeté, sans interrogatoire, sans témoignages, sans plaidoiries, sans verdict, dans cette fournée de cinquante-cinq condamnés où il y a des négociants et des prêtres, des magistrats et des commis, des bijoutiers et des matelots, des généraux et des brocanteurs, des princes comme Rohan-Montbazon, et des gens d'esprit comme Champcenetz, Alexandre retrouve son ancien ami le prince de Salin et son ancien collègue à la Constituante Gouy d'Arcy. C'est le 5 thermidor (23 juillet). — Encore quatre jours ! |
[1] Il n'est maire que de la Ferté-Aurain, mais le Comité ne peut-il penser qu'il s'agit d'un si médiocre village et, de son autorité, il le suppose maire du chef-lieu de district.