Le marquis et Mme Renaudin étant toujours à Fontainebleau, Joséphine y passe avec ses enfants l'été de 1791, et c'est là qu'elle apprend l'élection de son mari à la présidence de la Constituante. C'est le 18 juin. Trois jours après, les circonstances font d'Alexandre le personnage le plus en vue qui soit en France, le placent au premier rang des autorités, et répandent son nom dans l'univers. En prenant séance le 21 juin, à 8 heures et demie du matin, le président Beauharnais annonce à l'Assemblée que, dans la nuit, le Roi et la Famille royale ont été enlevés par les ennemis de la chose publique, et, pendant cette séance qui dure sans interruption jusqu'au dimanche 26 à trois heures de l'après-midi, cent vingt-six heures et demie, tout ce temps, — sauf le jour de la Fête-Dieu, lorsqu'il va, à la tête du côté gauche, mener la procession constitutionnelle de Saint-Germain l'Auxerrois, — tout ce temps, Alexandre est sur la brèche ; il répond aux députations qui se succèdent sans relâche ; il prend les mesures les plus graves ; il fait comparaître les ministres et les généraux, il donne des ordres en souverain, si bien que, à Fontainebleau, on dit, en regardant passer son fils Eugène : Voilà le Dauphin ! N'est-ce pas un étrange rapprochement que de trouver ainsi face à face, en cette affaire de Varennes, le marquis de Bouillé, l'héroïque soldat de la Dominique, de Saint-Eustache et de Saint-Christophe, le dernier général qu'ait eu la France monarchique et ce Beauharnais qui fut, en temps de paix, son protégé et son aide de camp, qui n'a nulle part vu tirer un coup de fusil, dont les états de service attestent uniquement les faveurs dont il a été l'objet, — l'un qui a dévoué sa vie à son roi et à son pays, l'autre dont la brève existence n'a été jusqu'ici qu'un tissu de sottises et de scandales, et c'est celui-ci qui l'emporte sur celui-là, c'est Beauharnais qui proscrit Bouillé, c'est l'homme qui n'a que de la salive à jeter pour son parti qui terrasse l'homme qui a versé son sang pour sa nation. Bouillé peut se tromper, — quoiqu'il soit dans la ligne de son devoir, comme sujet, comme gentilhomme et comme soldat ; — Beauharnais peut avoir raison, étant donnés les devoirs nouveaux qu'il a assumés, mais qui des deux a le beau rôle et que vaut-il le mieux être du renégat qui brûle ses anciens dieux et qui tue leurs prêtres, ou du croyant qui, au pied des autels désertés, demeure pour attester sa foi par les ultimes sacrifices ? De cela Beauharnais n'a cure : du 18 juin au 3 juillet, il est autrement roi que Louis XVI ; il l'écrase, il le met en accusation ; il le fait interroger ; il fait interroger la Reine et, du ton pédant qu'il tient de Patricol, il régente, dirige, discourt aux applaudissements de la gauche ; toutes les satisfactions il les éprouve, et on le sent à chacune de ses paroles : il est le maître, il se voit parvenu à un comble de fortune digne de son mérite ; il donne des leçons, — et à qui ? — à ce roi contre lequel il a amassé toutes les rancunes de son amour-propre et de sa vanité blessés, à cette reine qui ne l'a point distingué, le fat qu'il est, à ce qui reste, en cette pauvre cour, de fidélités survivantes et de suprêmes dévouements. Cela coûte cher de lui avoir fermé la portière des carrosses Qu'on l'écoute lui-même en cette lettre à son père, cette
lettre datée de l'Assemblée nationale, le lundi
27 juin au soir, cette lettre qui semble copiée du Conciones et où, à chaque mot, transpire la
suffisance : Je me reprocherais si ma situation
actuelle, que les circonstances critiques ont rendue périlleuse, pénible et
honorable plus qu'aucune autre présidence, m'empêchait de vous offrir
l'expression de mes sentiments. Je suis épuisé de fatigue, mais je trouve des
forces dans mon courage et dans l'espérance que, méritant par mou zèle une
partie des éloges que l'on m'a prodigués, je peux être utile à la chose
publique et au maintien de la tranquillité du royaume. Je vous prie, mon
père, de recevoir mes hommages, et d'agréer l'expression de mon respect et de
mon tendre dévouement. Ainsi, toujours le rôle appris, récité ; l'homme illustre parvenu aux grands honneurs, sauveur de sa patrie, dictateur de sa nation, qui, du haut de sa fortune, donne l'exemple des vertus filiales, cela est romain sans doute, mais le marquis eût peut-être préféré quelque monnaie à de si belles phrases. La monnaie viendra aussi, car la Nation se doit d'être généreuse envers le père d'un tel fils. En ce même mois de juillet, le 31, Alexandre est réélu président de l'Assemblée, et, par cet honneur presque sans précédent, mis en vedette, désigné, comme on disait, entre les fondateurs de la Liberté. D'autant plus que, durant cette présidence, la Constituante, à la veille d'expirer, prétend coordonner et codifier ces articles de constitution qu'elle a votés sans ordre, comme au hasard, où elle a mis bien plus de philosophie que de politique, de sentimentalisme que de raison. Elle voudrait à présent y revenir, donner un peu de force et d'action à cet exécutif dont elle a fait un porc à l'engrais dans le rouillis du charcutier ; elle voudrait verser un peu de réalité dans l'idéologie naïve avec quoi elle a prétendu, à ses débuts, qu'on pouvait faire du gouvernement ; mais il est trop tard et, pour que ses débats eussent un résultat utile, il y faudrait un autre président : un, qui, profitant de l'extraordinaire situation que les circonstances lui ont créée, osât dire que la Constitution telle qu'on l'a faite, loin d'être la panacée universelle, entraîne fatalement la guerre civile, la guerre étrangère, l'anarchie générale, — mais qu'attendre de l'homme qui semble, pour la tournure qu'il donne à la discussion, envier l'honneur de rendre cette constitution plus détestable et plus inexécutable encore ? Lorsque Joséphine revient de Fontainebleau, on peut croire que c'est le moment où elle se lance dans le monde : elle a des liaisons qu'on connaît : d'abord des créoles, une Mme Hosten, de Sainte-Lucie, qui habite la même maison, et, par elle, elle se trouve en un milieu mélangé de finance et de parlement, assez élégant, assez riche encore, et où l'on s'amuse ; elle fréquente chez la vieille marquise de Moulins, chez qui elle rencontre quelques gens de lettres de l'Almanach des Muses et beaucoup de monde, mais là, on ne la remarque guère ; elle se confond dans un groupe de petites dames qui paraît assez terne ; Mme de Moulins a des loges aux principaux théâtres et les offre volontiers ; Joséphine en profite et prend là ce goût de spectacles qui chez elle sera si vif ; elle voit la marquise d'Espinchal, Mme de Barruel Beauvert, Mme de Lameth, même Mme de Genlis. Elle est liée d'amitié avec Charlotte Robespierre, lui témoigne beaucoup d'attachement, lui fait même présent de son portrait en miniature. Elle retrouve çà et là les hommes avec qui Beauharnais est frotté d'intérêts à l'Assemblée : la Fayette, d'Aiguillon, Crillon, Montesquiou ; Duveyrier qui lui fait quelque peu la cour ; Menou, qui, plus tard,, se souviendra utilement de l'avoir rencontrée ; Hérault de Séchelles dont Beauharnais est jaloux, car ils sont amoureux de la même femme, la jolie Mme Arne-lot, dont le mari est administrateur en chef du Trésor. De la famille et des alliés, elle voit Lezai-Marnesia, le père de sa cousine Beauharnais et la ci-devant comtesse Fanny, revenue à peine de son voyage de propagande en Italie avec le citoyen Cubières-Palmezeaux ; mais il y a brouille complète avec le frère et le cousin d'Alexandre qui, tous deux députés, siègent à droite et vont émigrer ; le frère surtout est des intransigeants et se plaît à s'entendre appeler le féal Beauharnais ou Beauharnais sans amendement. Par contre, Joséphine voit sa femme, née Beauharnais elle aussi, fille de Fanny. Il ne semble pas qu'elle entre chez les La Rochefoucauld, quoique Alexandre soit devenu leur allié en 1788, par le mariage du fils puîné du duc de Liancourt avec une de ses cousines, Mlle Pyvard de Chastullé — celle-là dont Joséphine impératrice fera sa dame d'honneur ; — mais elle voit Mathieu de Montmorency, le marquis de Caulaincourt et surtout le prince de Salm-Kyrbourg avec sa sœur la princesse Amalia de Hohenzollern-Sigmaringen. Ce prince de Salm qui habite, rue de Lille, un merveilleux palais, chef-d'œuvre de Rousseau, a été fort riche, quoi qu'on en ait dit, et assez bien à la cour de France, mais, depuis 1789, il s'est, par une sorte de vertige, lancé, en plein mouvement de gauche ; il a été, par La Fayette, chef de bataillon de la garde nationale et s'est rendu ridicule par son zèle. Il a fait de son hôtel le rendez-vous des Constituants du côté gauche, et Alexandre, qui paraît au moins aussi bien avec la sœur qu'avec le frère, leur racole des invités : singulier divertissement que prend là ce prince allemand et qu'il paiera, moins de quatre ans plus tard, de sa fortune et de sa tête. La princesse de Hohenzollern, dont le dévouement à son frère est sans limites, a été heureuse de rencontrer parmi ces femmes politiques, harengères de salons, une femme qui s'occupe de toilette, d'amour et de futilités, et elle s'est prise d'une grande sympathie pour Joséphine. Celle-ci le lui rend et elles se donnèrent par la suite des preuves d'amitié qui ne sont pas banales[1]. Impossible qu'Alexandre et sa femme ne se rencontrent pas chez la princesse de Hohenzollern. Ils se font bon visage, mais l'intimité s'arrête là : de la vertu, Beauharnais parle en fort beaux termes, niais la fidélité conjugale n'y est pas comprise. Aussi bien est-il difficile de préciser : c'est à coup sûr le moment où tous ceux qui, par la suite, se sont réclamés d'une ancienne connaissance, ont rencontré Joséphine ; un mélange singulier qui tient sans doute aux milieux très divers où elle fréquente. Elle a peu de choix, comme une nouvelle débarquée avide de monde et qui n'a personne pour la diriger ; elle va donc où on l'invite et où on lui fait accueil : mais, de ce salon et de cet hôtel à elle appartenant dont, suivant quelques sots, elle faisait si agréablement les honneurs, nulle trace. Elle continue à vivre en son à-part et, avec ses rentes, a fort à faire pour subsister très modestement, très simplement. De la Martinique, où son père vient de mourir insolvable, elle ne reçoit rien ; Alexandre n'est guère en meilleure posture vu les événements de Saint-Domingue, et il n'y a pas à dire qu'il trouve, dans ses fonctions, de quoi subvenir au luxe de sa femme ; en ce temps, très reculé, s'il y avait déjà chez les parlementaires autant de sottise que depuis, il y avait au moins une honnêteté qui tenait à leur inexpérience. D'ailleurs, même en admettant qu'il y ait eu un temps de splendeur relative — ce que contredisent les modestes achats de petits taffetas que fait alors Joséphine, ce que contredisent encore les dettes qu'elle contracte vis-à-vis des correspondants de sa mère à Dunkerque, vis-à-vis même de la bonne de ses enfants, Mlle Lanoy, — comme ce temps fut court ! Arrivée en novembre 1790, Joséphine a dû se reconnaître, chercher et prendre un appartement près de Beauvernai, sinon avec lui. Vers janvier, elle a reçu la nouvelle de la mort de son père, dont il a bien fallu porter le deuil. Elle a passé l'été de 1791 à Fontainebleau, en est revenue, a déménagé, s'est installée rue Saint-Dominique. A la fin de septembre, à la clôture de la Constituante, les députés retombent dans une obscurité sans espoir, puisqu'ils ont donné ce rare et imbécile exemple de désintéressement de se déclarer eux-mêmes inéligibles à la législature suivante. Alexandre part tout de suite pour le Loir-et-Cher où il est nommé membre de l'administration départementale ; il y réside constamment, s'emploie à maintenir l'ordre public, à installer l'évêque constitutionnel, son ancien collègue Grégoire, de la Société des Amis des Noirs, qu'il a plus qu'autre contribué à faire élire ; il donne des gages de son patriotisme en achetant des biens nationaux autour de la Ferté-Beauharnais dont il semble se considérer, à la suite de l'émigration de son frère ainé, comme l'unique propriétaire. Nulle trace qu'il ait avec lui qui que ce soit des siens. D'ailleurs, cet exercice des fonctions administratives est fort bref. Depuis le 25 août 1791, il est inscrit comme adjudant général avec rang de lieutenant-colonel, dans les cadres de l'État-major général : le 7 décembre, il reçoit une lettre du ministre et un ordre du Roi lui enjoignant de rejoindre M. de la Morlière, commandant la 21e division à laquelle il est attaché, et, s'il passe encore quelque temps à Blois et à la Ferté sans obtempérer, ce n'est point pour faire le bon père et le bon mari. |
[1] Après le supplice de son frère, la princesse de Hohenzollern avait acheté et fait enclore d'un mur le champ où reposait, au milieu de treize cent quatorze victimes guillotinées en six semaines à la barrière du Trône, les restes du prince de Salm. Elle prétendait les reconnaître et les transporter en Allemagne dans le tombeau des ancêtres ; la recherche fut vaine. Et quelle recherche ! Ce fut là pourtant l'origine de cette fondation de Picpus, une des associations les plus étonnantes que la Révolution ait fait instituer...
Bonaparte, premier consul, laissa la princesse de Hohenzollern fonder cette œuvre des morts qui consolait les vivants ; il rendit au prince de Salm, orphelin, les biens de son père ; en i803, il lui tailla une principauté dans l'évêché de Munster. A la princesse de Hohenzollern, les portes des Tuileries furent ouvertes à deux battants ; ce fut à elle que les princes de Hohenzollern-Sigmaringen et Hechingen durent de faire partie de la Confédération du Rhin et enfin, ce fut pour elle qu'à son fils, le 4 février 1808, l'Empereur donna de sa main une épouse : Antoinette Murat, élevée au rang de princesse et pourvue d'une dot de fille de France.
On sait que depuis lors les alliances des Hohenzollern et de certains de leurs descendants, avec les Murat et les Beauharnais ; sont devenues presque habituelles.