JOSÉPHINE DE BEAUHARNAIS - 1763-1796

 

XI. — LE RETOUR.

 

 

Pendant que Joséphine court les mers, Beauharnais fait son chemin : une compagnie dans un régiment de cavalerie ne saurait longtemps suffire à son génie ; il n'a sans cloute fait aucun service dans Royal-Champagne, et l'on ignore même s'il y a paru, mais il n'en a pas moins tous les droits à être avancé. N'a-t-il pas, en effet, été détaché comme aide de camp près du marquis de Bouillé nommé commandant de la province des Trois-Évêchés et cette campagne d'une année à peine (1787) ne doit-elle point lui compter plus que s'il l'avait faite aux Antilles : il ne manque point de conquêtes, et se targue de nombreux et brillants succès. Ce genre de mérite flatte son amour propre et l'occupe presque exclusivement. A son camarade, Bouillé le fils, il raconte sans cesse ses bonnes fortunes, dont il lui communique même les pièces justificatives qu'il conservait et classait. Il joint à ses confidences des préceptes de conduite avec les femmes, tels qu'eût pu les donner un Choderlos de Laclos, et pour juger cette génération des hommes à bonne fortune, qui s'appliqueront tout à l'heure à la Révolution, cette note n'est point inutile. En même temps qu'un homme, poursuivant ainsi, par tous les moyens, les succès de femmes, Louis de Bouillé trouve en Beauharnais un gentilhomme exaspéré par son échec pour les carrosses. Ce désavantage, qui faisait le tourment de sa vanité, a peut-être plus contribué qu'aucun autre à le jeter dans le parti ennemi de la Cour et dans les voies de la Révolution.

A peine a-t-il passé une année à faire l'éducation de Louis de Bouillé que le i mai 1788, il est promu major en second et rentre dans la Sarre. C'est un grade créé cette année même, le 17 mars, et destiné à ceux des capitaines en pied, de remplacement ou de réforme, ayant au moins cinq ans de services, que leur naissance et les services de leurs pères destinent plus particulièrement au commandement d'un régiment. Pour parler franc, c'est le moyen qu'on a imaginé pour donner satisfaction à des officiers fort protégés, qui tous prétendent être colonels et qui, dès qu'ils ont atteint vingt-cinq ans, s'indignent qu'ils ne le soient point. Tel Beauharnais, en 1784.

C'est au duc de la Rochefoucauld, dont il continue à être le commensal, qu'il doit cette faveur de la Cour, et désormais, sous la monarchie, sa carrière est assurée. Mais quoi, finir maréchal de camp, lieutenant général, la belle affaire ? Que prétend-il donc ? Que veut-il ? Que rêve-t-il ? Il ne sait trop, parce qu'il embrasse ensemble toutes les ambitions, mais, moins son but est défini, plus son inquiétude est grande. Il croit avoir des griefs parce que les faveurs ne sont point toutes venues le trouver ; il est certain qu'il est victime d'injustices parce qu'on n'en a point fait en sa faveur. Il s'est attiré des mortifications, soit que sa séparation lui ait fait tort, soit que, par ailleurs, il ait déplu, soit qu'on le trouve en une coterie qui n'est point en bonne odeur. Cela n'est rien encore : on l'a blessé en sa vanité, on a prouvé à ce philosophe qu'il n'était point noble ; un manant lui a fermé sur le nez la portière des carrosses royaux. M. le vicomte de Beauharnais ne le pardonnera point. Aussitôt que les symptômes précurseurs de la Révolution se laissent entrevoir, il est au premier rang des novateurs, dont son patron s'est fait le protecteur le plus qualifié. Fondateur, président ou souscripteur de toutes les sociétés philanthropiques qui, sous un prétexte de bienfaisance ont dissimulé jusque-là leurs tendances anarchistes, le duc de La Rochefoucauld, signalé par ses relations avec les philosophes et les littérateurs, a pris position à l'Assemblée des Notables et s'est établi, avec son cousin, le duc de Liancourt, le chef des aristocrates libéraux. — Ces deux mots jurent, mais combien plus les idées ! — Grand nom, grande fortune, cœur généreux, esprit médiocre, il est né à souhait pour le rôle qu'on veut lui faire jouer, et, derrière lui, se groupent naturellement la cohue des utopistes, des mécontents et des envieux.

Beauharnais est tout cela ensemble : on l'a vu aux phrases qu'il a écrit ; on le sent mieux à sa vie ballottée sans boussole avec la perpétuelle inquiétude d'autre chose. Moins sa conscience est nette, plus il entasse de phrases pour en attester la pureté. Plus sa vie est orageuse et déséquilibrée, plus il souhaite de détruire l'organisme social contre lequel il est insurgé. Ses passions et ses aventures sont vulgaires, mais il les ennoblit par des déclamations ; il croit en tirer un relief d'homme incompris, d'homme qui a souffert pour et par la femme, et, du haut de sa vertu éprouvée, il dicte des oracles aux peuples. Dès les premières assemblées provinciales, à l'en croire, il se signale, il se met en avant ; il reçoit une place d'administrateur, la seule compatible avec la carrière militaire qu'il entend suivre. Administrateur est peut-être beaucoup : le vrai est qu'il est nommé par l'Assemblée provinciale de l'Orléanais, membre, pour la Noblesse, de l'Assemblée de département de l'Élection de Romorantin. Le département coin-prend deux Élections (Blois et Romorantin), et, dans chaque élection, l'Assemblée provinciale a choisi un membre pour le Clergé, un pour la Noblesse, trois pour le Tiers État[1].

Les États généraux convoqués, Alexandre se présente à la Noblesse du bailliage de Blois pour en être l'un des deux députés. Il se trouve là un homme dont le nom est célèbre par des travaux d'un autre genre, qui, établi depuis vingt ans à peine dans le Blésois, s'y est acquis, par ses largesses, une popularité très grande. C'est le fermier général Lavoisier, membre de l'Académie des sciences. En 1778, il a acheté des Bégon la terre de Freschines. Il a provoqué par son exemple un réel progrès agricole et surtout, lors du cruel hiver de 1788-89, il a offert sans intérêt, à la ville de Blois, cinquante mille livres pour être employées en achat de grains. Il est la forte tète de l'assemblée dont il est élu secrétaire et dont il rédige les cahiers. Peut-être, n'étant point noble, craint-il, s'il est élu député de la Noblesse, que son élection ne soit contestée ; peut-être, étant fermier général, craint-il l'incompatibilité ; quels que soient ses motifs, c'est lui qui, pris d'une belle flamme pour Beauharnais, cabale en sa faveur et le fait nommer presque à l'unanimité.

Le cahier que Lavoisier a rédigé et qu'Alexandre est chargé de soutenir est le plus révolutionnaire que l'on puisse trouver en France, tout inspiré des doctrines de Jean-Jacques, tout imprégné de paradoxes philosophiques. En voici, du reste, le préambule : Le but de toute institution sociale est de rendre le plus heureux qu'il est possible ceux qui vivent sous ses lois. Le bonheur ne doit pas être réservé à un petit nombre d'hommes : il appartient à tous : ce n'est pas un privilège exclusif qu'il faut disputer, c'est le droit commun qu'il faut conserver, qu'il faut partager, et la félicité publique est une source dans laquelle chacun a le droit de puiser la sienne. Tout est dans ce cahier : le vote par tête, l'interdiction d'une chambre héréditaire, l'emploi de l'armée aux ouvrages publics et aux confections de chemins, l'abolition des privilèges, la justice gratuite, la simplification des formes, un code criminel inspiré de la jurisprudence criminelle d'Angleterre, l'établissement d'un conseil chargé de former un plan d'éducation nationale, la suppression de la capitation, la fixation des dépenses, la liberté des métiers, quoi encore ? Sans doute la suppression des preuves de noblesse et l'entrée libre aux carrosses du Roi !

Beauharnais est donc fidèle à son mandat et conséquent avec lui-même lorsque, dès son arrivée à Versailles, il se range dans la minorité de la Noblesse, les Quarante-sept, avec Castellane, La Fayette, d'Aiguillon, le duc d'Orléans, les deux Toulongeon, Bureau de Puzy, Lezay-Marnesia, Luynes, Menou, Lameth, Lally-Tollendal et, pardessus tout, le duc de La Rochefoucauld. Il est des quarante-sept qui, le 25 juin, viennent se réunir au Tiers pour la commune vérification des pouvoirs. Dans la nuit du 4 août, cette nuit où, dans une ivresse de dévouement, tant de gens sacrifient ce qui ne leur a jamais appartenu, il propose l'égalité des peines pour toutes les classes de citoyens, l'admissibilité de tous les citoyens dans tous les emplois ecclésiastiques, civils et militaires : il soutient et précise sa motion le 21 août, lors de la discussion sur la Déclaration des Droits, et, en récompense de son attitude, lorsque l'Assemblée, après les journées d'octobre, est livrée à la gauche par le départ ou l'abstention de la droite, il est, le 23 novembre, élu secrétaire avec Volney et Dubois-Crancé pour collègues et d'Aiguillon pour président.

Dès lors, il a, dans l'Assemblée nationale, une position ; il parle de la vertu ; il trouve cette formule des Capacités destinée, malgré la barbarie du mot, à faire un si beau chemin dans le langage politique ; il s'empare, en sa qualité de major en second et de vétéran des guerres d'Amérique, de la spécialité militaire ; il propose, le 15 décembre 1789, un projet d'organisation démocratique de l'armée et de la milice — celle-ci établie sur le principe que le Roi et l'héritier présomptif pourront seuls être exemptés du service militaire, celle-là assez forte pour nous empêcher d'être conquis, mais point assez pour nous conquérir. — Ce n'est pas assez pour lui d'être membre du Comité militaire, d'organiser l'armée française, de refuser au Roi le droit de guerre, de régler l'avancement, de rapporter sur le Génie et les Etats-majors, de discourir sur l'affaire de Nancy, sur la Garde du Roi, sur les officiers réformés, sur les invalides, sur les retraites, de faire autoriser par l'Assemblée la présence des militaires dans les clubs hors le temps de service : il parle sur les juifs, il parle sur les moines, il parle sur la presse, il parle sur la marine, les ponts et chaussées et les inondations ; il parle — ou plutôt il lit — sur toute chose ; et c'est toujours le verbiage des lettres à Joséphine, toujours le pédantisme à la Patricol, et le néant de la pensée noyé dans la redondance des périodes. Et la Constituante ne lui suffit pas : il lui faut les Jacobins, où il se met en si belle vue que c'est lui qui, élu président à la mort de Mirabeau, mène, comme tel, le deuil en tête de la Société.

A-t-il alors quelque idée de réconciliation avec sa femme ? On l'a dit, mais la chose est au moins douteuse. Joséphine, à la Martinique, ne le gêne point et ne l'empêche nullement de parler de sa vertu. Il s'est réinstallé dans le petit hôtel de La Rochefoucauld, après avoir vécu à Versailles à l'hôtel de Brissac, rue du Vieux-Versailles ; il pousse des brouettes au Champ de Mars et s'attelle à la même charrette que l'abbé Sieyès pour préparer le terrain de la Fédération ; il a des femmes, beaucoup de femmes, et de très belles, et de très jolies, et de très bien nées, car il est à la mode et il marche à peine sur ses trente ans ; en vérité que ferait-il de sa légitime épouse ?

Il se tient débarrassé d'elle moyennant sa pension qu'il lui envoie fort régulièrement à présent par Mme Renaudin, mais, si la séparation fait ainsi l'affaire du mari, plaît-elle autant à la femme ?

 

Certes, à la rue Thévenot et à Noisy, l'existence était sévère et les distractions absentes ; mais, à Panthemont, fût-ce par le trou de la serrure, Joséphine a aperçu le monde ; elle l'a fréquenté à Fontainebleau ; elle en a pris le goût, contracté la maladie. A présent, combien plus triste lui paraît la vie déplorablement oisive, sans horizon, sans société, sans coquetterie, cette vie où elle se retrouve petite fille, sous le joug maternel, après s'être émancipée, avoir couru l'aventure ! Mme de la Pagerie est autoritaire et dominante, d'un caractère difficile ; elle ne peut pardonner à sa fille d'avoir compromis — par sa faute ou non — une situation brillante, d'avoir tari la belle source d'argent où il était si agréable de puiser. Rien que des malades autour de soi, M. de la Pagerie et Manette ; et puis, la misère. Enfant, jeune fille, elle ne la sentait point, cette misère, n'ayant jamais goûté de cette espèce de luxe qui lui manque plus à présent que le matériel de la vie, et dont la privation lui est le pire supplice. Et, à Paris, pendant ce temps, M. de Beauharnais joue les premiers rôles : il occupe le monde entier de sa personne et de ses discours ; car, qui ne regarde vers l'Assemblée constituante — devenue, comme l'on dit, le Pôle de l'Humanité — et Alexandre n'en est-il pas un des directeurs ? Puis, et par surcroît, à la Martinique les troubles commencent et les massacres se préparent. Les doctrines des Amis des noirs, — des amis des Anglais, — portent leurs fruits de ruine. Lutte ouverte entre les créoles et le gouverneur, entre les blancs et les hommes de couleur ; Tascher, l'oncle de Joséphine, capitaine de port à Fort-Royal (commandant les ports et rades de la Martinique) élu maire illégalement ; collision à Saint-Pierre le 10 juin 1790, massacre de quinze hommes de couleur, arrestation des massacreurs, révolte de la garnison du fort Bourbon chargée de les garder ; Tascher, intervenant pour rétablir la paix, fait prisonnier par les rebelles avec les officiers municipaux qui l'ont accompagné ; anarchie complète ; le gouverneur, M. de Damas, obligé d'évacuer, non seulement la capitale, mais les forts qui la défendent ; enfin, la division navale aux ordres de Durand de Braye menacée, des canons braqués sur elle pour la retenir, l'obliger à hiverner dans le port du Carénage.

Durand de Braye est fort naturellement en relations avec les Beauharnais ; il connaît Joséphine, il l'avertit de son départ imminent, lui offre passage, ainsi qu'à divers particuliers compromis, sur la frégate la Sensible, mais leur donne à peine le temps de réunir quelques effets indispensables. Joséphine, tant on la presse, ou tant elle est pressée de partir, ne peut même prendre congé aux Trois-nets de son père qui va mourir l'année suivante et de sa mère qu'elle ne reverra plus ; il faut, dit-on, deux heures de Fort-Royal aux Trois-Ilets ; mais Joséphine ne dispose point de quatre heures. Le 4 septembre, sous le feu du fort Bourbon et du fort Royal, la Sensible appareille et défile avec le vaisseau l'Illustre et les bâtiments légers de la station. Quelques boulets mal dirigés, et l'on est hors de peine, en route pour la France.

Pendant la traversée, Joséphine, dénuée de tout, est obligée de recourir, pour vêtir sa fille et elle-même, à la charité de l'état-major et de la maistrance, mais enfin l'on arrive au commencement de novembre — le courrier apporté par la Sensible est au Moniteur du 14 — et Mme de Beauharnais se rend immédiatement à Paris où, dit-on, en attendant qu'elle connaisse les dispositions de son mari, elle se loge à l'hôtel des Asturies, rue d'Anjou.

Cela n'est point impossible pour le début, mais ensuite, elle s'établit rue Neuve-des-Mathurins, n° 856, dans la maison appelée Hôtel de Beauharnais, qui appartenait à sa belle-sœur et cousine : Marie-Françoise de Beauharnais, femme de François de Beauharnais, lequel est le frère d'Alexandre et qu'on nomme le marquis. Cette marquise de Beauharnais vit aussi mal avec son mari que Joséphine avec le sien et, en attendant que le marquis émigre et qu'elle divorce, elle a, semble-t-il, un domicile particulier. En tout cas, elle ne fait aucune difficulté à accueillir, dans la maison qui touche a son hôtel, en même temps que Joséphine, un certain M. de Beauvernai, colon de Saint-Domingue, auquel elle loue un appartement de 1.000 francs par an. En 1791, écrit le tribun Alexandre, lorsque Joséphine demeurait rue Neuve-des-Mathurins, elle vivait avec un nommé Beauvernai, colon de Saint-Domingue, très bel homme.... Il demeurait dans la même maison et me parlait de ses intimes liaisons avec la dame comme d'une chose toute simple. Une affaire qui, à propos de politique, mit aux prises plus tard Beauvernai et Alexandre, fait revenir celui-ci sur le personnage : capitaine au régiment du Cap et chevalier de Saint-Louis, beau diseur, bel homme aux larges épaules et qui vivait alors avec ou chez une dame qui depuis devint célèbre : Madame de Beauharnais. Alexandre ne peut pas s'y tromper, puisque, quinze ans plus tard ; étant chef de division, aux Droits réunis, il eut sous ses ordres ledit Beauvernai que M. Français (de Nantes), l'obligeant M. Français avait fait entrer dans les bureaux sur la pressante recommandation de l'Impératrice.

Par là voit-on ce qu'il convient de penser des légendes pieusement accréditées ? D'abord la légende du départ de la Martinique : qui sait si l'aimant qui attirait si rapidement Joséphine sur la Sensible ne s'appelait point Beauvernai. Puis les légendes du retour : selon l'une, le ci-devant vicomte attendait impatiemment sa femme, il était prêt à tout faire pour expier ses torts ; selon l'autre, il n'était point informé de son retour, mais des officieux s'entremirent, il consentit à voir sa fille et sa femme ; à la vue d'Hortense, habillée en jeune américain, il se retrouva, reconnut son sang... et le reste s'ensuit.

Rien de cela : Nulle réconciliation, même pour donner du piquant à l'adultère, nulle vie en commun : Alexandre continue à habiter rue des Petits-Augustins, à l'hôtel de La Rochefoucauld ; Joséphine, après rupture sans doute avec Beauvernai, déménage et, de la rue des Mathurins, s'en vient habiter rue Saint-Dominique, n° 43. Les stipulations de l'acte de séparation sont fidèlement observées, et, en droit au moins, nulle modification n'est apportée à la situation.

 

En fait certains adoucissements ; sans vivre ensemble, les deux époux qui se trouvent avoir quelques connaissances communes, se rencontrent dans les mêmes salons, se parlent même à part, échangent des idées au sujet de l'éducation des enfants, peuvent, pour des questions d'affaires, prendre quelque confiance l'un dans l'autre, mais nulle intimité n'en résulte et ce n'est rien, à coup sûr, de la vie que Joséphine eût pu rêver.

 

 

 



[1] L'assertion d'Alexandre est formelle et ne peut se rapporter qu'à cette nomination. Toutefois le Beauharnais nommé est qualifié marquis dans le Procès-verbal des séances de l'Assemblée provinciale de l'Orléanais.