JOSÉPHINE DE BEAUHARNAIS - 1763-1796

 

IX. — LA SÉPARATION.

 

 

Le 10 avril 1783, Joséphine est accouchée à Paris, rue de la Pépinière la rue Saint-Charles n'en est qu'un court prolongement et les deux noms s'emploient indifféremment — d'une fille qui a été baptisée le lendemain, à la Madeleine de la Ville-l'Évêque, et qui à reçu les noms d'Hortense-Eugénie. Le parrain est le grand-père La Pagerie, auquel on donne pour la première fois du Haut et Puissant Seigneur et qu'on qualifie capitaine de dragons, sans dire que c'est de milice ; il est représenté par son neveu, le fils aîné du baron Tascher, qui, âgé de dix ans, a été envoyé à Paris pour y suivre le collège. La marraine est Fanny Beauharnais qui, pour le moment, est retirée aux Dames de la Visitation, rue du Bac. On a soin d'indiquer dans l'acte que le père qualifié vicomte de Beauharnais, baron de Beauville, capitaine au régiment de la Sarre, est actuellement en Amérique pour le service du Roi.

Ce père n'a point avant deux mois la nouvelle de sa paternité ; les lettres ne mettent guère moins de temps : c'est donc au plus tôt au milieu de juin. Le 8 juillet, il écrit à sa jeune femme la lettre que voici :

Si je vous avais écrit dans le premier moment de ma rage, ma plume aurait brûlé le papier et vous auriez cru, en entendant toutes mes invectives, que c'était un moment d'humeur ou de jalousie que j'avais pris pour vous écrire ; mais il y a trois semaines et plus que je sais, au moins en partie, ce que je vais vous apprendre.. Malgré donc le désespoir de mon âme, malgré la fureur qui me suffoque, je saurai me contenir ; je saurai vous dire froidement que vous êtes à mes yeux la plus vile des créatures, que mon séjour dans ces pays-ci m'a appris l'abominable conduite que vous y aviez tenue, que je sais, dans les plus grands détails, votre intrigue avec M. de Be..., officier du régiment de la Martinique, ensuite celle avec M. d'H..., embarqué à bord du César, que je n'ignore ni les moyens que vous avez pris pour vous satisfaire, ni les gens que vous avez employés pour vous en procurer la facilité ; que Brigitte n'a eu sa liberté que pour l'engager au silence, que Louis, qui est mort depuis, était aussi dans la confidence ; je sais enfin le contenu de vos lettres et je vous apporterai avec moi un des présents. que vous avez faits. Il m'est donc plus temps de feindre et, puisque je n'ignore aucun détail, il ne vous reste plus qu'un parti à prendre, c'est celui de la bonne foi. Quant -au repentir, je ne vous en demande pas, vous en 'êtes incapable : un être qui a pu, lors des préparatifs pour son départ, recevoir son amant dans 'ses bras, alors qu'elle sait qu'elle est destinée à un autre, n'a point d'âme : elle est au-dessous de toutes les coquines de la terre. Ayant pu avoir la hardiesse de compter sur le sommeil de sa mère et de sa grand'mère, il n'est point étonnant que vous ayez su tromper aussi votre père à Saint-Domingue. Je leur rends justice à tous et ne vois que vous seule de coupable. Vous seule avez pu abuser une famille entière et porter l'opprobre et l'ignominie dans une famille étrangère dont vous étiez indigne. Après tant de forfaits et d'atrocités, que penser des nuages, des contestations survenues dans notre ménage ? Que penser de ce dernier enfant survenu après huit mois et quelques jours de mon retour d'Italie ?Je suis forcé de le prendre, mais j'en jure par le ciel qui m'éclaire, il est d'un autre, c'est un sang étranger qui coule dans ses veines ! Il ignorera toujours ma honte, et, j'en fais encore le serment, il ne s'apercevra jamais, ni dans les soins de son éducation, ni dans ceux de son établissement, qu'il doit le jour à un adultère ; mais vous sentez combien je dois éviter un pareil malheur pour l'avenir. Prenez donc vos -arrangements : jamais, jamais, je ne me mettrai dans le cas d'être encore abusé, et, comme vous seriez femme à en imposer au publie si nous habitions sous le même toit, ayez la bonté de vous rendre au couvent, sitôt nia lettre reçue ; c'est mon dernier mot et rien dans la nature entière n'est capable de me faire revenir. J'irai vous y voir à mon arrivée à Paris, une fois seulement ; je veux avoir une conversation avec vous et vous remettre quelque chose. Mais, je vous le répète, point de larmes, point de protestations. Je suis déjà armé contre tous vos efforts, et mes soins seront tous employés à m'armer davantage contre de vils serments aussi faux et aussi méprisables que faux. Malgré toutes les invectives que votre fureur va répandre sur mon compte, vous me connaissez, Madame, vous savez que je suis bon, sensible, et je sais que, dans l'intérieur de votre cœur, vous me rendrez justice. Vous persisterez à nier parce que, dès votre plus bas âge, vous vous êtes fait de la fausseté une habitude, mais vous n'en serez pas moins intérieurement convaincue que vous n'avez que ce que vous méritez. Vous ignorez probablement les moyens que j'ai pris pour dévoiler tant d'horreurs et je ne les dirai qu'à mon père et à votre tante. Il vous suffira de sentir que, les hommes sont bien indiscrets, à plus forte raison quand ils ont sujet de se plaindre : d'ailleurs, vous avez écrit ; d'ailleurs vous avez sacrifié des lettres de M. de Be... à celui qui lui a succédé ; ensuite, vous avez employé des gens de couleur qu'à prix d'argent on rend indiscrets. Regardez donc la honte dont vous et moi, ainsi que vos enfants, allons être couverts, comme un châtiment du ciel que vous avez mérité et qui me doit obtenir votre pitié et celle de toutes les âmes honnêtes.

Adieu, Madame, je vous écrirai par duplicata et l'une et l'autre seront les dernières lettres- que vous recevrez de votre désespéré et infortuné mari.

P.-S. — Je pars aujourd'hui pour Saint-Domingue et je compte être à Paris en septembre ou octobre, si ma santé ne succombe pas à la fatigue d'un voyage, jointe à un état si affreux. Je pense qu'après cette lettre je ne vous trouverai pas chez moi et je dois vous prévenir que vous me trouveriez un tyran si vous ne suiviez pas ponctuellement ce que je vous ai dit.

Cette lettre écrite, le vicomte a fait partir pour la France sa maîtresse à laquelle il a donné rendez-vous à Paris et lui-même s'est embarqué, le 18 août, sur la frégate l'Atalante où il a obtenu passage ; mais, avant, il a eu avec son beau-père une explication qui a amené une rupture définitive.

Il arrive en France au commencement d'octobre ; il trouve au port des lettres de son père et de Mme Renaudin qui tentent encore un accommodement, mais il ne veut rien entendre et, route faisant, de Châtellerault, le 20 octobre, il écrit à Joséphine pour lui intimer de nouveau ses ordres. Il lui dit :

J'ai appris avec étonnement, en arrivant en France, par les lettres de mon père, que vous n'étiez pas encore dans un couvent, ainsi que je vous en avais témoigné la volonté par ma lettre datée de la Martinique. J'imagine que vous avez voulu attendre mon arrivée pour vous soumettre à cette nécessité et que ce retard ne doit pas être considéré comme un refus. En vous écrivant du mois de juillet dernier, j'avais déjà fait toutes mes réflexions et mon parti était décidément pris. Vous sentez que ce n'est pas une fièvre inflammatoire et putride que j'ai eue, occasionnée par l'excès de ma douleur, qui aura pu me faire changer d'avis, non plus que des rechutes continuelles durant quatre mois pendant lesquels j'ai été entre la vie et la mort, non plus que l'entier dérangement de ma santé qui me fait craindre de ne la jamais bien rétablir. Je suis inébranlable dans le parti que j'ai pris et je vous engage même à dire à mon père et à votre tante que leurs efforts seront inutiles et ne -pourront tendre qu'à ajouter à mes maux, tant au moral qu'au physique, en mettant ma sensibilité en jeu et me mettant dans l'obligation de contrarier leurs désirs. Quant à nous, ceci soit dit sans fiel, sans humeur, pouvons-nous habiter ensemble après ce que j'ai appris ? Vous seriez tout aussi malheureuse que moi par l'image perpétuelle de vos torts que vous sauriez être connus de moi. Et, quand même vous seriez incapable d'un remord, l'idée que votre mari aurait acquis des droits à vous mépriser ne serait-elle pas tout au moins humiliante pour votre amour-propre ? Prenez donc, croyez-moi, le parti le plus doux, celui d'acquiescer à mes désirs, et préférez dans cette cruelle position la certitude de ne point éprouver de mauvais procédés de ma part à l'obligation dans laquelle vous me mettriez d'en mal agir et d'user sévèrement avec vous si vous ne vous soumettiez pas à ce que j'exige. Je ne vois cependant aucun inconvénient, si vous désirez retourner en Amérique, à vous laisser prendre ce parti-là, et vous pouvez opter entre ce retour dans votre famille et le couvent à Paris.

Joséphine est à Noisy à ce moment, car Alexandre ajoute : Comme j'espère faire en cinq ou six jours les soixante-dix lieues qui me séparent encore de la capitale et, qu'une fois rendu, j'aurai besoin de me promener en voiture pour me distraire et suppléer à la faiblesse de mes jambes, vous m'obligerez d'envoyer à Paris mes chevaux et ma voiture pour dimanche prochain 26 du courant. Si Euphémie veut profiter de cette occasion pour y amener Eugène, j'en serai très reconnaissant et je lui devrai un plaisir, et il y a bien longtemps que je n'en ai goûté.

Il termine ainsi : Vous ne trouverez dans ma lettre aucuns reproches et combien cependant ne serais-je pas en droit d'en faire, mais à quoi serviraient-ils ? Ils ne détruiraient pas ce qui a existé, ils n'auraient pas même le pouvoir de vous rendre vraie ! Ainsi, je me tais. Adieu, Madame ; si je pouvais déposer ici mon âme, vous la verriez ulcérée au dernier point, mais ferme et décidée de manière à ne jamais changer. Ainsi nulle tentative, nul effort, nulle démarche qui tende à m'émouvoir. Depuis six mois, je ne m'occupe qu'à m'endurcir sur ce point. Soumettez-vous donc ainsi que moi à une conduite douloureuse, à une séparation affligeante surtout pour vos enfants, et croyez, Madame, que, de nous deux, vous n'êtes pas la plus à plaindre.

Sur cette lettre, Joséphine se hâte de revenir rue Saint-Charles, mais Alexandre n'y descend pas. Il va loger dans une maison garnie, rue de Grammont, puis s'installe rue des Petits-Augustins (rue Bonaparte), dans le petit hôtel de La Rochefoucauld, dépendante du grand hôtel dont la principale entrée est rue de Seine. Toutes sortes de démarches sont tentées par le marquis, par Mme Renaudin, par quantité de personnes respectables pour amener une réconciliation, mais le vicomte reste inflexible ; il veut à tout prix conserver la liberté qu'il a reconquise, et l'on dit qu'il a pour cela une bonne raison : il a retrouvé à Paris la femme qui fut sa maîtresse à la Martinique et qui peut-être ne l'a précédé que parce qu'elle ne pouvait dissimuler plus longtemps son état.

Ce serait là, semble-t-il, autant d'énigmes pour Joséphine et ceux qui la soutenaient. Tout ce qu'il fallait savoir, ils l'avaient pourtant appris par une lettre que Mine de la Pagerie a adressée au marquis ; elle a raconté que durant son séjour à la Martinique le vicomte les a fort négligés ; elle lui passait le peu de temps qu'il leur a donné en faveur de sa jeunesse ; livré à plusieurs femmes, il était plus agréablement à la ville qu'à la campagne, mais elle ne se serait jamais attendue que Mme de Longpré, son compagnon de voyage, lui aurait tourné la tête au point de se manquer à lui-même comme il a fait. Pour le séparer de son épouse, Mme de Longpré a eu la bassesse de lui inspirer d'interroger un de mes esclaves à qui ils ont l'un et l'autre fait dire tout ce qu'ils ont voulu en lui prodiguant de l'argent et l'accablant de promesses. Le vicomte lui a donné quinze moëdes à deux fois[1]. Or quel est l'esclave que l'on ne corromprait pas avec cette somme, et quel est celui qui ne vendrait pas ses maîtres pour la moitié moins ; je le tiens enchaîné, je voudrais bien qu'il fût possible de vous l'envoyer pour le questionner ; vous jugeriez vous-même, Monsieur, de toutes les faussetés qu'on lui a fait dire par les erreurs où on l'a induit. Toutefois, ce n'est point le vicomte qu'elle accuse, mais celle qui l'a entraîné. Ah ! s'il donnait des preuves bien sincères d'un véritable retour et d'un parfait repentir sa femme, malgré les offenses qu'elle a reçues, pourrait revenir à lui. Mais autrement ! Qu'il est douloureux pour moi, écrit Mme de la Pagerie, d'être séparée d'elle et de me rappeler tous les dangers qu'elle a courus pour se rendre malheureuse ! Nous sommes, Monsieur, tous mortels, si elle avait le malheur de vous perdre, à quels maux ne serait-elle pas exposée ? Pour les prévenir, vous me rendriez le plus grand des services si vous pouviez obtenir de son mari de la laisser venir répandre ses larmes et ses chagrins dans le sein de ses honnêtes parents ; je vous le demande même au nom de toute l'amitié que vous avez pour elle, car peut-elle encore vivre avec un mari qui est assez faible pour employer les promesses et l'argent pour se couvrir de honte en achetant le déshonneur de sa femme. Ô ma pauvre fille ! Toutes vos peines sont dans mon sein, elles ne me laissent du repos ni jour ni nuit, venez mêler vos pleurs à ceux d'une tendre mère.

 

Après un mois d'efforts pour obtenir une réconciliation, Joséphine, à la fin de novembre, choisissant le couvent de préférence à la famille, se détermine à se retirer à l'abbaye de Panthemont, rue de Grenelle, où Mme Renaudin s'enferme avec elle, et, le 8 décembre, elle fait requérir le commissaire au Châtelet, Joron, de se transporter par devers elle, pour recevoir sa plainte contre son mari. Elle raconte alors dans le plus grand détail les débuts de son mariage, l'existence qu'elle a menée, l'indifférence de son mari, dont elle avoue qu'il a été plus fort qu'elle de ne pas lui témoigner sa sensibilité ; elle dit les voyages et les déplacements d'Alexandre d'où il résulte que du 13 décembre 1779, jour de son mariage, au 6 septembre 1782, jour du départ du vicomte pour la Martinique, elle a tout au plus passé dix mois avec lui[2] ; elle annonce enfin le refus formel du vicomte de reprendre la vie commune et, pour attester les injures, elle joint à la plainte les lettres du 12 juillet et du 20 octobre, qui constituent son grief principal.

 

Il est certain que si Alexandre avait eu à reprocher à sa femme des faits postérieurs au mariage, il n'eût point manqué de le faire ; son imputation au sujet d-6 la naissance d'Hortense tombe d'elle-même, par le simple rapprochement des dates, puisqu'il est revenu d'Italie le 25 juillet et qu'il s'est écoulé deux cent cinquante-neuf jours jusqu'à l'accouchement ; d'ailleurs, et cela a une importance, lui-même en a fait amende honorable puisque, selon le témoignage du curé de Noisy, il est venu vers le 17 mars 1784 embrasser cette enfant qui est là en nourrice. Il n'est point allé chez le curé. Il a payé deux mois à la nourrice, a donné à sa fille des bijoux de la foire et est reparti très content. Voilà qui prouve comme il tient à ses dires ; il est à présumer que les autres allégations sont aussi fausses, sans quoi, au bout de quinze mois, il ne les eût pas volontairement et pleinement démenties.

Sans doute, Alexandre a vu que le procès engagé tournerait à sa confusion ; sans parler des Tascher, ni de son père qui ont embrassé avec chaleur le parti de Joséphine, tous les siens, oncle, tante, frère, belle-sœur, paraissent avoir fait de même. Peut-être les La Rochefoucauld sont-ils intervenus et n'est-ce point sur eux seuls que le vicomte peut faire fonds ? Lorsque le duc a quitté le commandement de la Sarre pour passer maréchal de camp, n'est-ce pas lui qui a ménagé à Alexandre son entrée comme capitaine au régiment Royal-Champagne-Cavalerie (2 juin 1784) et qui l'a fait détacher près de lui, en qualité d'aide de camp ? Ne peut-on penser que c'est à tous les efforts combinés des personnes qui s'intéressent à lui, qu'a cédé le vicomte lorsque, le 3 mars 1785, il se rencontre avec Joséphine chez leur notaire ? Il fait les excuses les plus complètes pour ses lettres dictées par la fougue et l'emportement et, pour éviter un éclat et un procès, il consent volontairement à une séparation à laquelle Joséphine acquiesce pour donner à ses deux enfants la preuve la plus forte de son amour maternel. Tout le préambule, tout l'exposé des faits, dans cet acte de séparation fait sous seing privé, est à ce point et si hautement à l'honneur de Joséphine, que, sans contredit, il faut, pour que son mari y consente, qu'il n'ait pas même une allégation contraire à fournir. Les articles de la séparation, tout à l'avantage de la femme, le démontrent du reste surabondamment.

Joséphine habitera où il lui plaira ; elle touchera, sur sa propre quittance, les intérêts de sa dot et tous autres revenus quelconques qui lui écherront. Elle recevra de son mari une pension annuelle de 5.000 livres et ce jusqu'à ce qu'elle ait recueilli des successions pour cette somme. Eugène-Rose restera à son père, mais il vivra jusqu'à l'âge de cinq ans, c'est-à-dire jusqu'au 3 septembre 1786, sous les yeux de sa mère, dans l'appartement qu'il occupe à présent, dans la même maison qu'elle. Il sera entièrement défrayé par son père et passera les étés près de sa mère à la campagne. Hortense restera avec sa mère, et le père paiera pour elle, par trimestre et d'avance, 1.000 livres jusqu'à ce qu'elle ait sept ans, et 1.500, passé cet âge. Enfin, Alexandre donnera à sa femme les pouvoirs les plus amples toutes les fois qu'il en sera requis ; il paiera tous les dépens de l'instance, et le procès étant éteint et assoupi, tous les droits de Joséphine seront réservés au cas où son mari manquerait à quoi que ce soit des stipulations arrêtées.

Telle est la fin du procès qui, du sous seing privé, à la première difficulté que fait le vicomte, tourne à l'arrêt de Cour suprême, par une homologation de l'acte de séparation : Joséphine en sort avec les honneurs de la guerre et le douaire que lui a reconnu son contrat de mariage ; plus d'incertitude sur l'état de sa fille qu'Alexandre renonce à contester, et, pour un an encore, la garde de son fils. Le séjour qu'elle a fait à Panthemont a été d'autre part singulièrement profitable à son éducation et à sa situation mondaine. Panthemont était le couvent où s'abritaient de préférence les femmes séparées ou en instance de séparation, les vieilles filles voulant vivre à bon marché, les orphelines en quête de mari. Moyennant pension de 800 livres et l'appartement payé à part, de 300 jusqu'à 1.000 livres par année, on y était tout à souhait. C'était un immense hôtel garni, d'honorabilité entière, ouvert aux femmes de la première distinction, avec des jardins, des bâtiments sans fin, des églises, des chapelles, à chaque étage des parloirs-salons, un endroit où, par goût, beaucoup de femmes allaient vivre, assurées d'y trouver bon gîte à bon marché et agréable société, plus libres qu'ailleurs, sauf les heures de rentrée, et, au fond, parfaitement indépendantes.

L'indépendance et le monde avaient jusqu'alors manqué à Joséphine, sévèrement tenue, à la ville et à la campagne, sous la férule de Mme Renaudin — laquelle, malgré ses vertus comme tante, ne pouvait guère, par ailleurs, être estimée que pour ce qu'elle était et qui, par la situation même où elle s'était placée, s'était fermé toutes les portes d'un monde où l'on eût admis sans doute qu'elle fût la maîtresse du marquis, mais où nul n'admettait qu'elle vécût maritalement avec lui.

Or, à Panthemont, une fois Mme Renaudin retournée à ses occupations, Joséphine fut la vicomtesse de Beauharnais, une jeune femme malheureuse, irréprochable, victime d'un époux barbare. Elle était intéressante ; son histoire était pour toucher ; ses petits enfants pour émouvoir.

Par l'habituelle rencontre dans les couloirs, les salles à manger, les parloirs et les chapelles, avec des femmes aimables, coquettes, distinguées de toutes manières, par les liaisons qu'entraîne la vie en communauté, Joséphine s'assouplit, se familiarise, s'exerce à bien parler et à bien vivre. Sans doute, ce n'est point avec les grandes dames qui passent à Panthemont qu'elle se lie, mais elle les voit, et c'est assez. Elle a gardé d'elles un si fidèle souvenir, que, seize ans plus tard, leurs noms, entendus alors, sont les premiers qu'elle évoque pour mettre un semblant d'égalité entre elle, femme du Premier Consul, et la duchesse de Guiche, ambassadrice du comte d'Artois, pour créer entre elles deux une sorte de lien de société et faire voir qu'elle sait le monde : Comment se porte Madame de Polastron, dit-elle. Je l'ai vue à Panthemont. Elle avait une figure bien intéressante et une tournure charmante.

Comme elle les a regardées ; comme elle a sur veillé leurs gestes, épié leurs mouvements, écouté leur son de voix, retenu la banalité de leurs paroles ; comme on se l'imagine attentive, inventant des prétextes pour les prendre au passage, les voir entrer, saluer, sortir, pour saisir le secret de leur aisance aimable et de leur naturelle bonne grâce. A qui, comme elle, dans les longues oisivetés des Trois-Rets, et, après, de Noisy et de la rue Thévenot, durant des jours et des jours, a étudié ses attitudes et cherché à tirer le mieux parti de son corps ; à qui, comme elle, connaît pour n'en avoir négligé aucune des grâces, chacune des lignes que la femme peut dessiner ; à qui porte en soi, comme elle, par un don supérieur, le sens de l'à-propos, le tact et le goût ; à qui apparaît au premier coup, comme à elle, la tache ineffaçable de cette vulgarité, d'autant plus odieuse et répugnante qu'elle est plus confiante et plus sûre de soi, rien d'aisé comme de s'approprier ces mouvements délicats, ces formes exquises qui désignent au propre les êtres sociaux de ceux qui ne sont pas tels et ne le seront jamais.

Joséphine possède déjà, de la femme, deux des vertus essentielles : elle est coquette et elle sait mentir. Sans prendre à la lettre les accusations d'Alexandre, on doit au moins reconnaître qu'en ces deux griefs, il pouvait être fondé. N'eût-il pu d'ailleurs les invoquer contre toutes les femmes, au hasard et, ne sont-ce pas là les conditions de leur nature et les raisons mêmes de leur agrément ? Et, à ces deux qualités, qu'un mari est tenté de regarder comme des vices, Joséphine ajoute, par la faculté d'assimilation qui est en elle, cette éducation physique qui la mettra tout à part dans une société nouvelle. Elle apprend le ton dont il faut parler, et, comme sa voix est jolie et rare, elle prête à ce qu'elle dit un charme incomparable ; elle s'ingénie à reproduire ces gestes frêles qui sont d'une dame, elle s'exerce à marcher clans les longs couloirs, comme elle devra faire dans un salon, et c'est ainsi que, peu à peu, elle s'élève et se complète, se rend capable de paraître, susceptible de séduire.

Et, en même temps, par le calme de la vie qu'elle mène, par l'abolition de la jalousie qui l'a dévorée, par la suppression de cette sorte d'esclavage °il l'a maintenue sa tante, par ses vingt ans survenant et lui enlevant son air d'enfance trop longtemps conservé, une transformation s'opère en son être physique ; cette évolution qui, de la lourde, massive Yeyette, fait l'être délicat et souple, infiniment gracieux et rare, l'être de volupté entre tous désirable, car, nulle des séductions qu'elle peut se donner, elle ne l'ignore et, dédaignée, elle a conscience de l'effort qu'il faut faire pour attirer et retenir.

Enfin si, au couvent, elle n'a point formé de liaisons avec les dames du premier rang qui vivent en leur à part et ne se mélangent point, qui seulement passent, soit pour visiter les petites pensionnaires ou pour faire quelques jours une retraite de dévotion, elle a rencontré, sur un degré au-dessous, des femmes plus faciles, plus accueillantes, qui tiennent à la haute domesticité du Château, qui sont de la noblesse de province, ou de la grande bourgeoisie de Paris et qui se font une distraction, un plaisir de plaindre, d'égayer, de dresser une jeune femme.

De plus elle s'est trouvé des parentés avec certaines novices ou religieuses qui étant de bonne maison ne manquent point d'avoir une influence : Ainsi cette Marie-Sophie-Mathurine de Pradines qui le 23 mai 1785 prend le voile à l'abbaye aux Bois. Mme Renaudin et Joséphine s'empressent à la cérémonie, les Pradines de Barsa, de Saint-Estève et de Flayols étant de vieille maison en Haut Languedoc et devant s'avouer pour parents.

C'est à Panthemont que Joséphine forme ses premières relations de société, qu'elle fait ses débuts dans la vie française. A tous les points de vue, cette retraite de quinze mois lui est profitable : — les prisons devaient lui réussir.

 

 

 



[1] La Moëde, Mœda d'Ouro ou monnaie d'or de 4.800 rois dite Lisbonnine, pesait 10 gr. 730 au titre de 917m et valait au pair 34 fr. 89.

[2] Du 13 décembre 1779 au mois d'avril 1780 (on a une lettre d'Alexandre datée de la Roche-Guyon le 26 mai, qui le montre parti avec les semestriers) : quatre mois ; du mois de janvier 1781 (une lettre à Mme Renaudin du 1er novembre 1780 prouve qu'à cette date il est encore à la Roche-Guyon. Il est peut-être revenu à Paris en décembre ; il y est en tout cas en janvier 1781 où Eugène est conçu) au mois d'avril ou mai (il y a une autre lettre à Mme Renaudin de la Roche-Guyon, le 5 mai), quatre mois ; du mois de septembre 5781 au 1er novembre, date du départ pour l'Italie, deux mois ; du 25 juillet 1782, date du retour d'Italie, au 6 septembre, date du départ pour la Martinique, un mois et demi ; c'est à bien compter onze mois et demi, dont il faut déduire les diverses villégiatures d'Alexandre et ses constants déplacements.