JOSÉPHINE DE BEAUHARNAIS - 1763-1796

 

VI. — ALEXANDRE DE BEAUHARNAIS.

 

 

Durant que Joséphine mène cette vie aux Trois-Ilets et à Fort-Royal, qu'est devenu Alexandre de Beauharnais ?

Plusieurs années, il est resté aux mains de Mme Tascher la mère : et l'on peut croire que ce fut très peu avant la mort de Mme de Beauharnais qu'on le fit revenir de la Martinique. Aucune preuve qu'il soit à l'enterrement. La première mention authentique qui soit faite de lui est aux registres paroissiaux de l'église Saint-Sulpice de Paris : un acte de baptême, en date du 15 janvier 1770, s'appliquant à Alexandre-François-Marie, né à la Martinique le 28 du mois de mai 1760, sur la paroisse de Saint-Louis du Fort-Royal, ondoyé le o juin de la même année par le frère Ambroise, capucin, curé. Les cérémonies du baptême lui sont donc suppléées dix ans seulement après l'ondoiement ; mais, paraît-il, cet ondoiement est inscrit comme baptême aux registres de Saint-Louis. S'il en est ainsi -et que le baptême ait été réitéré, est-ce, de la part des parents, négligence, indifférence ou intérêt ? Ne savent-ils pas que, pour les canonistes, la réitération du baptême est un crime si énorme qu'il est appelé dans le droit : Res nefanda, immanissimum scelus ? N'ont-ils vu là qu'une facilité pour se procurer les extraits toujours requis ? Ou peut-on penser qu'il existe une autre raison moins avouable ?

En tout cas, de même qu'il y a dix ans, à Saint-Louis du Fort-Royal, c'est Mme Renaudin, haute et puissante clame Marie-Euphémie-Désirée Tascher de la Pagerie, épouse de M. Renaudin, écuyer, ancien major de l'île de Sainte-Lucie, que donne pour marraine à son fils, haut et puissant seigneur messire François de Beauharnais, chevalier, marquis de la Ferté-Beauharnais, baron de Beauville, seigneur de Mauroy, Prouville, etc., etc., chevalier de l'ordre royal militaire de Saint-Louis, gouverneur général des îles du Vent de l'Amérique, chef d'escadre des Armées navales, en lui associant pour parrain, haut et puissant seigneur messire François-Marie Pyvard, chevalier, seigneur de Chastullé, chevalier de l'ordre royal militaire de Saint-Louis, capitaine aux Gardes françaises.

Il faut pourtant songer à l'instruction du nouveau baptisé, car ce n'est point à la Martinique qu'il a pu recevoir une éducation bien complète. Sans doute, il rejoint quelque temps son frère aîné au collège du Plessis, devenu, depuis son rétablissement par Richelieu, grâce à l'administration des deux abbés Gobinet, le rival de Louis-le-Grand, le collège qu'ont fréquenté les enfants des familles riches qui ne voulaient point entendre parler des Jésuites, et demeuré, après la fermeture et la réorganisation de Louis-le-Grand, presque le seul établissement d'instruction secondaire où les jeunes gentilshommes trouvent, avec la discipline appropriée, un enseignement de haut vol et une société de leur goût.

Les jeunes Beauharnais y ont conservé, comme d'usage, leur précepteur particulier, M. Patricol, ancien professeur de mathématiques, et ne prennent des classes que ce qui leur convient : bientôt d'ailleurs, ils sont, par leur père, envoyés, avec Patricol, à l'Université de Heidelberg où, pour apprendre la langue allemande, ils font un séjour de près de deux années. Ensuite, à diverses reprises, on rencontre Alexandre à Blois, chez sa grand'mère, Mme Pyvard de Chastullé, laquelle semble avoir pris son parti des relations de son gendre avec Mme Renaudin au point d'entretenir avec elle une sorte de correspondance ; seul moyen peut-être qu'elle ait trouvé d'obtenir d'elle ses petits-fils.

En 1774, l'aîné des Beauharnais étant entré au service, Patricol est engagé, par le duc de la Rochefoucauld, pour servir de précepteur aux deux fils de sa sœur, Rohan-Chabot, et il amène avec lui Alexandre ; c'est de cette façon que celui-ci se trouve passer à la Roche-Guyon une partie de sa jeunesse, les années sans doute les plus intéressantes au point de vue de la formation intellectuelle et morale ; c'est comme commensal, comme compagnon de jeux et d'études des jeunes Chabot, nullement comme parent, comme on a dit — car ce ne sera qu'en 1788 qu'il y aura alliance entre une Pyvard de Chastulé et un la Rochefoucauld et, jusque-là, il n'y a, semble-t-il, nul rapport[1], et, à coup sûr, nulle parité, — c'est comme élève de M. Patricol qu'il acquiert la protection du grand seigneur qui lui donne asile, et qu'il contracte les opinions libérales, philanthropiques et philosophiques que ne saurait manquer de répandre autour de lui le fils de la duchesse d'Anville, le fondateur de la Société des Amis des Noirs, le Coryphée de la Secte.

Nul homme meilleur, nul plus disposé à bien faire, nul esprit plus faux ; un cerveau médiocre, où s'est élaboré, au milieu des causeries des économistes et des philosophes, un rêve d'âge d'or ; un cœur excellent qu'ont séduit les théories de Raynal, de Jean-Jacques et de l'abbé Morellet ; une intelligence trop peu exercée pour prévoir les conséquences de ces doctrines, pour juger que leur application conduit la Royauté à sa ruine, la Noblesse à sa destruction, la Nation à la guerre civile, entraîne la perte des colonies, et, dans la destruction de la société même, ne laisse au peuple pour unique salut que la dictature militaire.

Quelle influence un tel milieu ne doit-il pas exercer sur un tout jeune homme, qui arrive des universités d'Allemagne, ces universités où l'on rêve de Werther, où se préparent les Brigands, manifestation à ce point éclatante qu'elle ne saurait être individuelle, qu'elle paraît la résultante des opinions collectives, interprétées par un homme de génie.

Et, de là, il tombe à la Roche-Guyon, dans ce château ducal, où, à l'agreement exquis d'une grande vie, opulente, aristocratique, raffinée, se mêle comme une élégance nouvelle, l'exposé de doctrines d'égalité devant la loi, d'égalité devant la couleur, de bienveillance et de philanthropie. Quoi de mieux séant à un duc et pair que de se dire démocrate, de se croire tel au fond du cœur ? Perd-on quoi que ce soit de ses dignités et de son prestige, et n'est-il point facile de disserter ainsi sur la fraternité, quand on se tient au moins pour l'aîné de la famille ? Sans péril immédiat pour qui les professe, même pour qui les met dans. une mesure en pratique, ces théories sont-elles aussi innocentes pour les auditeurs s'ils les prennent sincèrement au sérieux, s'ils sont tentés de passer à l'application et surtout s'ils remplacent cet orgueil de race que tempère une bienveillance générale, par une conviction de leur valeur personnelle qui a pour corollaire la haine de toute supériorité sociale ? Or, cette conviction, Alexandre ne manque point de l'acquérir par le fait même de son éducation, par l'avantage qu'il prend dans les études sur les jeunes Chabot, par l'espèce d'infériorité sociale où il se trouve, par l'habituelle société, la confidence où il vit avec ce Patricol, pion haineux, qui, en périodes redondantes, disserte des vertus, s'indigne des vices, prêche l'égalité, admire la nature et porte partout la certitude de ses mérites et la fureur qu'ils ne soient point reconnus. Ce précepteur, qui a lu ne peut manquer d'avoir retenu le Contrat social. Et c'est là une nourriture que les jeunes gens n'absorbent pas impunément : d'autant plus séduisantes qu'elles sont alors dans leur nouveauté et leur mode, les doctrines politiques, sociales, morales de Jean-Jacques, s'imposent à la raison par leur apparente rectitude, à l'imagination par leur éloquence, à la conscience même par la justification qu'elles prêtent à la passion. Chaque enfant qui aura été Emile, pensera, jeune homme, être Saint-Preux, et, en même temps, méditera des lois et posera des principes. Comme il ne sera point Rousseau et n'aura point de génie, il n'aura gardé du style du maitre qu'une phraséologie tournée en déclamation, mais cette déclamation, il y croira, au point de donner parfois sa vie pour elle.

Ce milieu, cette éducation, c'est tout Alexandre, c'est le vêtement qu'il revêt en ces années et qui collera à sa chair de façon à n'en plus être arraché. Il y manquerait pourtant le sentiment, mais il a pour ce rôle Mme Renaudin. Qu'Alexandre soit à Heidelberg, à Blois ou à la Roche-Guyon, elle ne le perd point de vue. Elle est à son sujet en correspondance avec Patricol et avec Mme de Chastulé, la grand'mère. Elle le nomme son cher filleul ; il l'appelle sa bonne, sa chère marraine ; il lui dit qu'elle lui tient lieu de mère et qu'il l'aime aussi tendrement que si elle l'était, et c'est en même temps des compliments de pédantisme où l'on sent la lourde main de Patricol. Continuez toujours de m'écrire, ma chère marraine, écrit ce garçon de quatorze ans, et soyez sûre de me faire un très grand plaisir et de former mon style ; il en a bien besoin et c'est sur vos lettres que je prendrai leçon : Mme de Sévigné ne me sera plus nécessaire.

 

Nul soin que ne se donne Mme Renaudin pour s'assurer sur ce jeune homme une influence analogue à celle qu'elle a prise sur le père : c'est que, dans le plan qu'elle a formé, Alexandre tient le principal rôle. La grande aisance dont on jouit dans la maison tient bien moins à la fortune du marquis qu'à celle que les fils ont héritée de leur mère et, dans l'avenir, elle s'accroîtra encore. Point de compte à faire sur celle de l'aîné : il n'a jamais vécu dans la maison, s'est émancipé, mène la vie large, avec les vices qu'elle entraîne. Point à penser qu'on le retiendra ; seulement, par' de bons procédés, en payant opportunément des dettes de jeu, on l'adoucira, on empêchera qu'il se déclare adverse, qu'il n'agisse sur son frère, car que resterait-il si celui-là aussi s'échappait ?

Sans doute, du produit de ses diamants, — c'est de style en ce temps, lorsque, dans un contrat, une femme ne veut point dire d'où elle tire l'argent qu'elle emploie — Mme Renaudin a acheté, à Noisy-le-Grand, vis-à-vis la ferme des religieux de Saint-Martin, une maison avec cour, basse-cour, écuries, remises, jardin potager et autres dépendances ; mais cette maison qu'elle a payée 33.000 livres à la comtesse de Lauraguais, le i8 octobre 1776, n'a de rapport que sur dix-neuf arpents en trois pièces. Cela ne fait pas 500 livres de rente. C'est d'ailleurs ici un revenu singulièrement fragile et, s'il fallait y compter pour l'entretien, que ferait-on ?

Il est vrai que, dans cette maison, Mme Renaudin a des meubles. Elle en a tant et tant que tantôt elle dira en avoir pour une trentaine de mille livres ; mais peut-elle vivre sans ces meubles, et à liquider, que rapporteraient-ils ? Qu'est-ce d'ailleurs que tout cela pèse en balance avec les 40.000 livres de rente d'Alexandre ?

Mais le père n'a donc point de fortune, nul moyen ? Il a hérité de sa grand'mère, remariée à ce Charles de Beauharnais, duquel il a pris le titre de baron de Beauville ; mais le titre est nu, les terres sont restées en Acadie, devenue anglaise grâce à des guerriers de la valeur et de la probité de notre marquis et le mieux qu'il y ait dans la succession est un hôtel rue Thevenot où Charles est mort et où sa veuve a habité jusqu'à son dernier jour. La terre de la Ferté-Aurain, ce marquisat de Beauharnais, qu'est-ce que cela rapporte ? Trois mille livres ; la seigneurie de Mauroy-Prouville moins encore ; restent les terres de Saint-Domingue : trois habitations, une à Léogane, une à L'Acul, la troisième à la Ravine ; elles sont indivises entre le marquis et son frère cadet, celui qu'on appelle le comte des Roches-Baritaud, mais, soit que le marquis ait employé pour le mettre en valeur l'argent de ses fils, soit qu'il leur ait emprunté sur sa part, toujours est-il que seuls les fils paraissent et agissent en propriétaires. Quelque argent comptant, la pension qu'il reçoit du Roi, des terres qu'il achève d'hypothéquer, des contrats qu'on aliène successivement et dont l'argent passe de la main à la main, telle est la fortune du marquis, et si, à une dame de bon appétit telle, qu'est Mme Renaudin, elle a suffi jusqu'ici, c'est à condition d'en manger le fonds avec le revenu.

 

 

 



[1] Sans doute je n'ai trouvé nulle alliance, nulle parenté, si loin que j'aie poussé la recherche, mais un scrupule me vient de ce prénom d'Alexandre, inconnu jusque-là dans la famille Beauharnais et si habituel chez les La Rochefoucauld. Ce très léger indice n'est-il pas de nature à faire supposer une liaison antérieure au départ de M. de Beauharnais pour la Martinique ? Faut-il en induire une sorte de patronage, même une lointaine attache de famille ? Le maréchal de Castellane dont le père avait épousé la veuve du duc de La Rochefoucauld parle de protection, nullement de parenté, et, jusqu'à preuve du contraire, je crois qu'il faut s'en tenir là.