JOSÉPHINE DE BEAUHARNAIS - 1763-1796

 

IV. — LE PÈRE ET LA MÈRE DE JOSÉPHINE.

 

 

Avant son départ, M. de Beauharnais avait encore, semble-t-il, procuré un bon parti à l'aîné des Tascher, l'ancien page de la Dauphine, le lieutenant des canonniers et bombardiers gardes-côtes. Par devant le frère Yves, capucin, curé des Trois-Ilets, Joseph-Gaspard avait épousé, le 9 novembre 1761, Mlle Rose-Claire Des Vergers de Sanois et c'était certes une fortune inespérée, car ce Des Vergers de Sanois ou de Maupertuis, d'une ancienne noblesse de Brie et que leur naissance mettait au moins de pair avec les Tascher, étaient des familles les plus vieilles et les plus considérées de la colonie. Etablis, dès 1644, à Saint-Christophe, où ils avaient suivi un oncle, le commandeur de Poincy, qui y était gouverneur pour le Roi, ils avaient pris une part active à la défense de cette île contre les Anglais et lorsque, en 1690, elle fut définitivement conquise, ils avaient abandonné leurs biens et s'étaient retirés à la Martinique où, aussitôt, leur noblesse fut reconnue et enregistrée : ils s'y allièrent au mieux, fournirent plusieurs conseillers au Conseil souverain et possédaient, en 1761, une certaine fortune qu'avait augmentée à la dernière génération un mariage avec une demoiselle Marie-Catherine-Françoise Brown, fille d'un Antoine Brown[1], qui se qualifiait écuyer et d'une Catherine Des Vergers de Sanois. Toutefois, il ne faut rien exagérer : si par le contrat passé le 9 novembre 1761, Joseph-Gaspard était dit apporter 24.100 livres qu'il eût certes été empêché de montrer, Mlle de Sanois apportait personnellement 18.300 livres provenant de ses épargnes ; de plus, elle recevait de ses parents 3.000 livres de rentes, au capital de 60.000 livres exigibles au décès de ses père et mère ; et en attendant nourriture, logement, et entretien chez les beaux-parents. Rose-Claire passait donc à bon marché pour une héritière, et étant née le 27 août 1736 et ayant passé vingt-cinq ans, elle n'avait point à se rendre difficile.

A ce mariage, célébré au Trois-Ilets, n'assiste, il faut le remarquer, aucune des autorités de la colonie : ni gouverneur, ni intendant, ni lieutenant-de Roi, ni conseillers au Conseil souverain. M. Tascher, le père, ne figure point dans l'acte — qui confirme qu'il avait, comme on le dit, accompagné en France Mme Renaudin. — Les témoins, M. Ganteaume, commandant au quartier des Trois-Ilets ; M. d'Audifrédy, capitaine de cavalerie ; M. Girardin, ancien officier ; M. Assier fils, major de la compagnie des volontaires, sont des voisins tout proches ou des parents, dont plus tard on retrouvera les noms.

Rien qui sorte de l'ordinaire, quoique l'un des frères de la mariée soit membre du Conseil souverain, quoiqu'un cousin, M. Girardin de Montgérard, remplisse auprès du même Conseil les fonctions de procureur général. Est-ce donc que la famille de Sanois voit de mauvais œil un tel mariage, que, hormis père et mère, nul n'y paraît ?

Que faut-il encore penser des qualités données aux parties et n'en doit-on pas tirer quelque induction ?

Les la Pagerie se qualifient chevaliers, seigneurs de la Pagerie ; Mme de la Pagerie se dit Demoiselle et l'on ne donne que du messire à M. de Sanois, sans nul titre à sa femme. En ce temps, cela a son importance.

Joseph-Gaspard, qui, étant né en 1735, est à peine d'un an plus âgé que sa femme, s'établit aux Trois-Ilets chez ses beaux-parents qui y possèdent une jolie habitation et qui ont de plus des terres à Sainte-Lucie ; mais, à peine quelques mois écoulés, il est, en sa qualité de lieutenant de canonniers, appelé à défendre la colonie contre une nouvelle descente des Anglais. Le gouverneur, M. Levassor de la Touche, originaire de la Martinique, ayant épousé une créole, Mlle de Rochechouart, connaissant au mieux toutes les ressources, le fort et le faible de l'île, a utilisé tous les moyens, groupé tous les éléments de défense, organisé les bataillons de milice, créé des compagnies de flibustiers et de cadets de famille, même armé un régiment de nègres d'élite. Moyens de transport, approvisionnements, batteries de côtes, il a tout prévu, tout préparé ; et ses dispositions n'ont pour l'efficacité nul rapport avec celles prises deux ans auparavant par M. de Beauharnais ; mais il n'a, au total, que 1.000 hommes de troupes réglées — 700 grenadiers royaux et 300 soldats de marine — et l'expédition qui se dirige sur la Martinique se compose de dix-huit vaisseaux de ligne, douze frégates, quatre galiotes à bombe et environ deux cents navires ayant à bord 20.000 soldats !

Le 7 janvier 1762, les Anglais sont signalés ; le 9, ils débarquent 1.200 hommes à Sainte-Anne, mais y échouent un vaisseau de ligne qu'ils incendient et, après trois jours d'escarmouches où ils perdent soixante hommes, ils sont contraints par les milices de se rembarquer. Le 13, nouvelle descente de 2.000 hommes aux Anses d'Arlets ; les grenadiers royaux et les milices prennent encore l'avantage ; mais, bien que débusqués de leur première position, les Anglais gardent pied. Le 16, leur flotte entière paraît devant la baie de Fort-Royal, ouvre le feu et, durant dix heures, bombarde les batteries de défense qu'elle rend intenables ; puis, le vrai débarquement s'opère ; le 17, il est terminé et, munis de leur matériel, les Anglais occupent les points dominants, ceux que les Français gardent encore leur sont successivement arrachés et le bombardement de la citadelle et de la ville commence. Il dure huit jours et se termine par une capitulation honorable. Le Gouverneur général, décidé à tenir jusqu'au bout, a, du Lamentin, gagné les hauteurs du Gros-Morne, où il compte, avec quelques forces qui lui restent, prolonger la défense jusqu'à ce qu'il reçoive de France les secours annoncés ; mais les habitants, découragés, craignant la ruine et l'incendie de leurs propriétés, se hâtent de signer avec les Anglais des capitulations isolées. Réduit à un seul quartier dont les habitants refusent de se défendre, la Touche capitule à son tour le 13 février ; le 15, la capitulation est définitive et, vingt-cinq jours après, le 8 mars, arrive l'armée de secours : 9.000 hommes, montés sur onze vaisseaux et quatre frégates aux ordres du comte de Blénac. Il est trop tard.

M. de la Pagerie avait suivi jusqu'au bout la fortune du Gouverneur. Chargé, a-t-il dit lui-même par la suite, du commandement d'une batterie à la Pointe-des-Nègres, il y avait soutenu pendant neuf heures le feu de trois vaisseaux, et ne s'en était retiré que pour continuer la lutte aux batteries de Latapy et du morne Tartanson. Il ne s'était point ensuite associé aux capitulations isolées des habitants, avait accompagné M. de la Touche dans sa marche sur Saint-Pierre et n'avait posé les armes que sur son ordre.

La conquête achevée, il retourna vivre aux Trois-Ilets où, le 23 juin 1763, sa femme Rose accoucha d'une fille qui, cinq semaines plus tard, reçut au baptême, de son grand-père maternel Joseph des Vergers de Sanois, et de sa grand'mère paternelle, Marie-Françoise Boureau de la Chevalerie de la Pagerie, les noms de Marie-Joseph-Rose : c'est Joséphine.

Dans les trois années qui suivirent, Mme de la Pagerie eut deux autres filles : Catherine-Désirée, née le 11 décembre 1764 (nommée par son grand-père paternel et sa grand'mère maternelle) et Marie-Françoise, née le 3 septembre 1766 (nommée par son oncle maternel et par sa tante maternelle Mme Lejeune-Dagué).

La fantaisie qu'éprouva plus tard Joséphine de se rajeunir, certaines contradictions que l'on rencontre dans les pièces officielles et qui paraissaient inexplicables, ont fait discuter la date vraie de sa naissance, et, à suivre uniquement les textes, l'on eût été embarrassé. Outre un acte de décès en date du 16 octobre 1727, au nom de Catherine-Désirée, l'on trouvait, en date du 5 novembre 1791, un acte d'inhumation au nom de Marie-Joseph-Rose : l'on en concluait, fort naturellement, que des trois filles de M. et Mme de la Pagerie, l'unique survivante était Marie-Françoise, née le 3 septembre 1766 ; tandis que de fait, c'était cette Marie-Françoise qui était morte en 1791, et que Marie-Joseph-Rose vivait[2].

De 1761 à 1791, six curés, moines ou missionnaires, avaient successivement été chargés de la tenue des registres aux Trois-Ilets : le frère Marc, capucin, pouvait ne pas connaître les prénoms exacts de ses paroissiennes et prendre l'une pour l'autre. Sans  doute, il semblait étrange que les assistants, MM. Pocquet de Pulhery, d'Audifrédy, Cleüet, Durand cadet, Jean Goujon et Tascher, qui avaient signé l'acte de sépulture, n'eussent point relevé l'erreur, mais lit-on les actes qu'on signe ?

D'ailleurs est-on certain que ces prénoms n'eussent point été suggérés au frère Marc : d'un document, trop peu authentique pour qu'on s'y fie, trop affirmatif pour qu'on le néglige, il résulte que, le 17 mars 1786, une demoiselle Tascher serait accouchée, à Rivière-Salée, d'une enfant du sexe féminin, qui aurait été tenue au baptême par ses grand-père et grand'mère, adoptée par Mme de la Pagerie et, après la mort de celle-ci, mariée le 12 mars 1808, à un sieur Blanchet, négociant à Fort-Royal. Il n'est pas douteux que cette enfant a existé : lors de la mort de Mme de la Pagerie et du règlement de ses affaires, en 1807, Decrès, ministre de la marine, écrivait, par ordre de l'Empereur, au préfet colonial : La demoiselle de dix-huit ans, enfant trouvée, que Mme de la Pagerie avait recueillie et adoptée, sera mariée convenablement et elle sera dotée de 40.000 à 60.000 mille francs, en supposant que cette somme puisse lui faire conclure un mariage plus avantageux qu'elle n'eût pu l'espérer si Mme de la Pagerie avait pourvu à son établissement. Le préfet colonial, par lettre du 2 avril 1808, rendit compte que, conformément à ces ordres et moyennant ladite dot de 60.000 francs, la demoiselle de dix-huit ans, qu'il nommait Marie-Bénaguette, avait épousé, quelques jours auparavant, le secrétaire particulier du capitaine général, commis principal de la marine, âgé de plus de quarante ans, doué d'un caractère à rendre une femme heureuse et en état de faire valoir la fortune qu'elle tenait de la munificence impériale.

Les dates fournies concordent avec une telle précision qu'il paraît bien difficile qu'il ne s'agisse pas ici de la même personne. Ce n'est pas Joséphine qui est accouchée à Rivière-Salée en 1786, car, à cette date, sa présence à Paris ou aux environs est constante. Est-ce donc que l'accouchée, dans un intérêt facile à comprendre, a pris les prénoms de sa sœur pour faire rédiger l'acte de baptême et que, pour le même intérêt, on les lui a conservés dans l'acte d'inhumation ? En tout cas, nul doute n'est possible sur la personnalité de Marie-Joseph-Rose et sur la date de sa naissance.

 

Joséphine était née française : en janvier 1763, la suspension d'armes entre les cours de France, d'Espagne et d'Angleterre avait été publiée à la Martinique ; le 31 mars, la nouvelle du traité de Paris y avait été officiellement connue ; le 12 juin, la flotte française chargée de reprendre possession de l'île avait touché à Sainte-Lucie ; le 14, l'intendant, M. de la Rivière, était venu demander la remise au commandant anglais, et, cette remise étant effectuée, le nouveau gouverneur, le marquis de Fénelon, avait débarqué le 8 juillet. Aussitôt, M. de la Pagerie avait fait, près de la Cour, ses instances pour obtenir la récompense de ses services, et il avait sollicité, en même temps que sa -réforme comme lieutenant de canonniers, une pension du Roi. Il en eut une de 450 livres. Il fallait que le Roi fût riche ! Mais M. de la Pagerie avait à Versailles un bon avocat. M. de Beauharnais, depuis son retour en France, s'était intrigué pour retrouver la faveur des ministres, et, comme la bienveillance des bureaux lui était acquise, il avait réussi, non seulement à faire passer l'éponge sur les actes de son administration, — en particulier sur une certaine affaire d'approvisionnement de la -Martinique qui avait été l'objet d'une dénonciation formelle de la part des habitants ; — non seulement à faire mettre en oubli, en ce qui le concernait, la responsabilité de la prise de la Guadeloupe et de ce qui l'avait précédé et suivi, mais, la paix survenant, à obtenir coup sur coup les grâces les plus flatteuses et les plus désirables : pension de 12.000 livres, grade de chef d'escadre des Armées navales, érection en marquisat, sous le nom de la Ferté-Beauharnais, de la châtellenie, terre et seigneurie de la Ferté-Aurain, en Sologne. Qu'eût-on fait de plus, en vérité, si, au lieu de perdre une colonie, il l'avait conquise ou simplement conservée ?

Que M. de la Pagerie pût à son tour compter sur la protection du nouveau marquis, comment en douter ? A son arrivée en France, Mme Renaudin s'était, dit-on, placée quelque temps au couvent des dames Cordelières, rue de Grenelle-Saint-Germain ; puis elle avait pris un appartement rue Garancière ; et enfin, à Paris comme à la campagne, elle s'était mise à vivre publiquement sous le même toit que M. de Beauharnais, tandis que Mme de, Beauharnais qui, au début du moins, ne semblait point avoir de soupçons, qui, sans doute, avait la première à Fort-Royal attiré Mlle de la Pagerie et souhaité sa compagnie, qui même, dans la première année de son retour, avait encore des illusions, contrainte à la fin d'ouvrir les yeux, se retirait près de sa mère, à Blois, d'où elle venait de temps en temps faire quelque court séjour à Paris. On a dit qu'elle voulait à tout prix vivre seule et, pour le démontrer, on a donné quelques lettres où, à Mme Renaudin, sa chère amie, elle demande comme une grâce que son mari lui laisse une de ses terres pour y vivre à son gré. Cela ne vient-il point de ce qu'elle ne voulait point vivre en tiers. Et cela est-il criminel ? Cela paraît l'être d'autant moins que l'argent venait d'elle aussi bien que les terres et qu'elle bornait ses exigences à ne point vouloir vivre à Paris. Ce fut pourtant là que, dans un voyage, elle mourut le 5 octobre 1767.

Désormais, Mme Renaudin était, sans lutte possible, l'unique maîtresse : elle n'avait pas seulement la main sur le marquis, mais sur sa maison et sur ses fils, sur Alexandre surtout qui, demeuré si longtemps à la Martinique sous la garde de Mme Tascher, était plus spécialement son pupille. Elle s'était impatronisée et, en femme de tête, elle prétendait se maintenir à perpétuité en possession de cette fortune où elle était installée. Pour cela, il lui fallait des appuis dans la place : il fallait qu'elle créât des obligations à la seconde génération : à Paris, elle était isolée, ne voyait personne, n'avait personne pour lui prêter aide et secours ; mais, là-bas, elle avait sa famille, frères, belles-sœurs et nièces, et ce fut de là qu'elle demanda des alliés, et ce fut avec de si médiocres moyens que son génie d'intrigue forma un plan qui devait, en assurant le sort des siens et son propre avenir, lui donner bien de l'argent et lui rendre même quelque considération.

 

 

 



[1] On a dit : Antoine Brown devait appartenir aux Brown, d'Irlande, Vicomte de Montaigne. Cela reste à prouver.

[2] Il est totalement impossible de comprendre quoi que ce soit à la démonstration que M. le Dr Pichevin a tentée au sujet de l'identification de Joséphine soit avec Marie-Joseph-Rose, dite Yeyette, soit avec Marie-Françoise dite Manette. La première partie est consacrée à démontrer que Joséphine est Marie-Françoise, la seconde qu'elle est Marie-Joseph-Rose. Commencées en réfutation de mes dires, ces pages se terminent par leur acceptation totale. Reste la question Bénaguette : j'ai émis une hypothèse, mais sans y insister. Je n'ai point dit que Bénaguette fût la fille de Joséphine ; j'ai même dit exactement le contraire. Mais M. Pichevin n'a eu garde de dire de qui Bénaguette était la fille, et pourtant l'on affirme qu'il le sait. Une polémique s'est engagée entre les descendants de Bénaguette, ou du moins leur porte-parole et M. le Dr Pichevin. Celui-ci soutenant que Bénaguette n'était de rien aux Tascher, qu'elle était mulâtresse, qu'elle était fille naturelle d'une Marie-Louise Bénaguette veuve Chanoit (?) demeurant à Rivière-Salée ; ceux-là affirmant que Bénaguette était la fille de Joséphine, qu'elle était blanche et que la veuve Chanoit (?) était un mythe. Je persiste à penser que Joséphine n'est point la mère de Bénaguette ; je ne tiens pas formellement à l'hypothèse qui pourtant permet seule d'expliquer comment un acte d'inhumation se trouva dressé au nom de Marie-Joseph-Rose ; mais je ne puis m'empêcher de croire qu'il y a en Bénaguette des Tascher, soit par Marie-Françoise, soit par Joseph-Gaspard, aussi mauvais mari que mauvais administrateur.