JOSÉPHINE DE BEAUHARNAIS - 1763-1796

 

I. — LES ÎLES.

 

 

Les Îles, c'est le mot magique qui, en France, durant tout un siècle, vient tenter quiconque est amoureux d'aventures, affamé de gloire et d'argent. Avec ce mot, on remue Paris et la France ; les bas de laine se vident dans le Mississipi ; des exodes se forment pour la France équinoxiale ; on veut tantôt les Indes ou le Sénégal, tantôt la Cochinchine et Madagascar ; un courant continu emporte les hommes jeunes vers le large, vers les pays inconnus, vers les empires à conquérir et, après le Canada et la Louisiane perdus, en quelques années, il semble que la France va recouvrer des possessions coloniales cent fois plus vastes et plus riches que celles que la guerre continentale lui a fait perdre.

Et ce n'est point illusion, mais vérité démontrée : voici Saint-Domingue : dès 164o, il est vrai, les Boucaniers français, qui s'y sont irrégulièrement établis, ont reçu de la métropole un gouverneur ; en 1697, l'Espagne, par le traité de Ryswick, a reconnu à la France des droits sur la partie occidentale ; mais, en 1711 seulement, se sont élevées les premières baraques du Cap-Français ; en 1749, Port-au-Prince a été désigné, par ordonnance du Roi, pour l'emplacement d'une ville ; et ce n'a été qu'à partir de 1763 que le courant d'émigration s'y est porté régulièrement et que les capitaux y ont afflué. Or, vingt-cinq ans après, en 1788, la colonie de Saint-Domingue exporte en France, par 527 bâtiments, jaugeant 165.286 tonneaux, une valeur déclarée de 162.994.367 livres 16 sous 9 deniers. La France, par 678 bâtiments, y importe une valeur totale de 122.198.229 livres, compris les nègres, au nombre de 27 812 (hommes, femmes et enfants), qui entrent dans le total pour 58.070.884 ; la population est d'environ 52o.000 individus, dont 40.000 blancs, 28.000 affranchis ou descendants d'affranchis et 452.000 esclaves. Les habitants exploitent 793 sucreries, 31.580 indigoteries, 789 cotonneries, 3.117 cafeyères, 182 guildiveries ; ils possèdent 40.000 chevaux, 50.000 mulets, 250.000 bœufs ou moutons. La valeur totale des revenus passe 200 millions de livres.

Ailleurs, mêmes résultats : la Martinique n'a été remise à la compagnie des Indes occidentales qu'en 1665 ; elle a subi des révolutions de tous genres, dix à douze descentes ou occupations par les Anglais et les Hollandais. Comme si ce n'était pas assez des guerres qui ont ruiné son commerce, des administrations qui ont paralysé son industrie, de terribles ouragans (celui de 1766 en particulier) ont à plusieurs reprises détruit ses récoltes, abattu ses maisons, rasé ses plantations. Or, malgré cela, en l'année 1788, la Martinique 'exporte pour la France une valeur de 25.650.000 livres ; pour l'étranger une valeur de 7.747.000 livres ; elle reçoit de France pour 15 millions, de l'étranger pour Io millions de marchandises. Balance à son profit, 8 millions[1].

A la Guadeloupe, où le commerce interlope avec les colonies anglaises se trouve favorisé par la situation, l'exportation est, en 1788, de 16 millions pour la France, d'un million et demi pour l'étranger ; l'importation française atteint 5 millions et demi, l'étrangère 3. Balance, au profit de la Guadeloupe, 8 millions et demi.

Et ces 8 millions de la Guadeloupe comme les 8 millions de la Martinique, loin d'être perdus pour la France, y rentrent pour la plus grande part sous forme de remises d'argent.

Pour l'ensemble des Antilles françaises, le chiffre des exportations pour la France atteignait cette : année 1788 le total de 218.511.000 livres ; des exportations pour l'étranger, 9.920.000 livres. Ce chiffre, quintuplé pour fournir la valeur représentative actuelle : — un milliard cent quarante millions de francs, — profitait uniquement à la métropole ; car le commerce étranger, aussi restreint que possible, était soumis à des droits considérables ; l'importation et l'exportation ne s'opéraient que par navires français ; la France bénéficiait donc, non seulement des marchandises vendues, non seulement des bénéfices perçus par les intermédiaires et les transporteurs, mais des sommes même dont elle payait et faisait payer à l'Europe les produits coloniaux, puisque la plupart des créoles riches habitaient la France continentale et s'y faisaient remettre leurs revenus.

 

Telle avait été la prodigieuse richesse créée en trente ans par la seule industrie de quelques-uns de ces Français qu'on déclare volontiers incapables de coloniser. Ces Français avaient, en deux siècles, sans secours de leur gouvernement et presque à son insu, successivement découvert, conquis et occupé le Canada, Terre-Neuve, la Louisiane, les Antilles, la Guyane, le Sénégal, l'Ile-de-France, Bourbon, Madagascar, l'Indoustan entier ; mais, par une doctrine néfaste que les Gouvernements, quels qu'ils soient, semblent se transmettre, ces colonies — créées par l'effort individuel des citoyens, — n'étaient envisagées par le pouvoir métropolitain que comme une monnaie d'appoint pour acheter sur le continent des traités de paix ou y payer des alliances ; à chaque guerre continentale où l'on éprouvait des revers, c'était avec des colonies qu'on soldait ; à chaque guerre continentale où l'on avait des succès, c'était d'accroissements continentaux qu'on s'inquiétait, jamais de revendications coloniales. Puis, des misérables débris qui restaient encore, on faisait des terrains d'exploitation ou d'expérience ; on y appliquait des lois, dont la nécessaire conséquence était la ruine et le massacre des braves gens qui y avaient porté leurs capitaux et leur personne. Et l'on s'étonne ensuite que le mouvement colonial se soit arrêté, que les Français se soient découragés d'aller sur des terres lointaines, au péril de leur vie, créer des richesses pour une nation incapable de les protéger, incapable même de les comprendre et qui se réjouit de retarder les guerres nécessaires en désavouant ses plus admirables soldats !

Il est à cet arrêt d'autres causes encore dont la législation métropolitaine n'est pas une des moindres. Par l'égalité des partages successoraux, la natalité a diminué dans la proportion qu'on sait ; le malthusianisme s'est étendu sur toutes les provinces qui jadis fournissaient le plus grand nombre d'émigrés coloniaux. Le père de famille, ne voulant pas que son héritage soit divisé à l'infini, a restreint le nombre des enfants ; les fils, sachant que tous, quelle que soit leur conduite, ils succéderont à une portion de la fortune paternelle, préfèrent attendre cette part, fût-elle infinie, à aller se créer eux-mêmes une situation personnelle. Ceux qui partent encore sont pour l'ordinaire des malheureux auxquels rien n'a réussi et qui vont là comme au suicide. Ils n'emportent nul capital, ils n'ont nulle relation, ils ne trouvent aucune protection : quoi d'étonnant s'ils ne réussissent pas, si les plus favorisés sont ceux qui parviennent à végéter.

 

Jadis, sous le régime du droit d'aînesse, c'étaient, d'ordinaire, des cadets de famille qui allaient ainsi chercher fortune ; mais ils ne partaient point les mains vides. Soit qu'ils eussent déjà reçu leur légitime, soit qu'ils tinssent de leur père ou de parents cotisés une pacotille, ils arrivaient dans. la colonie avec un capital marchandises qu'ils n'avaient point eu à ébrécher, puisque le passage leur était le plus ordinairement accordé sur les vaisseaux du Roi. C'était à leur industrie à tirer parti de ce capital et, souvent, si la pacotille avait été bien composée, ils le décuplaient. Munis qu'ils étaient de lettres pour le gouverneur et l'intendant, ils n'avaient eu garde d'oublier leurs certificats de noblesse qu'ils faisaient enregistrer par les cours souveraines et, tout de suite, ils se trouvaient affiliés à une franc-maçonnerie dont la protection était d'autant plus utile que les règles pour y être admis étaient plus strictes. Ils ne manquaient point d'obtenir quelque concession de terres, car ce n'était point le sol qui manquait, et, s'ils avaient apporté ou conquis par leur industrie le capital nécessaire pour mettre cette concession en valeur, presque tout de suite, ils se trouvaient riches. Mais, sans ce capital, mieux eussent-ils fait de rester chez eux, de prendre parti même comme simples soldats dans un régiment.

Aux Antilles, ce capital, pour devenir rémunérateur, devait représenter environ deux fois et demie la valeur de la propriété à exploiter : ainsi, une propriété de cent carreaux de terre, équivalant à 68 hectares, dont la valeur marchande, en pleine exploitation, eût été de 200.000 livres, exigeait seize bœufs, cent cinq mulets, deux cents nègres, plus des ustensiles, outils et harnais, — le tout montant à 560.000 livres. Moyennant ces avances, on récoltait et on fabriquait, année moyenne et sur terrain moyen, pour 153.000 livres tournois de sucre et sirop. En déduisant 55.000 livres pour nourriture des nègres, frais d'économat, impositions, amortissements et réparations, restait net 98.000 livres, soit 18 p. 100 du capital si la concession avait été gracieuse, 12 2/3 p. 100 si la terre avait été achetée. Ce dernier chiffre plus probable ; car, sur la concession nue, les bâtiments à construire avaient nécessité des fonds qu'il fallait rémunérer. Toutefois, à la canne à sucre, certains habitants joignaient diverses autres cultures lucratives, en sorte que, dans des plantations bien conduites, le produit pouvait s'élever de 15 à 20 p. 100.

Mais, sans capital, pas de produit ; car il n'y a pas à dire qu'on travaillera de ses mains, qu'on se créera ainsi un capital. Pour l'Européen, pas de travail possible aux Antilles (on en a fait l'expérience à la Martinique avec les engagés pour trois ans, dits les trente-six mois) ; pas de travail aux colonies hormis au Canada, et là, un travail peu rémunérateur, analogue par ses fruits au travail en Europe. A mesure qu'on descend vers la zone tropicale, vers les pays où se font les récoltes abondantes de produits recherchés en Europe, l'Européen est incapable de supporter un travail quelconque. L'Africain ou l'Asiatique le peut, mais, pour l'attrait d'un salaire, il s'y refuse. De là, la contrainte, l'esclavage ; mais le nègre coûte cher : l'adulte, pièce d'Inde, de dix-huit à trente ans, vaut de 1.800 à 2.400 livres, souvent plus. La négresse, un peu moins ; elle travaille d'ailleurs presque autant ; et l'on ne distingue point les mâles des femelles lorsqu'on nombre les têtes d'une habitation.

Si l'on administre bien et paternellement, la troupe des nègres s'augmente de soi. Mais, d'abord, il a fallu acheter et, pour acheter, il a fallu un capital. Et il ne suffit point du capital immédiatement nécessaire pour se procurer les nègres en nombre suffisant pour exploiter la terre qu'on a, il faut encore des réserves, car il n'y a point d'assurances contre les épidémies ; il n'y en a point contre les tremblements de terre et les coups de vent ; et ce n'est pas une récolte seulement qu'on y perd, mais souvent tout le matériel de l'habitation.

 

Donc, pour réussir, condition essentielle : le capital premier ; mais comme beaucoup — sinon la plupart — ont emporté ce capital, le passage, le séjour aux Iles réussit à quantité, qui reviennent un jour en France les mains pleines d'or : ce sont surtout à dire vrai, des descendants, des parents ou des amis de gouverneurs, d'intendants ou de commandants des troupes, des favoris des ministres ou même du Roi. De là, les grandes concessions de terres, de là, les belles habitations en plein rapport ; de là, les fortunés qui, après une ou deux générations, débarquent à la Cour pour réclamer leur rang et reprendre leur place, jeunes hommes aux airs et à la tournure de Princes charmants, dont les noms de revenants évoquent les aïeux partis jadis pour les Iles, disparus, oubliés. Ils sont en règle, mieux que quiconque ; car, à l'orgueil de leur race maintenue intacte, ils ont joint là-bas l'orgueil d'une autre noblesse, celle de la peau, et ils tiennent autant à l'une qu'à l'autre. Plus jolis, plus fins, plus rares que les Français du vieux sol, avec des yeux de diamant noir, une sveltesse nonchalante dans la taille, une langueur provocante dans la démarche, en même temps une violence de passion que nulle folie n'arrête, une vigueur de tempérament que nul excès n'épuise, une élégance naturelle que chacun imite et que personne n'égale, une prodigalité si aisée que rien, semble-t-il, n'en peut tarir la source, une bravoure qui se joue aux périls et y trouve le plus rare des plaisirs, ils affolent les femmes, décrètent la mode, règnent à Paris, à Versailles, partout où il leur plaît d'établir leur domination.

Et c'est des Iles que viennent aussi les Reines de Paris, ces créoles à grandes fortunes, aussi désireuses de titres et de charges de Cour que d'élégance et de luxe. Parmi elles, sans avoir à se mésallier, — car elles sont de bonne race la plupart, de petite noblesse mais authentique, — les seigneurs désireux de redorer leur blason vont plus volontiers maintenant chercher des épouses que parmi les filles de finance. Et, après un court passage dans quelque couvent à la mode, tout de suite introduites dans le grand monde, elles s'y trouvent à l'aise et y portent, avec une grâce qui n'est qu'à elles, leurs façons, leur parler nonchalant et le négligé de leurs habitudes. D'elles, viennent des révolutions inaperçues, la haute coiffure remplacée par le mouchoir à la créole, le grand habit détrôné par la gaule flottante et souple, les soies et les velours abandonnés pour les blanches étoffes de mousseline et de percale, d'un blanc qu'on n'obtient que là-bas, aux rivières de l'Ami-bonite, où les raffinées envoient laver leur linge. D'elles, coïncidant juste avec le mouvement que provoque Rousseau, précédant cet autre mouvement qui, des fouilles d'Herculanum et de Pompéi, va, par les peintres, se répandre, se propager et devenir tyrannique, d'elles dérive un courant de simplicité apparente, le plus onéreux de tous les luxes. Si riches soient-elles, elles n'ont point cette hauteur d'argent qui rend insoutenables la plupart des filles de finance ; plus prodigues que celles-ci, parce que leur nonchalance les rend incapables de défense, plus tentables parce que toute fantaisie leur est nouvelle et qu'elles y portent, avec l'ardeur qui est en leur sang, l'inconscience d'argent qui fut dans leur éducation, elles donnent aux divertissements et aux plaisirs un tour nouveau, elles portent aux ameublements, aux toilettes et aux maisons une façon qui leur est propre.

Non seulement la Cour, non seulement la société qui en ressort est ainsi envahie et dominée par les créoles, mais la Ville entière et toute la province maritime : Plus même que les propriétaires d'habitations, les commerçants, les intermédiaires font fortune aux Iles. C'est des Iles que vit Bordeaux, qui envoie aux Antilles 242 navires, Nantes qui en a 131, le Havre 107, Marseille 133, puis la Rochelle, Dunkerque, Bayonne. Sans doute, la noblesse ne déroge pas au commerce maritime, mais elle s'y adonne peu et le laisse volontiers aux bourgeois. D'ailleurs, où commence, où finit le commerce maritime ? On s'enrichit bien plus vite à vendre du bois d'ébène que du sucre et si, à la première génération, un tel argent n'est pas bien vu, — encore procure-t-il des Lettres de noblesse — à la seconde, qui s'en souvient ? A la vérité, la vanité tente parfois ces nouveaux riches et ils aiment assez faire entrer leurs filles dans quelque famille titrée où elles sont traitées médiocrement, niais, d'ordinaire, l'échange de fils et de filles se fait entre armateurs de France et négociants des Antilles. Que de tels ménages viennent à Paris ou qu'ils restent dans les ports, ils donnent bientôt le ton à la bourgeoisie la plus riche, ils ont des gens de lettres quand ils veulent, des parlementaires autant qu'il leur plaît et des financiers plus qu'ils n'en souhaitent. A la fin du XVIIIe siècle, en toute maison ouverte, où l'on reçoit, où l'on se distingue en fêtes rares, élégantes, dépensières, qu'on cherche, l'on trouvera l'argent des colonies !

 

Cela est beau, mais à côté des arrivés, combien restent en route ! Combien dans ce grand mouvement d'émigration et, pour prendre un ternie d'à présent, d'expansion coloniale, cherchent et poursuivent la fortune sans jamais l'atteindre ! Combien, partis les mains et les poches vides, ou avec une pacotille mal composée, ont dû, pour gagner leur pain, s'abaisser à des métiers qu'ils eussent certainement dédaignés en France, ont été contraints d'entrer au service de quelque habitant et de faire le dos brûlé, comme on dit à Saint-Domingue, de faire claquer sur les nègres le fouet de commandeur ! Combien, ayant réussi à grand'peine à établir une médiocre plantation, ont vu en une heure tout leur travail détruit par une épidémie ou u i cyclone ! Combien, surtout, portant aux pays nouveaux leurs vices d'origine, perdent en une nuit la récolte d'une année, s'endettent, sont contraints de tout vendre, tombent à la pire misère ! Car, il n'est point à le dissimuler, ceux qui partent, beaucoup par esprit d'aventure, beaucoup pour blanchir leur honneur, tous pour faire fortune, ne peuvent manquer des goûts et des appétits inhérents à leur tempérament. C'est un jeu qu'ils ont joué et tout jeu les attire ; c'est une aventure qu'ils ont courue, et toute aventure leur agrée. Ils sont braves ; ils portent l'épée : duels. Ils sont sensuels, ils possèdent des négresses ou des filles de couleur : conséquence. Ils sont brutaux, ils ont des esclaves : coups et parfois pis. Ils glissent d'autant plus vite au mal et s'y enfoncent d'autant plus que l'audace est plus dans leur sang et que les freins sont plus distendus. Toutefois, même aux plus bas tombés, sinon à eux, au moins à leurs fils, une ressource reste, s'ils sont nobles, inscrits et reconnus tels : les filles blanches, nobles, n'épousent que des blancs et des nobles. Beaucoup ne sont pas assez riches pour tenter les gentilshommes de France ; d'ailleurs, il faudrait les aller trouver. Sur place, guère d'épouseurs. On n'est donc pas fort difficile sur les antécédents dès que la noblesse' est prouvée. Et ainsi quelques-uns se sauvent.

 

 

 



[1] En 1885, la valeur totale des exportations de la Martinique était de 21.443.382 francs, dont 15.210.060 francs pour la France. Les importations s'élevaient à 21.905.243 dont 9.193.441 francs de France. Balance au détriment de la métropole, plus de 6 millions ; balance au détriment de la colonie près de 500.000 francs. Par rapport à 1788, déficit de 12 millions, valeur nominale ; de 60 millions, valeur réelle.