Cette étude est divisée en trois parties, dont les deux premières vont paraître presque simultanément. Dans celle-ci, Joséphine de Beauharnais, j'ai voulu rendre compte de l'existence de Joséphine depuis sa naissance jusqu'à son union avec le général Bonaparte. Dans la deuxième, j'ai prétendu recueillir les détails épars qui permettent de reconstituer le rôle de Joséphine Impératrice et Reine. Dans la troisième : Joséphine après le divorce, j'essaierai, — lorsque mon livre sur Napoléon et sa Famille aura été conduit jusqu'à la date de 1809, de réunir des indices suffisants de la femme pour qu'on apprécie définitivement son caractère. L'ayant montrée jeune fille et jeune femme hors de la direction de Napoléon ; ayant établi ensuite ce qu'elle a gagné à cette sujétion, il conviendra de chercher ce qu'elle sera devenue lorsqu'elle en aura été libérée. Qu'aura-t-elle gagné en esprit de conduite, en noblesse d'âme, en rectitude de jugement ? Comment mènera-t-elle sa vie et quelle devra être sur elle l'opinion de l'histoire, voilà ce qu'il faudra dire. Ce volume fera la preuve arithmétique des deux précédents. Il établira si je me suis ou non trompé, si je me suis montré juge indulgent ou prévenu. Pour le moment, bien que la plupart des documents soient assemblés sur cette troisième partie, je préfère la réserver, certaines notions devant d'abord être exposées ailleurs, mais, quant aux deux premières, l'état d'avancement de mes autres travaux m'oblige à les publier et puisque l'occasion s'en présente, il convient que je m'explique sur certains faits qui me sont personnels. On m'accuse, dans certains milieux, de porter contre Joséphine une sorte d'acrimonie et d'esprit systématique de dénigrement. L'on dit qu'il est au moins inutile d'aller rechercher quelles furent les origines, quelle la vie antérieure, quelles les fréquentations et les habitudes d'une femme que Napoléon a aimée, qui, durant quatorze ans, a été la compagne de sa gloire, qu'il a fait près de lui monter au trône et dont le nom est associé à son nom. On ne doit pas toucher à cette femme : elle est sacrée. C'est le système qu'on prétendait par ailleurs appliquer à Napoléon : il était permis d'écrire sur lui, mais à condition de respecter toutes les légendes, de ne point faire descendre un instant le dieu du piédestal ; à condition surtout de respecter ce qu'on appelait les secrets de la Famille, comme si ces secrets, dont les plus graves furent étalés devant le monde par ceux-là même qui en étaient les dépositaires, n'étaient point indispensables à l'histoire, n'apportaient point, avec les causes mêmes des décisions, les justifications de la politique entière de Napoléon. J'ai continué mon chemin, et je le poursuivrai, si la vie veut encore de moi, jusqu'au bout ; je dirai tout ce que j'ai trouvé, tout ce que j'ai pensé même, sans réticence, sans complaisance, parce que c'est ainsi seulement qu'il faut honorer le Héros : si quelques-uns voient des fautes où je vois du grand et du noble, si quelques autres essaient de tirer des armes de ce que j'aurai révélé, peu importe : j'ai trop la conviction que la Vérité seule, la Vérité tout entière, peut servir sa mémoire pour hésiter et me reprendre. Mais, à présent, je me sens plus touché que je n'ose dire par le reproche : il s'agit d'une femme, et cette femme, ai-je le droit, en la partie de sa vie qui n'est point à proprement dire historique, de lui appliquer les procédés d'investigation minutieuse qui sont dans ma méthode de travail ? Ne fouettez pas une femme, même avec des roses ! a dit le poète antique. Sans doute, si cette femme n'a été qu'une femme, si elle n'a exercé nulle action sur son temps, si elle n'a joué nul rôle dans la politique, si les partis n'ont pas pris à tâche de donner d'elle une image menteuse et, à son profit, de fausser l'histoire. D'une telle femme indifférente et sans nom, à quoi bon chercher les tares et discuter les aventures ? C'est un libelle si on la désigne ; c'est un roman si l'on généralise et, si l'on va plus aux détails, c'est de la pornographie. L'on ne gagne pas grand'chose à raconter les travers et les misères qu'elle a eus en commun avec son sexe, et, de fait, il vaut mieux s'en taire. Mais convient-il d'étendre la règle à celles-là qui ont pris une place dans l'État, qui, directement ou non, ont été associées aux grands événements et aux grandes passions de l'Humanité ? Celles-là n'appartiennent-elles pas à l'écrivain ; n'a-t-il pas droit sur elles et quelque chose de ce qui est elles doit-il demeurer secret ? Ici, plus de vie privée, plus de pudeur féminine, plus de respect : ce n'est plus une femme, c'est un personnage d'histoire et l'Histoire a pour base nécessaire la vérité intégrale sur les êtres qui relèvent d'elle. Sans doute, en ce qui touche la femme, cette théorie trouve encore des contradicteurs. C'est à peine si, dans les livres d'histoire didactique, académique et pédagogique, l'on se hasarde à prononcer les noms de ces femmes qui, sans avoir été reines ni impératrices, ont cependant obtenu sur les rois, les empereurs, et par suite sur les nations, bien plus de pouvoir que les épouses légitimes et qui ont, bien autrement qu'elles, influé sur les événements. Si, depuis quelque temps, l'on s'enhardit à parler de leurs actes politiques, l'on se garde de fouiller leur passé, de raconter en détail leur vie antérieure, de rechercher leurs liaisons, d'établir leur caractère et de définir leur façon de penser. Il semble qu'on n'ait à retenir d'elles que ce qu'elles ont fait, écrit et dit publiquement depuis le moment où elles sont montées sur un théâtre public. Sur tout le reste, on glisse et plus on est discret, mieux on est vu. Des- souveraines, on parle davantage, et il est permis même de recueillir tout détail sur elles pourvu que ce soit en des publications documentaires portant l'estampille d'un gouvernement. Alors, l'on accepte sans indignation des révélations qui, venues d'un particulier, auraient paru misérables et sacrilèges. Mais qu'on se garde d'apprécier ni même de raconter : ce qui était loisible aux contemporains accrédités est interdit à leurs descendants sans mandat. Le document net et cru est de l'Histoire ; le même document utilisé pour l'histoire, entouré, soutenu d'autres documents, est du pamphlet. Cela est ainsi et il suffit d'être averti. Étudiant Napoléon, j'ai rencontré Joséphine. Cette femme a tenu dans la vie sentimentale du Général, du Consul, de l'Empereur la plus grande place ; son action n'a point été étrangère à certaines décisions qu'il a prises et, pour rendre compte de certaines tendances de son esprit, de certains états de son imagination et de son cœur, il est nécessaire, de savoir exactement qui elle est, comme elle pense, d'où elle vient, où elle est allée. Dans la plupart, sinon dans tous les livres qui lui sont consacrés, l'on ne trouve que légendes imbéciles, apologies intéressées, erreurs volontaires, un fatras de déclamations oiseuses qui ne prouvent rien, n'expliquent rien, ne mènent à rien. Au lieu de faits, des épithètes ; au lieu de dates, des adjectifs. Il a donc fallu reprendre cette vie comme eût fait un juge d'instruction, ne conserver de tout l'imprimé que les pièces sérieuses, authentiques, émanées de l'intéressée ou de ses contemporains, grouper autour de ces documents les documents nouveaux que des recherches personnelles avaient fait rencontrer et, du dossier ainsi formé, indépendamment de toute idée préconçue, en dehors de toute pensée de flatterie ou de complaisance, dégager la femme, sa vie, ses actes, son caractère, son esprit. Ces notions sont indispensables pour compléter ce que j'ai dit et ce que j'aurai encore à dire des relations de Napoléon avec Joséphine[1], des rapports de la famille Bonaparte avec elle. J'ai besoin des antécédents : sans eux, point de caractère qui se puisse définir et établir. C'est ce que j'ai fait ailleurs pour les frères et les sœurs de Napoléon : mais, comme leur vie était dès le début liée à la sienne, rien n'était plus aisé que d'exposer, à mesure que je l'étudiais lui-même, l'origine et la constitution de leurs liaisons, le développement des sentiments et des intérêts réciproques, de fournir les indications nécessaires sur l'éducation, le caractère, la forme d'esprit des êtres ; il n'en est pas ainsi pour la femme qui joue le rôle principal dans son existence et dans son cœur durant les plus brillantes années de sa carrière ; elle entre brusquement dans sa vie et s'y installe sans qu'on ait pu se renseigner ni sur son éducation, ni sur ses actes, ni sur son passé ; c'est donc à part qu'il convient de l'étudier, et, pour la comprendre, il faut, de toute nécessité, supprimer toute complaisance et n'avoir en vue que la vérité. Par malheur, cette vérité va heurter une légende accréditée dans certaines coteries où Joséphine est devenue intangible, comme ailleurs Marie-Antoinette. Ce n'est pas sans doute le même sentiment et les causes ne sont pas semblables, mais le résultat est pareil : pour Marie-Antoinette, ses malheurs, son courage et sa mort ont commandé le respect et, devant elle, la critique, même la documentation, s'arrêtent ; l'on répugne à se mêler aux accusateurs et, bien que certaines parties d'histoire- demeurent inexplicables tant que l'on n'aura point sincèrement étudié la femme qu'elle fut et le rôle qu'elle a joué, jusqu'ici il ne s'est guère rencontré de travailleur honnête et impartial pour tenter d'écrire sa vie entière ; 'même les mieux armés se laissent influencer, évitent de grouper des faits décisifs et, en dernière analyse, atténuent leurs jugements : II y a là de la grandeur et de la désolation et, à défaut de sympathie, la pitié s'impose avec le respect. Joséphine n'a point de malheurs, il est difficile de lui trouver du courage et, quant au motif de sa mort, il n'est point pour l'honorer. Ce ne sont donc point de tels sentiments qu'elle inspire. L'image que l'on a prise d'elle n'est point due au caractère qu'elle a développé, ni aux souvenirs qu'elle a laissés. II s'est opéré, pour lui créer, à l'aide des éléments épars en suspension dans l'atmosphère national, la légende qui s'est attachée à son nom, un travail dont il est d'autant plus nécessaire de -rechercher le développement, qu'il est impossible de n'y point discerner des velléités de dénigrement contre Napoléon. Parallèle à une époque à la légende de Napoléon, dont elle est, dont elle eût dû rester le commentaire et le développement, la légende de Joséphine a été ensuite propagée à dessein de diminuer l'Empereur, de le montrer en faute, de lui enlever le bénéfice de certains de ses actes, d'atténuer les idées directrices de sa conduite, celles qu'il importe d'autant plus de mettre en relief que d'elles découle la doctrine établie par lui et faussée depuis lui. Sans doute, les résultats de ce travail seront éphémères et il suffirait de quelque patience pour les voir s'évanouir. La notion acquise par le peuple n'en a point été modifiée et cette notion prise d'ensemble, sans détail, se rapproche assez sensiblement de la vérité — telle au moins que l'imagination populaire la peut concevoir — pour être sans inconvénients. Cette notion fortifie à des égards, amollit un peu à d'autres, la notion que le peuple s'est formée de l'Empereur, mais, si elle s'est ainsi constituée, c'est à la suite d'une inéluctable loi des races. En toute religion, les divinités que se donne le peuple vont par couple : il faut une déesse près du dieu : une religion exclusivement mâle ne saurait longtemps séduire et attacher les Latins : il faut que l'élément femelle s'y introduise et, lorsque la déesse n'absorbe pas tous les hommages, on serait mal venu de se plaindre. C'est ailleurs, dans une classe qui se croit plus relevée, qui s'imagine plus instruite, qui pourrait avoir reçu une culture plus générale, qui a, en tous cas, plus de facilités de lire, que s'est formée, répandue, accréditée, la légende de Joséphine ; là, sera reçue avec empressement, accueillie avec joie, toute allégation ayant pour but de diminuer l'Empereur : cet homme est gênant ; il fait trop, par sa taille, sentir aux pygmées leur petitesse ; il prouve trop, par son exemple, combien l'action est supérieure à la parole, à l'écrit, au verbiage ; il a trop, par ses décisions, rendu visible le péril que font courir à une nation l'esprit pédagogique et l'esprit robin ; il a trop bien su, par ses décrets, museler les fauteurs d'anarchie, ceux de la chaire et ceux de la barre ; il a trop bien établi, par son exemple entier, la supériorité de la société obéissant à une direction militaire sur une société désorganisée par l'anarchie civile, pour que, mort ou vif, il ne reste point l'éternel ennemi ; car ils sentent bien que, tant que vivra son culte intime dans le cœur des Français fidèles, tant que les générations se lèveront à son nom et se guideront sur son étoile, tant qu'il sera parlé d'Honneur, tant qu'il sera question de Patrie, ils auront encore des retours à craindre et des revanches à redouter. Sans doute, ici, l'arme était médiocre, mais c'était une arme ; on la leur offrait et ils l'ont prise. Qui l'offrait ? Un peu tout le monde, car cette légende ne s'est point établie d'un coup ; elle a été composée de toutes sortes d'éléments disparates. Son origine est lointaine : elle date des premiers jours du Consulat. En ce temps, les nobles rentrés vantent Joséphine et l'exaltent. Ce n'est qu'à elle qu'ils doivent leur retour et leurs biens. Pour ce Bonaparte, de la reconnaissance ; fi ! Pour la vicomtesse de Beauharnais, à la bonne heure ! — C'est le début. Au divorce, beaucoup des anciens compagnons de guerre, des employés civils, des gens de la Révolution, témoignent pour Joséphine d'autant plus d'admiration complaisante que, par là, ils rabaissent l'autre, l'Autrichienne. Ils regrettent, ils blâment la résolution de l'Empereur, et, par leurs discours et leurs récits, fournissent une première base à la légende orale. Voici la chute de l'Empire : unis cette fois seulement, les uns, parce que les Beauharnais se sont ouvertement ralliés à la Restauration, les autres, parce que Joséphine demeure toujours à leurs yeux la femme de l'Empereur, Royalistes et Bonapartistes s'accordent pour parer de couleurs prestigieuses une mort déshonorante. Opposition encore, mais à double effet. Comme les brochuriers abondent, que tout est prétexte à brochures, une charretée de lettres et de mémoires apocryphes, une pleine pannerée de Canards : — première base à la légende écrite. Les Cent-Jours, l'Empereur visitant Malmaison, l'Empereur partant de Malmaison pour le grand exil, Joséphine associée, morte, à cette convulsion suprême du patriotisme, à ce dernier acte du drame national, comment ne pas rejoindre, ne pas confondre ces deux souvenirs ? La Restauration — et alors, par opposition aux Bourbons, par regret du passé, par curiosité, par goût d'apprendre des anecdotes sur l'homme dont on parle uniquement et qui a si peux laissé écrire la grande marée des mémoires sur l'Empire. Naturellement, Joséphine y prend sa place et, moins on ménage l'Empereur, mieux on la présente. Dès lors, le mouvement apologétique se dessine, et, lorsque l'on a épuisé ce qui était public ou ce qui était inventable sur Napoléon, voici, sur Joséphine, les mémoires de Mme Lenormant, de Mme de Vaudey, de Mlle Avrillon, de Mme Georgette Ducrest, sans compter les mémoires de Mme d'Abrantès, les mémoires de la Contemporaine, les mémoires des généraux, des officiers, des soldats ; voici le Mémorial et les louanges entourées de quelques critiques que donne l'Empereur même. Jusqu'ici, point de mal et, de fait, au milieu des fadaises ainsi publiées, dans ce fatras d'écrits apocryphes, l'on discerne des parcelles de vérité, des observations directes, des traits de nature. Le mensonge abonde ; surtout l'arrangé, le mis-au-point par les teinturiers, mais presque tout mérite d'être passé au crible et, de cette boue, l'on retient quelques paillettes. Ce mouvement de mémoires n'est pas sans influence sur l'apothéose napoléonienne, qui prépare la Révolution de Juillet, qui motive, explique et consacre l'avènement de Louis-Philippe. Joséphine y disparaît ; c'est le grand soldat qu'on honore, l'homme de la Revanche, le vengeur attendu du Drapeau. Pourtant, comme il faut au peuple une part de roman, de tendresse, de fleur bleue pour compléter et achever son héros, c'est Joséphine qui la fournit. Elle s'embellit physiquement et moralement au point de n'être plus guère reconnaissable ; niais ne croit-on pas embellir ainsi Napoléon, et n'est-il pas tout juste qu'elle se transfigure avec lui, puisqu'elle lui donne la réplique dans les drames populaires, qu'elle fournit sa part d'émotion aux volumes de cabinet de lecture et qu'elle est constamment en scène dans les anecdotes à la Marco-Saint-Hilaire ? Il y a exagération dans les louanges, invraisemblance dans les dialogues, ineptie dans les historiettes, mais à quoi bon chercher la mesure dans ces recueils destinés à exploiter la passion populaire : autant y demander du style. Rien à dire : depuis la mort de l'Empereur, l'évolution s'est produite et accomplie naturellement ; elle est logique ; elle est conforme aux lois historiques. La légende de Joséphine a suivi le même cours, a subi le même accroissement que la grande légende à laquelle elle est demeurée subordonnée ; la proportion s'est maintenue entre l'une et l'autre ; il ne s'est mêlé à l'extension de celle-ci aucun élément qui soit prélevé sur celle-là, qui y soit contraire ou hostile. On n'y rencontre nulle action externe, rien qui soit, peut-on dire, particulier à Joséphine, qui tende à lui créer en dehors et à côté de la personnalité de Napoléon une personnalité propre. Mais voici du nouveau : il ne va plus suffire que Joséphine évolue dans l'atmosphère de Napoléon et qu'elle en soit le satellite, il s'agit de l'en détacher dans une mesure, de montrer qu'elle eut des idées distinctes, une action propre, de la présenter comme le bon génie dont l'abandon coïncide avec les fautes et la décadence de l'Empire : c'est à quoi, dans un but facile à comprendre, s'emploie la Reine Hortense et la publication des lettres de Napoléon à Joséphine en est le premier son de cloche. Sans doute, dans le tome premier, Joséphine n'apparaît encore que dans un rang subordonné, mais le tome second est tout entier consacré à la mère tendre, l'épouse vertueuse, l'impératrice délaissée ; Beauharnais même y trouve son lot. On fait mieux : pour venger Joséphine des critiques du Mémorial, on fait composer par Ballouhey, ancien secrétaire des dépenses, un travail qu'on imprime, où il est démontré que Joséphine a été la souveraine la plus ordonnée et la moins dépensière qu'on ait vue en France ; et l'excellent comptable, pour soutenir cette thèse ardue, n'hésite pas à omettre des chiffres et à en fausser d'autres. Impression faite, on se ravise, on trouve à bon droit la publication dangereuse, on réserve la brochure pour la circulation privée. A partir de. 1836, coïncidant avec les tentatives du Prince Louis-Napoléon, c'est, dans les petits journaux qu'il subventionne, une recrudescence d'anecdotes, de racontars, de romans sur sa grand'mère. Il n'est question que d'elle et, à voir la place qu'on hii fait, on ne saurait douter du mot d'ordre. Le but se dévoile à partir de 1849. De cette date jusqu'en 1870, s'accomplit régulièrement un travail, d'abord officieux, puis officiel, pour établir et propager une légende de Joséphine distincte de la légende de Napoléon. Ceci semblera étrange et des contemporains même le nieront parce qu'ils ne l'auront, alors ; ni aperçu ni compris. Sans doute, cela tiendra-t-il à ce que la plupart de ceux qui ont servi le plus fidèlement le second Empire, dans les postes même les plus élevés, n'avaient ni le sentiment, ni la tradition, ni la foi napoléonienne. Par une étrange rencontre, c'était dans les partis d'opposition parti orléaniste et parti républicain — que se trouvaient alors les napoléoniens — soldats des grandes guerres ralliés à la Monarchie de Juillet après i83o et demeurés fidèles à leur nouveau sarment, journalistes et avocats tonnés à l'école et selon la doctrine de Carrel et ayant reconnu dans le Héros l'unique soldat de la République démocratique unitaire. Ceux-là ne s'y sont pas trompés, pas plus que ceux qui, groupés dès les premiers jours autour du Prince Louis, avaient été les confidents de ses rêves, l'avaient poussé à l'action et avaient joué leur vie dans ses tentatives, les hommes de l'Occident Napoléonien et du Capitole. Je les ai connus et j'ai constaté comme ils pensaient juste. Certaines de leurs observations que j'ai recueillies m'ont singulièrement éclairé. Napoléon III était d'abord Tascher et Beauharnais. Il avait des points de ressemblance très frappants avec le roi Louis ; mais il était d'abord le fils de sa mère. Il avait été élevé par elle ; il l'avait adorée ; rien d'étonnant à ce que, d'elle, son esprit et son cœur eussent reçu d'ineffaçables empreintes. La Reine, durant les longs jours d'exil, n'avait pas manqué de lui dire ses griefs, ceux de l'Impératrice, ceux d'Eugène. En lui donc et par lui, lorsqu'il est au pouvoir, se continue, se perpétue, s'accentue même la lutte des deux races d'où il dérive, — cette lutte qui a duré déjà de 1796 à 1814 — et combien les Beauharnais l'emportent sur les Bonaparte ! Que ce soit ou non par l'effet de sa volonté, qu'il y porte un dessein prémédité ou qu'il cède aux circonstances, qu'il obéisse à ses propres tendances ou qu'il subisse des influences extérieures, il n'importe : les faits sont là, ils sont indéniables, durant vingt ans ils sont concordants et ils établissent, soit une coïncidence si étrange que l'Histoire n'en fournirait point d'autre exemple, soit une règle de conduite immuable d'autant plus curieuse qu'elle est plus secrètement suivie et que, à certains symptômes extérieurs, on pourrait parfois penser que le Prince Louis-Napoléon en dévie, alors qu'il cherche seulement, dans la mise en relief de certaines personnalités, un contrepoids, nécessaire à d'autres influences. Sans doute, Napoléon III n'a pu refuser aux Bonaparte de la branche déclarée successible par l'Empereur les titres et les dignités auxquels ils ont droit ; mais il fait leur part la moindre possible et le plus ordinairement, il s'arrange pour les tenir à l'écart. Pour la branche de Lucien, malgré la réconciliation des Cent-Jours, malgré le mariage de la fille de Joseph, malgré l'intimité établie en exil, malgré les communs périls de 1831, rien que de vains honneurs de Cour. Par l'un de ses premiers actes, le décret confisquant les biens de la maison d'Orléans, il les ruine tous, la branche de Jérôme, comme la branche de Lucien, comme les Murat et les Bacciochi, puisque, sans leur avis, sans leur consentement, il renonce formellement, en leur nom, aux revendications légitimes qu'ils ont à exercer, au sujet des confiscations de 1815 et de 1816. Ainsi, ils dépendent de lui ; ils ne reçoivent d'argent que de lui ; ils perdent tout espoir de recouvrer jamais une fortune indépendante. Les générosités qu'il fait à certains, selon son bon plaisir, d'après la conduite qu'ils tiennent ou les influences qu'ils font agir, ne sont que des restitutions, singulièrement minimes par rapport aux droits formels qu'ils auraient. k exercer en France, en Italie, à Naples et ailleurs ; elles sont étrangement onéreuses à qui les accepte, puisque les recevoir c'est renoncer à toute revendication et comment les refuser, puisqu'il faut vivre ? Pendant qu'il tient à l'écart les Bonaparte, c'est des Tascher et des Beauharnais qu'il s'entoure uniquement. C'est la Grande-Duchesse Stéphanie de Bade — une Beauharnais — qui est l'oracle de la nouvelle cour et à qui vont tous les honneurs ; c'est la Reine de Suède, — une Beauharnais devenue Bernadotte — qui est la marraine du Prince Impérial ! C'est aux Tascher devenus allemands qu'il demande le grand maître de la Maison de l'Impératrice, son premier chambellan, ses familiers de tous ordres. Dans sa Maison, qu'on ne cherche pas les noms des fidèles qui ont souffert pour Napoléon, qui ont supporté pour lui l'exil et la mort, les noms des victimes de la Terreur blanche, les noms mêmes des compagnons de Sainte-Hélène. On a mieux : à peine se pare-t-on de quelques duchés d'Empire, directement hérités, le plus souvent substitués, parfois même apocryphes — car on ignore l'histoire ; le gros des places est réservé à ceux-là dont les pères ou les mères ont fait partie des Maisons de la Princesse Louis, de la Reine Hortense ou de l'Impératrice Joséphine divorcée. Quelle a été la conduite des pères lorsque l'Empire tomba, comment les uns ont affirmé leur fidélité en obtenant tout de suite des grâces, des titres, des pairies ; comment les autres ont insulté leur bienfaiteur dans d'odieux pamphlets, comment quelques-uns ont pris même les armes contre l'Empereur et commandé le feu contre lui, on ne s'en inquiète point ; si, sur chacun d'eux, un particulier désarmé a pu composer un dossier de pièces officielles, authentiques, irréfutables, dont, avant 187o, la publication, inutile depuis cette date, eût été écrasante, quelle facilité ne trouvait pas pour se renseigner un gouvernement ayant à ses ordres toutes les archives et tontes les polices ? Voilà le cœur et l'intimité ; voici la politique : dès l'établissement du second Empire, un travail officiel s'opère en vue de donner à Joséphine, et même à Hortense, une place dans l'histoire de la Dynastie. C'est le Partant pour la Syrie qui devient l'hymne officiel, au lieu du Vivat de l'abbé Rose, de la Marche de la Caravane et du Veillons au salut de l'Empire, qui retentissaient jadis dans les solennités impériales. Par une étonnante propagande, on répand à millions d'exemplaires la figure de Joséphine : images d'Épinal, lithographies, gravures au burin, tout est bon. Un seul tableau, un seul, consacré à Napoléon, entre au Musée de Versailles, et Joséphine y figure avec Hortense. Il ne se trouve pas à Paris une place où l'on érige une statue à l'Empereur, mais on en élève une à Joséphine. L'Empereur, qu'est-ce que l'Empereur ? Un souverain comme les autres. L'on inaugure un Musée des Souverains et là, mélangées avec les défroques apocryphes, les pantoufles éculées qu'on prétend de Marie-Antoinette de bureau de Louis XV et le fauteuil à roulettes de Louis XVIII, on dispose les reliques de l'Empereur, et l'on met les oripeaux de l'Ordre du Saint-Esprit en meilleure vue que le manteau du Couronnement ! L'Empereur, le chef et le fondateur de la Dynastie, au moins cela, — rien que cela sans doute, car, du Général et du Consul,. il n'est plus question, — l'Empereur, par qui l'on vit et de qui l'on vit,, est rejeté très loin parmi les Bourbons, les Valois, les Capétiens, les Carolingiens ; figure d'ancêtre, soit ! mais ancêtre singulièrement délaissé, dont on se recommande encore à des jours, mais dont il est interdit d'évoquer les décisions et de recommander la tradition, dont on accepte l'héritage mais sous bénéfice d'inventaire, dont on trie les pensées comme les papiers, et à qui, en lui reconnaissant des parties de génie, l'on refuse l'esprit politique et l'instinct de l'avenir. Point de Bonaparte, mais des Beauharnais ! C'est là la trinaire divinité dont on se recommande, à laquelle on dédie des avenues — avenue Joséphine, avenue de la Reine-Hortense, boulevard du Prince-Eugène — des statues et des livres. Car si, su/ Napoléon, on décourage l'enquête historique ; si, durant ces vingt années, toute la production officielle se borne à la publication tronquée et peu scientifique de la Correspondance et des Commentaires ; si l'on abandonne à des adversaires du régime le soin d'écrire l'Histoire du Consulat et de l'Empire, si on laisse sans réfutation et sans riposte les pamphlets de Charras, de Barni, de Mario Proth, de Lanfrey, de Paschal Grousset ; si, dans les lycées et les collèges, on encourage la diffusion de précis d'histoire nettement anti-napoléoniens ; si, dans les bureaux historiques du Ministère de la Guerre, on suspend l'étude des campagnes de Napoléon, l'on trouve, pour Joséphine, Eugène et Hortense, des annalistes dont on subventionne les indigestes publications. Le Maréchal Marmont s'attaque-t-il, en ses mémoires posthumes, à la gloire du Prince Eugène ? c'est une pluie de brochures, officieuses sinon officielles, en attendant la condamnation par le tribunal civil de la Seine. Qu'on ne touche point aux Beauharnais, ils sont sacrés ; c'est à eux l'auréole. Dans l'une des circonstances les plus solennelles de sa vie, faisant part de son mariage aux grands corps de l'État, l'empereur Napoléon III dit : Une seule femme a semblé porter bonheur et vivre plus que les autres dans le souvenir du peuple, et cette femme, épouse modeste et bonne du général Bonaparte, n'était pas issue d'un sang royal, et il ajoute, parlant de celle qu'il appelle à partager son trône : Gracieuse et bonne, elle fera revivre dans la même position, j'en ai le ferme espoir, les vertus de l'Impératrice Joséphine. Ainsi, durant le second Empire, s'élabore cette légende parallèle dont les propagateurs savaient fort bien l'utilité : Établir Napoléon seul comme l'Homme de Génie, ayant pensé, commandé, accompli seul, — comme c'est la vérité — les actes de son histoire, le mettre en la place où il doit être, si haut, si loin, hors de toute portée des êtres qui l'ont approché, c'est dangereux pour celui qui se réclame de lui. Interposer, entre Napoléon Ier et Napoléon III, les frères de l'Empereur, s'efforcer d'attirer sur eux une part de sa renommée, c'est pis encore : car certains des Bonaparte vivants ont, plus que l'héritier de l'Empire, la tradition, la ressemblance physique et morale avec le fondateur de la Dynastie, portent plus profonde l'empreinte de la race et en présentent plus marqués, dans le corps et l'esprit, les traits caractéristiques. Sans doute le respect filial y perd, et l'on peut s'étonner que Napoléon III néglige ainsi le père dont il tient, uniquement pourtant, ses droits à l'hérédité. L'érection d'un monument familial dans l'église de Saint-Leu est l'unique hommage qu'il lui rend, hommage purement privé, tandis que, à sa mère, à son oncle, à sa grand'mère, il n'a ménagé nul des honneurs publics : et ce n'est pas, certes ; à cause des dissentiments entre Napoléon et Louis, ce n'est pas à cause du dédaigneux pardon inscrit dans le testament de Sainte-Hélène que Louis est ainsi mis de côté ; mais, d'abord, parce que le fils semble prendre parti pour sa mère ; surtout, parce que Louis est Bonaparte et que ce qu'on lui donnerait à lui, il faudrait l'accorder à Joseph, à Jérôme et même à Lucien : on leur fera à tous quatre des statues, mais à Ajaccio ; c'est sans périls. Comme la légende Beauharnais est plus commode et plus profitable ! Le dernier fils du prince Eugène, Bavarois par son éducation, Russe par son mariage, est mort en 1852 ; les Leuchtenberg, ses fils, sont attachés et fixés en Russie. Des autres branches Beauharnais, point de descendants mâles. On contentera les femelles avec quelques duchés, quelques grandes places — certaines à la vérité étrangement attribuées — et l'on y gagnera à tous les points de vue, surtout — n'est-il pas vrai ? — pour la confiance et la discrétion... Et cela a été ainsi. A quel degré fut poussée l'inconscience, sinon le scepticisme, il ne convient pas de le rechercher : j'en ai dit assez. Sans ce travail dirigé contre la vérité de l'Histoire et par suite contre la gloire de l'Empereur, sans ce parti pris pour les Beauharnais, sans cet abandon des traditions napoléoniennes que qualifiaient si sévèrement les véritables Bonapartistes et dont je les ai si souvent entendu gémir, je n'aurais pas sans doute été amené à m'inquiéter aussi directement de Joséphine ; j'aurais pu laisser ses faiblesses dans une ombre propice et je n'aurais pas mené avec cette rigueur mon enquête ; mais, éveillée par les apologies intéressées, mon attention eut besoin d'être satisfaite, et la vérité, obscurcie par des affirmations complaisantes, doit être redressée. Je ne porte ici point de haine, mais aussi nulle appréhension et seulement une entière bonne foi. Lorsque, il y a quatre ans, l'esquisse de ce premier volume a paru dans la Revue de Paris, des rectifications m'ont été adressées. L'on verra si j'en ai tenu compte. M'est-il permis d'espérer que les divers gens de lettres, qui, en démarquant ces articles, se sont alors approprié mes erreurs, voudront bien tenir compte de cette observation ? Sur tout autre point où je me serais encore trompé, je sollicite instamment les communications des intéressés : qu'ils mettent en compte, pour me pardonner mes inexactitudes, les difficultés singulières que présente un tel livre, où l'absence de documents certains et officiels oblige souvent à des conjectures, où l'on ne marche qu'à tâtons en saisissant quelques bribes de lettres, quelques dates de contrats, quelques actes civils ou religieux. En conscience, j'ai cherché le vrai, je crois l'avoir démêlé et si, sur des points, je me trouve l'avoir établi contrairement aux opinions reçues, sur d'autres j'ai pu disculper Joséphine d'une façon qui, je crois, ne laissera point de doutes. A cette enquête, Joséphine aura plus à gagner qu'à perdre et, en résumé, elle se trouvera plus aimable étant plus humaine et plus vraie. Par les tristesses, la pénurie, les douleurs de sa jeunesse elle s'élève et grandit. Ce n'est plus ici une baudruche soufflée à qui l'on a fourni l'apparence des bustes de cire qu'on voit aux vitrines des coiffeurs ; qui, avec des bontés à la Sedaine et des grâces de journal des Modes, expose, d'une voix phonographique, les aphorismes de Marco de Saint-Hilaire et de Mathurin de Lescure, c'est une femme avec des os, de la chair, peu de cerveau, — et des sens ; ce n'est plus un être de raison, c'est la femme de son pays, de son temps et de son milieu, et si elle a tous les goûts, tous les désirs, tous les caprices de la femme qu'elle est, s'en devra-t-on étonner ? Et si, ayant cherché le luxe et l'ayant trouvé, cette femme est, par une fortune plus improbable encore qu'on ne l'avait imaginée, menée des plus bas échelons au plus sourcilleux sommet, les qualités qu'elle y montrera ne seront-elles pas plus rares, la distinction d'allures, d'esprit et de cœur qu'elle y déploiera ne sera-t-elle pas bien autrement remarquable que si l'élévation avait été moins brusque, l'éducation plus complète, les fréquentations plus relevées et la destinée moins étrange ? Seulement ce n'est plus une impératrice, ce n'est plus une grande dame : — c'est une femme. FRÉDÉRIC MASSON. Clos des Fées, novembre 1898. |