Voici un livre pour lequel j'avoue ma complaisance, car il est de ceux qui m'ont coûté le plus de soucis. Il y a quinze ans, j'en publiais la première esquisse dans la Revue de Paris (numéros des 15 mai et 1er juin 1895) ; voici dix ans paraissait un volume où cette étude avait été entièrement reprise ; aujourd'hui, c'est presque une version nouvelle que je présente : du moins, c'est une version complétée où, sur bien des points, j'ai obtenu des confirmations et des affirmations ; où je me suis corrigé par ailleurs, où j'ai redressé des erreurs reconnues et fortifié des points discutables. Cette marche, que je me permets de relever, indique la continuité de mon travail, et aussi quel en est l'esprit. Un livre n'est jamais fait ; l'histoire n'est jamais écrite ; elle reçoit constamment des notions et des vues nouvelles. Ici surtout, où ma construction forcément fut légère, étant faite de notes prises dans des minutiers de notaires, des collections d'autographes, des mémoires judiciaires, des imprimés regardés à la loupe et passés au crible. Les archives publiques étaient presque muettes ; les archives privées m'étaient fermées, — et de ceci je me vante ; car il eût fallu solliciter, donc engager mon indépendance, et, contre des documents médiocrement sûrs, faire capituler ma conscience d'historien. Marché de dupe, auquel je ne souscris point. Donc, tout naturellement, certains étais ont cédé, des parties de l'échafaudage ont faibli, — mais non point certes sous les critiques qui, la plupart, ont porté à faux. Les poutrelles avaient de l'aubier et elles ont travaillé. Mais la construction tient. Elle a résisté à des contradictions qui, dix années durant, ont contesté ce livre en son esprit, l'ont discuté en ses détails, et surtout — oh ! surtout ! — l'ont plagié, sous couleur de le réfuter, Le plagiat est une pierre de touche ; on ne plagie que ce que l'on croit affirmé, positif et non discutable ; on s'en empare pour se donner figure d'historien, et, à défaut d'autres, crédules à mes récits, tout le moins puis-je compter mes plagiaires. Grâces leur soient rendues ! Dans l'espèce plagiaire, il y a deux genres qui méritent d'être distingués et, puisqu'ici l'occasion s'en présente, je le veux dire : Il y a le plagiaire honteux qui, bénin, bénin et timoré, prend les phrases, tire les pages, escamote le train, et se frotte les mains, disant : voilà de bonne ouvrage ! Nul ne saura que ce n'est pas moi et j'en aurai l'honneur. C'est le pickpocket qui s'attache au porte-monnaie ; mais, dans ses mains, les napoléons, s'il y en avait dans la bourse, s'argentent, et les écus se cuivrent : cela ne fait point grand tort à l'inventeur, et puis il faut bien que chacun vive. Mais il y a tout près le plagiaire agressif. Celui-ci emprunte un chapitre, réserve faite d'une ligne sur quoi il discute, pérore, invective au besoin et, s'étant ainsi posé en critique averti, s'imagine avoir détourné les soupçons et s'être créé un alibi. Celui-là, c'est le bandit ; il travaille, le tromblon dans une main, la plume dans l'autre, avec une désinvolture fripée qui vaut bien un coup d'œil. Son ignorance est au niveau de sa superbe et s'étaie de son impudence. Il opère à Paris et en province comme à l'étranger, mais la province lui est surtout favorable, étant propice aux bonnes copies et aux vastes pensées. Voilà les genres, mais il y a les sous-genres, et ils sont à l'infini, de façon qu'il faudrait des volumes et des volumes. A quoi bon, dira-t-on ? — Pourquoi pas, répondrai-je. Le plagiaire vaut autant d'être collectionné que le millepatte et, piqué sur une planche de liège, il ferait presque aussi bon effet que le Cimex lectularius de Linné (vulgo : punaise). Selon le climat, le milieu, les croisements, il se différencie, à faire croire qu'il constitue un genre nouveau. Dans l'espèce du plagiaire matamore on a des surprises, comme de se demander qui plagia de lui ou de soi et d'être obligé de recourir aux dates. Il y a, de cette sorte, des anecdotes qui, après un petit chaud de colère, car on répugne à être volé, ne méritent que l'éclat de rire qu'on leur donne. Faire, de plus, une réclame au voleur ! Que non pas. Vas en paix, mon ami, et que le bien d'autrui te profite s'il se peut. Par toi, un peu de vérité se trouve répandu et cela t'étonne — autant, s'il se peut, que la Vérité même. Donc, mieux que par les critiques, ce livre a été honoré par les plagiaires : depuis dix ans, y a-t-on ajouté quelque chose ? Guère. Pourtant, récemment, un volume a paru qui fut destiné par son auteur à l'écraser ; à quoi il ne manqua point en le démarquant d'abord, et cela fut le pire supplice. Mais comme ce volume devait apporter des choses nouvelles ! Songez donc ! Il était composé sur les pièces originales des Archives de la Maison Tascher de la Pagerie, que le duc Tascher avait remises lui-même à l'auteur. Et, dès lors, il me fallut trembler : ce n'était point là de la besogne à la grosse, brossée sur un coin de table à la commande d'éditeur, mais un travail de longue haleine, un travail qui avait occupé dans la vie de l'auteur près de deux lustres, et les avait comblés : sinon plus ; pour parler en prose huit ans : plus que moins, car ce fut le duc Tascher qui prit cette confiance en l'auteur ; or, il n'y eut de nos temps qu'un duc Tascher, et voici huit années qu'est mort sans hoirs, à Neuhausen, près Munich, Louis-Robert-Maximilien-Charles-Auguste Tascher de la Pagerie, duc Tascher de la Pagerie, seul et unique de sa branche, seul et dernier en droit de prendre et porter ce titre ducal. Il lui venait, à travers son père, Charles-Joseph-Louis-Robert-Philippe, de son grand-oncle, le baron Emeric-Joseph-Wolfang-Heriberg de Dalberg, en faveur duquel il avait été créé par lettres patentes impériales des 14 avril, 8 juillet 1810 et 16 mai 1811, avec réversion éventuelle en faveur d'un neveu et héritier, qui fut ce Charles-Joseph-Robert-Philippe de Tascher, lequel n'eut qu'un seul fils, ce Louis-Robert-Maximilien-Charles-Auguste La réversion et l'investissement furent confirmés par décret impérial du 2 mars 1859 et par arrêté ministériel du 19 janvier 187o, en faveur de ce neveu et de ce petit-neveu du duc Dalberg, et, le second duc étant mort sans hoirs le 3 août 1901, le titre de duc Tascher fut éteint. Il l'est et le demeure. Nul n'a le droit de le prendre et de le porter, à moins que le Président de la République française ne l'ait depuis 1901 relevé et réérigé par un acte demeuré secret, non publié et dès lors inexistant. L'auteur de ce volume sur Joséphine ayant donc employé huit années de sa vie, pour le moins, à réfuter mon livre, que devait-il en rester ? — Rien ! moins que rien ! Des lambeaux dispersés et des membres affreux Que des chiens dévorants se disputaient entre eux. Spectacle affligeant pour un père que de voir un de ses enfants si proprement disséqué qu'il n'en reste pas même un tout petit morceau à porter à la sépulture de famille. Songez : j'avais affaire à un praticien dont le bistouri est redoutable. L'auteur de livres tels que : Des Abus de la castration chez la femme, De l'Extirpation totale de l'utérus par la voie vaginale, Introduction à la pratique gynécologique, est de ceux qui savent la femme, peut-être pas sous l'aspect où l'envisagent d'ordinaire les historiens ; mais tout est dans tout. Eh bien ! M. le Dr Pichevin, car tel est ce gynécologue, a passé, et mon livre demeure ; il a perdu une date à laquelle je tenais peu, il a reçu des confirmations sur des points qui étaient douteux et il a posé des questions qui demeurent irrésolues : si telles étaient les pièces demeurées aux mains des Tascher après qu'Aubenas eut publié ses excellents volumes, on comprend qu'elles aient été écartées, les unes comme oiseuses, les autres comme périlleuses. Quant aux documents que révèle ce volume, d'après la Bibliothèque nationale ou les Archives, je croyais bonnement les avoir publiés, mais il leur manquait la cote, et M. le Dr Pichevin les en a habillés ; cela en a fait des êtres nouveaux. C'est un procédé de Face massage. Il réussit parfois. En vérité, voilà les découvertes qui ont motivé dans un grand nombre de journaux l'impression d'une Prière d'insérer où le Docteur annonçait qu'il me répondait pertinemment. Je ne sais vraiment pas sur quoi. Je crois bien qu'il s'agit de cette Bénaguette dont la naissance me parut suspecte. Que Bénaguette ne procède point de Joséphine, j'y ai consenti ; mais qu'elle ne procède d'aucun Tascher, voilà qui semble impossible et dans la polémique qui s'est élevée à ce sujet et à laquelle j'ai voulu rester étranger, M. le Docteur Pichevin, détenteur, depuis huit années, des secrets que lui a confiés feu M. le duc Tascher de la Pagerie, ne semble point avoir eu le beau rôle. Au surplus, M. le Dr Pichevin a arrêté son livre, l'Impératrice Joséphine, à l'année 1790. Mme de Beauharnais, attendra quatorze ans sa couronne, mais, dès 1790, elle n'en est pas moins sacrée et couronnée par ce docteur qui est de la Martinique : en tant que Martiniquaise, elle porte l'Imperium en puissance ; elle est reine et plus que reine, car on lui a prédit qu'elle le serait. Si c'est là une méthode scientifique ; si, aux problèmes de la biologie, les docteurs en médecine de l'Université de Paris appliquent de telles solutions que M. le Dr Pichevin aux problèmes de la biographie ; si c'est là comme on étudie, comme on compare, comme on probabilise, comme on porte un diagnostic — c'est-à-dire une hypothèse — en vérité les patients sont bien lotis et malheur aux ægrotants ! Mais c'est, pour l'ordinaire, en forme de passe-temps, que ces messieurs consacrent à nos études quelques minutes des loisirs que leur laisse la médecine. Pourquoi pas nous à la chirurgie ? La vocation peut m'en prendre ; pourtant, quel accueil obtiendrais-je si, un matin de printemps, à l'hôpital Broca, j'allais dire à mon cher et grand ami Samuel Pozzi : Prête-moi une de tes malades pour que je l'hystérectomise. L'histoire, quel besoin de préparation, d'études, de diplômes pour la pratiquer ! On travaille sur le cadavre et ces sommaires dissections sont un jeu pour des personnages aussi renseignés sur l'anatomie des êtres. Que ne le sont-ils autant sur la construction d'une phrase, la probabilité d'un fait ou la composition d'un livre ! Les associations de médecins poursuivent pour exercice illégal quiconque, sans diplôme, s'avise de conseiller une tisane ou de presser un bouton. Il se peut pourtant que certain de ces réfractaires ait eu le génie de guérir. Cela, répondent les associés, n'est d'aucune importance ; Esculape ressusciterait qu'au premier cas de guérison, il irait à la Santé méditer sur les gloires de la chausse cramoisie et sur les périls de la concurrence. Il n'y a point d'associations d'historiens ; l'historien ne paye point patente et tout citoyen, dès qu'il sait former des caractères, a le droit, nul ne l'ignore, d'écrire ses pensées et son nom au piédestal des statues. Sans doute, à ces graveurs de Graffiti, l'épigrammatiste latin a dit leur fait. Mais que leur chault ! A mon grand regret, les travaux de M. le Dr Pichevin ne m'ont point apporté les ressources sur qui j'avais cru pouvoir compter, étant donné que cet éminent praticien avait tenu sous sa main tous les papiers de la famille Tascher. Durant qu'il les compulsait, n'eût-il pu en extraire les inventaires après décès de Mme de Sanois, de M. de la Pagerie, de Mme de la Pagerie-Sanois et de tante Rosette, le concordat consenti par les créanciers à la mort de M. de la Pagerie, et toutes autres pièces que les notaires de là-bas n'eussent point manqué de fournir au mandataire de feu M. le duc Tascher de la Pagerie. Pour moi, qui ne saurais avoir une telle ressource, j'ai par bonheur trouvé d'autres archives où j'ai pu m'informer. Pour ce volume comme pour les autres, j'ai tenu le dossier ouvert et, à chaque fois qu'un nom ou un fait s'est présenté dans mes lectures, à chaque fois qu'un papier a pu être acquis ou consulté, une note est venue s'ajouter dans la chemise de papier gris qui, peu à peu, s'est gonflée. Grâce à ces papiers tournés en allumettes, j'essaie, sous les cendres froidies, de rallumer la flamme. Grâce à eux, je me contrôle plus sévèrement que quiconque, j'inspecte et j'éprouve la trame que j'avais tissée brin à brin, fil à fil, et. sur qui j'avais brodé. Elle n'a guère bougé. Dans les lisières, quelques défauts : date contestable, hypothèse fautive, c'est tout et cela n'importe ; partout où il était utile que le réseau fût renforcé, les fils sont venus doubler les fils ; les conjectures d'apparence hasardée — telles que m'en avaient reprochées mon éminent confrère, M. le vicomte E.-M. de Vogüé — sont devenues des faits acquis, qu'on ne peut plus contester, car dix documents les confirment. Je suis hors du doute sur des points qui ont pu me sembler à moi-même médiocrement appuyés et c'est avec confiance que je présente ces retouches posées d'après nature. Ainsi le dessin est-il plus serré, les traits s'accusent-ils davantage et les détails ressortent. Moins flatté encore, plus réaliste si l'on veut, le portrait, à mon gré, ressemble plus. Joséphine vivante fut aimable, serviable et tendre. — Cela un peu trop au gré des gens pudibonds, mais la pudibonderie n'était point de mode en son temps. Aussi bien, qu'elle ait pris et donné infiniment de plaisir, qu'elle ait été Pour soi et les autres l'être de volupté, qu'elle ait trouvé à son élévation graduelle' la fortune propice et que, d'échelon en échelon, elle soit arrivée à ce point d'avoir un petit hôtel en location et un million de dettes en propriété, cela n'a rien qui entache en quoi que ce soit son caractère. Elle est ce qu'elle est et ne demande point à être autre. Sit ut est. Nul n'aurait, si elle en était restée là, à s'occuper de ce qu'elle fit ou non ; elle pourrait changer d'amants à toute heure de jour et de nuit qu'on n'aurait rien à y redire ni même à dire. Mais, du jour où, dans cette banale auberge, Bonaparte est entré, du jour où il s'y est établi et y a dressé son lit de camp, de ce jour-là la femme appartient à l'histoire. Comme elle apporte sur Bonaparte un élément indispensable de connaissance, de ce jour, tout ce qu'elle a pensé, dit, écrit, ses confidences les plus intimes, ses passions les plus cachées, ses vices les plus secrets, son passé tout entier, je m'en empare ; et j'y dois porter la lumière. Je ne sais s'il me sera permis de reprendre encore ce volume et d'y joindre de nouveaux documents. Tel quel, il fournit un cadre où l'on pourra sans doute placer des faits que j'aurai ignorés, mais dont, selon mon opinion, on ne sortira guère. Bien que j'aie dans Napoléon et les femmes esquissé la Madame Bonaparte que je comprends, je compte y revenir dans peu et montrer le développement du caractère et la succession des événements sentimentaux qui rendent Joséphine un des types caractéristiques de son temps. Si ce livre est cruel, tant pis pour ceux qui m'auront, par des apologies déplacées, obligé à le compléter. F. M. Clos des fées, juillet 1909. |