(Avril 1815. - 22 Juillet 1832)Qu'a été le fils de Napoléon ? — Physiquement, il est un Autrichien. — Il l'est du physionomie et de constitution. — A aucun degré il ne rappelle physiquement son père. — Qu'est-il au moral ? — Les gouverneurs autrichiens ont à ce point déformé la nature qu'il est difficile de reconnaître quelle elle fut. — Système d'éducation meurtrier qu'ils ont adopté. — Ils ont prétendu abolir chez l'enfant la mentalité française et le sens de son origine. — Ils y ont été aidés par la mère. — Motifs ou excuses de celle-ci. — La Maison du fils de Napoléon. — Le titre qu'on lui impose. — Ce que vaut ce litre. — A dix-sept ans, quel résultat les éducateurs ont atteint ? — Il faut écarter les témoignages suspects. — L'écriture matérielle. — Lettres à M. de Neipperg. — Ce que le fils de Napoléon pense de son père. — Le duc de Raguse. — Opinion que le duc de Reichstadt a pu et dû se faire de Napoléon. — Cette opinion d'un Légitime, en contradiction avec la Légende en marche et l'opinion des Latins. — Qui est responsable de cette contradiction ? — Napoléon a voulu pour fils un prince et un Légitime : il l'a. — Le duc de Reichstadt a tous les goûts d'un prince. — Il en a la mentalité. — Il est tel parce que Napoléon l'a voulu tel. — Effets que l'ambition d'être Empereur de France aurait pu produire sur son physique. — La maladie de poitrine est déclarée et affirmée dès 1828. — En 1830, le patient est condamné. — M. de Metternich, après la révolution de Juillet, le met en vue et, malgré les médecins, le fait entrer dans l'armée. — Son but, ses lettres. — A-t-il excité lui-même les ambitions du duc de Reichstadt ? — Mort de Napoléon II. — Napoléon III. — Légitimité ou révolution. — Hérédité ou recommandation. Pour toucher à ces cendres légères, il faut des mains pieuses et tendres. Certaines infortunes passent la portion de souffrances, partage habituel de l'humanité ; il est des enfances désespérées devant qui l'histoire s'émeut ; il est des vies brisées avant le temps qui, pour jamais, gardent leur secret ; il est des âmes réfugiées dans le silence qui ne se sont point manifestées par des actes, des écrits, même des paroles, et qui posent ainsi devant la postérité leur redoutable énigme. Le fils de Napoléon, qu'a-t-il été ? Qu'a été cet héritier de l'Empire, deuxième empereur d'une dynastie qui a étendu ses rameaux sur le monde, qui devait plonger dans les âges futurs la robuste puissance de son tronc et qui ne trouve plus en Europe que la proscription ou la captivité ? Toute une vie, et quelle vie ! a été employée pour qu'au nom fatidique de son fondateur des nombres vinssent s'ajouter in perpetuum, comme a dit le rituel du Sacre, pour attester sa gloire et sa race. Pour se survivre ainsi, Napoléon a brisé ses plus chères affections : il a transformé sa politique ; il a substitué à l'empire fédératif un empire centralisé dont lui seul était l'unique arbitre ; il a rejeté le système familial ; il s'est épris de droit divin ; dix siècles plus tôt, il se fût fait dieu, tant il a souhaité d'imprimer à l'autorité qu'il prétendait transmettre à son fils une origine qui défiât les temps, qui rendît les peuples soumis et l'humanité docile. Cette auréole, que ni la religion ni la conquête n'ont pu lui donner, l'infortune l'a fait rayonner autour de son front. Les nations ont salué, dans le captif de Sainte-Hélène, le martyr de leur cause, et elles ont élevé au-dessus des hommes celui que le destin accablait ainsi après l'avoir si prodigieusement élevé. Ses souffrances, ce sont encore des voies qu'il a préparées à son héritier. Et cet héritier, ce continuateur, cet être sur qui il a concentré tous ses espoirs, qu'est-il ? Physiquement, c'est un Autrichien, c'est un prince de Lorraine-Autriche. Des représentations qu'on a de lui — mises de côté celles de l'enfance — se dégage, à mesure que les années s'écoulent, une ressemblance plus frappante avec sa mère, laquelle est le vivant portrait de François II. Même construction du crâne, même hauteur démesurée du front, même angle facial, les yeux, le nez, la bouche, le menton semblables. Sur les miniatures qu'a peintes Isabey en 1815 et 1816, celles destinées à des Français et faites hors de Vienne, l'aspect reste vaguement napoléonien ; sur celle exécutée pour l'empereur d'Autriche, la seule d'après nature, la ressemblance se marque ; elle s'accentue dans le portrait peint à la même date par Benner, dans les trois portraits peints par Lawrence — de face, de profil et en pied ; — puis, et par degrés, dans ceux de Stubenrauch (1819), de Schiavoni (1821), d'Ender (1822), de Green (1824), d'Ender (1829 et 1831), de Daffinger surtout (1830 et 1831). Alors la discussion devient impossible : la superposition est absolue. On invoquerait vainement la déformation ethnique que, d'eux-mêmes ou par ordre, les artistes autrichiens auraient imposée à leur modèle. La tante de l'enfant, Caroline Murat, a certifié que le portrait de Daffinger, le plus probant, est d'une ressemblance absolue, le seul ressemblant. D'ailleurs, le masque pris après la mort est là, et, plus encore qu'un dernier portrait d'Ender, il atteste l'hérédité autrichienne. Si l'on veut admettre que, dans ses premières années, l'enfant a pu présenter quelque apparence de son père, on est réduit à penser qu'il la tenait, ainsi qu'il arrive parfois, d'une sorte de démoulage des chairs, appliquées par surprise sur une ossature qui eût exigé logiquement une superstructure différente. A mesure qu'il a pris une vie propre, ses traits extérieurs ont recouvré les formes que leur imposait normalement la construction intime. De Napoléon, il n'a rien, ni la taille, lui, cinq pieds neuf pouces (1m868), Napoléon, cinq pieds deux pouces quatre lignes (1m687), — dix-huit centimètres de différence ; ni la chevelure, franchement blonde chez lui, et, semble-t-il, ondulée, châtain foncé et rigide chez le père ; ni la forme du crâne, si noblement élargi chez Napoléon, si pauvrement pointu chez le fils ; ni la construction du corps, chez lui, le sternum rudimentaire, n'ayant que la largeur d'un demi-pouce et extrêmement court, chez l'Empereur, large et d'une bonne conformation ; ni la peau, chez l'un blanche et rose, chez l'autre mate et dorée ; ni les yeux, bleu clair chez lui, bleu de faïence comme ceux de sa mère, gris-bleu chez Napoléon. Les Bonaparte n'ont pas de tare héréditaire : ils paraissent avoir été disposés, plus que d'autres, à une maladie dont on nie l'hérédité : le cancer ; quelques-uns y ont succombé, la plupart y échappent. Quatre cas, sur près de quarante individus, ne constituent pas une tare. Les accidents nerveux constatés chez certains sujets semblent tenir à des causes secondes dont l'exposé mènerait trop loin. En tout cas, à la génération de Napoléon, a moyenne de vie est normale, car elle passe soixante ans ; à la génération suivante, de même, malgré des alliances suspectes et en ne tenant pas compte des morts violentes. La proportion des enfants morts en bas âge n'a rien de surprenant ; tous les mâles sont prolifiques ; nulle des femmes n'est stérile. Dans la Maison d'Autriche, au degré de Marie-Louise, sur treize enfants, trois sont morts fous d'une folie constatée et certaine ; cinq sont morts avant l'âge de cinq ans ; pour les autres, la moyenne de vie est de quarante-quatre ans ; quatre seulement laissent postérité. A la génération antérieure de la grand'mère maternelle, l'impératrice Thérèse, sur dix-sept enfants, dix sont morts avant leur dixième année, deux avant la trentième ; quatre seulement, dont deux fous, ont passé soixante ans. Pour les générations postérieures, l'histoire contemporaine est là pour attester comme elles vivent et meurent : il serait cruel de la feuilleter. Napoléon a voulu un fils pour revivre en lui ; il a un fils, en effet, mais ce fils est un Bourbon de Naples. Sur lui, comme sur tous ses cousins, planent la tuberculose ou la folie. Il est condamné avant que de naître, et tel est l'héritier que le mariage autrichien lui a donné. L'hérédité intellectuelle au moins, le fils de Napoléon la tient-il de son père ? Peut-être. On ne saurait guère porter un jugement sur un enfant de trois ans et discerner quel est son esprit. Sans doute, on s'est accordé à le présenter comme intelligent, volontaire, curieux et bon, mais cela suffit-il ? La nature a pu être ainsi, mais, dès qu'ils ont pris possession de lui, les éducateurs autrichiens se sont proposé pour but — et l'on ne saurait dire que ce ne fût pas leur devoir, puisqu'ils sont des sujets, qu'ils reçoivent des ordres et les exécutent — d'extirper de l'enfant qui leur a été confié tout ce qui est du monstre, de muer en un Autrichien ce petit Français. Ils y travaillent en conscience et en gens qui savent que leur fortune y est attachée. Même ils y prennent goût, ils se convainquent qu'ils font une œuvre profitable à l'enfant. N'est-ce pas pour lui un sort inespéré d'échanger sa détestable filiation pour une filiation auguste, le nom odieux de Napoléon pour le nom impérial de François, l'âme française que la Révolution a montrée traîtresse à Dieu et aux souverains pour une âme loyale d'Autrichien catholique et monarchiste ? De bonne foi ils estiment que tel est le droit de l'empereur sur son petit-fils, que tel est leur devoir à eux vis-à-vis de leur pupille, et, de même que, si on leur avait confié un enfant contrefait, ils le coucheraient pour le redresser et l'attacheraient malgré ses plaintes sur un lit orthopédique, ils s'appliquent scientifiquement à inverser son esprit, à le dénaturer, à en modifier l'essence, de façon que le prince français qu'on leur a livré sorte de leurs mains avec des formes de penser, de parler, de raisonner qui soient exactement celles d'un jeune Autrichien de distinction. Pour cela, ils veulent d'abord qu'il oublie sa langue natale, quitte à la rapprendre ensuite par principes, comme une langue étrangère. Sa langue doit être l'allemand, car il est un Allemand ; mais cela ne va pas sans des révoltes : l'enfant volé ne se plie point comme on voudrait aux exercices d'assouplissement. Des souvenirs de sa première enfance remontent à sa mémoire : Je ne veux pas être Allemand, s'écrie-t-il, je veux être Français. Alors, devant une résistance dont ils ne peuvent triompher, les gouverneurs font intervenir la mère, et l'enfant se plie à ce qu'on exige, apprend l'allemand, désapprend le français. Ce n'est point assez qu'on l'ait obligé à oublier sa patrie, c'est son passé qu'il doit abolir, et c'est son père ! Il est tout seul en face d'eux ; il a cinq ans, six ans à peine, et il lutte, il s'obstine ; d'ordinaire, il s'enferme dans le silence, il garde pour lui seul les images qui s'agitent dans son obscure mémoire, mais, à des jours, la poussée est si forte qu'elle triomphe de sa volonté. D'où vient-il ? Qu'est-il ? Qu'a-t-il été ? Qu'est devenu son père ? Il ne peut se contenir et interroge. Directement ? Non pas. Il sait bien, par le départ de ses gouvernantes, par la vie qu'il mène, par les espèces d'honneurs qui l'entourent, par la réclusion où on le tient, qu'il n'est ni un enfant comme les autres, comme ce petit Gobereau qu'on lui a donné quelque temps pour compagnon de jeux et d'études lorsque Marie-Louise résidait à Schœnbrunn, ni un prince comme les archiducs qui parfois traversent le palais. Il se surveille et s'évertue. Ses franchises natives lui ont trop mal réussi ; il a appris à dissimuler et à se contraindre. Pour voler à ses gardiens quelque parcelle de son passé, il emploie des ruses que ne connaîtrait pas un homme fait ; il sait, en sautant d'une question à l'autre, comme on déconcerte son interlocuteur et comme, parfois, on le fait parler ; il fait ses thèmes, il va de ce qu'on ne peut lui celer à ce qu'on lui cache et qu'il veut apprendre ; il attend son moment, il guette son adversaire, et, pour l'attaquer, il emploie toutes ses ressources, ce qu'il a entendu, surpris, deviné ; au moment qu'il a choisi, il lance le mot qu'il tient en réserve, un mot dont il n'a retenu parfois qu'une moitié. Ah ! le pauvre petit ! Quel supplice et quelles larmes des choses ! On lui a permis de prier Dieu pour son père, le matin et
le soir, et c'est une grande faveur qu'on lui a faite, mais pourvu que son père
restât pour lui un être vague, anonyme, et qu'il ne sût où situer. Qu'on
écoute ce dialogue entre son professeur et lui : Dites-moi,
s'il vous plaît, demande-t-il, dites-moi vraiment pourquoi on m'a appelé Roi
de Rome ? — Cela se passait dans le temps où votre père avait très étendu sa
domination. - Est-ce que Rome a appartenu à mon père ? — Rome appartenait au
Pape comme Saint-Siège. — Où est-il à présent ? —A Rome. — Mon père est aux
Indes, je pense ? - Mais non ! Pas du tout. - Alors, est-il en Amérique ? -
Pourquoi y serait-il ? — Où est-il alors ? — Je ne peux pas vous le dire. — Les
dames (ce sont les Françaises) ont dit qu'il avait été en Angleterre et qu'on l'avait
chassé. — C'est une erreur. Vous savez bien, mon prince, comme il vous arrive
souvent de mal comprendre ce qu'on dit. — Oui, c'est vrai. — Je puis vous
assurer que Monsieur votre père n'a jamais été en Angleterre. — J'ai entendu
dire aussi qu'il était dans la misère. Le mot allemand est Elend. L'enfant a entendu Madame Soufflot ou
Madame Marchand parler de Sainte-Hélène ; il a retenu Elend. Le professeur s'empare du double sens : Comment, dans la misère ? s'écrie-t-il. — Oui. —
Comment cela serait-il possible et même vraisemblable ? — C'est vrai, dit
l'enfant, dont le visage s'illumine de bonheur. C'est bien ce que je pensais
aussi. Cela se passe en janvier 1818 ; la dernière des Françaises est partie en février 1816. Depuis deux ans, l'enfant garde dans le secret de son cœur ce mot d'Elend, qu'il a saisi sans le comprendre. Aux dénégations mensongères du professeur, qu'il a vainement tenté d'attendrir par son humilité, il oppose à un moment ce mot mystérieux sur qui il a mis son suprême espoir, et c'est par un calembour que le professeur s'échappe. Et ce professeur en tire vanité, il en fait l'objet d'un rapport. Car tout est rapporté. Que l'enfant s'égaie ou qu'il s'attendrisse, qu'il joue ou qu'il bâille, qu'il rêve ou qu'il travaille, des yeux l'observent ; non pas ces yeux tendres, ces yeux maternels qui baignent un enfant de lumière, et, sous la grâce de leur sourire, font épanouir son cœur et son intelligence ; mais des yeux de soupçon et de méfiance, des yeux attentifs et hostiles dont le regard aigu étreint la conscience et détruit la sincérité. Ils sont braqués pour surprendre les secrets de cet enfant, pour noter chaque essor de sa pensée, chaque réminiscence de sa mémoire et s'en faire un titre à la bienveillance impériale. Alors, c'est fini ; devant cette hostilité, il se tait. A quoi bon ? Quant à retenir son âme française, comment le pourrait-il ? Les gouverneurs ont trop bien raisonné leur plan. La langue, moule des idées, entraîne la mentalité ; l'enfant perd la française pour recevoir l'allemande. Pour achever la transformation, on a bien soin d'écarter de lui les idées générales et humaines qui ont fait la Révolution et qui sont adéquates à l'esprit français ; on le noie dans un océan de noms, de dates, de menus faits, de connaissances multiples et oiseuses, de façon à lui interdire toute tentative de synthèse, à le laisser toujours, haletant et déçu, en présence des éléments rudimentaires d'une fausse science dont l'immensité emplit la mémoire sans laisser jamais à l'intelligence le loisir de se reprendre. Telle est d'ailleurs la méthode à l'égard des archiducs ; ainsi dresse-t-on des princes soumis et des sujets dévoués. Il y a un programme d'études et le voici : la religion dogmatique et morale, la grammaire et le style allemands, la géographie dans toute son étendue, les mathématiques, la langue française et l'italienne, la philologie latine, l'histoire universelle et l'histoire des États d'Autriche, la philosophie théorique et pratique, le droit de la nature, le droit public et le droit des gens, la loi pénale, la loi civile, la loi militaire, les sciences politiques, la statistique dans toute son étendue, l'architecture civile et militaire, les éléments de l'art de la guerre. Quoi encore ? Plus tard, quand il sera grand, qu'on ne pourra plus lui cacher qu'il eut un père, on lui apprendra même l'histoire de ce père ; mais M. de Metternich se réserve de l'en instruire. Quel cerveau y résisterait ? Qui digérerait cette multitude de notions que nul système ne relie et qui semblent les fragments dispersés d'une encyclopédie surannée ? L'enfant se rebute ; à des moments, il se cabre et se révolte. Les gouverneurs en ont raison — par quels châtiments, par quels supplices infligés à son âme, peut-être à son corps ? A chaque page du journal d'un de ses précepteurs reviennent les épithètes : entêté, sournois, réfractaire, violent, etc. Si, de sang-froid, à distance, cet homme continue à injurier sur le papier, qu'est-ce de vive voix ? Puisqu'on prétend faire admirer l'éducation autrichienne, et qu'on a en mains les journaux et les rapports des éducateurs, que n'imprime-t-on par quelles punitions ils ont eu raison de colères qu'on dit sauvages ; comme ils ont assoupli ce caractère qu'on dit indomptable ; comme ils ont réduit à l'humilité le fils de l'ange rebelle ? Mais la mère, où est-elle ? Que fait-elle ? Que pense-t-elle ? — La mère ? Il semble qu'elle ait eu d'abord l'intention de prendre son fils avec elle, de le mener à Parme, de lui donner une éducation à son gré ; mais, c'était en juillet 1815, au temps où elle se fiait aux promesses d'Alexandre, où elle pouvait croire encore que son fils hériterait des duchés. Elle a admis, seulement comme un provisoire, que l'empereur d'Autriche se chargeât de lui et lui donnât un gouverneur ; et puis, du temps a passé. D'une part, on s'est chargé de lui remontrer que l'avenir de son fils dépend uniquement des bontés de l'empereur ; seul l'empereur peut le sortir du commun des hommes ; seul il peut lui assurer un rang, une position, une fortune. Dans l'intérêt de son fils, elle doit le laisser à l'empereur, qui d'ailleurs n'est point disposé à le rendre. Qu'irait-elle chercher ? En admettant qu'un instant, jadis, elle ait pu se sentir Française, — combien peu ! — comment garderait-elle des illusions sur les acclamations qui l'accueillirent et sur la fidélité qu'on lui jura ? Qu'irait faire son fils chez ces Français qui, aux jours des désastres nationaux, accablent leurs chefs, les découronnent et les chargent en victimes expiatoires ? Ne sera-t-il pas mieux en Italie, vassal de l'Autriche, en Autriche même, s'il ne doit pas régner ? Un titre qui sonne, un rang élevé à la Cour, une grande fortune, un haut grade, des décorations distinguées, des honneurs presque souverains, n'est-ce pas de quoi se contenter après l'effondrement d'un empire sous les ruines duquel il eût pu rester écrasé ? En tant que Bonaparte, il n'existe point. Il n'a ni nom, ni titre, ni fortune. Son père, un prisonnier qu'il ne reverra jamais ; ses oncles, des proscrits qui, sous la surveillance de la police, mènent une vie méprisée ! Puisque c'est de l'Autriche que son fils dépend uniquement, ne doit-il pas devenir Autrichien d'esprit et de langage, comme il le sera de titre et d'uniforme ? Cela n'est point d'un cœur très généreux, cela ne prouve pas une ambition démesurée, mais cela est très raisonnable et très logique — tel qu'on doit l'attendre d'une Autrichienne et d'une archiduchesse qui, des quatre années passées en France, n'a rapporté que le goût des modes de Paris. Aussi bien, beaucoup de mères et de très bonnes mères, ne penseraient-elles pas ainsi ? Rien n'égale pour Marie-Louise la Sacrée Majesté Impériale. Son fils la servira, il s'en approchera, il en recevra quelques rayons ; il aura de la peine à s'y faire, mais il s'y fera. Autrichienne, elle ne peut comprendre qu'il y ait une âme française, et que, même chez un enfant, une telle âme vibre et se révolte. Archiduchesse et courbée dès sa naissance sous l'inflexible loi de famille, a-t-elle discuté lorsque la politique l'a jetée aux bras de Napoléon ? Comment oserait-elle contester la volonté de l'empereur ? L'empereur le veut aii.si ; donc c'est pour le bien de son fils ; l'empereur l'a ainsi ordonné, donc l'empereur a raison. Et puis, même si l'empereur consentait que son fils la suivît à Parme, que ferait-elle de lui ? Près d'elle, avec elle, elle a l'homme auquel, à présent, elle croit avoir consacré sa vie, l'homme qui, pour le moment, est son maître, qui mène tout chez elle, sa toilette et son armée, sa politique et ses lectures, ses finances et ses divertissements, sa diplomatie et ses romances, l'homme auquel elle doit ses États et auquel elle a donné son cœur. De loin, son fils a pris une grande opinion de M. de Neipperg, un brave général, un loyal soldat, un serviteur sans pareil, le vieil ami de sa mère ; il est heureux de recevoir ses avis, même ses réprimandes ; en échange, il lui adresse ses explications et ses confidences. Cela est tout simple. Il n'entend parler du général qu'avec une nuance de respect : il voit ce qu'on lui montre ; il croit ce qu'on lui dit. Quel enfant honnête imaginerait que sa mère a un amant ? D'ailleurs, lui, élevé comme il est à Schœnbrunn, gardé comme il est, constamment solitaire et constamment espionné, à quel âge saura-t-il ce qu'est un amant et ce qu'est une maîtresse ? A Parme, ce serait différent. En Italie, on jase ; l'enfant s'instruirait, il perdrait cette fleur d'innocence ; quelque jour, la vérité monstrueuse de l'adultère lui apparaîtrait. Pour elle comme pour lui, il est bien mieux à Schœnbrunn, tandis qu'elle est à Parme, qu'elle vient et va à travers l'Italie et l'Autriche, selon les inspirations de sa fantaisie et les nécessités de sa santé. Sauf qu'elle entretient son fils, qu'elle paie, non pas le gouverneur, le comte de Dietrichstein, trop grand seigneur pour recevoir d'autres que de son maître, mais les sous-gouverneurs et les professeurs, elle n'intervient dans l'éducation que sur la requête des maîtres, et c'est pour accentuer les gronderies, pour exiger de l'amour filial ce qu'ils n'obtiennent, ni par la persuasion, ni par les menaces, ni par les châtiments. Et, à sa mère, tout de suite l'enfant cède ; il a tant besoin d'être aimé ; pour cette mère absente et lointaine, que retient la politique, qu'enchaîne en Italie une destinée semblable à la sienne, il garde une telle passion que, pour lui faire plaisir, pour obtenir d'elle un mot qui ressemble à de la tendresse, il sacrifie ses plus intimes pensées, il se soumet et se subordonne ; il se rend humble et doux devant ses gouverneurs ; il s'efforce à leur plaire, parce qu'il espère qu'ainsi sa mère lui sourira. Même de ce qui est le matériel de la vie, Marie-Louise ne s'occupe que pour payer. Elle n'a personne qui lui appartienne pour veiller aux besoins de ce fils si petit, pas une femme, pas un valet de confiance. Elle-même, pour son service, n'a que des Français, et, à Schœnbrunn, les Français sont proscrits ; alors, quand on a fait partir la bonne Marchand, elle y renonce : le comte de Dietrichstein entend être l'unique maître, et il l'est : c'est donc entre ses mains que sont remis les fonds du budget réglé par Marie-Louise à 50.000 francs ; sur ces 50.000 francs il y en a 10.000 pour les précepteurs, 3.000 pour les valets de chambre, 1.200 pour les valets de pied, 10.000 pour les indemnités de logement, de chauffage et de nourriture, 25.800 pour la toilette du prince, les objets de sciences et d'arts relatifs à l'éducation, le service de santé, les jouets, la cassette d'aumônes, les employés d'extra, les ouvriers divers et les dépenses imprévues. On n'a garde de tout dépenser, et l'on économise près d'un cinquième. En 1817, le service de santé coûte 3.609 francs, ce qui montre assez que l'enfant n'est pas si bien portant qu'on l'annonce, mais cette dépense utile est la plus forte : sur le reste, économie stricte : la toilette est réduite à 4.654 francs, l'article des jouets à 475 : encore sur ces vingt-trois louis, sont imputés, pour 225 francs, — port compris, — les joujoux qu'aux étrennes Marie-Louise a fait venir, pour son fils, de chez Cacheleu, de Paris ! On ne saurait en vérité être prince à meilleur marché ! Prince de quoi ? Il n'a pas de nom : il a été le Prince Impérial, Roi de Rome, il a été le prince de Parme ; qu'est-il, depuis que l'Acte final du Congrès de Vienne lui a enlevé la succession des duchés ? prince anonyme, prince de courtoisie, parce que ceux qui lui parlent se plaisent à donner des titres. Le 10 juin 1817, il est officiellement dépouillé de l'héritage que lui assurait un traité solennel et que lui confirmait un traité secret : la réversibilité des duchés est attribuée à l'infante Marie-Louise et à ses descendants : la Maison d'Autriche y gagnera Lucques qui ira à la Toscane. On l'appelle alors le prince François-Joseph-Charles, fils de Sa Majesté l'archiduchesse Marie-Louise, duchesse de Parme, Plaisance et Guastalla ; titre par quoi s'atteste le miracle accompli par la Sainte-Alliance, d'une conception politiquement immaculée. On a renoncé à lui endosser la soutane, à lui imposer la tonsure, à jeter dans un couvent ce fils d'empereur, comme on eût fait dix siècles auparavant. Bon système pourtant, système pratique, par qui l'on se fût assuré contre la race maudite qui pourra sortir de lui ; mais, depuis le 7 avril 1816, l'impératrice Maria-Ludovica, qui a imaginé ce plan, n'est plus là pour le suivre, pour en imposer l'exécution à l'empereur, pour engager les souverains alliés, qui en étaient enthousiastes, à en faire l'objet d'un protocole. De lui-même, François II n'ira point à ces extrémités, à moins qu'il ne rencontre une vocation déterminée ; mais, comme cette vocation ne se montre pas, tout au contraire, et que l'enfant ne rêve que soldats, uniformes et fusils, son grand-père l'aime assez pour résister à une pression qui ne sera point conjugale ; même, Napoléon mis à part, il l'aime beaucoup et il ne lui veut que du bien, — mais à la condition qu'il soit un bon Autrichien, qu'il parle, pense et agisse comme tel, à la condition encore qu'il ait pris dans la hiérarchie la place qui convient. Et telle, il la lui donne. Le 4 décembre 1817, il fait déclarer à la conférence des six puissances, séante à Paris, qu'il a fixé son sort : Sa Majesté Impériale et Royale Apostolique s'est décidée à renoncer pour elle et ses successeurs, en faveur du prince François-Charles et sa descendance directe et masculine, à la possession des fiefs de Bohême, connus sous le nom de Bavaro-Palatins, possédés aujourd'hui par Son Altesse Impériale et Royale le grand-duc de Toscane, lesquelles terres devaient, en vertu de l'article 101 de l'Acte final du Congrès, rentrer dans le domaine particulier de Sa Majesté Impériale et Royale Apostolique à l'époque de la réunion du duché de Lucques au grand-duché de Toscane. La réversion de ces terres au domaine particulier de Sa Majesté Impériale n'aura en conséquence lieu qu'après le décès du prince François-Charles, s'il ne devait point laisser de descendance directe et masculine et, dans le cas contraire, après l'extinction de cette descendance. Il ne faut pas s'y tromper : ce n'est pas tout de suite que l'empereur met son petit-fils en possession des fiefs bavaro-palatins ; c'est, advenant la clause de réversibilité de Parme à l'infante d'Espagne et de Lucques au grand-duc de Toscane, c'est-à-dire à la mort de Marie-Louise, laquelle o vient d'entrer dans sa vingt-septième année. Jusqu'à cette mort, le grand-duc de Toscane jouira des fiefs de Bohême, l'infante touchera la rente de 500.000 francs qui est hypothéquée sur eux, l'archiduchesse entretiendra son fils. C'est du vent et rien de plus que donne l'empereur ; mais, moyennant cette générosité souveraine, le prince anonyme va recevoir un nom nouveau, allemand ou tchèque ; il sera fourni d'armoiries nouvelles ; il cessera d'être un embarras et une exception ; il prendra tout naturellement, à la Cour et dans l'Etat, la place qu'on daigne lui faire, au milieu des médiatisés, des morganatiques et des bâtards. Le 22 juillet 1818, quatre patentes : par la première, renonciation par l'empereur, en faveur du prince François-Joseph-Charles, du droit de dévolution au domaine impérial de huit seigneuries : Tachlowitz, Gross-Bohen, Kasow, Kron-Porsitchen et Ruppau, Misowitz, Plosskwitz, Reichstadt, Buchtierad ; de quatre terres : Sandau, Schwaden, Swoleniowes, Trnowan, et d'une maison au Hradschin de Prague ; par la deuxième, érection en duché de la seigneurie de Reichstadt ; par la troisième, donation au prince François-Joseph-Charles du titre de duc de Reichstadt avec les qualifications d'altesse sérénissime et de duc sérénissime, concession d'armoiries ainsi réglées : De gueules à la fasce d'or, à deux lions passants d'or, tournés à droite, l'un en chef et Vautre en pointe, l'écu ovale posé sur un manteau ducal et timbré d'une couronne de duc ; supports : deux griffons de sable, armés, becqués et couronnés d'or, tenant des bannières ou sont répétées les armes ducales, attribution au prince, tant à la Cour que dans toute l'étendue de l'empire, du rang immédiatement inférieur aux princes de la famille impériale et aux archiducs d'Autriche ; enfin, par la quatrième patente, envoi immédiat en possession du titre. Ainsi, le fils de Napoléon reçoit un rang personnel et qui ne passera pas à ses descendants ; ce qu'il leur transmettra, c'est un titre qui abolit sa qualité princière ; ce sont des armoiries où rien ne rappelle son origine impériale, même la maternelle ; c'est une qualification telle que vont la tenir d'une décision de la diète germanique en date du 18 août 1825, toutes les familles médiatisées ci-devant co-états de l'Empire germanique et ayant droit au titre de prince : or il y a vingt et une de ces familles en Autriche, quatorze en Prusse, treize en Bavière, dix-huit en Wurtemberg, dix-neuf en Hesse grand-ducale, onze ailleurs : la famille de Reichstadt fera la quatre-vingt-dix-septième. Ainsi dépouillé de son nom, de ses armes, de sa patrie, de son père, de son idiome, de son âme même, ainsi étreint entre les objurgations de sa mère, les injures et les menaces de ses précepteurs, en but aux séductions de son grand-père et de quelques-uns de ses parents d'Autriche qui l'ont pris en pitié et s'efforcent d'être bons pour lui, aiguillé vers une sorte d'ambition qu'on s'efforce de développer et qu'on lui présente comme la seule légitime, plié à la stricte observance d'une religion qui lui fait un devoir de la soumission et qui adjoint Dieu même aux gouverneurs autrichiens, sans ressource d'aucune sorte au dehors, sans nulle tendresse, sans nulle amitié, qu'est-il devenu à dix-sept ans, ce prisonnier, quelle opinion doit-on prendre de son intelligence et de son avenir ? L'atavisme et l'éducation conjurés ont-ils laissé subsister en lui quelque chose de ce père qui a vécu et qui est mort pour lui ou bien ont-ils été les plus forts et l'expérience ainsi tentée a-t-elle réussi ? C'est lui-même qu'il faut interroger : sans doute, les documents émanés réellement de lui sont rares et la plupart peu significatifs : en le courbant à l'humilité, ses maîtres lui ont enseigné la dissimulation. Même aux pièces qui sont matériellement authentiques, peut-on se fier pour décrire les routes qu'a suivies son esprit ? L'enfant qui, à quatre ans et demi, montrait la force de volonté que l'on a vue, ne restera-t-il pas toujours mystérieux, et s'il a pu garder son secret comme il faisait à sept ans, ne l'a-t-il pas gardé toujours ? Pourtant, le problème est posé et il faut tenter de le résoudre. En triant dans ses actes, ses goûts, ses manifestations de pensée, ce qui est de fond et ce qui est de rapport, ce qui est de nature et ce qui est d'acquisition, ce qui est d'atavisme et ce qui est d'éducation, peut-être arrivera-t-on à des données préférables aux deux témoignages jusqu'ici recueillis : l'un, émané d'une source notoirement suspecte, et constituant un plaidoyer à décharge en faveur de Metternich ; l'autre, inspiré par le goût non dissimulé de se mettre en relief, et de s'attribuer un rôle de confident ; dans celui-ci, des développements du plus pur romantisme, un égal mépris de l'exactitude, quant aux dates, aux noms et aux faits, un arrangement, une mise en scène, des monologues surtout, trop bien faits en vue du théâtre, pour être pris dans la nature. De ces témoignages, quelque récusables qu'ils soient, on retiendra certaines données qu'auront confirmées des documents authentiques ; mais, sur les points où ils se trouvent isolés et où ils contredisent formellement les écrits du duc de Reichstadt, quelle confiance y prendre ? Plutôt que de les accueillir, n'est-il pas préférable de chercher des indices dans des lettres intimes ou dans des manifestations dont les monuments subsistent et n'ont pu être altérés ? D'abord, il y a l'écriture et, matériellement, elle fournit une impression. — Dans son écriture, même dans les derniers temps, même lorsqu'elle devient presque indéchiffrable, Napoléon a conservé des indéniables survivances de l'écriture primitive meilleure, lisible, presque correcte, celle de l'Ecole militaire, de Valence, d'Auxonne, de Corse, de Toulon et d'Italie. Sous l'action des nerfs, de la précipitation, de l'impatience, de l'ambition, peut-être de la myopie, il l'a déformée, disloquée, crispée à des jours, étendue à d'autres, mais il y a maintenu des traits de plume personnels, inoubliables, inimitables, impossibles à méconnaître. Au milieu d'une page tout écrite par une autre main, un mot, un chiffre, une rature qu'il a tracée, saute aux yeux : cela est de lui et ne peut être que de lui. Nul homme, si habile soit-il, ne peut l'imiter. On ne fait pas de faux autographes de Napoléon, parce qu'on ne peut pas en faire. Dans l'écriture de certains des neveux de l'Empereur, l'empereur Napoléon III, le prince Napoléon, la princesse Mathilde, on est, à première vue, frappé par une analogie. Quelle ? Cela est presque impossible à dire : Les caractères, l'outil avec lequel ils sont tracés, l'encre, le papier, tout diffère, mais l'ensemble est évocateur. Ces écritures sont de la même famille, elles expriment des tempéraments sortis d'un même tronc, doués de façon dissemblable, développés selon des voies divergentes, mais gardant, de la commune origine, l'indication essentielle. L'écriture latine du duc de Reichstadt, même si l'on tient compte de la déformation qu'elle a subie par l'usage habituel des caractères allemands, est un dérivé grossi de l'écriture proprette, nette et courte de Marie-Louise ; il s'y rencontre, par surcroît, des signes auxquels les graphologues ont attaché de tout temps une importance majeure, et qu'ils ont tenus pour des signes certains de débilité cérébrale. Cette écriture est soignée, appliquée ; c'est une belle écriture. La signature est accompagnée de traits pleins et déliés qui s'enchevêtrent : l'F majuscule très compliquée, immense, de François ou de Francesco, a des paraphes non moins admirables que ceux qui suivent Reichstadt. Une telle signature est faite ; pour se reproduire avec cette régularité elle a dû être longuement travaillée. Tout enfant cherche ainsi à se composer une signature, à affirmer sa personnalité, à trouver, pour la forme matérielle dans laquelle il exprimera son nom, un aspect qui lui plaise. Plus cette forme se complique, plus l'on peut croire qu'il y a pris plaisir, plus souvent il a dû la reproduire pour se la mettre dans la main. Or, cette signature du fils de Napoléon ne prouve-t-elle pas qu'il a éprouvé une joie à tracer ce mot François et cet autre mot : Reichstadt ? Qu'il les ait acceptés, soit ; mais s'il a senti un plaisir, un orgueil, une vanité à les formuler, à les orner, à les enjoliver, c'est donc qu'il a mis en oubli son nom vrai, le nom paternel, le nom impérial qu'il reçut à la naissance ? Dans le corps d'écriture, pas un trait, pas un accent n'évoque l'autre. C'est d'un bon élève, appliqué, désireux de bien faire ; rien ne s'y insurge, rien n'annonce l'imagination, la violence, l'ambition, rien n'indique un tempérament. L'éducation a beau être malsaine, le joug a beau être pesant, la discipline a beau être autrichienne ; la nature, si elle vibrait, vibrerait dans l'écriture ; on ne fait pas par l'éducation, qu'elle soit ronde, anonyme et plate, si l'homme n'est pas né tel. Qu'on prenne le texte même à présent : l'excès des formules respectueuses tient à l'éducation. Sous l'œil de ses maîtres, l'enfant a rédigé une série de compliments, adressés, pour toutes les circonstances de la vie, à des personnages imaginaires ; c'est ainsi qu'on lui a montré les finesses de la langue française et qu'on lui a formé un style épistolaire. Quel style ! C'est une essence de protocole fleuri, la collection des lieux communs par qui la vanité germanique s'exerce à des humilités d'étiquette. Les lettres qu'il écrit ensuite à des personnages réels sont encore des devoirs, et il y met ce qu'on lui a enseigné. Son correspondant habituel, qui est Neipperg, les corrige et lui apprend comme il faut écrire. Que le duc trouve plaisir à s'entretenir ainsi avec Neipperg, rien de plus simple. Il le fait en innocence de cœur. La mère seule pourrait s'en choquer, mais elle l'encourage et le commande. De cela, rien à dire. Dans ces lettres, telles quelles, si l'esprit est net, s'il conçoit bien la pensée, la phrase où il l'exprime doit être claire. Peu importe qu'elle soit grammaticalement construite, pourvu qu'elle renferme une idée qui soit juste. Or, voici un fragment d'une lettre écrite le 16 décembre 1826 ; l'enfant a donc quinze ans : Je vous envie bien plus que jamais le bonheur d'être si près de ma mère, de l'avoir félicitée le 12 vous-même, tandis que moi j'ai dû me borner à lui écrire pour une journée aussi solennelle et qui ferait naître dans mon cœur le désir de me rendre à Parme si je n'étais persuadé que le changement qui s'opérera en moi et qui sera le résultat de ma ferme résolution de me livrer à l'étude des sciences, afin de mériter, par mes progrès, vos éloges, qui seront pour moi toujours le garant le plus sûr de la satisfaction que j'aurai pu vous procurer, sera plus manifeste l'été prochain, où j'espère toujours vous revoir. La construction, purement allemande, décèle la mentalité. L'enfant est habitué à penser en allemand, et c'est une traduction de l'allemand qu'il rédige, avec quel labeur ! Cela est d'éducation ; les formules, de même ; le vocabulaire, de même ; mais l'idée, confuse et médiocre, est de nature. C'est l'opinion qu'il se sera faite de son père qui fournira l'étiage pour tout son esprit, car il y aiguillera sa vie et y mesurera ses ambitions. Par suite, c'est cette opinion qu'il faut démêler. On a fini par lui apprendre quelque chose de ce père : en juillet 1821, on lui a dit qu'il était mort et on lui a fait porter son deuil. Un an plus tard, on lui a révélé ce qu'était Sainte-Hélène, et on lui a donné sur cette île un devoir de géographie (10 juillet 1822) : belle leçon pour un fils ! Metternich, dit-on, lui a fait un cours d'histoire contemporaine et il lui a même permis de lire des parties du testament. Le jeune homme sait donc ce que fut son père, et, s'il n'a pas pris de tous ses actes une idée précise, au moins n'ignore-t-il point qu'il fut Français, qu'il fut l'empereur des Français et qu'il a été le plus grand général de son temps ; il le sait, car il écrit à Neipperg, le 22 septembre 1827 : Je vous remercie infiniment, mon général, de vos conseils concernant la langue française. — Vous ne les aurez pas semés sur une terre inculte ni ingrate. Tous les motifs imaginables doivent m'inspirer le désir de m'y perfectionner et de pénétrer les difficultés d'une langue qui est devenue à ce moment-ci, pour moi, la plus essentielle de mes études, puisque c'était d'elle que mon père s'est servi pour commander dans toutes ses batailles où il a glorifié son nom et dans laquelle il nous a laissé le souvenir le plus instructif dans ses mémoires incomparables sur l'art de la guerre, et parce que c'est sa volonté qu'il a exprimée jusqu'à ses derniers moments, que je ne doive méconnaître la nation entre laquelle je suis né. Il connaît le testament, puisque cette phrase en est un rappel ; mais qu'on compare les termes dont s'est servi l'Empereur : Je recommande à mon fils de ne pas oublier qu'il est né prince français et de ne jamais se prêter à être un instrument entre les mains des triumvirs qui oppriment les peuples de l'Europe. Il ne doit jamais combattre ni nuire à la France. Il doit adopter ma devise : Tout pour le peuple français. La déformation est évidente, et, des sentiments que Napoléon a prétendu inspirer à son fils, celui-ci a retenu seulement qu'il ne doit méconnaître la nation entre laquelle il est né. Il connaît les Mémoires dictés à Sainte-Hélène, puisqu'il y fait allusion dans cette même lettre. Mais quelle idée y a-t-il prise de son père ? La mort du général Mack, écrit-il à Neipperg le 11 novembre 1828, vous aura sans doute affligé. Il était déjà bien faible quand je le vis à son retour de Salzbourg. Les services signalés qu'il a rendus m'ont inspiré autant d'estime que son infortune ; et j'avoue que je trouve quelque analogie entre son sort et celui de feu mon père, quoique dans des positions bien différentes. Tous deux jadis couverts de gloire et abandonnés par la fortune, ont terminé leur carrière dans l'obscurité ; mais ils furent respectés, même dans cet abaissement, parce qu'ils s'étaient fait respecter dans leur grandeur. Mack, dont les services consistent à avoir perdu le royaume de Naples et à avoir capitulé à Ulm, comparé, presque égalé à Napoléon ; ses deux années de prison au Spielberg mises, pour l'obscurité, sur le même pied que les six ans de Sainte-Hélène, quel parallèle ! Il ne doit pas oublier qu'il est né prince français. Et, le 28 septembre 1829, il écrit à l'archiduc Charles : Que Votre Altesse Impériale daigne permettre que j'assiste, cette fois encore, à l'exercice avec sa suite et que je sois renseigné sur le lieu, l'heure et le cérémonial de son arrivée. Ces premières visions d'un austère avenir que je désire ardemment consacrer au service de Votre Altesse Impériale laissent un souvenir qui ne s'effacera jamais de ma mémoire. Il sait que la volonté formelle de son père est qu'il soit en rapports avec sa famille paternelle. Et lorsque, au mois d'octobre 1830, la comtesse Camerata, la fille d'Elisa Bacciochi, vient à Vienne dans l'espérance de voir le fils de l'Empereur et de l'entraîner dans quelque entreprise nationale, en Italie ou en France, c'est lui qui, le 26 novembre, fait avertir, puis avertit personnellement Dietrichstein des lettres qu'elle lui a écrites et de la fortuite rencontre qu'elle s'est ménagée avec lui. Il sait que son père a, dans la proclamation du Golfe Juan, flétri à jamais le duc de Raguse. Et, quand il le rencontre à un bal chez l'ambassadeur d'Angleterre, il ne recule point devant Marmont ; il va à lui, il cause avec lui ; bientôt, il se plaît à l'entretenir, et, avec l'agrément de Metternich, il le prend pour l'instruire de son père. Peut-il ignorer Essonnes, et, s'il connaît cette histoire et celle de l'abdication, comment accepte-t-il de telles rencontres ? Il les recherche, il s'attache à Marmont, il l'écoute, il boit ses paroles. Marmont est de ces critiques militaires — on en rencontre de tels à toute époque — qui excellent à revendiquer comme leur œuvre personnelle les opérations brillantes auxquelles ils ont assisté et à rabaisser les chefs qui les ont eus sous leurs ordres ; chaque fois qu'ils ont eux-mêmes commandé, ils ont été malheureux ; mais, à les entendre, les succès des autres sont des défaites, et leurs propres défaites des victoires. On a les Mémoires de Marmont : nul acte politique, militaire ou civil de l'Empereur n'y échappe à une critique envieuse ; ses moindres défauts y sont mis dans une pleine lumière ; ses fautes y sont grossies à l'absurde. Or, a écrit Marmont de ses entretiens avec le duc de Reichstadt, mes récits relatifs aux événements d'alors furent à peu près semblables à ce que j'ai raconté dans mes Mémoires. Et, lorsque cet étrange cours d'histoire est terminé, le duc de Reichstadt remet son portrait au duc de Raguse ; il y inscrit ces vers de la Phèdre, de Racine, ceux-là à peu près qu'Hippolyte adresse à Théramène : Arrivé près de moi — par un zèle sincère Tu me contais alors l'histoire de mon père. Tu sais combien mon âme, attentive à ta voix, S'échauffait au récit de ses nobles exploits ! Mieux, lorsque, devant lui, on attaque la conduite du duc de Raguse, c'est lui qui la défend. A cela, quelle explication ? Le duc de Reichstadt a reçu, des événements qui ont amené la chute de l'Empire, une notion suffisante, — c'est ce qu'affirment à l'envi les écrivains officieux et ce que semblent prouver ses lettres mêmes, — mais cette notion est scientifique, elle est objective, elle est dégagée de tous les préjugés que comporte la piété filiale ; dès lors, il est loisible à Marmont de faire, devant lui, la critique du règne de Napoléon comme il ferait la critique d'une manœuvre, et c'est à Marmont que le duc de Reichstadt donne raison contre son père. Même, il faut le reconnaître, il peut y prendre goût. Il a reçu jusqu'ici cette histoire du côté autrichien, et Marmont, malgré tout, la présente du côté français ; à des moments, cet homme vibre en évoquant des souvenirs et en racontant des faits d'armes. Ainsi, dans les vieilles épopées françaises, le traître, au milieu d'un discours d'imprécations, s'émeut aux gloires dont jadis il prit sa part et s'arrête pour les chanter. Au moins, avec Marmont, Arcole et Marengo, Austerlitz et Wagram ne sont point des défaites ; par lui, quelque chose de Napoléon apparaît vivant dans des traits de caractère, des mots, des gestes qu'il rapporte en témoin ; il ajoute des protestations de dévouement et de tendresse, un air de véracité, beaucoup d'éloquence et d'esprit. Ce qu'il dit rentre d'ailleurs exactement dans la donnée générale que le duc de Reichstadt a reçue de ses maîtres : que Napoléon a été un grand général, un grand organisateur, mais qu'il a été perdu par son ambition. Je désire, a dit l'empereur François à Metternich, que le duc respecte la mémoire de son père, qu'il prenne exemple de ses grandes qualités et qu'il apprenne à reconnaître ses défauts afin de les éviter et de se prémunir contre leur fatale imprudence. Marmont achève ce que Metternich a commencé. C'est dans l'ordre. Telle a donc été l'opinion que, en dernier lieu, — décembre 1830, c'est bien près de la fin, — le duc de Reichstadt s'est faite de son père. Par rapport à celle accréditée sur Napoléon et son règne dans toute l'Europe monarchique, de 1815 à 1830, elle est presque apologétique, car elle n'est point injurieuse. Metternich, s'il a parlé ainsi qu'en ses mémoires, a été méprisant, mais sensiblement impartial ; Marmont, s'il a fait de même, a été souvent acerbe, mais lyrique à des pages, celles où il a son paragraphe. Cela est très supérieur aux notions moyennes répandues par les pamphlets et accréditées par les censures. Les quelques livres où il est parlé de Napoléon, qui ont paru à cette date dans les États allemands, montrent un état d'opinion bien autrement violent : Napoléon y est l'ogre ou l'Antéchrist, quand il n'est point doué d'une extrême stupidité ; le mieux d'ailleurs, au gré de la police autrichienne, serait qu'on l'ignorât. On doit parler de lui le moins possible, et surtout ne rien imprimer. Alors, il est vrai, chez les Latins que l'Autriche tient en servitude, malgré les douanes et les cordons sanitaires, malgré les sbires et les gendarmes, la légende défendue filtre et se glisse ; l'imprimerie clandestine la répand, mais, bien mieux, la parole ; elle s'accroît du secret et se pare du mystère ; elle est l'évangile de la religion nouvelle qui, proscrite, tient ses assemblées au fond des bois, dans des bouges, dans des caves, et célèbre son culte au milieu des jouissances cruelles de l'angoisse ; de Suisse, où certains cantons ont proclamé la presse libre ; de France, où l'effort des Bourbons n'a pas suffi à étouffer la voix de tous les témoins, le Verbe est en marche, et, transfiguré par le martyre, il apporte à l'Europe oligarchique le châtiment de son crime et la Révolution. En face de l'histoire telle que la commentent les Metternich et les Marmont, de l'histoire qu'a apprise le duc de Reichstadt et qui seule a pu lui être enseignée, se dresse, chez les Latins, la légende épique : née des récits des soldats, accrue des souvenirs de la Révolution dessouillée, ennoblie de l'apaisement des discordes civiles, elle a adopté pour son héros l'homme par qui l'œuvre essentielle de la Révolution a été affermie et défendue, par qui, vingt années, les Français ont lutté contre l'Europe conjurée, se sont enivrés de gloire et ont emporté les dépouilles du monde ; le martyre qu'a subi cet homme, lorsqu'il a succombé avec l'indépendance de la nation, a achevé le poème, y a ajouté cette part de larmes que l'humanité exige des histoires. Pour l'esprit simpliste des Latins, ce poème, c'est la lutte éternelle entre les deux principes, le Mal et le Bien, le Passé et l'Avenir, l'Ancien régime et la Révolution et la victoire momentanée du Mal sur le Bien exige des revanches dont le soldat, providentiellement institué, s'appellera Napoléon II. Cette déformation de son histoire, Napoléon l'avait pressentie, mais non pas si rapide qu'elle s'est accomplie en quinze années, non pas si intimement confondue avec la poésie de la Révolution. Son œuvre en est transmuée, sa figure transfigurée : le peuple a rejeté l'oripeau impérial et il a glorifié les temps où son âme communiait avec celle de son chef. Par là, il a noyé d'ombre presque toute la période de 1807 à 1813, n'y gardant que quelques points lumineux, comme le divorce de Joséphine et la naissance du Roi de Rome. La formule de l'Empire dynastique a disparu, et c'est parce qu'elle a disparu que la dynastie est possible. Tout ce chemin que les peuples ont parcouru, le duc de Reichstadt n'a pu le faire. L'éducation qu'il a reçue, les livres qu'il a lus, les hommes qu'il a fréquentés ne lui en ont rien appris. Il est un émigré et le milieu où il vit est adéquat aux opinions qu'il a prises. Quel que soit l'effort de sa piété filiale, il est séparé par un abîme de la conception nouvelle que les Latins ont prise de son père. Pour lui, c'est un grand général, le plus grand homme de guerre des temps modernes, et il l'admire en soldat qu'il veut être ; c'est le restaurateur de la religion, base indispensable à tout édifice social, car il est très pieux, très croyant, très catholique ; c'est l'organisateur d'un ordre social semblable à l'ordre social autrichien, le seul qu'il ait pu voir et étudier ; c'est le fondateur d'un empire qui est une sorte de monarchie, moins légitime que la bourbonienne, bien plus que ne sera l'orléaniste. Il a demandé à son grand-père à marcher sur Paris pour rétablir Charles X sur son trône, et il se refuse à fréquenter chez l'ambassadeur de Louis-Philippe usurpateur. Il combattrait avec joie tout ce qui est la Révolution, en France comme en Italie, — et la Révolution, c'est son père. De ce dissentiment il ne saurait être responsable, mais Napoléon même. Le fils de l'archiduchesse est demeuré fidèle aux idées dynastiques qui ont conduit l'Empereur au second mariage ; il est demeuré imbu des doctrines que son père a embrassées dès qu'il a voulu faire corps avec les autres souverains ; ce sont elles qu'il a trouvées à Vienne et dont il a été nourri ; Napoléon a voulu se rendre légitime ; il a produit un légitime ; le duc de Reichstadt est un prince, il sent et pense en prince, et, là encore, son atavisme se trouve d'accord avec son éducation. Même lorsqu'il croit imiter son père par quelque côté, c'est en prince qu'il l'imite. Il sait que son père a été un grand général, et, pour lui ressembler, il nourrit un goût pour le militaire qui prime tous ses autres goûts : de ce goût, nulle trace chez Napoléon ; Napoléon a eu la passion de la guerre, l'instinct, puis la pratique des grandes opérations ; il a mis ses soins à former d'admirables soldats, parce que de tels instruments étaient nécessaires à ses desseins ; il a su inspirer à ces soldats un dévouement qui s'attestait par le sacrifice continuel de leur vie ; il s'est occupé de leur bien-être, et même, par instants, de la beauté de leur tenue, parce qu'il tenait que des soldats bien nourris, bien habillés, resplendissants sous les armes, sont les meilleurs combattants ; mais, pas plus à Brienne qu'à Auxonne et à Valence, pas plus à Paris, après Vendémiaire, qu'en Italie et en Egypte, à aucune des époques de sa vie d'officier, de général, de consul ou d'empereur, il ne s'est appliqué personnellement au matériel du métier, à la curiosité des tenues, aux raffinements des parades, jamais il n'a montré le moindre goût au bouton de guêtre. Il voit de haut, connaît le détail, parce que dans sa machine chaque rouage a sa valeur, mais il n'y porte rien de cette attention passionnée que la plupart des princes, nés princes, y consacrent, croyant vraisemblablement que c'est ainsi qu'ils se forment à la guerre. Le duc de Reichstadt a la passion du militaire ; il l'a de naissance et sans rien savoir de son père ; avant qu'il ait atteint sa septième année, il obtient de son grand-père la faveur de porter un uniforme : c'est celui de simple soldat ; et il s'exerce au maniement d'armes avec une telle passion et un tel succès que bientôt, en récompense, on lui coud sur les manches des galons de sergent. Il monte des gardes à la porte de l'appartement de l'empereur, il présente les armes aux officiers ; il prend tous ces jeux au sérieux. En 1823, il est cadet et en porte la tenue : boutons, agrafes, lanières, tout est en place ; même, au shako, sur le pompon, la brindille de chêne, symbole de victoire — la victoire remportée sur son père. En août 1828, sur les instances de Marie-Louise et malgré les représentations de Dietrichstein, qui y voit un danger pour la monarchie, il entre nominalement dans l'armée : l'empereur le nomme capitaine de son régiment de Chasseurs (Kaiser-Jœger). C'est le plus agréable événement de sa vie, un événement qui n'est pas moins inattendu que réjouissant, un événement qui fait de lui tout d'un coup le plus heureux des hommes. Il raconte cet événement à son sous-gouverneur, le capitaine de Foresti : L'aiguillon de l'honneur et le désir de me montrer digne de cette distinction vont, dit-il, me changer ; tout ce qui me reste d'un enfant, je veux m'en débarrasser et devenir un homme dans le vrai sens du mot. Il est ivre de joie, il est pénétré de reconnaissance pour tout le monde ; bientôt l'armée aura connaissance de sa nomination, bientôt le fait sera publié au régiment. Il aspire à avoir son équipement complet ; déjà il a pris l'uniforme et il ne le quittera plus. Pourtant, il ne fait aucun service. Il va de soi qu'il ne s'agit pas encore de son entrée en fonction ; ceci ne viendra que plus tard, comme récompense, lorsque son éducation sera terminée et que la maturité de son jugement se sera pleinement manifestée. A chaque promotion, ces promotions par qui l'on donne aux princes l'illusion qu'ils font du service, c'est un enthousiasme pareil, un délire de joie et de reconnaissance ; — des enfances ? — Mais il a dix-sept ans, en 1828 ; il sait quelle est sa patrie, quel est son père ; il sait à quels anniversaires il devra prendre les armes et se parer de la branche de chêne A cet âge-là, des garçons, trente années après la conquête, s'arrachent de leur famille, des champs paternels, des horizons familiers, se vouent à l'exil et à la misère pour ne pas porter l'uniforme du vainqueur, et ils viennent, en suppliants, se réfugier à l'ombre de l'ancien drapeau, le drapeau des vaincus, qui est resté pour eux le drapeau de la patrie, mais ceux-là n'ont pas une mentalité princière. Le duc de Reichstadt a su que son père montait à cheval, et c'est là, à ses yeux, la caractéristique du guerrier que fut son père. Certes, Napoléon montait à cheval, parfois même il gagnait à cheval ses batailles, mais il les gagnait tout aussi bien à pied. Il montait sur un cheval pour aller vite. Le cheval était pour lui un véhicule, rien de plus. Il y montait mal, s'y tenait par hasard, en tombait souvent, n'ayant jamais fait de l'équitation une étude. Chez le duc de Reichstadt, c'est une passion ; il y réussit, dit-on, à merveille, et bientôt il y est passé maître, bien qu'il n'ait débuté qu'à quatorze ans. Il se plaît aux chevaux fougueux, qu'il dompte, il se plaît aux exercices de haute école, où il excelle. Il est un cavalier ; n'est-ce pas d'un prince ? Ses aptitudes physiques sont donc différentes de celles de son père, mais, surtout, les goûts sont contradictoires ; ils sont essentiellement ceux qu'on doit attendre d'un prince, que ce soit un prince de la Maison d'Autriche ou l'un des princes médiatisés qui s'empressent à revêtir l'uniforme de la monarchie autrichienne. Le duc de Reichstadt est tel qu'ils sont : le débordement de reconnaissance avec lequel il reçoit ses promotions, les lettres qu'il écrit alors à son grand-père, à ses chefs, à quiconque porte, sur l'uniforme, une marque supérieure de grade, prouvent un loyalisme ardent, presque intempérant, cette forme de loyalisme qui, dans une monarchie, convient à un jeune officier, qui sied à un prince et qui remplace le patriotisme. Par là, il est fougueusement Autrichien. Mais quoi ! qui l'a voulu et l'a fait ainsi ? N'est-ce pas Napoléon même ? Si le duc de Reichstadt est né prince, n'est-il pas tel que Napoléon le souhaitait et l'attendait du mariage autrichien ? S'il a les aptitudes et les goûts d'un prince et d'un prince de vieille maison, s'il en a reçu la mentalité, s'il en a adopté et s'il en soutient les doctrines, n'est-ce pas que ces doctrines sont telles que les doctrines de Napoléon en 1810 et que la mentalité est sensiblement pareille ? Napoléon s'est cru et s'est rendu légitime ; il a un fils légitimiste, cela est dans l'ordre ; mais ce fils, étant ainsi, peut-il aspirer à recouvrer l'héritage de son père ? Peut-il penser à le revendiquer au nom du droit populaire ? Peut-il, tel qu'il est né et tel qu'il a vécu, avoir suivi l'évolution d'idées — combien relative encore ? — qui, de 1815 à 1821, s'est produite chez Napoléon ? Si celui-ci, jusqu'au dernier jour, a compté sur l'empereur d'Autriche pour protéger son fils, s'il a compté que le sang impérial et le sang royal qu'il a donnés à son fils étaient pour celui-ci, devant l'Europe, la meilleure des recommandations, s'il a prétendu créer à son fils une légitimité, comment le duc de Reichstadt penserait-il et agirait-il autrement qu'un légitime ? Certes, il aura pu concevoir l'ambition d'être empereur de France, mais au même titre et dans les mêmes conditions que son grand-père est empereur d'Autriche. Il aura pu souhaiter qu'on lui apportât une couronne, mais il n'aura jamais pensé à venir la prendre. Il ne pouvait paraître aux yeux du monde, a-t-il dit, que comme le fils de son grand-père. Les légitimes ne courent point l'aventure ; d'ailleurs, en vertu de quel principe la courrait-il lui-même, puisqu'il croit au droit des Bourbons et qu'il ignore ce qu'est le droit d'un peuple à disposer de soi ? S'il est empereur de France, ce sera sur un rescrit de l'empereur d'Autriche et avec l'exprès consentement de M. de Metternich. Entre ses idées, celles que son père a exprimées parfois à Sainte-Hélène et celles que professent les Français de 1830, l'abîme est aussi largement creusé. Le duc de Reichstadt ne peut pas plus comprendre celles-ci que celles-là, et il demeure fidèle à la seule formule qui lui soit accessible, la seule que son atavisme, son éducation, son milieu lui permettent de saisir. Quant aux effets qu'une telle ambition a pu produire sur son état physique, il faut distinguer. Bien avant qu'elle ait pu se manifester, dès 1828, son gouverneur s'est inquiété de sa rapide croissance ; il a constaté qu'il grandissait à vue d'œil, tandis que sa poitrine, au lieu de gagner en largeur, semblait se rétrécir. Le docteur Staudenheim, qui lui donne ses soins, a déjà acquis la conviction que les parties les plus faibles dans la constitution du prince sont et seront toujours la trachée-artère et la poitrine. Neipperg en est informé ; Dietrichstein en tient registre. Au début de 1829, la maladie est caractérisée et le patient la connaît. Il écrit le 10 janvier à un général : Notre carnaval ne sera pas si animée que les années précédentes, mais en tous cas pas plus brillant pour moi que pour vous, on m'a défendu la danse pour prévenir chaque affection poitrinaire. Par contre, et c'est de quoi surprendre, on a autorisé les bains froids et la natation. Dans l'été, le duc assiste au camp de Traiskirchen ; il commande une compagnie, puis une division de Grenadiers dans le village de Mauer, près de Vienne. Cette expérience est fâcheuse, car, en mai 1830, le docteur Malfati, appelé à succéder comme médecin traitant à Frank et à Staudenheim, peut-être parce qu'il a donné ses soins au roi Louis et à la princesse Élisa et qu'on le croit mieux instruit ainsi du tempérament des Bonaparte, constate qu'il mange très peu et sans appétit, que son estomac semble trop faible pour supporter la nourriture qu'aurait exigée sa croissance singulièrement rapide et même effrayante ; qu'il a de temps en temps de légers maux de gorge, qu'il est sujet à une toux habituelle et à une journalière excrétion de mucosités, enfin qu'il est affecté d'herpès d'une nature symptomatique. Deux mois plus tard, le 7 juillet, le duc est nommé major du régiment de Salis ; il va entrer dans le service actif, et Malfati s'y oppose. Le 15, il présente un rapport concluant à l'ajournement, et il indique, avec les précautions à prendre, un régime d'une sévérité exceptionnelle. En rejetant sur l'atavisme paternel une dyscrasie de tout le système cutané, le commencement d'un principe dartreux, qui ne peut céder qu'à des bains prolongés, il constate un état général de faiblesse qui doit inquiéter, particulièrement l'état de la poitrine ; Son Altesse, dit-il, est facilement atteinte d'affection catarrhale et sujette à une toux d'irritation qui a principalement son siège dans la trachée-artère et dans les bronches. Il interdit donc les grands efforts, et principalement ceux de l'organe de la voix ; il ordonne qu'on évite les échauffements et les refroidissements, surtout dans les temps orageux, et il conclut : La vigilance pour sauver le prince de ces causes nuisibles ne saura jamais être trop grande si l'on considère son tempérament vif et fougueux, si difficile à modérer. Le 15 juillet 1830, c'est-à-dire alors qu'il ne peut être question ni d'empire, ni d'ambition, le cas est donc nettement déterminé, le diagnostic est précis ; le rapport médical ne laisse qu'un espoir des plus médiocres ; ce n'est qu'à force de soins, dans un climat approprié, avec une surveillance médicale assidue et la stricte observation de prescriptions très sévères qu'on peut songer, non à faire vivre le fils de Napoléon, mais à prolonger ses jours. Le faire entrer au service, le livrer à lui-même et à l'ardeur de ses goûts pour l'équitation et les manœuvres, c'est le tuer. M. de Metternich ne peut prétexter l'ignorance : il a le rapport entre les mains, et c'est lui qui, plus tard, l'a fait publier. Mais la Révolution de Juillet arrive, M. de Metternich a besoin de poser ce pion sur son échiquier politique. En agitant devant Louis-Philippe le spectre de Napoléon II, il le mènera où il voudra, il comprimera la révolution en Italie, il donnera au roi citoyen de mortelles terreurs ; et c'est pourquoi, dès lors, il met en avant le duc de Reichstadt. En octobre il lui désigne une Maison princière composée du général comte Hartmann, du capitaine baron de Moll et du capitaine Joseph Standeiski ; il le montre dans les salons des ambassades, — et c'est chez les Anglais qu'il lui fait faire ses débuts ! — il l'abouche avec Marmont ; il le nomme, en novembre, lieutenant-colonel au régiment de Nassau-infanterie ; et, au printemps de 1831, malgré l'expresse opposition renouvelée par Malfati, il lui ouvre le service actif. On a eu soin de régler soigneusement par une instruction spéciale, en date du 9 juin, les attributions du chef de la Maison militaire du duc de Reichstadt ; on a donné au général Hartmann tout pouvoir et toute autorité ; il continue Dietrichstein et peut, à toute occasion, imposer son veto. Et le général Hartmann n'intervient pas. Il assiste impassible aux excès d'un zèle sans mesure, d'un emportement hors de limite pour les nouveaux exercices. Le médecin proteste contre des privations et des fatigues absolument au-dessus des forces du prince ; le mentor officiel ne répond pas, et, devant ces intempérances de la volonté qu'interrompent à chaque instant les défaillances de la nature, il ne va pas dire à l'empereur que le jeune homme qui lui a été confié est hors d'état de mener cette vie, qu'il achève de compromettre une santé déjà si fragile, qu'il doit immédiatement être contraint au repos. A quoi bon des rapports ? Les faits ne sont-ils pas publics ? M. de Metternich peut-il prétendre qu'il les ignore ? Il applaudit lorsque le général major prince Wasa, dans le régiment duquel le prince est entré, atteste son zèle, son goût pour les armes, ses progrès, sa volonté infatigable, et, le 18 mai 1832, il le fait nommer colonel en second du régiment prince Gustave Wasa, n° 60. Quel est le but qu'il poursuit ainsi ? Il ne peut former aucun doute sur la double incapacité physique et morale du duc de Reichstadt. Il sait qu'il est condamné, et il sait aussi que, placé comme il est sous la sauvegarde de l'empereur, il ne fera rien sans l'assentiment de son grand-père. Nul danger donc, ni pour le présent, ni pour l'avenir. Par contre, il n'a garde de rien laisser transpirer de l'état précaire de la santé du prince. A la violence des exercices qu'il prend, à ces courses à cheval, à ces manœuvres, à ces exercices, on doit le juger infatigable. Le bruit s'en répand et s'en accrédite : c'est ce qu'il faut. Metternich en est bien plus fort pour menacer les ambassadeurs de Louis-Philippe, pour menacer le roi lui-même ; car, dans sa correspondance avec Apponyi, ambassadeur à Paris, le nom du duc de Reichstadt revient à chaque page. L'idée n'est-elle encore jamais venue, écrit-il le 18 janvier 1831, de nous savoir gré de notre conduite correcte à l'égard de Napoléon II ? Nous mériterions bien quelque éloge à ce sujet. Pardon de cette rapsodie, mais elle pourrait cependant acquérir quelque valeur si, en effet, Louis-Philippe voulait jouer le rôle de conquérant ou de président de la propagande révolutionnaire. Attaqués dans nos derniers retranchements et forcés de nous battre pour notre existence, nous ne sommes pas assez anges pour ne pas faire feu de toutes nos batteries. Ne peut-on penser que ce paragraphe résume toute l'intrigue ? Qu'elle soit cruelle et répugnante, Metternich n'en a souci ; il la veut utile : si les menaces ne suffisent pas, il fournira la preuve que les Bonaparte s'agitent, il livrera les lettres que le roi Joseph a écrites à l'empereur d'Autriche et à Marie-Louise. Que lui importe ? Il ignore les scrupules, et si, dans les calculs de sa politique, il a fait entrer, à un moment, ce sacrilège du Mariage, reculera-t-il devant la mort prématurée d'un enfant ? Qu'il ait fait ainsi son thème, cela n'est guère douteux : mais aura-t-il pensé que le nom de Napoléon II peut ne pas suffire à ses desseins, qu'il aura besoin à un moment de sa parole ou de ses écrits ? Il lui faudrait alors ce jeune homme conscient des destinées qui peuvent lui échoir et vibrant d'une ambition qui s'éveille. En ce malheureux être que ronge la tuberculose et qu'épuise la fièvre, qui, dans un surmenage continuel, cherche l'illusion de la santé, dont le cerveau surexcité, dès que son corps n'est plus dans la violence du mouvement, grossit les faits, exagère les scrupules et tend à l'idée fixe, aurait-il jeté par surcroît ce rêve d'un trône que, depuis son enfance, on a écarté de lui comme un crime, et que maintenant on lui présenterait comme un appât ? En vérité, à quoi bon ? M. de Metternich ne recule point devant un crime, mais opportun, et l'opportunité ne paraît point. Sans doute, M. de Prokesch, qui seul aurait reçu du jeune prince de telles confidences, est un affidé de Metternich ; sans doute, ce n'est pas sans un dessein que Metternich a mis Prokesch sur la route du duc de Reichstadt. L'a-t-il fait pour l'aiguiller du côté de la Grèce à laquelle on cherchait un souverain, et le détourner ainsi de l'Italie, où l'agitation napoléonienne paraissait alors le plus redoutable pour l'Autriche ? A-t-il voulu placer près de lui un confident à titre d'office qui rapportât ses projets, qui l'amenât à se rendre pour l'Autriche un nouveau prince Eugène ? En tout cas, la France n'était pas en question, puisque c'est le 23 juin 1830 que Dietrichstein a invité Prokesch à venir voir son pupille. — Il ne semble pas ; pourtant on connaissait, dès lors, à Vienne, les projets d'alliance entre la France et la Russie et le plan arrêté du remaniement de l'Europe : il se pourrait que ce fût contre les Bourbons eux-mêmes que Metternich eût pensé à relever cet atout ? — Plus tard, le rôle assigné à Prokesch s'expliquerait mieux : Metternich l'eût soufflé ; il eût réglé ses entrées et ses sorties ; s'il eût trouvé que le duc de Reichstadt s'excitait trop, il eût expédié Prokesch en Italie ou en Orient ; s'il eût estimé qu'un coup de fouet eût été nécessaire, il l'eût rappelé. Ainsi pourrait-on, avec quelque imagination, retrouver un plan digne du chancelier. Mais le récit de Prokesch est suspect. Dans les lettres que le duc lui a adressées et que Prokesch a publiées, on ne trouve pas d'allusion à de telles angoisses, seulement une ambition vague diluée dans une philosophie sentimentale assez niaise, exprimée par une phraséologie obscure, très allemande. Si l'on rejette Prokesch, reste, il est vrai, que François II a parlé de l'Empire à son petit - fils et qu'il lui a ainsi ouvert la voie. L'eût-il fait sans l'avis du chancelier et le chancelier l'eût-il permis sans un but ? Il y a là une part d'inconnu. On ne tient pas assez de compte parfois des bonnes intentions subites, des légèretés de parole et de leurs conséquences. François II a pu dire ces choses comme une gentillesse à laquelle il ne mettait pas d'importance, et la graine, ainsi jetée au hasard, a pu lever brusquement dans l'esprit du jeune homme. Qu'on n'aille pas en conclure que, même alors, le fils de Napoléon se fût détourné de la Maison d'Autriche, qu'il eût éprouvé des velléités démocratiques, qu'il eût cessé d'être un légitime. Si, vers ces moments, comme le veut une tradition familiale si formellement établie qu'on n'en saurait contester l'authenticité, il a envoyé son portrait à son oncle, le roi Joseph ; si, comme certains indices peu sûrs sembleraient l'indiquer, il a tenté de faire parler à quelques-uns de ses parents paternels, c'est là, sans doute, une contradiction avec l'aventure Camerata ; mais, même ces faits admis, la vision du monde extérieur en aurait-elle été changée pour le duc de Reichstadt, et celui-ci aurait-il emporté au caveau des Capucins une âme française, une âme telle que l'eussent pu souhaiter les Français de 1830 au chef qu'ils attendaient ? Vaine illusion : l'Empereur a fait souche de princes sinon d'empereurs. Ce n'est point au fils de l'aventurier corse qu'on a ouvert l'entrée de la sépulture impériale, c'est à un prince tel que tous les autres. L'hérédité a détruit son corps, elle a englué son esprit ; l'éducation a achevé ce qu'avait préparé l'atavisme ; mais c'est parce que Napoléon avait séparé ses voies de celles de la Révolution que, en son fils, son rêve dynastique a avorté. Le 12 juillet 1832, au moment où, après une agonie qui a duré plus de trois mois, le fils de Napoléon achève de mourir à Schœnbrunn, d'Arenenberg, en Suisse, une lettre lui est adressée que Metternich intercepte : c'est un Bonaparte, son cousin, qui s'offre à lui donner ses soins, à adoucir ses souffrances, à le consoler, à veiller près de lui, à lui parler de son père. Ce Bonaparte, dès le 21 juin, Metternich le signalait comme engagé dans les trames des sectes ; l'ambassadeur d'Autriche le dénonçait à Louis-Philippe comme le successeur du Roi de Rome, l'homme qui, le jour du décès du duc, se regarderait comme appelé à la tête de la République française. Louis-Napoléon Bonaparte n'est point un légitime, il n'a point été placé, comme le duc de Reichstadt, sous la sauvegarde des principes de l'empereur d'Autriche ; il n'a aux veines que du sang français, du sang de bourgeois, à peine de noble, nulle goutte de sang bleu ; s'il est prince, c'est par la grâce de Napoléon et par le consentement du peuple ; il est un exilé et un proscrit, mais il n'est point un émigré, car il a constamment gardé le contact avec la France, et son âme s'est développée librement aux enseignements des fils de la Révolution ; il n'a pas d'argent, car les Bourbons ont confisqué ses biens et Louis-Philippe n'en a rien rendu ; il n'a point de partisans sonores, car quiconque reçut de l'Empereur une fortune, un titre ou des fonctions, s'est rallié au nouveau roi ; les Cours d'Europe ne se sont occupées de lui que pour le persécuter ; il ignore le protocole ; il n'a pas de rang dans les hiérarchies ; il est seul ; mais il a recueilli les leçons de Sainte-Hélène, il s'est nourri de la tradition napoléonienne ; il aime la France, la Révolution, le peuple et la gloire, il a la foi, la volonté et l'audace. M. de Metternich a raison : il faut prendre garde à lui : il osera. Ainsi, par une décisive et lamentable expérience, l'œuvre à laquelle Napoléon s'est si fort attaché qu'il y a, depuis 1807, subordonné sa politique entière, a prouvé sa vanité : Napoléon, qui n'a eu sa raison d'être que par la Révolution et pour elle, a voulu se rendre un empereur comme les autres empereurs, un souverain tel que les souverains de droit divin ; il a voulu fonder une dynastie qui ressemblât aux autres dynasties, qui prît les mêmes origines et se recommandât des mêmes quartiers ; il a voulu se donner un héritier qui, à son sang plébéien, joignît le sang le plus illustre qui fût en Europe, qui participât à la fois de son génie et de l'illustration de sa mère : il y est parvenu, mais dans l'Empire tel qu'il l'a fait, l'ancien régime presque rétabli par lui, s'est retourné contre lui et l'a renversé ; dans la dynastie telle qu'il l'a conçue, les légitimes dont il est devenu le parent et l'allié n'ont eu d'autre objet que de détruire l'illégitime qu'il est ; dans l'héritier qu'il s'est donné, auquel il n'a transmis ni son tempérament, ni ses aptitudes, il a fait un Autrichien morbide et tuberculeux, à l'âme de légitime. Il est des courants que nulle force humaine ne remonte ; il est des alliages que nulle flamme ne consolide ; les éléments disparates n'en sauraient se mêler et se confondre ; ils luttent constamment pour leur libération ; ils s'annulent et se détruisent l'un l'autre. Le jour où, méconnaissant son point de départ et sa mission, Napoléon s'est cru légitime, le jour où il a renié la Révolution, la légitimité l'a dévoré, lui, son empire, sa dynastie et son héritier. Par contre, ce qui s'est réalisé, c'a été le projet qu'il avait nourri d'abord et auquel il s'était attaché de 1802 à 1807, c'a été la formule inspirée par les grandes traditions romaines ; l'élection d'un successeur, la désignation d'un héritier parmi les agnats, la recommandation donnée devant le peuple à un de ceux qui portent son nom. A défaut de l'Empereur qui le désigne, la démocratie, qui a besoin d'un chef pour ne pas périr, saura chercher dans l'exil et la proscription, cet héritier de la tradition napoléonienne, pour qu'il lui rapporte l'ordre, la prospérité, la paix des consciences et l'honneur des armes. FIN DE L'OUVRAGE |