NAPOLÉON ET SON FILS

 

XI. — L'HÉRITAGE DE NAPOLÉON.

 

 

(Avril 1814-15. - Mai 1821)

 

Confiance de l'Empereur. — Ses lettres à Marie-Louise. — Sa tendresse pour son fils. — Comme il la montre. — Inquiétudes. — Marie-Louise cesse d'écrire. — Démarches de Napoléon près de l'Angleterre et du grand-duc de Toscane. — Sa douleur d'être séparé de son fils. — Napoléon est contraint par la violation de tons les articles du Traité de Fontainebleau, à sortir de l'de d'Elbe. — Napoléon et la Révolution. — Malentendu entre l'Empereur et la nation. — Napoléon joue toutes ses cartes sur le retour de Marie-Louise et du Roi de Rome. — Marie-Louise ne revient pas. — La Régence. — L'intrigue de Metternich. — Propositions faites à l'Empereur. — La mission Stassart. — Marie-Louise ne veut pas revenir. — Ecroulement de toutes les mesures prises par Napoléon. — Waterloo. — La seconde abdication. — Le leurre de la Régence a achevé le désastre national. — Départ pour Sainte-Hélène. — Les reliques a Sainte-Hélène. — Sentiments qu'exprime Napoléon au sujet de son fils. — Ses ambitions. — Comme il en parle. — Les deux grosses affaires. — L'affaire des cheveux. — L'affaire du buste. — Pourquoi Napoléon s'attache tant à celle-ci. — Le martyre assure la dynastie. — Les testaments de l'Empereur. — La mort.

 

De tous ses gîtes d'étape vers l'île d'Elbe, Napoléon écrit à sa femme. Il est parti de Fontainebleau sur la certitude que Caulaincourt lui a apportée, après un long entretien avec Marie-Louise, de son affection, de sa constance, de son désir de le joindre le plus tôt possible et de lui mener son fils dont elle promet de prendre le plus grand soin. Elle écrit au moins de Provins et de Bâle ; lui écrit encore de Fréjus, avant de s'embarquer, il écrit de Porto Ferrajo, à peine à terre. Ses lettres suivent Marie-Louise en Autriche où on les saisit ; l'Impératrice ne les voit pas. Sitôt après les paroles impériales échangées, telle en est l'exécution. Que dit Napoléon ? Je suis arrivé ici depuis cinq jours. Je fais arranger un assez joli logement avec un jardin où il y a bon air, où je serai dans trois jours. Ma santé est parfaite. Les habitants paraissent bons et le pays assez agréable. Il me manque d'avoir de tes nouvelles et de te savoir bien portante ; je n'en ai pas reçu depuis le courrier que tu m'as expédié et qui m'a rejoint à Fréjus. Adieu, mon amie, donne un baiser à mon fils. Voilà ce qui est séditieux et qu'on supprime. A Vienne pourtant des lettres parviendront, tantôt par des particuliers obligeants, tantôt par des marchands dans des plis que le grand maréchal Bertrand fait passer à Méneval. Marie-Louise répond exactement ; mais son cachet n'est pas plus respecté que celui de Napoléon : sur six lettres qu'elle écrit jusqu'à la date du 4 juin, deux seulement parviennent. Elle se détermine alors, pour les acheminer plus sûrement, à les expédier par des courriers particuliers. Quelle meilleure preuve d'affection ?

L'Empereur est donc en pleine confiance. Sa femme viendra le joindre aussitôt qu'elle aura pris les eaux ; elle partagera son temps entre Parme et l'île d'Elbe ; il a préparé ses appartements à Porto-Longone et à Porto Ferrajo ; il a envoyé à Parme des chevaux d'attelage pour son service d'écurie, des Lanciers polonais pour sa garde. Tout est subordonné à sa venue prochaine, les feux d'artifice qu'on doit tirer, et les bals qu'on donnera. Pour ne pas éveiller sa jalousie, et pour éviter qu'elle prenne de l'ombrage, il impose le secret sur la visite que lui fait Madame Walewska et s'entoure de toutes les précautions pour la cacher. Il ne fait d'ailleurs que la rendre mystérieuse et éveiller les curiosités.

Nul doute qu'il ne souhaite la venue de Marie-Louise, autant pour l'effet à produire que pour son personnel agrément, mais ce sera pour lui une satisfaction de cœur que l'arrivée de son fils. Il ne s'émeut qu'en parlant de lui, en contant de ses anecdotes, surtout celle du départ des Tuileries pour Rambouillet. Le plus souvent, il a sur lui une tabatière sur laquelle est peint le portrait du petit roi, le pauvre diable, dit-il à présent. Un jour qu'il visite des travaux, cette tabatière lui échappe des mains ; quoiqu'il ne soit plus svelte, qu'un embonpoint marqué ralentisse l'agilité de ses mouvements, il se plie comme un jeune homme pour la ramasser ; puis il témoigne sa joie que la peinture n'ait pas été atteinte. Plusieurs fois dans la journée, il répète qu'il aurait eu beaucoup de chagrin si les traits de son petit chou avaient dû souffrir de sa maladresse. A toute occasion, il parle de son fils. J'ai un peu de la tendresse des mères, dit-il ; j'en ai même beaucoup et je n'en rougis pas. Il me serait impossible de compter sur l'affection d'un père qui n'aimerait pas ses enfants. Par cette exubérance même, il marque comme il est certain qu'il va bientôt le revoir et il ne se plairait pas à parler de lui comme il fait s'il n'avait la conviction de sa prochaine venue. Que l'Impératrice aille à Aix ou à quelques eaux de Toscane, aussitôt après, elle arrivera avec son fils à l'île d'Elbe.

La première inquiétude lui vient d'une lettre de Méneval et des journaux annonçant que l'Impératrice, en quittant Schœnbrunn pour Aix, y a laissé son fils. Qu'est-ce à dire ? Le 9 août il fait écrire par Bertrand : L'Empereur attend l'Impératrice à la fin d'août et désire qu'elle fasse venir son fils. Certainement Sa Majesté aura écrit souvent à l'Empereur, mais les lettres sont probablement arrêtées par les mesures de quelque agent secondaire ou peut-être par l'ordre de son père. Toutefois personne n'a de droit sur l'Impératrice et sur son fils. Il veut s'éclairer et positivement savoir pourquoi, d'Aix, il ne reçoit plus de lettres comme il en recevait de Vienne. Il expédie donc à Aix, avec cette commission de Bertrand, le colonel Laczinski, frère de Madame Walewska ; dix jours après, de plus en plus inquiet, il détache de sa garde le capitaine Hurault de Sorbée, mari d'une des femmes-rouges de l'Impératrice. Laczinski n'obtient aucune réponse ; Hurault, dénoncé à Neipperg, est enlevé par la police royale. Le 28 août seulement, arrive une lettre en date du 10. L'Impératrice annonce que, cette fois, elle ne viendra pas à l'île d'Elbe, que, dans l'intérêt de son fils, elle remet son voyage, mais qu'elle aime toujours l'Empereur et qu'elle le rejoindra le plus tôt possible. En même temps, elle envoie un beau buste en marbre du petit prince, un buste où il porte toutes ses décorations françaises. Napoléon peut-il penser que, dès le 22 juillet, Marie-Louise a confié formellement son fils à l'empereur d'Autriche ; que, le 19 août, elle s'est remise à lui, convaincue que personne ne peut mieux que lui apprécier ce qu'il lui faut et que son père défendra constamment l'intérêt de son fils et le sien ; que, le 30 septembre, elle se fera elle-même, près de son père, la dénonciatrice de Laczinski et de Hurault, qu'elle l'assurera qu'elle a maintenant moins que jamais envie d'entreprendre ce voyage, qu'elle lui donnera sa parole d'honneur de ne l'entreprendre jamais sans lui en demander auparavant la permission ? C'est son père qui lui dicte les réponses qu'elle doit faire à l'Empereur, et, pour plus de sûreté, c'est à son père qu'elle envoie, sous cachet volant, les lettres qu'elle écrit à son mari : son père les fera parvenir s'il lui plaît — et il ne lui plaît pas.

Tout cela, Napoléon l'ignore : s'il n'a point de lettres, c'est qu'on empêche sa femme d'écrire. Libre, elle le rejoindrait, elle lui amènerait son fils. Elle est donc prisonnière puisqu'elle ne le fait point. Cela n'est-il pas contraire au solennel engagement pris par l'Europe le 11 avril et l'Europe ne doit-elle pas intervenir ? Le 16 septembre, il demande à sir Neil Campbell, le commissaire anglais résidant à l'île d'Elbe, d'en écrire à son gouvernement. On ne pourrait, dit-il, citer dans les temps modernes un second exemple d'une telle barbarie, d'une telle injustice, sans aucune raison d'Etat. L'Angleterre est trop juste, trop libérale, pour l'approuver. Les lettres que l'Impératrice a écrites sont là pour attester qu'elle désire le rejoindre ; elle est prisonnière ; un général autrichien qu'il nomme et dont il fait le portrait, l'accompagne partout de crainte qu'elle ne s'échappe. On lui a promis des passeports ; on doit les lui donner.

Sir Neil Campbell n'est pas fort pressé de transmettre la réclamation. D'ailleurs, il faudra de longs jours pour qu'une réponse arrive d'Angleterre — si elle arrive. L'Empereur n'a pas la patience de l'attendre. Le 10 octobre, il se décide à la démarche qui peut le plus lui coûter. Puisque la poste est infidèle et qu'on arrête ses courriers, il s'adressera au grand-duc de Toscane, à celui qui fut si longtemps, comme grand-duc de Wurtzbourg, son courtisan et son hôte, à l'oncle de sa femme, au parrain de son fils. Il lui écrit, avec une nuance de bonne grâce touchante, du ton dont il sied qu'il demande un service. — Et quel ? Il n'a pas de nouvelles de sa femme depuis le 10 août et de son fils depuis six mois. Il prie Son Altesse Royale de lui faire connaître si elle veut permettre qu'il lui adresse tous les huit jours une lettre pour l'Impératrice et envoyer en retour de ses nouvelles et les lettres de Madame de Montesquiou. Il joint une lettre pour Marie-Louise. Cette lettre, le grand-duc de Toscane l'envoie à son frère l'empereur d'Autriche, qui l'ouvre, la garde quatre jours, la remet à la fin à sa fille, mais en lui interdisant d'y répondre. De Toscane, pas même un accusé de réception, d'Angleterre, rien.

Pour savoir si sa femme et son fils sont vivants, il n'a plus que la voie des négociants et des banquiers, par qui Méneval fait passer à Bertrand quelque brève indication. Ainsi, il est séquestré, il est dépouillé des droits maritaux et des droits paternels ; on lui prend sa femme et on lui vole son fils. Mon fils, dit-il, m'est enlevé comme étaient autrefois enlevés les enfants des vaincus pour orner le triomphe des vainqueurs. Et il l'aime son fils, non plus comme l'héritier de l'Empire, non plus comme le premier chaînon de sa dynastie, mais comme sa chair vivante, comme son cher petit enfant. A la fin de l'année, le frère du général Bertrand, venant de Rome, a apporté à l'île d'Elbe des gravures qu'il a achetées. L'Empereur, qui est à Saint-Martin, les fait apporter, s'amuse à les regarder. Il fait des remarques, il dit le bien et le mal de la technique, comme s'il avait étudié l'art du graveur. Tout à coup, il s'arrête, rougit, s'écrie : Voilà Marie-Louise ! Mais il surmonte l'émotion, il se remet à parler, il examine le portrait, il s'applique à chercher la ressemblance. A la gravure qu'il prend ensuite, — une imitation de celle qu'il commanda lui-même en 1814, — il s'arrête : Mon fils ! murmure-t-il, et, par ces deux sons, dans son accent presque surnaturel, il exprime à la fois la tendresse, l'amertume, le bonheur, la misère, l'espérance, le découragement, le passé, le présent, l'avenir. Il couvre son visage avec la gravure ; Mon fils ! répète-t-il, et, après un long silence, il se lève, va s'enfermer dans son cabinet. Quand, après une demi-heure, il en sort, sa physionomie est si défaite qu'on le croirait gravement malade.

Au jour de l'an, rien qu'une lettre insignifiante de l'Impératrice, annonçant que son fils va bien, qu'il est charmant, que bientôt il pourra écrire lui-même. Et, après comme avant, le silence.

Ainsi le traité de Fontainebleau est rompu — rompu par l'Europe qui en a annulé l'article 5, rompu par l'Autriche dont le souverain a faussé doublement sa parole, rompu par le roi de France qui, après avoir renouvelé le 31 mai, par une déclaration solennelle, la ratification donnée le Il avril par le gouvernement provisoire, en a méconnu chacun des articles : l'article 2 sur les titres de l'Empereur, des princes et princesses de sa famille ; l'article 3, sur le revenu annuel de deux millions attribué à l'Empereur ; l'article 5, sur la transmission des duchés ; l'article 6, sur les deux millions en domaines ou rentes réservés à la famille de l'Empereur ; l'article 7, sur le traitement de Joséphine ; l'article 9, sur le capital de deux millions à employer en gratifications aux serviteurs de l'Empereur ; l'article 11, sur la restitution des économies de la liste civile ; l'article 12, sur le paiement des dettes de la Maison. L'Empereur s'est livré de bonne foi ; il a rendu le Trésor de l'État, les diamants de la Couronne, il a rempli toutes les obligations qu'il s'était imposées. Louis XVIII a manqué à tous ses engagements ; et, après avoir approuvé qu'on ait volé le Trésor de la Couronne qui, selon l'article 11, appartient légitimement à Napoléon, qu'on ait dévalisé l'Impératrice et la reine Catherine, il a mis le séquestre sur tous les biens que les Bonaparte possèdent à titre particulier et qui leur sont garantis par le paragraphe 2 de l'article 6. L'assassinat de Napoléon a été préparé, sinon par ses ordres, du moins avec son consentement. Si Napoléon n'est pas tué par les bandits que Brulart lâche sur l'île d'Elbe, il sera, par arrêté du Congrès européen, déporté aux Açores ou à Sainte-Hélène. Sans Alexandre, qui reparle encore de temps en temps du traité de Fontainebleau et qui lui, du moins, en a, dans une mesure, ménagé l'exécution, ce serait chose faite. Encore un peu de temps, et, malgré l'économie qu'il a portée à gérer ses médiocres finances, Napoléon sera réduit à licencier sa garde. Les considérations morales mises à part, il est matériellement contraint de sortir de l'île d'Elbe sous peine d'y mourir comme un renard enfumé au terrier. Où ira-t-il ? En France ou en Italie ? L'une et l'autre s'offrent, mais la France est plus sûre. Il vient en France.

Telle est la cause, et, quant aux moyens, nulle trace de complots, point d'intelligences préparées, mais la complicité universelle. La France de la Révolution est menacée dans ses intérêts, ses sentiments, ses passions ; l'armée, cette France agissante, souffre et craint plus encore ; que Napoléon se montre et, sans raisonner, sans discuter, comme en vendémiaire an VIII, la France se jettera vers lui. Ce qu'elle veut et ce qu'elle demande, ce n'est pas, il est vrai, comme en l'an VIII, l'ordre et la paix, c'est l'affermissement de la Révolution. Pour elle, Louis XVIII représente le droit divin, le rétablissement des privilèges, la reprise des biens nationaux, l'abolition de l'égalité devant la loi consacrée par le Code, le règne des nobles et des prêtres ; Napoléon représente le contraire et, pour des esprits simplistes, c'est assez : mais cette fois la France aura-t-elle de lui ce qu'elle espère ?

Napoléon, s'il croit à la Révolution, croit plus encore peut-être à sa souveraineté, à son mariage, à sa diplomatie, à son administration, à ses formules d'ordre social et d'ordre politique. Il ne veut pas déchoir ; il a franchi l'abîme du sujet au souverain, il s'imagine qu'il paraît aux autres rois tel qu'il est à ses propres yeux, il est entré dans leur famille, il s'est solidarisé avec eux ; qu'on n'attende pas qu'il retourne aux temps du général et du consul, qu'il se fasse le chef de la Révolution, qu'il renouvelle le Comité de Salut public, la Terreur même, et d'un geste libérateur, brisant lui-même son trône, qu'il s'arme des débris pour abattre les porte-couronnes.

Le peuple et l'armée, c'est la nation, et la nation a aplani sous ses pas la route de Fréjus aux Tuileries, mais cette nation n'est point celle qu'il connaît et qu'il comprend : celle qu'il a organisée, hiérarchisée et définie, où chacun a sa case, son rang, sa fonction, où, du haut au bas, tout est prévu par le souverain, où, dans chaque branche d'administration, du ministre au dernier commis, la transmission des ordres s'opère avec une régularité machinale. Cette nation-là, presque toute royaliste d'origine, a, presque toute, accepté et servi les Bourbons. Napoléon n'y change rien : elle est à son goût et c'est lui qui l'a faite. Ainsi livre-t-il d'avance la France à l'ennemi, car, où il faut de l'enthousiasme, mettra-t-on des règlements ; où il faut un changement radical du personnel, s'efforcera-t-on de le maintenir tout entier ; où il faut qu'on risque sa tête, cherchera-t-on à garder sa place.

Pour l'autre nation, la vraie, Napoléon s'imagine la contenter, mieux, la soulever et lui rendre son ressort de 93, en absorbant dans sa hiérarchie et dans ses conseils quelques hommes qui, vingt-trois ans auparavant, ont marqué dans la Législative, la Convention, le Directoire et le Consulat, et qui n'ont pas été employés par l'Empire. Selon lui, ces hommes, ayant été officiels, peuvent le redevenir. Donc, il leur met un uniforme, les décore de titres et de croix ; et puis, il s'étonne qu'ils ne lui servent à rien. Parce qu'ils ont été mêlés à l'administration pendant la Révolution, Napoléon croit qu'ils l'ont faite. Ils n'en ont point été les moteurs, mais les résultantes. Napoléon brise le moteur qui est la nation, et il ne comprend pas ensuite pourquoi les roues ne tournent point.

Il fait pis. Il octroie une charte, ni meilleure, ni pire que la bourbonienne. Le peuple et l'armée n'en ont que faire, mais les bourgeois la réclament, et, avec eux, des journalistes et des faiseuses de romans. Les bourgeois, gens établis, ont leur case dans la hiérarchie, ils représentent le Tiers état, ils méritent des égards. Napoléon croit faire ainsi de la révolution parce qu'il fait du libéralisme et, parce qu'il se livre aux parlementaires, il croit fournir un levier pour la résistance, alors qu'il la paralyse et qu'il donne aux factieux le droit de tout entreprendre.

Mais c'est que les Articles additionnels n'ont été, dans sa pensée, qu'un accessoire. En rendant à Lyon, le 13 mars, le décret qui les a promis, il a dit : Les Collèges électoraux des départements de l'Empire seront réunis à Paris, dans le courant du mois de mai prochain, en Assemblée extraordinaire du Champ de Mai, afin de prendre les mesures convenables pour corriger et modifier nos Constitutions selon les intérêts et la volonté de la nation, et, en même temps, pour assister au couronnement de l'Impératrice, notre très chère et bien-aimée épouse, et à celui de notre cher et bien-aimé fils. Le principal, c'est le couronnement de l'Empereur mineur. Napoléon est convaincu, lui aussi, qu'un empereur mineur régnera plus aisément comme monarque constitutionnel. Un rôle, tel que celui dévolu à Louis XVI par la Constitution de 1791, peut être rempli par un soliveau ou un enfant. Cette illusion, que Napoléon 1er n'a point été seul à subir, a bien plutôt déterminé sa décision qu'une conversion à des doctrines que son bon sens a toujours repoussées. La preuve en est qu'il y a persisté et que plus tard il a donné de tels motifs à ses conseils d'avenir. Par le régime parlementaire, il s'est donc proposé d'abord de donner une satisfaction à la nation, parce qu'il a pris pour la nation la bourgeoisie dont le règne est la négation même de la démocratie ; de là, il s'est laissé conduire à une constitution qui est l'opposé du régime représentatif qu'il incarne, et, s'il l'a fait, c'est qu'il a en vue, non pas lui-même et un gouvernement comme le sien, mais la Régence et un gouvernement tel que celui de son fils.

Ainsi, ayant pour ennemis le prêtre, le noble et le bourgeois, il cajole le prêtre, il livre l'Etat au noble, il se livre lui-même au bourgeois.

L'explication de toutes ces fautes, c'est l'idée qui domine le règne entier des Cent-Jours, la rentrée en France de Marie-Louise et du Prince Impérial, et, dès que Napoléon ne se pose point en champion de la Révolution, cette idée est en effet la seule qui présente une chance d'avenir. Le retour de l'île d'Elbe a été une aventure qu'il n'a risquée que sur une nécessité impérieuse, et dont l'un des mobiles déterminants a pu être de retrouver sa femme et son fils. A présent que le miracle est accompli, le seul moyen qu'il dure, c'est qu'ils reviennent.

A l'intérieur, pour une partie au moins des Français, ceux qui, malgré de légitimes inquiétudes, avaient accepté les Bourbons parce qu'ils apportaient la paix et l'abolition de la conscription, la stabilité de l'Empire restauré dépend de l'espérance qu'on peut avoir de la paix. Le retour de l'Impératrice, ce serait à leurs yeux, comme aux yeux de Napoléon même, un acquiescement de l'Europe, quelque chose comme une reconnaissance du nouveau régime, un prétexte pour traiter, une possibilité d'entente. Sans sa femme et son fils, Napoléon est un évadé. Il n'a ni sécurité, ni assiette. Que viendrait-il parler de dynastie ou d'hérédité lorsque son héritier et la régente désignée sont captifs de l'ennemis ? Eux présents, tout change, s'éclaircit et s'accommode. Nul doute, ils vont venir. Marie-Louise pouvait hésiter à partager le lit du proscrit, mais le trône de France ! D'ailleurs, elle aime l'Empereur ; elle ne demandait qu'à le rejoindre à l'île d'Elbe, à lui amener son fils. Si elle ne l'a point fait, c'est que l'empereur d'Autriche l'a empêchée ; c'est qu'elle avait entrepris de défendre l'héritage de son fils. On ne saurait la retenir à présent. On n'en a pas le droit. Qui donc peut s'arroger de la garder malgré elle et malgré lui ?

Dès que Napoléon est arrivé à Grenoble, c'est là sa préoccupation majeure. Pas un jour presque où il n'écrive, où il n'imagine des combinaisons pour faire passer ses lettres. Dès Paris, il multiplie les émissaires. A défaut de représentants officiels qu'on repousse, il met en jeu ce qui se trouve, ce qui a chance de parvenir jusqu'à Vienne, ce qui, par un côté, a un contact avec Talleyrand ou François II, Montrond, Flahaut, Stassart. Il ne néglige aucun moyen, il ne dédaigne aucune voie. A chaque fois il ordonne, il prie, il commande que Marie-Louise le rejoigne avec son fils. Il réclame à l'empereur d'Autriche sa femme et son enfant : Mes efforts, dit-il, tendent uniquement à consolider ce trône que l'amour de mes peuples m'a conservé et rendu, et à le léguer un jour, affermi sur d'inébranlables fondements, à l'enfant que Votre Majesté a entouré de ses bontés paternelles. Ainsi prétend-il l'intéresser et l'attendrir, l'associer même à son œuvre, et lui donner part à la fortune de son fils. On trouve des lettres qu'il a écrites à Marie-Louise le 8, le 11, le 22, le 26, le 28 mars, le 1er et le 4 avril ; combien d'autres sont perdues, enfouies dans des archives particulières ? Là est sa chance de réussir, là est l'espérance des impérialistes, là même, à présent, l'espérance du peuple entier, soit que, de soi-même, il y ait été conduit par cette sorte de sensibilité qu'il éprouve à des jours, soit qu'il y ait été amené par un effort de la police : en tout cas, le mouvement est réel ; à preuve, les milliers d'estampes où, dans des bouquets de violettes, de roses et de pensées symboliques, on cherche les profils de l'Empereur, de l'Impératrice et du Prince Impérial. Le portrait de l'enfant multiplié à l'infini court dans toutes les mains. La popularité réelle commence pour lui. Son retour serait un coup de fortune pour l'Empire : mais, plus ce retour a été escompté, plus, s'il ne s'accomplit pas, l'échec sera cruel et presque décisif.

Or, du temps a passé ; de mauvais sons de cloche arrivent de Vienne. On dit que l'Impératrice n'envisage son retour en France qu'avec terreur. Les Alliés se refusent à tout émissaire ; Marie-Louise se solidarise avec eux. Quel motif ? Napoléon n'en est point à penser que le vertueux empereur d'Autriche a offert à sa fille la distraction d'un amant, mais il réfléchit que, de Paris à Blois et à Orléans, le calvaire a été rude et que, pour croire ensuite à la fidélité des Français et des Parisiens, il faut à une souveraine une foi robuste ; que, pourtant, elle peut être tentée par la Régence, et que, s'il disparaît lui-même, l'Europe se trouvera sans prétexte pour enlever le trône à son fils.

L'idée qui l'a hanté depuis 1813, sauver au moins la dynastie, se présente plus impérieuse encore à sa pensée. L'hypothèse de la Régence n'a pas manqué d'ailleurs, au milieu des intrigues qui s'agitent et des combinaisons qui se nouent, de séduire certains esprits. Elle a, dans l'entourage le plus proche de Napoléon, des partisans résolus. On peut croire qu'elle ne déplaira pas à l'Autriche, et, l'Autriche manquant, la coalition s'écroule. L'empereur de Russie ne tient nullement à la branche aînée. Il désire, en premier lieu, la Régence et, à défaut de celle-ci, que la couronne passe au duc d'Orléans. La Prusse suivra la Russie. L'Allemagne n'est déjà plus telle qu'en 1813, et les actes du Congrès de Vienne ont montré aux peuples ce que valaient les promesses de liberté. En Angleterre, un mouvement d'opinion se dessine contre les Bourbons : tout dépend donc de l'attitude que prendra le cabinet de Vienne, de celle qu'il donnera à Marie-Louise. Aussi, Napoléon, dès qu'il apprend que des tentatives ont été faites sur Fouché par des agents de Metternich, saisit l'occasion de se renseigner, peut-être d'entrer en conversation. Le jeu est dangereux, mais il est le seul qui se présente. D'ailleurs Montrond n'a-t-il pas été chargé déjà de porter à Talleyrand quelque insinuation sur la Régence ? Talleyrand ne l'a point accueillie ; il ne croit pas assez à la solidité d'une restauration impériale pour y risquer sa fortune, et il n'a point suivi l'affaire, mais Metternich l'a reprise. Sans doute, les puissances ne consentiront jamais que Buonaparte ni aucun des siens règne, Metternich y est fermement décidé et n'en reviendra pas, mais, en entrant en pourparlers sur la Régence, il jette l'incertitude dans les mesures de Napoléon ; il enraye le mouvement révolutionnaire qui seul lui paraît redoutable ; il paralyse la défense ; il ouvre la porte aux spéculations des politiques ; il provoque l'indécision, nourrit les intrigues, jette un élément nouveau de discorde au milieu d'un peuple qui n'eut jamais un tel besoin d'être uni, et il fournit aux parlementaires, qui vont s'assembler, l'arme avec laquelle, consciemment ou non, ils abattront l'Empereur et livreront la France. Napoléon ne sera plus, en face de Louis XVIII, l'unique représentant de la nation. Les amis du duc d'Orléans, surpris en pleine conspiration par le retour de l'île d'Elbe, pratiqueront les Chambres pour leur prétendant, en présentant le leurre de la Régence à ceux qui demeurent fidèles à la dynastie impériale et, qui sait si, quinze ans avant 1830, ils n'ont point arrêté déjà le programme de la lieutenance générale se transformant en royauté bourgeoise ?

Cette régence est de ressource avec tout le monde. Comme Metternich tient la Régente et l'Empereur mineur, il ne risque rien à en parler. A Bâle, dès la première conférence entre l'émissaire de Metternich et le prétendu émissaire de Fouché, Fleury de Chaboulon, qu'a envoyé l'Empereur, Ottenfels dit : Les Alliés pourraient consentir à vous donner le jeune Napoléon et la Régence ; à la deuxième conférence : Je suis autorisé à vous déclarer formellement que les souverains alliés renoncent à rétablir les Bourbons sur le trône et qu'ils consentent à vous donner le jeune prince Napoléon. Ils savent que la Régence était, en 1814, l'objet des vœux de la France et ils s'estiment heureux de pouvoir les accomplir aujourd'hui. En échange d'une telle promesse, Metternich espère que Fouché abattra, livrera même l'Empereur : Commencez par le déposer, dit Ottenfels à Fleury ; les Alliés prendront ensuite, et selon les événements, la détermination convenable ; ils sont grands, généreux et humains et vous pouvez compter qu'on aura pour Napoléon les égards dus à son rang, à son alliance et à son malheur.

Ce n'est point qu'à Fouché seulement qu'on parle de la sorte : à l'Empereur même, sous une autre forme, on fait dire presque les mêmes choses. Il a envoyé à Vienne avec une lettre autographe de lui pour l'empereur d'Autriche et des dépêches du duc de Vicence pour Metternich, le baron de Stassart, ancien préfet de Vaucluse et des Bouches-de-l'Elbe, auquel sa clef toute neuve de chambellan autrichien peut ouvrir des portes. Stassart, arrêté à Lintz, obligé de rétrograder à Weltz, puis à Munich, y attend longtemps une réponse aux messages dont il a été chargé. Au bout de huit jours, le prince Eugène, qu'il a beaucoup vu, le fait appeler et l'informe que le prince de Wrede, arrivé de Vienne, est, par son entremise, autorisé à lui faire connaître que, si Napoléon veut abdiquer avant que le premier coup de canon soit tiré, sa dynastie sera reconnue par l'Autriche qui a l'espoir d'y décider ses alliés, mais on exige qu'il se livre aux mains de son beau-père, qui offre de lui donner l'habitation d'une ville de ses États héréditaires à son choix, sauf les villes d'Italie, la Hongrie, Prague et, sans doute aussi, Lintz ; on lui garantit un traitement de souverain jusqu'à ce qu'il puisse être rétabli soit dans l'île d'Elbe, soit dans une autre souveraineté indépendante. Stassart part avec ces propositions ; il arrive à Paris dans la nuit du 13 au 14 mai, se rend chez le duc de Vicence, et, après lui avoir remis un rapport écrit dans lequel il s'est tu sur ces propositions, il les lui présente verbalement. Quoique la nuit soit fort avancée, le duc prend son uniforme et court à l'instant au palais de l'Elysée. L'Empereur, semble-t-il, reste incertain pendant quarante-huit heures. Au moins Stassart est conduit deux jours de suite par le duc de Vicence au lever sans que l'Empereur lui parle ; le troisième jour, le duc de Vicence lui dit que l'Empereur n'a pas assez de confiance dans l'Autriche pour accepter ce qu'on lui propose et qu'après une victoire, on serait bien forcé de traiter avec lui. C'est presque exactement à la même date (10 ou 11 mai) que, aux ouvertures analogues d'Ottenfels transmises par Fleury, il répond : Ces messieurs commencent à s'adoucir, puisqu'ils m'offrent la Régence ; mon attitude leur impose ; qu'ils me laissent encore un mois et je ne les craindrai plus.

De fait, dans un cas comme dans l'autre, si l'Autriche offre la Régence, c'est à condition que Napoléon se livre ou qu'il soit livré. Alors, la résistance est décapitée ; la Sainte-Alliance triomphe sans coup férir, et, au cas qu'elle a fait du traité du 11 avril, on peut juger comment elle tiendra ses nouveaux engagements. Seul, un acte prouverait une sorte de bonne foi. Ce serait le renvoi en France de l'Impératrice et du Prince Impérial ; mais, à cela, il faudrait d'abord que Marie-Louise eût consenti et sur ce point l'Empereur est éclairé. Par Montrond, rentré à Paris vers le 15 avril, par Ballouhey, arrivé vers le 20, Méneval l'a préparé aux nouvelles qu'il a apportées lui-même le 10 mai. Nul doute à garder : elle ne veut pas. Napoléon ne pousse pas plus loin son enquête. Il ne met pas en doute que les sentiments de Marie-Louise pour la France et pour lui n'aient été violentés. Il lui cherche des excuses et lui en trouve dans les épreuves qu'elle a subies ; il renonce même à rendre public le rapport qu'il a demandé à Méneval, où celui-ci doit appuyer particulièrement sur la séparation du Prince Impérial et de sa mère, sur celle avec Madame de Montesquiou, sur ses larmes en la quittant, sur les craintes de Madame de Montesquiou relatives à la sûreté et à l'existence du jeune Prince. A quoi bon ? Ce rapport n'eût été que dans le cas où la Chambre eût fait une motion pour le Roi de Rome tendant à faire ressortir l'horreur que doit inspirer la conduite de l'Autriche. L'Empereur marque seulement sa sympathie à Madame de Montesquiou en affectant à la dotation de sa charge 50.000 francs de rente pris sur la dotation de la charge de grand veneur qu'il a supprimée. Il renonce à mettre en vigueur, en ce qui touche la Maison des Enfants, la partie du budget de 1815 où, pour les neuf mois et dix jours restant, il a alloué un crédit de 181.162 francs et il ne fait pas les nominations attendues. Il ne récrimine point contre la femme qui, après l'avoir abandonné dans la mauvaise fortune, se trouve détruire à présent l'espoir d'une fortune meilleure. Pourtant, tout manque à la fois, puisque Marie-Louise manque. Qu'est-ce qu'une Régence sans souverain et sans régente ? Qu'est-ce qu'une Régence où le souverain et la régente sont aux mains des étrangers ? En échange de promesses vaines, ce n'est pas lui seul que Napoléon devrait livrer, c'est la France. Les annonces du prochain retour, les espérances de paix, le couronnement de l'Impératrice et du Prince Impérial, le Champ de Mai, toutes ses mesures, ses calculs, ses actes, tout est vain et tourne contre lui. Il s'est engagé dans une impasse dont il ne peut sortir que l'épée en main, et, en quittant Paris, il laisse deux Chambres ennemies ou au moins suspectes, l'une qu'il a dû réunir à l'occasion du Champ de Mai, qui a refusé un président de son choix, qui a déjà marqué son opposition et qu'il n'a pu ni osé dissoudre ; l'autre, dont il n'a nommé les membres qu'à la dernière heure, le 5 juin, qui est composée, pour une moitié (cinquante-huit sur cent dix-sept), d'officiers généraux dont le courage civil est au moins suspect et, pour l'autre, de treize chambellans, dix-neuf anciens ministres, quatre prélats, vingt-huit anciens nobles, une dizaine d'anciens parlementaires ralliés. Quel esprit de corps peut-elle avoir, quelle autorité ? En face de ces Chambres, de cette Chambre plutôt — car celle des Représentants compte seule — un conseil de gouvernement sans ressort et sans prestige, où siègent des hommes qu'il sait des traîtres et où ceux même dont il doit croire la fortune le plus liée à la sienne ont insisté avec violence pour que, au Champ de Mai, il abdiquât en faveur de son fils : par là, ils se sont rencontrés avec ceux qui, comme Fouché, ont, en répandant le bruit de l'abdication, énervé une résistance qui n'eût été efficace que si l'on eût su tous les ponts coupés et toute entente impossible.

Si la trahison n'est pas partout — et, après cent ans, on ignore encore où elle n'était pas — on y croit et l'effet est pareil. Tous les esprits prennent l'alarme. On est constamment dans le soupçon et l'attente. Au moindre incident, les soldats s'insurgent. Le vent de la défiance a soufflé sur l'armée. Celle-ci fut invincible par la foi qu'elle avait en son chef, en ses généraux, en elle-même. La foi disparue, tout croule. Et malgré la nécessité, malgré l'effort, malgré l'inspiration, malgré le travail surhumain auquel il se livre pour trouver des ressources, Napoléon lui-même a-t-il la foi ?

Une victoire subite, en coup de tonnerre, pourrait seule le sauver, et c'est Waterloo ; après, le sauve-qui-peut, la dispersion de l'armée. La rallier, faire tête avec ces débris, il n'y pense pas, il court au plus pressé. Ce n'est pas à la frontière, c'est à Paris que le drame va se jouer. Les Chambres, avec Fouché dans la coulisse et La Fayette en scène, vont donner aux parlementaires écrasés en Brumaire une éclatante revanche. Que veut Napoléon ? Leur parler, les émouvoir ou les dissoudre ? Fouché a pris les devants ; il a insinué que, sur l'abdication de l'Empereur, les coalisés s'arrêteront, accepteront, reconnaîtront Napoléon II, que par là tout sera fini ; il a dit comme il fallait se tenir en garde contre une dissolution ou un ajournement ; ainsi, il a rendu vaine toute tentative de la part de l'Empereur. Pour celui-ci, la dissolution est la carte de salut, mais, dans les conditions où il est, comment l'oser et avec quoi y réussir ? D'ailleurs, c'est question d'heures, de minutes, et Napoléon, devenu verbeux, perd du temps. Le ressort est brisé : il ne croit plus à sa fortune, bien moins à celle de son fils. La Chambre des représentants profite de ce temps qu'il perd, assume la dictature, s'empare de la Garde nationale, s'assure de la Chambre des pairs. La déchéance est prononcée avant même que l'abdication ne soit proposée. La Chambre, en mesurant à l'Empereur les minutes pour qu'il se démette, l'a mis sous mandat d'amener. Une solution reste : en appeler au peuple, jeter, comme au 31 mai, les faubourgs sur les Girondins, balayer les Orléanistes et faire justice des factieux. Que Napoléon lève un doigt, la chose est faite. Il ne le lève pas. Il recule devant la guerre civile, il recule bien plus encore devant la Révolution qu'il déchaînerait. Il ne se fait point d'illusion. Ce qu'on lui dit de son fils, de la régence, de la dynastie, le laisse incrédule. Dans la dictée qu'il fait de son abdication, il faut les instances de son frère Lucien et de Carnot pour qu'il ajoute : Ma vie politique est terminée et je proclame mon fils, sous le nom de Napoléon II, empereur des Français. Ainsi esquive-t-il la Régence sur quoi il est éclairé et ne prononce-t-il aucun nom. A quoi bon ? Il dit seulement : L'intérêt que je porte à mon fils m'engage à inviter les Chambres à organiser sans délai la Régence par une loi.

Ce qu'il fut de l'avènement de Napoléon II, on le sait ; dans les départements, quelques patriotes tels que Pons de l'Hérault, le préfet de Lyon, osèrent proclamer un nom qui leur semblait la seule garantie qui restât à l'indépendance nationale ; à la Chambre des pairs, jusqu'à deux voix fidèles s'élevèrent pour lui ; à la Chambre des représentants, la faction orléaniste, démasquée par l'éloquence vengeresse de Boulay, dut ajourner une usurpation qu'elle méditait depuis vingt ans, et qu'elle emploiera encore quinze années à accomplir ; mais, mis à part quelques hommes dont le courage s'éleva à proportion des périls et dont la conscience fut éclairée doublement par la haine de l'étranger et par le mépris des Bourbons, partout ailleurs l'incrédulité fut pareille, la résistance également molle, l'avachissement aussi prononcé. Gardant en réserve le spectre de Napoléon II comme un épouvantail vis-à-vis des uns, une assurance vis-à-vis des autres ; appuyé par une Chambre où quiconque n'était point de ses complices était de ses dupes ; aidé par des généraux qui, la plupart, cherchaient moins la défense de l'indépendance nationale que la garantie de leurs intérêts personnels, Fouché ménagea sa rentrée en grâce près des Bourbons, et, en leur livrant avec la France la tête des meilleurs serviteurs de la patrie, ne crut pas payer trop chèrement un portefeuille, sa fortune et son duché. Quand on envisage, ainsi que le firent la Chambre et les plénipotentiaires qu'elle avait nommés pour traiter avec les Alliés, les hypothèses par ordre de préférence, c'est toujours à la meilleure qu'on s'arrête et c'est la pire qu'on subit. Nous tiendrons à Napoléon II tant qu'il se pourra, avaient dit les plus résolus ; le tant qu'il se pourra ne mena pas loin, et Napoléon l'avait bien prévu quand il répondait à Lucien et à Carnot : Je ne vois pas bien ce que vous voulez. La Régence ? Ils ne veulent pas plus de vous, de la Régence, que de moi. Aussi bien, mieux valent les Bourbons : Au moins, ils sont Français.

L'Elysée, Malmaison, Rochefort, l'île d'Aix, Torbay, Sainte-Hélène, ces étapes vers l'exil, vers la captivité, aussi vers la mort qui délivre. Il a emporté une seule consolation, le souvenir, et c'est en même temps la torture de tous ses jours. Dans ces pauvres trésors qu'il manie aux heures où la lassitude du présent lui fait rechercher le passé, les portraits de son fils tiennent la première place : c'est l'enfant endormi dans son berceau, l'enfant assis sur son mouton, l'enfant essayant une pantoufle, l'enfant priant Dieu pour son père et pour la France, l'enfant aux bras de sa mère, miniatures d'Isabey ou d'Aimée Thibault, par qui, presque jour par jour, il se plaisait à suivre, de 1811 à 1814, la croissance et les anecdotes du petit roi. Puis, le buste, qu'un sculpteur français établi à Vienne a modelé à l'été de 1814 et dont Marie-Louise, d'Aix-les-Bains, a chargé Bausset de faire parvenir une répétition à l'île d'Elbe. Ce sont là ses reliques. A Longwood, dans sa chambre à coucher, le petit buste est sur la cheminée ; des deux côtés, les miniatures par Aimée Thibault ; au bas du canapé, le portrait avec Marie-Louise. L'enfant tient là, comme dans son cœur, la première, presque l'unique place. Dès l'arrivée (octobre 1815), il remet aux autorités anglaises cette note : L'Empereur désire, par le retour du prochain vaisseau, avoir des nouvelles de sa femme et de son fils, et savoir si celui-ci vit encore. Il n'a pas plus de réponse qu'il n'en eut à l'île d'Elbe, et le temps passe, et, comme le temps, les océans s'interposent, étendant l'oubli et accroissant le silence. C'est sur soi-même qu'il faut vivre, et l'amour doit se nourrir de l'amour même. Pas un fait où se reprendre et s'accrocher ; pas un récit pour réaliser la vie que mène l'enfant, l'aspect qu'il prend, la physionomie qu'il se donne. C'est à des portraits anciens qu'il faut s'en remettre pour imaginer ce qu'il est devenu. Parfois, au prisonnier, une plainte échappe ; quand un visiteur regarde le petit buste sur la cheminée : C'est mon fils, dit-il, voilà tout ce qu'ils m'en ont laissé. Mais cette effusion est rare. Pour qu'il parle de son fils au présent, il faut une émotion extraordinaire, tandis qu'il revient souvent sur le passé, sur la naissance surtout ; il se plaît à la raconter, presque dans les mêmes termes, plusieurs fois chaque année ; il l'écrit même (Manuscrit de l'île d'Elbe). Cette naissance, c'est l'événement majeur de sa vie, et, à la façon dont il s'y attache, on peut juger l'importance qu'il y a mise, mais la naissance seule. D'ailleurs, nul enfantillage, nulle redondance paternelle, nul besoin de citer des mots, des traits, des anecdotes, moins encore d'en entendre ; un recul brusque et un coup de caveçon lorsque, sans raison majeure, quelqu'un de la suite, croyant faire sa cour, évoque son fils. La tendresse qu'il lui porte est du for intérieur, c'est l'intimité de son cœur ; il en a la pudeur et n'admet pas qu'on la viole. Il demeure hautain, ferme, sérieux. Il est un père, mais il reste l'Empereur. Il le veut rester à cause même de son fils. Il se préoccupe que son fils sache qu'il a eu un père toujours supérieur à ses infortunes, qui n'a jamais, même dans les plus petites choses, oublié quel est son rang. Ce rang auquel il se maintient, où il contraint à le placer tous ceux qui l'approchent, c'est la raison d'être qu'aura son fils, fils d'un empereur captif, martyr, non déchu. Il lui crée ainsi une légitimité ; car, bien qu'il médise de la légitimité, qu'il dise : On ne veut pas de vos balivernes sur la légitimité. Tous les souverains sont des imbéciles avec leur légitimité, au moins reconnaît-il, pour une dynastie, la nécessité de la durée. Or, la légitimité n'est guère autre chose : à la première génération, usurpateur ; à la cinquième, légitime. Lorsqu'il dit : Je me serais relevé du pied des Pyrénées si j'avais été mon petit-fils, c'est cette légitimité qu'il envisage ; de même, lorsqu'il dit : J'aurais dû mourir à Moscou, à Dresde ou à Waterloo, mon fils régnerait, lorsqu'il dit : Je crois que si j'avais été tué à Brienne, ma dynastie régnerait, c'est cette autre légitimité que consacre le baptême du sang ; et c'est encore une légitimité, celle dont, par son martyre, il revêtira son fils : Mieux vaut, pour mon fils, que je sois ici, dit-il ; s'il vit, mon martyre lui rendra sa couronne. — Mon fils, dit-il encore, si je meurs sur la croix, il arrivera ! et, après avoir rejeté les projets d'évasion : Il n'y a encore que mon martyre qui puisse rendre la couronne de France à ma dynastie.

Tel est le fond de sa pensée, telle l'espérance : il en faut toujours une à l'homme. Dans les jours d'abattement, lorsqu'il se laisse aller à se demander s'il ne vaudrait pas mieux ne pas avoir d'enfants, c'est une boutade qu'il coupe tout de suite par un parlons d'autre chose. Il est horrible de mourir sans enfants, dira-t-il après, et ce sera l'expression vraie de son âme.

De quelque sujet qu'il parle, on sent tout proche l'idée de l'enfant. Le plus souvent, il ne le nomme pas, il ne le personnalise pas, mais l'allusion est constante ; elle revient à propos de toute chose, de l'étiquette et du Grand couvert, des hommes et des femmes de la Cour, de chaque incident de la politique européenne qui, grossi par l'éloignement et par la disposition d'esprit que donne l'exil, filtre jusqu'à Sainte-Hélène. Tout y est occasion, et chaque raisonnement sur les événements qui ont influé sur sa destinée l'y ramène par une pente inévitable. Il se demande ce qui serait arrivé si le Roi de Rome avait été conçu par Joséphine au lieu de Marie-Louise, et c'est un problème sur lequel il s'étend ; il veut justifier le goût qu'il avait pour bâtir, et c'est par le palais qu'il méditait pour le Roi de Rome ; il s'interroge sur l'espèce de douleur qu'il éprouverait si on lui annonçait que sa mère est morte, ou sa femme, ou son fils ; il imagine ce qu'il eût pu faire après Waterloo s'il s'était remis à la tête des troupes comme lieutenant de Napoléon II ; il le voit régnant à Parme et faisant écrire l'histoire de son père ; c'est pour lui qu'il se raconte ; c'est à lui qu'il pense lorsqu'il fait des notes sur l'histoire de Frédéric ; pour lui qu'il rêve de placer, dans une grande banque anglaise, un million à fonds perdu. Son esprit en est constamment obsédé, et l'unique question qui l'intéresse, c'est si son fils régnera. Nul point de vue égoïste : Quand même je sortirais d'ici, répète-t-il à diverses reprises, je n'irais plus en France. Ma carrière est finie, mais j'ai l'espoir qu'on y rendra à mon fils la justice qu'il mérite. Il sent que sa présence serait, pour son fils régnant, un inconvénient et un danger ; il sait que les ministres ne le toléreraient point, que l'on ne voudrait point de lui. Il ne s'abuse point sur les termes du problème : Louis XVIII ne peut tarder à mourir ; son frère ou ses neveux lui succéderont-ils ? cela est douteux ; mais, même si la tradition de la couronne s'opère régulièrement, la branche aînée des Bourbons ne saurait la conserver longtemps. Qui la prendra alors ? Le duc d'Orléans ou Napoléon II ? Dit-il, comme le rapporte Montholon : Mon fils régnera si les masses populaires agissent sans contrôle ; la couronne sera pour le duc d'Orléans si les libéraux s'emparent de la victoire du peuple ? cela est probable, car, bien plus tard, il dit : A la mort du roi, qu'arrivera-t-il ? Les factions se partageront en trois, mais elles n'auront à délibérer que sur deux candidats, mon fils et le duc d'Orléans ; et, après avoir examiné les chances qu'apporterait à son fils l'union de la faction jacobine avec les personnes qui lui sont attachées, il conclut : Définitivement, je crois que le parti d'Orléans serait le plus nombreux ; il se composerait de tous les mécontents actuels, mais qui font parade d'aimer les Bourbons. Il aura en outre tous les indifférents et cette masse si nombreuse de personnes sans énergie qui, ayant quelque fortune, veulent en jouir paisiblement ; enfin, aux yeux du plus grand nombre, la dynastie ne paraîtrait pas avoir été changée.

Cette vue si précise par laquelle, dix années avant la Révolution de Juillet, il en détermine le dénouement ; ce jugement qu'il porte de la répartition des forces sociales et de l'entraînement des directrices vers une quasi-légitimité telle que la réalise le duc d'Orléans ; cette conviction que la force de Napoléon II réside dans ce qu'il appelle la faction jacobine, — ceux qui, serviteurs de la Révolution, ne voient son accomplissement que par la dictature napoléonienne, — toutes ces considérations d'avenir qu'on peut dire prophétiques, devraient l'empêcher de réclamer, pour son fils, l'aléatoire bénéfice de ses parentés souveraines. On l'a fait discourir contre elles, mais est-ce lui qui a parlé ? Tout ce qu'il a dit d'ailleurs vient en contradiction. Ainsi, lorsqu'il imagine que l'Autriche va mettre en avant Napoléon II, qu'elle lui fait un parti, qu'elle le garde pour dominer le cabinet des Tuileries : il a bien en objection son propre cas, mais n'en est-il pas à dire qu'il eût mieux fait de se livrer à l'Autriche, qu'elle l'eût traité en roi, que l'empereur François n'aurait pas voulu flétrir sous ses yeux le mari de sa fille, le père de son petit-fils ? En ce qui le touche, s'il ne résiste point aux faits trop probants, s'il se justifie d'avoir eu la bêtise de croire à la sainteté des liens de famille, il recherche ce que sont au vrai ces liens de famille ; il conclut que la parenté n'a de valeur que dans les lignes ascendantes et descendantes, et, de là, il prend l'assurance que son fils en sera mieux protégé par l'empereur d'Autriche.

Protégé de l'Autriche, est-ce là, après ce qu'il a dit ailleurs, une recommandation près des Français ? Mais devant l'Europe ? Et puis il trouve cela si grand qu'il ne calcule plus. L'enivrement qu'il en a pris agit encore. Comment ne serait-ce pas là le plus puissant des moyens qu'il lui laisse ? Il affirme cette parenté, il en publie la gloire ; il en revendique l'honneur. On dit, écrit-il dans la quatrième des Lettres du Cap, que le jeune Napoléon, qui, dès son âge le plus tendre, excita l'attention de tant de nations, est un enfant particulièrement favorisé de la nature tant au physique qu'au moral. Petit-fils de l'empereur d'Autriche, arrière-petit-fils de Ferdinand, roi de Naples, appartenant conséquemment aux Maisons de Lorraine et de Bourbon, il lui est peut-être réservé de grandes destinées. On ne peut songer sans surprise que l'enfant de Napoléon est l'arrière-petit-fils de Caroline, reine de Naples, la mortelle ennemie de tout ce qui est français. Cependant, plusieurs personnes assurent qu'en dernier lieu, lorsque Caroline alla à Vienne, elle prit un plaisir particulier à caresser le jeune prince et à consoler et donner des conseils à Marie-Louise.

Voilà l'expression de sa pensée, bien plus nettement, bien plus formellement établie que par les déclarations que lui prêta, vingt ans après sa mort, un de ses compagnons de captivité. Ainsi reste-t-il logique, tandis que les discours qu'on lui attribue seraient anormaux et contraires à sa psychologie. Il a voulu entrer dans la famille des rois, il a voulu faire souche de rois ; pour lui-même, c'est encore sur les rois qu'il compte, sur l'empereur d'Autriche, l'empereur de Russie ou la princesse Charlotte ; c'est par les rapports que son fils garde avec les rois qu'il suppute ses chances de régner ; il n'entend sans doute pas qu'il soit un légitime, tel que les Bourbons, c'est-à-dire un roi du droit divin, mais il ne réclame pas davantage en sa faveur le droit démocratique, les quatre plébiscites qui ont attesté et proclamé son autorité, sa famille et sa dynastie. Il ne s'explique pas sur les origines du pouvoir que recueillera son fils : il reconnaît qu'un mouvement populaire est nécessaire pour qu'il revienne en France, mais il y reviendra empereur, avec le prestige de sa double ascendance, avec le consentement des souverains dont il est le parent. Si loin va-t-il dans ce sens, que, s'il ne voit pas son fils empereur des Français, il le voit duc de Parme, archiduc d'Autriche, mais toujours prince. Cela, qui lui semble indélébile, il le lui a du moins gagné ; il l'a fait prince !

Que devient-il, cet enfant ? Où est-il ? Que fait-il ? Est-il vivant ou mort ? Nulle réponse aux notes où l'Empereur demandait qu'on lui donnât des nouvelles, point de lettre, le silence ! Un commissaire autrichien débarque à Sainte-Hélène : l'Empereur l'attend avec impatience. Dans l'arrivée de ces commissaires français, russe, autrichien, il voit un hommage encore à l'Empereur qu'il est et qu'il demeure. Surveillants non, plutôt ambassadeurs. C'est l'Europe qui va lui parler. Sans doute, l'Autrichien en particulier a des messages de l'empereur d'Autriche et de Marie-Louise. Mais quoi ! du temps passe : les commissaires se heurtent à Hudson-Lowe, ils se heurtent à Bertrand ; ils ont affaire aux exigences du geôlier anglais, aux règles d'étiquette du grand maréchal. Ils s'abstiennent de paraître à Longwood, où ils n'ont point à parler, mais à écouter et à regarder. La déception est grande et l'Empereur veut avoir l'air de les refuser quand ils se refusent. Que vient faire ici cet Autrichien ? dit-il. Il n'est pas seulement chargé de m'apporter des nouvelles de ma femme et de mon fils ! et à l'amiral Malcolm : Comment voulez-vous que je voie ces gens-là ? Qui est-ce qui les envoie ? Est-ce l'Autriche que j'ai eue vingt fois à mes pieds ? Le commissaire m'apporte-t-il des nouvelles de ma femme et de mon fils ? C'est là le premier mouvement de l'Empereur qui voudrait qu'officiellement François II lui eût fait parler ; le prisonnier s'en repentira bientôt, car c'est à ces commissaires qu'il attachera toutes ses espérances et, pour les attirer, les confesser, leur porter des confidences, leur passer des papiers, il mettra en mouvement tous les ressorts.

Dès le début, sa dignité a élevé une barrière d'étiquette que lui-même ne peut plus abaisser. Aussi bien, n'a-t-il rien à perdre, le ministère autrichien en envoyant un commissaire pour surveiller le gendre de l'empereur d'Autriche, ne lui a confié aucune mission, ni patente, ni secrète, n'a même pas songé qu'une telle démarche eût été convenable et décente, autant que l'abstention commandée est odieuse et cruelle.

Mais, à la suite du commissaire autrichien, le baron Stürmer, est venu à Sainte-Hélène, pour en étudier la flore, un botaniste nommé Welle, un ignoré, un pauvre, un savant. Welle s'arrange pour voir à Jamestown Marchand, le valet de chambre de l'Empereur, le fils de la berceuse du petit Roi, et de la part de celle-ci, il lui remet un morceau de papier plié sur lequel est écrit : Je t'envoie de mes cheveux. Si tu as le moyen de te faire peindre, envoie-moi ton portrait. Ta mère : MARCHAND. Dans le papier, une boucle de cheveux blanchâtres, blonds de filasse. Marchand ne s'y trompe pas : ce sont des cheveux du Roi de Rome. Durant que l'empereur d'Autriche interdisait qu'on donnât à ce père des nouvelles de son enfant, que Marie-Louise n'avait garde d'en envoyer, même d'ostensibles, que la Chancellerie autrichienne députait un surveillant pour resserrer la captivité du gendre de l'empereur, un cœur simple, une domestique, une bonne, Madame Marchand, s'ingéniait ; elle attendrissait Boze, l'inspecteur des jardins de Schœnbrunn ; elle obtenait qu'il remît à Welle, son élève, cette enveloppe où étaient des cheveux, et qu'ainsi, par cette complicité des humbles, le proscrit sût que son fils vivait. Crime d'État. Le gouverneur anglais apprend qu'on a remis à Napoléon des cheveux de celui qu'on appelle le Roi de Rome ; c'est un domestique qui a servi d'intermédiaire. A qui ce domestique ? Sans doute au commissaire français ? — Fausse piste. A l'Autrichien ? Rien encore. — A la fin, il arrive à Welle, il l'interroge ; Welle avoue simplement ce qu'il a fait et il ne peut croire que ce soit un attentat contre l'Angleterre. On l'expulse ; Stürmer est fortement réprimandé par le prince de Metternich pour des faits dont il n'a eu aucune connaissance et son rappel suit de près.

Avec l'habitude qu'il a de simplifier les faits et d'en tirer ce qui lui importe, Napoléon ne s'arrête point au secret dont Welle s'est entouré ; il prend pour acquis le fait douteux que Welle aurait vu le Roi de Rome à Schœnbrunn et que Hudson-Lowe le savait, l'autre fait aussi douteux que Welle aurait demandé à venir à Longwood et que le gouverneur l'aurait refusé. Dans la lettre qu'il remet à Las-Cases le 11 décembre 1816 et qu'il destine à être publiée, il écrit : Si vous voyez ma femme et mon fils, embrassez-les. Depuis deux ans, je n'en ai aucune nouvelle, ni directe, ni indirecte. Il y a dans ce pays, depuis six mois, un botaniste allemand qui les a vus dans le jardin de Schœnbrunn, quelques mois avant son départ. Les barbares ont empêché qu'il vînt me donner de leurs nouvelles. En mai 1817 : Comment, dit-il à l'amiral Malcolm, il y avait ici un botaniste qui avait vu ma femme et mon enfant et on l'a empêché de me donner de leurs nouvelles ; on lui fait un procès pour avoir remis à mon valet de chambre des cheveux de mon fils ! Cinq mois plus tard, en octobre, lorsqu'il rédige les Observations sur le discours de lord Bathurst, cet acte d'accusation qu'il dresse en réponse aux allégations du ministère anglais : D'après le même esprit d'inquisition, un botaniste de Schœnbrunn qui a séjourné plusieurs mois dans l'île et qui aurait pu donner à un père des nouvelles de son fils, fut écarté de Longwood avec le plus grand soin. En vérité, on cherche à concevoir quel danger pouvait en résulter pour la Grande-Bretagne ! Ainsi, à force de le retourner dans sa pensée, a-t-il grossi le grief et y a-t-il, par des suppositions, ajouté des circonstances aggravantes : tant il est uniquement occupé de cet enfant, et, comme le prouve un autre incident, de sa fortune future.

Le 28 mai 1817, un store-ship, le Baring, capitaine Lamb, arrive à Sainte-Hélène. A bord est un maître canonnier, Philippe Radovitch, qui a été chargé par la maison de commerce Biagini, de Londres, de présenter à Napoléon un buste en marbre de son fils. Sur ce buste, Biagini a enté quantité d'histoires : qu'il a été taillé d'après un portrait exécuté d'après nature, en 1816, aux bains de Livourne où le prince se trouvait avec sa mère ; qu'il n'y en a eu que deux exemplaires, l'un qu'a gardé l'illustre mère du prince, l'autre qu'on envoie à Sainte-Hélène ; qu'il a fallu de grands frais pour obtenir la ressemblance ; racontars de brocanteur pour parer la marchandise ; rien n'en est vrai, ni vraisemblable : le prince n'a jamais encore quitté Schœnbrunn, il n'est point allé à Livourne ; sur le buste, on a figuré la plaque de la Légion qu'il ne porte pas et, sur le piédouche, on a gravé : Napoléon-François-Charles-Joseph, alors que le premier de ces noms est aboli. Qu'importe ? Le roman est bien établi et l'amour paternel est crédule !

Radovitch, paraît-il, tombe malade dès que le Baring entre en rade de James-Town ; le 8 juin seulement, Hudson-Lowe informe lord Bathurst ; il ne sait que faire du buste et il attendra des instructions. Entre temps, il s'est consulté avec son lieutenant, sir Thomas Reade : ce buste n'est-il pas un signe de reconnaissance ? N'y aurait-on pas caché des lettres ? Bon, lui répond Reade, s'il était en plâtre, mais il est en marbre. Cet argument lui semble fort et le détermine à venir, le 10, chez le grand maréchal pour parler du buste. Or, dès le lendemain de l'arrivée du Baring, Napoléon a su qu'il était à bord et il a bâti sur cet envoi tout un système. On lui a rapporté les délibérations entre Hudson-Lowe et Reade : s'il fallait supprimer le buste, le briser, le jeter à la mer. Il guette le gouverneur et, dès lors, il a fait de cette affaire un de ses griefs dans les notes qu'il a dictées à Montholon. Au grand maréchal qui est sur la défensive, Hudson-Lowe expose qu'un statuaire de Livourne a fait un mauvais buste du fils de l'Impératrice Marie-Louise et l'a envoyé à Sainte-Hélène par le Baring ; il n'en a pas fixé le prix, mais il espère cent louis de la générosité du général Bonaparte ; cette prétention est si exorbitante qu'elle doit suffire pour que le buste ne soit pas accepté, car c'est évidemment une honteuse spéculation de quelque mauvais sculpteur toscan. A l'appui de son dire, Hudson-Lowe communique à Bertrand la lettre de Biagini et le mémorandum d'embarquement.

Le grand maréchal ne s'en laisse pas imposer. Il répond que l'Empereur a un grand désir de revoir les traits de son fils et il engage vivement le gouverneur à envoyer le buste le soir même. Il est bien exact que l'Empereur y attache un prix extrême ; outre que la remise constituera un avantage sur le gouverneur, il ne met pas en doute que ce buste a été fait d'après les ordres de l'Impératrice Marie-Louise pour être offert au père et au mari en hommage de ses tendres souvenirs.

Le 11, le buste est apporté. L'Empereur envoie Gourgaud chez le grand maréchal pour ouvrir la caisse et lui rendre compte. Au retour, son premier mot : Quelle décoration ? — L'aigle. — Mais ce n'est pas celui de Saint-Etienne au moins ? — Eh non ! C'est l'aigle que Votre Majesté porte elle-même. Il est content ; il renvoie Gourgaud chercher le buste. Tout de suite, il regarde la décoration : Est-ce l'Impératrice ou le sculpteur qui aura voulu l'aigle ? Il trouve que l'enfant est joli, quoiqu'il ait le cou enfoncé ; il ressemble à sa mère. Il fait appeler les Montholon ; il montre le buste à O'Meara, aux petites Balcombe : c'est l'Impératrice Marie-Louise qui le lui a envoyé.

Le croit-il ? Se le figure-t-il vraiment ? Ses illusions sont-elles à ce point persistantes ? Est-ce un jeu qu'il joue et dont, devant ce médiocre public, il veuille tirer bénéfice ? Qui sait ? Ce qui n'est pas joué, c'est l'émotion qu'il éprouve. Sa figure rayonne, elle exprime d'une façon frappante l'amour paternel et l'orgueil qu'il éprouve d'être le père d'un si aimable enfant. Il est évidemment enchanté des éloges enthousiastes que les Balcombe donnent à ce buste. Mrs. Balcombe lui dit qu'il a bien le droit d'être fier d'être le père d'un enfant aussi beau ; sa figure alors s'illumine de son sourire et jamais physionomie, dit Mrs. Balcombe, ne refléta l'amour paternel d'une façon plus expressive et plus intéressante.

Reste le compte à régler avec Hudson-Lowe. Hudson-Lowe n'a-t-il pas voulu briser le buste, le jeter à la mer ? Ne l'a-t-il pas retenu pendant plusieurs jours ? S'il ne me l'avait point remis, dit l'Empereur, je me proposais de faire une plainte qui eût fait dresser les cheveux sur la tête à tout Anglais ; j'eusse raconté des choses qui l'eussent fait exécrer par toutes les mères en Angleterre comme un monstre à figure humaine. Mais il l'a remis, et l'argument tombe. Reste qu'il a voulu le briser. Regardez cela, dit l'Empereur, regardez cette figure. Il faudrait être bien barbare, bien atroce pour vouloir briser une figure semblable. Je regarderais l'homme capable de le faire ou de l'ordonner comme plus méchant que celui qui administre du poison à un autre, car celui-ci a quelque but en vue, tandis que celui-là n'est poussé que par la plus noire atrocité et il est capable de tous les crimes.

Mais ces discours ne sortent pas de l'entourage auquel ils s'adressent. Il faut une vengeance qui fasse plus de bruit. Hudson-Lowe a dit que le buste ne valait pas les cent louis qu'on en demandait. Pour moi, il vaut un million, dit l'Empereur, et il commande à Bertrand de donner trois cents guinées à celui qui l'a apporté : du même coup, on verra cet homme, on saura d'où il vient, qui l'envoie ; peut-être a-t-il quelque message, quelque commission verbale ? Radovitch est conduit en effet chez Madame Bertrand, mais l'officier de service ne le quitte pas d'une semelle. Il dit seulement que le buste lui a été remis par un banquier avec qui il partagera l'argent qu'on lui donnera, qu'il a été fait lorsque le petit Napoléon était aux eaux de Pise, — nouveau mensonge, mais que peut-on savoir à Sainte-Hélène ? Le 16 juillet, Radovitch reçoit de Bertrand, avec un bon de trois cents livres sterling, cette lettre vengeresse : Je regrette que vous n'ayez pu venir nous voir et nous donner quelques détails qui sont toujours intéressants pour un père. Des lettres que vous avez envoyées, il résulte que l'artiste évalue à £ 100 la valeur de son ouvrage. L'Empereur m'a ordonné de vous faire passer un bon de £ 300. Le surplus sera pour vous indemniser de la perte qu'il sait que vous avez éprouvée dans la vente de votre pacotille, n'ayant pu débarquer, et des tracasseries que vous a occasionnées cet événement bien simple et qui devait vous mériter des égards de la part de tout homme sensible. Veuillez faire agréer les remercîments de l'Empereur aux personnes qui vous ont donné cette aimable commission. Cette dernière phrase vise Marie-Louise ; elle affirme la conviction où Napoléon est ou veut paraître que le buste vient d'elle, mais Radovitch n'a de remerciements à faire agréer à personne : même l'affaire eût mal tourné pour lui, si, à son retour des Indes, après des aventures fort compliquées, il n'était parvenu, par un heureux hasard, à toucher en Allemagne, des mains de Las-Cases, la gratification que l'Empereur lui avait destinée.

Si Napoléon avait pensé que ce buste fût une simple spéculation de marchand, il n'y eût point attaché plus d'importance qu'il ne fit, en novembre 1817, à des gravures représentant le jeune prince, apportées de Londres par un négociant anglais nommé Barber. De ces gravures, une au moins a été remise à l'Empereur, qui l'a montrée à Bertrand, mais on lui a trouvé la figure autrichienne et, pour cette raison, ou parce qu'elle a été envoyée par Hudson-Lowe, on en a peu parlé. Cependant O'Meara a appris de Barber qu'Hudson-Lowe avait pris les gravures dans son magasin et il en tire grief, disant qu'elles n'ont jamais été portées à Longwood. Bertrand de même, dans une lettre à Las-Cases du 18 janvier 1818 ; directement, l'Empereur n'en parle pas ; aussi bien, cela est banal ; cela ne vient de personne ; ce morceau de papier ramassé sur les quais de Londres par un marchand qui veut en achalander sa boutique, a quelque chose de vil et qui rabaisse.

C'est des nouvelles qu'il souhaite, des nouvelles directes, des nouvelles heureuses ; quand il arrive des nouvelles, c'est par les gazettes, et l'on y apprend que, par le traité du 10 juin 1817, les Hautes Puissances ont réglé la succession de Parme, que c'est un Bourbon qui héritera de Marie-Louise : cela Napoléon l'avait pressenti, non pas que l'empereur d'Autriche doterait son petit-fils de l'apanage qu'avait en Bohême l'archiduc Ferdinand, redevenu grand-duc de Toscane. La fortune lui semble belle et peut-être est-ce mieux ainsi : mais Hudson-Lowe lui a fait passer tout de suite les gazettes qui l'annoncent : Vous voyez, dit-il à O'Meara, qu'il n'a pas perdu de temps pour m'envoyer cette nouvelle ; au surplus, je me suis toujours attendu à quelque chose de la sorte des misérables qui composaient le Congrès. Ils redoutent un prince qui est le choix du peuple.

Ainsi parle-t-il et, deux jours auparavant, il a fait demander au baron Stürmer si, au cas qu'il tombât dangereusement malade et qu'il le fît appeler, il serait assuré de le voir et s'il pouvait compter que ce qu'il lui dirait ne serait rendu qu'à l'empereur d'Autriche lui-même. Donc, il a encore confiance en son beau-père, puisque c'est lui qu'il veut rendre dépositaire de ses dispositions suprêmes. Il se sent malade ; il assure qu'il ne vivra pas un an et, à mesure que sa santé s'affaiblit, il parle davantage de son fils. Et c'est toujours la même idée : s'il le veut Français, il le veut d'abord prince. Ainsi, quand O'Meara quitte Sainte-Hélène, il lui écrit : Si vous voyez mon fils, embrassez-le pour moi : qu'il n'oublie jamais qu'il est né prince français.

De cette époque de juillet 1818 au jour de la délivrance, les témoignages — ceux publiés jusqu'ici — sont trop incertains ou trop suspects pour qu'on s'y fie. La maladie a des intermittences, mais le patient est condamné. Un grand silence, déjà celui de la tombe, s'étend sur ces trois années. Pourtant, ce sont les mêmes idées, les mêmes désirs, les mêmes rêves. Il a renoncé à demander, à espérer même des nouvelles directes, à tenir de l'écriture de son fils ; il a des nouvelles indirectes par Las-Cases qui les envoie au grand maréchal, par la caravane corse que Fesch a formée avec son habituelle niaiserie, par Pauline qui, presque seule, à travers ses amis anglais, trouve à passer des lettres ; mais le silence qui ouvrait au moins la porte des songes ne valait-il pas mieux que ces lettres sans cachet, qu'ont maniées des mains de policiers et de sbires, sur qui se sont posés des regards d'inquisition, d'indifférence et de dérision ? Ces lettres qui ont traîné dans tous les bureaux des colonies avant d'échouer dans le salon de Lady Lowe, comment en recevoir une consolation ? Écrites avec contrainte, sous la continuelle obsession qu'elles seront supprimées si elles renferment quoi que ce soit de personnel, elles sont accueillies sans intérêt, lues avec défiance, parfois déchirées avant d'être lues, tant est violent le dégoût qu'inspire au prisonnier cette violation de ses secrets de famille. De plus en plus, Napoléon se réfugie dans cette idée qu'il assure par son martyre le trône de son fils : à défaut des enseignements verbaux qu'il n'a pu lui donner, il lui léguera par ses écrits la substance de sa doctrine et l'explication de sa vie ; par tous les objets qui lui ont personnellement appartenu, son argenterie, ses armes, ses porcelaines, ses livres aux armes impériales, il se rendra sensible à son esprit et à son cœur. Telle était sans doute la volonté dont, en octobre 1817, il comptait faire part au baron Stürmer ; telle celle qu'il expose, en août 1819, dans le premier testament qu'il rédige ; telle celle qu'il développe dans son testament suprême d'avril 1821.

Du peu d'argent qu'il possède, des capitaux immenses qui lui appartiennent et qu'on restituera peut-être à sa succession, des créances qu'elle devra réclamer sur tous les princes d'Europe, des millions et des millions qui devraient former son héritage, il ne réserve rien à son fils, il ne veut rien pour lui. Ce n'est pas d'argent que son fils a besoin : prince autrichien s'il reste tel, il aura ses possessions de Bohême ; prince français, empereur, il aura la France et l'Empire. L'argent, il le distribue à ses compagnons et à ses fidèles ; aux protecteurs de son enfance, aux amis de sa jeunesse, aux proscrits qui souffrent pour sa cause, aux soldats qui, à travers l'Europe conquise, ont escorté ses aigles, aux paysans de France que l'Invasion a ruinés : voilà ses héritiers : pour eux il thésaurise en esprit, il calcule des intérêts, il élève des recours, il crée des titres. L'argent qu'il donna jadis aux siens, il le reprend pour le leur donner ; il n'en trouve jamais assez pour les misères qu'il soulage, les souvenirs qu'il immortalise, les crimes qu'il répare.

Par contre, à son fils seul, il donne tout ce qui est lui, tout ce qui est de lui, tout ce qui le rappelle, tout ce qui l'incarne, tout ce qui, par un côté, indique une de ses habitudes, dénote un de ses goûts, établit un souvenir de lui. De même qu'il a fait pour l'argent, ramassant toutes les créances même les plus douteuses pour en grossir son héritage, il recherche, pour accroître les trésors qu'il destine à son fils, les dépôts qu'il a faits, les détournements qu'il a subis, les réclamations qu'on peut former. Sa mémoire qui, par un miracle d'amour paternel, s'est rendue à cette heure de la mort aussi précise qu'aux plus belles heures de la vie, sait les noms, les lieux, les objets, elle les détaille et les formule. Il lui a plu jadis de fermer les yeux, il les ouvre et, après six années, il va saisir les dépôts et reprendre son bien.

Tout cela, il l'écrit à mesure que les faits se présentent à son souvenir et souvent les deux pensées, chevauchant l'une sur l'autre, s'alternent et se confondent : celle de la succession impériale qu'il transmet à son fils, celle de cette succession morale en même temps que physique par laquelle il l'investit de sa personnalité. Il n'est plus d'objet vulgaire, il n'est plus de détail insignifiant ; à voir ce moribond qui, du 15 au 26 avril, assemble, compte, énumère, décrit tout ce qui rappelle sa vie, tout ce qui en atteste la gloire, tout ce qui en marque les étapes ; qui, pour se rendre visible, réel, palpable, veut, au défaut de son corps qu'il sait périr tout à l'heure, mettre sous les yeux, dans les mains de son fils, les vêtements qu'il a portés, les boîtes, les nécessaires dont il s'est servi, tout l'intime et le secret de ses habitudes ; qui, ensuite, telle qu'une ombre habituée déjà des tombeaux, parcourt les palais qu'il habita, les demeures de ses domestiques, les hôtels de ses courtisans, glanant des tableaux, des gravures, des meubles, des cartes, des dessins, des médailles, des statues, c'est assister au plus émouvant spectacle qu'ait fourni jamais l'amour paternel.

Tout tient en cette phrase qu'il écrit : Mon souvenir sera la gloire de sa vie ; lui réunir ou lui faciliter l'acquisition de tout ce qui peut lui faire un entourage dans ce genre.

Et puis, il pense aux serviteurs dont son fils devra s'entourer ; il les nomme et les désigne ; il pense aux moyens que sa famille et ses compagnons devront employer pour approcher son fils ; il les imagine et les indique ; il pense aux legs que Madame pourra lui faire pour qu'il tienne quelque chose de ses grands parents ; il pense que son fils n'a de ressource que du côté de Marie-Louise ; s'il sait, il oublie ; s'il ne sait pas, tout au moins, il redouble de tendresse et d'égards. Il ne se hasarde point aux détails de la politique ; cela ferait supprimer son testament comme on a supprimé sa personne, mais, par quelques considérations générales, il établit sa confiance aux destinées qu'il a préparées à son fils : son fils ne doit pas oublier qu'il est né prince français ; il ne doit jamais se prêter à être un instrument entre les mains des triumvirs qui oppriment les peuples de l'Europe ; il ne doit jamais combattre ni nuire en aucune manière à la France ; il doit adopter sa devise : Tout pour le peuple français. Pour le reste, il s'en rapporte à ses exécuteurs testamentaires, qui, lorsqu'ils pourront le voir, redresseront ses idées avec force sur les faits et les choses et le remettront en droit chemin.

Jusqu'au dernier souffle, il est rivé à la pensée de son fils. Le 2 mai, lorsque déjà l'ombre s'épaissit et que l'agonie commence, il veut encore dicter à Marchand quelque disposition qui le concerne, mais, si son esprit est lucide, sa parole ne s'entend plus. Du moins, il voit encore et c'est aux portraits de son fils qu'il attache ses regards, comme si, dans ses yeux éteints, il voulait, par delà la tombe, emporter cette image. A l'enfant qu'il a quitté sept années auparavant, le 24 janvier 1814, il n'a plus à léguer des empires, des armées, des trésors, l'Europe soumise, le monde presque conquis ; son héritage n'est plus fait que de lui-même, de sa gloire et de son souvenir ; c'est sa vie et sa mort : l'exemple et le sacrifice. La part n'en est-elle point meilleure et n'est-ce pas tout qu'un tel nom ? Pour peu que l'enfant le sente ou le comprenne, n'est-ce pas qu'il lui met aux mains les moyens de tout recouvrer, et de fonder ainsi pour jamais, dans la paix et la gloire, la dynastie de Napoléon ?