NAPOLÉON ET SON FILS

 

X. — DE RAMBOUILLET AU BURG DE VIENNE.

 

 

(Avril 1814 - Avril 1815)

 

Le pacte des deux empereurs. — La fortune du Prince de Parme. — Départ de Rambouillet. — Le voyage. — Le Prince de Parme en 1814. — Arrivée à Vienne. — Installation à Schœnbrunn. — Les permissions données à Marie-Louise. — Marie-Louise et Neipperg. — Les ambitions de Marie-Louise. — L'Autriche et le Prince de Parme. — Lettre de Mme de Montesquiou. — Les Français à la suite de Marie-Louise. — Le Prince de Parme à Schœnbrunn. — Le colonel de Montesquiou. — Renvoi de Mme de Montesquiou. — L'enfant apprend à dissimuler. — Le gouverneur nommé par l'empereur François. — Renvoi de Mme Soufflot. — Renvoi de Mme Marchand.

 

Partie d'Orléans avec son fils le 12 avril à huit heures du soir, sous l'escorte de deux Autrichiens et de vingt-cinq cosaques, Marie-Louise est arrivée à Rambouillet le 13 à midi. La Maison s'est dispersée ; ce n'est plus une cour qui l'accompagne, à peine une suite. Pour la décider, on l'a trompée. On lui a dit que son père était à Rambouillet ou qu'il allait y arriver et que, pour le joindre, elle n'avait pas un instant à perdre ; que Napoléon avait consenti à ce voyage ; qu'on lui réservait une existence indépendante qui passerait à son auguste fils... qu'elle serait tranquille pour le présent et libre de sa volonté pour l'avenir. A Rambouillet, elle n'a pas trouvé l'empereur d'Autriche : elle l'a attendu jusqu'au 16 et dans quelle anxiété ! Aux Autrichiens qui l'ont conduite d'Orléans à Rambouillet, elle a dit que, pour le bien de son enfant, elle consentait à aller à Vienne. Elle leur a montré son fils, le plus bel enfant qu'ils eussent vu ; au moment où François II arrive au perron du château, elle lui jette d'un mouvement de violence son fils dans les bras ; plus tard, au milieu de la conférence qu'elle a avec lui, elle appelle encore son fils, le lui présente, le lui fait caresser. L'empereur, a dit un témoin, ne pouvait se lasser de l'admirer, en disant que c'était bien son sang qui coulait dans ses veines. Il promet de lui servir de père, il le promet à sa fille, il le promet à Napoléon ; car on n'a point encore assez gagné sur elle pour qu'elle se rende sans une formelle autorisation de son mari, et, afin de l'avoir sous la main et de la corrompre à loisir, afin de lui refaire une âme autrichienne et d'abolir en elle la notion du devoir, il faut lui présenter le leurre d'un établissement pour son fils, le leurre de sa liberté à elle-même, le leurre qu'elle pourra à son jour rejoindre Napoléon à l'île d'Elbe. C'est ce contrat que, le 16 avril, l'empereur d'Autriche propose formellement à son frère et cher beau-fils par une lettre écrite de Rambouillet même ; c'est ce contrat qu'accepte Napoléon, le 28 avril, par une lettre qu'il répond de Fréjus. L'empereur d'Autriche a dit : Rendue à la santé, ma fille ira prendre possession de son pays, ce qui la rapprochera naturellement de Votre Majesté. Il serait superflu, sans doute, que je donne à Votre Majesté l'assurance que son fils fera partie de ma famille et que, pendant son séjour dans mes États, il partagera les soins que lui voue sa mère. Ce sont là les termes qu'a acceptés Napoléon : Le désir de l'Impératrice et le mien est d'être réunis, surtout dans un temps où la fortune s'est plu à nous faire sentir ses rigueurs. Votre Majesté pense que l'Impératrice a besoin d'aller aux eaux, et qu'immédiatement après elle viendra en Italie. Cet espoir me sourit et j'y compte...

Il y a parole d'empereur, parole spontanément offerte au proscrit ; il y a parole de père, parole spontanément offerte au gendre, — et cela au temps même où Napoléon se résignait à être abandonné, où il disait : Si Marie-Louise ne veut pas me rejoindre de bonne grâce, qu'elle reste à Parme ou à Florence, là où elle régnera enfin, je ne demanderai que mon fils.

Pour achever de le dépouiller, comme si ce n'était assez d'un million d'hommes armés, de la trahison suscitée dans son armée, d'un traité menteur signé avec lui, on emploie, sans même de besoin, cette fourberie suprême ; tout moyen n'est-il pas légitime, et, duper l'usurpateur après l'avoir terrassé, n'est-ce pas double joie ?

L'enfant, lui, est demeuré étonné devant le grand-père qu'il voyait pour la première fois, cette tête froide, longue et grave, cette physionomie inerte. Quand on l'a conduit à lui, il a dit : Je vais voir l'empereur d'Autriche ! au retour, il dit : Maman Quiou, il n'est pas beau, grand-papa ; et, dans sa petite cervelle, il rêve à ces choses qu'il ne comprend pas ; mais, pour le distraire, il a les fidèles qui, non sans risque, viennent de Fontainebleau ou de Paris pour faire une dernière fois leur cour et qui, ne trouvant accueil que de Madame de Montesquiou, se réunissent dans sa chambre et essaient de faire jouer l'enfant détrôné.

Des jours passent durant lesquels, aux Tuileries et à Saint-Cloud, suivant les ordres donnés les 9 et 13 avril par le baron Monnier, ci-devant secrétaire du cabinet de l'Empereur, à présent commissaire pour l'Intendance générale de la Couronne, on emballe ce qui appartient en propre à l'Impératrice et à son fils. Que recevra-t-il de la France, celui qui devait en être l'héritier ? Un berceau de trois pieds neuf pouces de long sur vingt-deux pouces et demi de large (c'est le berceau de la Ville de Paris) ;les rideaux du berceau ;un étui rond en maroquin contenant un hochet en argent brisé ;un petit berceau garni de point ;deux cavaliers, une laitière et sa vache, un petit tombereau en acajou ;un petit billard, un trou-madame, une petite table ;un petit carillon ;une petite écurie en bois ;un jeu d'arc ;deux grands chevaux, un hussard ;une petite mécanique représentant un magasin d'épicerie ; un petit chariot de porteur d'eau en cristal ;la petite voiture aux moutons ; une mécanique représentant un Turc jouant de la mandoline et un faiseur de tours ;un grenadier, un dragon et cent cinquante petites pierres diverses de minéralogie ;une serinette garnie en acier et nacre, et vingt-cinq volumes relatifs à l'éducation des enfants ; c'est là, avec ce qui fut emporté au départ de Paris, d'effets personnels, d'objets de voyage et de bijoux, la fortune du Roi de Rome lorsqu'il quitte la France ; encore le prince de Bénévent, qui a mis l'embargo sur les caisses appartenant à Marie-Louise et à son fils, ne permettra-t-il qu'elles sortent de France que sur les représentations officielles du comte de Bombelles, chargé d'affaires d'Autriche.

Ces derniers jours à Rambouillet sont étrangement pénibles. Les personnes qui viennent de Paris ne savent si leur arrivée et leur présence sont agréables ; ce pays, disent-elles, est celui des incertitudes. A la veille d'un exil dont elles ne peuvent prévoir la durée, les femmes qui suivent à Vienne le prince de Parme, n'ont même pas la permission de mettre ordre à leurs affaires, de dire adieu à leurs parents ou leurs amis. Mais Madame de Montesquiou donne l'exemple, rassure et raffermit le personnel qu'elle a choisi, trouve les moyens de l'encourager et de faciliter des arrangements qui rendent le départ moins pénible : ainsi, Madame Soufflot, ci — devant femme-rouge, promue sous-gouvernante, emmènera sa fille Fanny, âgée de quinze ans ; la berceuse, Madame Marchand, dont le fils accompagne l'Empereur à l'île d'Elbe, est si dévouée qu'elle suivrait partout ; Gobereau, le valet de chambre, dont la femme est couturière chez l'Impératrice, aura avec lui son fils qui servira au prince de compagnon de jeu : d'ailleurs, c'est là tout : s'il est d'autres serviteurs, ils sont confondus avec ceux de Marie-Louise qui n'en emmène pas moins de quarante-trois pour les services intérieurs de sa future Maison.

Aussi, lorsque, à la fin, l'état-major autrichien chargé de la surveillance et des honneurs étant arrivé à Rambouillet le 22, l'on en part le 23, le cortège est impérial : il ne comprend pas moins de vingt-quatre voitures de toutes sortes, et, rien que pour traverser la France de Rambouillet à Bâle, en passant par Grosbois, Provins, Troyes, Châtillon, Dijon, il en coûte plus de 50.000 francs en frais de poste. Rien n'est changé dans l'étiquette, les usages, le train, la domesticité. Le prince de Parme voyage dans sa voiture avec ses gouvernantes, et ne voit sa mère qu'aux couchées. La distraction des spectacles nouveaux suffirait peut-être à le consoler, s'il ne manquait de ses compagnons de jeu habituels : Ah ! dit-il, je vois bien que je ne suis plus roi, je n'ai plus de pages ! Comment faut-il se le représenter alors ? Les portraits ne vont pas manquer tout à l'heure ; il y aura les miniatures d'Isabey, dont on connaît quantité de répétitions et que les diverses gravures ont répandues à l'infini : elles ont établi un type dont il peut bien paraître inutile, tant il est devenu populaire, de contester la ressemblance. Le Roi de Rome sera désormais ce joli petit être aux longs cheveux blonds harmonieusement bouclés, aux yeux bleus largement ouverts, dont le masque évoque celui de Napoléon et qui, le col découvert, en habit à la matelote que barre le grand cordon, donne une impression de joie et de beauté.  Chaque graveur s'ingéniera, à mesure que les temps s'écoulent, à préciser le rapport entre le fils et le père et, s'écartant davantage des originaux déjà peu fidèles d'Isabey, arrivera à formuler une tête purement napoléonienne. Pourtant, à Rambouillet, François II, au premier abord, a été frappé par la ressemblance entre son petit-fils et ses parents d'Autriche. A Insprück, où Marie-Louise s'arrête, dans le salon de l'appartement qu'elle occupe, est un tableau représentant l'impératrice Marie-Thérèse présidant un chapitre de l'ordre qu'elle vient d'instituer ; près d'elle, son fils Joseph, âgé de dix à douze ans. Bausset s'extasie sur la ressemblance entre l'empereur Joseph et le petit prince. L'Impératrice partage cette opinion et fait demander son fils que Bausset soulève à la hauteur du tableau pour rendre l'observation plus facile, et dès lors cette ressemblance n'est plus douteuse. Entre la tête de Joseph II, auquel ainsi il est acquis que ressemble le prince de Parme, et la tête de Napoléon, quel rapport ? Si Napoléon a voulu, par les portraits officiels, imposer à son fils le type dynastique qu'il a imprimé lui-même à ses représentations, ce type disparaît dès la chute de l'Empire ; entre le Roi de Rome et le prince de Parme un abîme se creuse et, loin de reproduire les traits de son père, l'enfant, selon une loi commune, reproduit ceux de sa mère, ceux-là qui sont héréditairement fixés dans la Maison d'Autriche.

Cette ressemblance a sa grande part dans l'accueil si chaleureux que le peuple de Vienne fait au petit prince, le 27 mai, dans l'allée de Schœnbrunn. Tout le monde est frappé comme il est semblable à la famille impériale. Il est joli, il est malheureux, il fait impression ; mais surtout il est Habsbourg et, bien plus qu'à la mère, devenue trop française pour les Viennois, la chaleur de la sympathie populaire va à l'enfant irresponsable, dont l'aisance, le sourire, les saluts coquets, l'habitude qu'on lui a donnée de répondre aux vivats par des baisers, conquièrent tous les cœurs.

Il semblerait que Marie-Louise dût s'en attacher davantage à son fils, et que l'apprentissage des devoirs maternels dont l'a privée sa grandeur, fût suffisant pour l'occuper. On l'a pensé dans sa famille ; l'appartement qu'on lui a préparé à Schœnbrunn communique, par le cabinet de toilette, avec l'appartement de son fils ; mais elle y vient rarement ; Madame de Montebello, qui lui a fait la grâce de l'accompagner pour quelques jours, ne pourrait s'y souffrir avec la gouvernante, et c'est avec Madame de Montebello que Marie-Louise passe toutes ses journées. Elle ne peut se faire à l'idée de se séparer d'elle et, pour la retrouver, pour jouir de sa présence, elle n'a qu'une idée, la rejoindre à Aix-les-Bains : de là, elle se rendra à Parme et prendra possession de ses Etats ; peut-être obtiendra-t-elle que la duchesse l'y rejoigne. Cela semble le programme qui avait été convenu avec Napoléon, mais déjà le voyage à l'île d'Elbe n'est plus dans les projets de Marie-Louise : ce qu'elle veut d'abord, c'est Aix, puis Parme. Elle obtient Aix de son père, malgré l'impératrice Maria-Ludovica, malgré la Cour et les ministres ; mais, en échange, elle laisse son fils à Schœnbrunn. Si vraiment elle prétendait aller à l'île d'Elbe, sa première pensée ne serait-elle pas d'y mener son fils ? Aix et Parme passent d'abord. On excelle à Vienne plus encore que dans les autres cours, aux formules onctueuses, aux réticences calculées, aux effusions familiales qui voilent la rigidité despotique. L'empereur a permis que Marie-Louise lui laissât son fils ; en échange de la prolongation de cette permission, elle sollicitera tantôt, d'Aix-les-Bains, que son père, s'il n'y voit pas d'inconvénients, l'autorise à aller à Parme. Si vous le permettez, dira-t-elle, je laisserai mon fils à Schœnbrunn jusqu'à ce que tout soit en ordre. Je suis tranquille quand je le sais entre vos mains, et tous ces voyages sont si coûteux en ce moment où il me faut observer la plus grande économie pour mes finances. Mais il en est des États de Parme comme du prince de Parme ; l'empereur d'Autriche n'a pas plus d'envie de rendre l'un que de donner les autres, et, trouvant qu'à Aix sa fille a pris assez de plaisir, il la rappelle à Vienne.

Que peut-on craindre pourtant ? Entre Madame de Brignole qui dénonce à Paris les émissaires de Napoléon et les fait enlever par la police royale et le général Neipperg tout exprès détaché de son corps d'armée en Italie pour prendre les bains à Aix pendant le séjour que l'Impératrice va y faire et, sans éveiller les soupçons, renseigner sur ce qui s'y passe, on est bien assuré qu'une telle femme, pliée dès l'enfance au joug, rompue depuis son mariage à la discipline, n'ira pas, par quelque résolution généreuse, sortir de tutelle et, contre de telles autorités, courir à son devoir. Bon pour Marie-Caroline de prêcher l'audace, l'énergie, l'évasion, les draps attachés à la fenêtre ! Au risque de tout, elle a résisté aux Français, à ses sujets, aux Anglais libérateurs ; elle n'a ni scrupules pour elle-même, ni hésitation dans ses actes, mais elle a un caractère et elle fait ce qu'elle veut : sa petite-fille est la proie de la première volonté forte qui s'exerce sur elle. D'ailleurs, si elle se risquait à vouloir être épouse, la cour de Vienne a pris ses précautions et, au moment opportun, le borgne qu'a choisi Schwarzenberg saurait s'interposer. L'homme qui depuis dix-sept ans est, contre Napoléon, l'agent principal des entreprises de l'Autriche, de celles surtout où, par des habiletés de diplomate, on tente des consciences et l'on suscite des trahisons, l'embaucheur qui a recruté à la coalition Bernadotte et Murat, au défaut d'Eugène, celui-là sait son métier : c'est de séduire les âmes faibles, de les acheminer vers l'irréparable et de conclure le pacte qui les lie. Il a Napoléon pour ennemi personnel ; et, au triomphe de l'oligarchie dont il est le député, il aspire à joindre sa propre victoire : n'en est-ce point une que de prendre au proscrit sa femme et son enfant ? Pour cela, il faut le consentement de l'empereur d'Autriche : lorsque, manquant à sa parole qu'il a solennellement engagée le 16 avril, François II interdit à sa fille de se rapprocher de l'Italie, ce jour-là Sa Majesté Apostolique livre sa fille à M. de Neipperg.

Après trois grands mois d'absence, lorsque Marie-Louise rentre à Schœnbrunn et retrouve son fils, elle a changé de maître. L'unique influence qui s'était jusque-là exercée sur elle, a fait place à une autre : l'amour a remplacé l'amitié. Sur l'être faible qu'elle est, l'être ayant besoin d'intimité, de confiance, d'une âme plus forte où elle puisse s'appuyer, les événements des trois dernières années ont produit une terrible fatigue ; penser à soi seul, quel labeur ! Madame de Montebello le lui épargnait ; mais combien mieux M. de Neipperg, si fertile en inventions et si connaisseur en hommes ! Elle doit mettre sa piété filiale à l'écouter, puisqu'il a été choisi par son auguste père pour lui être un guide et un mentor ; et, alors qu'elle pourrait craindre un directeur morose, elle trouve un admirateur respectueux et tendre, un cavalier servant romanesque et romantique, un homme à talents, dont les goûts d'art répondent aux siens, car c'est un art à sa portée, un art de romances. Seul, il peut contenter son ambition, car Marie-Louise en a une, et c'est d'être souveraine de Parme, Plaisance et Guastalla — de ce ci-devant département du Taro qui fit jadis la cent-trentième partie de son empire. M. de Neipperg rédigera les pétitions, les protestations et les protocoles ; il les remettra au bon moment ; il indiquera les formes à suivre, les influences à concilier, les rivalités à combattre, mais il faut d'abord que Marie-Louise soit bien sage, qu'elle n'aille pas à l'île d'Elbe, qu'elle ne corresponde pas avec son mari. Et puis, qu'elle ne s'avise pas de réclamer les États de Parme en invoquant le traité du 11 avril, en allant d'autorité en prendre possession : les recevoir de son père, des souverains européens qui vont se réunir à Vienne, à la bonne heure ! Qu'est-ce que ce traité ? Y en eut-il un vraiment ? Qui donc s'en inquiète et en a cure ? Le Roi Très Chrétien n'en viole-t-il pas chaque jour chacun des articles sans qu'aucune des puissances signataires en prenne le moindre souci ? Qu'en reste-t-il ? La souveraineté de Napoléon à l'île d'Elbe, à ce point assurée que, tantôt, on délibérera sur l'endroit où l'on déportera l'Empereur, à cinq cents lieues d'aucune terre. Un tel traité n'est pas un titre ; il convient que Marie-Louise s'en crée un meilleur et ce ne peut être que par sa soumission. Alors, non seulement elle obtiendra des États où elle vivra tranquille, mais elle les transmettra à son fils. Là est l'habileté suprême de Neipperg qu'il fournisse aux démarches de Marie-Louise un prétexte honnête et qu'il couvre l'abandon de ses devoirs conjugaux par l'exercice de ses devoirs maternels. Comme mère, n'est-elle pas louable de préférer son fils, de vouloir lui assurer un avenir sinon glorieux, du moins agréable, de retenir pour lui, à défaut d'un empire, une principauté dont se contentaient jadis les cadets de la Maison de Bourbon ? Certes, par les démarches même auxquelles l'oblige son amour maternel, elle est contrainte à des renoncements pénibles pour son cœur, mais ne sait-elle pas que, sans ces démarches, son fils, son bien-aimé fils, sera dépouillé, par la France d'abord, qui réclame Parme pour la ci-devant reine d'Etrurie, par l'Autriche ensuite, qui est toute disposée à convertir le douaire promis en une pension ? N'est-ce pas là l'attitude qu'il convient de lui donner, la seule qui, devant la postérité, puisse faire illusion ? N'est-ce pas le leurre qu'il faut présenter à la conscience même de l'Impératrice, pour qu'elle entre dans son rôle et le joue décemment ? Dans ces démarches multipliées qu'elle fera près de l'empereur de Russie, devenu, par un étrange hasard, son unique protecteur, son défenseur contre l'Autriche même, elle portera ainsi un air de conviction et de bonne foi qu'elle ne saurait imiter et qui attendrira. Si elle réclamait pour elle seule, on s'étonnerait de cette étrange ambition, mais, pour son fils, cela pare tout et rend tout légitime.

Seul, en Europe, Alexandre a réclamé l'exécution du traité du 11 avril ; seul, il a fait effort pour l'assurer à l'égard d'Hortense, de Joséphine, de Catherine, d'Eugène, même de Napoléon ; seul, en ce désarroi général des consciences où l'exaltation du triomphe a jeté les Alliés, il a gardé le souvenir de la parole donnée et le respect de sa signature ; il s'emploie pour Marie-Louise et pour son fils avec un zèle qu'il n'aurait sans doute pas montré pour une princesse uniquement autrichienne ; mais, là comme ailleurs, il se contente d'apparences et ne va pas au fond des choses. On lui donne satisfaction par des protocoles secrets dont on est bien décidé à ne pas tenir compte, et que contredisent d'autres traités signés en même temps avec d'autres puissances.

Ainsi, par un mémorandum confidentiel en date du 18 février 1815, conséquence directe du traité secret d'alliance conclu le 3 janvier entre la France, l'Autriche et l'Angleterre, l'Autriche a pris, vis-à-vis de la France, l'engagement formel de ne jamais établir le fils de l'Impératrice Marie-Louise et de Napoléon dans un état de souveraineté. Cet engagement, nécessairement, Alexandre l'ignore et il continue à demander l'exécution du traité de Fontainebleau. Le 26 février, Napoléon sort de l'île d'Elbe ; le traité du il avril est abrogé ; mais l'est-il en ce qui touche Marie-Louise qui, le 18 mars, s'est prononcée contre son mari, s'est engagée à ne pas le rejoindre et s'est placée sous la protection des Alliés ? Alexandre, imploré par Marie-Louise, veut au moins qu'on lui tienne compte de sa bonne volonté et, le 31 mai, la Russie signe avec l'Autriche et la Prusse un traité secret dont l'article 2 garantit que les duchés passeront au fils de l'Impératrice Marie-Louise et à sa descendance directe ; seulement, le 9 juin, l'Autriche et la Russie même, par l'article 99 de l'Acte final du congrès de Vienne, déclarent, avec toute l'Europe, que la réversibilité de ces pays sera déterminée de commun accord entre les cours d'Autriche, de Russie, de France, d'Espagne, d'Angleterre et de Prusse, toutefois ayant égard aux droits de réversion de la Maison d'Autriche et de S. M. le Roi de Sardaigne sur lesdits pays.

Le mémorandum du 18 février contient la doctrine réelle du cabinet autrichien, bien résolu à ne laisser aucune souveraineté effective au fils de Napoléon ; si M. de Metternich s'est associé au traité secret du 31 mai, il n'y a attaché aucune importance et est bien déterminé à ne pas permettre à Marie-Louise de s'en prévaloir ; il en fera, au mois d'octobre 1816, la déclaration formelle au cabinet de Londres ; Alexandre éprouvant encore quelque scrupule, l'empereur François II l'en dégagera et l'Europe réglant la réversion des duchés par le traité du 10 juin 1817, en conformité de l'article 99 de l'Acte final du Congrès, le jeune Napoléon ne sera pas même nommé ; il sera exclu tacitement et par le fait.

Dans toute cette affaire, Alexandre a été d'une sincérité momentanée ; Marie-Louise a pu croire de bonne foi qu'elle assurait l'avenir de son fils ; mais que penser de l'empereur d'Autriche et de ceux qui le mènent ? Renier vis-à-vis de Napoléon la parole impériale donnée par la lettre du 16 avril ; renier vis-à-vis de son petit-fils, par le mémorandum du 18 février 1815, antérieur de sept jours au départ de l'île d'Elbe, l'engagement pris par le traité du il avril ; renier vis-à-vis de sa fille les obligations en échange desquelles elle s'est placée sous la protection des puissances, elle a destitué Napoléon de la puissance maritale et de la puissance paternelle, elle a fait avorter ses plus chers desseins, n'est-ce pas pis encore que d'avoir délégué un amant à une créature misérable et désemparée ?

Durant qu'ainsi, sous la direction de M. de Neipperg, Marie-Louise est livrée à cette étrange obsession de régner à Parme et d'assurer à son fils la succession des duchés, son temps est absorbé par les notes à écrire ou à copier, les démarches à combiner, les conférences à tenir : sans doute, trouve-t-elle encore des heures pour faire de la musique avec le général, pour monter à cheval avec lui, pour l'écouter chanter ou discourir, mais, de son fils, que fait-elle ?

Madame de Montesquiou va le dire : c'est dans une lettre intime qu'elle écrit à son mari le 29 juillet 1814, qui a été ouverte et copiée par le cabinet noir : Mon cher ami, ne me faites pas un devoir de mon retour en France ; ainsi que je vous l'ai déjà mandé, vous me mettriez dans le plus grand embarras et ma conscience, toute ma vie, me reprocherait quelque chose. Si cet enfant avait une mère, à la bonne heure, je le déposerais entre ses mains et je serais tranquille ; mais ce n'est rien moins que cela ; c'est une personne plus indifférente à son sort que la dernière étrangère qu'il a à son service, sans compter que ce qui l'a suivi me suivrait encore, si je voulais le quitter, faute de moyens de pouvoir y rester ; tant que j'y suis, elles ont quelqu'un pour les consoler ; moi de moins, elles ne sauraient plus que devenir et ce serait le pauvre enfant qui en souffrirait. Voilà quel est mon projet et ma dernière promesse : à... ans de le mener où il doit s'établir et d'y employer quelques mois à y organiser au moins quelque chose pour me remplacer ; cela subsistera ou ne subsistera pas, mais j'aurai fait tout ce qu'une honnête personne doit faire en se déchargeant d'un dépôt qui lui a été confié. Il est évident que si je ne calculais que mes sentiments, mes avantages et mes goûts, je ne resterais pas ici quinze jours de plus, mais je ne crois même pas possible de consulter tout cela pour me déterminer. Nous sommes une troupe qui pleurons souvent autour de ce berceau, non pas pour les avantages qu'il a perdus ; car, selon moi, il sera beaucoup plus heureux qu'il ne l'aurait été, mais c'est sur ce qui lui manque d'ailleurs et qui est pour tous les autres le premier bien.

Madame de Montesquiou n'a point de griefs personnels contre Marie-Louise, qui même a des attentions pour elle, s'occupe de sa toilette, demande à Paris deux robes de levantine et deux de gros de Naples qu'elle veut lui offrir ; mais elle n'a que faire de présents et ne s'en soucie. Ils seraient bien plus beaux qu'ils ne lui plairaient pas mieux. Ce qui révolte cette âme généreuse, c'est la bassesse des caractères dont elle est entourée ; c'est, chez l'Impératrice, la méconnaissance du devoir conjugal et maternel ; c'est, chez ceux qui ont pris autorité sur Marie-Louise, l'immoralité des moyens et la vilenie des ressorts. Une fois rendue à ma famille, écrit-elle à une amie, j'aurai besoin de jouir un peu de ce repos d'esprit dont j'aurai été frustrée si longtemps et d'oublier ce dont j'ai été témoin. J'ai vu et je vois encore tous les jours des choses bien pénibles ; nous en causerons ensemble.

Pour réduire Marie-Louise, toute disposée déjà par la veulerie de son caractère à une soumission déférente, les procédés employés ont eu des cruautés de raffinement psychologique qui prouvent comme les oligarques connaissent la femme et comme ils en tirent parti. La quarantaine a été formelle. Hors Neipperg, personne. Il a fallu l'exemple donné par l'empereur Alexandre pour que les autres souverains, réunis au Congrès, se décidassent à lui rendre visite. Elle qui, de fait, est pleine de frivolité, d'une sorte de coquetterie, de goûts de toilette, de désirs de paraître, n'a été de rien, ni des bals, ni des réceptions, ni des tournois, ni des parties de traîneaux, même lorsque les fêtes étaient données à Schœnbrunn. L'Impératrice ne voit presque personne, écrit la comtesse Edmond de Périgord ; elle n'est pas aimée ici parce que, à son arrivée, elle a montré un grand mépris pour l'Allemagne et ses habitants. Elle n'a parlé que le français et s'est établie complètement Française. Sans doute, elle en a rappelé, mais l'impression subsiste. D'ailleurs, si elle a rejeté le mari, elle a gardé les façons, les toilettes, le goût français ; elle ne s'habille qu'à Paris : lingerie, robes, chapeaux, souliers, parfumerie, tout en vient, et ses fournisseurs habituels ont, pour elle, gardé des factures où s'étale le titre officiel qu'elle leur avait octroyé. Elle a, à Paris, un agent dont la principale, l'unique occupation, est de faire des commissions de ce genre ; elle a fait gratter de ses voitures les armoiries impériales, elle a enlevé à ses gens la livrée de l'Empereur, mais ses voitures viennent de Paris, les domestiques sont Français, et, pour en recruter qui soient à son goût, elle leur fait des ponts d'or. Par là montre-t-elle mieux encore la frivolité d'une nature dont Neipperg s'attache à flatter tous les côtés, car c'est lui, tantôt, qui commandera les toilettes, comme il fera des romances à succès, des livres à la mode, des modèles de dessin, des couleurs anglaises et des petits attirails de peinture. Il ne néglige rien, et si l'ambition a sa part dans sa conduite aussi bien que cette sorte de rivalité qu'il a établie avec Napoléon, l'amour entre assurément pour quelque chose dans cette continuité d'attentions, et c'est là même l'arme la meilleure. Il n'est point vraisemblable que Marie-Louise eût résisté à des violences ; encore plus est-elle faible et sans défense devant un amour qu'elle a tout lieu de croire sincère et qui est l'unique consolation qu'elle rencontre.

Mais les Français à sa suite n'ont point d'amour pour les occuper, et leur situation à Vienne est singulièrement fâcheuse ; ceux même qui, comme Bausset et Madame de Brignole, ont été les agents les plus actifs de la séparation, n'en sont pas mieux traités. Madame de Brignole, que j'ai été voir, écrit la comtesse de Périgord, paraît s'ennuyer beaucoup. Elle ne quitte jamais d'un jour l'Impératrice, mais je doute fort qu'elle reste à la longue auprès d'elle. En ce qui la touche, la mort doit résoudre la question ; mais Bausset, qui s'est bercé de l'espoir de régir, comme grand maître, la cour de Parme, voit ses ambitions contrecarrées par Neipperg et commence à douter qu'il ait été bien inspiré en attachant sa fortune à celle de l'Impératrice. Méneval, qui cherche en vain à maintenir des rapports entre Schœnbrunn et l'île d'Elbe, se heurte aux résistances de Marie-Louise, aux promesses qu'elle a faites à son père de ne point écrire, est réduit à se servir des banquiers pour donner à Napoléon des nouvelles de son fils. C'est dans la chambre de cet enfant qu'il se réunit à Madame de Montesquiou. Là, du moins, en regardant cette tête blonde, ces yeux sur l'azur desquels le malheur a étendu comme une précoce mélancolie, il peut encore se leurrer d'espérance. Un enfant, c'est l'avenir ; devant ces confuses destinées, le rêve est permis, et l'on ne croit pas aux condamnations sans appel. Le petit prince est intelligent, appliqué, surtout très bon ; à des moments, il reste impatient et volontaire, mais son caractère s'est assoupli, et la tendresse qu'il éprouve pour Madame de Montesquiou tempère ses anciens éclats. On dirait qu'il a beaucoup réfléchi et que, ayant perdu tant de choses, il soit comme inquiet de ce qu'il peut perdre encore. Il a le besoin d'être rassuré par une affection ambiante et une vie réglée. Aussi la gouvernante ne le quitte point du lever, qui est à sept heures, jusqu'au coucher. Il fait d'abord sa prière, puis commence les leçons où on lui a donné pour émule le petit Gobereau. Déjà il lit couramment, sait un peu d'histoire et de géographie ; il apprend l'italien avec un abbé Lanti, aumônier de l'ambassade de France, et l'allemand avec un Allemand nommé Unterschill, que l'Impératrice lui a donné comme valet de chambre en 1814, en lui enlevant ses valets de chambre français. Sauf le petit Gobereau, sauf surtout Fanny Soufflot, qui lui est une compagne aimable et attentive pour qui il s'est pris de passion, il ne voit guère que l'archiduc François, son oncle, de neuf années plus âgé que lui, qui vient parfois à Schœnbrunn passer quelques jours en sa compagnie. Souvent Marie-Louise l'emmène à Vienne, où elle va chaque jour faire visite à son père. L'empereur l'accueille avec bonté, même avec une sorte de tendresse, autant qu'il en peut montrer ; mais il ne promet rien pour l'avenir et reste muet sur ses projets. Quant à l'impératrice Maria-Ludovica, chez laquelle on ne le conduit qu'aux occasions solennelles, jours de nom ou anniversaires de naissance, elle ne résiste pas à prouver son antipathie au fils du bandit corse ; obligée qu'elle est de supporter sa vue, au moins entend-elle qu'il ne fasse pas souche, et, d'accord avec ses beaux-frères, a-t-elle résolu qu'on le tonsurera et qu'on le fera d'église. Aussi bien, c'est l'opinion généralement admise sur l'avenir qui lui est destiné, et, dès Paris, l'empereur François semble avoir convenu, avec Alexandre et Frédéric-Guillaume, de réserver le prince François-Joseph-Charles pour l'état ecclésiastique et de le placer ainsi dans une catégorie qui ne lui permette point de se livrer à des entreprises dangereuses.

A mesure que le temps passe et qu'au Congrès se renouvellent les motions contre le souverain de l'île d'Elbe, le petit groupe des fidèles auxquels l'enfant est confié sent que l'orage qui va fondre sur le père aura son contre-coup sur le fils, que les ménagements vont cesser, qu'on les dispersera et les renverra, qu'ils devront abandonner ce petit être, et à quelles mains ! Ils se serrent davantage autour de lui, ils redoublent leurs soins et leur tendresse, et lui redouble son affection. Il est le lien qui les unit, car, par ailleurs, ils ne s'accorderaient point, et Méneval, resté fidèle, non seulement à la personne de l'Empereur, mais aux principes qu'il représente, ne pourrait envisager froidement les doctrines de Madame de Montesquiou. Anatole de Montesquiou a dit, dans les vers où il a résumé plus tard ses souvenirs napoléoniens :

A la Cour de Schœnbrunn, je retrouvai ma mère,

Soumise aux lois du ciel et craignant sa colère.

Dans le deuil et l'exil elle suivait l'Enfant

Dont elle avait reçu le berceau triomphant.

De sa chute, mon fils, je ne suis point surprise,

Me dit-elle ; son trône a menacé l'Eglise,

Ainsi que Balthazar, Saül, Antiochus.

Le conquérant n'est plus un homme,

Le ciel lui-même a vengé Rome ;

Les rivaux de Dieu sont vaincus !

Étrange épidémie de mysticisme : Alexandre évoque la Sainte Trinité contre Napoléon, et Madame de Montesquiou, pour qui Napoléon est Balthazar, se consacre à son fils !

Ce colonel de Montesquiou, officier d'ordonnance de l'Empereur après avoir été aide de camp du major général, celui-là qu'on appelait jadis le Messager de la Victoire tant il fut souvent employé à apporter les bonnes nouvelles, a quitté la France depuis près de trois mois lorsque tombe à Vienne la nouvelle du départ de l'île d'Elbe. On veut néanmoins établir un lien entre cet événement et son voyage, au moins en tire-t-on prétexte. Dès le 16 mars, les gardes sont doublées à Schœnbrunn, une police spéciale y est établie, en attendant que le départ de quelque souverain, venu pour le Congrès, laisse libre, à Vienne, au château impérial, un appartement où on installera le fils de Napoléon. Le 17, sur le bruit qui s'est répandu que M. de Montesquiou a projeté d'enlever le petit prince, Talleyrand l'invite, au nom du Roi, à retourner en France, et en même temps il écrit à Louis XVIII les résolutions qu'a prises l'empereur d'Autriche vis-à-vis du fils de Bonaparte. Le 18, au retour de sa visite quotidienne à son père, Marie-Louise annonce à Madame de Montesquiou que le prince résidera désormais à Vienne, sous les yeux du Congrès. Le 19, à huit heures du soir, cet ordre est exécuté ; l'enfant est amené au palais, où on le loge dans l'appartement que vient de quitter le roi de Wurtemberg ; le lendemain, le baron de Wessemberg vient annoncer à Madame de Montesquiou la démission de sa charge et la nécessité de quitter la cour de Marie-Louise. — L'empereur François, écrit Talleyrand à Louis XVIII, vient d'ordonner à Madame de Montesquiou de lui remettre l'enfant dont elle était chargée. Son langage, dans la circonstance actuelle, a été si opposé aux résolutions prises par l'Autriche et par les autres puissances, que l'empereur n'a pas voulu permettre qu'elle reste plus longtemps auprès de son petit-fils. Demain, elle doit recevoir l'ordre de rentrer en France. L'enfant va être établi au palais, à Vienne. Ainsi il ne pourra être enlevé, comme diverses circonstances pouvaient le faire présumer.

Madame de Montesquiou ne peut résister à la force. Elle exige du moins un ordre écrit de l'empereur d'Autriche, par quoi se trouvent attestés à la fois le crime contre la puissance paternelle et l'importance politique qu'attachent les oligarques à s'emparer du Prince impérial, et un certificat du médecin de la Cour, par quoi se trouve établi qu'elle laisse l'enfant en parfaite santé. D'ailleurs, on ne lui permet point de regagner la France où, pour Napoléon, sa venue serait si précieuse ; on la tient dans une sorte de prison durant trois mois.

Dans ce désespoir qu'éprouve l'enfant au départ de Maman Quiou, c'est encore une atténuation que la présence de Madame Soufflot, de Fanny Soufflot et de la bonne Marchand. Celle-ci qui, du premier jour, fut attachée au Roi de Rome, et sur qui retombe tout le matériel des soins, n'est qu'une pauvre femme de campagne, inhabile aux lettres, mais dont le cœur tendre a toutes les intelligences maternelles. Toutefois, elle ne peut être d'un secours pareil à Madame Soufflot qui, pour les leçons, remplace Madame de Montesquiou, et qui, d'accord avec sa fille, s'ingénie à des jeux, des histoires, des distractions. Mais, au-dessus d'elles, en attendant qu'il ait nommé un gouverneur aux quatre ans de son petit-fils, l'empereur François a établi provisoirement, en qualité de gouvernante, la comtesse Mittrowsky, veuve d'un général autrichien et protégée particulière de l'impératrice Maria-Ludovica. Cette comtesse a la haute main non seulement sur le prince, mais sur sa mère, et, à la mort prochaine de Madame de Brignole, elle sera dame d'honneur de Marie-Louise. Celle-ci est faite de façon qu'elle se rend l'amie intime de toutes les femmes qu'on lui impose comme gouvernantes, dames d'honneur et geôlières. La comtesse Mittrowsky, remariée au comte Scarampi, sera la grande maîtresse de la duchesse de Parme, et, d'accord avec Neipperg, la mènera à sa fantaisie. L'enfant, lui, est plus rebelle. Quand Méneval, ayant à la fin obtenu ses passeports, vient prendre congé de lui, il est frappé de son air sérieux et même mélancolique ; il a perdu cet enjouement et cette loquacité qui avaient tant de charmes en lui. Il ne vient pas au-devant de Méneval comme à son ordinaire ; il le voit entrer sans donner aucun signe qu'il le connaisse. Méneval lui demande, en présence de sa gouvernante, s'il le chargera de quelque commission pour son père. Il le regarde d'un air triste sans lui répondre, et, dégageant doucement sa main, il se retire silencieusement dans l'embrasure de la croisée la plus éloignée. Quand, après quelques paroles échangées avec Madame Mittrowsky et Madame Soufflot, Méneval se rapproche de l'enfant, resté à l'écart, debout et dans l'attitude d'observation, quand il se penche vers lui pour lui faire ses adieux, il se sent attiré vers la fenêtre et il entend ces mots murmurés : Monsieur Meva, vous lui direz que je l'aime toujours bien.

Cette scène se passe dans les premiers jours de mai ; quel chemin l'enfant a fait depuis un mois pour que, à quatre ans, il ait tout compris, qu'il sache la valeur des mots et la nécessité du silence, qu'il se soit fait une règle de conduite et qu'il ait deviné ses ennemis et ceux de son père ! Il a souffert, nul n'en doute, hors Marie-Louise. Elle trouve admirable que l'empereur d'Autriche se soit chargé de son fils ; elle le lui abandonne et suit en pensée son fidèle chevalier, le Bayard de l'Autriche, comme dira Madame de Staël, dans ses faciles victoires contre Murat. Elle n'a même plus d'illusions sur la succession de Parme et ne tient guère au fameux traité du 31 mai ; elle obtiendra pour son fils les fiefs de l'archiduc Ferdinand de Toscane en Bohême, montant à environ 600.000 francs de revenu ; n'est-ce pas un sort enviable ? Qu'a-t-il à réclamer, son fils ? N'est-elle pas bonne pour lui ? Avant de partir aux eaux, ne lui a-t-elle pas, le 18 juin — le jour de Waterloo — offert un divertissement physique et mécanique avec tours de cartes, pour quoi Frid. Muller, huissier de S. M. l'empereur d'Autriche, a avancé 42 florins 24 kreutzers ? Est-ce qu'un enfant de quatre ans peut souffrir de s'appeler François au lieu de Napoléon ; de porter la croix de Saint-Étienne au lieu de celle de la Légion ; de parler allemand au lieu de parler français ? Elle-même, quand elle était enfant, n'avait-elle pas quatre fois changé d'aya, et en est-elle morte ?

N'est-il pas très flatteur pour son fils que le comte Maurice de Dietrichstein ait été, le 26 juin, chargé, par l'empereur apostolique, de la direction supérieure de son éducation ? Si c'est un peu tôt le faire passer dans les mains des hommes, il faut s'en prendre aux circonstances. D'ailleurs, cela est provisoire ; quand elle sera à Parme, elle reprendra son fils avec elle ; elle le dit, peut-être le pense-t-elle ; et puis cela n'est point immédiat, puisque Madame Soufflot et sa fille ont permission de rester jusqu'au 24 octobre.

Quand elles partent, l'enfant comprend que, pour lui, tout est fini de la France et de son passé ; comme s'il voulait mettre à l'abri des mains profanes les reliques qu'il en a gardées, comme s'il pressentait le supplice qu'on lui prépare, l'âme nouvelle qu'on veut lui faire, comme s'il savait qu'un rescrit impérial a condamné à mort l'enfant qu'il a été, il apporte à Fanny ses jouets, ses souvenirs, ce qu'il a le mieux aimé et ce qu'il tient le plus précieux : son petit fusil de Boutet, son cimeterre emperlé avec quoi, dans la cour de l'évêché d'Orléans, il commandait à son armée de bâtons, les décorations françaises de ses ordres, les médailles qu'on frappa pour sa naissance, le hochet de corail que lui donna la reine de Naples, le voile dont on le couvrit à son baptême ; il apporte toute sa fortune, quelques joujoux et une page d'histoire.

Il ne reste plus dès lors, près de lui, qu'une figure de France, une bonne, une paysanne, la berceuse, Madame Marchand. Elle le tint dans ses bras quand il naquit. Depuis quatre années, ni jour ni nuit elle ne l'a quitté. C'est une bonne femme qui ne se mêle de rien, a certifié Marie-Louise. Elle est humble et fidèle ; elle ne prétend ni à des égards, ni à des rangs, elle est une servante ; mais elle a un cœur français, un cœur maternel ; elle peut parler au fils de son père ; à défaut de paroles, elle a ses regards ; elle aime l'enfant, et elle aime aussi celui qui le lui confia ; entre ces deux prisons — par quelle étrange adresse, par quelle étonnante surprise ! — elle sert de trait d'union, et, si loin, à quatre mille lieues par delà les mers, elle glisse, aux mains du proscrit, des cheveux de son fils. Mystérieux pouvoir de la fidélité naïve qui triomphe des gardes, des vaisseaux, des distances, et, dans l'aumône qu'une paysanne de France fait à son empereur, enferme, comme en un symbole, l'amour entier de la nation pour son héros ! Qu'elle l'ait fait, nul ne le sait à Vienne, mais c'est assez qu'elle soit Française. Le 27 février 1816, comme à l'ordinaire, Madame Marchand, qui a reçu ses ordres, déshabille l'enfant, le couche, le voit s'endormir. Ensuite, on la fait partir.

Au matin, l'enfant s'éveille. Au premier regard, il a tout vu, tout compris, tout éprouvé, et, sans une plainte, sans une larme, il dit à l'officier autrichien qui, dans la chambre, a remplacé sa bonne : Monsieur de Foresti, je voudrais me lever...