NAPOLÉON ET SON FILS

 

V. — FILLE OU GARÇON ?

 

 

(Décembre 1810 — 19 Mars 1811)

 

Continuation de la grossesse. — L'appartement du Roi de Rome aux Tuileries. — Son ameublement. — Les berceaux. — Le trousseau de couches de l'Impératrice. — La layette de l'enfant. — La nourrice élue, Mme Auchard. — Cérémonial pour la naissance de l'enfant. — Premiers doutes de l'Empereur. — Cérémonial pour la naissance d'un Prince et pour celle d'une Princesse. — Précautions prises à double lin. — Le sort est jeté. — Lettre à Cambacérès. — Réponse de l'Archichancelier.

 

La grossesse a suivi son cours normal, et Marie-Louise a fait preuve d'une endurance remarquable. Elle a assisté à tout : le 2 décembre, à la grande audience, — à dessein confondue avec la célébration des anniversaires du Couronnement et de la victoire d'Austerlitz, — où le Sénat a remis son adresse de félicitations à l'Empereur, assis sur le trône et entouré de toute la Cour ; puis à la messe et au Te Deum, au spectacle de la Cour et au cercle dans les Grands appartements ; le 3, elle est allée aux Français, où l'on donne les Trois Sultanes et l'Avare ; le 8, à l'Opéra, pour Psyché ; le 10, à l'Opéra-Comique, pour Raoul Barbe-Bleue ; le 28, encore à l'Opéra pour le ballet de Pâris. Deux fois, trois fois la semaine, elle a eu spectacle dans les Petits appartements, généralement par la troupe de Feydeau, et, au moins une fois, représentation d'opéra au Théâtre du Palais. Si l'Empereur chasse à courre, elle déjeune avec lui au pavillon de Bagatelle et suit en calèche ; mais les beaux jours sont rares : On a un temps tout à fait affreux, humide et pluvieux, de sorte qu'on doit rester presque constamment à la chambre. Pour qu'elle fit de l'exercice, on lui a ordonné déjouer au billard ; elle y a pris goût, et y provoque l'Empereur ou sa dame d'atours, car Mme de Montebello se refuse, et, les hommes ne pénétrant pas dans l'Appartement intérieur, il faut se suffire avec les habitants du harem. Napoléon est donc appelé plus souvent qu'il ne voudrait, mais il n'en témoigne rien, trop heureux de voir la belle santé de sa femme. Elle s'écoute si peu, que, à son sixième mois, elle n'a pas encore de chaise longue. Le 4 décembre, Desmazis, conservateur du Garde-Meuble, présente cinq dessins différents, entre lesquels Sa Majesté choisira. Au temps que prennent les ébénistes et les tapissiers, la chaise longue sera prête pour les relevailles.

Aux cérémonies du premier de l'An, l'Impératrice, vêtue d'une superbe robe des manufactures de Lyon, que lui a présentée, le 30 décembre, une députation du Commerce lyonnais, est debout depuis dix heures du matin, ou elle reçoit les princes et les princesses, jusqu'au Cercle et au jeu du soir. Pour les étrennes, l'Empereur lui a offert son portrait, par Isabey, monté en médaillon, entouré de douze brillants de 2.000 francs pièce et de treize roses de Hollande, avec un brillant de 10.000 francs pour belière ; cela fait un présent de 40.219 francs. Puis, les spectacles comme en décembre ; les chasses à Vincennes, au bois de Boulogne et dans la plaine de Fréminville ; les audiences, les serments, les cercles, les bals parés et costumés ; la santé toujours aussi belle, mais Marie-Louise n'approche pas des couches sans un secret mouvement de crainte : Vous connaissez mon peu de courage, écrit-elle à une amie d'Autriche. Elle sait combien l'Empereur souhaite un fils et le cas n'est pas rare, chez les rois, où l'on préfère l'enfant à la mère.

Le 21 février, le Moniteur annonce que l'Impératrice, qui a encore entendu la messe dans la chapelle, ne sortira plus désormais de ses appartements, quoiqu'elle n'ait pas été un seul instant incommodée. Elle n'en a pas moins bal masqué le mardi 21, et, jusqu'au 4 mars, elle sort en voiture pour aller, le plus souvent, prendre l'air à Monceau. A dater du 5, la voiture lui est interdite, et, chaque jour, elle se promène à pied sur la terrasse du Bord de l'Eau ; mais, pour y accéder du palais, il faut qu'elle traverse la foule qui s'amasse pour la voir et cela l'importune. Le 4, à la vérité, l'Empereur a ordonné que, sans interrompre la circulation, on construisit un souterrain, du palais à la terrasse, de façon aussi que le public ne pût approcher des fenêtres du côté du parterre. Mais, à cause de la circonstance, l'architecte a dû consulter tout le monde, et, sur l'avis des médecins, mettre dans le souterrain jusqu'à des poêles qui ne serviront jamais. La construction n'est donc terminée que le 8 avril, et l'Impératrice, avec son cortège et sa suite, n'en a pas moins continué à fendre la foule.

Ainsi est-elle arrivée sans encombre au 19 mars. Tout est prêt pour recevoir l'enfant tant souhaité, la lavette, le trousseau de couches, l'appartement aux Tuileries : celui-ci, en attendant le palais déjà dénommé Palais du Roi de Rome, que l'Empereur rêve de faire construire sur la montagne de Chaillot, et pour lequel Fontaine a dressé ses plans. D'habitations d'ailleurs, le Roi de Rome ne chômera point, pour peu que Napoléon donne suite à quelques-uns de ses projets : Meudon d'abord ; car Meudon passe pour le lieu le plus sain des environs de Paris et devra faire la résidence d'été — c'était celle dos Enfants de France, sous le dernier règne, — et l'on y établira l'Institut des Princes ; plus près, pour les promenades, peut-être pour la résidence du printemps, Monceau, repris à Cambacérès et au public, et le pavillon de Bagatelle, mais il faudra du temps pour y bâtir, tandis qu'aux Tuileries tout est prêt.

L'appartement du Roi de Rome est situé au rez-de-chaussée, au centre du palais, avec la plupart des vues sur le Carrousel, et il double, dans la profondeur, l'appartement de l'Impératrice. Il a, jusque-là, été habité par le grand maréchal et était, depuis 1809, destiné aux Atours de l'Impératrice ; au budget de 1810, 120.000 francs avaient même été prévus pour cette installation ; mais Duroc ne pouvait en sortir tant que son appartement au Pavillon des Enfants de France (Pavillon de Marsan) n'était pas prêt à le recevoir, et, pour achever le pavillon, les architectes prévoyaient une dépense de 500.000 francs, qui alla à bien plus. Au mois de février 1810, rien n'était commencé, car, malgré les indignations de l'architecte, l'intendant, avait formellement déclaré qu'on ne toucherait à rien tant qu'il n'aurait pas en main les devis circonstanciés, détaillés et raisonnes, et les soumissions des entrepreneurs. Cela traîna jusqu'en novembre ; alors, la grossesse étant déclarée, l'Empereur ordonna que les travaux fussent exécutés sans délai et que l'appartement du grand maréchal, évacué sur l'heure, fut destiné, non plus aux Atours de l'Impératrice, mais au logement provisoire des Enfants. Fontaine, fort de cet ordre sans réplique, demanda 180.000 francs, en plus des 120.000 francs déjà accordés, pour refaire la décoration intérieure, les parquets et les plafonds, et pour changer les distributions, ce qui porta à 300.000 francs la seule dépense d'architecture. Il y eut mieux.

La chambre de l'Enfant, telle que l'ont préparée Poussin et Lejeune, tapissiers rue de Cléry, est tendue de gros de Florence vert, encadré de crêtes, palmettes et lézardes en or fin, les portières de même en gros de Florence vert, relevées de passementeries vertes et de grandes embrasses dorées. Le lit, sur lequel, d'après la tradition, doit être placé le berceau, est aussi drapé en gros de Florence vert avec embrasses et cordelières d'or fin et de soie verte : la housse et la draperie sont semées d'étoiles d'or fin ; les rideaux tombent d'une couronne dorée surmontée de panaches de plumes blanches. Le berceau qui doit d'abord être mis en usage a été fourni par Jacob Demalter. il est en bois de racine d'orme, en tonne de nacelle, les extrémités droites ci le haut, découpé en trèfle, encadré d'une moulure en bronze doré ; le parement est orné d'une couronne de feuilles de laurier entourant des étoiles ; sur chaque face, en bas-relief, deux Génies se disputent une couronne. La nacelle, fixée et portée par deux axes en fer doré, est ajustée sur des termes en racine d'orme, surmontés d'une tête en bronze couronnée de lauriers ; ces termes, ornés de bronzes sur trois faces, sont ajustés dans le patin par une console que garnit une feuille d'acanthe en bronze. Ce berceau, chef-d'œuvre d'ébénisterie, d'ébénisterie, coûté 3.000 francs ; il est drapé de rideaux et d'un couvre-pied de levantine verte ; au bord, en broderie d'or, courent des branches de myrte, et, aux angles, s'épanouissent des impériales entourées de myrtes ; pareils bouquets sur les deux dossiers, qu'encadre une lézarde avec mollet en or : cette garniture coûte 2.000 francs. Le coucher se compose d'oreillers en duvet fin, de matelas en laine de Ségovie, de couvre-pieds piqués et d'un rouillis en taffetas blanc.

Deux paravents de quatre pieds et demi, à six feuilles, garnis en soie verte avec légère passementerie d'or, abritent le lit. A côté, séparé par un autre paravent à six feuilles, est, pour la gouvernante, un lit de fer, à housse et à courtepointe de soie verte, une chaise longue et une chaise ronde, également garnies de soie verte ; lit presque semblable pour lit nourrice, et, pour la berceuse, couchette brisée à housse en toile de Jouy.

Pour changer l'Enfant, le remuer, comme disent les nourrices, on a une remuette en bois et coutil, avec vingt gros élastiques de gros de Florence vert, garnie de laine, de toile de lin, et, pardessus, de soie verte avec passementerie d'or ; pour enferme les changes, des corbeilles à pied de noyer, couvertes en taffetas vert avec agréments de soie et d'or ; deux somnos complètent l'ameublement. Les chaises d'affaires et les divers meubles de nécessité sont relégués, avec les armoires dans une chambre proche. Ce vert qui tend les murs et tous les meubles est pour ménager les yeux de l'Enfant, et c'est ainsi que ses appartements seront préparés dans les divers palais.

Le berceau, commandé d'abord, n'est point unique. Un autre, plus riche et moins original, est exécuté, pour 6.000 francs, par Théomire Duterme et Cie, fabricants de bronze, rue Taitbout : il est en bois d'if, en forme de nacelle à bouts arrondis et repose sur des pieds en X ornés de chapiteaux. Les cotés, largement décorés de bronzes, présentent au milieu, des bas-reliefs, la Seine et le Tibre ; aux deux extrémités, sont posées deux cornes d'abondance entre lesquelles se dressent la figure de la Force et celle de la Justice. La tête du berceau est surmontée d'une calotte en bois, très chargée de bronzes, que domine un aigle tenant une couronne d'étoiles dans laquelle passent les rideaux. Ce berceau est bien plus richement garni : soies voiles brodées en or d'étoiles, de palmes, d'N rayonnantes, de cornes d'abondance, de feuilles de laurier, pour 3.703 francs[1].

Et qu'est-ce pourtant près du berceau que, le 3 mars, la Ville da Paris a présenté à l'Empereur pour son héritier ? Prud'hon en a donné les dessins, Roland en a modelé les ligures, Thomire et Odiot en ont exécuté l'orfèvrerie. Il repose sur quatre cornes d'abondance près desquelles se dressent le Génie de la Justice tenant les balances de Thémis, et le Génie de la Force appuyé sur la massue d'Hercule. La nacelle est formée de balustres de nacre qui ressortent sur un fond de velours nacarat et qui sont semés d'abeilles en burgau et en vermeil ; aux faces, des bas-reliefs représentent la Seine et le Tibre : à la tête, un bouclier porte le chiffre de l'Empereur, entouré de palmes, de feuilles de lierre et de laurier ; au dessus, la Gloire, planant sur le Monde, soutient la couronne du Triomphe et celle de l'Immortalité, au milieu de laquelle brille l'Etoile napoléonienne. Au pied, un aiglon fixe l'astre du Héros, il entr'ouvre ses ailes et semble essayer de s'élever jusqu'à lui ; un rideau de dentelles, semé d'étoiles et terminé par une riche broderie d'or, est fixé à la couronne et retombe sur les bords.

Pour les dessins qu'il a faits et la surveillance qu'il a donnée à l'exécution, Prud'hon osait croire que ses honoraires ne pouvaient être moindres de 12.000 francs ; il dut se contenter avec 6.000. Les orfèvres, de leur côté, réclamaient 172.031 francs et furent réglés à 152.289 francs.

Près de ce berceau de la Ville, il faut citer le berceau en paille dont un sieur Chevrié a fait hommage à l'Impératrice, et pour quoi elle lui a l'ait envoyer 1.250 francs ; ce n'est point un berceau, c'est une aumônière.

Pour l'usage de l'enfant impérial, tous les ustensiles sont de vermeil : grande jatte aux anses ornées de têtes de chérubins ciselées en ronde bosse ; pot à eau à frise de camées ; cuvette à bord orné d'une moulure a feuilles ; écuelle à deux anses, tasse, timbale, paire de flambeaux, réchaud, bouilloire, petite cafetière, bassinoire, pot de nuit, tout est de Biennais, qui réclame 8.316 francs. Mme de Montesquiou n'eût point été si ambitieuse : Pour l'économie, dit-elle, on eût pu ne faire exécuter en vermeil que les pièces les plus apparentes et laisser le reste en argent ; car tout ce luxe coûte, et il faut encore monter la maison de la gouvernante ; mais, pour les deux tables du service d'honneur et les quatre autres tables des domestiques, le grand maréchal fournira le nécessaire, de même que, pour les chambres, sauf les meubles portatifs, quelques bureaux et bibliothèques pour la gouvernante, on se suffira avec le Garde-Meuble. Il faut que le fonds de 61.000 francs, fait par l'Empereur pour l'ameublement, ne soit pas dépassé.

On a préparé tout de même le trousseau de couches et la layette. Le trousseau de couches de l'Impératrice, pour lequel l'Empereur a ouvert à la dame d'atours un crédit de 100.000 francs, a été calqué sur celui qui fut fourni à la reine Marie-Antoinette lors de la naissance de Madame-Première, le 28 novembre 1778, par Vanot, linger, rue Saint-Denis, n° 97 : il allait à 100.000 livres, plus le lit de dentelles ; c'était le moins cher des trousseaux de couches qu'eut eus la Heine, les autres montant, le lit non compris, de 115 à 170.000 livres.

Le trousseau des couches qu'a demandé Mme de Luçay comporte donc deux camisoles d'angleterre et deux de pointa l'aiguille à 1.500 francs pièce ; deux bonnets d'angleterre et deux de point à 600, plus quelques aunages de réseau ; c'est la fourniture de Lesueur : 10.890 francs 62 centimes. Les lingères Lolive, de Beuvry et Cie fournissent vingt-quatre jupes ouvertes, trois douzaines de serviettes cousues, douze douzaines de petites serviettes, vingt-quatre chemises de couches, trente-six linges de sein, vingt-quatre fichus de nuit, douze camisoles de nuit, vingt-quatre serre-tête, vingt-quatre bonnets, douze camisoles de jour, vingt-quatre petits draps, douze couvrepieds ou draps de dessus, douze couvre-pieds de jour, douze taies d'oreiller, vingt-quatre couvre-table, douze peignoirs, vingt-quatre tabliers de garde, trois corbeilles en satin, vingt-quatre compresses ou bandes et douze bandes à saigner. Le total, 89.264 francs 84 centimes, ne dit rien ; mais il faut manier cette lingerie de miracle, cette lingerie où excelle l'ouvrière de Paris, où les hautes valenciennes en garniture mettent comme une finition de rêve, où les dessous des couvre-pieds et des taies d'oreiller s'assortissent aux dessous des couvre-table et des peignoirs, où l'on voit un couvre-pied de 5.826 francs, un peignoir de 3.669, une camisole de 2.906, où tout est de goût, de rareté, d'élégance, sans nulle brutalité de luxe criard, tel qu'on doit l'attendre d'une époque où la perfection du métier manuel est encouragée par la grande dépense que font les dames du régime. Cela fait les 100.000 francs, à peine loi francs de plus ; mais il y a le lit de 120.000 francs, le lit complet en alençon qu'à fourni Lesueur, ce lit merveilleux qu'on cite encore pour la somme de main-d'œuvre prodigieuse qu'il a exigée, car. à cause de la complication du travail, le point d'Alençon ne se fait jamais pour des objets d'une telle dimension. Il y a quatre rideaux, deux grands dossiers, le couvre-pied, la hie d'oreiller, le traversin, le volant ou soubassement, et les garnitures des rideaux ; autour de chacune des pièces règne une guirlande de lis ; le feston est semé d'abeilles très serrées ; aux quatre coins et aux deux têtes, chiffre et couronne. Il ne semble pas pourtant que Marie-Louise ait voulu se servir de ce lit ; au moins a-t-elle, le 20 février, décidé qu'elle emploierait le lit de dentelles du mariage qu'elle avait à Saint-Cloud, et l'a-t-elle fait porter aux Tuileries.

La gouvernante a eu de même la disposition de 100,000 francs pour commander, faire confectionner et ordonnancer les objets de la partie de la layette à l'usage des Enfants, ainsi que le trousseau de la nourrice, somme bien inférieure à celle employée au temps de la Reine, où la layette de Madame-Première a conté 168.666 livres, celle du Dauphin 284.795 livres, celle du duc de Normandie 246.786 livres, celle de Mme Sophie, 203.953. Ici, on ne dépassera pas de 20.000 les 100.000 francs alloués, et ce trousseau d'enfant impérial n'en sera pas moins riche. Il y aura, de la fourniture de Mme Minette, rue de Miromesnil, promue lingère des Enfants de France, cinquante douzaines de couches en toile demi-Hollande, trente-six douzaines de langes en piqué, en basin, en percale ouatée et doublée, vingt-six douzaines de chemises à brassières, en batiste, garnies de valenciennes, de malines, de bruxelles ou de point à l'aiguille ; vingt-cinq douzaines de brassières en basin, en percale unie ou brodée à la gorge, en piqué ou en tricot ; douze douzaines de fichus de nuit, autant de mouchoirs ; neuf douzaines de béguins, quatre de bonnets de nuit en percale brodée, six de bonnets en batiste ou en mousseline brodée ; deux douzaines de souliers en piqué ou en percale brodée ; une demi-douzaine de brodequins brodés ; six douzaines de langes de jour en percale, en mousseline brodée, en marceline blanche, en satin blanc ; trois robes de dessous ; quinze de batiste, de percale, de mousseline, de tulle, de satin, avec les dessous en marceline et en satin ; quatorze douzaines de taies d'oreiller, quatre douzaines de draps de berceau. — Est-ce trop demander que 40.000 francs ? D'autant, qu'on a du se hâter et mettre les points doubles ; la gouvernante a voulu que tout fût livré à la fin de lévrier, et, comme la lingère a l'ait ce tour de force, les ouvrières reçoivent une gratification de 000 francs.

Les dentelles vont à 61.187 francs, et c'est Lesueur qui fournit la plupart : d'abord deux robes de maillot en point a l'aiguille et en point d'Angleterre, avec pèlerine et bonnet assortis dans les 4.000 francs ; deux petites robes de même à 2.300, une garniture de lit en point a l'aiguille de 10.000, une en Angleterre de 9.000, deux garnitures de bercelonnette de 1.G00, et encore deux cent trente aunes d'angleterre et cent de point à l'aiguille pour les garnitures ; chez Bonnaire, le mémoire est de 18.796 francs pour des pièces de dentelles, des robes courtes et longues et un lit complet de 3.700 francs.

Le trousseau de la nourrice a été fourni par Minette et, là encore, on a fort diminué sur les exemples du passé, car, pour les trois derniers enfants de Marie-Antoinette, on avait payé 10.632, 12.674 et 13.209 livres. On rabat tout excédent, ce n'est d'ailleurs qu'un trousseau de linge et par la suite la nourrice aura mieux.

Celle qui a été élue entre les trois qu'on a retenues, Marie-Victoire-Joséphine Molliex-Gozé, a vingt-quatre ans, étant née à Chaillot le 1er décembre 1787. Son père, marchand de vins, a été établi d'abord à Soissons, puis à Belleu, dans l'Aisne. En 1808, elle a épousé Pierre-Vincent Auchard, avec qui elle est venue tenir à Paris un commerce de vin au détail. C'est une grosse mère, fraîche, ronde, très saine, dont la figure, sous le bonnet parisien niché qui l'encadre, prend un air de bonne humeur riante. Mlle a de beaux gages, 2.400 francs par an, mais qu'est-ce près des revenants-bons et de l'avenir ? Point de costume obligatoire pour elle : elle garde son bonnet à la Parisienne, mais il est garni de valenciennes et, pour les grands jours, elle en a deux en angleterre et quatre en malines brodé ; ses robes sont taillées à la paysanne, mais elles sont de levandine ou de florence gros-bleu, vert olive, parfois de taffetas blanc ; et, par-dessus, elle porte une rotonde de marceline gros-bleu ou de levandine vert d'eau, de cette forme qui est traditionnelle. Par mesure de propreté, ses cheveux sont coupés court : le coiffeur Hippolyte le jeune fort en vogue au Journal des Dames, viendra tout exprès au palais, à douze francs la séance, mais, aux grands jours il demandera un louis pour faire à Mme Auchard une frisure en milliers de petites boucles qui, sous son bonnet rond, donne à son visage poupin, un air très drôle.

 

C'est bien ; pour le matériel des choses on est prêt, mais il reste à régler le cérémonial qu'on observera lors de l'accouchement, tant à l'intérieur du palais qu'à l'extérieur, et il serait beau que l'Empereur, amoureux comme il est d'étiquette, oubliai quoique usage de l'ancien régime. Pourtant il se récrie lorsqu'on lui dit que, à l'accouchement des reines, durant le travail, toutes les portes étaient ouvertes, que chacun des sujets avait droit d'entrer ; qu'aux couches de Marie-Antoinette, la foule envahit la chambre si tumultueusement que les paravents entourant le lit de la Heine eussent été renversés s'ils n'avaient été attachés avec des cordes, et que des Savoyards grimpèrent sur les meubles pour mieux voir. Il ne veut rien de cela qui est pourtant d'un symbolisme grandiose ; les portes ne s'ouvriront même pas aux courtisans et aux gardes du palais ; des témoins de famille attesteront seuls la légitimité : cela est peu, et cette pudeur que Napoléon éprouve, cette jalousie dont il entoure Marie-Louise, l'empêchent de saisir la signification de cette publicité que la Monarchie donnait à la venue des héritiers de la Couronne. De même se récrie-t-il lorsqu'il lit dans la note qu'à remise le grand maître : Sitôt que la Reine est accouchée, on présente l'Enfant au Roi qui, le tenant, lui donne sa bénédiction. Si c'est un mâle, lui met son épée à la main et, lors, tous les princes applaudissent au Roi en saluant le nouveau-né ; bon pour les lettres au Corps de ville portées par les pages, bon pour les salves de terre et de mer, mais il désire le moins possible de cérémonies religieuses et qu'elles soient toutes réunies. Si c'est un prince, il sera baptisé à Notre-Dame et on devra faire beaucoup plus.

C'est là le premier doute qu'il laisse paraître, — et, encore dans un document tout intime, lui public, il a montré jusque-là la plus admirable assurance ; il n'a point mis en question qu'il eût un fils ; il a réglé que le Roi de Rome recevrait dans les palais impériaux des honneurs particuliers, supérieurs à ceux attribués aux princes et princesses ; qu'il aurait le titre de Majesté, qu'il attellerait seul à huit chevaux, les autres Enfants n'attelant qu'à six ; mais à présent l'alternative est si étroite qu'il doit bien admettre la déception. Il semble même l'avoir prévue et vouloir la couvrir. Ségur a rédigé un projet de cérémonial où les deux espèces sont un peu confondues : l'Empereur veut une nouvelle rédaction, bien détaillée, bien expliquée et distinguant pour chaque circonstance le cas où ce serait un prince ou une princesse. Lui-même remarque que, pour Madame, en 1778, il n'y eut pas de Te Deum, mais que le Roi et la Reine ont été rendre grâces à Notre-Dame.

Le Cérémonial pour la Naissance des Princes et Princesses, Enfants de Sa Majesté, est donc établi sur deux colonnes : d'un côté le Roi de Rome : de l'autre, la Princesse, fille de S. M. l'Empereur et Roi. Au dernier moment, le 17 mars, l'Empereur fait encore des corrections et il demande un cérémonial à part pour l'ondoiement, où l'Enfant ne doit plus être porté par un prince ou une princesse, mais par la gouvernante, où l'on a omis le dénombrement du cortège, etc.

A la fin, voici ce qui est arrêtée ! décrété : Lorsque l'Impératrice sentira quelques douleurs qui annonceront qu'elle ne tardera pas à accoucher, la dame d'honneur se rendra auprès de Sa Majesté. Dès que la dame d'honneur sera arrivée, elle prendra les ordres de S. M. l'Empereur, et elle enverra avertir les princes et les princesses de la Famille, les princes grands dignitaires, les grands officiers de la Couronne, les ministres, les grands officiers de l'Empire, les dames et officiers de la Maison. Toutes ces personnes devront se rendre dans l'appartement de Sa Majesté en costume, comme le dimanche a la messe. Les dames seront en robe de cour. Les princes et princesses seront avertis par des pages. Le Sénat et le Corps municipal de Paris seront également avertis par un page, afin qu'ils soient assemblés au moment où Sa Majesté leur enverra annoncer la naissance de l'Enfant.

On a réglé ensuite dans quelle pièce de l'appartement toutes ces personnes se tiendront : dans la chambre de l'Impératrice, pendant le travail, seulement Madame mère, la gouvernante, la dame d'honneur et là dame d'atours ; dans le Salon des Grâces qui précède, les princes et princesses de la Famille ; dans le Salon du Billard, les princes grands dignitaires : dans le Salon de l'Impératrice, qui est de l'Appartement d'honneur, les ministres, les grands officiers, le secrétaire de l'état de la Famille, les daines du Palais et les dames d'honneur des princesses ; dans le troisième salon et dans la Salle des Gardes, les officiers de la Maison, ceux des princes et les personnes qui jouissant dos grandes entrées — la Cour et rien que la Cour !

On a prévu les deux témoins qui entreront dans la chambre au moment des dernières douleurs ; on a dit où et comment l'acte de naissance sera rédigé ; on a réglé le cortège qui accompagnera l'Enfant ; on a décidé de quelles personnes l'Empereur recevra les félicitations et, dès le 19 février, le grand chambellan a fait préparer les lettres qui leur seront adressées ; puis, on a réglé, pour le jour même ou le lendemain de la naissance, l'ondoiement du Roi de Rome ou le baptême de la princesse, le Te Deum qui suivra ou non, et le reste des cérémonies.

A chaque article il y a, en cas de princesse, une diminution dans les honneurs : on tirera le canon, mais cent un coups pour le Roi de Rome, vingt et un pour la princesse ; le Sénat et le Corps municipal témoigneront leur allégresse par des présents faits aux pages qui leur annonceront la naissance, mais à quotité différera d'une pension viagère de 10.000 francs à une bague de 3.000 ; seul le vin sera pareil ; on en aura des tonneaux préparés en assez grande quantité pour le faire couler à la fontaine du Châtelet. Cette mesure paraîtra spontanée, c'est le ministre de l'Intérieur qui l'écrit. Il faudra, quand même, affecter la joie et l'on sera joyeux dans les couplets que les théâtres ont commandés à deux fins pour être chantés le soir même : on sera joyeux en estampes : Denon n'a-t-il pas ordonné à Zix un dessin qu'a gravé Primavesi : l'Empereur, entouré de sa cour, debout sur le perron d'un palais, peut-être les Tuileries, — montrant à une foule enthousiaste un enfant ; et, au bas, tantôt on lit en légende : Napoléon montrant le Roi de Rome au peuple, tantôt ces vers :

Du plus auguste hymen, du lien le plus doux,

Voyez le fruit qui vient d'éclore.

Voilà notre princesse ! — Ah ! réjouissons-nous,

Le Soleil est toujours précédé par l'Aurore !

On n'a pas même inséré au Moniteur la mention du berceau qu'a offert la Ville de Paris : si c'est une fille, on le réservera pour une occasion meilleure ; si c'est un garçon, le berceau, placé dans la Salle du Trône, servira de Lit au moment du départ du cortège pour l'ondoiement.

Pourtant, on a pris toutes les précautions : le 14 mars, le curé et les marguilliers de Notre-Dame de Chartres ont été admis à l'audience de l'Impératrice et, présentés par l'évêque de Versailles, ils ont, selon l'antique usage, offert une chemise en satin brodé, taillée sur le modèle de la Sainte Chemise de la Vierge qui est conservée dans leur église depuis le Xe siècle. Ainsi faisait-on aux reines qui revêtaient pour les couches cette chemise préservatrice des douleurs. L'Empereur a encouragé le présent et bien que, tout à l'heure, il voulût le moins possible de cérémonies religieuses, il a ordonné que, dès que la délivrance de l'Impératrice serait annoncée par le canon et le bourdon de Notre-Dame, le peuple se rendît dans toutes les églises de la ville pour y faire des prières en actions de grâces. Puis, ce n'est pas assez de Paris, et il doit en être ainsi dans chaque ville épiscopale.

Enfin, le sort est jeté : Mon cousin, écrit l'Empereur à l'archichancelier, l'Impératrice approchant du terme de sa grossesse, nous avons ordonné que dès qu'elle sentira les premières douleurs, vous soyez averti par un de nos pages de vous rendre au palais ries Tuileries dans le salon qui vous sera désigné, afin que vous soyez introduit dans la chambre de l'Impératrice au moment de son accouchement. Mon intention est, qu'assisté du secrétaire de l'état de notre Famille, vous dressiez, en même temps et par un seul procès-verbal, l'acte prescrit par le titre V, article 40, paragraphe 6 de l'Acte des Constitutions du 18 mai 1801, et l'acte de naissance conformément au titre II, article 14 du Statut du 30 mars 1806. Nous avons désigné comme témoins, le grand-duc de Wurtzbourg et le prince Eugène.

Cambacérès, l'homme de la Forme, voudrait quelques explications : l'Impératrice signera-t-elle ? Les princes et princesses autres que les témoins seront-ils admis à signer ? Et les prénoms ? Nous avons pensé, écrit-il, que Votre Majesté nous les indiquerait dans le moment même et selon le sexe de l'Enfant. La niaiserie solennelle ne perd pas ses droits, et pourtant qu'a-1-on de mieux à faire à présent qu'attendre et se taire ?

 

 

 



[1] Il est impossible de se méprendre à la description de ce meuble telle que la donne la facture, mais une figure de Victoire a été substituée à l'Aigle, j'ignore à quelle date. Un troisième berceau, dont je n'ai pas retrouvé les factures, est encore conservé au Garde-Meuble national. Il est de la fabrication de Jacob Demalter. Entre deux montants qui supportent des lyres en bronze doré, la nacelle du berceau est suspendue. Elle est de bois clair à incrustations d'argent figurant des poissons : le dessin en étonne et semble de date postérieure, mais il n'y a, parait-il, aucun doute à garder sur son origine.