(1801-1807)Besoin qu'à l'homme de se survivre. — Ce besoin décuple chez un fondateur d'empire. — Ce qu'est la dynastie par rapport à la famille. — La survie dynastique. — Napoléon, ne croyant pas avoir d'enfant, prétend établir sa dynastie par l'adoption d'un descendant. — Napoléon-Charles. — Raisons diverses à la tendresse de Napoléon pour le fils de Louis et d'Hortense. — Comme l'enfant y répond. — La nature et l'esprit de l'enfant. — L'éducation qu'il reçoit. — Institut des Princes de la Famille impériale établi par le Statut de Famille du 30 mars 1800. — Séjour de l'enfant à Mayence. — L'enfant tombe malade à la Haye. — Sa mort, le Il mai 1807. — Sentiments de Napoléon. — L'hérédité adoptive ayant avorté, l'hérédité naturelle se présente juste à point. Tout homme prétend se survivre. Et chacun, contre la mort qu'il porte, proteste un rêve d'immortalité. L'instinct de reproduction, garantie de la perpétuation de l'espèce, ouvre l'espoir de la race se poursuivant, montant des degrés de fortune et d'honneur, ressuscitant, sous un nom pareil, les traits moraux et physiques, par là, assurant la vie à qui l'a donnée. C'est la forme la plus logique parce que la plus naïve. A travers cette chair, venue de soi, on voit sa vie se continuer, et à cette chaîne des êtres qui se perd si tôt dans les obscurs passés, chacun a l'illusion qu'il apporte un commencement, qu'il fonde une race, alors qu'il n'est qu'un maillon rattachant les êtres qui furent aux êtres qui seront, un dépositaire qui, par une fonction organique irraisonnée, transmet, sans le vouloir, le trésor de vie qu'il a reçu sans le demander. De qui procéderont-ils ces inconnus nés de lui ? De quel lointain ancêtre reproduiront-ils les traits, le caractère et les vices ? De quelle lare physique seront-ils marqués ? Les générations à l'infini s'agitent pour revenir au jour, et l'homme, qui croit immortaliser les caractères essentiels de son individu, ne se trouve avoir renouvelé que les décevants aspects d'aïeux qu'il ignore. Un afflux de races est en lui, mélangées, douteuses, obscures ; un autre afflux de races aboutit à la femme que sa vanité de mille croit uniquement destinée à recevoir et à porter son image ; des milliers et des milliers de faces mortes tressaillent dans leurs flancs ; mais, par un phénomène d'égoïsme et d'orgueil, l'homme est assuré qu'il a seul engendré, alors que son atavisme entier engendre par lui, et qu'il ne peut même savoir si c'est de sa propre race ou de la race de sa femme que sortiront les descendants qu'il se promet. Sur cette illusion reposent les ambitions les meilleures et les plus droites de l'humanité. A défaut de la survie par une postérité, elle cherche vainement des œuvres qui l'immortalisent, et qui, moins longtemps encore, la gardent de l'oubli : de cette commune folie, nul n'est exempt ; pas un acte pour qui l'on n'envisage la durée et dont on ne rêve sur soi le témoignage. On se persuade qu'en un poème ou un tableau, on aura mis assez de soi pour que, par là, quelque chose demeure de l'être qu'on a été ; on imagine qu'une congrégation qu'on institue se perpétuera mieux qu'une famille et continuera son fondateur, qu'une église attestera sa foi, une collection son goût, un hospice ou un prix de vertu sa bienfaisance. On cherche la fissure par où évader du tombeau un peu de ce qu'on a été, de ce qu'on a aimé, fait ou pensé, et c'est à poursuivre un tel rêve qu'on emploie les heures les plus souhaitables de la vie. S'il est ainsi pour le commun des hommes, dès qu'ils sont hors du labeur quotidien par quoi ils assurent l'existence matérielle, qu'est-ce pour les conducteurs de nations, pour ceux qui, ayant constitué un système de gouverner, prétendent qu'il traverse les âges, emportant avec lui leur nom et leur gloire ? Pour ceux-là, se survivre est la raison essentielle. Ils bâtissent, non pour le temps présent, mais pour tous les temps. Ils ont trouvé la formule définitive où s'adapteront les générations, par qui elles seront modelées selon l'idéal qu'ils ont porté et qu'à la fin leur fortune leur a permis de réaliser. Et, de ceux-là qui ne se survivent que par leur idée maîtresse, si l'on passe à ceux qui ont groupé des peuples, assemblé des royaumes, formé un empire, n'est-ce pas que tout croule de leur œuvre, s'ils n'ont procréé une race à qui la transmettre ; si, à l'orgueil d'avoir conquis, ils n'ajoutent le prestige de prendre possession des âges par la fondation d'une dynastie ? En elle, à travers les siècles, ils vivront ; d'âge en fige, leur nom, imposé au souverain, attestera leur gloire : leurs traits physiques devenus l'attribut essentiel des dynasties, rappelleront sans cesse leur souvenir, et l'édifice qu'ils auront érigé, défiant les colères des souverains adverses, dominant les orages populaires, traversera les temps sous l'œil attentif des descendants, pieusement nourris de leur doctrine, sévèrement élevés dans leurs principes. Un jour viendra où, si solidement qu'il soit construit, si profondément que descendent ses fondements de granit, si intimement que ses assises soient liées par le ciment romain, l'édifice, temple et forteresse tout ensemble, sera délaissé pour quelque autre de style plus neuf et d'aménagement plus commode. L'invasion, la guerre civile, quelque tremblement du sol, quelque évolution de l'humanité en chassera les hôtes. Mais, au dessus de la plaine morne, dominant les montagnes, les forets.et les villes, l'immense ruine dressera sur le ciel ses frontons mutilés. A la moindre brise agitant le manteau de lierre qui la couvrira, des statues d'airain, des métopes de marbre apparaîtront, racontant la légende de l'ancêtre ; quelque chose de divin tressaillira dans les salles désertes ; ce vide sera rempli d'un nom que répétera l'écho des murs délabrés et, sur l'histoire, ce squelette de palais étendra à l'infini l'ombre de son fondateur. Vision par qui le rêveur déifié s'aperçoit dans le recul des siècles présidant aux destinées de ses descendants : ceux-ci n'ont d'autre nom que le sien et y ajoutent seulement un chiffre ; ce nom grandit à mesure que les âges s'écoulent ; sa gloire s'accroît de toutes les gloires qu'on acquiert : son génie préside à toutes les victoires qu'on gagne ; comme un légitime tribut, toute renommée remonte et s'attache à lui ; tout ce qui est fait de grand lui est compté : sous son vocable devenu sacré, la postérité enregistre tous les travaux de la race, et, se refusant à croire qu'un homme en ait rempli ce cycle prodigieux, elle veut qu'il ait été plus qu'un homme et lui érige des autels. Telle est la vision qu'a Napoléon. Pour la réaliser, pour que le chiffre Deux, début de la numération qui multiplie sa gloire devant ses yeux, soit inscrit après son nom, il a travaillé sans relâche, il a agité dans tous les sens le problème de l'hérédité. Familial comme il est, il n'a pas su, malgré ses efforts et une lutte incessante, écarter ses frères de sa succession. Nominalement, légalement, il les y a admis, parce qu'il a été contraint, mais au moins a-t-il fait des réserves, car ils sont le présent, ils ne sont point l'avenir, et c'est dans l'avenir qu'il veut s'établir. A défaut d'une descendance naturelle qu'il a cessé d'espérer, il en veut une adoptive, mais qu'il ait formée et pétrie à son gré, en qui, s'il ne trouve point sa chair, il reconnaisse au moins les traits essentiels de sa race ; pour qui il éprouve cet instinct de paternité qui ne peut être commandé, qui demeure indéfinissable et qui, indépendant de la réalité des faits, établit de l'enfant tout petit à son père de convention ou de hasard, un magnétique courant de gaieté, de tendresse, d'inquiétude et d'orgueil. Au milieu des projets qu'il a remués. Napoléon a pensé à désigner comme successeur son frère Louis qu'il a pour ainsi dire élevé ; presque tout de suite, il y a renoncé : si jeune que fut. Louis, il était un contemporain, non un descendant ; mais, dès que Louis, marié à Hortense, a eu un fils, c'est à cet enfant, Napoléon-Charles, que Napoléon s'est attaché. Il a vu en lui l'héritier, il a éprouvé vers lui cette poussée de nature qui le lui a fait regarder comme un successeur et, alors que, en ses frères, se querellant déjà sur l'éventualité de sa mort, il n'est disposé à voir que des ennemis, à ce petit enfant qui ignore sa fortune, il se plairait à la transmettre toute. Napoléon-Charles est le premier mâle qu'aient engendré les Bonaparte à la génération de Napoléon ; Joseph n'a qu'une fille ; Lucien deux : les femmes ne comptent pas : ce n'est pas à Dermide Leclerc ou à Achille Mural que Napoléon peut penser. Napoléon-Charles est le premier né, et c'est là, tout de suite, une raison majeure de tendresse. Napoléon reconnaît sa race et c'est à sa race qu'il se lie. A celle sensation qu'il éprouve, — si profonde chez un Corse tel que lui, — faut-il chercher d'autres mobiles ? Dira-t-on, avec les émigrés rentrés, que Napoléon serait mal venu à n'éprouver pas des sentiments paternels pour un enfant dont il est le père ? Les dates, les faits, les témoignages, tout confond la calomnie et, par une étrange fortune, elle dessert même ceux qui l'imaginent. Ce bruit répandu et accrédité n'éveille point dans le peuple l'horreur et l'indignation attendues. La nation s'est si bien habituée à trouver en Bonaparte un être d'exception qu'elle lui passerait même une telle paternité. La Révolution a-t-elle aboli la notion des moralités conventionnelles ? Le peuple, dans l'indulgence avec laquelle il regarde le Consul, se plaît-il à l'élever au dessus des lois communes ? Souhaite-t-il inconsciemment que quelque mystère enveloppe l'origine de la dynastie nouvelle ? Nul ne se soucie des propos des aristocrates, et Bonaparte, s'il se peut, en devient plus populaire. Au fait, le sentiment qu'il éprouve est double, et, outre qu'il voit en Napoléon-Charles le premier né de sa race, il voit en lui le fils d'Hortense, quelque chose comme un petit-fils. Dès son mariage avec Joséphine. Napoléon s'est attaché aux enfants qu'elle avait eus, et qui, par leur âge, s'approchaient de lui presque plus que leur mère. Il s'est occupé d'eux, les a adoptés, a payé leur pension, leur a donné leurs premières joies. Dès l'Italie, il a appelé Eugène pour lui servir d'aide de camp ; au retour, il a pris Hortense rue Chantereine ; en revenant d'Égypte, c'est sur les supplications des deux enfants qu'il a pardonné ; après Brumaire, Hortense a été si intimement mêlée à sa vie qu'elle est devenue par degrés la troisième personne de la République. Entre sa mère et le Consul, lors des querelles de délies ou de femmes, elle intervenait, et, confidente de son beau-père, portait les paroles d'apaisement. Son précoce bon sens, sa douceur obstinée, une naturelle disposition à manœuvrer et à concilier que sa vie, agitée depuis son berceau, a développée, la préparaient à ces missions où, par une interversion des rôles, elle faisait entendre ; raison à cette mère qu'elle adorait sans se dissimuler ses faiblesses. Si le Consul la voulait gaie, vibrante et joyeuse, égrenant les fusées de son rire dans ces Tuileries, tristes comme la grandeur, elle était encore le plaisir de ses yeux à Malmaison, lorsque, dans de gamines parties de barres, elle entraînait sur les pelouses la maisonnée entière, et, d'une allure de nymphe, passait, blanche vision, sous les couverts de marronniers, suivie par la meute haletante des aides de camp. El les spectacles, et la musique, et la basquine de Rosine, et les chasses, et toute cette vie en constante ascension de fortune où elle était comme l'unique distraction du travail et la récompense des décadis ! Pourtant, père vigilant et, à l'occasion, sévère, il n'admettait point que les jeux tournassent en amourettes, fouillait les tiroirs et dénichait les billets. Il a cédé aux obsessions de Joséphine ; il a laissé faire le mariage avec Louis, et c'est un remords. Presque tout de suite, ce sont des scènes où il n'y a guère de remède, mais dont il ne pénètre pas le secret, et c'est l'abandon. Hortense rentre aux Tuileries, désabusée, l'âme flétrie plus que le corps, le cœur plein de larmes, et, de foule cette ignominie dont il ne sait point l'abîme, mais dont il voit les effets, Napoléon se sent responsable. Tout le temps de sa grossesse, Hortense le passe entre sa mère et son beau-père, une partie avec son beau-père seul, quand Joséphine prend les eaux à Plombières. Louis revient, contraint et forcé, pour les couches : l'enfant naît ; c'est un garçon, le premier de la famille : il ressemble étrangement à Napoléon : il a sa forme de crâne, sa coupe de visage, ses yeux, son bas de figure — seulement blond comme est la mère. Et à mesure qu'il se développe, que, grâce au bon lait de Mme Rochard, sa nourrice, il grandit, se forme, ouvre son intelligence, apprend à parler, chez l'oncle une faiblesse de grand-père se révèle. Napoléon admire et se réjouit ; il s'ébahit aux gestes qui s'esquissent, il rit aux mots qui se balbutient ; il se distrait à voir remuer ce petit être aux heures où son esprit est le plus tendu et sa pensée la plus noire. Le jour où, à Vincennes, on fusille le duc d'Enghien, au dîner, à Malmaison, il fait mettre le petit sur la table, s'amuse aux plats qu'il touche, aux bouteilles qu'il renverse, et, ensuite, il s'assoit à terre près de lui pour jouer. Voyage-t-il ? Dans chaque lettre, un souvenir à l'enfant ; tous les détails de santé, de maladie, de vie pratique. C'est M. Napoléon ou le petit Napoléon ; il se plaît à répéter sur lui son propre nom, le nom qu'il lui a imposé, qu'a ce moment, dans le monde, eux seuls portent. Quand il a deux ans, il lui donne son portrait peint en miniature par Isabey, monté en un médaillon que l'enfant aura constamment à son cou. Quand on le sèvre, il envoie à Mme Rochard, la nourrice, un brevet de pension de 2.400 francs, et à lui, tout de suite, il règle un traitement annuel de 120.000 francs qu'il paiera jusqu'à l'avènement de Louis au trône de Hollande. A cette tendresse qui l'enveloppe, comme un manteau duveté, d'une caresse chaude et douce, l'enfant répond avec une confiance pleine, une liberté entière, sans s'intimider aux litres qu'il ne sait pas, aux dignités qu'il ignore, pourtant avec, une confuse sensation que celui qu'il aime est le plus grand, le plus fort, le plus beau des hommes. C'est Nonon ; Nonon Bibiche, quand il le mène donner du tabac aux gazelles, et qu'il le met à cheval sur l'une d'elles ; Nonon le soldat, quand il lui fait voir la parade, et le petit alors, cambrant son torse, agitant ses bras, crie aux grenadiers : Vive Nonon le soldat ! Nonon tout court, lorsque, dans la chambre à coucher, pendant la toilette, il l'appelle, lui fait ses farces, lui conte des balivernes, — et parfois, s'interrompant, le regarde et prononce sur son avenir des paroles graves. L'enfant est courageux et dur au mal : si Nonon lui tire les oreilles ou le pince, l'enlève par la tête pour le poser sur une table, il ne se plaint pas et lui sourit ; il est secret, et rien ne prévaut contre la promesse qu'il a faite de se taire ; il est brave : à Boulogne, où il est venu au camp retrouver l'Empereur avec sa mère, il est pris, dans une manœuvre, entre deux lignes d'infanterie qui l'ont leurs feux, et il n'a pas peur. Il a du tact, il a de l'esprit, il a de la gentillesse ; il rend à chacun ce qu'il doit ; il n'est pas né prince. Sa mère le veut bien élevé, bien poli, n'admet point que, dans cette intimité dont elle ne sort guère, on lui fasse sa cour, qu'on lui donne de l'Altesse ou du Monseigneur. Elle le laisse un bon petit enfant tout simple qui se développe en franchise, sans penser qu'il soit d'essence supérieure, qu'il ait des droits natifs et que le monde ait été créé pour lui. Elle ne le gâte ni en joujoux ni en bonbons, le frotte constamment à d'autres enfants qui le traitent à égalité ; elle l'habitue même à se sacrifier, à prendre son plaisir à en donner aux autres, dans les petits bals costumés, les représentations de marionnettes, d'ombres chinoises du sieur Séraphin et de lanterne magique. Même, à mesure qu'il grandit et que, par les circonstances, sa fortune s'accroît, tient-elle davantage la main à ce que, autour de lui, il ne trouve ni flatteurs ni complaisants, qu'on le gronde et le reprenne aux occasions, et que les cérémonies, telles que le Sacre, où il paraît, ne lui montent point la tête. Elle-même, selon les règles qu'elle s'est assez arbitrairement tracées sur l'éducation, sur le développement moral et matériel de l'enfance, impose avec une netteté ferme son programme, l'applique sans rémission, entend qu'il soit suivi point par point ; en cela, merveilleusement secondée par la gouvernante, Mme de Bouliers, point gênée par Louis qu'occupent uniquement sa santé, ses voyages, ses amis, qui ne voit son fils qu'à longs intervalles et disserte alors sur des plans oiseux, mobiles et lointains. Par tout cela, même cette sévérité voulue de la mère, éducatrice convaincue, — élève accomplie de Mme Campan, — l'enfant est rejeté en tendresse vers la grand'mère qui le gâte à l'heure en caresses, en présents, en chatteries, vers cet oncle-grand-père qui le secoue, le tarabuste, l'enlève, joue avec lui, le conquiert par sa force, par ce rayonnement qui émane de lui, par le prestige de son uniforme, des cortèges qui le suivent, des tambours qui battent aux champs quand il passe, des fusils présentés sur la ligne, a l'infini, d'un seul geste cadencé qui fait martialement sonner les capucines. C'est une sorte d'adoration, ni timide, ni respectueuse, mais confiante et joyeuse. Ma chère tata et mon cher nonnonque, écrit-il quand il sait écrire, je vous souhaite une bonne année, je vous aime bien de tout mon cœur ; je suis bien fâché de ne pas vous voir parce que vous m'auriez donné des joujoux. Et il signe Napoléon. De l'instruire, on s'est occupé assez vaguement. La mère et la gouvernante lui ont montré a lire et à écrire. On lui apprend des fables de La Fontaine, mais peu, plutôt de Florian et de l'abbé Aubert. L'Empereur n'aime pas La Fontaine, pour les enfants qui ne peuvent pas l'entendre. Il y trouve trop d'ironie, de scepticisme, d'immoralité même. Delà bibliothèque de son cabinet particulier, il a donné à son neveu les fables de Florian, illustrées de cent estampes grossièrement enluminées, mais <jui, comme les images d'Épinal, fixent les traits des histoires. Cela sert pour les leçons ; à la suite, on fait copier au petit des fables choisies de La Fontaine : la Poule aux Œufs d'or, le Loup et l'Agneau, le Gland et la Citrouille, le Lion et le Rat, le Pot de Terre et le Pot de Fer. L'écriture toute grosse abonde en fautes d'orthographe, mais, malgré le module suivi, elle marque l'intelligence ; elle a un caractère de volonté rare à cet âge ; dans les premières lignes de chaque devoir, l'attention est éveillée et la main ferme ; c'est pourtant trop de l'enfance pour qu'on y discerne les dispositions ataviques. Cela est de 1806 ; le petit Napoléon va sur ses quatre ans
et il faut songer à des instituteurs plus sérieux, d'est à l'héritier de son
trône que l'Empereur a pensé d'abord lorsque, dans le Statut de Famille du 30
mars, il s'est réservé l'éducation des princes et des princesses de sang. Il
a peu à faire de Zénaïde et de Charlotte, les filles de Joseph, d'Achille, de
Letitia, de Lucien et de Louise, les enfants de Mural, mais sur les fils de
Louis, sur l'aîné surtout, il a étendu la main. Pour cela, étant donné le
caractère soupçonneux du père, il a dû prendre, — ou avoir l'air de prendre,
— tous les autres. Rien de plus important,
a-t-il dit dans son message au Sénat, que d'écarter
d'eux de bonne heure les flatteurs qui tenteraient de les corrompre, les
ambitieux qui, par des complaisances coupables, pourraient capter leur
confiance, et préparer à la nation des souverains faibles sous le nom
desquels ils se promettraient un jour de régner. Le choix des personnes
chargées de l'éducation des princes et princesses de la Famille impériale
doit donc appartenir à l'Empereur. En vertu de ce principe, l'Empereur règle tout ce qui concerne l'éducation des princes et princesses de sa Maison ; il nomme et révoque a volonté ceux qui en sont chargés, et détermine le lieu où elle doit s'effectuer. Tous les princes, nés dans l'ordre de l'hérédité, seront élevés ensemble, et par les mêmes instituteurs et officiers, soit dans le palais qu'habite l'Empereur, soit dans un autre palais, dans le rayon de dix myriamètres de sa résidence habituelle. Leur cours d'éducation commencera à l'âge de sept ans et finira lorsqu'ils auront atteint leur seizième année. Les enfants de ceux qui se seront distingués par leurs services pourront être admis par l'Empereur à en partager les avantages. Le cas arrivant où un prince dans l'ordre de l'hérédité monterait sur un trône étranger, il sera tenu, lorsque ses enfants mâles auront atteint l'âge de sept ans, de les envoyer à ladite maison pour recevoir leur éducation. L'Empereur, dans les entretiens de la captivité, a développé les avantages qui eussent résulté pour les princes de sa Maison de l'éducation commune, mais si, en 1806, il s'occupe activement de la réalisation de ce projet, s'il ordonne à son bibliothécaire de préparer le catalogue d'une bibliothèque à l'usage des princes, s'il se fait soumettre par le grand maréchal des projets, des plans et des devis, s'il baptise le pavillon de Marsan pavillon des Enfants de France, s'il désigne le château de Meudon pour l'institut des princes, de 1807 à 1811, il laissera dormir le projet, bien que, eu 1811, sept des enfants de sa famille aient atteint l'âge qu'il a fixé. C'est que l'intérêt majeur qu'il y a attaché, qui lui a fait instituer une sorte de conscription dans la Famille a disparu, dès qu'a disparu reniant qui devait être l'héritier du troue. Pauvre petit Napoléon ! Son oncle s'est, s'il est possible, plus encore attaché à lui, depuis que, à la suite de ses parents, il est parti à la Haye. Il l'a voulu à Mayence pour tenir compagnie à la grand'mère qui est si heureuse de le gâter, de lui faire faire salon, de lui donner sa première montre. De chaque étape il écrit, et dans chaque lettre un souvenir, une caresse, un baiser pour le petit. S'il prend des quartiers d'hiver, il appellera près de lui, avec Joséphine, Hortense et ses fils, l'aîné du moins, car Louis a impérieusement réclamé le cadet. Il n'entend pas qu'on le triche ; il se défend si la mère revoit les lettres qu'écrit le petit. Il le veut tel qu'il est, avec la spontanéité de son caractère, avec la franchise entière d'une nature où, comme en un miroir, il se retrouve lui-même ; car, par un hasard de l'hérédité, cet enfant le reproduit bien plus fidèlement qu'il ne reproduit Louis, et si, par la suite, sous la néfaste influence de la dégénérescence paternelle, il doit s'arrêter dans son développement physique ou mental, pour l'instant, il semble échapper à ces tares, et, brillant de santé, joyeux de vivre, plaisant en son humeur qui marque un tempérament équilibré, il donne l'impression pleine d'un être heureusement né, dont les organes sont sains, le sang pur, le cerveau intact, et dont l'existence sera longue. Après ce long séjour à Mayence de près de quatre mois, du 12 octobre 1806 au 27 janvier 1807, Hortense, sur les ordres réitérés de Louis et, à la fin, sur l'exprès commandement de l'Empereur, a du rentrer à la Haye. Sous le ciel gris, au milieu du brouillard qui baigne d'humidité le palais glacial, à peine meublé, elle a traîné la mélancolie des jours. Elle est suspecte, presque captive, ne peut recevoir qui lui plaît, ni sortir s'il lui convient. De plus, souffrante, constamment enrhumée et fiévreuse. A son fils, le climat ne convient pas davantage. Sur lui aussi, le roi étend l'inconstant despotisme de ses caprices. Il veut commencer son éducation, il entend changer ses méthodes de vie ; il préconise des régimes, et c'est encore une cause de querelle entre lui et Hortense. L'enfant est pris d'un mal de gorge ; la mère, affolée d'abord, se rassure a une rémission ; il traîne, paraît se rétablir, retombe, et, cette fois, tout sots qu'ils sont, les médecins ne peuvent s'y tromper, c'est le croup, contre quoi l'on ne sait pas de remède. La maladie est nouvelle, au moins ne l'a-t-on point observée en Europe avant 1760. Le traitement est dirigé par le premier médecin du roi, Latour, qui est un spécialiste pour les paralysies des membres inférieurs ; mais on a appelé quiconque a une célébrité en Hollande, et Hortense, à grands cris, demande Corvisart. De fait, nul n'y peut rien. Après six jours, le 5 mai, à minuit, l'enfant expire. Il avait quatre ans et sept mois. La nouvelle en vient frapper l'Empereur à Finckenstein, il n'en tire point des phrases ; il n'en déclame pas : cola n'est pas dans sa façon. Il a la pudeur de ses tristesses et il n'en l'ait point des confidences à tout venant. Mais ses paroles, ses lettres, ses actes prouvent que le coup lui fut rude. Toutefois, ce qui prime tout, c'est de pourvoir à l'avenir. Cet enfant était le pivot d'une combinaison : se croyant incapable d'avoir des enfants, s'attribuant la stérilité de.losépliine. Napoléon avait porté sur cette tête ses vues d'hérédité, mais Napoléon-Charles est aboli : c'était son destin. Avec lui, la combinaison s'écroule. Il faut sur le champ en imaginer une autre, car, ce qui importe, c'est d'assurer la durée à une œuvre qui, à chaque conquête, mérite mieux d'être éternelle, lue imagination latine avait pu être séduite par la pensée de renouveler l'adoption d'Octave, et il seyait à Napoléon d'imiter César. Cette paternité extrahumaine avait quelque chose d'antique. Mais, si un tel héritier convenait au Consul, l'Empereur ne s'en est contenté que parce qu'il croyait ne pouvoir mieux faire. Or, à ce pis aller de l'hérédité adoptive et collatérale, il se croit assuré maintenant de substituer à son gré l'hérédité naturelle et directe et, de son neveu qui menti, il se console par son fils qui va naître. |