NAPOLÉON ET SON FILS

 

INTRODUCTION.

 

 

Ce n'est point ici l'histoire du fils de Napoléon. Dans l'état présent des connaissances, je crois impossible d'écrire sérieusement une telle histoire. Que serait-elle sinon l'étude d'une âme, le récit des fluctuations de la pensée inexprimée, des rêves avortés, des espérances détruites ? Nul acte qu'on rencontre, même nulle tentative d'action. Le drame se joue tout entier dans un cerveau et, de ce cerveau, qui a le secret ? On peut noircir des pages à côté, raconter ce que d'autres ont pensé à propos de cet enfant, ce que des partis auraient prétendu en l'aire, mais de lui-même, que sait-on et que saura-t-on jamais ? Grâce à la récente publication du Dr Wertheimer, on a quelques lumières sur l'éducation que l'empereur François lui imposa, mais, des résultats que produisit une telle éducation, on reste aussi mal instruit. D'ailleurs, même eut-on en mains le texte complet des journaux tenus par les gouverneurs et les précepteurs ; même y joignît-on la correspondance intégrale échangée entre l'Enfant, sa mère, ses parents autrichiens et les divers personnages des cours parmesane et viennoise ; même recueillît-on sur ses dernières années des témoignages plus probants et moins suspects que ceux de Montbel et de Prokesch, parviendrait-on à démêler avec certitude le fond du caractère ? En présence des inimitiés qui l'entourent, Huilant s'est fait une habitude si forte de la concentration et du secret qu'il n'a pu manquer de taire les expressions spontanées de sa pensée véritable.

Aucune étude indépendante ne lui était permise ; aucune manifestation de son esprit n'échappait à l'inquisition et aux rapports de ses surveillants ; il le savait : donc, dans ses papiers, inutile de chercher des confidences, des tendances ou îles rêves. L'énigme est faite pour tenter les écrivains qui cherchent, un succès populaire, car nulle figure, par le mystère dont elle est couverte, n'est plus faite pour attirer l'attention ; par malheur, cette énigme est insoluble.

Cet attrait mis à part, l'étude en soi ne présente point une utilité réelle. Le fils de Napoléon ne vaut que par son père ; il n'attendrit que parce qu'il est le fils de l'Homme. Il n'a joué aucun rôle, il n'a exercé aucune action sur l'humanité ; il est une épave que les flots ballottent quelque temps avant de l'engloutir, mais qui demeure toujours un lambeau du navire dont la tempête l'a arraché. C'est Napoléon que l'on cherche dans son fils ; c'est la liaison entre ces deux êtres qui importe à l'histoire. Donc, ce qu'il convient d'étudier, ce sont les conséquences que le sentiment de paternité a produites sur la mentalité, les projets et les actes de Napoléon et, a l'inverse, les effets chez son fils, du sentiment filial.

Un autre problème se pose pourtant dont j'eusse souhaité chercher la solution : c'est celui de l'hérédité physique et mentale ; j'ai été arrêté par mon incompétence en mie telle matière où je ne pouvais porter que des notions d'histoire, et le secours que j'ai trouvé près de mon ami, le Dr Galippe, n'est point pour me donner des illusions sur le résultat que j'ai atteint. L'ouvrage que prépare le Dr Galippe sur les tares héréditaires dans la Maison d'Autriche répondra, à un certain point de vue, à la question de l'hérédité maternelle, mais il n'abordera point la question de l'hérédité paternelle. Pour la trancher, il n'eût point suffi de recueillir des notions sur les conditions de vie des ancêtres et îles collatéraux de Napoléon, il eût fallu étendre l'enquête à ses deux fils naturels avoués, à ses neveux et petits neveux, et si, sur les familles princières ou illustres, de telles informations peuvent être obtenues, comment les espérer sur des familles particulières ? J'ai dû y renoncer : toutefois, je signale l'intérêt que présenterait, scientifiquement traitée, une telle élude.

Ce livre s'est donc restreint aux termes du premier problème. Logiquement, il n'eût dû voir le jour qu'après les derniers volumes de la troisième série : la première étant consacrée au milieu atavique et à la formation intellectuelle ; la deuxième à l'influence du sexe ; la troisième à l'influence de la famille et celle-ci, qui est comme une conclusion, à l'influence de la descendance. Mais, à mesure que les questions se posent, j'en cherche les éléments de solution ; ainsi ai-je fait déjà, et c'est le meilleur procédé que j'aie rencontré pour m'avancer dans la connaissance de la vérité.

L'époque de la naissance du Roi de Rome à laquelle je suis parvenu dans Napoléon et sa famille m'a montré chez l'Empereur une transformation de sentiments dont il importait essentiellement de déterminer la cause et de suivre les effets. On ne pouvait penser qu'il s'agit d'une coïncidence fortuite ou d'une déviation passagère. La permanence du courant résulte d'une suite d'indications positives. La venue du Roi de Rome est bien la déterminante d'une série d'idées qui exercent sur la politique une action essentielle. Dès lors, cette action a du être étudiée isolément, avec des procédés d'investigation minutieuse, car, faute de cet examen préalable, il serait impossible d'exposer, sous leur jour véritable, quels ont été les rapports de l'Empereur avec sa famille, de 1810 à 1821.

En soi-même d'ailleurs le problème présente un intérêt majeur. La naissance du Roi de Rome étant l'aboutissement des tentatives de Napoléon pour constituer l'hérédité monarchique, tout ce qui regarde la façon dont il compris l'héritier doit être vu de près, aussi bien que la maison dont il l'entoure, les formes qu'il adopte pour l'élever, celles qu'il prépare pour l'instruire, que les palais qu'il lui dédie ou les mesures qu'il adopte pour sa sûreté. La moindre manifestation de sentiments ou d'idées, le moindre projet, qu'il ait ou non été suivi d'exécution, est sans prix à cet égard. On y rencontre l'étiage des ambitions, en même temps qu'on y suit le développement des sentiments. Puis le drame se noue. L'Empereur, ayant acquis l'héritier de son sang, prétend assurer à cet héritier la succession de l'Empire. Il est prêt à offrir en échange sa puissance, sa vie, son martyre. L'Amour paternel se double de l'Amour dynastique, de la passion que l'ouvrier éprouve pour son œuvre ; le successeur qu'il espère se confond devant ses yeux avec le fils qu'il a tant souhaité ; tous deux avec l'Empire qui fut le but de son ambition, avec la France qui fournil le moyen de la réaliser, et, de la, résulte l'éclosion d'un sentiment qui passe en intensité toutes les habituelles expressions de l'âme humaine.

Que l'existence du Roi de Rome ait été de 1810 à 1812, une des raisons majeures de l'enivrement de Napoléon, par là une des causes de sa chute, dans les conditions au moins où celle-ci s'est produite, je ne le mets point en discussion. Sa politique portait en soi des ferments incoercibles de destruction ; son système familial, tel qu'il en avait fait l'expérience dans la crise de 1809, ne pouvait manquer, sur une nouvelle épreuve, de déterminer une catastrophe ; mais, lorsqu'à ce système familial, qu'il n'avait eu ni la volonté, ni la possibilité d'abandonner complètement et dont ii avait laissé subsister les parties les plus dangereuses, Napoléon joignit les vues résultant de sa paternité nouvelle, le péril s'accrut de la discordance dés doctrines et la force de résistance s'abolit par la contrariété des intérêts.

Ce fait admis et la question politique écartée, il reste, au point de vue sentimental, une suite et un ensemble de manifestations qui attestent une forme de l'Amour paternel telle qu'on ne la rencontrée jamais si puissante chez aucun être humain. Chez Napoléon, la pensée, la sensation, le sentiment acquièrent, à chaque fois qu'ils s'exercent, une amplitude qui passe à ce point la commune mesure qu'ils en deviennent l'expression sublimée et typique. En les étudiant successivement, c'est celui qu'on envisage momentanément qu'on croit occuper tout entier son esprit et son cœur. On ne peut croire qu'un homme éprouve avec une telle intensité toutes les liassions ensemble ; qu'un cerveau suive à la fois tous ces projets ; qu'un système nerveux subisse en même temps toutes ces expressions. Cela est ainsi pourtant ; mais, à des époques, des dominantes surgissent qui jouent, même pour la politique, le rôle de directrices. La Paternité, sensation, sentiment et idée, a été, de celles-là, la plus active, la plus persistante, la plus féconde en résultats moraux. Si la plupart des historiens n'y ont point attaché une telle importance, c'est qu'ils trouvaient indignes de la majesté de l'Histoire, telle qu'ils la concevaient, de s'attarder à des détails de la vie privée et qu'à leur compte les hommes d'Etat échappent, par une grâce spéciale, aux passions qui mènent communément l'humanité. Mais le peuple, lui, ne s'y est pas trompé. Il a compris les joies, les orgueils, les rêves de cette paternité triomphante ; il a partagé les souffrances et les angoisses de cette paternité déchue ; il a vibré à des impressions qui lui étaient familières ; il a réalisé les désespoirs 'qu'une telle adversité devait inspirer. Chaque homme a senti en Napoléon un frère de misère et, s'il mesurait l'admiration au César victorieux, il n'a pu refuser sa pitié au prisonnier dont on a volé l'enfant. A la suite, les artistes et les poètes ont rendu au peuple l'émotion qu'ils en avaient reçue. Ils ont trouvé pour la présenter de nobles actions et d'admirables images. Peu à peu, la synthèse s'est établie ; la légende s'est formée, précédant l'histoire qui à présent la confirme. Elle a fait de la naissance du Roi de Rome le point culminant de la fortune de Napoléon ; elle a fait de l'existence du Roi de Rome, la préoccupation majeure de l'Empereur ; elle a fait de l'avenir de Napoléon II le rêve unique du Prisonnier, et sur tous ces points elle a raison.

La légende n'a besoin ni de faits prouvés ni de documents certains. Elle ne s'embarrasse pas du livre qui passe, elle qui demeure. Si par quelques cotés, l'histoire lui fournit des indices qui lui agréent, elle s'en empare, s'en rend maîtresse et les porte au sublime. Or, de l'empiète que j'ai menée avec la plus entière bonne foi, ou je n'ai rien laissé dans l'ombre des passions moins généreuses et des ambitions moins hautes qui, surtout au début, ont jeté leur ombre sur les actes de l'Empereur, ressort en dernière analyse une histoire presque semblable à la légende. Celle-ci a pressenti celle-là, elle a noyé d'ombre les détails oiseux, elle a condensé les récits essentiels ; elle a deviné les causes, elle a réparti les responsabilités, elle a dégagé les conclusions nécessaires.

Ailleurs j'ai dû contredire une forme de légende qu'avaient faussée des intérêts politiques et personnels. Ici, la Légende a jailli spontanée et franche, elle n'a subi ni altération, ni mélange. Dès le premier jour, elle s'est formulée avec une netteté à laquelle les tiges n'ont rien ajouté et, après un siècle révolu, elle se présente telle qu'elle sortit de la conscience du peuple. Je crois qu'elle est définitive et pas plus les haineuses et sottes déclamations que les histoires à documents apocryphes ne sauraient l'ébranler. J'y apporte, pour ma part, la continuation d'une enquête qui fut sérieuse, indépendante et passionnée de vérité.

 

FRÉDÉRIC MASSON.

Janvier 1904.