Joséphine peut être à peu près tranquille sur son avenir tant que Napoléon n'aura point acquis la conviction qu'il peut avoir des enfants ; et, pour que cette certitude s'établisse en son esprit, il faut un concours de circonstances singulièrement improbable. Mais voici que ce concours s'établit, et la révélation vient d'où on devait, à coup sûr, le moins l'attendre, d'une passade qui semblait sans lendemain et à laquelle l'Empereur ne dut pas, au moment même, attacher la moindre importance. Mme Campan, l'ancienne femme de chambre de la Reine, avait, comme on sait, fondé à Saint-Gent-min-en-Laye, vers la fin de la Révolution, une pension de demoiselles que Joséphine, presque dès le commencement, avait protégée et où elle avait placé successivement sa fille Hortense, ses nièces et ses cousines Emilie et Stéphanie de Beauharnais, Stéphanie Tascher, Félicité de Faudoas, puis sa belle-sœur Caroline Bonaparte, et même la fille de Lucien, Charlotte. Autour de ces jeunes filles, étaient venues se grouper la plupart de celles dont les pères avaient ou cherchaient quelque attache avec le Consul : Mlles Barbé-Marbois, Leclerc, Victor, Clarke, Macdonald... A la suite des mariages que, grâce à leur intimité avec Hortense, avaient rencontrés les nièces de Mme Campan, Mlles Auguié, quantité d'intrigants, même pauvres, s'étaient hâtées de solliciter l'admission de leurs filles. Mme Campan passait pour une influence, avait placé quantité de gens, obtenu des radiations d'émigrés, des restitutions de biens confisqués. Bref, c'était la mode d'entrer chez elle, et, à côté de noms glorieux, mais très nouveaux, on voyait, sur les listes, des Noailles, des Talon, des Lally-Tollendal, des Rochemond, puis des noms de finance, puis des noms de rien du tout. Il y avait une jeune fille en particulier dont la maitresse de pension eût été assez embarrassée de dire d'où elle venait, si elle avait porté aux origines de ses pensionnaires la même attention qu'au début et si, la vogue de son institution ayant baissé après le Consulat, elle n'avait point, pour remplir les vides, été obligée de prendre à peu près tout ce qui se présentait. C'était Mlle Louise-Catherine-Eléonore Denuelle de La Plaigne. Le père, qui se disait rentier, faisait des affaires qui n'étaient point toujours heureuses ; la mère, fort jolie encore, était passablement galante, et le ménage, qui habitait, boulevard des Italiens, un somptueux appartement où il recevait grande compagnie et fort mêlée, vivait, au jour le jour, des bénéfices de monsieur ou de ceux de madame, en attendant que la fille, laquelle avait eu ses dix-sept ans en 1804 (étant née le 13 septembre 1787) trouvât à faire un riche mariage ou, tout le moins, à se produire dans le monde. Le temps passe, madame vieillit, monsieur s'endette, les adorateurs s'éloignent, les quartiers de pension sont durs à payer, et, depuis le départ des Beauharnais, le temps est passé chez Mme Campan des épousailles à la Ney ou à la Savary. Mme Dénuelle se détermine, à défaut des salons dont elle n'a pas accès, à montrer sa fille dans les théâtres, et, un beau soir, à la Gaité, un officier de bonne mine se présente dans la loge dont elle occupe le devant avec sa fille, et y prend une place vacante. Les deux dames n'ont point l'air sévère ; l'officier est galant, et la connaissance est rapidement menée. Il parle amour, on lui répond mariage. Va pour le mariage, s'il faut y passer. On l'invite à venir boulevard des Italiens, il n'y manque pas et suit sa conquête. Le père, à la vérité, cherche à lui emprunter de l'argent, et cela le met en méfiance sur le train qu'on mène, mais une conversation qu'il a avec Mme Campan lève ses scrupules — s'il en a ; il déclare seulement qu'il veut se marier à Saint-Germain, et c'est là en effet que le mariage a lieu le 25 nivôse an XIII (15 janvier 1805). Cet officier, Jean-Honoré-François Revel, qui se qualifiait capitaine au 15e régiment de Dragons, attaché à l'inspection du général d'Avranche d'Haugéranville, était un fripon. Ancien quartier-maitre de son régiment, il venait de donner sa démission et se disait sur le point d'entreprendre la fourniture générale de l'armée. En attendant, il vivait à crédit dans une auberge, comptant beaucoup plus, semble-t-il, pour se tirer d'embarras, sur la beauté de sa femme que sur ses propres ressources. Deux mois après la noce, il est arrêté pour une fausse traite qu'il a fournie en paiement à son régiment et il est mis en prison préventive pour crime de faux en écriture privée. Eléonore se souvient alors qu'elle a été en pension avec Caroline Murat — S. A. I. la princesse Caroline, — et, vivement recommandée par Mme Campan, va solliciter sa protection. Caroline la place à Chantilly dans une sorte de maison de famille où l'on reçoit les jeunes femmes en semblable disgrâce ; puis, sur ses instances, elle la fait revenir près d'elle, malgré Mme Campan, qui voudrait qu'on l'éloignât du monde et que, dans quelque temps, on la remariât en province. Eléonore est grande, svelte, bien faite, brune avec de beaux yeux noirs, vive et fort coquette. La tête ronde, assez grisette, marque des instincts vulgaires, mais tout y indique du tempérament et tout y est pour plaire aux hommes. En brune, elle est de même essence qu'est Bellilote en blonde : même écrasement du crâne, même élargissement de la face ; même bestialité provocante qui d'autant plus haut parle aux ruiles qu'ils sentent l'animalité plus proche. Des petits traits, esquissés sur la boule que fait le visage, des yeux brillants y faisant des trous lumineux et passionnés ; une ombre tranchée de cheveux noirs abaissés sur le front, une peau singulièrement blanche, c'est assez. Eléonore n'a point été élevée à avoir des scrupules, et n'en a guère pu acquérir pendant les deux mois qu'elle a passés avec Revel. D'abord dame d'annonce, puis promue à la dignité de lectrice, elle se trouve comme par hasard, sur le passage de l'Empereur, lorsque, à son retour d'Austerlitz (fin janvier 1806), il vient voir sa sœur ; elle s'arrange pour être remarquée, et dès que des propositions lui sont adressées, elle les accepte d'enthousiasme. Elle se laisse conduire aux Tuileries, où elle prend l'habitude de venir de temps en temps passer deux ou trois heures, — le moins d'heures possible au reste. Elle a dit elle-même que, dans la chambre où Napoléon la recevait, au fond de l'alcôve, était suspendu un cartel et que, pendant que l'Empereur était occupé, elle trouvait moyen de pousser la grande aiguille et de l'avancer de trente minutes. Le temps que Napoléon donnait à ses divertissements était strictement mesuré : aussi lorsqu'il levait la tête, il regardait la pendule : Déjà ! disait-il, et l'amoureuse se trouvait libérée. Si peu d'heures qu'elle eût données, elles avaient été bien employées et Eléonore savait s'y prendre. Mais au moins ne voulait-elle point que Revel en eût le bénéfice. Aussi dès le 13 février, elle forme une instance en divorce pour cause d'injures graves, et elle obtient gain de cause presque de droit, Revel ayant été condamné à deux ans de prison par la Cour criminelle de Seine-et-Oise. Le divorce est prononcé le 29 avril 1806. Il est temps, car Eléonore est enceinte depuis le mois de mars ; elle accouche le samedi 13 décembre 1806, rue de la Victoire, n° 29, d'un enfant du sexe masculin qui est déclaré sous le nom de Léon, fils de demoiselle Eléonore Denuelle, rentière, âgée de vingt ans, et de père absent. Point de doute sur la paternité : Eléonore, qui, dans son acte de divorce, était qualifiée attachée à S. A. I. Madame la princesse Caroline, habitait, depuis son retour de Chantilly, rue de Provence, hôtel du Gouvernement (c'est l'hôtel Thélusson, que Murat a acheté le 12 nivôse an X). Elle n'en était sortie que pour ses visites aux Tuileries, dont Caroline avait le secret. D'ailleurs pour lever toute contestation, il n'y avait qu'à regarder l'enfant, dont la ressemblance avec Napoléon sautait aux yeux. L'Empereur reçut la nouvelle de l'accouchement à Pulstuck, le 31 décembre. Désormais, le charme était rompu, et l'Empereur pouvait être certain d'avoir un héritier de son sang. Plus que tout autre fait peut-être, cette naissance clandestine d'un enfant sans nom a influé sur la suite de sa vie et a déterminé les grandes résolutions qu'il a prises dès et qu'il n'a remplies que deux années plus tard. Léon fut d'abord confié à Mme Loir, nourrice d'Achille Murat ; puis, en 1812 ; on lui constitua un conseil de famille, lequel lui donna pour tuteur M. Mathieu de Mauvières, maire de la commune de Saint-Forget et baron de l'Empire, mais, surtout, beau-père de Méneval, le secrétaire intime de l'Empereur. Non content de lui avoir attribué une fortune indépendante, Napoléon, en janvier 1814, au moment de son départ pour l'armée, chargea le duc de Bassano d'y ajouter 12.000 livres de rentes ; il y joignit, le 21 juin 1815, 100.000 francs en dix actions des Canaux ; par un legs de conscience inclus dans son testament, il lui donna encore 320.000 francs destinés à lui acheter une terre, et s'occupant de lui jusqu'à son dernier jour, il lui consacra le paragraphe 37 de ses Instructions à ses exécuteurs testamentaires : Je ne serais pas fâché que le petit Léon entrât dans la magistrature, si cela était dans sou goût. Mais qu'étaient ces avantages prés de ceux que, un moment, il avait eu la velléité de lui faire ! Pour échapper au divorce, pour éviter de rompre avec Joséphine, à laquelle il était sincèrement attaché et dont il aimait jusqu'aux défauts, pour satisfaire, en même temps, d'une façon qui lui parût rationnelle, à la loi d'hérédité, il n'est pas douteux qu'il conçut la pensée d'adopter son enfant naturel, qu'il en parla à Joséphine, et qu'il tâta le terrain avec divers de ses confidents. Il cherche des exemples, invoque des précédents, invente des justifications ; s'il recule, c'est que, en vérité, c'est bien gros de faire passer cela, qu'on n'en est plus à Louis XIV appelant le duc du Maine et le comte de Toulouse à l'hérédité du trône. Mais, en attendant qu'il ait pris sa décision, il s'est habitué, presque attaché à cet enfant. Il se l'est fait souvent amener, soit à l'Elysée, chez sa sœur Caroline, soit même aux Tuileries, pendant sa toilette et son déjeuner. Il s'est plu alors à lui donner des friandises, à jouer avec lui, à s'amuser de ses réparties. Les événements s'accomplissent, et, nécessairement, Napoléon ne peut plus donner à Léon les mêmes soins ; mais, en 1815, c'est à Madame mère et au cardinal Fesch qu'il le recommande. Déjà, Madame s'était occupée de lui, et elle paraissait disposée à faire bien plus ; mais Léon n'était point en vérité de ceux dont à caractère peut séduire. En 1832, — il a vingt-cinq ans — il apparait déjà ruiné au jeu, s'adressant au cardinal Fesch, lui promettant de ne plus perdre 45.000 francs en une nuit. — Serment de joueur ! — Un an plus tard, ou le trouve à la fois brassant des affaires, se mêlant d'illuminisme et de politique, provoquant en duel un peu tout le monde (1833 et 1834), car il est brave et quelque peu spadassin. En 1834, il est élu chef du bataillon communal de Saint-Denis, en se réclamant du grand homme dont il a reçu la naissance. A la suite d'un refus de service, il est suspendu, puis révoqué, et publie des brochures apologétiques où il est difficile de se retrouver. Il se mêle, en 1840, au cortège officiel du retour des Cendres, et, complètement ruiné, intente alors contre sa mère, une série de procès. Eléonore a en effet conservé sa fortune. L'Empereur ne J'a jamais revue, il a refusé de la recevoir lorsque, en 1807, elle s'est présentée à Fontainebleau, mais il s'est acquitté en lui dolman : un hôtel, rue de la Victoire, 29, et le 4 février 1808, une dot de 22.000 livres de rente inaliénable et incessible. Elle épousa ce jour-là M. PierrePhilippe Augier, lieutenant d'infanterie, fils d'un M. Augier de La Saussaye qui, après avoir été député du Tiers à la Constituante et sous-préfet de Rochefort, était, depuis l'an XII, député de la Charente-Inférieure au Corps législatif. Le lieutenant Augier emmena sa femme en Espagne et mourut en captivité à la suite de la campagne de Russie. Eléonore, veuve facilement consolée, se remaria à Seckenheim, le 25 mai 1814, à M. Charles-Auguste-Emile, comte de Lux-bourg, major au service du roi de Bavière. Revenue à Paris avec ce nouvel époux, elle se trouva en butte aux menaces de chantage de Revel, son premier mari, lequel profitait de la chute du tyran pour se poser en victime et pour essayer de tirer parti de la situation. Mme de Luxbourg résista, et Revel, pour se venger et gagner quelques sous, publia d'innombrables pamphlets aux titres merveilleusement combinés pour faire scandale ; mais il perdit, devant toutes les juridictions, les procès qu'il intenta à son ex-femme. Léon fut un peu plus heureux dans ses procès contre sa mère : s'il fut battu à propos d'une demande en reddition de comptes et d'une plainte en escroquerie, il se fit reconnaitre comme fils naturel et obtint, le 2 juillet 1846, à défaut d'une pension alimentaire, une provision de 4.000 francs. Il semble avoir retrouvé quelque argent en 1848, car il songe à se présenter comme candidat à la présidence de la République en concurrence avec le prince Louis-Napoléon, avec lequel, huit ans avant, en mars 1840, il a voulu se battre en duel. C'est là une histoire tellement singulière que, seul, un certain désordre mental peut l'expliquer. On en trouvera le détail dans une brochure intitulée Réponse de M. le comte Léon demeurant à Paris, rue de Provence 53, an gérant du journal le Capitole (Paris, imprimerie de Pierre Beaudoin, 1840. In-4°). En 1849, il se porte aux élections législatives et publie un manifeste : Le citoyen Léon, ex-comte Léon, fils de l'empereur Napoléon, directeur de la Société pacifique au Peuple Français. L'Empire arrive : Léon obtient de Napoléon III, qu'il a voulu tuer, une pension de 6.000 francs et le paiement du legs de conscience de Napoléon Ier, soit un capital de 225.319 francs ; ce n'est pas là pourtant de quoi le contenter : en 1853, il réclame 572.670 francs, en vertu d'on ne sait quels décrets d'avril, mai et juin 1815 ; en 1857 actionne le ministre des Travaux publics en restitution de 500.000 francs qu'il dit lui être dus pour études du tracé du chemin de fer du Nord. Pas une année sans des monceaux de propositions, réclamations et pétitions. Quatre, cinq, six fois, la liste civile paie ses dettes ; son cerveau est dans une ébullition perpétuelle pour des chemins de fer, des percements de boulevards, des procès, des affaires. Sa brochure : La paix, solution de la question italienne, publiée en 1859, est décisive : il y proclame que Cœssin est le prophète de ce temps. Il a seul résolu toutes les difficultés de l'époque actuelle et de l'avenir. Cœssin on l'ignore peut-être — est l'auteur des Neuf livres (1809), le fondateur de la Maison grise (1810), de la Nouvelle Maison grise et des Familles spirituelles. Il est très vraisemblable que la Société pacifique dont Léon s'intitulait le directeur en 1849, était une émanation des Familles spirituelles que, en 1859, il était probablement le dernier à se rappeler. Léon est mort à Pontoise le 15 avril 1881 certainement irresponsable. On a imaginé bien des romans sur cette hypothèse d'un fils naturel de Napoléon. Quel roman vaudrait cette histoire dont on ne sait encore que des bribes récoltées ça et là dans des mémoires judiciaires, des registres de l'état-civil, des circulaires et des affiches électorales, et qui, s'il était permis de la suivre et de la raconter dans son entier, donnerait encore bien d'autres surprises. |