NAPOLÉON ET LES FEMMES

L'AMOUR

 

IX. — LES LECTRICES.

 

 

Il n'y a point que des tragédiennes qui gravissent l'escalier obscur, et qui, sous la conduite de Constant ou de Roustam, par le corridor noir éclairé nuit et jour aux quinquets, pénètrent dans l'appartement entresolé qu'occupait jadis Bourrienne et qui, par un escalier dérobé, communique avec l'appartement officiel. Chaque matin, dans le cabinet secret, Mme Bernard, la fleuriste brevetée, apporte un bouquet. Il y a pour ce un abonnement : 600 francs l'an. Mais ces fleurs, tous les jours renouvelées, se fanent moins vite que le sentiment qu'inspirent les visiteuses.

Si nombreuses sont-elles, à mesure que Bonaparte grandit en puissance, les solliciteuses, les ambitieuses, les intrigantes, qu'on ne saurait en faire le compte. L'homme arrivé au faite du pouvoir ne les verra-t-il pas toujours s'empresser vers lui, ces amoureuses intéressées qui n'attendent qu'un signe pour se livrer, et qui, se plaçant sans cesse sur sa route et sous ses yeux, mendient son regard et sollicitent un profitable déshonneur ?

Napoléon, on ne saurait trop à répéter, a trente et un ans en 1800, quarante et un en 1810. Il est, de 1800 à 1810, dans l'entière et pleine vigueur de sa santé et de son tempérament. Il ne recherche point les occasions, mais il ne les fuit pas. D'ordinaire — car, sans parler de Joséphine, deux femmes au moins lui inspirèrent une passion qui le sortit entièrement de son caractère — d'ordinaire, donc, il pense médiocrement aux femmes. Aucune n'est pour le troubler dans son travail, le distraire de ses pensées, le retarder dans ses projets ou pour modifier ses plans de vie. Mais ce qu'il trouve à sa portée, il le prend tout naturellement.

C'est là comme l'en-cas de nourriture qu'on lui prépare pour la nuit. Il ne ferait point sans doute un pas pour l'obtenir, mais nul préliminaire, nul embarras, nul dérangement, et, tout de suite après, il se met au bain ou vient se rasseoir à sa table de travail. Est-ce là de l'immoralité ? Quel homme, à sa place, n'en ferait autant ? Quel souverain ne fait pis ? Ce qui importe, ce n'est pas que quelques femmes voilées se rendent mystérieusement, la nuit, dans un appartement secret ; c'est qu'une femme — épouse ou maîtresse — ne s'habitue point dans le cabinet de travail et dans les salons des ministres. Sinon les meilleurs maris font les pires souverains.

S'il ne s'agissait de Napoléon, si certaines de ces passades n'avaient été contées avec des détails inventés à plaisir, si quelques-unes des favorisées ne s'étaient faites auteurs pour battre monnaie avec leurs souvenirs ou pour se prêter un rôle qu'elles n'ont jamais joué et donner le change sur celui qui leur a été distribué à une représentation extraordinaire il n'y aurait peut-être pas lieu de s'arrêter ; mais les dépits ont été trop bruyants, les calomnies ont été trop perfides pour qu'il ne convienne point, ici comme ailleurs de chercher la vérité.

 

L'une de ces femmes, la plus connue, sans doute comme écrivain, la plus comblée de faveurs par le Consul et l'Empereur, échappe encore cette fois, parce que les présomptions, si puissantes qu'elles soient, ne peuvent tenir lieu de preuves matérielles ; mais l'étude de caractères analogues au sien suffira sans doute pour la ranger à la place qu'elle devrait occuper.

 

Une autre bien moins célèbre, mais qui, pourtant, jusqu'à ces derniers temps, avait le plus servi les pamphlétaires, est une certaine Mme de Vaudey, qui, à la proclamation de l'Empire, fut nommée dame du Palais sur la recommandation très vive de M. Lecouteulx de Canteleu.

Bien née, car elle était fille d'un homme de guerre remarquable, de ce Michaud d'Arçon qui inventa les batteries insubmersibles du siège de Gibraltar, fournit les plans de la campagne de Hollande en 1793, prit Bréda sans coup férir et fut un des premiers sénateurs du Consulat ; bien alliée, car son mari, M. de Barberot de Vellexon, seigneur de Vaudey, capitaine dans Royal-Bourgogne, sortait d'une famille ancienne originaire d'Alsace et fixée à Gray depuis le XVe siècle ; de plus, fort belle personne, pétillante d'esprit, très intrigante, chantant à merveille et écrivant mieux encore ; elle fut nommée dame du Palais en juillet 1804, dans la première promotion et, comme l'Impératrice partait pour les eaux d'Aix-la-Chapelle, elle l'y accompagna.

Lorsque Napoléon, au commencement de septembre, rejoignit Joséphine à Aix pour le voyage triomphal sur le Rhin, Mme de Vaudey fut de toutes les fêtes et s'employa à distraire le maître. Au retour, elle se crut en mesure de braver l'Impératrice, dont la jalousie s'était éveillée, de s'endetter comme Joséphine elle-même et de monter sa maison sur un pied de favorite. Dans le joli petit château de la Tuilerie, près d'Auteuil, qu'habitèrent plus tard Mlle Rachel et M. Thiers, où est aujourd'hui le couvent de l'Assomption, elle réunissait quantité de gens, donnait des fêtes et menait un train de princesse.

Une première fois, après une audience qui s'était prolongée, elle remit un état de ses dettes qui furent payées ; une seconde fois, même succès ; mais à la troisième demande d'audience, Napoléon refusa tout net. Je n'aurais, dit-il à Duroc, ni assez d'argent ni assez de bonhomie pour acheter si cher ce qu'on trouve à si grand marché ; remerciez Mme de Vaudey de ses bontés pour moi et ne me parlez plus d'elle.

Là-dessus, lettre pathétique de la dame, qui déclare qu'elle va s'empoisonner si ses dettes — dettes d'honneur ! — ne sont pas payées dans les vingt-quatre heures. L'aide de camp de service court à Auteuil et la trouve disposée à toute autre chose qu'au suicide. On lui fit aussitôt demander sa démission de dame du Palais, et c'est pourquoi son nom ne figure sur aucun des almanachs impériaux.

Ce fut cette même femme qui devenue un peu folle, alla plus tard trouver M. de Polignac pour lui proposer de tuer Napoléon ; c'est elle qui, tombée à la dernière misère, presque aveugle et paralysée d'un bras, colportait certains Souvenirs du Directoire et de l'Empire qui lui servaient de prétexte pour mendier ; c'est elle, enfin, qui fournit au libraire Ladvocat ces parties de Mémoires d'une dame du Palais qui servirent à grossir les livraisons des Mémoires de Constant. Au moins, celle-ci était-elle une détraquée et une indigente. D'autres n'ont point eu les mêmes excuses.

 

C'était Joséphine qui, sur les instances de Lecouteulx, avait introduit à la cour Mme de Vaudey. Elle eut, du même ordre ou d'un ordre inférieur, quantité de protégées qu'accréditaient de moindres patronages et qui semblent n'avoir d'autre raison d'être à la Cour que leur facilité à se prêter aux fantaisies de Napoléon. Mais, de la part de Joséphine, il n'y a nullement dessein prémédité, et ce serait entièrement méconnaitre son caractère qu'imaginer qu'elle se résignât à fournir ainsi des distractions à son mari ; elle avait, dans sa nature de créole un singulier besoin de s'entourer de complaisantes qui ne fussent ni tout à fait du monde ni tout à fait de la domesticité, qui lui plussent par leur jolie figure, l'amusassent par leurs réparties, la distrayassent par leurs talents, peuplassent enfin gentiment ce palais triste comme la grandeur dont elle ne sortait jamais. Elle les prenait sans grande information, attendrie à des malheurs qu'on lui contait, séduite par la sveltesse d'une tournure, le chiffonné d'un minois ou l'inattendu d'une réponse. Ces jeunes personnes dont quelques-unes avaient couru des aventures, et qui, toutes, aspiraient à des conquêtes, fort pauvres, élevées à n'avoir guère de scrupules, tombaient avec leurs petites robes minables au milieu de cette Cour, la plus élégante qui fut jamais. Inoccupées tout le jour, elles n'avaient, dans l'oisiveté de l'appartement intérieur, qu'à se laisser courtiser par ces brillants officiers dont elles pouvaient bien faire des maris, — tant d'autres, qui ne valaient pas mieux qu'elles, avaient épousé des généraux à présent maréchaux d'Empire ! Sans cesse elles voyaient entrer et sortir familièrement celui dont découlaient toutes les grâces et qui, d'un signe, élevait et renversait des fortunes. Elles se plaçaient sur son passage, ambitionnant ce signe, prêtes à tout risquer pour l'obtenir — quelques-unes ne risquaient pas grand'chose ; — et, comme elles étaient accortes, se présentaient à souhait et s'empressaient pour plaire, comme les subalternes, toujours à l'affût, guettaient en valets si l'Empereur remarquerait l'une d'elles, les arrangements n'étaient point longs à prendre, et les choses suivaient naturellement leur cours, sans qu'il y eut d'un côté le moindre effort de séduction et de l'autre le moindre amour. Si bien caché que fut l'intrigue, Joséphine finissait par s'en apercevoir. Alors, scène de jalousie, renvoi de la jeune personne, laquelle, ayant reçu d'ordinaire une bonne dot, concluait, avec quelque seigneur de peu de scrupule, un excellent mariage et faisait souche ensuite de gens d'importance.

Ainsi en fut-il pour Félicité Longroy, fille d'un huissier du Cabinet, que Joséphine avait appelée aux fonctions de darne d'annonce. Comme telle, elle se tenait dans un salon qui précédait les petits appartements et n'avait d'autre mission que d'ouvrir les battants de portes devant l'Empereur et devant l'Impératrice. Elle touchait pour ce faire 3.600 francs par an, et, en 1806, Joséphine lui accorda un supplément de 600 francs. Mais Félicité Longroy ne compte pas ; c'est presque une servante.

 

Mlle Lacoste est d'un niveau un peu plus relevé. C'est une jolie blonde, un peu maigre, mais d'une taille charmante, d'une figure spirituelle et distinguée. Elle est orpheline, sans nulle fortune, a été élevée par une tante que l'on dit intrigante et qui s'ingénie, en effet, pour la faire présenter Joséphine. Celle-ci s'attendrit et la recueille en lui donnant le titre vague de lectrice. Cette lectrice ne fut point fatiguée par ses lectures, car presque aussitôt qu'elle eut été nommée, la Cour partit pour Milan, où devait avoir lieu le couronnement. Mlle Lacoste suivit la Cour, sans en être, n'ayant point, comme lectrice, d'accès dans le salon de service, ne pouvant se mêler pourtant aux femmes de chambre prés de qui on la logeait, isolée et perdue dans ce monde nouveau. A Stupinitz, l'Empereur la regarda ; il la remarqua à Milan. Le traité n'exigea pas grande négociation ; mais Joséphine s'aperçut qu'il était conclu. De là, terrible scène : la lectrice dut partir, et l'on fit venir de Paris sa tante pour l'y ramener. Mais, avant, l'Empereur exigea qu'elle parût une fois au cercle de l'Impératrice : scandale nouveau, car une lectrice n'était point pour sortir de l'appartement intérieur. Joséphine, pourtant, se résigna. A son retour à Paris, Napoléon s'occupa de faire marier Mlle Lacoste. Elle épousa un riche financier, fit une fort honnête mère et ne reparut jamais aux Tuileries.

 

Dans ce même voyage d'Italie, à Gênes, au milieu des fêtes célébrant la réunion à la France de la République ligurienne, on plaça sur le chemin de l'Empereur une dame Gazzani ou Gazzana (la désinence est fréquemment intervertie), née Bartani, fille, les uns disent d'une chanteuse, les autres d'une danseuse du Grand-Théâtre.

On l'avait d'abord fait venir à Milan, pour complimenter Joséphine, en compagnie fort mêlée, où, à côté de fort grandes dames, des Negrone, des Brignole, des Doria, des Remedi, se trouvait cette Bianchina La Flèche destinée à un brillant avenir en Westphalie.

Carlotta Gazzani était grande, un peu trop maigre, plutôt belle que gracieuse : elle dansait mal ; des extrémités médiocres, aussi ses mains étaient-elles toujours gantées ; mais le visage parfait, le type même de la beauté italienne : des lignes d'une pureté absolue, des yeux noirs très grands et très brillants, un accord complet de tous les traits que relevait un petit rire de côté montrant des dents éclatantes. Chacune des femmes qui l'ont vue s'accorde à la louer ; preuve irrécusable qu'elle était très belle sans doute, mais qu'elle manquait de la qualité suprême que les femmes envient aux autres femmes. Un homme qui s'y connaissait a pu dire : J'ai été fort lié d'amitié avec elle ; j'ai vu successivement chez elle des gens m'en paraissant fort épris ; jamais je n'en ai été amoureux. Cela dit tout. Ce fut le premier chambellan, M. Rémusat, qui se chargea de produire Mme Gazzani. Il persuada à l'Empereur de la placer auprès de l'Impératrice en qualité de lectrice. C'est Mme Rémusat qui le confesse : on voit que Talleyrand n'était point seul à avoir toujours, comme disait Napoléon, des maîtresses plein ses poches.

Mme Gazzani, qu'on appelle alors Gazzani Brentano, et qui, beaucoup plus tard, prend, on ne sait comment, le titre de baronne de Brentano, est donc lectrice, en remplacement de Mlle Lacoste aux appointements de 500 francs par mois.

De 1805 à 1807, rien ne la met en vue : l'Empereur est sans cesse en route : c'est Austerlitz, puis toute la campagne de Prusse et de Pologne. Au retour, à Paris d'abord, puis à Fontainebleau, elle se place en ligne. Ce n'est pas avec 6.000 francs par an qu'elle pouvait suffire à sa dépense, avancer son mari et mettre sa fille en position de faire, par la suite, un grand mariage. Elle vit l'occasion et la saisit. On la logea de façon qu'elle pût à toute heure, se rendre aux ordres de l'Empereur, et dès que l'Empereur la fit appeler, elle s'empressa ; d'ailleurs, elle ne chercha pas à se poser en favorite et accepta modestement son rôle d'en-cas. L'Impératrice, dont la jalousie s'était d'abord éveillée, se rassura vite lorsqu'elle eut, par Napoléon lui-même, la confidence entière de ce qui s'était passé.

Aussi bien, Mme Gazzani gardait l'attitude la plus respectueuse et la plus soumise, se tenait à sa place et n'élevait aucune prétention. Elle eut pourtant l'entrée aux cercles et dans le salon de service ; mais, cette faveur accordée, Napoléon ne lui témoigna, en public, aucun égard particulier, laissant les dames du palais la traiter à leur guise, faire le vide autour d'elle et déserter les coins où elle s'asseyait.

Cela dura peu : par la suite, plusieurs et non des moins hautaines, s'adoucirent au point d'admettre Mme Gazzani dans leur bande. Elle eut une sorte de salon où les plus élégants de la Cour se réunissaient plusieurs fois la semaine. On y jouait aux jeux innocents, on faisait des charades. Le prince de Saxe-Cobourg, le futur mari de la princesse Charlotte d'Angleterre, le futur roi des Belges, n'en quittait pas. Elle avait obtenu d'ailleurs quelque chose de plus solide que les honneurs de la Cour : la recette générale d'Évreux pour son mari. Après le divorce, elle fut l'y retrouver, et étant tout à portée de Navarre, où résidait Joséphine, entra dans la grande intimité de la maison. Elle y était retenue par sa liaison avec un écuyer de l'Impératrice, M. de Pourtalès, lequel subvint largement ses dépenses jusqu'au jour où il épousa Mlle de Castellane. Depuis Fontainebleau, l'Empereur ne l'avait revue que par hasard : il ne l'avait jamais aimée, et il ne semble point qu'il ait eu jamais occasion de parler d'elle.

Mme Gazzani s'en consola. Sa fille Charlotte-Joséphine-Eugénie-Claire, qualifiée baronne de Brentano, épousa M. Alfred Mosselman, dont elle eut elle-même une fille mariée à M. Eugène Le Hon.

 

Par contre, il a souvent été parlé d'une certaine Mlle Guillebeau, qui, fille, dit on, d'un banquier qui avait fait de mauvaises affaires, fut, en 1808, appelée à doubler, comme lectrice, Mme Gazzani. Mme Guillebeau, la mère, Irlandaise de naissance, avait trois filles dont deux, déjà grandes personnes, dansaient dans les salons en jouant du tambour de basque et en prenant des attitudes. L'aînée s'introduisit chez la princesse Elisa, qui lui fit faire un bon mariage, et la cadette, qui, affirme-t-on, n'avait été cruelle ni pour Murat ni pour Junot, sut se faire prendre en gré par la reine Hortense, qui s'enticha de sa jolie figure et des agréments de sa danse.

A un bal masqué que donnait Caroline à l'Élysée, Hortense, qui devait mener un quadrille de vestales, imagina de costumer Mlle Guillebeau en Folie et de la mettre, tambour de basque en main, en tête de son entrée. Dès qu'elle aperçut cette Folie, Caroline, qui avait double raison d'être jalouse, se précipita : il y eut une scène fort vive entre les deux belles-sœurs, et, finalement, la Folie fut mise à la porte.

Pour lui donner revanche et se la donner à elle-même — car cela fit un épisode de la lutte constamment ouverte entre Bonaparte et Beauharnais, — Hortense inventa de présenter Mlle Guillebeau à sa mère, qui, pour faire pièce à Caroline, se l'attacha comme lectrice. C'était fort peu de temps avant le voyage de Bayonne.

A Marrac, lorsqu'on fut installé, Mlle Guillebeau, à laquelle l'étiquette fermait dans la journée la porte du salon, et qui ' n'était introduite que quelquefois, dans la soirée, pour faire de la musique, passait tout son temps dans ce qu'on appelait sa chambre, un galetas en vérité, car ce château de Marrac était tout petit et nullement bâti pour loger une cour.

Comme elle était coquette, s'ennuyait ferme et aspirait à faire fortune, elle se trouva fort heureuse quand un domestique — le mameluck tout uniment — vint la prévenir de la visite de l'Empereur. Les choses allaient merveilleusement à son gré, lorsque Lavallette, qui, en sa qualité de directeur général des Postes, surveillait les correspondances des personnes attachées à la maison, envoya à Napoléon une lettre adressée à la demoiselle par sa mère. On l'y stylait, on lui traçait le rôle qu'elle devait jouer, on lui recommandait de l'adresse et on insistait surtout pour qu'elle ne manquât point de se ménager à propos et à tout prix des traces vivantes qui pussent prolonger sa faveur ou lui réserver de grands rapports d'intérêt. La saleté de cette intrigue derrière laquelle Napoléon a dit plus tard avoir trouvé le prince de Bénévent, dégoûta tellement l'Empereur que, sur le champ, la jeune personne fut priée de monter dans une chaise de poste et, accompagnée seulement d'un valet, fut renvoyée à Paris. Ce fut alors que M. de Broglie la vit repasser aux Ormes, où il se trouvait chez son beau-père, M. d'Argenson.

A Paris, Mlle Guillebeau épousa un M. Sourdeau, lequel, par grâce de l'Empereur, fut préposé à une recette, mais il en dissipa les fonds, et la Restauration vint fort à propos pour le tirer de ce vilain pas. Mme Sourdeau, en effet, sut se ménager une entrée près du duc de Berry, qui la trouva charmante et avec les plus beaux yeux du monde, et fit, en récompense, nommer son mari consul de France à Tanger.

 

Comme on voit, dans la vie de Napoléon, ces passades ne comptent point ; elles tracent à peine sur ses sens, pas du tout sur son cœur. Elles ne donnent nulle vue sur le côté affectif de sa nature ; elles renseignent seulement sur sa haine de l'intrigue, sur sa générosité, sur certaines de ses habitudes de vie.

On trouverait encore d'autres aventures de même espèce, dont l'histoire ne présenterait guère plus d'intérêt, des aventures de garnison que, comme empereur, il paie deux cents napoléons, quand un capitaine de son armée les paierait vingt francs. Il en rencontre — ou plutôt on en rencontre pour lui à Berlin, à Madrid, à Vienne. Il n'est pas fait d'une autre chair que ses maréchaux et que ses soldats : il est homme. Mais en lui les sens ne sont point si impérieux qu'il leur doive céder toujours.

A Vienne, il remarque une jeune fille qui, de son côté, s'est monté la tête pour lui. Par son ordre, on suit cette jeune fille ; on lui fait la proposition, qu'elle accepte, de venir à Schœnbrunn. Elle arrive, elle est introduite. Comme elle ne parle qu'italien ou allemand, la conversation s'engage en italien, et aux premiers mots, Napoléon découvre que cette jeune fille appartient à des parents respectables, qu'elle n'a nullement conscience de ce qu'on attend d'elle, et que, si elle éprouve pour lui une admiration passionnée, son ingénuité est entière. Il ordonne qu'on la reconduise immédiatement, il prend soin de son établissement, et lui donne une dot de 20.000 florins, faisant, au cours du 1er septembre 1809, 17.367 francs.

Cet acte est loin d'être unique dans la vie de Napoléon : trois fois au moins il se répète, et la dernière fois, c'est à Sainte-Hélène !