NAPOLÉON ET LES FEMMES

L'AMOUR

 

VIII. — LES ACTRICES.

 

 

La Grassini était une passante, et, quelque jalousie que Joséphine ait conçue contre elle, son inquiétude a été courte. Mais il vint à l'appartement secret des Tuileries d'autres femmes de théâtre dont les visites, plus fréquentes, pouvaient prendre un air d'habitude. A coup sûr, nul souci à en avoir : c'étaient demoiselles de médiocre vertu, auxquelles Bonaparte ne pouvait s'attacher, et à qui simplement il demandait d'être belles et complaisantes durant le temps très court qu'il leur consacrait ; mais il suffisait qu'elles vinssent pour que Joséphine, toujours le doigt sur les serrures, s'alarmât à perdre l'esprit et parcourût les corridors et les escaliers, bougie en main, persécutée de l'idée de surprendre son mari, de lui jouer quelque scène à effet et de le mettre pleinement dans son tort.

Sans Joséphine, on ignorerait la plupart de ces anecdotes : c'est elle qui les découvre, qui les conte, qui les rabâche, au besoin qui les invente, car nulle n'est menteuse comme elle. Pourtant, quelle que soit leur banalité, ces romans d'un quart d'heure, Napoléon les a vécus, et c'est assez pour qu'il faille les feuilleter, car on y rencontre certaines notions de son caractère qu'on chercherait vainement ailleurs.

En dehors de la Grassini, peut-être de Mme Branchu, si laide que la lui attribuer semblerait une plaisanterie si le dilettante en lui n'avait pu être un instant emporté par la puissance et la tendresse expressive de la tragédienne lyrique qui a le plus magnifiquement incarné Didon, Alceste et la Vestale ; hormis ces deux, point de cantatrice.

Nulle danseuse, et c'est le temps pourtant où les danseuses sont le plus à la mode ; où Clotilde, entretenue à 100.000 francs par mois par le prince Pignatelli, voit l'amiral Mazaredo lui offrir 400.000 francs de surenchère annuelle ; où Bigottini, prenant de toutes mains et se faisant scrupule de négliger les maternités fructueuses, accumule les millions pour ses descendants, dont elle fera ainsi, pour les bourgeois d'importance, des partis tout à fait souhaitables.

Nulle comédienne non plus, ni Mlle Mars, qui, à la vérité, n'est guère jolie dans ses débuts, et dont on dit : C'est un pruneau sans chair ; ni Mlle Devienne, la soubrette incomparable, dont la figure pétille de l'esprit qu'elle a, et qui, pourtant, reste court quand au passage, à la chasse, l'Empereur lui adresse un mot aimable ; ni Mlle Mézeray, qui, il faut le dire, est fort occupée avec Lucien Bonaparte ; ni Mlle Gros, qui fait le bonheur de Joseph.

Peut-être, en 1808, Mlle Leverd, quand, après une seule représentation à Saint-Cloud, elle est, par ordre, reçue sociétaire. Ce n'a pas été, certes, M. Rémusat, surintendant des spectacles, qui a aidé à son admission, lui qui, malgré les volontés, les ordres, les décrets même de l'Empereur, s'acharna plus tard à la persécuter : qui donc, alors ? Au reste, elle était vraiment charmante, d'une grâce, d'une coquetterie, d'un éclat qui la faisaient à point désirable. Peu de talent encore, mais qu'importait ?

Si Napoléon en eut la fantaisie — et ce n'est point certain — elle fut unique. Par nature, par tempérament et par choix, ce n'est qu'aux tragédiennes qu'il s'adresse.

 

C'est alors le beau temps de la tragédie au Théâtre-Français ; le temps où, devant un parterre de lettrés qui ne laisse passer nulle offense à ses dieux. devant un parterre de soldats, dont l'âme est de pair avec tous les sentiments généreux et superbes, une troupe, merveilleusement choisie et dressée, maintient, vivante et forte, la tradition d'une littérature épique. A ces artistes, que Bonaparte protège hautement, il ne ménage point les critiques et il n'épargne point l'argent. Il tient ce qu'ils sont chargés de dire comme un enseignement que la nation doit recevoir, qui importe bien moins à son éducation littéraire qu'à sa formation morale. Il faudrait, disait-il à Gœthe, que la tragédie fût l'école des fois et des peuples : c'est le point le plus élevé auquel un poète puisse atteindre. Et, un soir, à son coucher : La tragédie échauffe l'âme, élève le cœur, peut et doit créer des héros. Et c'est là qu'il ajoute : Si Corneille vivait, je le ferais prince.

Il n'aime point le drame, qui n'est point un genre tranché ; il prise peu la comédie, qui lui parait factieuse avec Molière et Beaumarchais, rebutante avec Lesage, pitoyable d'invraisemblance avec Fabre d'Eglantine ; il ne comprend rien aux farces, et son esprit n'est point susceptible de s'en distraire.

Tout ce qui est pointes, jeux de mots, calembours, les traits qui ne jaillissent point du sujet même, qui ne sont point, comme il dit, l'esprit de la chose, mais simplement de l'esprit, les vers aimables, les couplets bien tournés, ces chocs de mots qui arrivent presque à se faire passer pour des pensées, tout cela lui échappe. Il le méprise, le dédaigne et surtout l'ignore. La tragédie, au contraire, lui apparait grave, noble et forte. Nulle vulgarité en elle. Il y écoute parler ses pareils : les rois, les héros et les dieux. Il s'y écoute parler lui-même, car c'est ainsi, et en cette langue, qu'il devra s'exprimer devant la postérité, quand le recul des temps permettra que l'on mette sa vie sur la scène.

Avec cette passion de tragédie, dès qu'il s'émancipe, c'est tout naturellement aux interprètes de la tragédie qu'il s'adresse. Les minois futés des soubrettes, les charmes apprêtés des grandes coquettes, les fausses naïvetés des ingénues, il rencontre tout cela à sa Cour, et toutes les figurantes de sa comédie mondaine s'empresseraient à un signe de sa main : mais Phèdre, Andromaque, Iphigénie, Hermione, ce ne sont plus des filles, ce sont des êtres surnaturels et presque divins que l'histoire et la poésie ont parés de tous leurs trésors. Son imagination, à son tour, s'empare d'elles, et, en voyant sur la scène les actrices qui les représentent, ce ne sont point ces actrices qu'il désire, mais les héroïnes elles-mêmes. Les faisant appeler, il ne déroge point, et la satisfaction d'une fantaisie purement sensuelle se voile ainsi à ses propres yeux d'une ombre de poésie.

Sans doute, ensuite, il se retrouve un homme, et, pressé par le travail, n'ayant à donner à la bagatelle que le moins de temps possible, peu familier avec les phrases courtoises et ne dissimulant pas assez le mépris qu'il éprouve pour celles qui, sur le message d'un valet, viennent ainsi s'offrir, il a des brutalités, des mots et des façons de faire qui chez un autre serait du cynisme. De fait, nul n'est moins cynique que lui. En tout ce qui touche à la volupté, dit un de ses serviteurs intimes, il donnait une couleur et des noms poétisés. Même ces brutalités de langue ne sont chez lui qu'une façon de dissimuler cette nuance d'embarras qu'il éprouve toujours vis-à-vis d'une femme, quelle que soit la femme. Il fait le fanfaron et se pare du vice qu'il n'a pas. Ainsi à Sainte-Hélène, en' conversation, voudra-t-il paraitre plus familier avec les sensations qu'avec les sentiments, alors que, en réalité, nul n'est peut-être aussi sentimental que lui.

Toutefois, ici, ce n'est point le cas. Le désir sans doute a été provoqué chez lui non par la sensualité physique, mais par une sensualité de l'esprit, par l'imagination surexcitée ; mais lorsque la femme est à sa portée, parfois sa fantaisie est passée, plus souvent sa pensée est absorbée par les affaires : il travaille, et tout ce qui le distrait de son travail lui est une fatigue et un ennui. On gratte à la porte pour le prévenir : Qu'elle attende ! On gratte de nouveau : Qu'elle se déshabille ! On gratte encore : Qu'elle s'en aille ! Et il reprend son labeur.

 

Ainsi en fut-il, assure-t-on, pour Mlle Duchesnois, mais elle était habituée à ces aventures. Sait-on comment elle était entrée aux Français ? Vers les commencements du Consulat, un jeune élégant, qui vient d'enterrer un oncle, emmène ses amis fêter sa nouvelle fortune dans une maison de campagne aux environs de Saint-Denis. On déjeune, puis on essaie de chasser ; bientôt l'on s'ennuie. On envoie chercher alors, dans une maison connue de la Chaussée d'Antin, de ces personnes complaisantes et toujours disposées à faire un bon repas. Chacun choisit sa chacune. Une fille reste sans partenaire, tous disant : Elle est trop laide ! Elle a pourtant de très beaux yeux, une taille faite à ravir, un grand air de bonté, et dans la physionomie une sorte de tristesse des dédains subis qui la rend intéressante. On joue aux barres dans le parc. Elle court comme une biche, et, sous ses légers vêtements, ses mouvements sont souples et gracieux. Sa voix est musicale et tendre, son esprit semble plus cultivé et plus intellectuel que celui de ses compagnes. Un des jeunes gens qui sont là se prend de pitié, cause avec la fille, la recueille, parle d'elle à Legouvé, qui a la curiosité de la voir, lui fait lire des vers et s'étonne à son tour.

Legouvé lui donne des avis, la produit chez Mme de Montesson, où elle rencontre le général Valence, lui assure la protection de Mme Bonaparte et obtient qu'elle débute aux Français. Elle joue Phèdre pour la première fois le 16 thermidor an X. C'est un ou deux ans plus tard que se place son aventure aux Tuileries. Mais il est, chez la femme des souvenirs que rien n'abolit, et, des temps où elle était servante, des temps où elle était fille à parties, Mlle Duchesnois avait gardé une sorte de mélancolie craintive, l'appréhension de ces syllabes si souvent entendues : Elle est trop laide !

 

Renvoyée aussi Thérèse Bourgoin ; mais celle qui signait Iphigénie en Tauride cet insolent billet : Ni vu ni connu, en réponse à une maréchale duchesse d'Empire réclamant un perroquet envolé, n'avait point pour les dédains la résignation de Mlle Duchesnois. L'offense à sa vanité se doublait d'un préjudice matériel : la perte d'un amant fort riche et auquel elle tenait infiniment, Son Excellence Monseigneur le ministre de l'Intérieur. C'était Chaptal.

Après un second début fort tiraillé, il avait, d'autorité, fait engager Thérèse aux Français ; pour consacrer cette faveur, il avait écrit à Mlle Dumesnil, laquelle, sur sa demande, avait donné quelques conseils à la débutante, une lettre officielle et publique où, en lui annonçant une gratification du ministère, il la remerciait de profiter du repos de sa retraite pour former une élève digne d'elle et de l'art dramatique. Il s'affichait avec la demoiselle, mettait les journaux à ses ordres, et se donnait en spectacle à Paris.

C'est vrai que, avec sa tête ronde, son air ingénu, son sourire malin, ses beaux yeux clairs et qu'on eut dit chastes, son verbe haut, ses plaisanteries épicées, celle qu'on appelait la déesse de la joie et des plaisirs était bien désirable pour un homme de cinquante ans ; mais Chaptal n'aurait eu qu'à garder les apparences, à ne pas compromettre son caractère et à ne point s'aveugler au point de tenir Mlle Bourgoin pour une vertu. Napoléon eut la malice de le désabuser. Un soir qu'il avait donné rendez-vous au ministre pour travailler, il fit venir Mlle Bourgoin, dont, en présence de Chaptal, on annonça l'arrivée. Napoléon ordonna qu'elle attendit, puis, dit-on, la renvoya. Mais Chaptal, dés que Mlle Bourgoin avait été annoncée, avait rassemblé ses papiers et était parti. Le soir même il envoyait sa démission de ministre.

De la part de la demoiselle, ce fut dès lors guerre ouverte. A Pétersbourg, où elle va après la paix de Tilsitt, elle régale ses adorateurs de tous les épigrammes qui courent Paris et qui visent l'Empereur.

A Erfurt, revanche de celui-ci, qui défraie à son tour Alexandre d'épigrammes sur Mlle Bourgoin, le met en garde contre les faciles indiscrétions de la demoiselle, ce qui n'est pas sans nuire à sa carrière d'amoureuse. La Restauration arrivée, elle affiche un royalisme d'autant plus fougueux que, présentée au Roi par le duc de Berry, elle a des milliers de bonnes raisons pour tenir aux Bourbons. Elle ne manque point de se parer de leurs couleurs durant les Cent-Jours, mais on la laisse faire, et, au retour de Gand, le duc de Berry, en ne la reprenant point, rabat son enthousiasme.

 

Avec Duchesnois et Bourgoin, peu de chose ou rien ; mais il n'en va pas de même avec George, et celle-ci n'est pas renvoyée.

C'est la seule qu'il avoue, la seule dont plus tard à Sainte-Hélène, privé de toute femme, il se souvienne avec quelque sensualité : En fait d'actrices, dit-il, je n'ai jamais eu que Mlle George. Et comme un de ses officiers répond : Je croyais avec tout Paris que Votre Majesté avait eu Mlle Saint-Aubin, Mlle Gavaudan, on disait même Bourgoin, Volnay. Il reprend : Jamais, ce sont sûrement elles qui ont fait courir ce bruit-là pour se faire valoir. George, au contraire, il y tient, il y insiste, seulement : Je m'en suis repenti, dit-il, quand j'ai su qu'elle parlait. Repentir, comme chef d'Etat, car comme homme, l'image qu'il a gardée d'elle l'impressionne encore.

Pourtant la première fois qu'elle vient il la cingle de cette phrase : Tu as gardé tes bas, tu as de vilains pieds ; mais c'est que, devant cet admirable bétail humain, dont il détaille la perfection, le défaut est si vivement apparu que la remarque est échappée.

Nul plus que lui n'est sensible à la joliesse des pieds et des mains. C'étaient les premiers objets qu'il fixait chez une femme, et, lorsque les uns et les autres étaient mal, il disait : Elle a les abattis canailles. Chez George, si belle à dix-sept ans, la tête, les épaules, les bras, le corps, tout était à peindre, hormis les extrémités, les pieds surtout, ces pieds que, à Amiens, deux ans auparavant, elle avachissait en des savates lorsqu'elle balayait, au matin, devant la maison de son père, chef d'orchestre et directeur du théâtre.

Napoléon venait de s'installer à Saint-Cloud lorsque, en nivôse an X, il fit, pour la première fois, amener Mlle George, qu'il reçut dans un petit appartement donnant sur l'Orangerie. Comme, cette année-là, il prolongea fort tard son séjour dans sa nouvelle résidence et qu'il y passa presque l'hiver, il la demanda assez fréquemment. Outre qu'il était grand admirateur de sa beauté, il s'amusait du tour vif et prompt de son esprit. Elle lui contait la chronique des coulisses et les gestes de ce foyer des Français, où l'on apprenait alors quantité de belles histoires. A Paris, il continua, la vit dans son appartement entresolé, mais jamais il n'alla chez elle ; jamais, par suite, il n'eut à se rencontrer avec Coster de Saint-Victor ou d'autres amants. Cela dura deux ans en tout, au témoignage de George, qui prétend que tout ce temps elle resta fidèle : on ne le lui demandait pas.

Joséphine sut assez vite cette fantaisie de son mari. Elle en prit une singulière inquiétude et en fit des scènes de désespoir. Elle se trouble plus qu'il ne faut, disait Bonaparte. Elle a toujours peur que je ne devienne sérieusement amoureux. Elle ne sait donc pas que l'amour n'est pas fait pour moi ? Qu'est-ce que l'amour ? Une passion qui laisse tout l'univers d'un côté pour ne voir, ne mettre de l'autre que l'objet aimé. Assurément, je ne suis pas de nature à nie livrer à une telle exclusion. Que lui importent donc des distractions dans lesquelles mes affections n'entrent pour rien ?

Il était impossible de mieux raisonner, mais ce n'était pas de raison que se piquait Joséphine. Pourtant, elle eût dû reconnaître que jamais secret ne fut plus discrètement gardé.

Point de scandale, nul affichage, nulle faveur à George comme actrice : lorsqu'elle manque son service, elle est fort rudement menacée de prison par le préfet du Palais et se le tient pour dit. Si elle vient jouer à la Cour, elle reçoit la même gratification que ses camarades, rien de plus, et lorsque, prétend-on, elle s'émancipe à demander son portrait à Bonaparte, celui-ci lui tend un double napoléon : Le voilà, on dit qu'il me ressemble.

De l'argent, il en donne à coup sûr. Cette mention : Remis à S. M. l'Empereur se trouve souvent répétée dans les registres de la petite cassette, en face de sommes variant de 10 à 20.000 francs ; mais rien ne permet de désigner les destinataires. Une seule fois, le 16 août 1807, le nom de George apparaît pour un don de 10.000 francs. Mais, alors, elle avait cessé, depuis près de trois années, ses visites intermittentes aux Tuileries, et nul doute que ce présent ne soit un souvenir à l'occasion de la Saint-Napoléon.

D'ailleurs, moins d'un an plus tard, le 11 mai 1808, George quitte subrepticement Paris en compagnie de Duport, le danseur de l'Opéra, qui, par crainte d'être arrêté aux barrières, s'est déguisé en femme. Au mépris de son engagement avec le Théâtre-Français, au mépris surtout de ses créanciers, elle se sauve pour rejoindre en Russie un amant qui, dit-on, lui a promis de l'épouser : c'est Benckendorff, le frère de la comtesse de Liéven, qui, venu à Paris, à la suite de l'ambassadeur Tolstoï, vient d'être rappelé et entend faire aux Pétersbourgeois, et surtout à l'empereur Alexandre, les honneurs de sa maîtresse.

Il y a là toute une intrigue ayant pour objet d'enlever le Tsar à Mme Narislikine par une liaison avec l'actrice, liaison fugitive, d'où on le ramènera sans peine à l'Impératrice régnante. George qui assurément ne soupçonne rien de ces beaux projets ; qui, en ses lettres à sa mère, s'étend sur les charmes de son bon Benckendorff ; qui signe alors (août 1808) George Benckendorif, est présentée à l'empereur Alexandre qui lui envoie une très belle plaque de diamants pour sa ceinture, et la fait appeler à Péterhof, mais ne l'y redemande pas. Pour le grand-duc Constantin qui, à la représentation de Phèdre, disait : Votre mademoiselle George, dans son genre, ne vaut pas mon cheval de parade dans le sien, il s'est mis à venir la voir tous les jours, et l'aime comme une sœur. C'est elle qui le dit.

Il ne s'en tint pas là, et la cour et la ville furent aussi favorisées ; mais ce n'était ni ce qu'on avait cherché en l'attirant en Russie, ni ce que Napoléon avait permis qu'on cherchât lorsqu'on lui avait révélé le complot. Pourtant, quand, après 1812, George eut la pensée de revenir en France et qu'elle accourut rejoindre à Dresde les chefs d'emploi de la Comédie, qu'on y avait appelés pendant l'armistice, Napoléon non seulement la fit réintégrer comme sociétaire, mais ordonna qu'on lui comptât, comme service, ses six années d'absence. Ses camarades ne le lui pardonnèrent jamais.

Aux Cent-Jours, elle fit dire à l'Empereur qu'elle avait à lui remettre des papiers qui compromettaient essentiellement le duc d'Otrante. Napoléon envoya chez elle un serviteur affidé, et, au retour : Elle ne t'a pas dit, demanda-t-il, qu'elle était mal dans ses affaires ?Non, Sire, elle ne m'a parlé que de son désir de remettre elle-même ces papiers à Votre Majesté. — Je sais ce que c'est, reprit l'Empereur, Caulaincourt m'en a parlé : il m'a dit aussi qu'elle était gênée. Tu lui donneras 20.000 francs de ma cassette.

 

Au moins celle-ci fut reconnaissante. Nul doute que les sentiments qu'elle accusait franchement n'aient été pour tout dans les luttes qu'elle eut à soutenir contre les gentilshommes de la Chambre et les gentilshommes du parterre, et qui se terminèrent par son exclusion brutale du Théâtre-Français.

 

Même en ses derniers jours, très vieille, n'ayant plus rien ni dans la tête ni dans la tournure de la triomphatrice d'antan, lorsqu'elle parlait de Napoléon, c'était avec un tremblement dans la voix, une émotion qu'elle ne jouait pas et qui, aux jeunes gens qui l'écoutaient — des vieillards presque, à présent, — se communiquait si profonde qu'elle est demeurée inoubliable. Mais ce n'était point l'amant qu'elle évoquait, c'était l'Empereur.

Et cette fille, non point par pudeur de vieille femme — car elle parlait volontiers et crûment de ses autres amants mais par une sorte de crainte respectueuse, semblait ne plus se rappeler qu'il l'eût trouvée belle et qu'il le lui eût dit, ne voyait plus l'homme qu'il avait été pour elle, mais voyait l'homme qu'il avait été pour la France, — pareille à ces nymphes qui, honorées un instant des caresses d'un dieu, n'avaient point regardé son visage, éblouies qu'elles étaient par la lumière aveuglante de sa gloire.