NAPOLÉON ET LES FEMMES

L'AMOUR

 

VI. — LE PARDON.

 

 

Joséphine dînait au Luxembourg, chez Gohier, président du Directoire, lorsque tomba la nouvelle inattendue, surtout pour elle, du débarquement de Bonaparte à Fréjus. En vérité, elle avait comme oublié que Bonaparte existait et semblait ne plus penser qu'il pût revenir, tant elle avait arrangé sa vie à sa guise, et tant elle se conduisait en veuve consolée.

En Égypte, le mari songeait au divorce ; mais, en France, la femme rendait la répudiation nécessaire.

Détachée de Barras, qui ne pouvait plus être un amant, dont l'influence d'ailleurs déclinait et dont les pouvoirs allaient bientôt expirer, elle s'était d'abord accrochée aux Rewbell, au point de leur jeter à la tète sa fille Hortense pour leur fils ; puis, Rewbell tombé par le coup d'État de prairial an VII, éperdument, elle s'était livrée aux Gohier, mari et femme, dès l'entrée du mari au Gouvernement.

Ce bourgeois de Rennes, qui affectait les mœurs pures et l'intégrité spartiate, c'était le ministre de la Justice de la Terreur, celui qui avait inventé les formules légales dont Fouquier-Tinville requérait l'application. C'était le casuiste de la guillotine. Rien ne donne l'air d'austérité comme la chasse aux expédients juridiques : c'est l'hypocrisie nécessaire pour couvrir la prévarication. Gohier donc passait pour austère. Pour son austérité, il était entré au Directoire, et aussi il avait recruté Joséphine qui lui racontait ses passions ; et Gohier, protecteur, lui conseillait de divorcer pour épouser M. Charles. Le divorce est légal et républicain, il permet à une femme qui était la maîtresse d'un homme de devenir sa concubine.

Joséphine hésitait — presque tentée. Mais, en attendant, elle avait rompu avec ses beaux-frères, Joseph et Lucien, et ils avaient, plus encore, rompu avec elle. D'eux, elle était assurée de ne rien obtenir, pas même l'argent dont elle avait besoin et qui lui manquait tellement ! D'elle, ils n'avaient rien à attendre et si, tant que le Général avait été en France, ils l'avaient tolérée, à présent ils ne cherchaient qu'à la pousser hors de la famille où ils ne l'avaient jamais acceptée. Elle allait donc à Gohier, qui étant du Gouvernement, lui pouvait être singulière, ment utile. Il est vrai que Gohier était l'ennemi des Bonaparte ; mais, plus il leur était hostile, mieux il convenait à Joséphine. Si le conquérant d'Egypte ne revenait point, qui sait s'il n'y avait point quelque nouvelle fortune à tenter de ce côté ; s'il revenait, Mme Gohier dont on n'avait jamais dit tant de mal, abritée qu'elle était contre la calomnie par son obscurité, ses mœurs, ses habitudes, ses façons de petite, toute petite bourgeoise rennaise, ferait un admirable répondant, couvrirait de sa bonne renommée les fréquentations douteuses, les amitiés suspectes et les amours étalées.

Donc intimité chaque jour resserrée, et on était à dîner en famille, lorsque cette nouvelle est jetée sur la nappe : Bonaparte débarqué et en route pour Paris. Quelque diligence qu'aient faite les courriers, il les suit sans doute : ce n'est pas pour s'arrêter aux triomphes des villes qu'il a violé la quarantaine. Délibérer, tenir conseil, Joséphine n'en a pas le temps. D'ailleurs, un seul parti à prendre : payer d'audace. C'est ce qu'elle fait, même avec Gohier, qu'elle prétend, bon gré mal gré, mettre dans son jeu : Président, lui dit-elle, ne craignez pas que Bonaparte vienne avec des intentions fatales à la liberté ; mais il faudra nous réunir pour empêcher que des misérables ne s'en emparent !

Gohier servira sans doute, mais c'est Bonaparte d'abord qu'il faut. Vite, Joséphine demande des chevaux de poste. Elle prétend courir à la rencontre du revenant, éviter toute explication, tomber dans ses bras, réveiller dans ses sens l'amour éteint, le reprendre en maitresse, et, dans sa voiture rentrer à Paris, à son bras rentrer rue Chantereine, et avec lui recevoir les Bonaparte dépités, qui, cette fois encore, n'oseront parler, ou qui, s'ils parlent, trouveront oreille close. Point d'hésitation ni de temporisation comme lorsqu'il s'agissait du départ pour l'Italie, point de Louise Compoint ni de Fortuné, nul bagage, et sa chaise vole sur la route de Bourgogne.

C'est par la route du Bourbonnais qu'arrive Bonaparte, et tandis que, pressant les postillons, Joséphine dévore des yeux l'horizon, y cherchant la voiture qu'elle espère, son mari est déjà rue de la Victoire. Elle revient en hâte, mais il lui a fallu aller jusqu'à Lyon, car les deux routes, qui se séparent à Fontainebleau, ne se rejoignent que là. Trois jours ont passé pendant lesquels Bonaparte, déjà affermi dans ses idées de rupture par les histoires recueillies en Egypte, interroge ses frères, ses sœurs, sa mère. Nul doute désormais sur la conduite de Joséphine à Milan, sur sa vie pire encore durant ces dix-sept derniers mois. Il semble que par ménagement, soit pour elle, soit pour leur frère, les Bonaparte ne disent pas tout ce qu'ils savent : d'ailleurs, probablement, ils ne savent pas tout ; mais ce qu'ils disent suffit. La décision de Napoléon est prise, elle parait inébranlable, et toute la famille y applaudit.

En vain, des amis, auxquels il raconte ses déboires, lui remontrent que cette acclamation du peuple à son retour l'engage et l'oblige ; que la nation, qui espère de lui son salut, n'attend pas de lui un scandale ; que relever l'État est son premier devoir et qu'il peut différer pour renvoyer sa femme ; que, s'afficher en mari trompé, c'est débuter par se donner un ridicule, et que, en France, le ridicule tue. Mais de tout cela Bonaparte n'a souci : Elle partira, dit-il ; que m'importe ce qu'on en dira ? On en bavardera un jour ou deux, on n'en parlera plus le troisième. Nulle considération n'est pour le toucher ou l'amollir. Nul intérêt, si grand qu'on le lui présente, n'est pour prévaloir sur sa juste indignation. Pour éviter toute rencontre où il pourrait se laisser attendrir — car il sait le pouvoir de cette femme sur ses sens, il le craint encore sur son cœur — il fait déposer chez le concierge les effets, les bijoux, tout ce qui est à elle ; il donne rendez-vous pour le lendemain matin à ses frères afin de régler les dernières formalités, et, enfermé dans sa chambre, au premier étage, il attend.

Joséphine arrive enfin, affolée. C'est une partie suprême qu'elle va jouer, et la partie est aux trois quarts perdue. En route, pour la première fois peut-être de sa vie, elle a réfléchi, et toute l'horreur de sa position a brusquement apparu devant ses yeux. Si elle ne parvient pas à le voir, à le conquérir, où ira-t-elle ? que deviendra-t-elle ? Des passe-temps comme M. Charles, c'est bon un jour, un mois, un an. Mais comment a-t-elle pu être si sotte, non que de le prendre, mais que de l'afficher ? Cela, et Barras, et d'autres, et la guerre déclarée aux Bonaparte, et les dettes, les dettes surtout !

C'est un tourbillon dans sa tête. Ne sachant point compter, achetant toujours, ne payant jamais, s'imaginant avoir tout soldé lorsqu'elle a donné de misérables acomptes, elle traîne déjà après elle, comme elle traînera pendant tout l'Empire, jusqu'à sa dernière heure, un cortège de créanciers qui lui présentent sans cesse de nouvelles occasions de dépenses, et dont, sans fin ; elle grossit les mémoires, sans s'inquiéter un instant des échéances. L'échéance venue, elle pleure, elle sanglote, elle perd l'esprit, elle invente les combinaisons les plus étranges, elle se donne à Dieu ou au diable, et dès qu'elle a gagné un petit peu de temps, elle s'imagine avoir tout sauvé. Elle en est là à ce moment. A ses fournisseurs seuls, elle doit, a-t-on dit, douze cent mille francs. C'est vraisemblable : c'est là le chiffre ordinaire de ses banqueroutes. Il y a mieux qu'on ignore : elle a acheté, dans le canton de Glabbaix, département de la Dyle, pour 1.195.000 francs de biens nationaux, et elle en doit les deux tiers — l'autre tiers devant être fourni par sa tante, Mme Renaudin, devenue Mme de Beauharnais, qui n'a pas le premier sou pour les payer. Elle a acheté, le 2 floréal an VII, du citoyen Lecouteulx, la terre et le domaine de Malmaison, moyennant 225.000 francs de principal, 37.516 francs pour les glaces, meubles meublants, ustensiles et provisions, et 9.111 francs de droits d'enregistrement. Là-dessus, elle a payé les 37.516 francs de mobilier avec le prix des diamants et des bijoux lui appartenant. Mais le reste est exigible, et qui paiera ?

Sans doute, elle peut dire que le Général, qui a visité Malmaison avant son départ pour l'Égypte, a offert 250.000 francs de la propriété et que c'est à peu prés le prix pour lequel elle s'est engagée. Mais après avoir vu Malmaison, Bonaparte a vu Ris, il s'est vivement attaché à l'idée d'acheter ce château, puis il s'est rabattu sur une terre en Bourgogne. D'ailleurs, il ne lui a laissé, à elle, aucun pouvoir pour traiter en son nom. C'est à son frère Joseph qu'il a confié son argent ; c'est par Joseph qu'il a fait payer à Joséphine sa pension annuelle de 40.000 francs ; c'est à Joseph, seul, qu'il a communiqué ses projets ; car, de lettres de lui à sa femme, de ces temps d'Égypte, pas une. Si Joseph a lâché 15.000 francs pour un acompte aux Lecoulteux, la quittance, en date du 17 messidor an VII, est au nom du Général, et Joséphine doit les 15.000 francs, puisqu'elle a voulu être mariée sous le régime de la séparation de biens.

Rien ne lui appartient, pas même l'hôtel de la rue de la Victoire : il a été acheté et payé par Bonaparte. Il lui reste son écrin, cet écrin formé en Italie qu'elle se plaît à montrer et qui, dit une femme, est digne déjà de figurer dans les contes des Mille et une Nuits ; il lui reste encore des tableaux, des statues et des antiquités, le butin de guerre de sa campagne. Mais qu'est cela près de ce qu'elle doit payer ? Qu'est-ce, prés de ce qui lui échappe ?

Ainsi, la voilà sur le pavé, et elle n'est plus à l'âge où l'on rencontre des fortunes. Les années ont marqué sur la peau flétrie par le fard. La taille est restée gracieuse et souple, mais le visage se gâte. Créole, mariée à seize ans, nubile à douze (Tercier dit lui avoir fait la cour vers 1776 ou 1778), elle est bien plus vieille qu'une femme du même âge en nos climats, elle est presque une vieille femme à trente-sept ans. Donc, si elle échoue, nul remède ; et envisageant alors, et d'un coup, tout l'abîme, elle se cramponne à cet espoir suprême que Napoléon la verra et qu'il se laissera attendrir.

Elle a pénétré dans l'hôtel, mais il lui faut forcer maintenant la chambre de Bonaparte. Devant la porte, elle a frappé vainement, elle s'agenouille et l'on entend la plainte de ses sanglots. Il n'ouvre pas. Des heures, une journée entière, la scène se prolonge. Il ne répond pas. Enfin, Joséphine, épuisée, va s'abandonner, redescendre, partir ; mais sa femme de chambre, Agathe Bible, la ramène devant cette porte close, court chercher les enfants, Eugène, Hortense, et, avec leur mère, agenouillés, ils supplient à leur tour.

La porte s'ouvre et, sans dire un mot, les yeux baignés de larmes, la face convulsée par ce long et terrible combat qu'il vient de livrer à son cœur, Bonaparte apparaît tendant les bras.

C'est le pardon, non pas un pardon regretté qui plus tard reviendra sur le passé et s'en fera des armes, mais le pardon généreux et entier, l'oubli complet des fautes commises — l'abolition. Bonaparte a cette faculté surprenante de pouvoir ne pas se souvenir et, la confiance rendue, de tenir pour non avenus les fautes ou les crimes qu'il lui a plu de ne point punir, de les supprimer de son imperturbable mémoire. Non seulement il pardonne à la femme ; mais, vertu plus rare, il dédaigne les complices qu'elle s'est donnés. Jamais il ne priva aucun de la vie ni de la liberté. Il ne fit rien pour empêcher leur fortune, et, pourtant, lorsqu'il rencontrait certain d'entre eux, il devenait subitement très pâle.

Ce n'est point la faute de ces hommes, il le reconnaît : c'est sa faute à lui. Il a mal gardé sa femme. Dans le harem, un homme a pu s'introduire. Il a du être pressant c'est la nécessité de son sexe ; la femme a dû succomber : c'est la fatalité de sa nature. Si cette femme n'est plus aimée, il faut la renvoyer, la répudier ; si elle l'est encore, il n'y a qu'à lui pardonner et à la reprendre. Pour des reproches, à quoi bon ?

Devant le fait, Bonaparte est désarmé : il l'accepte et s'y soumet. Il prend les choses au point où elles se trouvent et les êtres dans l'état où ils sont, sans exiger des femmes une virginité ou même une pudicité qu'elles n'ont plus. Cela est moins français peut-être en sa nature qu'oriental, mais c'est ainsi. Seulement, désormais, il prendra ses précautions, et, sachant — ou plutôt croyant savoir — à quoi s'en tenir sur la morale et la vertu des femmes, il érigera comme règle fondamentale que, jamais, aucun homme, sous quelque prétexte que ce soit, ne doit rester seul avec sa femme ; que sa femme doit être gardée, surveillée le jour comme la nuit ; que c'est là la condition absolue de sa sécurité maritale : et s'il n'applique point strictement cette règle à Joséphine, dont il ne compte plus guère avoir d'enfants, on verra comme il y tiendra avec sa seconde femme.

 

Joséphine triomphe, elle triomphe des Bonaparte, qui, après avoir déploré son mariage, en ont souhaité, préparé, presque achevé la rupture. Elle amène Napoléon à en triompher avec elle, car, le lendemain de cette grande scène et de cette réconciliation, lorsque Lucien, le plus ardent des avocats du divorce, est, à la première heure, mandé par son frère, c'est dans la chambre à coucher de Joséphine qu'il est reçu, et Napoléon est encore au lit.

A quoi bon parler des dettes et comment imaginer qu'ayant pardonné ce qu'il a pardonné, Bonaparte s'arrête à de l'argent ? Il paie, le 21 brumaire, les 1.195.000 francs de biens nationaux dans le département de la Dyle, qui, plus tard, serviront à la dot de Marie-Adélaïde, dite Adèle, fille naturelle de feu M. de Beauharnais, lorsque Joséphine la mariera, le 8 frimaire an XIII, à François-Michel-Augustin Lecomte, capitaine d'infanterie, nommé à cette occasion, receveur particulier à Sarlat. Il paie le principal de la Malmaison, 225.000 francs, une bagatelle ; il paie les 1.200.000 francs de dettes aux fournisseurs, mais il a soin de s'enquérir et de faire régler les factures, si bien que en déduisant les objets non fournis et en rabattant les prix surfaits, il s'en tire avec moitié : 600.000 francs tout juste.

En vérité, c'est là de quoi faire réfléchir Joséphine si elle en est capable : un mari qui paie ainsi plus de deux millions de dettes, c'est un entreteneur comme on n'en trouve guère et qui mérite qu'on lui fasse quelques sacrifices. Joséphine les fera, et sa conduite apparente jusqu'au divorce ne laissera point de prises à ses adversaires. Elle a trop peur de perdre sa position, comme elle dit.

Quant aux Gohier, elle leur a prouvé sa reconnaissance. Le 17 brumaire au soir, elle les a invités à déjeuner pour le 18 au matin, et, Gohier n'étant point venu, elle a pressé Mme Gohier de faire accepter à son mari une place éminente dans le nouveau gouvernement. Gohier, toujours austère, refuse avec indignation ; mais, après deux ans de bouderie, quand il revient à solliciter le Premier Consul, c'est Joséphine qui obtient pour lui le commissariat général d'Amsterdam,' où il se trouva si fort à son gré qu'il y passa dix années et qu'il y eût passé sa vie entière si, en 1810, le poste n'avait été supprimé. Alors il refusa, dit-on, d'aller à New-York, mais il accepta une bonne retraite, qui lui fut payée durant la Restauration toute entière. Il n'en fut pas moins un républicain vertueux et qui se fit enterrer civilement.