Vers la fin de vendémiaire an VI (octobre 1795), le hasard d'une sollicitation met en présence la vicomtesse de Beauharnais et le général Bonaparte. Celui-ci vient brusquement de sortir de l'ombre : son nom, inconnu hier, ce nom que sait à peine Barras, qui l'écrit Buona-Parte, le canon qui a écrasé les sections rebelles à la Convention l'a jeté en volée à toute la France. Général en second de l'Armée de l'Intérieur, bientôt général en chef, il ordonne le désarmement des Parisiens : un jeune garçon se présente au quartier général pour obtenir de conserver l'épée de son père. Bonaparte voit l'enfant, s'intéresse à lui, lui accorde sa demande. Visite de remerciement de la mère, une dame, une grande dame, une ci-devant vicomtesse, la veuve d'un président de la Constituante, d'un homme de cour, d'un général en chef de l'armée du Rhin : c'est beaucoup tout cela pour Bonaparte : le titre, la qualité, l'éducation, le ton aisé et noble dont elle rend grâce ; pour la première fois, le provincial de vingt-six ans qui arrive des armées révolutionnaires, à qui nulle femme vraiment femme n'a fait attention, se trouve en présence d'un de ces êtres désirables, élégants et rares, qu'il n'a entrevus que de très loin et du parterre : il s'y trouve en la posture qui convient à son orgueil, celle de la protection, et ce rôle où il s'essaie pour la première fois lui plait à miracle. Elle, qui est aux expédients, voit tout de suite à qui elle a affaire. Créole de la Martinique, mariée à seize ans au vicomte de Beauharnais, par les soins d'une tante experte qui vit ouvertement avec le marquis de Beauharnais, père du vicomte, Joséphine Tascher de La Pagerie a eu, depuis sa venue à Paris, en 1779, une existence tourmentée ; son mari l'a trompée, abandonnée, s'est séparé d'elle quoiqu'elle n'eût aucun tort : nulle distraction de monde, car, vivant chez sa tante, dont la position était équivoque, elle n'avait point accès à la Cour où elle n'avait point été présentée, ni dans la Société. A la séparation d'avec son mari, elle gagna plus de liberté — et l'on dit qu'elle en usa. Alors un voyage, un long séjour à la Martinique ; puis la Révolution survenant, réconciliation avec le vicomte, devenu député aux Etats Généraux, président de la Constituante, général en chef de l'armée du Rhin, et alors, un trait de temps où elle est heureuse et tient salon, le seul temps de sa vie où elle ait vu du monde qui soit du monde. Puis la Terreur : Beauharnais emprisonné, guillotiné. Elle en prison aussi, n'échappant que par miracle. Quand, après le 9 Thermidor, elle sort de la prison des Carmes, qu'elle se trouve à trente ans passés, avec deux enfants, ruinée à n'avoir pas un sou, que fait-elle ? Aidée de quelques relations de femmes qu'elle a nouées surtout en prison, car d'autres elle n'en a guère, elle se lance dans le monde. De l'argent qu'elle reçoit, des emprunts qu'elle fait de droite et de gauche, des dettes qu'elle contracte un peu partout, lui permettent de prendre une sorte de train. Elle quitte son appartement de la rue de l'Université, loue à Louise-Julie Carreau, femme Talma, moyennant 4.000 livres par an en numéraire ou to.000 en assignats, un petit hôtel rue Chantereine, n° 6, et s'y installe le 10 vendémiaire an III (octobre 1794). Mais quoi ! un an a passé, les dettes s'accumulent, rien ne vient. Sans doute, avec son admirable insouciance de créole, elle ne sait pas ou ne veut pas compter, elle espère on ne sait quel miracle qui la tirera d'affaires : un miracle pareil à celui qu'a rencontré sa tante, la Renaudin, sous les traits du marquis de Beauharnais. Tout en courant par les endroits où l'on s'amuse, en se montrant dans ce qui est le monde d'alors — ce monde de jardins de plaisir où pour vingt sols on est de bonne compagnie — elle attrape des connaissances, qui lui font restituer quelques morceaux de terre qui appartenaient à son mari, mais elle les mange à mesure. Elle ne possède rien, ni capital, ni revenu fixe : car, à son mariage, elle a eu de ses parents une dot nominale de cent mille francs dont on devait lui payer les intérêts à cinq du cent ; mais son père est mort insolvable, sa mère est pauvre et d'ailleurs les Iles sont bloquées par les Anglais. Elle a encore reçu de sa tante, Mine Renaudin, la nue propriété d'immeubles, — mais depuis lors ces immeubles ont été vendus, — et de créances, — mais elles ont péri. D'ailleurs on ne vit pas de nues propriétés. Mme Renaudin l'aide bien un peu ; il y a les emprunts, il y a des banquiers complaisants qui acceptent des traites sur la Martinique, qui conseillent même d'aller à Hambourg où l'on reçoit plus facilement des remises. Mais le crédit s'épuise et l'âge grandit. Quelle carte lui reste-t-il à jouer ? A ce moment, pour rendre la visite qu'il a reçue de la vicomtesse de Beauharnais, le général Bonaparte sonne à la porte cochère de l'hôtel de la rue Chantereine. Il ne sait point, lui, que l'hôtel appartient à la citoyenne Talma, laquelle au temps où elle était la demoiselle Julie, l'eut d'un entreteneur généreux pour ses bénéfices d'impure. Il ne voit point que, avec ses douze cents mètres de terrain (601 toises) l'hôtel, en cc quartier perdu, tout à l'extrémité de Paris, à deux pas de cette rue Saint-Lazare que des jardins bordent encore presque toute, vaut à peine cinquante mille francs, le prix qu'il a été payé en 1781, le prix qu'il sera payé en 1796. La porte ouverte par le concierge, car il y a un concierge, le général suit une sorte de long couloir : d'un côté, dans un pavillon, l'écurie avec deux chevaux sous poil noir qui prennent sept ans, et une vache rouge ; de l'autre côté, la remise, où il n'y a qu'une méchante voiture. Le couloir s'élargit en jardin. Voici, au centre, le pavillon d'habitation : un rez-de-chaussée de quatre fenêtres à grande hauteur, surmonté d'un attique bas. (La cuisine est en sous-sol.) Bonaparte gravit un perron de quatre marches que cernent en façon de terrasse des balustres très simples et pénètre dans une antichambre sommairement meublée d'une fontaine en cuivre rouge, d'un bas d'armoire en chêne et d'une armoire en sapin. L'officieux, Gonthier, l'introduit dans un petit salon, une salle à manger, où, près de la table ronde en acajou, il peut s'asseoir sur une des quatre chaises couvertes en crin noir, à moins qu'il ne préfère regarder aux murs quelques estampes encadrées de bois noir et doré. Cela est peu luxueux ; mais, çà et là, des tables et des servantes en bois d'acajou ou en bois jaune de la Guadeloupe, avec des dessus de marbre et des garnitures de cuivre doré, marquent une ancienne élégance, et, dans les deux grandes armoires vitrées prises dans le mur, une fontaine à thé, des vases, toute une série d'accessoires de table en plaqué anglais jouent l'argenterie. D'argenterie ;au sens du mot, il n'y a dans la maison que quatorze cuillers et quinze fourchettes à bouche, une cuiller à soupe, six cuillers à ragoût, onze petites cuillers à café. Mais il ne le sait point. Joséphine, toute pomponnée par son officieuse, la citoyenne Louise Compoint, sort de l'appartement, s'empresse à cette salle à manger pour faire accueil à ce visiteur qu'amène la fortune. Elle ne peut guère le recevoir ailleurs ; car le rez-de-chaussée ne comprend, en dehors de cette pièce, qu'un petit salon en forme de demi-rotonde, dont elle a fait un cabinet de toilette, et une chambre à coucher. Cette chambre est gentille, mais bien simple avec son meuble de nankin bleu orné de crêtes jaunes et rouges, la couchette à deux dossiers tout unie, de jolis meubles d'acajou et de bois jaune de la Guadeloupe et, pour tout objet d'art, près d'une harpe de Renaud, un petit buste de Socrate en marbre blanc. Quant au cabinet de toilette, sauf le forte-piano de Bernard, on n'y trouve que des miroirs : miroir sur une grande table de toilette, miroir sur une commode d'acajou, sur une table de nuit, et, sur la cheminée, un trumeau de deux petites glaces. Quoi ! c'est là le mobilier de cette élégante ? Sans plus. Et elle mange dans des assiettes en terre, sauf les grands jours, pour lesquels elle a une douzaine d'assiettes en porcelaine blanche et bleue ; le linge de table se compose de huit nappes dont quatre à œil de perdrix, toutes si élimées que, à l'inventaire, tout, serviettes et nappes, est prisé quatre livres. Mais Bonaparte ne le sait pas ; il ne sait pas que cette femme élégante et rare qu'il a devant lui, dont la grâce infinie lui trouble la tête, dont la toilette recherchée donne une fête à ses yeux, ne possède en sa garde-robe que quatre douzaines de chemises en partie usées, deux douzaines de mouchoirs, six jupons, six camisoles de nuit, six paires de poches de bazin, dix-huit fichus de linon, douze paires de bas de soie de diverses couleurs. Par contre, elle a, pour les dessus, six châles de mousseline, deux robes de petit taffetas de couleur brune et violette, trois robes de mousseline brodée en couleur, trois robes de mousseline unie, deux robes d'organdi, trois robes de canadéri, une robe de taffetas d'été, trois de toile de Jouy, une de linon brodé en blanc. Ces dessous si vraiment pauvres et ces dessus relativement nombreux, quoique les étoffes en soient toutes légères et de vil prix, c'est Joséphine toute vive : elle a seize robes et six jupons. Mais qu'importe ! Bonaparte ne voit que la robe, ou plutôt, il ne voit que la femme : des cheveux châtains d'une jolie qualité, peu fournis à la vérité, — mais on est alors aux perruques blondes neigées d'un œil de poudre ; — une peau assez brune, déjà éraillée sur la figure, mais que lisse, que blanchit, que rosit le fard ; des dents mauvaises, mais qu'on ne voit jamais, la bouche toute mignonne étant toujours fondue en un sourire léger très doux, qui s'accorde avec la douceur infinie des yeux aux longues paupières, aux très longs cils, avec l'expression tendre des traits, avec un son dé voix si touchant que, pour l'entendre, plus tard, dans les corridors, les domestiques s'arrêtaient. Et, avec cela, un petit nez fringant, léger, mobile, aux narines perpétuellement battantes, un nez un peu relevé du bout, engageant et fripon, qui provoque le désir. La tête pourtant n'est pas à citer près de ce corps si libre et si long, que la graisse n'a point touché, qui s'achève en des pieds étroits, mignons et cambrés, des pieds gras et fondants qui appellent le baiser. Aux souliers qui les ont habillés, on les devine ces pieds, on les voit, on les tient... Au corps, nulle entrave, nul corset, pas même une brassière pour soutenir la gorge, d'ailleurs bas placée et plate. Mais l'allure générale emporte tout. Cette femme met à vivre une grâce qui n'est qu'à elle : Elle a de la grâce même eu se couchant. Et cette grâce résulte de la proportion si juste des membres souples à la taille dégagée, qu'on oublie que la stature est médiocre, tant les mouvements sont aisés et élégants. Une science longuement apprise de ce corps, une coquetterie qui a affiné tous les gestes, qui ne perd nul avantage et, constamment en défense, ne laisse rien au hasard ; cette indéfinissable nonchalance qui fait des femmes créoles les femmes par essence ; cette sensualité qui, comme un parfum léger ensemble et capiteux, flotte autour de ces abandons lassés des formes souples et faciles, n'est-ce pas pour affoler tous les hommes, et celui-ci pour commencer, plus neuf et moins expérimenté que quiconque ? Et par cela même, la femme le séduit dés la première approche, en même temps que la dame l'éblouit et qu'elle lui impose par un air de dignité : comme il dit : ce maintien calme et noble de l'ancienne société française. Elle le sent bien qu'il est pris, qu'il lui appartient, et quand il revient le lendemain, le surlendemain, puis tous les jours, quand il voit autour de Mme de Beauharnais des hommes qui ont été de l'ancienne cour, qui sont des grands seigneurs par rapport à lui petit noble (le mot est de lui), un Ségur, un Montesquiou, un Caulaincourt, qui la traitent en amie, en égale, un peu en camarade, il ne sent pas la nuance, il ne saisit pas que ces hommes qui toujours pour lui garderont leur prestige, viennent là en garçons, n'amènent point leurs femmes. Sortant des milieux tout jacobins où il a vécu, qui en Vaucluse, à Toulon, à Nice, à Paris, ont fait son avancement, il éprouve une satisfaction infinie à se trouver en telle compagnie. Toutes les apparences, et rien ici n'est qu'apparence, le luxe de la dame comme sa noblesse, sa société et la place qu'elle tient dans le monde, il les accepte pour des réalités et les voit ainsi, les sens aidant : Quinze jours après la première visite, c'est une liaison : en écrivant, il semble qu'on n'en soit encore qu'à l'amitié, mais dans la confusion de ces temps, a dit un témoin, les nuances, les transitions n'étaient guère observées. Tout allait vite. Ils s'aimèrent passionnément. Lui, c'est tout simple. Elle, pourquoi ne pas penser qu'alors elle est sincère ? C'est du fruit neuf, ce Bonaparte, un sauvage à apprivoiser, le lion du jour à promener à la chaine. Pour la femme déjà mûre qu'elle est, ce tempérament qui s'éveille, cette ardeur de passion, ces baisers connue sous l'Équateur jetés sur toute sa chair, cette furie d'un désir continuel, n'est-ce pas l'hommage qui peut le mieux la toucher, lui prouver le mieux qu'elle est belle encore et qu'elle plaira toujours ? Mais, bon comme amant, car qu'en fera-t-elle comme mari ? Or, voici qu'il offre sa main, qu'il supplie, qu'on l'accepte. Après tout, qu'a-t-elle à y perdre ? Elle est aux abois, et c'est un coup de cartes qu'elle risque. Il est jeune, il est ambitieux, il est général en chef de l'Armée de l'Intérieur ; on se souvient, au Directoire, qu'il a fourni les plans de la dernière campagne d'Italie, et Carnot va lui faire donner le commandement en chef pour la campagne prochaine. C'est peut-être le salut. Aussi bien, à quoi s'engage-t-elle ? Un mariage ? Mais le divorce en est le remède tout trouvé, car il n'est point question de prêtre ou de cérémonie religieuse. Qu'est-ce alors ? Un contrat qui dure le temps qu'il plaît aux parties de l'observer, mais qui n'a de valeur ni pour la conscience de la femme, ni pour son ancien monde, en admettant que ce monde s'occupe d'elle, qui rapporte gros si l'on joue bien, car ce jeune homme peut monter haut, qui rapporte toujours une pension s'il est tué. Néanmoins, elle a des précautions à prendre : d'abord, son âge à dissimuler, car elle ne veut, ni à ce garçon de vingt-six ans, ni à personne, avouer qu'elle a passe trente-deux ans. Alors Calmelet, son homme de confiance, subrogé-tuteur de ses enfants, se transporte, assisté d'un nommé Lesourd, chez un notaire : Ils certifient connaitre parfaitement Marie-Josèphe Tascher, veuve du citoyen Beauharnais, savoir qu'elle est native de l'île Martinique, dans les iles du Vent, et que dans ce moment il lui est impossible de se procurer l'acte qui prouve sa naissance, attendu l'occupation actuelle de l'île par les Anglais. C'est tout ; nulle autre déclaration, nulle date. Armée de cette pièce notariée, Joséphine pourra déclarer à l'officier de l'état civil qu'elle est née le 23 juin 1767, tandis qu'elle est née le 23 juin 1763. On n'y regardera point de plus près. Pour sa fortune, elle prétend de même en laisser l'illusion. Ici, c'est plus difficile, pourrait-on croire ; mais Bonaparte accepte tout ce qu'elle fait ; et, alors, à huis clos, en présence seulement de Lemarrois, aide de camp du général, est rédigé le plus étrange contrat de mariage que notaire ait jamais reçu : nulle communauté de biens, sous quelque forme et en quelque manière que ce soit ; séparation de biens absolue ; toute autorisation donnée par avance à la future épouse par le futur époux ; tutelle des enfants du premier lit maintenue exclusivement à la mère ; douaire de quinze cents livres de rente à son profit si elle devient veuve, et, en ce cas, reprise par elle de tout ce qu'elle justifiera lui appartenir. D'apports point : tout ce que la future épouse possède appartient à la communauté qui a existé entre elle et feu M. de Beauharnais. Il n'en a pas été fait inventaire, et ce ne sera qu'après l'inventaire qu'elle décidera si elle accepte ou renonce. Inventaire fait deux ans plus tard, elle renonce, mais ces deux ans-là ont rapporté mieux. A avouer le néant de sa fortune, Bonaparte met moins de façon : De sa part, le futur époux déclare ne posséder aucuns immeubles, ni aucuns biens meubles mobiliers autres que sa garde-robe et ses équipages de guerre, le tout évalué par lui à et en a assigné la valeur nominale. C'est bien, comme l'a dit le notaire à Mme de Beauharnais, la Cape et l'Épée. Mais le général trouve la déclaration oiseuse, et, sur le contrat, il fait purement et simplement rayer le paragraphe. Le contrat est du 18 ventôse an IV (8 mars 1796). Le lendemain, c'est le mariage devant l'officier de l'état civil, qui, complaisamment, donne au marié vingt-huit ans au lieu de vingt-six et à la mariée vingt-neuf ans au lieu de trente-deux. Ce maire avait la manie d'égaliser. Barras, Lemarrois, qui n'est pas majeur, Tallien et Calmelet, l'inévitable Calmelet, sont témoins. Nulle mention de consentement des parents des époux : on ne les a point consultés. Deux jours après, le général Bonaparte est seul en route pour l'Armée d'Italie. Mme Bonaparte reste rue Chantereine. Heureusement, on a pris des avances sur la lune de miel. |