Jeudi, 12 novembre 1787, à Paris. Hôtel de Cherbourg, rue du Four Saint-Honoré. Je sortais des Italiens et me promenais à grands pas sur les allées du Palais-Royal. Mon âme, agitée par les sentiments vigoureux qui la caractérisent, me faisait supporter le froid avec indifférence ; mais, l'imagination refroidie, je sentis les ardeurs de la saison et gagnai les galeries. J'étais sur le seuil de ces portes de fer quand mes regards errèrent sur une personne du sexe. L'heure, sa taille, sa grande jeunesse ne me tirent pas douter qu'elle ne fût une fille. Je la regardais. Elle s'arrêta, non pas avec cet air grenadier, mais avec un air convenant parfaitement à l'allure de sa personne. Ce rapport me frappa. Sa timidité m'encouragea et je lui parlai... Je lui parlai, moi qui, pénétré plus que. personne de l'odieux de son état, me crois toujours souillé par un seul regard !... Mais son teint pâle, son physique faible, son organe doux ne nie firent pas un moment en suspens. Ou c'est, me dis-je, une personne qui me sera utile à l'observation que je veux faire, ou elle n'est qu'une bûche. — Vous aurez bien froid, lui dis-je : comment pouvez-vous vous résoudre à passer dans les allées ? — Ah monsieur, l'espoir m'anime, il faut terminer ma soirée. L'indifférence avec laquelle elle prononça ces mots, le systématique de cette réponse me gagna, et je passai avec elle. — Vous avez l'air d'une constitution bien faible, je suis étonné que vous ne soyez pas fatiguée du métier. — Ah ! dame, monsieur, il faut bien faire quelque chose. — Cela peut être, mais n'y a-t-il pas de métier plus propre à votre santé ? — Non, monsieur : il faut vivre. Je fus enchanté. Je vis qu'elle me répondait, au moins, succès qui n'avait pas couronné toutes les tentatives que j'avais faites. — Il faut que vous soyez de quelques pays septentrionaux, car vous bravez le froid. — Je suis de Nantes en Bretagne. — Je connais ce pays-là... Il faut, Mad. (sic) que vous me fassiez le plaisir de me raconter l'histoire de la perte de votre P... — C'est un officier qui me l'a pris. — En êtes-vous fâchée ? — Oh ! oui, je vous en réponds. — Sa voix prenait une saveur, une onction que je n'avais pas encore remarquées. — Je vous en réponds : ma sœur est bien établie actuellement ; pourquoi l'eus-je pas été ? — Comment êtes-vous venue à Paris ? — L'officier qui m'avilit, que je déteste, m'abandonna. Il fallut fuir l'indignation d'une mère. Un second se présenta, nie conduisit à Paris, m'abandonna, et un troisième, avec lequel je viens de vivre trois ans, lui a succédé. Quoique Français, les affaires l'ont appelé à Londres, et il y est. Allons chez vous. — Mais qu'y ferons-nous ? — Allons, nous nous chaufferons et vous assouvirez votre plaisir. J'étais bien loin de devenir scrupuleux. Je l'avais agacée pour qu'elle ne se sauvait pas quand elle serait pressée par le raisonnement que je lui préparais en contrefaisant une honnêteté que je voulais lui prouver ne pas avoir... Le jour qu'il écrit ce récit, Bonaparte a dix-huit ans et trois mois, étant né le 15 août 1769. L'on a le droit de croire que c'est là la première femme à laquelle il se soit adressé, et, en repassant très rapidement l'histoire de son enfance, on trouvera sans doute que les motifs de conviction sont suffisants. Lui-même en a inscrit les dates frappantes, et, de ces dates, celles qu'on a pu vérifier se sont trouvées d'une exactitude absolue. Il est parti d'Ajaccio pour la France le 15 décembre 1778, à l'âge de neuf ans et demi. Les souvenirs féminins qu'il a emportés de son île sont ceux de sa nourrice, Camilla Carbone, veuve Ilari ; de ses vieilles bonnes et d'une petite compagne d'école, la Giacominetta, dont il parlera souvent à Sainte-Hélène. Il a plus tard comblé de biens sa nourrice, la fille de cette nourrice, Mme Tavera, et sa petite-fille, Mme Poli, à laquelle il avait lui-même donné au baptême le nom de Faustine. S'il n'a pu rien faire pour son frère de lait, Ignatio Ilari, c'est que celui-ci avait, très jeune, embrassé le parti anglais et était entré dans la marine de guerre britannique. Des deux bonnes qui l'ont élevé, l'une, Saveria, est restée jusqu'à son dernier jour auprès de Mine Bonaparte ; l'autre, Mammuccia Caterina, était morte bien avant l'Empire, ainsi que cette Giacominetta, pour laquelle Napoléon enfant avait essuyé tant de nasardes. Au collège d'Autun, où il séjourne du 1er janvier au 12 mai 1779 ; au collège de Brienne, où il demeure de niai 1779 au 14 octobre 1784 ; à l'Ecole militaire de Paris, où il passe une année, du 22 octobre 1784 au 30 octobre 1785, nulle femme. En admettant, comme le dit Mme d'Abrantès, que, contrairement aux règlements très stricts de l'Ecole militaire, Bonaparte, sous prétexte d'une entorse, ait passé huit jours dans l'appartement de M. Permon, au n° 5 de la place Conti, il venait d'avoir seize ans. Une aventure antérieure à celle du 22 novembre 1787 ne pourrait donc se placer qu'entre sa sortie de l'Ecole militaire et son retour à Paris ; mais si Bonaparte est parti pour Valence le 30 octobre 1785, il est parti de Valence, en semestre, pour la Corse, le 16 septembre 1786, après un séjour de moins d'une année ; il n'est revenu de Corse que le 12 septembre 1787, et c'est alors qu'il a fait son voyage à Paris. Cc n'est pas en Corse qu'il s'est émancipé. Ce n'a pas été davantage à Valence, durant les dix mois qu'il y a passés en ce premier séjour. Il s'y est montré très timide, un peu mélancolique, fort occupé de lectures et d'écritures, désireux de se faire bien venir pourtant, de se faire agréer par la société. Par Mgr de Tardivon, abbé de Saint-Ruff, auquel il a été recommandé par les Marbeuf, et qui, général de sa congrégation, crossé et mitré, donnait le ton à Valence, il a été introduit dans les meilleures maisons de la ville, chez Mme Grégoire du Colombier, chez Mme Lauberie de Saint-Germain et chez Mme de Laurencin. Ce sont des dames qui, les deux dernières surtout ont le meilleur ton de la province et qui, appartenant à la petite noblesse ou à la bourgeoisie vivant noblement, ont des préjugés sur les mœurs des officiers qu'elles admettent à fréquenter chez elles et ne laisseraient point leurs filles en intimité avec des jeunes gens dont la conduite serait suspecte. Avec Caroline du Colombier, à laquelle sa mère laisse plus de liberté, Bonaparte a peut-être quelque vague idée de mariage, quoiqu'il ait dix-sept ans à peine et qu'elle soit bien plus âgée. Mais, s'il eût du goût pour elle, si elle en montra pour lui, la cour qu'il lui fit fut de tous points chaste et réservée, un peu enfantine, tout à la Rousseau, — le Rousseau de Mlle Galley. Lorsqu'il cueillait des cerises avec Mlle du Colombier, Bonaparte ne pensait-il pas aussi : Que mes lèvres ne sont-elles des cerises ! Comme je les lui jetterais ainsi de bon cœur ! Elle ne tarda pas à épouser M. Garempel de Bressieux, ancien officier, qui l'emmena habiter un château près de Lyon. Près de vingt ans après, à la fin de l'an XII, Napoléon qui n'avait point revu sa cueilleuse de cerises, reçut au camp de Boulogne une lettre où elle lui recoin-mandait son frère. Il répondit courrier par courrier et, avec l'assurance qu'il saisirait 14 première occasion d'être utile à M. du Colombier, il disait à Mme Caroline de Bressieux : Le souvenir de madame votre mère et le vôtre m'ont toujours intéressé. Je vois par votre lettre que vous demeurez près de Lyon ; j'ai donc des reproches à vous faire de ne pas y être venue pendant que j'y étais, car j'aurai toujours un grand plaisir à vous voir. L'avis ne fut point perdu, et lorsque l'Empereur, allant au sacre de Milan, passa à Lyon le 22 germinal an XIII (12 avril 1806), elle fut des premières à se présenter : elle était bien changée, bien vieillie, plus du tout jolie, la Caroline d'antan. N'importe, tout ce qu'elle demanda, elle l'obtint : des radiations sur la liste des émigrés, une place pour son mari, une lieutenance pour son frère. En janvier t806, pour le nouvel an, elle se rappelle au souvenir de l'Empereur, lui demandant des nouvelles de sa santé. Napoléon répond lui-même presque aussitôt. En 1808, il la nomme dame pour accompagner Madame Mère, charge M. de Bressieux de présider le collège électoral de l'Isère, le fait, en 1810, baron de l'Empire. Telle est la mémoire reconnaissante qu'il a gardée à ceux qui ont été bons à ses jeunes années, qu'il n'en est point dont il n'ait fait la fortune, comme il n'en est aucun qu'il ne se soit plu à mentionner dans les récits de sa captivité. Les femmes reçoivent une part plus grande encore, s'il se peut, de cette gratitude, et, même lorsqu'il aurait quelque motif de leur tenir rancune, il suffit qu'elles aient montré à son égard quelque douceur pour qu'il oublie tout le reste. Ainsi, Mlle de Lauberie de Saint-Germain, qu'il a pu rêver d'épouser, lui a préféré son cousin, M. Bachasson de Montalivet, comme elle de Valence, et lui aussi en rapports avec Bonaparte ; Napoléon n'en garde aucun déplaisir : on sait la fortune qu'il fait à M. de Montalivet, successivement préfet de la Manche et de Seine-et-Oise, directeur général des Ponts et chaussées, ministre de l'Intérieur, comte de l'Empire avec 80.000 francs de dotation. Pour Mme de Montalivet, dont, a-t-il dit lui -même, il avait jadis aimé les vertus et admiré la beauté, il la nomma, en 1806, dame du Palais de l'Impératrice. Mais elle lui posa ses conditions : Votre Majesté, lui dit-elle, connait mes convictions sur la mission de la femme en ce monde. La faveur enviée par tous qu'Elle a la bonté de me destiner deviendrait un malheur pour moi si je devais renoncer â soigner mon mari quand il a la goutte, et à nourrir mes enfants quand la Providence m'en accorde. L'Empereur avait d'abord froncé le sourcil, mais bientôt, s'inclinant d'un air gracieux : Ah ! vous me faites des conditions, madame Montalivet, je n'y suis pas accoutumé. N'importe, je m'y soumets. Soyez donc dame du Palais. Tout sera arrangé pour que vous restiez épouse et mère comme vous l'entendez. Mme de Montalivet ne fit pour ainsi dire jamais aucun service, mais cela n'empêcha point Napoléon d'avoir pour elle de particulières attentions. Il aimait cette famille : Elle est d'une rigoureuse probité, disait-il, et compose d'individus d'affection ; je crois beaucoup à leur attachement. Voilà les souvenirs que Napoléon a emportés de Valence et qui tenaient à son cœur. Ils sont de ceux que ces jeunes filles pouvaient être fières d'avoir laissés. Nulle autre fréquentation qu'on connaisse ; nulle rencontre qu'il ait inscrite en ses notes secrètes, où il apparaît tel qu'un Hippolyte, bien autrement amoureux de la gloire que des femmes. Témoin cette phrase qu'il écrit alors : Si j'avais à comparer les siècles de Sparte el de Rome avec nos temps modernes, je dirais : Ici régna l'amour et ici l'amour de la Patrie. Par les effets opposés que produisent ces passions, on sera autorisé sans doute à les croire incompatibles. Ce qu'il y a de sûr au moins, c'est qu'un peuple livré à la galanterie a même perdu le degré d'énergie nécessaire pour concevoir qu'un patriote puisse exister. C'est le point on nous sommes parvenus aujourd'hui. Presque avec certitude on peut conclure que cette fille du Palais-Royal est la première qu'il ait connue. L'aventure, pour vulgaire qu'elle est, n'en est pas moins révélatrice de son caractère. Il y a là sa misogynie, son esprit critique, ses brusques affirmations, cette méthode d'interrogation à laquelle il ne renoncera jamais, sa mémoire aussi, car, de cette fille, il a reproduit d'une façon frappante les phrases, les mots, jusqu'aux exclamations, ces Dame ! qui sentent leur terroir breton. La revit-il jamais, c'est douteux. Dans ses papiers, on trouve bien, de ce séjour à Paris, une dissertation adressée â une demoiselle sur le patriotisme, mais en vérité ce n'est point là pâture habituelle pour les coureuses des Galeries. Après ce séjour à Paris, d'octobre â décembre 1787, voici de nouveau Bonaparte reparti pour la Corse, où il arrive le 1er janvier 1788. Il y passe un semestre et rejoint son régiment à Auxonne le 1er juin. Là, nul amour dont il y ait trace. Par contre, à Seurre, où il est envoyé en détachement au commencement de 1789, on lui attribue des relations avec une dame L...z, née N...s, femme du receveur du grenier à sel : avec une fermière, Madame G...t, chez laquelle il allait boire du laitage, et enfin avec la demoiselle de la maison où il logeait. C'est beaucoup pour un laps de vingt-cinq jours, pendant lesquels ses cahiers témoignent d'un travail acharné. Néanmoins, lorsque, quatorze années plus tard, le 16 germinal an XIII (6 avril 1805), Napoléon passa à Seurre, allant à Milan, on affirme que M. de Thiard, alors son chambellan, lui présenta la demoiselle et qu'il lui accorda une bourse dans une école du gouvernement pour son fils d'une douzaine d'années. L'âge qu'on donne à cet enfant exclut l'idée que Napoléon pût penser qu'il en fût le père. Si l'Empereur avait eu le moindre doute à ce sujet, il eût donné mieux et sans qu'on lui demandât rien. En Corse où il est toute l'année 1790, à Auxonne, puis à Valence, et de nouveau en Corse, à Paris, au milieu de 1792, rien ; rien encore pendant la première campagne dans le Midi contre les fédéralistes, rien à Toulon. Il faut délibérément sauter quatre années. Le lieutenant est devenu général de brigade : Bonaparte commande l'artillerie de l'Armée d'Italie. Près de cette armée, la Convention a envoyé en mission le citoyen Louis Turreau, dit Turreau de Lignières, un de ses membres influents, lequel, accompagné de la jeune femme qu'il vient d'épouser, Félicité Gautier, la fille d'un chirurgien de Versailles, arrive à Cairo en Piémont, où se trouve Bonaparte, tout à fait à la fin de l'an II, vraisemblablement la 5e sans-culottide, le 21 septembre 1794. Bonaparte plaît fort au représentant, plait davantage à la femme. Elle veut qu'on la regarde. Une physionomie et une voix agréables, des cheveux blonds, de l'esprit, du patriotisme, de la philosophie, en voilà plus qu'il ne faut pour qu'elle plaise de son côté. Ce n'est point une liaison, car Mme Turreau est des plus volages, mais c'est plus qu'une passade, et le souvenir que gardent des talents du jeune officier la femme et le mari est tel, que, au Treize vendémiaire, lorsque la Convention est en péril, c'est Turreau, au moins autant que Barras, qui propose de confier à Bonaparte le commandement des troupes et qui se fait son garant, en même temps que les députés corses. Bonaparte se souvient du service. Général en chef de l'Armée d'Italie, il emmène Turreau, non réélu, comme garde-magasin. Mais Turreau se fait encore suivre de sa femme, laquelle, à défaut de généraux, prend ce quille trouve. De là de continuelles scènes, et Turreau, prétend-on, en meurt de chagrin. La femme retourne à Versailles, où, sous l'Empire, elle vivait fort misérablement, ayant tenté toutes les voies pour se faire recommander et n'ayant trouvé nul protecteur. A une chasse, Napoléon vint à prononcer son nom devant Berthier, qui la connaissait d'enfance, étant de Versailles comme elle, qui l'avait éconduite jusque-là, et qui dès lors, s'empressa de l'introduire. L'Empereur fit pour elle tout ce qu'elle demanda. Il réalisa tous ses rêves et même au-delà. Ainsi les amours de jeunesse de Napoléon se réduisent à des flirts sans conséquence ou à de banales aventures. Sauf Mme Turreau qui se jette à sa tète et peut sembler une bonne fortune, les autres femmes ne pensent pas â ce petit officier tout maigre, tout pale, mal vêtu et qui n'a nul soin de son ajustement. Lui-même n'y songe point, tout occupé qu'il est de s'avancer. A sa chasteté une autre et bonne raison, il est pauvre, et c'est pourquoi, comme font les pauvres, pour avoir une femme à lui, il aspire à se marier. |