NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME XIII. — 1816-1821

 

XLIII. — TENTATIVE DE SYNTHÈSE.

 

 

On ne saurait pousser ce livre au delà de la mort de Napoléon. Lui seul en a fourni la justification, la raison d'être et le lien. C'est dans le rapport qu'ils ont avec lui que ses proches éveillent la curiosité, qu'ils relèvent de l'Histoire, qu'ils lui appartiennent, qu'ils en dépendent. Lui disparu, ils sortent de scène et rentrent dans la coulisse. Des personnages privés ne sauraient sans scrupules être suivis avec la même minutie, analysés avec la même attention, jugés avec la même sévérité. Aussi bien, la masse nationale en France s'en est entièrement désintéressée. Les soldats, des femmes, quelques jeunes gens, des poètes, rêvent de cet enfant que Paris a vu passer sur la terrasse du Bord de l'Eau dans la mignonne calèche traînée par des béliers aux cornes dorées. Ils rêvent du petit soldat qui priait Dieu pour l'Empereur et pour la France aux jours maudits. Ils rêvent du jeune homme mélancolique qui, prisonnier à la cour de l'empereur ennemi ; accomplit les prophéties de son père et revit les destinées d'Astyanax. Sans doute, s'il paraissait aux bords du Rhin, brandissant un drapeau tricolore, quel cœur français ne bondirait vers ce mystérieux adolescent que l'imagination populaire a paré de toutes les gerces et sur qui elle a placé tous ses espoirs. Il est le Sauveur attendu, le Messie promis, le fils de l'homme. On pense à lui sans réaliser ce qu'il peut être ; on ne le connaît point ; nul ne l'a approché ; nul ne sait quels peuvent être ses idées et ses projets ; d'après l'image chimérique qu'on s'en fait, on imagine qu'il serait le champion de la Révolution, le héros de la Revanche, le vengeur de la Liberté : tout ce que son père, dont il doit être le continuateur, est devenu dans l'esprit des peuples. Qu'eussent pensé nos pères s'ils avaient vu, en 1830, le fils de Napoléon apparaître à la tête d'une armée autrichienne pour rétablir sur leur trône les Bourbons, chassés pour la troisième fois par la Révolution.

A côté du roi de Rome, le peuple et l'ancienne armée ont adopté le prince Eugène. Spontanée, selon tonte vraisemblance, une propagande singulièrement active s'est faite autour de son nom, de sa personne, de ses faits d'armes, de ses vertus familiales ; bien plus que les livres et les brochures déjà en nombre, les estampes à l'infini ont répandit son nom, popularisé ses traits et le costume particulier sous lequel on s'est plu à le représenter. Associé au souvenir de Joséphine inséparable désormais de celui de Napoléon, Eugène que tout a contribué à recommander au peuple, sa bravoure, son titre — unique dans l'Empire — sa moustache, — unique dans l'armée son manteau dont on ne le sépare point et qui rappelle toujours ses exploits de Russie, ses destinées quasi souveraines, la fidélité, le désintéressement, la générosité dont on l'a paré, tout l'a classé à part et s'il se fût occupé de politique, s'il eût consenti à relier les fils des diverses conspirations qui, dès 1816, s'ébauchaient contre les Bourbons et qui prouvent à leur égard l'universelle animadversion, il eût été certain de trouver un terrain si bien préparé que rien du gouvernement des légitimes n'eût résisté à une poussée venue de l'Est qui eût trouvé tout préparé pour la recevoir. Mais Eugène n'y pensait point : si quelque tentative fut faite auprès de lui, on peut être assuré qu'il la repoussa avec brusquerie, si même il n'en dénonça point les auteurs au ministère bavarois : comme il avait fait pour le malheureux Santini.

Plus tard, la sœur d'Eugène, la fille de Joséphine prit une légère part de la popularité de son frère ; mais cela n'alla pas loin et fut renfermé dans un monde assez étroit. La proximité relative de sa résidence, l'accueil qu'elle faisait aux visiteurs, le prestige de sa grâce et de ses malheurs, la vogue de ses romances y contribuaient assurément, mais il n'y avait rien là qui put revêtir un caractère dangereux pour la stabilité des gouvernements. Seulement, cette illustration sentimentale pouvait devenir un précieux adjuvant à la détermination d'un courant démocratique et on le vit bien lorsque, s'étant rappelé à la Nation par deux tentatives avortées, Louis-Napoléon-Bonaparte se présenta devant les électeurs d'un département d'abord, puis de plusieurs, enfin de la France entière. Mais il avait fallu Strasbourg, cette folie qui faillit réussir ; Boulogne, ce traquenard auquel le prince échappa miraculeusement et trente années et une génération nouvelle.

On l'a bien vu lorsque pour s'assurer quelques rayons de la gloire de l'Empereur, pour satisfaire les anciens officiers, devenus ses meilleurs soutiens, le roi Louis-Philippe imagina de réclamer à l'Angleterre les cendres de Napoléon et de les ramener sur les bords de la Seine. N'avait-il point eu vent qu'une démarche allait être faite près du Gouvernement britannique par les frères de l'Empereur, et que ceux-ci, groupés autour du glorieux cercueil, défieraient pour rentrer en France. les lois de proscription qui les frappaient encore, — car ils demeuraient proscrits après cette émeute de juillet qui avait été le triomphe des -principes, de la Révolution ; après l'érection sur la colonne de la statue de l'Empereur, après les honneurs populaires rendus à sa mémoire aux anniversaires de sa vie et de sa gloire, ils restaient proscrits, et le roi des Barricades prétendait se servir du cadavre de leur frère comme d'un tremplin. Il paradait, comme s'il était son successeur désigné et l'exécuteur de ses desseins. Il s'entourait de ses maréchaux, de ses ministres, de ses secrétaires ; il déléguait pour ramener les cendres du Héros celui de ses fils dont il avait fait le grand Amiral de la Monarchie et qui se prêtait mal à cette mission. Il préparait des funérailles nationales auxquelles il présiderait en personne et dont seraient écartés tous ceux de la race impériale. Et nul ne protestait, nul ne s'étonnait, l'on trouvait excellent que, à ce déserteur de l'Armée française, un des anciens serviteurs de l'Empereur s'arrogeât de remettre l'Épée d'Austerlitz. Si le public marquait quelque colère, c'était contre le neveu de Napoléon qui avait failli troubler la fête et qui avait eu la chance d'être manqué par les Gardes nationaux de Boulogne tirant à bout portant. Dans le procès qu'on lui fit devant une juridiction d'exception, toute politique, où l'obscurité fut à dessein répandue sur les points essentiels, nul ne fit ressortir les indices du guet-apens soigneusement tendu ; nul ne rapprocha la succession des épisodes qui dénonçaient la provocation, et où l'on se fût attendu à une explosion d'indignation contre le machinateur de ces intrigues, c'eut été contre Louis Bonaparte que se fût élevé le cri public, si l'on n'avait trouvé plus opportun de le tourner en dérision et de le noyer sors le ridicule.

Cela n'est point assez : quelques-uns, dilapidateurs ou prodigues, élèveront des prétentions plus ou moins fondées et mendieront quelques subsides. N'est-ce point pour les décrier à jamais et la publicité dont on aura soin d'entourer ces prétendus bienfaits n'aura-t-elle point un but facile à deviner ? Rien ne réussit aux Bonaparte pour se mettre en vue. Louis a vainement tenté de forcer la notoriété, d'attirer l'attention sur ses vers et sa prose, il a échoué misérablement ; de même Lucien, de même Joseph qui, lorsque l'horizon s'éclaircit, cherche à renouer des correspondances et qui expose alors les actions et les doctrines de son frère comme les siennes propres avec des considérations discutables. Ces hommes qui paraissaient avoir joué les plus grands rôles sont retombés dans l'obscurité du théâtre provincial où ils avaient débuté. Le public est sorti, le lustre est éteint ; peut-être jouent-ils encore, mais c'est pour eux, dans le noir.

C'est donc uniquement dans leur rapport à l'astre qui les-éclairait que l'on doit envisager ces satellites, et c'est ce qu'on voudrait essayer de faire avec quelque méthode et une exacte impartialité.

***

On s'efforcera d'abord de dégager les opinions que Napoléon a prises de chacun des siens et de lui demander les jugements qu'il en a portés. On ne saurait prendre pour un arrêt les boutades provoquées par une faute de conduite, une maladresse ou un échec, Il faut faire la part de l'émotion et du mécontentement qui grossissent les mots. A Sainte-Hélène, avec le recul des êtres et des faits, dans la sérénité de la mort prochaine, la sentence eût pris au contraire cette forme solide, sensée et définitive, dont il a frappé ses décrets ; mais ici les difficultés sont extrêmes et l'on ne saurait espérer de les surmonter toutes.

Sauf dans son testament et dans les instructions à ses exécuteurs testamentaires, l'Empereur n'a rien écrit ni dicté qui concerne les membres de sa famille. Il n'a répondu à aucune lettre ; certains mots d'affaires pour Joseph et Eugène, de tendresse pour Marie-Louise sont tout ce qu'on connaît de sa main qui, de son vivant, soit sorti de Sainte-Hélène. On a vu les lettres que le grand maréchal ou le comte de Montholon ont écrites, par ses ordres, pour formuler des instructions, des réclamations, mais l'on n'en saurait tirer des indications, sauf peut-être en ce qui concerne l'incapacité et l'ineptie du cardinal Fesch. L'on n'a donc ici aucune source directe et incontestable. L'expression probante que lui seul eût donnée à sa pensée, les jugements définitifs que lui seul eût portés manquent sur ce point essentiel.

L'on est réduit à chercher ses opinions dans les transcriptions qu'en ont données ses compagnons et qui n'ont que le degré de crédibilité qu'on accorde à leurs auteurs.

L'un d'entre eux, pour enfler son Mémorial y a, par une étrange aberration, introduit des pièces fabriquées en France depuis son retour de Sainte-Hélène et il a prétendu les avoir recueillies de l'Empereur lui-même ; il a, par cela seul, rendu suspect aux yeux de très bons juges, un texte dont la plus grande partie mérite confiance et qui, dans le cas présent, a cette valeur exceptionnelle, qu'ayant été soumis à Napoléon, il peut passer pour refléter directement sa pensée.

La véracité d'un autre mémorialiste est, d'autant plus discutable que l'on sait qu'avant cette version favorable au captif, il en rédigeait une autre nettement hostile : d'ailleurs, O'Meara ne rapporte pour ainsi dire aucun propos que Napoléon ait tenu sur sa famille, soit que, en effet, l'Empereur se soit abstenu d'en parler devant lui, soit que, devenu le pensionnaire des Bonaparte au moment où il préparait l'impression de son journal, le chirurgien du Bellérophon ait jugé que la critique lui était interdite au même degré que la louange.

Nul compte à tenir — ainsi qu'on l'a démontré ailleurs — des souvenirs de Montholon et des mémoires d'Antommarchi. Reste donc, malgré les mauvaises lectures, certaines suppressions et quelques interpolations qui avaient pour objet de rendre acceptable une thèse dont on a surpris tout de suite la vanité, le journal de Gourgaud. Quelle que soit la valeur de ce document et quelque degré de confiance qu'on y doive prendre, il n'a point été recueilli dans le but précis de constituer un corps d'ouvrage, une histoire de Napoléon racontée par lui-même à son fidèle compagnon d'exil. Il a donc plus de valeur comme spontanéité et comme véridicité ; il en a moins comme signification du caractère de l'Empereur et comme expression de ses jugements.

Voilà les deux sources qui soient ouvertes jusqu'ici. Des souvenirs manuscrits qu'on a consultés, et qui ont une valeur unique pour l'histoire de la captivité, aucun jugement, aucune appréciation sur la famille. Une réticence naturelle, une juste pudeur arrête ses paroles, sauf quand l'occasion les emporte ou que la réflexion les développe : mais il se garde de préciser, d'attaquer directement, et c'est par clos généralisations qu'il procède.

On peut être certain qu'il tire vanité de la famille dont il sort. Il la compare volontiers aux plus grandes d'Italie. Est-il au courant de cette descendance des Cadolingiens dont un de ses neveux était si fier que, selon lui, l'éclat du non de Napoléon en avait malheureusement embrumé l'illustration. Lors du mariage de sa sœur Paulette avec le prince Borghèse, il émit sur l'estime où l'on tenait à Rome la famille Bonaparte une appréciation dont il put connaître l'irréalité. C'est lui qui instruit Las Cases des gloires politiques des Buonaparte de Trévise et de Florence, des gloires littéraires de Jacques et de Nicolas Buonaparte, des gloires mystiques du Père Bonaventure Buonaparte que le Pape voulait promouvoir de béatifié à canonisé. la vérité, tout en énumérant les grandeurs légendaires des Buonaparte, il voile ses prétentions de quelque ironique dédain. Il entend bien que la gloire de son nom ne date que du jour seulement où son front l'a porté. Et c'est pourquoi il spécifie que sa noblesse part tantôt de Montenotte, tantôt du 18 Brumaire. Il laisse quelqu'un de ses frères, tantôt Joseph, tantôt Louis, faire fonction de généalogiste. C'est bien Joseph, qui a plus spécialement cherché à profiter des relations de parenté avec les Toscans lorsqu'il a sollicité la croix de Saint-Étienne et c'est bien Louis, qui a adjoint à l'un de ses opuscules une notice généalogique quelque peu ambitieuse ; mais Napoléon, de son côté, revient trop souvent et avec trop de complaisance à ces anecdotes pour qu'il n'y attache aucune importance.

***

À la vérité il sait à quoi s'en tenir et, parlant de ses camarades de l'École militaire, et des diverses catégories où ils se recrutaient, il dit : Nous autres petits nobles et il reprend cette expression à plusieurs reprises. Il sent la distance qu'il y a de lui aux nobles de Cour, à ceux qui portent un titre, et il croira la franchir par le mariage avec Joséphine. Il gardera constamment un respect superstitieux au faubourg Saint-Germain et, quand il aura rempli les antichambres de nobles à trente-deux quartiers, il tiendra qu'il a fait œuvre utile à sa gloire. Il y a là chez lui un manque d'orgueil qui surprend. Quelle que soit la race dont on sort, on lui doit de la tenir égale à toutes, puisqu'on en est.

De son père, il parle peu : ce qu'il en dit est inexact et médiocrement croyable. S'il fut député de la noblesse des États de Corse, ce fut grâce au choix que fit de lui le gouverneur ; son passage à Florence et la lettre que le grand-duc de Toscane lui eût remise pour sa sœur la reine de France, impossible matériellement ; le parti pris de grossissement, d'apologie, de glorification est trop évident pour qu'on y insiste ; et le contraste est vif entre ce que Napoléon raconte à Sainte-Hélène, de la carrière politique de son père, soit durant la lutte contre la France soit après la conquête, et ce qu'il en apprit lorsqu'il commença à être homme et à raisonner. Dans l'enthousiasme qu'il éprouvait pour tout ce qui était Corse, on aile droit de se demander quel parti il eût adopté en 1790791-92 s'il ne s'était trouvé jeté dans le camp français par les dédains et les soupçons des Paolistes contre les fils du rallié, l'élève de Brienne et de l'Ecole militaire, l'officier d'artillerie, le francisé ?

Mais, si nul ne connaît mieux que lui les expédients dont usa Charles pour se soutenir, les grâces de tous les genres qu'il sollicita de la Cour, le mélange de-vanité et de bassesse qui composa son caractère, comme le luxe et la misère alternaient dans sa vie ; s'il a, presque enfant, rédigé, écrit, signé même, pour Madame sa mère, des suppliques, qui lui prouvaient à quel point la famille vivait des bienfaits du Roi ; s'il a connu les dettes Glue son père a laissées puisqu'il les a payées ; s'il a plongé dans cette lugubre atmosphère où le pain qu'on Mange dépend de l'humeur d'un commis ; tout à présent, est effacé, il reste de Charles un gentilhomme, qui après s'être distingué par la parole et par l'épée dans la guerre de l'Indépendance au point d'être presque l'alter ego de Paoli, est. devenu, en Corse, l'arbitre des généraux français, qui a été le familier de Léopold de Toscane et de Marie-Antoinette de France, le protecteur des Marbeuf et des Brienne. Toutefois, s'il se plaît ainsi à orner la vérité, à la transformer même de façon qu'elle soit méconnaissable, on peut bien penser qu'il n'est point dupe. Même n'entend-il pas que des courtisans maladroits se mêlent de décerner à Charles des honneurs qui en attirant trop l'attention amèneraient de malencontreuses recherches et de fâcheuses découvertes. Quand les gens de Montpellier, où Charles est mort d'un squirre à l'estomac, prétendent lui élever un monument : Ne troublons point le repos des morts dit-il, laissons leurs cendres tranquilles, et il ajoute des paroles qui montrent qu'il sait ce dont il parle. Il blâme fortement Louis, et à diverses reprises, d'avoir fait rechercher et exhumer le corps de son père. Si, comme consul, il en sent les inconvénients, qu'est-ce comme empereur et les difficultés que lui suscite Madame sur les questions de préséance, de rang, de traitement et de titres, ne sont-elles pas pour prouver comme il est bien inspiré ?

Si l'on s'avise de faire remonter à son père un droit quelconque de souveraineté, que cède-t-il à son aîné la place à laquelle il n'a dès lors pas plus de droits que ses cadets ? On avait trouvé au XVIIIe siècle une façon de se rendre presque noble en achetant une savonnette à feu son arrière-grand-père et l'on réalisait ainsi à juste prix qu'on se dit une façon de gentilhomme. Mais on ne dépose point une couronne impériale sur le tombeau d'un greffier des États de Corse. Si celui-ci avait été empereur, cela se Pitt su.

Ainsi, dans l'enivrement où il devrait être jeté, garde-t-il le sens des réalités qui est inné en lui, esquive-t-il à la fois un ridicule et un danger.

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S'il refuse à sa mère le titre, la dignité, le traitement d'impératrice, ce n'est point faute de tendresse pour elle, mais qu'il a discerné l'intrigue dont elle est devenue l'instrument, peut-être inconscient : à cela, à la petite cour qui l'entoure et où abondent les Corses faiseurs de combinaisons, il n'a garde de faire même une allusion. Il ne parle d'elle que pour dire : Mon excellente mère est une femme remplie de courage et de talent : elle est douée d'un caractère mâle, fier et noble, elle vendrait jusqu'à sa chemise pour moi... C'est à la manière dont elle a élevé ma jeunesse que je dois principalement ma fortune[1]. Ou bien il dit : C'est une maitresse femme que Madame ! une femme de tête[2].

Il se laisse aller un jour à reconnaître qu'elle est avare. — Dit-il avare par trop parcimonieuse, écrit Las Cases (III, 314). J'ai été, dit l'Empereur, jusqu'à lui offrir des sommes considérables par mois, si elle voulait les distribuer. Elle voulait bien les recevoir, mais, pourvu, disait-elle, qu'elle fût maitresse de les garder. Dans le fond, tout cela n'était qu'excès de prévoyance de sa part ; toute sa peur était de se trouver un jour sans rien. Elle avait connu le besoin et ces terribles moments ne lui sortaient pas de la pensée. Tout aussitôt, il tourne à l'apologie. Il est juste de dire, ajoute-t-il, qu'elle donnait beaucoup à ses enfants en secret ; c'est une si bonne mère ! Du reste cette même femme à laquelle on eût si difficilement arraché un écu, m'eût tout donné pour mon retour de File d'Elbe, et, après Waterloo, elle m'eût remis entre les mains tout ce qu'elle possédait pour aider à rétablir mes affaires. Elle me l'a offert ; elle se fût condamnée au pain noir sans murmure. C'est que, chez elle, le grand l'emportait encore sur le petit ; la fierté, la noble ambition marchaient en elle avant l'avarice. Tout est vrai d'ailleurs en ce qu'il dit d'elle : le caractère est antique, comme les traits ; elle a un premier mouvement qui est héroïque. Ensuite, elle réfléchit et elle compte : la ménagère reprend ses droits — et c'est tant pis.

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L'Empereur en écrivant ce testament auquel il a tant réfléchi, pendant trois années pour le moins, est parti d'un plan très nettement arrêté et qu'il importe de connaître pour estimer à leur valeur les objets de souvenir qu'il lègue à sa mère, à ses frères et sœurs.

Tout ce qui est de son usage personnel, tout ce qui peut aider à se le représenter, tout ce qui garde le pli de son corps, ou, peut-on dire, de son esprit — vêtements, papiers, armes, bijoux, tabatières, livres, tableaux, etc., — va à son fils ; tout ce qui est argent revient à ses compagnons de captivité, à ses serviteurs, aux proscrits, aux hommes qu'il a appris à estimer et à aimer davantage, aux enfants de ses amis, aux maîtres de son enfance, à ceux qui, dans ses premières années, lui ont prêté aide et secours dans les proscriptions ou l'ont servi en quelque chose, enfin à ses vieux soldats, aux provinces et aux villes qui ont le plus souffert des deux invasions. Rien de son argent n'est pour son fils, mais toute sa gloire, toute son intimité, tout ce qui évoquera son être physique et moral devant l'enfant qui ne l'a pas connu.

C'est sur cette part de son héritage qu'il prélève parcimonieusement des souvenirs pour les siens, Qu'on ne s'étonne donc pas s'ils sont presque insignifiants. Outre que sa fortune présente, celle qu'il possède à Sainte-Hélène, tiendrait toute dans sa cantine de lieutenant, il en est jaloux et avare : il l'a destinée à celui qui doit ainsi apprendre à le connaître et qui ne l'a jamais vu, autant dire ; car quel souvenir garde des êtres un enfant de moins de rois ans. Dès lors, aucun des objets qui l'ont touché n'est indifférent, aucun ne doit être distrait qui puisse fournir une indication, si médiocre soit-elle, sur ses habitudes, évoquer un de ses goûts, rappeler une circonstance de sa vie, remémorer ceux qu'il a fréquentés, connus, aimés. Par là, il veut, à défaut de ses traits abolis, de son corps disparu, donner de soi à cet enfant auquel il aurait si volontiers sacrifié sa vie, une image de lui-même qui ait une sorte de matérialité. A défaut de la main, le gant qu'elle a porté, encore modelé sur elle, conserve sa forme et garde presque sa chaleur. De telles reliques, vénérables seulement aux fidèles, deviendraient pour celui auquel il les destine le plus précieux des héritages si on lui permettait de les recevoir : mais il leur faut, pour être sacrées, cette possession filiale ou familiale, hors de laquelle elles tombent à la friperie. Et qu'est-ce quand, de ce dépôt si jalousement compté, si soigneusement dispersé entre des mains qu'il a cru fidèles, des parties, et les plus intimes, vont figurer à la vitrine de marchandes à la toilette ! Et comme en regrette alors le bûcher qui purifie.

Il n'a point nourri de telles pensées ; il s'est bercé de ce rêve que la probité de ceux auxquels il confiait son héritage était au-dessus des tentations ; que la piété de celui auquel il le destinait serait, avant quelques années, prête à le réclamer et à le recevoir ; —et il ne mettait point en doute que son fils vivrait... D'ailleurs il semblait croire — ou il voulait faire croire —qu'il comptait sur la mère.

Donc, il n'envisageait rien d'autre : tout son jeu était sur cette carte et il n'admettait point qu'il perdit. Autrement, que lui importait sa défroque : qu'on eu fit ce qu'on voudrait. Mais que cet enfant vécut, grandit, devint un homme ; qu'il apprit quel avait été son père, quelle était sa patrie, quels les droits que lui avait conférés le peuple, alors ce n'était pas assez qu'il consacrât à son père un culte mystique : il fallait sa présence réelle que seule permettraient d'évoquer, en sa splendeur comme en son intimité, ces mêmes objets emportés des lointains palais dans l'île désolée le manteau de Marengo et l'habit du Consul, les costumes princiers et la redingote grise, les cothurnes du sacre et les bottes de campagne, toute son histoire, toute sa légende, toute sa vie — et, flamboyant au-dessus de tout comme le glaive de l'archange : l'Épée d'Austerlitz.

Ainsi l'on comprend que de ce trésor qui l'incarne et le perpétue, il soit avare ; et c'est sous cet aspect qu'il faut juger, dans le testament[3], la parcimonie avec laquelle il attribue à chacun des siens quelque objet qui en fasse partie.

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C'est par un remerciement à sa mère sa bonne et très excellente mère qu'il débute dans le testament. Par le paragraphe 2 de l'état A, il charge Marchand de faire faire, des cheveux qu'il aura conservés, un bracelet avec un petit cadenas en or, pour être envoyé à sa mère, à chacun de ses frères, sœurs, neveux, nièces, au cardinal et un plus considérable à son fils ; il donne à sa mère sur l'état 13 (Inventaire des effets qu'il a laissés chez M. le comte de Turenne) une veilleuse en argent. Enfin, par le codicille du 16 avril, il lègue à Madame, sa très bonne et chère mère, les bustes, cadres, petits tableaux qui sont dans sa chambre ainsi que les seize aigles d'argent qu'elle distribuera entre ses frères, sœurs, neveux. Ces aigles sont ceux qui surmontaient les cloches d'argent qu'il a fait briser pour vendre le métal.

Dans un dernier codicille qu'il a commencé à dicter, il a pris des dispositions relatives à la maison d'Ajaccio qu'il aurait léguée à Madame, oubliant qu'il en avait disposé ; déjà, à ce moment, sa mémoire défaillait et l'ombre de la mort était sur lui.

Dans les instructions qu'il a dictées pour les exécuteurs testamentaires, il dit (art. 21) : Sans désirer que ma mère, si, elle n'est pas morte, fasse par son testament des avantages à mon fils, que je suppose plus riche que ses autres enfants, je désire pourtant qu'elle le distingue par quelques legs précieux tels que portraits de ma mère, de mon père, ou quelques bijoux qu'il puisse dire tenir de ses grands-parents ; et plus loin (art. 22) il invite sa mère, ses frères et sœurs, à écrire à son fils et à se lier avec lui aussitôt qu'il aura l'âge de raison, quelque obstacle qu'y mette la Maison d'Autriche, alors impuissante, dit-il, puisque mon fils aura sa propre connaissance.

Ainsi parait-il impossible qu'il témoigne à sa mère plus de confiance et plus de tendresse. Il la traite comme le chef de la Famille ; c'est elle qui partage et distribue, entre les frères, les sœurs, les neveux et les nièces, les souvenirs qu'il leur destine et par là, — car il attache à ces reliques un prix que justifie sa gloire, — il montre assez qu'il la tient toujours pour la maitresse femme.

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Mais cette maîtresse femme est l'esclave de son frère, elle lui cède tout, lui abandonne la direction de tout, en sorte que, à partir de 1815, ce Balois mâtiné de Corse a été le véritable chef de la famille Bonaparte.

Vis-à-vis de Fesch l'Empereur ne témoigne que des sentiments d'affection modérés. Il revient à diverses reprises sur l'importance que le Cardinal attachait à l'observation minutieuse des jours maigres. Il raconte[4] que, tandis que l'évêque de Nantes, M. Duvoisin, excellent confesseur pour Marie-Louise, lui expliquait comment l'Empereur pouvait faire gras les jours maigres, Fesch lui aurait dit : S'il fait gras, jetez-lui votre assiette à la tête. Aussi Fesch, disait-il, m'aurait rendu plutôt turc que chrétien. A d'autres occasions[5], notamment lorsqu'il raconte la mort de l'archidiacre Lucien, il insiste sur l'esprit étroit et borné du cardinal. Il ne l'aime pas, il ne l'a jamais aimé. Il l'a toujours considéré comme un fanatique d'une intelligence ordinaire, d'une ambition illimitée et d'un entêtement qu'égalait à peine sa suffisance. Fesch était certain qu'il devait sa fortune à son mérite d'abord, puis à des vues que la Providence avait sur lui, nullement à Napoléon et à la faiblesse de celui-ci. On peut se demander jusqu'à quel point il ne haïssait pas l'Empereur en tous cas, il se fût laissé aller à le morigéner, de par ses droits avunculaires. A la vérité, il se rendait docile, quand il voyait l'argent en main : mais, l'Empire tombé, il tint que seul, lui prince de l'Eglise, restait debout — toutefois avec Lucien, prince aussi de la façon du Pape : Aussi se refusa-t-il à admettre que dans la Famille quelque autre intervint pour ce qui regardait l'Empereur. En ce qui concernait le prêtre que demandait Napoléon, il avait reçu de pleins pouvoirs par la lettre de Bertrand du 22 mars 1818. Et l'on a vu quels choix il avait fait. Bien pis : sur cette désignation de l'Empereur, Lord Bathurst, prétendant remplacer O'Meara par un médecin qui lui fut agréable n'avait cru mieux faire que s'en rapporter à Madame et à Fesch. Par le choix que celui-ci avait lait, qu'il avait maintenu eu dépit des observations des frères et des sœurs de l'Empereur, on avait eu la preuve de son discernement. Sa conduite a été expliquée par les prétendues révélations qui lui avaient été faites ; elle ne peut être justifiée. On ne sait, lorsqu'on a affaire aux Thaumaturges, quel mobile les fait agir. Ont-ils pour but unique de tirer de l'argent de leurs dupes ? Servent-ils d'agents à quelque combinaison politique, tout est possible ; ici surtout. Le résultat, tel qu'il s'est produit, a été d'isoler totalement Napoléon et de le priver de tous les secours qu'il devait légitimement attendre. Pourtant l'Empereur n'accuse pas son oncle, au moins publiquement. Mettant en oubli que ce fut lui-même qui demanda à Fesch un prêtre, il a soin d'écrire, dans la note du 27 janvier 1821, par laquelle il réclame un médecin et quelqu'un de ses anciens serviteurs : Le parti qu'a pris Lord Bathurst de s'adresser au cardinal Fesch à Rome et qui paraissait sage s'est trouvé en défaut par l'effet de la surveillance exercée sur tous les membres de la Famille et de l'impossibilité où ils sont de correspondre avec la France. Tout ce qu'il est nécessaire de faire ne peut l'être que par l'intermédiaire des Gouvernements français et anglais. Ainsi trouve-t-il une excuse, la seule qui puisse passer pour plausible, à l'homme qui, depuis trois ans, a, comme à dessein, aggravé les ennuis et les angoisses de la captivité.

Il le traite dans son testament comme les membres de la Famille qui n'ont pas démérité ; il lui laisse un médaillon de ses cheveux ; et il lui fait don d'un petit nécessaire en acier. Mais il ne lui confie aucune mission quant à sa succession. C'est Madame, uniquement elle, qui doit répartir entre ses enfants les objets de souvenir ; par suite de la sujétion où elle vit, religieusement et moralement, vis-à-vis de son frère, c'est lui qui va écrire, décider, légiférer, agréer et exclure ; inconscient et borné comme il fut toujours, ce prêtre surpasse le plus ultramontain des cardinaux dans ses dévotions et ses doctrines romaines, lui qui s'est exclu lui-même jadis de l'Eglise catholique par un serment qu'il n'a jamais rétracté, avant de jeter sa soutane aux orties[6].

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Cette prééminence que Napoléon accorde à sa mère, même sur son frère aillé, peut sembler restreinte aux choses de famille et aux questions d'ordre privé ; mais l'on peut croire aussi qu'il est quelque peu désabusé sur le mérite de Joseph. Il dit bien : Joseph, par tout pays, serait l'ornement de la société[7] ; mais quel éloge pour un roi ! Par contre, que de fois revient-il sur son incapacité comme roi et comme général, sur la sottise qu'il lit de le nommer roi d'Espagne. Il exerce ici son esprit critique d'une façon parfois cinglante contre cet imbécile de Joseph[8]. Il lui reproche d'aimer l'argent[9] : Joseph a de l'argent, dit-il, quant à moi, j'ai toujours été trop dans les grandes affaires pour calculer mes intérêts particuliers et penser à l'argent. L'antithèse suffit : ailleurs[10] : Il a beaucoup mis de côté. Son beau-frère (Clary) le tirait par l'habit en lui disant que je serais tué. Il a peut-être 25 millions. Il y revient encore ailleurs avec les mêmes chiffres[11] ou presque.

Il lui reproche d'avoir manqué de tact : Lorsque j'étais Premier consul, dit-il[12], mes frères n'avaient pas de maison et pourtant on leur faisait la cour à cause de moi. La Fayette, Mathieu de Montmorency étaient toujours chez Joseph. Lorsqu'il fut roi, il me les demanda pour chambellans, me tourmenta, mais ils lui glissèrent dans les mains. Mes frères m'ont fait bien du mal.

Les points essentiels qu'il lui reproche sont son insuffisance comme roi et son ineptie comme général.

A qui doit-il s'en prendre : et qui a fait Joseph roi d'Espagne ? Il dit[13] : On aurait eu besoin d'un autre souverain que mon frère pour l'Espagne. Il dit[14] : J'ai commis une grande faute en mettant cet imbécile de Joseph sur le trône. Il dit surtout[15] : Joseph a de l'esprit, mais il n'aime pas le travail. Il ne connaît rien au métier quoique en ayant la prétention. Il ne sait pas si une redoute est forte ni comment l'attaquer. Il ne sait rien ; il aime jouir. Il dit encore[16] : Le roi Louis XVI avait de l'esprit, mais manquait de vigueur, c'est comme mon frère Joseph. Il se plaignait de Belliard. J'en parlais à ce dernier qui répondit : C'est vrai, Sire, je commandais ; il me fallait tous les jours donner des ordres, prendre des mesures et le roi Joseph n'y pensait que tous les mois. Et à dit aussi[17] : A Vittoria, nous avons été battus parce que Joseph donnait trop. Et à Paris, en 1814 : Le frère de Votre Majesté, dit Gourgaud[18], Joseph lui-même, s'en est allé sans donner d'ordres ; un aide de camp de Marmont n'a pu le rattraper pour en avoir, moi je crois qu'il voulait ainsi forcer Votre Majesté à faire la paix. — Non, répond l'Empereur. Il savait bien que, Paris pris, tout était perdu ; mais il a vu un corps de cavalerie qui gagnait vers la gauche et il a eu peur d'élue coupé. Il n'est pas militaire et il n'a pas de cœur. Il resterait bien au feu, mais en se serrant le ventre, tant il est peureux... J'ai eu grand tort d'en faire un roi, surtout d'Espagne, où il fallait un souverain ferme et militaire, mais à Madrid, il ne pensait qu'aux femmes. Il a de l'esprit, mais il se croit militaire et n'a aucune connaissance de la guerre. Il m'a causé bien du mal et m'en fera encore. S'il va vers les insurgents d'Amérique, il n'est pas en état de s'y bien conduire.

La conclusion, il la tire lui-même et son jugement est vraiment définitif[19] : Joseph ne m'a guère aidé ; mais c'est un fort bon homme ; sa femme, la reine Julie est la meilleure créature qui ait existé. Joseph et moi, nous nous sommes toujours fort aimés et fort accordés ; il m'aime sincèrement. Je ne doute pas qu'il ne fit tout au monde pour moi, mais tolites ses qualités tiennent uniquement de l'homme privé ; il est éminemment doux et bon. Il a de l'esprit, de l'instruction ; il est aimable. Dans les hautes fonctions que je lui ai confiées, il a fait ce qu'il a pu ; ses intentions étaient bonnes ; aussi la principale faute n'est pas à lui ; mais bien plutôt à moi qui l'avais jeté hors de sa sphère, et, dans des circonstances bien grandes, la tâche s'est trouvée hors de proportion avec ses forces.

On ne saurait mieux dire : à ce portrait flatté, il conviendrait d'indiquer quelques retouches, car l'ambition ne manquait certes pas, ni la confiance en soi, ni l'esprit d'intrigue, mais tout de même y a-t-il là plus de vérité qu'on n'en attendait de Las Cases.

Dans la façon dont il apprécie les bruits qui courent sur l'accession de Joseph au trône du Mexique n'y a-t-il pas quelque dépit contre son frère plus heureux, et même quelque envie ? A coup sûr, le jugement qu'il porte ne saurait passer pour injuste, mais, s'il est équitable, il n'en est pas moins sévère : c'est que, par un retour sur soi, Napoléon ne saurait s'empêcher de penser que, s'il était là, lui, à la place de Joseph que ne ferait-il pas ! Aussi dit-il : Cette nouvelle ne me fait pas plaisir. Il a bien tort de se mêler à une révolution : il faut pour cela être plus méchant que lui, avoir une meilleure cervelle et ne pas craindre de couper des têtes. Il est trop doux de caractère, mais, par ailleurs, il a beaucoup d'ambition. Il croit en son esprit, en ses moyens. Une couronne est un gros appât. Ensuite, il a une grande ressource dans les officiers français qui sont en Amérique et peut-être convient-il à l'Angleterre de séparer tout à fait les Espagnes. Cependant un Français là, cela me paraît fort. Et cependant, si j'apprenais qu'il avait réussi, j'en serais très content[20].

— Peut-être. Mais quel tableau il a vu se dérouler devant lui sur cette fausse nouvelle qui n'eut pour base sans cloute qu'une misérable escroquerie ! Il a vu tout aussitôt les moyens qu'il prendrait, les hommes qu'il emploierait, l'armée qu'il lèverait, s'il était là, lui, et quel empire il formerait dans le Nouveau Monde, à défaut de l'ancien... Mais ni de tels rêves, ni de telles réalisations ne sont pour Joseph.

Napoléon lui a donné les preuves les plus essentielles de sa confiance, en lui confiant d'abord une somme d'argent sur laquelle on n'a point de données absolues mais qu'on s'accorde à dire très considérable, ensuite les lettres qu'il a, durant son règne, reçues des Souverains, qu'il tient pour une arme terrible gardée pour la suprême réserve. Si Joseph paie à présentation les petites sommes que son frère tire sur lui, il ne peut, par sa faute, exécuter l'ordre que lui transmet O'Meara. Il s'est laissé voler. Il y a là une négligence qui atteste son égoïsme. L'Empereur, par bonheur, n'a point su que sa commission n'a pas été remplie. Aussi bien qu'eût-il prouvé ? Qu'Alexandre avait, sur le champ de bataille, faussé sa parole de soldat : que tous les potentats d'Europe avaient reculé pour lui les bornes de la flagornerie ? — Après ? Ne s'agissait-il pas de détruire le tyran de l'Europe et tout moyen n'était-il pas justifié par la fin ?

Dans le testament, il ne le distingue guère : il le remercie au même titre que le cardinal, Lucien, Jérôme, Pauline, Caroline, Julie, Hortense, Catherine, de l'intérêt qu'il lui a conservé et il lui attribue un bracelet de ses cheveux. Comme à Jérôme et Lucien, il lui laisse un souvenir personnel : Une paire de ses boucles à souliers en or. Par l'état B. il lui donne un manteau de velours cramoisi brodé avec veste et culotte. Il lui fait sa part des aigles d'argent des cloches ; enfin, par le paragraphe 30 des instructions à ses exécuteurs testamentaires, il adresse à lui et à Lucien des recommandations particulières. Je désire, dit-il, qu'il soit manifesté à ma famille que je désire que mes neveux et nièces se marient entre eux ou dans les Etats Romains, ou dans la République Suisse, ou dans les Etats-Unis d'Amérique ; je blâme le mariage avec un Suédois et, à moins d'un retour de fortune en France, je désire que, le moins possible, mon sang soit à la cour des rois.

 

Le mariage que blâme l'Empereur comme ont t'ait sa mère et chacun des membres de la famille, est le mariage de Christine, fille de Lucien avec le comte Arved Posse. Joseph a suivi pour l'établissement de ses filles les instructions de l'Empereur puisqu'il maria sa fille aînée Zénaïde à son neveu Charles Bonaparte, fils de Lucien, et sa fille cadette à un autre de ses neveux, Napoléon-Louis, fils aîné de Louis. Mais Lucien n'en tint compte que dans la mesure de ses convenances : s'il unit sa fille aînée Charlotte à Don Mario prince Gabrielli, il maria sa fille Lætitia à Thomas Wyse qui était anglais. A la vérité, le marquis Honorati, qui épousa Jeanne et le comte Valentini qui épousa Alexandrine étaient tous deux des États Romains. La fille de Jérôme fut mariée au comte Anatole Nikolaïevitch Demidoff, infraction plus grave. Quant aux enfants des sœurs de l'Empereur, la fille d'Elisa épousa le comte Philippe Cameratti-Passionei de Mazzoleni qui était d'Ancône ; les deux fils de Caroline épousèrent l'un Miss Dudley, l'autre Miss Fraser, des États-Unis d'Amérique ; les filles, l'une le marquis Pepoli, de Bologne, l'autre le comte Rasponi, de Ravenne. Ainsi, dans la plupart des cas, les frères et les sœurs de Napoléon se trouvèrent suivre ses ordres, mais était-ce volontairement ou par hasard ?

 

Ce qui est remarquable c'est qu'à Joseph, aîné de la Famille et, d'après les constitutions, héritier du trône, — son fils, le Roi de Rome, défaillant, il ne confie ni ne recommande son fils plus qu'aux autres membres de la Famille. On doit lui écrire, se lier avec lui quelque obstacle qu'y mette la Maison d'Autriche, mais Joseph n'est en rien distingué, ni pour donner des conseils, ni pour exercer une direction. On doit donc penser que l'Empereur persiste dans la théorie de la Régence telle qu'il l'a constituée par le Sénatus-consulte du 7 février 1813 et qu'il reconnait à Marie-Louise tous droits et tous pouvoirs sur son fils C'est ce qui résulte d'ailleurs du paragraphe 33 des instructions aux exécuteurs testamentaires. Entretenir par lettres et lorsqu'on pourra la voir, l'impératrice Marie-Louise de la constance, de l'estime et des sentiments que j'ai eus pour elle et lui recommander toujours mon fils qui n'a de ressource que de son côté. Cette dernière phrase explique les, legs précieux qu'il lui consacre (Testament, § 3. Etat A, § 2. — Etat B, § 2. — Codicille du 24 avril. — Instructions, § 13)[21].

En ce qui concerne Lucien, l'Empereur lui fait peut-titre un compliment en disant qu'il 'eût été l'ornement de toute assemblée politique[22], mais il n'a oublié ni sa jeunesse orageuse ni ses aventures jacobines, ni ses mariages, ni la fausse direction de son caractère[23], l'on sent de la part de Las Cases un tel parti pris d'atténuer les critiques contre celui dont, il fut, un mois durant, le chambellan improvisé, qu'on est mis naturellement en défiance. Las Cases rapporte pourtant ce que Napoléon a dit de Charlemagne et cela vaut d'être relevé[24]. Comment, dit l'Empereur, Lucien, avec tout son esprit ne s'est-il pas dit que Voltaire, maitre de sa langue et de sa poésie, à Paris, au milieu du Sanctuaire, a échoué dans une-pareille entreprise ? Comment lui, Lucien, a-t-il pu croire qu'il était possible de faire un poème français en pays étranger, hors de la capitale de la France ? Comment a-t-il pu prétendre à établir un rythme nouveau ! Il a fait une histoire en vers et non un poème épique... Et quel sujet encore été prendre ? Quels noms barbares il a introduits ? A-t-il cru relever la religion, qu'il pensait abattre ? Son ouvrage serait-il un poème de réaction ? Il sent du reste tout à fait le sol sur lequel il fut composé ; ce ne sont que des prières, des prêtres, la domination temporelle des Papes, etc. etc. A-t-il pu consacrer vingt-mille vers à des absurdités qui ne sont plus du siècle, à des préjugés qu'il ne peut avoir, à des opinions qui ne sauraient être les siennes ? C'est prostituer son talent. Quel travers, et que ne pouvait-il pas faire de mieux, car il a certainement de l'esprit, de la facilité, du faire, du travail. Et il lui reproche de n'avoir pas composé une bonne histoire d'Italie, que son talent, sa position, sa connaissance des affaires, son rang pouvaient rendre excellente et classique ; il eut fait un vrai présent au monde littéraire et se fut rendu immortel.

On ne saisit pas quel rapport peut exister entre la valeur d'un livre et les qualités que l'Empereur prête à son frère. Le bagage littéraire de celui-ci se composait uniquement, jusqu'au jour où il débuta dans la poésie, de La Tribu Indienne ou Edouard et Stellina. On n'y rencontre pas- plus que dans les discours de Lucien, la moindre aptitude à composer un travail historique.

Lucien a d'ailleurs donné, par ses Mémoires, une preuve convaincante de son incompétence historique. Trois parties en ont été publiées : Le tome Ier des Mémoires proprement, dits, une brochure sur le dix-huit Brumaire, une autre sur les Cent Jours. Il est bien difficile d'en retenir un fait ou une appréciation. Les contre-vérités y abondent ainsi que les déclamations. Dans la partie des mémoires que Lucien. et la princesse de Canine avaient laissé inédite, le ton. est celui du pamphlet, et il est impossible de prendre la moindre confiance aux conversations rapportées. Toutefois ; certains aveux consignés dans- ce sommaire qui forme las plus grand partie du manuscrit, ne manquent point d'intérêt ; mais l'on ne sait s'ils proviennent de Lucien ou de sa femme. Ils vont en tous cas au rebours du but de justification poursuivi. Dans l'ensemble, on se trouve en présence d'une composition qui, sauf sur le récit du départ de Rome, n'est appuyée d'aucune documentation, qui, sur les points contrôlables, n'est point véridique, et sur les attires n'est point convaincante. On est clone en droit de se demander devant cet essai de Lucien s'il n'est point encore plus médiocre en prose qu'en vers.

C'est incontestablement comme orateur — en cette forme oratoire que les Robespierristes avaient adoptée et qu'ils avaient mise en relief, qu'il eut le plus de succès. Il a excellé aux intrigues parlementaires ; il n'a jamais hésite, soit à fausser des scrutins, soit à contraindre par ses brigues un gouvernement à disparaître, soit à user de la force pour expulser d'une assemblée une faction gênante, soit à pratiquer les corps de l'État pour les dresser les uns contre les autres et ménager une majorité de rencontre malgré la presque unanimité opposante. Voilà le champ de bataille où il est passé maitre. Il n'a aucun scrupule, aucun respect d'une légalité quelconque ; il manœuvre les hommes avec le cynisme quai convient ; il sait ce que valent les consciences et il les paie leur prix. Il est plein de ressources et il évolue sans aucun embarras d'une opinion à l'autre — et toujours la plus extrême. Mais, par un étrange privilège, qui tient sans doute aux amitiés qu'il a su conserver, il garde, étant devenu prince romain, à défaut d'être prince français, et le plus ferme soutien du Saint-Siège un renom de républicanisme qui le soutient inique contre son frère. Celui-ci toutefois croit que cette réputation vaut d'être payée et c'est à Sainte-Hélène[25] seulement qu'il dit : Je me suis bien trompé en 1815, lorsque je crus, qu'il pourrait m'être utile. Il ne m'a rallié personne.

Doit-on penser que tout ce travail obstiné et rageur de Lucien pour rentrer en maitre dans la Famille impériale dont il s'est exclu a échappé à Napoléon ? Lui-même ne s'est-il pas prêté constamment, depuis 1804 jusqu'en 1815, à des négociations qui ne pouvaient aboutir s'il ne cédait sur le point essentiel et ne sait-il plus qu'il a capitulé et qu'il eût introduit dans sa dynastie les fils d'Alexandrine, si Lucien, en le reniant, n'avait pas exclusivement revendiqué les grandeurs pontificales ?

Napoléon ignore par quelles paroles et quels engagements, Lucien, détenu dans la citadelle de Turin, a obtenu sa liberté ; il ignore que Lucien a protesté solennellement qu'il n'a jamais été prince français, que, s'il fut question qu'il le devint, aucun acte officiel n'a été divulgué à ce sujet — ce qui est d'ailleurs exact que ni lui, ni ses enfants n'appartiennent ni à la dynastie, ni à la Famille impériale — ce qui est incontestable — ; qu'il est seulement un prince romain, il principe di Canino, protégé particulier de Sa Sainteté.

Comme Napoléon ignore les lettres qu'a écrites son frère, il le qualifie dans son testament comme Joseph et Jérôme : Marchand..., dit-il, enverra une petite paire de boucles en or à jarretières au Prince Lucien.

Pour le reste il le traite comme Joseph ; mention au paragraphe 7 du Testament ; bracelet de ses cheveux (Etat A, § 2), un manteau de velours cramoisi brodé arec veste et culotte (Etat B, § 5). Le blâme du mariage suédois tombe sur lui (Instructions, § 30) ; mais l'on doit penser que Lucien n'en eût pas tenu plus de compte que de la désapprobation de sa mère et de tous ses frères (sauf Jérôme).

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Celui-ci a été l'objet des prédilections de l'Empereur, en sorte que dans toutes les occasions il a couvert d'une indulgence complaisante ses fautes les plus graves ; fautes dynastiques, fautes sociales, fautes domestiques, fautes politiques, fautes militaires ; Napoléon ne semble pas vouloir se rappeler ces fautes qu'il a successivement amnistiées et ne se souvient que des derniers jours, quand Jérôme, malgré les traverses et les dangers, est arrivé de Trieste pour combattre avec lui, et peut-être aussi pour défendre contre Lucien ses intérêts dynastiques. Jérôme, dit-il[26], était un prodigue dont les débordements avaient été criants ; il les avait poussés jusqu'au hideux du libertinage. Son excuse peut-être pouvait se trouver dans son âge et dans ce dont il s'était entouré. Au retour de l'Île d'Elbe, il semblait d'ailleurs avoir beaucoup gagné et donner de grandes espérances, et puis il existait un beau témoignage eu sa faveur ; c'est l'amour qu'il avait inspiré à sa femme ; la conduite de celle-ci, lorsqu'après ma chute, ce terrible roi de Wurtemberg, si despotique, si dur, a voulu la faire divorcer, est admirable. Cette princesse s'est inscrite dès lors de ses propres mains dans l'histoire. Telle est bien l'opinion à laquelle il est revenu sur Jérôme ; Jérôme, en mûrissant, dit-il ailleurs[27], eût été propre à gouverner ; je découvrais en lui de véritables espérances. Et de telles paroles dénotent une incurable faiblesse ; elles prouvent que, s'agissant de ceux qu'if aime, il oublie tout et n'apprend rien. Il reviendrait en France, il remonterait sur son trône qu'il confierait de nouveau à Jérôme une escadre, une division, un peuple.

Sans doute quelque prestige est venu à Jérôme de l'alliance qu'il a contractée, car Napoléon, qui tira jadis vanité de son mariage avec Joséphine, s'étend volontiers sur ses parentés royales. Parlant du Roi de Rome il dit : Il est parent du roi de Naples ; il est aussi parent de l'empereur Alexandre et du Prince Régent par la princesse de Wurtemberg, épouse de Jérôme. Ma famille est alliée à celles de tous les Souverains de l'Europe. Voilà, en vérité, qui l'a servi ! Mais il faut reconnaître que cela servit Jérôme et Eugène, et qu'ils durent aux mariages que Napoléon leur avait ménagés une situation privilégiée.

Jérôme est traité dans le testament comme ses frères Joseph et Lucien. Napoléon le remercie comme eux de l'intérêt qu'il lui a conservé (Testam., § 7) ; il lui lègue (Etat A, § 3) un médaillon de ses cheveux (§ 5), une boucle de col en or (Etat B) ; une poignée de sabre antique ; il n'insère rien qui lui soit personnel dans les instructions aux exécuteurs testamentaires.

Quant à Catherine il ne lui fait aucun legs ; mais il la nomme, la remercie dans le testament (§ 7).

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Quels que fussent les griefs qu'il eût pu former contre Joseph qui assurément fut le plus néfaste à ses projets, contre Lucien qui fut le plus opposé à sa fortune, contre Jérôme dont les fantaisies princières lui contèrent si cher, il n'exclut de l'amnistie générale qu'un de ses frères et c'est celui qu'il a aimé par-dessus tous les autres, et dont il a pour ainsi dire fait l'éducation : Louis. C'est qu'il a reçu en plein cœur, lorsque déjà son agonie était commencée, ce livre où, avec une perfidie recuite, Louis a jugé opportun de dresser en trois volumes un acte d'accusation contre lui. Quoiqu'il eût eu quelque peine à oublier la conduite de Louis en 1810 et qu'à diverses reprises il y eût fait allusion, l'Empereur ne l'eût pas traité comme il fit dans son testament. Il se fut contenté de dire, comme en novembre 1816 ; Louis eût plu et se fût fait remarquer partout[28] ; ce qui eût paru un jugement anodin, et médiocrement sûr. Il eût lancé quelque épigramme, où perce pourtant encore l'affection qu'il eût pour lui ; ainsi sur l'exhumation de Charles Bonaparte[29], sur l'exagération de ses charités[30], sur ses prodigalités à l'égard de ses amis. A Montholon disant que Louis en quittant Gratz avait donné ses deux maisons de campagne à ses amis[31] il aurait dit : C'est un vrai benêt ; c'est pourtant moi qui l'ai élevé ! Il ne doit pas avoir plus que Gourgaud. Quand il était petit, il faisait des vers et il aurait pu tout aussi bien écrire de mauvais romans, mais, pour Dieu ! pourquoi les a-t-il fait imprimer, il faut avoir le diable au corps. Cela n'eût rien été qu'une épigramme méritée. Plus sérieuse et plus grave à la vérité eût été cette appréciation qui a trouvé place dans le Mémorial[32] : Louis a de l'esprit ; il n'est point méchant, mais, avec ces qualités, un homme peut faire bien des sottises et causer bien du mal. L'esprit de Louis est naturellement porté au travers et à la bizarrerie. Il a été gâté encore par la lecture de Jean-Jacques. Courant après une réputation de sensibilité et de bienfaisance, incapable par lui-même de grandes vues, susceptible tout au plus de détails locaux, Louis ne s'est montré qu'un roi préfet.

Dès son arrivée en Hollande et n'imaginant rien de beau comme de faire dire qu'il n'était plus qu'un bon Hollandais, il s'y est livré tout à fait au parti anglais, a favorisé la contrebande et s'est mis en rapport avec nos ennemis. Il a fallu le surveiller aussitôt et menacer nième de le combattre ; réfugiant alors son manque de caractère dans un entêtement obstiné et prenant un esclandre pour de la gloire, il s'est enfui du trône en déclamant contre moi, contre mon insatiable ambition, mon intolérable tyrannie, etc. Que me restait-il à faire ? Fallait-il laisser la Hollande à la disposition de nos ennemis ? Fallait-il nommer un nouveau roi ? Mais devais-je attendre de lui plus que de mon frère ? Tous ceux que je faisais n'agissaient-ils pas à peu près de nième ? Je réunis la Hollande et toutefois cet acte eut le plus mauvais effet en Europe et n'a pas peu contribué à préparer nos malheurs.

Louis avait été charmé de prendre Lucien pour modèle. Lucien en avait agi à peu près de môme, et si, plus tard, il s'est repenti, s'il s'est rallié même noblement, cela a pu honorer son caractère, mais non raccommoder les affaires.

A mon retour de l'Ile d'Elbe, en 1815, Louis m'écrivit une longue lettre de Rome et m'envoya une ambassade. C'était son traité, disait-il, ses conditions pour revenir auprès de moi. Je répondis que je n'étais nullement dans le cas de faire des traités avec lui, que, s'il revenait, il était mon frère, il serait bien reçu[33].

Croirait-on qu'une de ses conditions était qu'il aurait sa liberté de divorcer avec Hortense. Je secouai fort le négociateur pour avoir osé se charger d'une telle absurdité, avoir pu croire qu'une pareille chose fût négociable. Nos statuts de famille le défendaient formellement, faisais-je rappeler à Louis ; la politique, la morale, l'opinion ne s'y opposaient pas moins encore, lui faisais-je dire, l'assurant de plus qu'à cause de tous ses titres réunis, si ses enfants venaient par lui à perdre leur état, je m'intéresserais bien plus à eux qu'à lui-même, bien qu'il fût mon frère.

Peut-être trouverait-on une atténuation au travers d'esprit de Louis, dans le cruel état de sa santé, l'âge où elle s'est dérangée, les circonstances atroces qui l'ont causé et qui doivent avoir singulièrement influé sur son moral ; il faillit en mourir et en a conservé toujours depuis de cruelles infirmités, il demeure à peu près perclus de tout un côté.

Il y a du vrai dans ce portrait et Napoléon y fait la part de chacun, sauf la sienne. Assurément, ayant, pendant dix années environ, de 1790 environ jusqu'en 1799, gardé Louis près de lui, lui ayant servi de précepteur, l'ayant pris comme adjoint, puis comme aide de camp, il a cru à sa dépendance, à sa sujétion, à son absolue docilité, et lorsqu'il l'a placé sur le trône de Hollande, il n'a point douté qu'il ne suivit aveuglément ses directions ; mais il n'a point réalisé que, en se prêtant aux projets que Joséphine avait formés sur Louis, il s'est fait de lui un ennemi. Il l'avait empêché — il le reconnaît — d'épouser Émilie de Beauharnais parce qu'elle était fille d'émigrés[34] ; et, quoiqu'il prétende[35] qu'il n'a marié Louis et Hortense que bien malgré lui, il n'en doit pas moins reconnaître que ce mariage était le résultat des intrigues de Joséphine qui y trouvait son compte. Il assure que Louis et Hortense s'aimaient en s'épousant, qu'ils s'étaient voulus l'un l'autre[36], mais, vraie pour l'un, cette assertion est fausse pour l'autre, qui ne pouvait guère aimer un tel mari. Napoléon s'était laissé attribuer la paternité du fils ainé de Louis : rien n'était moins vrai ; mais pour des raisons dynastiques, il laissait dire. Louis, dit-il[37], savait bien apprécier la nature de ces bruits, tuais son amour-propre, sa bizarrerie n'en étaient pas moins choqués et il les mettait souvent eu avant comme prétextes.

Assurément, même si l'on croit que l'on n'est pas trompé — ce dont nul n'a jamais été certain — on préfère que le monde ne raconte pas le contraire et il y a bien là de quoi exaspérer un homme contre celui qui passe pour son rival, et dont il est le subordonné politique, social et familial.

Hortense[38], dit l'Empereur, si bonne, si généreuse, si dévouée, n'est pas sans avoir eu quelques torts avec son mari ; j'en dois convenir en dehors de toute l'affection que je lui porte et du véritable attachement que je sais qu'elle a pour moi. Quelque bizarre, quelque insupportable que fia Louis, il l'aimait, et, en pareil cas, avec de si grands intérêts, toute femme doit toujours être maîtresse de se vaincre, avoir l'adresse d'aimer à son tour. Si elle eût pu se contraindre, elle se serait épargné le chagrin de ses derniers procès ; elle eût eu une vie plus heureuse ; elle eût suivi son mari en Hollande ; Louis n'eut point fui d'Amsterdam ; je ne me serais pas vu contraint de réunir son royaume, ce qui a contribué à me perdre en Europe et bien des choses se seraient passées différemment.

On ne saurait prendre au sérieux que Napoléon, si habile qu'il fût à se couvrir, ait fondé son raisonnement sur l'amour que Louis eût continué à éprouver pour Hortense, objet de sa détestation : mais il fallait que cela fut ainsi parce que cela l'arrangeait. Pour le rôle qu'il distribuait à Hortense, d'avoir l'adresse d'aimer cet homme dont la santé physique était, par sa faute, à la hauteur de la santé morale, à quelle bassesse d'Aine et de corps il la ravale ! La vie d'Hortense aux côtés de ce mari fut un long martyre ; l'Empereur le sait ; il en a eu les confidences, mais, quelque affection qu'il porte à Hortense il lui donne tort parce que en réalité dans ce mariage, il est en cause, au même titre que Joséphine.

Et, partant de là, ne trouve-t-il pas équitable qu'on ait repris à Hortense le fils que lui-même lui avait laissé. Louis, dit-il[39], a bien fait de reprendre son fils. De quel droit sa mère avait-elle accepté qu'il fût duc de Saint-Leu ? Qui sait ce qui peut arriver, si un jour les Hollandais ne rappelleront pas mon frère ? Redevenant Français, il se déclare par là même, le vassal du roi de France ; on a jugé avec équité en rendant cet enfant à son père ; il a fallu des avocats de Paris pour mettre cela en doute ! En général, dans toute discussion de droit, il faut suivre la justice ; on ne se trompe pas. Qui est-ce qui pouvait- dire qu'en restant avec sa mère, il ne lui arriverait pas mal, qu'on ne le prendrait pas pour otage, tandis qu'avec son père, il est où il doit être ; s'il lui arrive malheur, on n'aura rien à se reprocher.

Ainsi, l'Empereur approuve le jugement rendit en 1815 par le Tribunal de la Seine, jugement qu'il n'eut garde de faire exécuter, et ce jugement est nettement contradictoire à celui qu'il a rendu, lui-même, lorsqu'il a confié à Hortense la garde de ses fils. Seulement, en un cas il a parlé comme souverain, en l'autre comme particulier, et peut-être fait-il un retour sur lui-même et pense-t-il à ce qui se passerait s'il réclamait son fils ?

Dans les paragraphes de son testament qu'il consacre à sa famille Napoléon omet volontairement Louis, mais il nomme Hortense parmi ceux qu'il remercie de l'intérêt qu'ils lui ont conservé. Il écrase Louis sous cette phrase : Je pardonne à Louis le libelle qu'il a publié en 1820 ; il est plein d'assertions fausses et de pièces falsifiées. Sous cet arrêt Louis se débattra vainement. Il essaiera dans de nombreuses brochures- Won soulever le poids ; il retombera plus écrasé à chaque fois, car nul n'excelle comme lui à écrire ce qu'il faudrait taire. Malgré cela Napoléon ne L'exclut.pas, nominativement du partage de ses cheveux et des aigles d'argent, mais il ne lui attribue aucun legs quelconque.

Hortense, nommée ou désignée plusieurs fois, reçoit dans l'État B un petit tapis turc. Quant au collier de diamants qu'elle a offert à Napoléon en juillet 1815, que l'Empereur, à Sainte-Hélène, a confié à M. de Las Cases et que celui-ci, lors de son départ, a fait remettre par un officier anglais à son propriétaire, on sait qu'après bien des péripéties — car il a été fort envié — il a été donné, en don manuel, puis légué à Marchand (codicille du 16 avril) : Je lègue à Marchand mon collier de diamants. Napoléon parle ainsi parce qu'il est convaincu que le collier lui appartient, qu'il l'a payé à Hortense et qu'il peut en disposer :

Lors de l'exécution du testament, ce collier provoqua un étrange débat. L'Empereur, à Malmaison, n'avait consenti à le recevoir de la main de la reine qu'après une longue résistance. Il s'informa en détails, écrit-elle, de ma fortune et s'en inquiéta pour ses neveux. Il voulut me faire un billet de 200.000 francs que je refusai longtemps, car je mettais du prix à lui témoigner ma reconnaissance sans en recevoir de nouveaux bienfaits. Il insista ou ne voulait pas recevoir ce qui, dans ces circonstances, lui semblait nuire à l'existence de ses neveux. Le billet fut donc reçu. Il avait trois mois de date. Je m'en assurai le paiement chez M. Laffitte, banquier. Je conservai toujours cette somme dans le cas où elle imiterait jamais devenir nécessaire à l'Empereur. Depuis sa mort, j'en ai disposé selon ses désirs qui sont ma loi. Je vous en préviens donc, messieurs, pour que vous vous attendiez à trouver cette somme de moins dans sa succession. Je suppose qu'il n'y a pas d'article dans son testament qui puisse faire mention de ce qu'il regardait comme un acquittement de mon collier et que, moi, j'ai toujours aimé à considérer comme un don de lui.

Les exécuteurs testamentaires, Montholon et Bertrand, refusèrent de reconnaître la légitimité de la dette contractée à l'égard de la reine et lui réclamèrent les 200.000 francs qu'elle avait reçus de Laffitte, sous prétexte qu'ils ne se trouvaient pas inscrits par l'Empereur parmi les paiements dont il avait connaissance (Instruction, § 2). La reine répondit alors, par une lettre d'une belle hauteur de pensée et de forme, qu'elle avait donné son collier à l'Empereur et qu'elle n'avait aucun droit de le reprendre. L'Empereur, ajouta-t-elle, ne le reçut il est vrai qu'en me donnant un bon de 200.000 francs qu'il supposait devoir améliorer le sort de ses neveux. C'est ce qui m'a fait tenir, comme mère, à ce que sa volonté soit exécutée. Je suis loin de prétendre à ce qui revient à ceux qui l'ont accompagné dans son malheur. Cette dette me paraît la plus sacrée, mais je supposais que, parmi les autres legs, le mien pouvait être placé parce qu'il est le plus ancien et qu'il aurait pu être acquitté depuis longtemps sans ma crainte de nuire à des intérêts bien chers. Elle renonça donc à ce qui lui appartenait légitimement et que les intérêts de ses fils eussent exigé qu'elle défendit.

 

Eugène, s'entendit mieux à conserver son bien et l'on ne saurait soutenir qu'il eut tort. L'Empereur en presque toutes les occasions a parlé de lui avec bienveillance[40]. Il a excusé la démarche d'Eugène près de Louis XVIII[41], disant qu'après l'annonce de son audience dans le Moniteur, il n'y a plus eu moyen de se dépêtrer et c'est ainsi qu'on s'y prend pour tenir les gens et leur faire faire souvent le contraire de ce qu'ils pensent[42] ; il a rendu justice à sa conduite durant la retraite de Russie — et toujours, et partout[43] tête carrée une vraie tête carrée[44] : j'entends par là, dit-il, qu'il a du jugement, des qualités, mais non ce génie, ce caractère ferme : qui distinguent les grands hommes. Ou bien il dit, et c'est sous les agréments dont Las Cases a cru le parer qu'il faut le reconnaître : Il est rare et difficile de réunir toutes les qualités nécessaires à un grand général. Ce qui était le plus désirable et tirait aussitôt un homme hors de ligue, c'est que, chez lui, l'esprit et le talent fût en équilibre avec le caractère et le courage : c'est ce qu'il appelait être carré autant de base que de hauteur. Si le courage, continuait-il, était de beaucoup supérieur, le général entreprenait vicieusement au delà de ses conceptions et, au contraire, il n'osait pas les accomplir si son caractère et son courage demeuraient au-dessous de son esprit. Il citait alors le vice-roi chez lequel cet équilibre était le seul mérite et suffisait néanmoins pour en faire un homme très distingué.

On peut dire que cet éloge est presque unique dans les confidences de l'Empereur et qu'il ne trouve guère, dans sa famille ou dans son entourage, quelqu'un dont il ait mieux parlé ; mais il revient fréquemment sur l'argent qu'Eugène a reçu de lui et sur le droit qu'il a de tirer sur sa caisse. Il est dur, dit-il, de me trouver sans argent et je veux réaliser quelque chose à ce sujet. Aussi, dès que le bill qui doit fixer notre situation nous sera notifié, je m'arrangerai pour avoir un crédit de sept à huit mille napoléons sur Eugène (140 à 160.000 francs). Il ne saurait s'y refuser, il tient de moi plus de quarante millions peut-être, et puis, ce serait faire injure à ses sentiments personnels que d'en douter : D'ailleurs nous avons de grands comptes à régler ensemble. Je suis sûr que si j'avais chargé une commission de mes conseillers d'État d'un rapport à ce sujet, elle m'eût présenté une reprise sur lui de dix à douze millions au moins. Il dit ailleurs[45] : Le prince Eugène a une vraie tête carrée : les Italiens ne l'aimaient pas, parce qu'il était avare. Il administrait parfaitement l'Italie, je n'avais rien à y Taire. Il ne m'a jamais parlé de l'argent qu'il a à moi, même quand j'étais à l'Ile d'Elbe. Cependant il a emporté toute l'argenterie de Milan, qui était à moi et que je n'ai pas réclamée, il doit posséder plusieurs millions.

Voilà le point de départ de complications extraordinaires. Sans vérifier si Eugène est détenteur de fonds lui appartenant, l'Empereur lui a fait écrire par Bertrand, le 15 mars 1818, de remettre à Las Cases les 100.000 francs qu'il lui doit, de lui ouvrir à lui-même un crédit de 12.000 francs par mois à dater d'octobre 1817 et pour 1818 et 1819. Il a confirmé cette ouverture de crédit par lettre du 12 juillet 1817. A la même date, il a annoncé à Eugène qu'il a accordé une pension annuelle de douze mille francs à Gourgaud mère. Le 21 janvier 1819, il a délivré un bon de mille livres sterling au Dr Stokoë, et, le 5 janvier 1818, il a remis un bon de quatre mille livres sterling au Dr O'Meara. Cela ne laisse point de former une grosse somme (628.870 fr. 38). Jusqu'au 29 juin 1821, le prince Eugène a payé, non sur des fonds lui appartenant personnellement, mais sur un capital de 800.000 francs que Lavallette qui en était dépositaire, a mis entre ses mains et dont les comptes sont tenus à livre, sou et denier par les employés de la maison ducale.

Mais l'Empereur qui ne semble pas savoir que cet argent a été remis à Eugène lequel en dispose pour ses paiements, parait convaincu que son fils adoptif est trop heureux de mettre à sa disposition une partie de sa fortune. Il continue à penser qu'il a des comptes à régler avec Eugène ; il suit l'idée qu'il a exprimée devant Las Cases et, lorsqu'il rédige son testament, il y insère, le 24 avril, un codicille ainsi conçu : Ceci est mon codicille ou acte de ma dernière volonté. Sur la liquidation de ma liste civile d'Italie, tels que argent, bijoux, argenterie, linge, meubles, écurie, dont le vice-roi est dépositaire et qui m'appartiennent, je dispose de deux millions que je lègue à mes plus fidèles serviteurs. J'espère que, sans s'autoriser d'aucune raison, mon fils Eugène Napoléon les acquittera fidèlement ; il ne peut oublier les quarante millions que je lui ai donnés, soit en Italie, soit par le partage de la succession de sa mère. Et, après avoir disposé des deux millions, il ajoute : Ceci est mon codicille ou acte de ma dernière volonté dont je recommande l'exacte exécution à mon fils Eugène Napoléon. Le prince ayant reçu des Exécuteurs testamentaires communication de ce codicille, le seul souvenir que lui ait donné Napoléon dans son testament, leur répond le 30 août 1822 qu'il s'est empressé d'écrire au gouvernement d'Autriche pour solliciter la liquidation de la liste civile d'Italie sur laquelle ce codicille se trouve expressément fondé. Il a l'ait part de cette démarche il réitère ses instances et en avertit :

Mes dernières nouvelles de Vienne à ce sujet, écrit-il, me font espérer qu'on s'occupera de mes liquidations pendant le séjour que S. M. I. et R. doit, me dit-on, faire prochainement en Italie. Je ne suis pas moins impatient que vous, Messieurs, de voir terminer cette affaire et je serai très empressé de vous communiquer le résultat des promesses qui nie sont faites. Voilà un terrain solide qu'Eugène a choisi. Il ne s'agit ni des quarante millions d'Italie, ni de la succession de Joséphine, il s'agit d'un fait : la liquidation de la liste civile du royaume. A-t-elle été faite ? Eugène a-t-il reçu les millions qui étaient dés à la couronne par l'État italien ? Non ! Dès lors toutes les procédures tentées par Montholon de 1834 à 1850, la cession qu'il fait à un agent d'affaires de ses droits prétendus, les menaces de publicité et les chantages, tout reste vain.

De même lors de la reddition des comptes du dépôt de 800.000 francs sur quoi il a été payé en réalité 812.768 fr. 01[46], on demande à Eugène, comme 'a un comptable, les pièces justificatives de chacune des dépenses et, comme à un banquier, les intérêts du dépôt qu'il n'était pas sans danger de recevoir et dont il était plus dangereux encore de se servir pour améliorer la situation de l'Empereur et pour payer à Stokoë et à O'Meara, par exemple, des sommes importantes.

Sans relever ce qu'avait de profondément blessant la conduite des exécuteurs testamentaires, Eugène sut répondre avec une fermeté qui ne laissait aucune prise.

Il ne se fâcha que lorsqu'on lui parla d'une certaine réclamation indiquée subsidiairement par l'article 12 des instructions aux exécuteurs testamentaires : J'avais laissé à Malmaison, indépendamment de tous mes livres, cieux millions en or et bijoux, dans une cachette ; donation spéciale n'en jamais été faite à l'impératrice Joséphine. Je désire que cette somme ne soit réclamée qu'aidant que cela serait nécessaire pour compléter mes legs. Outre que cette somme, dont il n'existe aucune trace dans l'inventaire après décès de Joséphine, et qui, si elle avait été retrouvée par l'Impératrice, avait dû être dissipée par elle avec tant d'autres, ne pouvait légalement faire l'objet d'aucune réclamation, il devenait particulièrement blessant pour Eugène et pour Hortense que Napoléon disposât de la fortune de leur mère comme de la sienne propre. Il y avait là une confusion qui, se manifestant sept années après la mort de Joséphine, pouvait sembler menaçante à ses héritiers ; Hortense ne s'en fût point formalisée, mais Eugène qui s'était constamment efforcé de constituer pour ses enfants une fortune indépendante, la plus grosse possible, dont cette préoccupation avait dicté certains des actes décisifs, devait s'indigner de prétentions qui semblaient entreprendre sur ses biens. Aussi, quoiqu'il ne cédât rien, il ne dissimula point son indignation et ne s'en montra que plus rigoureux pour le règlement des 800.000 francs qui, étant un dépôt, n'étaient susceptibles d'aucun intérêt.

***

Napoléon n'avait jamais eu de liaison avec sa sœur Elisa et le nom de celle-ci n'apparaît qu'une fois dans les entretiens de Sainte-Hélène. Ma sœur Elisa, dit-il[47], était une tête mâle, une âme forte ; elle aura montré beaucoup de philosophie dans l'adversité. Sa mort, dont il apprit la nouvelle tout à la fin de 1820, lui notifia à lui-même sa fin prochaine, mais, à cette date, on ne trouve plus, de la captivité (exception faite de Marchand et de Saint-Denis), aucun témoin auquel on puisse se fier[48]. On peut retenir néanmoins ces paroles rapportées par Montholon : C'était une maîtresse femme, elle avait de nobles qualités et un esprit recommandable, mais il n'y a pas eu d'intimité entre nous. Nos caractères s'y opposaient. Elisa avait été élevée au Chapitre royal de Saint-Cyr, créé par Mme de Maintenon dans les vieux jours de Louis XIV pour l'éducation des filles nobles sans fortune ; elle y avait contracté des habitudes de fierté et d'aigreur qui s'accordaient mal avec les manières toutes gracieuses de Joséphine, et elle entra avec véhémence dans l'opposition que Joseph et Lucien mirent à mon mariage. Joséphine le sut et ne le pardonna pas[49].

L'Empereur n'eut pas à mentionner dans son testament Elisa qui était décédée, et il ne distingua ses fils ni sa fille par aucun legs particulier.

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Autant Napoléon goûtait peu Elisa, autant il avait d'affection pour Pauline : il se sentait aimé par elle avec une abnégation, une soumission, une plénitude qui-le traitaient moins en homme qu'en dieu. Quant à lui, il passait à Paulette tout, ou presque. Il la tenait sans contredit pour la plus jolie femme de Paris[50]. Il disait que les artistes s'accordaient à en faire une véritable Vénus de Médicis. Il plaisantait volontiers sur les élégances et les fantaisies de la déesse des caprices, mais nulle femme de sa famille ne lui était chère à ce point. Pauline, disait-il, la plus belle femme de son temps peut-être[51], a été et demeurera jusqu'à la fin la meilleure créature vivante. Encore ne sut-il pas jusqu'où elle avait poussé le dévouement et que la visiteuse de l'Ile d'Elbe eût voulu être la pèlerine de Sainte-Hélène. Il n'ignore rien de ce qu'elle fait et il sait dans quel but elle le fait : Elle est à Rome, dit-il, reçoit beaucoup d'Anglais. Tant milieux ! C'est autant d'ennemis de gagnés. Il sait bien que c'est ainsi qu'ont pu parvenir les lettres, les livres, les friandises même qui l'ont distrait un instant, qui ont amusé son esprit et son palais. Aussi, ne s'étonnera-t-on pas qu'il ait, pour elle, dans son testament, des attentions qu'il ne marque à nul autre. Ainsi la nomme-t-il la première après ses frères pour la remercier de l'intérêt qu'elle lui a conservé. Il ne la distingue point pour les bracelets de cheveux (État A, § 2) mais il lui donne (État B) son petit médaillier. Quand il charge son maitre d'hôtel Coursot de porter à Madame les bustes, cadres, petits tableaux qui sont dans ses chambres, il y joint les chaînes et colliers de la Chine que Marchand lui remettra pour Pauline[52]. Rien de ce qui l'intéresse n'échappe à son imperturbable mémoire et, au paragraphe 9 des instructions aux exécuteurs testamentaires, il dicte ceci : J'avais à l'Ile d'Elbe une petite métairie[53] appelée Saint-Martin estimée 200.000 francs avec meubles, voitures, etc. Cela avait été acheté des deniers de la princesse Pauline : si on le lui a remis, je suis satisfait : mais si on ne l'a pas fait, mes exécuteurs testamentaires doivent en poursuivre la remise, qui sera donnée à la princesse Pauline, si elle vit, et qui rentrera à la masse de ma succession, si elle ne vit plus alors.

Depuis qu'elle avait quitté l'Ile d'Elbe, Pauline qui avait vendu quelques diamants pour payer San-Martino, n'y avait fait aucune acte de propriétaire. Il lui suffisait que l'Empereur eût passé pour l'avoir acquis, elle le laissait sous son nom, et n'y prétendait rien : Napoléon acceptait le sacrifice que lui avait joyeusement fait celle qui, seule de tous les siens, l'avait aimé d'une façon désintéressée, d'une façon entière, sans regarder s'il était l'Empereur, assurée qu'il était un frère très chéri et le plus grand homme qui fût au monde,

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Ce n'était pas ce genre d'affection que Napoléon devait attendre de Caroline : il n'avait pu ignorer comme elle avait agi et la part qu'elle avait prise en 1813 à la défection de Murat, mais, à Sainte-Hélène, il semblait l'avoir oublié et il ne parlait d'elle qu'avec affection et, même, avec une sorte d'admiration. Dans sa petite enfance, disait-il[54], on la considérait comme la sotte et la Cendrillon de la famille, mais elle en a bien rappelé elle a été une très belle femme et est devenue très capable. La reine de Naples, disait-il un autre jour[55], s'était beaucoup formée dans les événements. Il y avait chez elle de l'étoffe, beaucoup de caractère et une ambition désordonnée[56]... Elle devait naturellement souffrir en cet instant, d'autant plus qu'on pouvait dire qu'elle était née reine. Elle n'avait pas comme nous, observait l'Empereur, connu le simple particulier. Elle, Pauline, Jérôme étaient encore des enfants que j'étais le premier homme de France ; aussi ne se sont-ils jamais cru d'autre état que celui dont ils ont joui au temps de ma puissance.

Napoléon voit les choses ainsi : tout de même Pauline était née en 1780 et, en 1796, elle eût bien souhaité épouser Fréron ; Caroline était de 1782 et vraisemblablement ne fût-elle pas devenue amoureuse de Murat, si elle avait réalisé que son frère était, même avant le 18 Brumaire, le premier homme de France. Les transpositions d'époques sont si habituelles aux personnages de la Révolution et de l'Empire qu'il ne faut point s'étonner si Napoléon en commet lui aussi.

C'est à peu près là tout ce qu'il dit du passé du Caroline, et nulle part un reproche, ou une accusation ; mais, lorsque parvient à Sainte-Hélène le bruit que Caroline s'est remariée avec le général Macdonald, l'Empereur se déchaine ; il le témoigne par les symptômes ordinaires, il se promène avec agitation, il siffle, il chante : Vous savez, dit-il à Gourgaud[57], on dit que la reine de Naples va se remarier ; ce serait une bien grande infamie. Elle a trente-quatre ans ; il y a vingt ans qu'elle est mariée ; elle a des enfants de seize ou dix-sept ans. Elle ne doit plus se soucier de l'amour, et puis pourquoi se marier ? Et publiquement, à Vienne ! Non, je ne puis le croire. Elle aura été en Autriche pour affaire ! On l'aura vue dans une église et là-dessus on aura bâti une histoire... Ma foi ! si cette nouvelle-là est vraie, ce sera la chose qui m'aura le plus étonné dans ma vie. Seulement quinze mois après la mort de son mari, on verrait se remarier une reine et celle-là surtout qui est si fière et si ambitieuse. Ah ! l'espèce humaine est bien singulière ! Il ne trouve, ne voit qu'une justification à une telle sottise : Ah ! la coquine ! la coquine ! dit-il à Montholon[58], l'auteur l'a toujours conduite ! Mais il a si fort raison en ce qu'il dit qu'il eût fallu, pour déterminer la reine, un chantage à la Lauzun dont Macdonald était incapable.

Lorsqu'il rédige son testament, le bruit qu'a fait le prétendu mariage est dissipé, il remercie Caroline comme ses autres frères et sœurs de l'intérêt qu'elle lui a gardé ; il lui lègue comme aux autres un médaillon de ses cheveux (État A, § 2), puis (État B), un petit tapis turc.

S'il épargne Caroline, d'abord parce qu'elle est sa sœur, ensuite parce qu'elle s'est constamment prêtée à toutes les complaisances qui secondaient ses fantaisies, enfin parce qu'il veut ignorer à quel point elle s'est mêlée à la trahison de Murat, il n'a aucune raison pour ménager celui-ci. Il le prise tout de même plus que ses deux autres beaux-frères, Baciocchi et Borghèse, dont l'ineptie civile égale la nullité militaire et qui ne relèvent par aucune qualité la beauté physique qui seule fit leur succès ; mais il ne l'estime ni ne l'aime. Aussi l'annonce de sa mort le laisse froid. Il dit à Las Cases : Les Calabrais ont été plus humains, plus généreux que ceux qui m'ont envoyé ici[59]. Il dit à Gourgaud[60] qu'il fallait que Murat eut été foui de tenter pareille aventure. Et comble Gourgaud s'indigne que Ferdinand l'ait fait exécuter. Voilà comme vous êtes, jeunes gens, dit-il, mais on ne badine pas avec un trône ! Pouvait-on le considérer comme un général français ? Il ne l'était plus. Comme roi ? Mais il me l'a jamais reconnu comme tel. Il l'a fait fusiller comme à fait pendre tant de gens.

Et c'est tout ; son visage reste impassible. Jamais, semble-t-il, il n'exprime un regret. Pour le caractère qu'il lui prête, les anecdotes qu'il raconte en donnent la mesure[61]. Quant à ses talents militaires, il est incomparable sur un champ de bataille, hors de là il n'a commis que des bêtises[62]. — Murat, dit-il[63], s'entendait mieux que Ney à conduire une campagne, et encore c'était un bien pauvre général. Il faisait toujours sans cartes. Lors de Marengo, je l'avais chargé de prendre Stradella. Il y avait bien envoyé son corps qui se battait déjà, mais il était resté à Pavie pour percevoir une malheureuse contribution de 40.000 francs. Je l'en fis partir de suite, mais cela nous coûta 600 hommes. Il fallut chasser l'ennemi d'une position que nous aurions pu occuper avant lui. Combien de fautes Murat n'a-t-il pas commises pour pouvoir établir son quartier général dans un château où il y eût des femmes. Il lui en fallait tous les jours. Ceci revient très souvent[64] ; mais ce n'est ni du point de vue familial, ni du point de vue moral, que son beau-frère le blâme, uniquement du point de vue militaire. Et c'est du point de vue militaire aussi qu'il traite la retraite de Russie, alors qu'il eût pu l'attaquer avec plus de gravité du côté politique : J'ai commis une grande faute, dit-il[65], en laissant le commandement à Murat, l'homme le plus impropre à réussir dans de telles circonstances ainsi que Berthier... Murat était l'homme le plus lâche dans la défaite, il n'était bon qu'au feu. C'est l'idée, presque les termes de la lettre qu'il écrivit à Caroline en janvier 1813.

Sur tout ce qui est antérieur à 1815, il passerait encore : mais 1815 ! Je puis bien assurer, dit-il[66], que c'est lui qui est cause que nous sommes ici. Au lieu de rester tranquille, comme je l'en avais fait prier, il a attaqué les Autrichiens au moment où l'empereur François hésitait à se prononcer en ma faveur. Alors, il n'y a plus eu de remède. On a dit tout de suite : Napoléon va vouloir recommencer son système et risquer le tout pour le tout. J'ai eu beau déclarer que Murat attaquait Malgré mes ordres. On crut que tout cela était concerté entre lui et moi ; il n'y eut plus dès lors moyen de s'entendre.

Il est vrai, dit-il ailleurs[67], qu'il avait une telle opinion de moi qu'aussitôt qu'il apprit mon arrivée en France, il crut que j'allais être aussi puissant qu'autrefois et que je le chasserais peut-être. Il voulait tout de suite s'emparer de l'Italie jusqu'au Pô ; Colonna, que je lui avais envoyé de l'Ile d'Elbe pour lui recommander de ne pas agir contre l'Autriche, l'en conjura à genoux. Il crut que je craignais qu'il ne se rendit maitre de la Péninsule et il se hâta d'agir... Murat m'a perdu deux fois. Comme sur Waterloo, il revient constamment sur cette folie de Murat s'avançant avec ses quatre-vingt mille hommes richement habillés et caparaçonnés dans les marches d'Ancône. Le vieux roi de Naples s'écria alors : Ah ! il verra. Il croit que les Napolitains sont des soldats. Ils l'abandonneront comme ils m'ont abandonné, c'est de la pure canaille[68]. Même sa mort ne trouve pas grâce : Il a fait, dit l'Empereur[69], la plus grande folie qu'on puisse commettre. Il a compromis deux cents Corses, braves gens, j'en suis sûr, et presque tons mes parents. Il a voulu avec deux cents hommes reprendre un royaume qu'il avait perdu à la tête de quatre-vingt mille. Il y avait huit mille Autrichiens à Naples. S'il y avait eu vingt mille Anglais à Paris, lorsque je quittais l'île d'Elbe, je n'aurais pas réussi.

Et la conclusion : Tout cela est ma faute. J'aurais dû le laisser maréchal et ne pas le faire duc de Berg et encore moins roi de Naples. La tête lui a tourné. Il était très ambitieux. Moi, je ne le suis devenu que petit à petit : mais lui aurait voulu tout de suite être chef de tout. Il avait intrigué avec Fouché avant mon second mariage. Je suis sûr qu'à Leipzig il me trahissait déjà. C'est une pauvre tête qui se forge des chimères et se croit un grand homme.

***

Ainsi le juge-t-il et certes avec quels ménagements, mais sait-il ? Veut-il savoir ? Veut-il dire ? Certes ce beau-frère, pas plus que les autres n'est de la Famille à ses yeux ; mais comment l'accuser s'il n'accuse sa sœur, à l'intelligence et au mérite de laquelle il rend si pleinement justice qu'il en oublie à la fois tous les griefs qu'il aurait personnellement contre elle et toutes les incriminations auxquelles eussent donné lieu son caractère et sa conduite. Mais c'est que, si, à des jours, dans des moments d'abandon, il se laisse aller à quelque critique, tout de suite l'esprit de famille reparait et le réquisitoire se termine en apologie. Il reconnaît bien quelquefois les torts qu'ont eus les siens[70], le peu de secours qu'il en a reçu, le mal qu'ils ont causé. Mais, après tout, conclut-il, ils étaient bien neufs, bien jeunes, entourés de pièges et de flatteurs, d'intrigants de toute espèce, de vues secrètes et mal intentionnées. Et, passant subitement des défauts aux qualités, il ajoute : Du reste, il faut toujours juger en dernier sort par les analogues. Quelle famille, dans les mêmes conditions eût mieux fait ? Il n'est pas donné à chacun d'être homme d'État : cette charge requiert une contexture toute particulière et ne se rencontre pas à profusion. Tous mes frères se sont trouvés à cet égard dans une situation singulière ; il leur est arrivé à tous d'avoir trop ou trop peu : ils se sont trouvés trop forts pour s'abandonner aveuglément à un conseiller moteur et pas assez-pour pouvoir s'en passer tout à fait. Après tout, une famille si nombreuse, présente un ensemble dont je peux assurément m'honorer.

... Ajoutez qu'en dehors de la tourmente politique, nous nous aimions. Pour moi, je n'ai jamais cessé un instant de me sentir le cœur d'un frère. Je les ai tous aimés et je crois bien qu'au fond du cœur, ils me l'ont tous rendu et qu'au besoin ils m'en donneraient tous des preuves.

Un autre jour, il dit[71] : Il est sûr que j'ai été peu secondé des miens et qu'ils ont fait bien du mal à moi et à la grande cause. On a souvent vanté la force de mon caractère, je n'ai été qu'une poule mouillée surtout pour les miens ; et ils le savaient bien. La première bourrade passée, leur persévérance, leur obstination l'emportait toujours et de guerre lasse ils ont fait de moi ce qu'ils ont voulu. J'ai fait là de grandes fautes. Si, au lieu de cela, chacun d'eux eût imprimé une impulsion commune aux diverses masses que je leur avais confiées, nous eussions marché jusqu'aux pôles ; tout se fût abaissé devant nous ; nous eussions changé la face du monde ; l'Europe jouirait d'un système nouveau ; nous serions bénis... Je n'ai pas eu le bonheur de Gengis Khan avec ses quatre fils qui ne connaissaient d'autre rivalité que de le bien servir. Moi, nommais-je un roi, il se croyait tout aussitôt par la grâce de Dieu, tant le mot est épidémique. Ce m'était plus un lieutenant sur lequel je devais me 'reposer, c'était un ennemi de plus dont je devais m'occuper. Ses efforts n'étaient pas de me seconder, mais de se rendre indépendant. Tous avaient aussitôt la manie de se croire adorés, préférés à moi ; c'était moi désormais qui les gênais, qui les mettais en péril. Des légitimes n'auraient pas agi autrement, ils ne se seraient pas crus plus ancrés. Pauvres gens qui, quand j'ai eu succombé, ont pu se convaincre qu'ils n'avaient même pas l'honneur de voir leur destitution exigée ou mentionnée par l'ennemi ; et, aujourd'hui encore, si on gène leur personne, si on les tourmente, ce ne peut être, de la part du victorieux que le besoin de faire peser le pouvoir ou la bassesse d'exercer la vengeance. Si les miens inspirent un grand intérêt aux peuples, c'est qu'ils tiennent à moi, à la cause commune, mais qu'aucun d'eux puisse causer un mouvement, on peut être bien tranquille ; et pourtant, malgré la philosophie de plusieurs d'entre eux — car n'en était-il pas qui s'étaient dits forcés de régner, à la façon des chambellans du faubourg Saint-Germain, — leur chute a dû leur être bien sensible. Ils s'étaient faits promptement aux douceurs du poste, ils ont réellement été rois. Tous, à l'abri de mes travaux, ont joui de la royauté, moi seul n'en ai connu que le fardeau. Tout le temps, j'ai porté le monde sur mes épaules et le métier, après tout, ne laisse pas d'avoir sa fatigue.

Il sent bien quels reproches on peut dès lors lui adresser : mais il va au-devant et les arguments qu'il apporte ne laissent pas d'impressionner. On me dira peut-être : pourquoi m'obstiner à créer des États, des royaumes ? Mais les mœurs et la situation de l'Europe le commandaient ainsi. Chaque nouvelle réunion à la France accroissait les alarmes de tous. Elle faisait pousser les hauts .cris et reculait la paix. Mais alors, continuera-t-on, pourquoi avoir la vanité de placer chacun 'des miens sur un trône, car le vulgaire n'y aura vu que cela ? Pourquoi ne pas s'arrêter plutôt sur de simples particuliers plus capables ? A cela je réponds qu'il n'est pas des trônes héréditaires comme d'une simple préfecture. La capacité, les moyens sont aujourd'hui si communs dans la multitude qu'il faut bien se donner de garde d'éveiller l'idée du concours. Dans l'agitation où nous nous trouvions plongés et avec nos mœurs modernes, il fallait bien plutôt songer à la centralisation et à la stabilité héréditaire. Autrement, que de combats ! que de factions, que de malheurs !

Dans l'harmonie que je méditais pour le repos et le bien-être universels, s'il fut un défaut dans ma personne et dans mon élévation, c'était d'avoir surgi tout à coup-de la foule. Je sentais mon isolement : aussi je jetais de tous côtés des ancres de salut au fond de la mer. Quels appuis plus naturels pour moi que mes proches ? Pouvais-je mieux attendre des étrangers. Et si les miens Ont eu la folie de manquer à ces liens sacrés, la moralité des peuples, supérieure à leur aveuglement, remplissait une partie de mon objet. Avec eux ils se croyaient plus en repos, plus en famille.

Telle a été sans doute sa façon de penser à Sainte-Hélène, mais que tel ait été le point de départ du système, non pas ; il fut bien plutôt inspiré par des nécessités dynastiques intérieures que par des questions de politique extérieure. Il y a dans le système bien plus d'improvisation, au cours des événements et sous leur pression, qu'il n'y a de méditation raisonnée. La construction s'adapte aux circonstances et c'est l'histoire entière de Napoléon : mais, toute, elle est dominée par-une force inéluctable qui s'exerce, inconsciemment parfois, sur ses actes et se rend inséparable de ses pensées, au moins tant que l'esprit paternel n'a point tout envahi, englouti, submergé, alors — même à des moments — il y a conflit et l'esprit de famille l'emporte. A Sainte-Hélène, lorsqu'il repasse sa vie, s'il reconnaît avoir été perdu par ses frères, il cherche des excuses, sinon aux individus, au moins au système. Le mot le plus juste qu'il puisse dire : c'est qu'il a aimé les siens, c'est qu'il s'est- constamment montré, depuis ses premières années, un frère admirable, l'instituteur, le protecteur, le sauveur de tous les siens ; qu'il a travaillé de son métier de soldat pour élever les plus jeunes ; qu'il attiré de situations risquées et fausses chacune de ses sœurs, aussi bien Élisa dont il a réhabilité le mariage, que Pauline qu'il a sauvée de Fréron, que Caroline qu'il a gardée contre ses premiers coups de tête. Il a été l'homme-providence, celui qui a pour expresse mission de pourvoir constamment aux besoins, aux goûts, aux fantaisies, aux ambitions de chacun des siens, de servir leurs rêves, de réparer leurs fautes, de couvrir leurs folies — et, à chaque fois, d'éprouver leur ingratitude. Il est h victime de l'amour fraternel ; on peut dire qu'il en est le martyr, car à travers l'étonnante fortune dont il comble chacun de ses frères et chacune de ses sœurs, il ne s'en trouve point qu'il satisfasse — hormis la- divine Paulette — point dont il fasse le bonheur, point dont il sente le cœur frémir à l'unisson du sien.

Comme il a raison pourtant lorsqu'il affirme que, lui tombé, nul ne pense à eux, que les souverains d'Europe n'exigent ni leur abdication ni leur déchéance. Dans sa chute il les a tous entraînés, ceux même qui ont le plus cherché à séparer leur fortune de la sienne, et, si quelque sursis leur a été accordé, moyennant l'opprobre d'une trahison, ç'a été pour qu'ils tombassent de plus haut et qu'ils éprouvassent les suprêmes calamités.

 

Si ceux-là qui furent appelés par Napoléon à jouer sur la scène du monde un rôle sans analogue dans l'histoire l'ont rempli médiocrement, l'on n'en demeure point stupéfait qu'ils aient pu l'aborder. Il faut ici dépouiller toute convention, toute sympathie, toute déférence, et se placer résolument en présence des êtres pour prononcer un jugement de conscience. Napoléon captif a émis sur chacun des siens une appréciation qui a été rapportée plus ou moins fidèlement par les auditeurs et qui ne pouvait être définitive puisque quantité d'éléments lui échappaient ; d'ailleurs, il s'était formé et il publiait une opinion qu'il ne voulait ni ne pouvait démentir, car elle lui était commandée, presque autant par l'amour familial que par la nécessité de justifier son système politique.

De plus, il fatale reconnaître à l'ensemble de ses jugements sur les hommes, Napoléon s'il frappait certains portraits en médaille, d'un contour parfois brutal, mais d'autant plus impressionnant, ne s'attardait pas à analyser les caractères, à en apprécier le fort et le faible, à chercher par où et par quoi tel homme était supérieur et tel autre médiocre ou pire. L'emploi qu'il a fait, en 1815, d'hommes qu'il aurait eu toute raison de suspecter, dont la moindre investigation eût avéré la trahison, n'est point pour l'aire valoir sa pénétration psychologique.

Il jugeait en gros et parfois il jugeait gros. On se demande parfois si, méprisant les hommes comme il devait faire après les avoir vus à l'œuvre, il faisait la différence et appréciait l'étiage de leur moralité. Il prisait d'abord l'intelligence, l'assiduité, l'habitude des affaires et poussait jusqu'à la témérité son inclination à conserver certains entours. Il connaissait le passé de ces hommes, ne pouvait ignorer leur vénalité, ni leur infidélité : il les avait pris en flagrant délit de trahison, mon pas une fois mais trois ou quatre. Il ne les plaçait pas moins dans des postes où ils pouvaient de nouveau le trahir. Il avait un déconcertant attachement à ses dignitaires, à ses ministres, à ses généraux, peut-être par habitude et par routine, parce qu'ils savaient sa façon de travailler et qu'ils s'y conformaient. Il fallait pour qu'il congédiât lut secrétaire infidèle assez de motifs pour le mettre en jugement. Son indulgence surprend et l'on y cherche des mobiles politiques, alors qu'il ne faut l'attribuer peut-être qu'au dédain et à cette indifférence résultant d'une contemption universelle. Toutefois, il n'y a point que cela et l'habitude : il y a une forme d'affection, qui ne se laisse deviner qu'à des mots brefs, dans les occasions décisives.

Quant aux femmes, il est convaincu qu'elles sont incapables de résister à l'homme qui les attaque ; il nie l'intelligence de la plupart, mais il accorde à celles qui lui tiennent de près des facultés supérieures ; peut-être parce qu'il n'apprécie que les femmes qu'il a été amené à connaître et que, sur toutes les autres, il promène un dédain collectif ; on ne saurait donc, dans la plupart des cas, accorder à ses jugements une valeur définitive et le fait qu'il met Marie-Louise au-dessus de ses frères et de tous ses ministres en est une preuve.

L'on ne salirait donc embrasser entièrement son opinion sur ce qui touche sa famille et l'on doit essayer de tirer de l'étude des individus quelques indications un peu plus précises, et de relever dans le rapport que les siens ont avec lui, les traits communs, les caractères et les stigmates de race.

***

Cette famille, qui a compté douze enfants dont huit ont atteint l'âge adulte, est d'un jet, d'une beauté et d'une intégrité physique remarquables. La noblesse de la race s'avère chez tous par la perfection des extrémités, proportionnées et dignes d'être prises comme modèles. Les hommes reproduisent un type qui, même déformé, demeure supérieur en distinction et atteste les origines purement latines. Dans un musée où ils figurent, comme était l'atrium de la maison romaine du prince Napoléon, ils semblent des Césars dont on cherche les noms. La plupart sont de la taille moyenne ; certains la dépassent, comme Lucien et Jérôme, un est au-dessous, Napoléon. Un trait commun, la myopie, plus ou moins accentuée ; vers la quarantaine, certains s'épaississent, pourtant ce n'est point suralimentation ou excès de table. Tous ou presque, sont d'une sobriété qui n'est point calculée, qui tient à une indifférence singulière de ce qu'ils mangent et boivent. Ils ne s'en soucient. Certains avalent goulûment parce qu'ils ont besoin et qu'ils entendent ne point s'y attarder, mais la plupart s'en acquittent comme d'une corvée et se font ainsi des digestions difficiles. Malgré le cancer que certains héritent du père, malgré l'avarie dont un est atteint, les cinq garçons atteignent une moyenne d'âge de soixante-sept ans ; les trois filles une moyenne seulement de quarante-huit ; mais une est emportée par les fièvres ; une autre est malade depuis sa jeunesse et peut' passer pour une .maniaque dans sa recherche de la volupté ; une seule développe sa vie régulièrement. Malgré l'agrément et la perfection de sa taille, une est presque laide ; une autre est charmante, sans que ses traits aient la régularité de ceux de ses frères ; une troisième est le prodige de la beauté.

Fils d'un père qui eut douze enfants, ils sont, sauf Lucien, peu prolifiques : Joseph a deux filles et on ne lui tonnait guère d'enfants naturels ; Napoléon a un fils légitime et deux bâtards, vraisemblablement quelques autres qui ont passé au compte de maris ignorants ou peu scrupuleux. Lucien a quatre enfants de son premier lit, dix du second ; son fils aîné a douze enfants ; mais ensuite cette activité s'éteint et cette branche tombe en quenouille. Louis a trois enfants légitimes ; Jérôme quatre, plus un nombre d'enfants naturels, mais ici une sorte d'étrange vanité amène des personnages sans nom à se réclamer de lui sans qu'ils aient aucune preuve de la faute de leur aïeule. On ne saurait guère tirer de conséquences des enfants qu'ont eus les filles. Toutefois, on doit remarquer que, sur les cinq d'Elisa, trois sont morts en bas âge et qu'une fille, de caractère singulier et de tenue peu féminine n'a eu qu'un fils, lequel s'est tué ; Pauline n'a eu qu'un fils mort en bas âge ; Caroline a eu quatre enfants dont un fils, assurément malade, épileptique, mort sans hoir. La postérité des trois autres est largement représentée.

Il doit avoir, malgré cela, à l'extinction rapide d'une famille si belle et si nombreuse des causes qui mériteraient d'are étudiées et qui pourraient relever d'une exceptionnelle nervosité, annonce et prélude de la maladie mentale.

Il ne serait possible d'arriver ici à des conclusions plausibles que moyennant des constatations faites sur les descendants ; mais elles seraient indiscrètes et paraîtraient diffamatoires. Deux générations, trois, quatre au plus ont succédé aux frères et aux sœurs de Napoléon. Leurs enfants ont été nos contemporains et l'on ne saurait impunément pénétrer dans leur vie privée et mener à terminaison des enquêtes forcément importunes, incomplètes, et sans cloute inexactes.

Quant aux ascendants ils échappent entièrement. On a quelques données sur le tempérament et la santé de Madame, sur la longévité de sa mère, Mme Fesch et de sa grand'mère Paravicini, mais que sait-on de Ramolino et de son beau-père, quoi du père et de la mère de Charles Bonaparte ? La recherche ici paraît impossible.

Il faut donc se borner à rechercher les traits communs de nature, sans entrer dans les détails pourtant singulièrement intéressants que révélerait l'étude poursuivie, à travers trois générations, des tempéraments, des déformations morbides et des excentricités.

 

Un caractère essentiel. à soi seul révélateur, est une instabilité qui les pousse à changer constamment de cadre, à ordonner des demeures dont ils se lassent presque aussitôt, il courir, sans raison qu'on 'misse démêler, d'un lieu à un autre, recherchant vainement une satisfaction qu'ils ne sauraient atteindre. A quelques exceptions près, ils n'ont besoin que d'un minimum de confort. Ils campent, et, moyennant un lit, une table, les objets qu'ils portent dans une ou deux cantines, ils se trouvent établis et satisfaits. Assurément cela n'est ni pour Jérôme, ni pour Pauline, mais encore ? Ne sont-ce pas chez eux des besoins factices et Pauline n'est-elle point capable de se trouver à merveille dans une hutte comme à Gréons, ou dans deux chambres comme à Fréjus ? Elle en a fait si peu de besoins qu'elle se contente à Porto-Ferrajo et à Porto-Longone de murs blanchis à la chaux et des pavés de carreaux de terre cuite.

On ne saurait penser qu'ils aient un besoin réel du luxe dont ils s'entourent, ni même des commodités qui, pour d'autres, seraient nécessaires. La simplicité dans laquelle ils furent élevés et qui, depuis des siècles, était la règle de leur race, n'a point laissé que de tracer sur eux. Les besoins naturels qu'ils éprouvent sont tels que ceux des ancêtres et ils peuvent être satisfaits de même nul ne fut nomade au degré de Charles Bonaparte et ses enfants tiennent de lui.

Pour reconstituer l'itinéraire des uns et des autres, on s'efforce inutilement. Il y a toujours quelque déplacement qu'on a oublié, quelque installation dont on n'a pas tenu compte. Ils ne voyagent pas, commue l'Empereur, pour s'instruire, étudier, apprendre, mais pour changer de lieu. Napoléon lui-même parait quelquefois, dans ses brusques départs. ses subits changements de résidence, Malmaison, Saint-Cloud, Rambouillet, Compiègne, Fontainebleau, ses allers et venues en coup de vent à onze heures du soir, obéir moins à une fantaisie qu'à une irrésistible impulsion. Rien à dire de ses randonnées galopantes autour des villes qu'il parcourt, étudie, assimile en ouragan : il en sait ensuite la topographie comme il en connaît les besoins ; rien de ses arrivées inopinées dans une forteresse ou dans un camp qu'il alerte, ceci est de son métier, comme cela est de son génie. Mais qu'est-ce ces corvées que ne justifient ni un caprice, ni un désir, et qui semblent sans cause comme sans but ? A la chasse, s'il erre, galopant à perdre haleine, sans rien comprendre aux .ruses et aux retours de la bête, prenant ainsi un exercice forcené dont son corps a besoin, cela s'explique par une intuition obscure, par un besoin de santé ; peut-être en est-il de même pour le changement de lieux. .En ce cas comme il a dû souffrir physiquement de l'existence sédentaire qu'il a menée pour la première fois à Sainte-Hélène !

Mais, par rapport à certains de ses frères, à Louis par exemple, il parait casanier. Louis est dans une agitation continuelle que rendre justifie. Durant son règne si bref, il change trois fois sa capitale : ses idées ont le même équilibre que sa vie, tandis que, chez Napoléon ou chez Lucien, elles ont une persistance et une continuité remarquables. Seulement Napoléon gouverne d'Europe presque entière, tandis que Lucien édifie des poèmes épiques. Mais pour faire rimer — mal — vingt, trente, quarante, cinquante mille vers, il faut certes de l'opiniâtreté ! Seulement il porte ses manuscrits de ville en campagne, de palais en château et change constamment de théâtre sans améliorer les produits de sa muse.

On se perdrait à dénombrer les domaines urbains ou ruraux que Jérôme a achetés, vendus, changés et perdus, où, quelques semaines, quelques jours parfois il a installé sa mouvante majesté ; pour chaque membre de la Famille il faut une rubrique spéciale de déplacements et villégiatures, et elle est encore plus nourrie après la chute qu'au temps où les devoirs de la royauté eussent pu servir de prétexte. Tous esclaves d'une force obscure et souveraine, virent et tournent perpétuellement, mécontents de la résidence qu'ils ont le plus ardemment souhaitée. On ne saurait dire même qu'ils voyagent : ils changent de place.

La curiosité seule justifie le voyage, qui paraîtrait autrement, une survivance ou une manifestation de nomadisme : curiosité de la nature ou des arts : chez Napoléon que celle de métier : attaque ou défense.

Il n'aime point les jardins, mais il aime la nature et la forêt de Fontainebleau est un parc à sa mesure. Lorsqu'il écrivait le discours pour l'Académie de Lyon, il s'est étendu sur la nature, mais c'était une composition de littérature où l'on discerne malaisément la part de sincérité. Il cherche les vastes horizons et les grands espaces sur lesquels il plane et où il combine des mouvements d'armée, mais pour y vivre, c'est assez des perspectives moyennes qu'il trouve à Malmaison et que borne à la romaine un lointain aqueduc. Mors, dans ce jardin clos, de long en large, sans regarder autre chose que sa pensée il va, vient et fait les cent pas, trouvant dans cette activité mécanique et mesurée une excitation pour son cerveau.

Plus que tous les autres, Joseph semble avoir poussé loin le goût de la nature, à moins que ce ne soit celui de la propriété — peut-être l'un et l'autre. Nul comme lui n'a prodigué l'argent pour arrondir son champ, en pousser les limites, former un domaine qui égale en étendue les plus vastes qui aient été dans l'ancien temps. Mais que ce soit en France, en Suisse, aux États-Unis, c'est dans les plus beaux lieux qu'il a planté sa tente.

Il sait choisir le coin de terre le plus pittoresque pour s'y établir et, de proche en proche, se former une sorte de principauté. Quoi de comparable pour le plaisir des yeux, l'agrément de la promenade, l'exercice de la chasse et de la pèche, à ces vallées qui avoisinent Senlis, où coulent la Thève et la Nonette et où les forêts aussi anciennes que le sol, les rochers âpres et pittoresques, les eaux fraîches miroitant sous les grands arbres, forment un cadre merveilleusement approprié aux agréments d'une vie civilisée. De proche en proche, Joseph a conquis château sur maison, prés sur bruyères, forêts sur jachères, il s'est étendu sur tout ce pays où il a rejoint ses terres à celles de son frère Lucien. Il a tracé des allées, donné un nouveau tour à des paysages que ses prédécesseurs, banquiers du roi et pénétrés de la beauté des jardins sentimentaux, avaient déjà composés à leur mode. Il a érigé des fabriques pour y graver des inscriptions, il a entaillé les rochers de ses sentences ; il s'est montré digne d'habiter un coin de terre qu'avait consacré à la philosophie de la Nature le séjour de Jean-Jacques et que l'hospitalité offerte à Bernardin de Saint-Pierre a paré d'un nouvel éclat. Il aimait les jardins, il en avait la folie, mais, à l'indignation de Napoléon, il n'eut aucunement le goût des bâtiments, et, dans ce parc démesuré où abondaient les fabriques, il n'eut point la pensée d'élever une demeure digne du domaine. S'il n'eut pas le temps de mettre Prangins à sa fantaisie, et s'il le laissa presque tel qu'il l'avait pris, comment ne pas s'extasier devant ce paysage dont le Mont Blanc fait le fond, avec, plus près, le lac ondoyant et divers, mouvementé et parfois tumultueux, et, aux premiers plans, après les vignobles qui dévalent du coteau, la forêt de chênes plusieurs fois centenaires, orgueil de la Bergerie. De même a-t-il fait aux Etats-Unis où une partie des territoires qu'il avait acquis parut, après son départ, assez pittoresque pour être conservée dans son état inviolé et instituée en parc national ; mais les représentations qu'on a de sa maison semblent annoncer encore un bâtiment médiocre.

Ce goût des jardins on le retrouve chez Lucien, au Plessis, à Frascati, à Viterbe, à Canino partout où il passe : chez Louis, à Baillon et à Saint-Leu ; chez Elisa à Villa Vicentina. On serait embarrassé de le noter chez Jérôme qui en tous lieux a passé si vite qu'il n'a pas eu le loisir de planter un bosquet et de le voir fleurir.

Quant aux arts, l'éducation de Napoléon à été nulle. Son enfance, sa jeunesse se sont écoulées sans qu'il ait pu s'initier à la connaissance, à l'appréciation, à l'admiration d'une œuvre d'art. Ni en Corse, ni à Brienne, ni à l'École militaire, ni à Auxonne, ni à Valence, ni derechef en Corsé, à Paris, à Toulon, il n'a appris à regarder un tableau ou une statue. Si c'est un don de nature que l'amour des Arts graphiques, il ne l'a point. Aussi, lorsqu'il aura conquis la terre des Arts, il n'appréciera point les objets d'art pour leur beauté intrinsèque, mais pour la renommée dont ils jouissent. Il prétendra dès lors confisquer tous les chefs-d'œuvre, de quelque temps et de quelque pays qu'ils soient, toutes les merveilles réputées, toutes les curiosités célèbres pour en-faire honneur à la nation. Par des traités en règle, il les acquerra et, non sans cause, il n'en prendra livraison qu'après expertise, car il a pu se faire qu'on lui ait donné des copies pour des originaux. Après l'Égypte, ayant adopté Denon pour son directeur de conscience artistique, il prétend réaliser dans le Muséum des arts, soit par conquête, soit par achat, l'entrepôt de tous les objets d'art, ayant obtenu une réputation en Europe. Telle sera l'accumulation qu'on ne saurait, même en utilisant toute la hauteur des galeries, en pressant les toiles les unes contre les autres, en ouvrant presque chaque jour des salles nouvelles, exposer la dixième partie des tableaux qu'on aura acquis. On les fera déborder d'abord sur les palais impériaux, à Paris et aux environs, puis sur les musées et les églises de province et sur les hôtels des dignitaires : encore des magasins en seront-ils remplis. Statues, bas-reliefs, vases, sarcophages, des musées entiers, particuliers ou publics, seront acheminés vers le Louvre ; et des armures, et dés médailles et des objets de curiosité. Denon qui s'y connaît ne laissera rien passer de beau, de joli ou de curieux qui puisse faire figure dans les musées et, sa correspondance le prouve, aucune décision ne sera prise sans l'ordre de l'Empereur. — Mais ce n'est pas que l'on trouve nulle part trace de son goût.

Pourtant il le montre plus pour la statuaire à laquelle il s'attache que pour la peinture. De la peinture ancienne, il se pourrait qu'il estimait plus les :\ ;oces aldobrandines que les chefs-d'œuvre de Raphaël, parce que ce qui est antique grec ou romain compte d'abord. Il admire les statues et les bustes qui arrivent de Rome, fussent-ils réparés, retapés, et restaurés à la façon qui était de mode au delà des monts. Il se procure à l'occasion et procure à ses hôtes la visite aux flambeaux des salles de sculpture et il faut croire que cela lui suggère des sensations.

Il n'est point douteux qu'à certains jours il aimait à briser ; à taillader les bois de son fauteuil avec un canif, à gratter un bas-relief sur un vase de Sèvres, à casser successivement toutes les parties d'une statuette en porcelaine. Il faut croire que c'est ici un effet morbide : trop de témoins le rapportent pour qu'on puisse le mettre en doute.

En architecture, il voit la masse ; il comprend le noble, le grandiose d'un monument : il ne repousse point des lourdeurs qu'avaient constamment écartées, dans un style approchant, les architectes du siècle précédent. A la vérité, on ne peut guère juger que sur des projets, des plans et des dessins, ce qu'il a commandé et ce qu'il m'a fait exécuter, car, depuis l'Empire, il s'est attaché d'abord à rétablir, restaurer, réparer, décorer, meubler les palais qui restaient à la Couronne et ce n'est guère qu'après 18to qu'il a songé à des constructions nouvelles, au palais de Versailles ou à la montagne de Passy. Il faut reconnaître que ce qu'on connaît de celle-ci n'est point heureux et que, dans un tel site, on n.tit rêvé une autre décoration. Ce n'est pas faute pourtant qu'il et à étudié, modifié, changé les plans.

Il n'a aucun goût aux magnificences des architectures émanées de notre sol, de notre race, filles des forêts gauloises, créations triomphantes des Celtes. Il rêve de villes où tout serait aligné comme à la parade, où, dans les rues tirées au cordeau, des temples à la grecque, mais colossaux, feraient le fond des perspectives : Des palais où il a porté son lit de camp, il envie parfois tel ou tel aménagement, pour la représentation ou pour la commodité, mais on chercherait vainement, sur les monuments dont il fut l'hôte et qui sont les plus célèbres du monde, une observation ou une remarque. On se demande s'il les a regardés.

Il y a pourtant, dans le mobilier comme dans les monuments, un style qui tient de lui non seulement son nom, mais ses formes essentielles et qui marque dans l'histoire de l'Art. Débutant par des lignes sévèrement tracées, il s'orne bientôt de bronzes verts qui plus tard sont dorés, puis multipliés jusqu'à cacher la matière sur laquelle ils sont disposés. Que ce style dérive de celui qui l'a précédé en France, nul doute ; il demeure encore, pendant une période, svelte, délicat, subtil même ; il s'alourdit ensuite pan les magnificences dont on le charge, par l'or qui y éclate partout, si bien que certains meubles au lieu d'être couverts de dorures, sont faits en entier de cuivre doré ; et cela n'est-il point imputable, en partie du moins, à Napoléon qui ne trouve rien d'assez somptueux, d'assez opulent et qui, par là, a quelque peu du parvenu au carrosse entièrement doré.

Mais ce qu'il faut noter dans ces meubles, comme dans tout ce qui sert à son usage, tout ce qui est agréé pour ses palais et par suite cc qui est prisé pour les hôtels des Dignitaires et les maisons des particuliers, c'est la perfection du travail, la beauté de la matière, l'achèvement des détails. Même si l'on préfère des formes plus tourmentées, on ne peut que rendre justice à l'ouvrier qui a fait son apprentissage dans les corporations de l'ancien régime, et qui trouve pour apprécier et payer ses talents, un souverain, le plus grand restaurateur, le plus grand meubleur, le plus grand décorateur de palais qui se soit rencontré jamais et qui entraîne à son exemple la clientèle la plus généreuse, et la plus exigeante.

A part cela qui tient à sa dignité impériale laquelle ne saurait être trop somptueusement entourée, ce qu'il attend, en son temps, de tous les arts : architecture, peinture, sculpture, gravure, c'est de l'Immortalité : il prétend les employer tous à reproduire ses traits et ceux des siens, à représenter des épisodes de sa carrière militaire, civile, politique, domestique même. A cette tâche, tous les peintres, tous les sculpteurs, tous les graveurs sont employés. Dès ses premiers faits d'armes à Toulon, on le trouve cherchant un peintre qui en perpétue le souvenir, et c'est Granet. En Italie, il emmène des dessinateurs comme Baggetti et Bacler d'Albe qui de topographes qu'ils étaient sont promus illustrateurs. Sur les terrains qu'ils ont relevés, ils placeront dans les positions voulues des petits personnages et cela servira d'abord, lorsque Cacault sera chargé de diriger des peintres, pour la représentation des actions de guerre ; bien plus, lorsque Denon prendra la grande entreprise de faire dessiner par une équipe qu'il aura choisie et mobilisée tous les épisodes de toutes les campagnes, afin d'en constituer par la gravure le plus magnifique monument qu'on eût élevé à on homme et à une armée. Ceci ne doit point être confondu avec le grand ouvrage de Duplessis-Bertaux et de Chicoilet de Corbigny qui n'ont qu'un caractère officieux. Cela sera suivi sur tous les champs de bataille, dans toutes les villes, tous les villages où la Grande armée aura paru avec son chef. Il y aura l'Égypte ; il y aura l'Italie de Marengo ; il y aura Ulm et Austerlitz ; il y aura Iéna, Eylau et Friedland ; il y aura la guerre d'Espagne telle que l'Empereur l'a faite et la seconde campagne d'Autriche ; il y aura encore un commencement d'exécution pour la Russie, mais ensuite...

Et ce travail demandé aux dessinateurs, qu'est-ce cela près des tableaux héroïques auxquels depuis 1800, sont employés tous les peintres : David, Gros, Gérard, Girodet, Vernet, Prudhon, Regnault, les grands et les petits, ceux qui ne condescendent point au-dessous de la nature et ceux qui consentent au tableau de chevalet. Et les Gobelins traduiront ces peintures en tapisseries, Sèvres en imaginera d'autres analogues sur des vases, des plats, des tasses ; et la Monnaie frappera la suite des médailles qu'aura dirigée Denon tandis que la troisième classe de l'Institut préparera une autre suite qui, si elle ne fut, ni gravée, ni frappée, n'en constitue pas moins un des plus précieux monuments de l'histoire napoléonienne[72]. Tout concourt à cette prise de possession de l'avenir, depuis la statuette de Moroni jusqu'à la colonne de la Grande Armée, depuis l'arc de triomphe du Carrousel jusqu'à l'arc de l'Étoile. Partout l'image de l'Homme, peinte, gravée, sculptée., fondue, partout les épisodes de sa vie, qu'ils soient exposés sur la façade du Corps Législatif ou enroulés autour de la Colonne : Il s'est voulu immortel et, quoi qu'il arrive, quelle que soit la destinée qui attend les palais, les temples, les villes, lorsque, après les invasions et les guerres civiles, après les incendies et les cataclysmes, une humanité renouvelée fouillera les ruines pour y rechercher la civilisation dis-liante, toujours, au milieu des débris sans forme et sans nom, son effigie se dégagera pour attester sa gloire et assurer son immortalité.

Il n'est point loisible, à tous de fournir une inépuisable matière aux peintres et aux sculpteurs ; des frères de l'Empereur, certains auraient bien souhaité former aussi une galerie où leurs actions fussent représentées, mais ils doivent pour la plupart se contenter de multiplier leurs portraits, ceux de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs ministres, les vues de leurs résidences et leurs paysages favoris. Joseph qui s'était attaché les Piranèses avait, lors du premier traité qu'il cid signé au nom de son frère, ordonné qu'une belle gravure en couleurs immortalisât la fête qu'il avait donnée à cette occasion, mais on ne voit pas qu'il ait continué. Il collectionne les tableaux, les statues, les objets précieux ; il fait décorer ses palais selon son goût ; il commande pour son usage personnel des objets qui annoncent un extrême raffinement. Il choisit assez bien les peintres et les sculpteurs auxquels il demande les portraits des siens, mais on ne connaît pas d'œuvres par lesquelles il ait cherché à conserver le souvenir de ses actes royaux.

Jérôme, qui exige ce qui est le plus exquis dans les objets de mode et d'élégance, se contente fort bien, en matière d'art, avec les statues, les bustes et les groupes de la manufacture de Carare et les peintures classées comme officielles qui font partie de la dignité royale. Pourtant, dès qu'il commande un corps d'armée, il emploie Horace Vernet à immortaliser quatre de ses faits d'armes ; devenu roi de Westphalie, il utilise le pensionnaire qu'il entretient à Rome pour représenter les traits de sa magnanimité souveraine. Néanmoins, hormis des tableaux où il se fait peindre avec les personnes de sa suite, l'on ne voit point qu'il ait donné son existence pour théine aux artistes qu'il amène a Cassel.

Louis semblerait avoir le goût de figurer aussi dans des tableaux ; on le jugerait ainsi lorsqu'il réclame à David une copie du tableau du Sacre et qu'il y soigne particulièrement son costume : mais sauf à des gravures le représentant, durant les inondations, en fonction de bienfaiteur, ou dans des cortèges, en ministère de roi, rien ne subsiste que des portraits à l'infini qui ne sauraient rien montrer d'un goût personnel.

Lucien éprouve assurément pour les arts une sorte de passion. Presque toutes les œuvres de peinture et de sculpture qu'il a commandées ou achetées sont dignes de survivre : il a compris Prudhon, Gros, Marin. Il a été des premiers protecteurs de M. Ingres. Il s'est entendu à faire un choix entre les chefs-d'œuvre de la Renaissance, et la galerie qu'il avait formée, si les hommes du métier avaient mis la main à ses achats, n'en avait pas moins été activement contrôlée par lui et il y avait exercé son jugement. Lorsqu'il, choisit un sculpteur pour exécuter le tombeau de sa femme, ou pour modeler les médaillons de ses enfants sur une frise qui reste un des chefs-d'œuvre de l'art français, c'est lui seul qui est responsable et comment met-il la main sur le plus génial des artistes de son temps ? On ne saurait douter qu'en ceci, qui est assurément un don inné, il est supérieur. Il laisse aux autres les bustes en marbre qu'Elisa fournit à la douzaine avec des vases de commerce, des chiens et des animaux de pacotille ; il méprise la fabrication moderne à l'usage des étrangers somptueux, où certains des Bonaparte se laissent prendre.

Il n'y a point que les arts graphiques. Pour le compositeur la musique est à la fois une science, et un art ; pour l'exécutant, une opération mécanique et une recherche d'expression ; pour l'auditeur, un apport de sensations, parfois de sentiments ; quelques-uns prétendent de pensées. On reçoit, des sons produits selon une certaine méthode, des émotions que l'esprit est impuissant à caractériser et qui agissent plus ou moins fortement sur les êtres selon leurs aptitudes, leur sensibilité et leur culture. Pour le premier degré, l'on n'a pas besoin d'éducation spéciale ; on est ou non doué, aussi bien pour une certaine exécution, que pour une certaine réceptivité : mais l'un des dons n'est pas fonction de l'autre. Napoléon chantait faux et il adorait la musique.

On a sur ce point conté beaucoup d'anecdotes controuvées et porté des jugements que le moindre examen eût montrés arbitraires et iniques. Dès la première campagne d'Italie, il a affirmé son goût pour la musique italienne[73] et il a comblé de ses dons et de sa déférence les compositeurs dont il appréciait le talent. Consul, un de ses premiers soins a été d'organiser la musique de sa chapelle et d'en faire la première du monde sous Paësiello et Lesueur ; les musiciens de la Chambre ont été par lui recrutés un h un, dans l'Europe entière ; il n'est point un homme de talent qu'il ait négligé et si des querelles se sont élevées de son temps entre musiciens, il a su prendre parti pour ceux qui apportaient, avec un incontestable talent, des formules qui ont contribué Puissamment à la grandeur de l'École française. Ses opinions sont personnelles, ses jugements ne sont faussés par aucune prévention. Il éprouve vraiment des sensations et des jouissances. Peut-être ne sont-elles pas selon l'ordonnance, mais de cela il n'a souci et il abandonne les pédants à leur impuissance doctorale, aussi bien qu'il se laisse entraîner par une inspiration incorrecte. L'opinion qui s'est formée à son sujet tient à ce qu'il n'a point consenti à asservir son goût aux décrets du grand pontife et à soumettre ses largesses au visa d'une coterie qui excommuniait quiconque prétendait conserver son indépendance, en matière, non seulement d'art, mais de religion et de politique.

De ses frères, un fut comme lui passionné de musique, mais c'était de musique religieuse et ce fut Louis. Pour les autres on ne sait, et si Jérôme fréquente assidûment l'Opéra peut-on dire que ce ne fut pas de préférence pour les chanteuses et les danseuses ? Quant à Lucien, il ne s'en soucie. La tragédie lui suffit comme musique avec le ronron de ses vers et de ceux d'Alexandrine. Il ne se laisse imposer aucune admiration qu'il n'éprouve sincèrement.

N'en est-il pas de même pour les femmes : il les choisit et les épouse : il prend l'une dans une auberge ; il s'attache à l'autre après une partie qui ne devait point avoir de lendemain. Il est à son égard d'une fidélité imperturbable, d'un attachement qui ne peut supporter une séparation prolongée. Est-ce pour elle ou pour les enfants qu'elle lui donne et dont elle porte toujours un échantillon ? En tous cas, il est aussi faible vis-à-vis d'eux que vis-à-vis de leur mère. Rien ne 'saurait l'en désunir, pas même un trône et il n'entend y monter que si elle y monte avec lui, avec ses enfants pour successeurs. Au milieu de ses frères et sœurs, il constitue un cas unique : celui d'un mari qui ne trompe point sa femme.

Si Louis ne trompe point la sienne, ce n'est pas faute de souhaiter le faire : surtout rompre un mariage auquel il attribue tous ses malheurs. Il est trop éprouvé par ses galanteries passées pour rechercher des nouvelles occasions ; d'ailleurs, il serait trop dévot pour enfreindre, hors du sacrement, une chasteté longtemps forcée. Et pourtant la tentation ne l'a-t-elle pas emporté parfois sur ses résolutions les mieux assises ? Certains actes du roi de Hollande sont inexplicables autrement et en Autriche, toutes ses amours ne furent peut-être pas platoniquement sentimentales.

Joseph, Napoléon, Jérôme éprouvent des besoins physiques immédiats, violents et qu'ils contrôlent peu. Ils ne sont point retenus par une discipline religieuse. Aucun d'eux ne reconnaît une règle commune applicable à l'homme et à la femme. Napoléon dit : Si l'homme fait une infidélité à sa femme, qu'il lui en fasse l'aveu, s'en repente, il n'en demeure plus de trace. La femme se fâche, pardonne, ou se raccommode et encore y gagne-t-elle parfois ? Il pense ici à ses querelles avec Joséphine, car à Marie-Louise il prit toujours un soin extrême de cacher ses infidélités et la révélation qui lui en fut faite fut assurément une des armes dont on usa pour déterminer sa trahison. Mais, pour ignorées qu'elles demeuraient alors, ses passades n'en titrent pas moins nombreuses et s'il n'agréa point tout ce qui se fût offert, il ne négligea point de prendre ce qui lui en convenait davantage ; à des jours il le réclama, et parfois brutalement. Si quelque chose l'avait p.0 retenir, c'eût été la peur qu'il eût pu éprou'er des scènes que faisait Joséphine, de ses larmes, de ses désespoirs, plus encore de la froide colère de Marie-Louise laiquelle sans doute n'eût point toléré un pariage ; mais jamais il n'eût admis et reconnu qu'il y eût là un acte répréhensible. L'adultère, a-t-il dit, qui, dans un code civil, est un mot immense, n'est dans le fait qu'une galanterie, une affaire de bal masqué, et plus brutalement : L'adultère n'est pas un phénomène, c'est une affaire de canapé. De fait il n'y attache pour l'homme aucune importance. Et non plus Joseph, dont la femme Julie a pris son parti depuis longtemps ; et de même Jérôme que sa femme aime au point de lui tout passer. Lucien est retenu par l'amour qu'Alexandrine lui a inspiré ; Louis seul par la timidité, la discipline catholique.

Napoléon au surplus ne va point rechercher dans le passé d'une femme si, avant lui, elle a eu des amants et quels ; il prend peu de souci de ce qui fut avant lui. Il ne date son règne que du jour où il a pris possession. Même va-t-il plus loin et s'il apprend qu'il fut trompé durant son absence, est-il capable de pardon — et d'un pardon entier et sans réserve qui ne se démentira point. Il a, de ce chef, quelque chose des Orientaux qui prennent les femmes telles qu'ils les trouvent et qui, sachant qu'elles sont faibles et généreuses, les enferment de crainte qu'elles ne fassent l'aumône trop belle aux mendiants. Il est tout à fait de ce sentiment que l'homme qui veut être assuré de la fidélité de sa femme doit faire garder celle-ci par d'incorruptibles gardiens et par là se conforme-t-il à la politique conjugale des Orientaux, des Espagnols, même de certains Italiens.

De ses frères, Lucien au moins partage sur un point ses impressions et ne s'inquiète point du point de départ. Qu'il y ait du paradoxe dans son cas, une façon de braver son frère et de braver la société en imposant, à l'une et à l'autre, la femme déclassée d'un banqueroutier, on le peut croire, mais il est sincère lorsqu'il s'attache à elle et le lien qui se forme entre elle et lui par la naissance de son fils est vraiment indissoluble. Est-ce que, en Égypte, Bonaparte n'avait point dit que si Mme Fourès lui donnait un fils, il l'épouserait. Il s'est fallu de cela que Bellilotte fût impératrice. Le hasard de la paternité porte des conséquences qui peuvent être immenses dans leur vie à toits, alors que l'acte en soi, s'il n'a point de suites physiques, n'a qu'une portée morale extrêmement limitée.

Les femmes ici — bien que femmes — ne pensent point différemment des hommes — et si l'une d'elles s'est abstenue à ses derniers jours, c'est sans doute qu'elle ne pouvait plus pêcher. Il ne faut point chercher pourtant dans un esprit de négation philosophique l'explication d'une façon de penser qui selon toute apparence relève de l'hérédité. Aucun d'eux (sauf Louis) ne se conforme aux préceptes du catholicisme romain. Napoléon ni ses frères ne voient la vie de ce point de vue : ils ont l'esprit modelé à l'antique, comme leurs traits ; ils pensent et ils agissent comme on eût pensé.et agi à Athènes et à Rome et la limite à leurs désirs ne leur est pas imposée par la crainte du péché, mais par la connaissance de leurs forces. Napoléon ne recherche point la sensualité, — il n'a rien d'un débauché ; — mais l'exercice intégral de ses fonctions viriles. Il se peut que ses frères aient été plus loin ; on en doute.

Ce n'est d'ailleurs pas un parti pris et nul d'entre eux n'a cherché dans des discussions philosophiques la justification de ses actes : ont-ils à les justifier ? Leurs appétits commandent, ils les contentent. A qui ont-ils à rendre compte. Ils n'y regardent pas plus qu'à se mettre nus ; la pudeur, qui est de conception chrétienne ; n'a point de prise sur eux ; ils peuvent se promener ainsi sans gène et ce qu'on a pris chez Pauline pour une parole indécente — Pourquoi donc ? Il y avait du feu dans l'atelier de Canova — est une parole vraie. Les dieux et les déesses ne prennent des vêtements que par coquetterie.

Il y a des choses qui pour eux ne comptent pas et qui comptent pour les hypocrites et les croyants. Ils ne sont pas hypocrites, mais ils demeurent fort éloignés d'un cynisme dont ils se gardent aussi bien dans leur conduite que dans leur langage. Parmi les femmes qui s'offrirent ou se donnèrent à Napoléon, pas une vierge. Rien qui ressemble dans ses actes ou ses paroles à la débauche, même à la recherche de la volupté. Assurément on ne pourrait point le dire de tous et toutes, mais c'est sans cloute par l'abus d'une excitation morbide.

De cette franchise, de cette sincérité de leurs sens, ils ne sont point embarrassés, les uns vis-à-vis des autres. Ils savent fort bien, les uns que leurs sœurs ont des amants, les autres que leurs frères ont des maîtresses. Il y a de menus services qu'ils se rendent, mais à la muette. On n'en parle pas, on ne se reproche rien et on n'a l'air de rien. Toutefois jusqu'au moment du scandale... celui-ci n'est point toléré. Alors, militaire ou civil, un ordre éloigne l'amant bruyant ou la dame compromettante. En un tour de main, la police rafle les lettres et tout est dit. Encore une fois, les uns et les autres n'accordent point à l'adultère plus d'importance qu'il n'en mérite, et ils pensent de l'amour comme Chamfort.

Pourtant, parallèlement, surgit chez quelques-uns, un sentimentalisme qui, s'il rencontre un objet auquel il s'attache, se dépense sans compter. Par là les hommes sont bien les frères de Louis ; quant aux femmes, il ne semble pas que le sentimentalisme fût leur affaire ; mais, pour Napoléon, Joseph, Jérôme, point de doute. A côté des vivacités sensuelles, ils entretiennent et cultivent des enfantillages touchants ; ils s'y livrent avec une grâce attendrie ; faut-il ajouter qu'ils sont généreux ; certains éperdument ; Napoléon est peut-être le moins prodigue. Il sait le prix des choses et ne surpaie pas, n'aime pas être dupe : ce qui arrive souvent à Joseph et à Jérôme, surtout lorsqu'ils donnent dans les grandes clames, Napolitaines, Espagnoles ou Westphaliennes.

***

Il ne faudrait point penser que pour n'être point retenus par la discipline catholique, Napoléon et ses frères fassent profession de matérialisme. Outre qu'on discerne aux profondeurs inexplorées et peut-être inexplorables de leur conscience, une survivance qui pourra réapparaître à l'heure de la mort ; outre que la fréquence de gestes ancestraux, tels que le signe de croix, atteste chez eux tous, un vernis de catholicisme passé sur le paganisme an4ique. on serait mal venu à penser qu'il y a chez eux trace d'athéisme. Napoléon est comme ses frères un spiritualiste[74] ; il affirme à toute occasion sa croyance à une vie future, et il semble convaincu que la destinée des êtres est réglée d'avance, ce qui assurément suppose un dieu. Je ne suis rien, a-t-il dit, j'étais mahométan en Egypte, je serai catholique ici pour le bien du peuple. Je ne crois pas aux religions... Mais l'idée d'un Dieu ?...

A coup sûr il s'est fortement défendu d'être fataliste : mais la protestation qu'on a recueillie à ce sujet peut-elle prévaloir contre les affirmations qu'on rencontre à chaque fois qu'il perd un être qui lui est cher, à chaque fois qu'il envisage un événement majeur de sa carrière ? Il comprend Dieu comme le régulateur des, existences humaines aussi bien que comme le législateur de l'univers ; car il demeure tel qu'il s'est formé dans sa jeunesse. C'est là qu'il faut constamment revenir : aussi bien, le fatalisme tel qu'il le conçoit n'exclut point le libre arbitre. Napoléon ne rejette point la responsabilité des actes qu'on lui a le plus reprochés ; tout au contraire il la revendique : Et pourtant quelle part y a la force qu'il subit, qui est hors de lui et qui semble la résultante des opinions, des sentiments, des passions du peuple ? Tant qu'il s'y conforme, il participe de la nation et par là s'élève à une hauteur que nul homme avant lui n'avait atteinte.

Comme il est de son temps et qu'il reçut une certaine éducation et traversa certains milieux, il est attiré, il est conquis par le préjugé royal.

Ne fut-il pas un de ces petits nobles dont l'éducation était payée des bienfaits du Roi et qui en attendaient leur carrière, leur existence et leur réputation ? N'a-t-il pas dû tout rapporter au Roi et, par les placets qu'il rédigeait, apprendre que tout dépendait, pour les siens, de l'agrément du Roi ou d'un commis du Roi ? N'a-t-il pas été élève du Roi en son École militaire et n'en est-il pas de là comme du séminaire et peut-on effacer la marque d'origine ?

Ne garde-t-on pas, même apostat, la frayeur, le respect, la hantise du sanctuaire ? Du bas de la hiérarchie où il était placé, il a aperçu, tout au sommet, le Roi dans sa gloire ; si haut, si loin ! Quoi donc ! On ambitionne d'être capitaine, on rêve d'être général, mais qui imaginerait qu'il sera roi ; roi par la grâce de Dieu, un roi qui peut tout ce qu'il veut et dont la volonté sert de loi à un grand peuple, au plus grand des peuples ! Dès lors, comment ne se croirait-il pas appelé lorsque tontes les barrières s'abaissent devant celui qu'acclament les multitudes .et qu'un pape va couronner !

Pourtant, plus haut que ce consentement universel de la Nation, plus haut, ou du moins au même plan que la triple onction du pontife, mettra-t-il son entrée illusoire dans la famille des Rois, le droit qu'il aura si chèrement payé d'appeler Louis XVI mon oncle et Marie-Antoinette ma tante : comme il fait pour Zia Catelina. Il dira : ma grand-mère de Marie-Thérèse et il en est enivré. Cela, il croit peut-être l'avoir réalisé et qui donc n'en deviendrait fou ? Mais s'il a ainsi vaincu, par une sorte de conquête, le préjugé royal en se l'assimilant, en l'appliquant à soi-même, il est resté, il restera jusqu'à la fin dominé par le préjugé social.

Là aussi, à l'École militaire, il a jugé la distance qu'il y avait des nobles de Cour, appelés à monter dans les carrosses, à figurer près des -princes, à commander des régiments et des armées, à se parer du cordon bleu, à jouir des honneurs, des richesses et des plaisirs, à ces petits nobles chargés des menues besognes, de servir là où le Roi daignerait les envoyer, car, faute de pécune, ils n'eussent pu acheter ni lever une compagnie de cavaliers ou de fantassins et ils se trouvaient trop heureux qu'on les admit dans ce qu'on appelait les armes savantes, en marge presque de l'Armée, mais où l'on n'avait point à payer pour servir au contraire. Ceci suffit d'ailleurs à expliquer l'esprit général des officiers d'artillerie, dont un si grand nombre prirent parti pour la Révolution qu'ils la tirent triompher.

Mais, de ce qu'il avait, par suite de circonstances la plupart exceptionnelles, servi la Révolution, de ce qu'il avait été avancé par elle de lieutenant — à peine de capitaine — que l'avait laissé la monarchie, à général d'Armée, cela fait-il qu'il eût oublié les distances qui le séparaient jadis d'un Marbeuf, d'un Brienne ou d'un Narbonne ? Il avait donc gardé, à l'égard de cette noblesse, une considération, une déférence même qui impliquait toute sorte de ménagements et assurait à ceux qui en faisaient partie une situation privilégiée. Depuis les radiations des émigrés, la clôture de la Liste, les restitutions de biens, jusqu'aux constitutions de majorats, aux collations de titres, aux attributions de places qui ne sont pas seulement de parade, aux faveurs de tous les genres, tout est employé par lui pour conquérir cette redoute du faubourg Saint-Germain qu'il estime si fort qu'il en a peur. II demeure intimidé devint les hommes qui semblent savoir tout sans avoir rien appris, et, devant la première femme qu'il croit en sortir, il tombe éperdu. Le pouvoir de Joséphine tient presque tout à ce prestige. Il a la petitesse de s'inquiéter constamment de ce que dit, pensé et fait ce faubourg Saint-Germain. N'ayant pu le séduire tout entier, malgré l'or, la grâce, les honneurs qu'il a tour à tour mis en batterie, il se fâche, prononce des exils, menace de confiscations, se donne figure de despote parce qu'il envoie un brevet de sous-lieutenant à des jeunes gens qui, s'ils étaient bourgeois ou paysans, auraient depuis des années rejoint leur régiment. Et puis, au moindre signe de repentir, il capitule, il retire les mesures que justifiaient trop bien les complicités avec l'ennemi ; il accorde des facilités ; permet qu'on se joue de lui et de sa police et croit avoir tout gagné eu faisant sa grosse voix. À l'égard de gens qui, durant ses quatorze années de règne, mènent contre lui une guerre où se trouve en jeu l'indépendance de la nation, il garde une sorte de déférence attendrie et il estime qu'ils lui font bien de l'honneur quand, en échange de toutes ses grâces, ils acceptent de ne le pas trahir, au moins tout de suite.

Joseph a une inclination prononcée pour les nobles qu'on eût appelés libéraux. Il essaya d'en former sa société, les invitant dans sa terre de Mortefontaine, les comblant de ses gentillesses et les servant près du Consul d'autant plus à propos qu'il les dépensait de reconnaissance. A la vérité, lorsqu'il s'agit d'en composer sa cour, ils s'esquivent et ne lui laissent que le fretin. Mais Joseph, qui n'a que médiocrement le préjugé royal, n'a point acquis, au profond de l'être, le préjugé social. s'ayant point été élève du Roi, Joseph n'a point eu d'aperçu sur les nobles de Cour ; s'il s'est vainement montré avide des décorations et des médiocres honneurs toscans, il n'a jamais en occasion de comprendre ce qu'était la majestueuse ordonnance du royaume de France et ce que représentait, pour le petit Corse qu'était son frère, cette hiérarchie, au dernier degré de laquelle il se trouvait placé et dont les nobles de Gour occupaient les sommets. Durant que Napoléon servait en France il courait la montagne avec sa tante, inspectait les bergers et comptait les moutons on les chèvres. Ce qu'il savait de la France, c'était par ouï-dire et combien plus ses frères et sœurs, exception faite d'Élisa qui, à Saint-Cyr, avait appris qu'un roi de France avait daigné penser à éduquer les filles nobles de son royaume et à les pourvoir d'une petite dot.

Aussi, lorsque, à la suite de leur frère dont le génie dépasse et offusque la plupart, les Bonaparte se trouvent, en moins de deux années, emportés à ces cimes inaccessibles : car, de Marseille à Mombello, il y a plus loin que de Mombello aux Tuileries, — comment ne penseraient-ils pas les uns et les autres, qu'ils le doivent à leur mérite exceptionnel ? Ils n'ont garde d'attribuer à Napoléon cet élève-veinent subit : ils préfèrent de beaucoup le prendre à leur compte : s'ils s'étonnent de quelque chose c'est d'avoir eu à devenir ce qu'ils sont : mais ils l'ont oublié. A un point qui déconcerte, ils ont acquis cet esprit de principat qu'on croirait inné chez les princes, mais qu'ils prouvent pouvoir se développer bien après la naissance, et chez des hommes de tous les âges, depuis l'enfant connue Jérôme jusqu'à un trentenaire comme Joseph.

N'ayant rien eu à faire pour acquérir leur étonnante fortune, continent les uns et les autres s'expliqueraient-ils leur propre vie s'ils ne croyaient qu'ils sont destinés ?

Ils le croient d'ailleurs si fermement que rien né les surprend ni ne les étonne et qu'ils sont nettement convaincus que ceci qui leur arrive doit leur arriver. De là, l'espèce d'infaillibilité dont ils se sentent investis ; de là aussi cette adaptation subite à toute place, tout emploi, toute fortune. Ils ne cloutent jamais d'eux-mêmes, puisqu'un dieu les porte. De lit, une force incomparable, à moins que ce ne soit une faiblesse désastreuse. En tous cas, ils osent diriger une légation ou une ambassade, engager et conduire des négociations, présider des assemblées, commander des régiments, recevoir et distribuer des honneurs, tenir une cour et monter au trône, avoir des gardes, des grands-officiers, des maîtresses, des favoris ; le tout sans jamais être ridicules ; c'est un don de nature et vraiment exceptionnel, pourtant presque également distribué chez ces Corses arrivés tout à l'heure en France parce qu'ils ont été chassés de File natale. D'où ont-ils pris cela ? D'où l'ont-ils reçu ? Comment, sous des costumes dont la magnificence ne saurait faire oublier les coupes inattendues et les couleurs heurtées, trouvent-ils moyen de ne point faire rire ! Comment sont-ils à l'aise sous les chapeaux à plumes comme sous les couronnes ? Comment passent-ils sans embarras de l'uniforme de leur garde à des manteaux longs dont le velours est brodé de tours, de lions, de chevaux et d'aigles ?Que si, à l'exemple d'un ancien officier d'ordonnance de l'Empereur, ils réunissaient sur une même toile leurs effigies sous tous les habits qu'ils ont endossés, quelle leçon pour leur ambition ? Mais ils ne se souviennent point des échelons qu'ils ont, gravis. Celui où ils sont parvenus est le seul qui compte. Ils y étaient de toute éternité ; ils y sont nés ; ils y ont, vécu. Les titres dont on les nomme ne les font point retourner pour voir si ce n'est pas quelqu'autre qu'on appelle. Ils sont naturellement au niveau des situations et se tiennent supérieurs aux êtres. Cela n'est point d'acquisition ; on lie supprime point tout embarras, toute timidité, toute déférence ; on réprouve ou non. Eux n'ont jamais compris qu'il y a des esprits supérieurs — même à eux. Ils ne l'admettent point et cela seul est très étrange.

Pour n'avoir rien à faire avec l'intelligence, ce don qu'ils ont reçu de l'aplomb et d'une imperturbable' assurance, leur est un adjuvant précieux. Sans doute est-il plus commun en leur pays qu'en France et ne trouve-t-on nulle part, poussée aussi loin et soutenue avec une telle hardiesse, cette confiance en soi, celte façon de s'imposer et de discourir, cette mentalité qui rend aptes à toutes les entreprises parlementaires ? Cela donne à certains Corses d'indéniables avantages devant le corps électoral, comme dans les administrations politiques, mais cc n'est point là pour les Bonaparte.

Mais de tout cela ne doit-il pas résulter une impossibilité de se plier et de se subordonner. Il n'y a point eu de père ; sauf Joseph et Napoléon, aucun n'a connu le père, toujours en route, toujours affairé, poursuivant ses procès, ses projets, ses placets, et posant à peine dans la maison de famille ; le temps juste d'y faire un enfant. Les fils et les filles sont dispersés à Brienne, Autun, Aix, Saint-Cyr, pour leurs études gratuites. Ils viennent de temps en temps, rarement, au pays où la mère commande, mais seulement pour le matériel de la vie. Encore son autorité ne va-t-elle pas loin. Quatre au moins de ses enfants accompliront, sans son agrément et même contre son gré, l'acte le plus grave de la vie, le mariage : Napoléon, Lucien, Jérôme, Elisa. De combien peu s'en faut-il pour Paulette quand elle a rencontré Fréron ?

Sans doute ordonne-t-elle quand ils sont petits ; mais, sur leurs pensées, sur la forme de leur esprit, bientôt sur leurs actes, aucune influence. Joseph comme aîné, pourrait prétendre à ce que ses cadets l'écoutassent. Il y réussit peu : témoin Lucien et son acte d'accusation contre Paoli. Lucien est constamment en révolte et sur aucun point, dans aucun cas, — sauf lorsqu'il est en prison, au bout de ses pièces, et de son arrogance — n'accepte ni ne subit une direction. Louis qui d'abord avait admis, de bon cœur, semblait-il ; l'ascendant de son grand frère Napoléon, se révolte un jour et après des alternatives où il se reprend et se déprend, rompt enfin et pour toujours ; Jérôme, dès l'Institution Mac Dermott à Saint-Germain ne tolère aucune discipline et sa vie d'un bout à l'autre n'est que révoltes et capitulations ; révoltes auxquelles sa nature le porte, capitulations auxquelles la nécessité le contraint. Chez lui, l'insubordination est peut-être la plus frappante, parce qu'elle s'exerce dans le militaire et que, s'il n'était le frère du Premier Consul, rien ne le sauverait du conseil de guerre.

Joseph étant chef de famille se tient dégagé de toute obéissance à qui que ce soit et le montre assez bien lorsqu'il commande une armée mais encore la nécessité l'incline-t-elle, dans les cas graves à se conformer à la direction de son frère ; quant aux autres il n'y faut pas compter. Vainement Louis aurait-il dû être formé à la discipline militaire. On le croirait à le voir en Italie, mais, dès l'Égypte, il s'émancipe, s'en retourne en France. Et dès lors sa carrière est celle d'un prince d'ancien régime : il sert comme il veut et quand il veut. Il n'est qu'un passant à son régiment, ou à sa brigade. Lorsqu'il est roi, son attachement à son frère ne le garde point d'étranges tractations avec l'étranger.

Napoléon seul, avec un peu Joseph, à l'esprit de clan et est capable d'abord de subordonner son intérêt à l'intérêt du clan, ensuite de se sacrifier lui-même pour servir les frères et sœurs. Ceux-ci sont avant tout personnels, et ils ne se rapprochent que, pour se quereller. Ils se refusent non seulement à exécuter les ordres de celui qui les a tirés du néant pour les faire ce qu'ils sont, mais mate P écouter ses conseils, tant ils sont convaincus qu'ils savent tout sans avoir rien appris et qu'ils doivent avoir le dernier mot en tout. Ils en donnent parfois des raisons qui surprennent en quoi l'on a tort : ils sont tels qu'ils sont, l'esprit de principal est ainsi fait. Comme certains l'ont reçu, sur le tard, ils se rattrapent, et, se tenant comme désignés par Dieu, la Providence, la Destinée, ils ne sauraient, bien sûr, accepter qu'en leur personne, on y dictât des ordres.

Ils ont les uns et les autres, l'homme de génie mis à part, une faculté de comprendre, une facilité d'assimiler, une puissance de retenir qui sont des qualités maîtresses, et qui sont natives. On n'a point à nier ces aptitudes qui, plus que suffisantes pour assurer une existence normale et même un avancement signalé, ont dû correspondre à des situations sans analogue et paraître sur des trônes. Quelle expérience plus redoutable, quelle démonstration plus éclatante ? De toutes parts, leurs ennemis, leurs adversaires, leurs courtisans môme, les voient, les regardent, les critiquent. On leur reproche des fautes, non des balourdises. Ils ont un sens juste qui les préserve, une finesse à l'italienne. Ils ne s'étonnent pas et, où qu'ils se trouvent placés, ils l'ont figure.

***

Leur intelligence n'a point subi dans l'enfance la déformation de l'éducation médiocre et formaliste que distribuaient, après la destruction de la Compagnie de Jésus, des congrégations médiocres. Joseph seul a fait au collège d'Autun un cours d'études à peu près régulier ; Napoléon à Brienne n'a appris ni l'écriture, ni l'orthographe, ni le latin, à peu près rien. Lucien a passé quelques années au séminaire d'Aix sans plus de succès. Louis, tiraillé de place en place, a eu quelques temps son frère Napoléon comme instituteur et puis a reçu, peut-être à Toulon quelques leçons, mais, au moment où il a suivi son frère général d'artillerie, son écriture 'lierne n'était guère formée, si déjà il avait entrepris de correspondre avec Bernardin de Saint-Pierre ; pour Jérôme, après les institutions de Saint-Germain on il n'avait garde de rien faire, il a reçu à Juilly une instruction dont il a profité ; mais combien brève ! Les filles avaient eu mieux : Elisa à Saint-Cyr, où elle s'était pénétrée de la tenue à la d'Aubigné, Caroline chez Madame Campan, chez qui elle avait fait une courte station traversée quelque peu par des galops de cheval et des flottements de panaches. Pour Paulette, elle avait été négligée au point que, mariée, elle ne savait pas écrire et que son mari dût la remettre en pension.

Les filles ont profité de cette instruction. Caroline et Pauline ont pris chez Mme Campan l'écriture en pattes de mouches souvent illisible, mais elles mettent l'orthographe mieux que ne faisaient la plupart des femmes de leur temps et elles savent tourner une lettre, lettre d'amour ou lettre d'affaires. Quant à Elisa, elle est du Grand siècle par l'écriture comme par le ton. Elle écrit une dépêche officielle avec la plénitude de volonté, ta noblesse de style, la somme de renseignements qui importent : elle fait ainsi illusion sur les qualités de décision et sur les vertus de fidélité qui lui manquent.

Cette éducation les a laissées nettement païennes : elles n'ont eu garde de se donner l'embarras d'une philosophie, ni même d'une religion. Elisa et Caroline procèdent à l'acte le plus important de leur vie, le mariage, sans requérir de prêtre. C'est Napoléon qui exige pour le mariage de Paulette une cérémonie religieuse. Non plus leur éducation ne leur a donné le goût de l'étude ni même celui de la lecture. Elles se contentent de peu sinon de rien : toutefois, Elisa semble un peu mieux disposée que ses sœurs, mais cela ne la mène guère loin. Elle aime les affaires ; elle cherche son avancement, l'agrandissement de 'ses Etats, la consolidation de sa couronne, bien plus que la lecture des poètes et des historiens : toutefois Fontanes lui a donné quelque goût des Lettres et elle protégea Chateaubriand.

De leur temps d'études scolaires rien ne subsiste que des camaraderies ou des amitiés pour Joseph et pour Napoléon ; puis des souvenirs, des protections et des aumônes. C'est après leur sortie du collège qu'ils cherchent un éducateur : tout de suite ils le trouvent, et c'est Rousseau. L'empreinte est profonde sur leurs jeunes enthousiasmes, on peut même dire qu'elle est inaltérable. On n'a pas goûté impunément au divin breuvage et l'on en demeure étourdi. La jeunesse entière de Napoléon, de 1786 à 1794, est illuminée par Rousseau. Rousseau en est l'inspirateur et l'arbitre ; c'est à Rousseau que se rapportent la plupart des essais que Napoléon compose alors, en particulier celui qui renferme ses opinions aussi bien sur la sociologie que sur la politique, sur la musique que sur l'architecture, sur les sentiments religieux que sur l'amour ; le discours présenté à l'Académie de Lyon[75]. Il accepte, embrasse, développe toutes les théories de Rousseau et celle sur l'excellence de l'homme à l'état de nature n'est point assurément celle qui le séduit le moins. Plus tard il la reniera et il tentera de la réfuter, mais, à vingt ans, il la subit tout entière.

Et de même fait Lucien qui écrit pour en faire l'apologie, son roman La Tribu indienne ; de même, Joseph qui publie Moïna ou la Villageoise du Mont-Cenis. L'être parfait, c'est l'être initial, qui sort des mains de la nature et que la civilisation n'a pas corrompu. Rousseau influe peut-être un peu moins sur Louis ; mais c'est Bernardin de Saint-Pierre et qu'est-ce celui-ci sinon le disciple de Rousseau ? N'ayant plus moyen d'offrir à Rousseau l'hospitalité que lui donna Girardin dans sa terre d'Ermenonville, Joseph prend Bernardin pour son pensionnaire et le nomme bibliothécaire ad honores ; Louis qui, dès son arrivée à Toulon, a écrit directement à Bernardin pour réclamer des détails sur Virginie, semble par la suite plus touché par Gœthe — le Gœthe de Werther. Mais est-ce que Werther n'est pas un fils de Rousseau ? Napoléon, revenu du Contrat Social et de l'Émile, mais non pas de la Nouvelle Héloïse qu'il relit avec passion à Sainte-Hélène, accuse Jean-Jacques d'avoir gâté Louis. On ne voit guère en quoi Rousseau aurait influé sur la doctrine d'un droit divin monarchique que Louis réclamait de M. de Bonald, sur les dévotions ultramontaines qu'il poussait à la manie. C'est celui-là qui a le moins longtemps subi Rousseau que Napoléon dit gâté par lui : il attribue à Rousseau l'affectation de sensibilité qu'il blâme chez son frère et qu'il admet fort bien lorsqu'il s'agit de lui-même. Il en reçoit des agréments qu'il se plaît à constater et qui' excèdent ceux que Louis peut en tirer.

Il y aurait à rechercher les traces de Rousseau dans la vie intime comme dans la vie politique de Napoléon et de Lucien. Il suffit ici de l'avoir noté. Assurément d'autres écrivains ont exercé sur Napoléon une action réelle. On a beaucoup dit Ossian : mais si Ossian peut avoir une influence c'est sur le style, la forme littéraire, les expressions, à peine su r quelques conceptions, nullement sur les sentiments. Qu'après 1794, Os ait été pour Bonaparte, une sorte de bréviaire, qu'il ait porté ce livre avec lui, qu'il en ait parlé. à tout venant, qu'il y ait trouvé un thème à sa conversation avec Victorine de Chastenay ou à ses lettres à Joséphine de Beauharnais, cela n'est point douteux : mais, sauf qu'il pût y puiser quelque image ou y emprunter certains mots — et encore[76] ! — on ne salirait vraiment attribuer à la lecture d'Ossian les caractères du style Napoléonien : la sublimité et la brusquerie du ton, la grandeur des images, le tour à la fois abstrait et métaphorique ; ces caractères et bien d'autres se trouvent dans sa manière dès le discours de Lyon.

Ossian n'a exercé d'influence ni sur ses idées, ni sur son style, 'mais il put s'établir une correspondance entre certaines pensées ; se rencontrer même une identité entre certaines impressions. Dans cette passion pour la gloire quille fera vivre dans la mémoire des hommes, Napoléon exprime, non point une réminiscence d'Ossian, mais des sentiments analogues à ceux qu'Ossian prête à ses héros. Avec quelque attention, on eût trouvé dans les lettres écrites à Joséphine durant la première campagne d'Italie, des expressions qu'on eût justement déclarées ossianiques et c'est là assurément qu'on eût pu le mieux apprécier les suggestions qu'il a reçues de son auteur favori' dans les seuls morceaux que l'on connaisse de lui, depuis 1792, où il ait mis de la littérature à propos de l'expression de ses sentiments.

Ossian lui plut ; Ossian le ravit ; cela étonne, mais c'est ainsi. A cause d'Ossian, il combla de faveurs Baour-Lormian ; à cause d'Ossian, il protégea avec une constance méritoire Lesueur contre ses détracteurs et contre ses ennemis, et, s'il ne régla point le détail des compositions commandées à Girodet, à Gérard pour Malmaison, à Ingres pour le plafond de la chambre à coucher impériale au palais de Rouie, la première inspiration venait de lui : la façon dont Ossian avait envisagé la gloire des Héros calédoniens convenait à des Héros français, lesquels n'avaient pas besoin davantage, pour expliquer leurs exploits, qu'on recourût à une intervention divine.

Tout autant qu'Ossian, davantage peut-tare, Corneille, puis Voltaire — le Voltaire théâtral — marquent sur les Bonaparte.

Les tragiques plaisent d'abord à Napoléon. à Joseph et à Lucien. Celui-ci monte, pour jouer des tragédies, une troupe dont sa femme et lui sont les protagonistes. Il joue au Plessis, à Rome, à Canino, partout où il s'établit. Elisa de même, jusqu'au jour où elle trouve une rivale sérieuse dans Alexandrine à laquelle elle abandonne son emploi. Joseph, pour s'amuser à Naples, fait venir un lot d'acteurs et d'actrices tragiques — et Rœderer, pour plaire à Julie, choisit les tragédiennes les plus laides qui soient dans la France entière. Napoléon, dans les spectacles que lui organise son premier chambellan, prise uniquement ceux qui sont austères et graves. Il élève Talma presque à une intimité ; Mlle George tout à fait, mais les familiarités qu'il prend avec elle ne l'empêchent point d'apprécier sa rivale, au moins sur la scène.

Tous — et c'est un caractère général — ont l'esprit sérieux, réservé, un peu sévère. Ils ne comprennent point les plaisanteries ; ne saisissent que tardivement les jeux de mots et ce qui fait le vif d'une conversation parisienne. Ils ne se plaisent point aux pièces corniques et leur demandent une portée générale. Pourtant certains, Napoléon, Jérôme et même Lucien, ont souvent le mot qui coupe, l'épigramme qui emporte le morceau, l'expression frappée en médaille. Ce genre de malice, ils l'ont, mais c'est qu'aussi ils se permettent tout, et cela aide. De cela, certaines des filles participent ; Caroline avec son rire qui scande les mots, Pauline avec ses caprices et le ton dolent de sa voix. Mais, dans ce qu'ils écrivent, rien de cella — absolument rien, sauf quelques portraits assez mordants tracés par Louis.

Ses Documents sur la Hollande, si l'on admet le point de vue où il se place, valent pourtant d'être lus, et si certaines correspondances politiques ; ont effectivement été rédigées par lui, elles prouvent plus d'intelligence qu'on ne lui en accorde. Toutefois l'on ne saurait avoir une certitude qu'il en est l'auteur puisque, à partir de 1808 sa main droite est paralysée et qu'il signe péniblement de la main gauche ; en n'a donc que des dictées. Il faudrait prendre connaissance des nombreux manuscrits d'histoire et de voyages antérieurs à son accident qui sont restés inédits, pour savoir s'il eut, comme prosateur, une valeur que ne révèlent ni ses lettres intimes ni son roman : Marie ou les Hollandaises.

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Avec une instruction des plus médiocres, ils ont, trois au moins, le démon d'écrire. Ils déclarent leur vocation littéraire et sn font imprimer. Napoléon tout de suite, avec la Lettre à Matteo Buttafuoco et le Souper de Beaucaire, mais c'est de la politique ; par ces brochures, il agit, et ce sera de l'action toujours que ses écrits, tandis que Joseph, Louis et Lucien publient des romans, que Lucien pense à réformer la versification et que Louis, pour rendre plus faciles des règles qu'il est incapable de suivre, propose de les abolir. Ils ignorent à peu près tout de la langue française dont le génie leur échappe, dont les finesses sont perdues pour eux, et où leur vocabulaire est limité et ils imaginent de la transformer. Il ne leur a manqué que d'avoir voulu y introduire une orthographe nouvelle, utopie habituelle des primaires. Ici, c'est l'atavisme italien, c'est le génie italien qui remonte et affronte le français. Toutes les réformes que proposent Lucien et Louis, toutes les cadences qu'ils préconisent, tous les martres qu'ils vantent, viennent d'Italie, et c'est là une des plus curieuses survivances que certains d'entre eux, arrivés en France dans le bas âge, n'ayant plus guère parlé que le français, restent à ce point pénétrés par la langue ancestrale qu'ils s'efforcent d'en transporter ce qu'ils tiennent pour des beautés, dans la langue de leur nouvelle patrie.

Qu'ils ne se soient point assimilé la langue et qu'ils demeurent inaptes à en résoudre les multiples difficultés, peu importe. Leur adresse les porte et les soutient. Aucun d'eux ne révèle quoi que ce soit de talent, mais deux au moins persévèrent jusqu'à leur dernier jour et s'étonnent de n'avoir pas atteint la renommée, celle qui touche-à la gloire.

De là une infériorité ; ils ne se sentent point adaptés à la littérature française au point de devenir supérieurs, mais ils s'y sont employés avec une extraordinaire persévérance. Les milliers de vers que Lucien a écrits pour Charlemagne et pour la Cyrnéide attestent assez la ténacité qu'il a mise à être poète malgré Apollon. Quant à Louis pour faire triompher sa méthode, il multipliait les éditions de son Essai sur la versification et il surchargeait encore les exemplaires qu'il offrait d'erratas imprimés et manuscrits. De cette médiocrité et de cette insuffisance verbale, accompagnant une telle fureur d'écrire, un tel désir d'être applaudi, il faudrait peut-être chercher les raisons dans leur origine, leur première éducation presque italienne, leurs habitudes d'esprit traditionnelles. Nul écrivain n'est venu de la Corse à la France depuis un siècle et demi : hormis Napoléon, mais Napoléon, qui a du génie, fait des actes avec des mots en même temps que des mots avec des actes. Il est l'homme du fait, soit qu'il commande, discute, raconte, soit qu'il parle de politique, de guerre, de finances, d'administration ; à qui que ce soit, sur quoi que ce soit qu'il écrive, les paroles qu'il prononce sont inimitables ; mais ce n'est pas de la littérature. Il peut ouvrir, dans le Moniteur ou dans le Journal de l'Empire, des polémiques avec les Anglais où il emploie toutes les armes de la rhétorique, et où il se sent à l'aise comme un journaliste de profession — ce n'est pas de la littérature. Sus ordres du jour, ses bulletins, ses proclamations peuvent sembler emphatiques, si on ne reconnaît pas qu'ils sont enflammés, mais ils tendent à un but, et ils l'atteignent ; ils enivrent les soldats, ils demeurent indélébiles près des victoires qu'ils préparent, qu'ils annoncent ou qu'ils racontent mais lui, s'il est un écrivain prodigieux, il n'est jamais un littérateur.

Il n'y a, dans aucune des lettres qu'il a dictées et dont la publication pour être à peu près complète, exigerait plus de cent volumes, une ombre de littérature. Il n'y en a pas davantage dans ses mémoires, l'ouvrage assurément donnant dans la langue française la plus forte impression classique ; une histoire dépouillée, un peu sèche, grave et sérieuse, noble et arrêtée comme un bas-relief antique. D'un bout à l'autre de sa vie, depuis sa Lettre à Buttafuoco jusqu'à son testament, exception faite des lettres à Joséphine pendant la Campagne d'Italie, il n'a point écrit une ligne par dilettantisme uniquement par utilité, pour préparer, poursuivre, atteindre un but. Il est l'homme du fait et par là il se rend si supérieur, par ce qu'il écrit, à un homme de mots.

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Mais ce n'est qu'en écrivant. A partir d'un certain moment (1809 assurément), il parle beaucoup, il parle trop. A certains jours, il use à des mots son activité et perd son temps à pérorer, attaquer, injurier même. Au Conseil d'État, il est chez lui, il est dans un salon ; il cause et il provoque la contradiction, au moins jusqu'en 1808 à peu près ; à partir de quoi il pérore seul, inutilement, parfois dangereusement. Alors, de même que, à son cercle, il trouve parfois des phrases, Même des périodes qui sont belles, mais qu'il ferait mieux de se taire ! Devant une assemblée parlementaire, malgré sa voix puissante, dramatique et profonde, malgré l'aplomb qu'il devrait avoir acquis, malgré les dons inestimables de son esprit, il n'est point de sang-froid, il s'échauffe, perd le fil de son discours, oublie les périodes préparées, lâche des bourdes prodigieuses ou corniques, entre dans des colères qui l'exaltent à des menaces oiseuses ou à des brutalités maladroites. Il a tout d'un orateur, et rien n'est au-dessus des discours qu'il écrit, mais il est incapable de les dire — et combien plus de les improviser !

Ne serait-ce pas une marque de sa supériorité ? L'homme qui excelle à parler peut-il penser ? Lui qui fixe son esprit sur la suite à donner à ses idées, et non sur la forme, mâche et reprend la phrase qu'il va dicter ; il la dessine d'un trait, mais, sur la minute, ce trait a des repentirs. Il gagne en fermeté à être ainsi plusieurs fois cherché, mais ce n'est pas de la sorte qu'agissent les orateurs de métier. Ils se soucient bien des faits qu'ils énoncent et qui n'auront de réalité que pour la minute où ils affirmeront leur existence. Ce sont des virtuoses qui tirent de leurs instruments des sons qui séduisent, charment, émeuvent cette foule qu'est une assemblée, mais ces sons s'envolent et se dispersent. Rien n'en subsiste : Verba que et voces, præterea que nihil.

Pour ses frères, s'il en est qui ont écrit bien des lettres, lancé des proclamations, rédigé des bulletins, cela ne compte guère : on y trouve de l'enflure, de la déclamation, de la littérature, jamais le mot juste, ni la phrase opportune[77]. La plupart n'ont pas plus le talent littéraire que le talent oratoire. Joseph qui est sensé et qui pourrait parler, qui en a eu tant d'occasions aux Cinq Cents, au Conseil d'Etat, au Sénat, à la Chambre des pairs n'a pas prononcé une parole dont on se souvienne — ni Louis, ni Jérôme.

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Mais Lucien ! Lucien, c'est l'orateur né ; au berceau ses vagissements ont dû avoir un tour d'éloquence et assurément il s'écoutait crier. Il a dix-huit ans à peine lorsque, à Toulon, devant les Jacobins du port, prononce contre Paoli ce réquisitoire qui, renvoyé à la Convention, brise la paix douteuse entre la Corse et la France, produit la mise en accusation de Paoli, la guerre civile, la proscription dès Bonaparte, la fortune de Napoléon. Joli début ! — début, non ! car, à Ajaccio, il pérorait depuis deux ans les Jacobins, les gardes nationaux, les volontaires, tout le monde ; — mais tout de même, extraordinaire entrée dans la politique.

Comment peser ce que valait cette éloquence. La parole qui produit les actes les plus nobles et les plus vils n'est pas pondérable ; elle échappe aux règles de l'esthétique, elle suit les fluctuations de la mode ; rien de plus plat, lorsqu'elle a été recueillie par l'inexorable sténographie, souvent rien de plus sot, parfois rien de plus Criminel. Aussi les hommes de la Révolution eurent pour premier soin, après le Dix Août, de supprimer le Logotachygraphe. De la sorte, ils purent arranger leur éloquence et la mettre au point.

Aussi bien improvisait-on fort peu — hormis quelques Girondins et Danton. Lucien était de l'école de Robespierre, il écrivait ses grands discours et les apprenait par cœur. Le premier discours de lui qu'on ait recueilli fut prononcé sur le Champ de Mars, à Bastia, le 2 pluviôse an VI, jour anniversaire de la mort du dernier roi des Français. Pas un régicide qui n'eut fait mieux, car il avait agi.

Les autres discours, ceux qu'il prononça comme député aux Cinq Cents, comme ministre de l'Intérieur, comme tribun, sont également déclamatoires, mais dans des sens divers et contradictoires : il faut croire qu'ils étaient beaux en ce temps-là. Au moins produisaient-ils généralement l'effet que cherchait l'orateur.

Lucien est donc doué d'éloquence, ce qui implique, outre le don de parole, l'assurance et la croyance en soi ; mais il a quelque chose de mieux et qui ne peut lui venir que de nature : l'atavisme insulaire l'a disposé à la pratique des assemblées, aux intrigues de couloir, à la rouerie du parlementarisme. Comme ses frères, mais moins qu'eux et avec moins de distinction, il a cette faculté d'adaptation qui tient à l'audace prodigieuse avec laquelle il se présente et s'impose. Il apporte des complaisances et de la familiarité où son père mettait de l'obséquiosité, mais cela ne le menait guère loin, tandis que Lucien arrive à tout. Seulement il ne se surveille pas assez à des moments ; la passion, l'ardeur de jouir, le goût de fronder, l'emportent. De là d'irréparables fautes. Sans quoi, il serait assurément, après Napoléon, le personnage le plus représentatif de la Famille ; celui qui, jusqu'au moment où il butte à l'obstacle, est le plus indépendant, le moins subordonné au grand frère ; il vit par lui-même et, sauf à ses débuts où il reçoit un coup d'épaule qui, certes, n'est pas inutile, il n'est point un reflet, mais une figure.

Il a vingt-trois ans quand il arrive à Paris en 1795 et déjà sa vie est singulièrement remplie. Orateur de club à Ajaccio et à Toulon, embusqué garde-magasin à Saint-Maximin, terroriste en pied dans. la petite ville qu'il décore du nom de Marathon, proscrit à son tour par les parents de ses victimes, enfermé dans des prisons ensanglantées des derniers massacres ; affolé, prosterné, suppliant, invoquant tout homme en place qui est de son pays, qu'il a rencontré, qui connaît ses frères, il est au bord de l'abîme, mais voici la réaction jacobine de Vendémiaire. Il est sauvé, grâce à Napoléon. général en chef de l'Armée de l'Intérieur. Par Napoléon, il est improvisé commissaire des guerres ; tout aussitôt, il cherche à se ménager des protections au dehors près de Barras et de. Mme Tallien. S'il manque de bravoure, il est pétri d'audace — d'audace civile. II s'impose à Paris dans le salon des directeurs, s'exhibe, pérore, se rend familier et insupportable ; obligé à la. fin par son frère de se rendre à son poste, il traîne à sa -suite la malheureuse qu'il a épousée à Saint-Maximin, qui accouche sur les chemins et implore grâce vainement ; quittant sans congé l'armée où il est employé, il accourt en Italie, car il entend bien profiter des victoires. Napoléon ne veut pas de lui et demande à Carnot de l'expédier en Corse. Le voilà clone commissaire des guerres à Ajaccio, bientôt, par la grâce de Napoléon qui se laisse attendrir, commissaire ordonnateur à Bastia, 10.000 francs d'appointement une aubaine ; mais ce n'est pas à des -comptes ou à des revues qu'il s'occupe. — Il entretient une correspondance infinie, il prononce des discours à chaque occasion et, par sa bouche, qui parle, sinon le général en chef, l'Armée d'Italie, la République française ? Rien moins. Quoi, celui qui perdre c'est un commissaire ordonnateur qui, par trois fois, a déserté son poste ; c'est un garde-magasin qui eut des ennuis ; c'est le proscripteur de Saint-Maximin ? Qu'importe. Qu'il soit, malgré l'illégalité, élu député aux Cinq Cents ; qu'il reçoive d'une assemblée scissionnaire un mandat inexistant que la majorité du Conseil fera valable et l'on verra beau jeu. En France, il n'y a plus ni équité, ni justice, ni légalité : il y a des factions. Etre de la dominante est tout, Lucien en est.

Dés qu'il est entré aux Cinq Cents, il acquiert .une influence et une autorité que ses discours expliquent mal et qui ne saurait tenir qu'il ce mélange d'audace, d'habileté et d'outrecuidance qui, dans quelques assemblées, a ménagé à certains Corses une situation surprenante. Nul ne manœuvre comme lui. L'atavisme le dispose à ces intrigues : dans File, tout se prépare, s'élabore, se décide, depuis des siècles, par des votes qui, dans chaque village, créent une sorte de parlement où les partis se disputent l'influence pour la jouissance de la domination et surtout des biens communaux. L'intelligence manœuvrière d'hommes tels que Lucien, Saliceti, Pozzo di Borgo ou Sebastiani s'explique ainsi. Certains hommes ne sauraient faire que cela, mais ils y excellent et par lit, comme les Anciens en Corse, ils ont l'argent et le pouvoir.

A dire la vérité, il déconcerte. On raconte sur l'origine de sa fortune des histoires de brigands, mais cela n'est pas mal porté — en Corse — et si l'on crie trop, il paye ou il enferme. Pour être réélu dans le Liamone, il n'hésite pas à faire un coup d'Etat à Paris. Ce n'est pas sur ses appointements d'une année de commissaire ordonnateur à 10.000 francs, ni même sur son indemnité d'un an de membre du Conseil des Cinq Cents (trois mille myriagrammes de froment — 613 quintaux, trente-deux livres —) qu'il a acquis, presque dès son arrivée, Jan hôtel à Paris et une terre — Le Plessis Chamant près de Senlis, — avec château, parc, prés et bois. Il s'est adapté aussitôt à sa nouvelle fortune ; il est devenu l'homme important qui tutoie les directeurs et, par les motions qu'il dépose, leur inflige des transes dont il profite. Prêt à tous les moyens, rompu à toutes les roueries, marchandant les uns, intimidant les autres, familier avec les gens au pouvoir, arrogant avec des compatriotes qu'il ne croit pas redoutables, tout petit garçon avec ceux qu'il sait influents, populaires ou simplement éhontés, vivant la grande vie et s'y trouvant presque à l'aise, il fournit un exemplaire, dont à la vérité l'on tonnait d'autres reproductions, du Corse qui croit avoir conquis, par un mandat parlementaire, le droit de disposer de la France, de son trésor, de son armée, de son honneur et qui, en eau trouble, pèche quelques millions pour ses vieux jours.

Cette vie parlementaire lui convient seule avec le désordre qu'elle implique et cette fièvre que donne à ces acteurs politiques, la représentation prochaine. De ce qu'un orateur s'est fait applaudir doit-on conclure qu'il est propre à toute besogne et qu'on peut indifféremment l'y appliquer ? Aussi Lucien ne s'adapte-t-il aucunement, et s'il reçoit un emploi qui l'astreint à une tâche régulière, à des fonctions continues, il se lasse aussitôt, se déplaît et se néglige. Cet homme, capable de s'imposer un pensum de dix mille vers, n'admet point l'obligation, dans les fonctions publiques, d'un travail régulier et d'une assiduité quotidienne. Il tient pour médiocre et bas ce qui est de surveillance ou de contrôle la bureaucratie, fi donc ! Il n'est donc qu'un parlementaire — et il excelle à ce métier — il réussit moins à sa seconde vocation : celle d'homme de lettres. Il unit ces deux vanités qui, souvent, se confondent, car quel parlementaire, pour peu qu'il ait des succès de tribune, qui ne se croie propre à écrire n'importe quoi, sur n'importe qui ? Cela lui coûte aussi peu que d'âtre ministre. Lucien, étant député, publia La Tribu indienne que Prudhon illustra. C'est un titre et il estime que ce titre — entouré de quelques discours — vaut bien un fauteuil à l'Académie française : à la vérité il n'y en a plus. La Convention a aboli l'institution monarchique qui eut Richelieu pour fondateur et, depuis la mort du chancelier Séguier, les Rois Très Chrétiens pour protecteurs. Lucien se propose de la ressusciter pour en être. Il échoue lors de son ministère parce qu'il n'a pas calculé à ce moment le rapport des forces révolutionnaires et réactionnaires. Deux ans plus tard, il revient à la charge ; le coup d'État qu'il combine, au moyen du Sénat alléché par les Sénatoreries contre le Tribunat et le Corps législatif, a pour corollaire la réorganisation de l'Institut, le rétablissement de l'Académie française dont il se nomme pour la peine et de l'Académie des Inscriptions où il appelle Joseph. Napoléon étant de la Classe des Sciences n'eût point souffert qu'on y touchât. La forteresse des philosophes, la classe des Sciences morales et politiques, est rasée. On revient pour les trois premières classes à 1793. Quant à la quatrième on y réunit mal à propos des arts disparates : le passé avec ses académies spécialisées qui étaient des corporations anoblies avait été mieux inspiré.

Brutus Buonaparte est donc devenu, par le Consulat à vie et le Concordat, le plus ardent des réactionnaires et, s'il ne relève pas encore le trône, au moins en pose-t-il les assises par les institutions monarchiques dont il entoure la première magistrature. C'est alors qu'un mariage qui atteste à la fois son impulsivité, sa niaiserie amoureuse et ses tendresses paternelles, met fin à sa carrière politique et le laisse aux prises avec la littérature. Ce tête à tête produisit comme on sait un premier poème dans les dix à quinze mille vers. Les deux volumes devaient être ornés d'images aussi belles que celles qui ont assuré l'immortalité à la Tribu Indienne, mais Lucien les publia sans illustrations, et ce fut désastreux.

Lorsqu'en 1815, pour obtenir que l'Empereur agréât ses enfants et sa femme, il se détermina à se rendre à Paris, l'un de ses premiers soins, dès qu'il fut réhabilité, fut de se mettre en contact avec l'Institut et de proposer à la deuxième classe de lui réciter des vers lors de l'assemblée annuelle. II lui offrit la primeur d'une ode intitulée L'Odyssée. La poésie française n'en fut point envi-chie, mais Lucien lit ainsi acte de littérateur dans une circonstance qu'il jugeait mémorable, et, avant de se montrer en garde-national et en prince français, il se costuma en académicien.

Cette attitude de poète lauréat, de prince poète, éblouit les étrangers qu'il reçut dans son palais romain, tant qu'il eut un palais, et ravit la princesse de Galles. On peut admettre, sauf invraisemblance, que lui-même crut à son génie poétique. C'est par là qu'il a mis de l'unité dans une, vie où l'on s'efforcerait vainement de saisir une direction et encore moins des convictions politiques.

La continuité de son ambition paternelle, la continuité de son ambition littéraire, voilà ses mobiles, et rien ne compte en dehors. Toute la comédie du républicanisme et n'élue du libéralisme est percée à jour ; il faudrait pour y croire une ignorance qui sauve encore la race.

Tout de suite, il a pris les habitudes d'une dépense immense, non pour lui, car il n'a pas de besoins, mais par l'attitude de Mécène, par la cour d'artistes et de gens de lettres dont il est entouré, par le nombre de ses habitations, par les travaux qu'il commande, par les invités qu'il reçoit, par le luxe où sa femme se plaît ; mais, au milieu de cette prodigalité, qui ne peut manquer d'avoir raison de la fortune la mieux établie et qui tarit rapidement les trésors d'Espagne, il n'est point ii l'aise. Les fêtes qu'il donne aux étrangers et aux Romains sont d'une tristesse morne, et, en manière de divertissement, il y joue la tragédie avec sa femme et quelques Français de sa maison ou de son intimité. Cela est funèbre. C'est pourtant sa récréation depuis le Plessis, mais non celle des autres. La littérature, ici encore, ne lui laisse aucun sens des réalités, et il impose à ses invités ses représentations tragiques comme la lecture de son Charlemagne. Il faut être de ses commensaux pour y trouver un agrément.

A ceux-là il reste assez fidèle et l'on voit autour de lui presque constamment les mêmes hommes, Defrance, Chatillon, Pietri, Sapey, le Père Maurice, surtout les Boyer, frères et neveux de sa première femme qu'il charge des missions les plus intimes et les plus secrètes ; tous des inférieurs, qui obéissent, sans avoir même. un droit de représentation. D'ailleurs, de pli admettrait-il une critique ? Nul n'a le droit, dans la Famille, de lui adresser un conseil, encore moins d'exprimer un blâme. Alors, non seulement il n'écoute personne, mais il ne respecte ni son oncle, ni ses frères aînés, ce sont des violences de paroles et même de gestes qu'il trouve plaisant de conter.

***

Vis-à-vis de Napoléon, il est dans une posture qui ne saurait se comparer à celle de nul autre. Napoléon lui doit beaucoup, et Lucien ne doit à peu près rien à Napoléon. Il a, par rapport à celui-ci, une existence personnelle qui ne l'a pas subordonné. Il ne compte pas — et doit-on, en effet, compter les débuts ? — lorsque Napoléon le tire de prison et qu'il assure du pain à ce ménage miséreux. Mais, du jour où Lucien a forcé l'entrée du Conseil des Cinq Cents, il est devenu un personnage dont l'alliance ou la coopération ont une valeur, qui par suite entend agir et qui agit à égalité.

Ce n'est pas Napoléon qui l'a enrichi : dès ce moment il a une espèce de fortune ; il a un train, un hôtel, une terre, toutes les apparences de la richesse. Ce n'est pas Napoléon qui lui procure dans les Conseils l'influence suffisante pour faire un coup d'État, changer à son profit le personnel gouvernemental et le personnel administratif. Napoléon est en Égypte et Lucien fait son affaire tout seul. Il est quelqu'un de très important, il pense sérieusement à se rendre plus important encore au moment on le général débarque à Fréjus. Il n'en est point le débiteur, et voici qui va l'établir créancier. Napoléon, quoique appelé par la nation, quoique incarnant à ce moment son rêve de gloire, son besoin d'autorité, son goût d'ordre, se perdrait dans le labyrinthe des lois contradictoires, se prendrait aux pièges de légalité s'il n'avait pas Lucien qui lui sert de guide, lui ménage les entrevues et les conversations, s'entremet dans les discussions, apaise les amours-propres et manœuvre dans la place même, où sa, présidence lui fournit la clef des portes. Au dernier moment, dans le tumulte des paroles, devant les. menaces et les bourrades, lorsque le cri de Hors la Loi le déconcerte et l'affole, qu'il est impuissant à trouver les paroles qui conviennent et les mots qui portent, n'est-ce pas Lucien qui, gardant- sa tête froide et son esprit lucide, saisit le moment, crie au viol de la Constitution au moment où il s'apprête à la violer, appelle la-garde, requiert les soldats et, avec son beau-frère d'hier Leclerc, et son beau-frère de demain Murat, pousse hors de l'Orangerie les- énergumènes du Conseil ?

Au ministère de l'Intérieur, s'il travaille peu et mal, son action politique ne se sépare point de celle de son frère, mais la devance si-imprudemment que Napoléon est obligé de le disgracier au moins en apparence — et de donner satisfaction à l'opinion. Heureuse disgrâce qui, par l'ambassade d'Espagne, assure sa grande fortune et l'établit définitivement dans son indépendance ! Lorsque, engagé dans une réorganisation des institutions et des lois par laquelle il prétend réconcilier la France du passé et celle du présent, le Premier Consul ne peut méconnaître que tous les corps élus, Institut, Sénat, Corps législatif et Tribunat sont violemment tournés contre lui ; lorsque, dans la lutte engagée, il est incapable de trouver des expédients qui lui assurent la victoire et les formules qui en masquent l'illégalité, il se tourne vers Lucien, qui, par un mélange bien dosé de corruption et de menaces, obtient du Sénat une révision de la Constitution qui en change totalement les bases, et une épuration du personnel qui écarte définitivement les révolutionnaires en opposition avec le nouveau régime. Cela est fait avec un tour de main distingué, sans qu'il se produise la moindre émeute, sans qu'on ait recours aux baïonnettes, sans même qu'il s'élève des protestations violentes. Outre que le pouvoir viager du Premier Consul se trouve confirmé par un plébiscite, en attendant le pouvoir héréditaire, toutes les institutions ayant pour objet de rétablir en France les formes traditionnelles en les-conciliant avec les principes et les droits nouveaux, sont alors combinées, discutées et rapportées par Lucien qui prend la part prépondérante à toutes les mesures, qui, tout le moins, paraît seul et assume seul les responsabilités. Assurément, Napoléon avait concerté ces mesures avec lui, mais ce fut lui qui les réalisa, les présenta, les fit agréer, si même, pour certaines —, il n'eut pas l'initiative. On doit constater que, réactionnaire dès l'an VIII et laissant loin derrière Napoléon, il est entièrement livré dés l'an X à la faction monarchiste et catholique, avec laquelle il combine toutes les mesures qui doivent assurer à son frère un pouvoir héréditaire absolu.

Il peut donc se vanter justement de lui avoir rendu des services essentiels et il ne manque point d'ajouter qu'il en a été récompensé par la plus noire ingratitude. Un de ses amis lui a procuré une maîtresse, épouse légitime d'un banqueroutier. Il trouve que cela ne regarde personne, en quoi il a raison ; mais il a promis de ne point l'épouser, et il l'épouse, et il prétend ensuite la faire entrer dans la Famille, avec l'enfant qu'il en a eu, en quoi il a tort. Napoléon ne s'y prête point et la querelle, avec ses conséquences à l'infini, procède toute de ce fait qu'en offrant à son frère tout ce qu'il croit pouvoir le tenter, il se refuse à admettre dans la Famille et dans l'hérédité, un bâtard peut-être adultérin.

L'un comme l'autre s'est obstiné dans son opinion en telle sorte que toute conciliation semble impossible ; chacun des membres de la Famille a tenté d'intervenir et de négocier : Lucien s'en est davantage affermi et en a haussé d'autant ses ambitions. Napoléon attache un tel prix à la collaboration de son frère qu'à la hausse des prétentions correspond la hausse des offres, jusqu'au moment où, en 1815, il capitule, car Lucien lui semble l'Homme indispensable.

Ainsi, l'estime qu'il fait de son frère est aussi indiscutable que l'affection qu'il lui porte : autrement pourquoi tant d'efforts pour le ramener, tant de couronnes offertes et tant de trônes ? Quels sont par contre les sentiments de Lucien pour son frère ? Qu'on passe sur les exécrations prononcées dans des lettres que la colère a pu dicter ; qu'on passe sur les rapports avec les mécontents ; sur les discours tenus devant eux ; sur les embryons de conspirations à l'intérieur ; sur les correspondances avec l'ennemi. Reste que, dans les mémoires qu'il a rédigés, avec une sorte de rage de persiflage et de dénigrement qu'accentuent encore les annotations de sa femme, Lucien s'évertue à diminuer Napoléon, à le présenter comme un tyran incapable du moindre contrôle, en proie à des colères où il brise, comme un clément, les objets qu'il trouve sous sa main, brutal presque autant qu'il est mais. En face, il y a un homme qui a toujours raison ; un homme qui a tout pensé, tout résolu, tout déterminé, et c'est Lucien. Ah ! si Lucien avait été empereur. Et cette rivalité qui tourne constamment à l'imprécation est à ce point violente que ces mémoires, conservés comme papiers de famille au dépôt des Affaires étrangères, se sont présentés à un libelliste comme un trésor d'invectives. Lucien n'en avait publié, en 1836, qu'un premier volume fort anodin, qui s'arrêtait au 18 brumaire et dont au moins la rédaction était complète, si peut-être elle n'avait pas été revue par une nouvelle Égérie. L'on peut croire à sa décharge que pour la suite, s'il l'a écrite — et est-ce lui qui l'a écrite ? — il ne l'aurait pas publiée et que c'est ici un abus de confiance posthume ; mais il y a pis que ces injures. Lorsque l'Empereur captif parut, par la voix de Las Cases, réclamer de ses parents un subside pour achever de vivre honorablement, Lucien refusa brutalement. Cela est d'une vilaine âme.

***

On ne saurait trouver que celle de Louis fût d'une qualité supérieure ; mais Louis a une excusé, c'est sa maladie, car, à partir du moment où il en a été atteint, il a subi une modification profonde dans son humeur. Il est devenu irritable, soupçonneux, mélancolique, alors qu'il était ci-devant doux, confiant et gai. Il a été, durant son enfance, le frère chéri de Napoléon qui l'emmène à Valence, s'occupe de lui, le fait travailler, se met en confiance avec lui, au point de lui confier la copie du discours qu'il allait présenter à l'Académie de Lyon. Le petit imite en tout son grand frère et écrit lui aussi son discours, et c'est sur le malheur des rois. Il est déjà pétri de vanité, s'appelle lui-même le comte de Stranciacone[78] — comte de la plus haute montagne qui soit en Corse ; mais cela peut être un enfantillage : il est, aimant, il est généreux ; il a de la grâce. Il cherche à s'instruira et travaille sérieusement. Il s'efforce, à douze ans, à la littérature, compile des extraits des-morceaux qui lui plaisent. Il copie exactement les vers français, ce dont Napoléon fui toujours incapable ; il est dévoué à son aîné au point de lui dénoncer Lucien dont il craint les folies. Avec cela, dit Napoléon, pétri de sentiment. Son premier acte, à quinze ans, en débarquant en France, est d'écrire à Bernardin de Saint-Pierre, à égalité, pour lui demander ce qu'il !y a de vrai dans Paul et Virginie, pour soulager sa sensibilité affligée lorsqu'il relira la jolie histoire. Napoléon le prend comme adjoint provisoire quand il commande l'artillerie à l'Armée d'Italie ; il l'emmène à Paris d'où il compte l'envoyer à l'École de Châlons ; il s'occupe de lui constamment et, en voyage, lui fait repasser des problèmes ; sa fortune grandissant, il le fait lieutenant, le prend pour aide de camp, le garde dans son état-major en Italie, durant les campagnes, et tout paternel qu'il soit, ne tolère pas que Louis ne marche pas à son tour, au plus vif dit feu. Certes il l'aime ; mais il est général, l'autre aide de camp ; et, devant la mort, à tout instant, chacun doit être prêt ;

C'est à Milan en l'an V que Louis est touché ; il tombe malade à Forli, revient se faire traiter à Bologne et à Milan ; est mal soigné ; son humeur change ; c'est tut autre homme. On sera quelque temps à s'en apercevoir : lui aussi peut-être. A son retour à Paris, il s'éprend d'Emilie de Beauharnais qui est en pension chez Mule Campan. Ce mariage déplaît à Napoléon ; Louis n'a pas vingt ans ; Émilie est la fille d'un émigré et la belle-fille d'un nègre — car sa mère, divorcée, a épousé un nommé Castaing qui est au moins de couleur. Napoléon coupe, en mariant Emilie à son aide de camp Lavallette et en emmenant Louis en Egypte. Est-ce le climat qui l'achève, est-ce la maladie qui se développe A son retour prématuré en France, Louis, qui a toujours été sentimental, devient vraiment particulier par cette sorte de manie qu'il éprouve de faire des amis. Il ne les veut pas de son rang, ni à égalité ; il les prend à un niveau inférieur, pour les tenir dans sa dépendance, les combler de ses bienfaits, faire leur vie et la diriger à son gré, leur imposer dans les plus médiocres détails, ses conseils, ses directions et ses volontés. Il s'éprend d'eux successivement avec une sorte de passion ; il leur assigne des pensions médiocres, leur alloue un peu d'argent, leur procure un petit grade ou une place mesquine ; la fantaisie passée, il les rejette au néant.

Après que son frère est revenu d'Egypte et a pris le gouvernement, son ambition qui déjà s'exaltait mérite d'être observée. Il n'aspire point à mériter mi grade ; tout gracie lui est dû. Il n'a pas une ombre d'hésitation ou d'inquiétude. Il est colonel, il est conseiller d'Etat, il e st général de brigade, général de division, connétable ! Connétable comme Duguesclin, Clisson, Montmorency on Lesdiguières ! Il n'en est point intimidé et derrière l'écu d'Empire qu'il reçoit sans brisure, il passe l'épée redoutable du commandant d'armées.

De cette incroyable fortune dont il est écrasé au point qu'on ne sait si l'on doit le plaindre ou le honnir, est-il reconnaissant à celui qui l'a tiré du néant, lui qui n'a jamais mené quatre hommes au feu, pour le faire bien mieux encore qu'un prince : le Connétable de l'Empire ? Reconnaissant, de quoi ? Il n'est pas plus surpris de son élévation, qu'il n'est étonné d'avoir un château à Baillon et un hôtel à Paris. Il ne s'étonne de rien, non parce qu'il a porté son âme au-dessus des contingences, mais qu'il estime qu'il a été prédestiné à une telle fortune et qu'elle ne pouvait lui manquer. Malheureusement' il ne porte pas à d'autres objets la même philosophie. Ce qui l'enrage contre son frère, ce qui sera, sinon la cause, au moins le prétexte de toutes ses colères, c'est que Napoléon l'a laissé marier à Hortense par Joséphine. A coup sûr, il pouvait résister et il l'a fait longtemps, mais il est devenu amoureux et de là vint le mal. L'amour certes, n'a point duré, mais assez pour qu'il se trouvât marié ; faute de sa femme à détester, il eût trouvé quelque objet de persécution, mais sa femme lui a ouvert un champ immense où il évolue. Il mêle à un délire agressif contre elle et contre tout ce qui l'approche, toute sorte de délires : santé d'abord, pour quoi il requiert tous les médecins, se plonge dans toutes les sources thermales, expérimente tous les remèdes ; instabilité ensuite, impossibilité matérielle de se fixer en un lieu, de se tenir à quelque chose ou à quelqu'un ; enfin persécutions, les persécuteurs étant son frère et sa femme, et de là, toutes les folies.

S'il fut colonel, général, prince, connétable, parce qu'il était ce qu'il était, parce que Dieu, l'avait voulu, combien plus roi ! Il régna par la grâce de Dieu, sur un peuple qui l'avait élu. Que devait-il à Napoléon ? Rien, moins que rien', car il était désigné de toute éternité à être roi et roi de Hollande. Ce peuple, sans le connaitre, le souhaitait et que fut-ce quand il le connut ? C'était Napoléon qui empêchait la prospérité, la grandeur, la gloire de son règne ; que les Français le laissassent gouverner à sa façon et l'on verrait ce qu'était un roi ! Il se nationalisa Hollandais ; il se défit de tout ce qui-était Français, il renvoya les malheureux qu'il avait appelés. Jusqu'où poussa-t-il ses ententes avec les Anglais ? Faut-il penser que, plutôt que de subir la tutelle, un peu rude, de son frère, il l'ait trahi ? Il eût dit qu'il obéissait aux intérêts de son peuple ; peut-être l'eût-il cru !

La persistance de ces idées le met à part : il n'admet pas que la nation hollandaise ne le préfère pas, il se tient pour le fondateur d'une dynastie nationale ; du moins, s'il doit renoncer à la latte, il en appelle à la postérité : de là, son pamphlet, les Documents sur la Hollande.

Quand il a abandonné son trône, pour conserver la couronne à sa dynastie, il se distrait avec la littérature. Si Lucien n'a point de talent, Louis en a moins encore. Il écrit, imprime, publie un roman où l'on ne trouve ni plan, ni action, ni intérêt, parfois des bouts de confession, des anecdotes qu'il a glanées au temps où il vivait à Paris, nullement reliées à l'intrigue et tout à fait oiseuses. Ce roman, il a requis, pour en corriger le style et-en apprécier les beautés, tous les gens de lettres qu'il pouvait connaître, mais, après des correspondances interminables, il s'est brouillé avec eux, sans .tenir le moindre compte de leurs observations. .Rien de piquant comme ses rapports avec des littérateurs, hommes et femmes. C'est un Mécène à la petite semaine ; qui choisit ses correspondants au plus bas du Parnasse et quel Parnasse — pas même Montmartre ! Plus tard il imagine de révolutionner le vers français parce qu'il est incapable d'en étudier la métrique, d'en comprendre l'harmonie, et d'en saisir le nombre. Mais les vers qu'il compose selon sa méthode n'en sont pas moins mauvais. Il est médiocre et l'on sent en lui, avec l'insuffisance des études premières, une sorte de paralysie du cerveau qui l'empêche de concevoir et d'exprimer des idées. Il est probable que-sa maladie en est cause. A mesure qu'il vieillit, à mesure qu'il est davantage impotent, il est plus aigri, plus tyrannique vis-à-vis de ceux qui dépendent de lui ; il se lance davantage daris les pratiques de dévotion et, pour montrer comme il conforme ses actes à ses principes religieux, c'est le moment où il rédige ce libelle contre Napoléon, vaincu, déchu, captif.

A la vérité, l'on plaidera qu'il est irresponsable, mais, si telle est son excuse, l'Empereur assurément l'ignore : il n'a guère d'idée de l'action du physique sur le moral, et n'imagine point que la maladie ait déformé ainsi le caractère de l'enfant auquel il prédisait une active intelligence et une noble destinée. Il doit le croire en pleine-possession de ses moyens ; il doit croire que ce pamphlet, d'une perfidie combinée, d'une astuce mensongère, résultat de plusieurs années de travail, exprime la pensée entière de son frère à son égard ; et, d'un geste de suprême grandeur, il pardonne. L'autre, écrasé sous le coup, cherchera à se relever dans des réponses à Walter-Scott et à Norvins où il prétendra défendre son grand frère, mais il retombera toujours à sa propre excuse, à sa propre apologie, et à l'attaque contre l'Empereur, tant c'est là le fond de son âme et tant il ne saurait s'en abstraire.

Aussi bien, si Napoléon a droit d'abord à sa haine pour le bien qu'il lui a fait, nulle personne de la Famille n'échappe à son aversion, et il rompt successivement avec chacune d'elles. S'il varie ses formules, le fond est identique. Ainsi écrit-il au prince de Canino : J'oublierai de grand cœur qu'il y a un Lucien au monde... Toute relation est finie entre nous. La patience a des bornes et elles sont franchies. A son oncle Fesch, qu'il accuse de prendre un ton qu'on ne retrouverait que parmi les suisses et les crocheteurs, il signifie : J'oublie dès ce moment que j'avais un oncle du nom de Fesch. Devant la mort même, il est incapable de pardon et d'oubli : il écrit de Pise, le 30 octobre 1837, lors de la mort d'Hortense : Je devrais profiter de cette occasion pour vous faire part de la perte que mon fils a faite de sa mère, mais les papiers publics vous en auront instruite et je n'aime pas à m'assujettir à des formalités inutiles.

Voilà l'homme !

Par quoi pourrait-il paraître excusable et comment prendrait-on l'idée qu'il fut sacrifié à une politique tyrannique ? Si l'on admet pourtant qu'il se crut investi par Dieu même, de sa couronne, qu'il fut ainsi appelé à régénérer la nation hollandaise, on justifie certains de ses actes ; mais à condition que l'on constate combien est Mince la couche française étendue sur le fond corse. En vérité il n'est point français et on aurait tort peut être de le lui reprocher, car s'il embrassa la France durant trente ans, parce qu'elle lui était utile, il ne s'y jeta jamais à corps perdu comme on doit faire ; quand on s'y sent porté par sa race entière.

Il est tout disposé à être antre chose si cela le sert mieux. Aussi bien, commuent eu serait-il autrement et, moyennant ces naturalisations successives, comment ferait-on des patriotes ? Il est étonnant à coup sûr que l'illumination du nationalisme néerlandais soit descendue sur Louis, mais n'était-ce pas plutôt l'illumination de la Souveraineté ? Il est devenu patriote parce qu'il était roi : néanmoins, une fois Hollandais, il ne voulut plus changer et devenir Espagnol. Cela serait une preuve de bonne foi.

Louis est inférieur à Lucien sous bien des points de vue ; mais tandis que celui-ci dissipe sa fortune et qu'il meurt presque complètement ruiné, celui-là se montre relativement prudent et économe il laissera douze cent mille francs à son fils. et ce n'est certes pas dans son éphémère royauté qu'il les a acquis.

***

La vanité littéraire qui est une des dominantes chez Lucien et chez Louis, ne se retrouve pas chez Joseph qui, après Moïna, pose la plume. Joseph ne semble point avoir eu davantage le goût de la tribune ou le don oratoire ; ni aux Cinq Cents, ni au Corps législatif, ni au Conseil d'État, ni au Sénat, ni à la Chambre des Pairs, il né prend la parole. Il parle pourtant, mais dans le particulier, et il raisonne bien et juste, pourvu qu'il ne soit pas en cause. Bien plus équilibré que Lucien, il profite des avantages qui lui sont faits et s'établit solidement à chacun des échelons qu'il gravit après son frère. Seulement, ce n'est point Napoléon qui lui rend alors un service, c'est lui qui lui fait une grâce. Il daigne lui prêter le concours de ses lumières, et lui apporter, pour les négociations où il excelle, le précieux appui de son expérience diplomatique — car il faillit, en l'an IV, être vice-consul dans un port de l'Italie ou du Levant. Il borne le plus souvent son labeur à signer les traités et à toucher les présent ; mais, on ne peut méconnaître qu'il a du bon sens, une intelligence ouverte et prompte et le sens aiguisé de l'intrigue politique. Très lié avec Napoléon, sur qui il exerce le prestige incontesté de son aînesse, il a joué, d'accord avec lui, un rôle curieux dans les premiers temps de la Révolution en Corse. Suspect comme son frère aux Paolistes, à cause du rôle de son père, de son éducation et de ses habitudes françaises, il est parvenu pourtant à se faire élire à la municipalité, puis au district, puis au département ; mais, aux deux premières élections, le parti corse n'était pas organisé et, pour appliquer les lois françaises, il fallait bien employer des individus élevés en France et parlant français ; bientôt, quoi que fissent les Bonaparte pour se populariser, pour se rendre agréables à Paoli, pour se poser en patriotes à l'épreuve, le flot déferla contre eux. Par un coup de force, Napoléon emporta son élection de lieutenant-colonel en second. Après quoi, il attaqua la citadelle d'Ajaccio, et le sang coula. Il fallut qu'il allât se blanchir à Paris, où l'on avait d'autre besogne que de démêler une fusée la plus compliquée qui soit : de fait, la guerre civile fut ainsi commencée ; plus tard, sur le coup de tête de Lucien, les Bonaparte n'eurent qu'à fuir.

Joseph a été mêlé à toute celte action. Il a dit, comme son frère, prendre parti et ce n'a pas été pour lui un médiocre déchirement que la rupture avec son passé, ses intrigues anciennes, ses amitiés, ses habitudes : car, il y a ceci chez Joseph qu'il est homme d'habitudes et que ses ambitions sont modérées. Il n'aime point se donner de la peine et le travail n'a pour lui aucun attrait. Ce qu'il aime, c'est parler, converser, discuter, comme font, dans les villages de Corse, sur la place, autour de la fontaine, indéfiniment, les notables. Ce qu'il aime encore, c'est se promener sur la terre qui est à lui, examiner les lopins qui l'arrondiraient, projeter des achats, les discuter longuement et enfin les conclure. Ainsi, avec l'oncle Fesch a-t-il profité largement de la vente des biens d'Église et s'en est-il trouvé enrichi : l'archidiacre Lucien étant mort juste à temps et ayant laissé assez d'argent comptant pour subvenir à la fois aux marchés des votes et des terres.

Il va donc tout perdre à ce jeu, perdre à la fois son influence et sa fortune parce qu'il a plu à un insupportable gamin de haranguer les Jacobins de Toulon et de honnir le dieu de la Corse, cc Paoli qui s'est refusé aux Bonaparte- francisés pour mieux se donner aux amis de ses chers Anglais.

Le coup accable les Bonaparte et particulièrement Joseph qui, de fait, perd tout à cet exode et qui ne se décide à s'embarquer qu'après avoir essayé toutes les résistances. II arrive en France avec un but déterminé : provoquer une expédition de revanche, rentrer sur une flotte française avec une armée française ; on est loin là des discours sur la Corse, aussi bien ceux de Napoléon que ceux de Joseph, mais aussi tout a marché.

Toulon se soulève. La flotte de la Méditerranée presque entière est livrée aux Anglais avec l'arsenal. Adieu l'expédition ! Voici Napoléon, de capitaine, général. Joseph ne prend pas le même essor, il est pour les réalités. Étant Jacobin, réfugié corse, il sauve quelque Clary, épouse Julie, sa laideur et sa fortune. Cela est, pour Joseph et pour la famille entière, un changement d'orientation : qu'on se souvienne des projets communs aux deux frères, des démarches que fait .Joseph pour procurer à Napoléon un mariage avec sa belle-sœur Désirée ; qu'on se souvienne des correspondances à l'infini sur l'établissement au Levant, le vice-consulat pour Joseph, le commandement en Turquie pour Napoléon, — et puis c'est le coup de fortune de Vendémiaire — et puis le mariage avec Joséphine — et le reste.

Joseph rejoint Napoléon en Italie. Il est son agent près du Directoire, son chargé d'affaires, son alter-ego. Napoléon se contenterait pour son frère d'un consulat dans quelque port d'Italie ; Joseph, plus hardi, réclame un poste diplomatique que le ministre lui promet. Là-dessus, Joseph repart en Italie et, la Corse étant reconquise, il s'en empare. Pendant quinze ans elle appartiendra au clan Bonaparte ; Fesch, Lucien, Joseph, Madame, Élisa et Baciocchi. Malheur à qui tiendra tête à leurs agents et à leurs représentants : au nommé Campi par exemple, car c'est le plus extraordinaire des tyrans !

Pour commencer, Joseph s'y fait élire député aux Cinq Cents. En même temps, le Directoire le nomme ministre à Parme ; de là, il ira à Rome, ambassadeur près du Pape, et chargé de le renverser. Il y réussit et l'émeute où Duphot est tué, fait sa première victoire diplomatique.

Jusqu'au départ de Napoléon pour l'Égypte une seule dissonance — le mariage avec Joséphine. Telle est l'intimité des deux frères que Napoléon confie à Joseph sa fortune entière, le charge même de payer à sa femme la pension qu'il lui alloue ; telle elle est que c'est à Joseph qu'il raconte ses malheurs conjugaux et les résolutions qu'il croit avoir prises. Et l'amitié des deux frères ne souffre pas du pardon arraché par la femme, de la victoire remportée par elle et de l'amour reconquis.

Joseph est à présent un grand seigneur du nouveau régime. Dès l'an VII, il a eu son hôtel à Paris et sa terre en Valois — et quelle terre ! Il s'accommode mieux que Lucien de sa fortune. Il est à l'aise, il reçoit, il a des amis, à égalité et un peu plus. Il se plaît à rechercher les hommes d'ancien régime qui ont passé pour libéraux, et qui tiennent au plus grand monde. Il attire des gens de lettres ; il les comble avec une grâce qui est de bon aloi. Chargé pour ses débuts de négocier avec les États-Unis, il donne, dans sa terre de Mortefontaine pour célébrer son premier traité de paix, une fête qui fait époque et il en consacre le souvenir par une gravure en couleurs qu'il fait exécuter aux Piranesi, ses clients de Plailly. De traité en traité, il semble l'artisan majeur de la paix européenne, quel rôle plus admirable ! On ne parle pas des dignités, il les a toutes : mais il voudrait la future succession ; il rentrerait ainsi dans son droit, car il est l'aîné et, comme dit Napoléon, le fils de la poule blanche. De là les querelles ; on se boude, mais on se raccommode ; les deux hommes sont trop liés par leurs intérêts, leur passé, leur affection, pour rompre, même au moment où ils paraissent le plus loin l'un de l'autre. Napoléon prétend éloigner Joseph en le couronnant roi de Lombardie ; mais la brouille ne tient pas, non plus quand il le con.- trahit quelque peu à accepter Naples. Ce ne sera qu'après les mauvais jours d'Espagne que l'on échangera des mots cruels et que, pendant quelques semaines, on cessera de se voir.

Que ce soit Napoléon qui toujours fasse les premiers pas et que la tendresse chez lui semble se rendre plus active, on ne peut le nier, mais par toutes les ressources d'affection qu'il peut consacrer à un homme, Joseph aime Napoléon. Et il lui en donne une preuve qui ne saurait-être niée quand, à Rochefort et à l'ile d'Aix, il veut se substituer à lui. Il y a là de la générosité et de la grandeur d'âme. Sont-ce ses couronnes qui ont ainsi inspiré Joseph, ou n'est-ce pas plutôt cet amour fraternel, développé durant les longues promenades sur la plage d'Ajaccio, et qui, au travers de la prodigieuse existence de ces deux êtres, est demeurée intacte et vivante ?

Avec Napoléon, il recherche et trouve les occasions de correspondre, et, s'il est exact que des Américains vinrent proposer à Sainte-Hélène des plans d'évasion, n'était-ce pas de sa part ? Assurément, lors du départ il avait reçu de l'Empereur de grosses sommes, mais il se prêta toujours à payer les pensions, les subsides et les traites et il attacha à sa maison les serviteurs qui venaient de Longwood.

II se peut qu'il y ait à reprendre dans son interprétation de la doctrine napoléonienne ; mais, dans les brochures apologétiques qu'il fut amené à publier, il se contenta de justifier, par les lettres de Napoléon, les directions qu'il avait suivies, et il ne chercha point à se faire de la tombe de son frère un piédestal. Il se montra constamment au contraire le fidèle serviteur de sa mémoire et le défenseur de sa gloire. Il ne pactisa pas avec ceux qui tentaient de se ménager aux dépens de l'Empereur, une popularité à laquelle ils n'avaient aucun droit et il infligea au général Bertrand, qui avait osé disposer des armes de Napoléon et les offrir au roi Louis-Philippe, une leçon retentissante.

Joseph mérite d'être mis à part, non comme un homme de génie, mais comme un homme de sens, qui, de bourgeois d'Ajaccio, s'est retrouvé sans trop d'effort, bourgeois de Pennsylvanie, un bourgeois qui a' été roi et qui s'en souvient, mais qui permet parfois qu'on l'oublie. Joseph, auquel on n'a point rendu toute la justice qu'il mérite, est des Bonaparte le plus pondéré ; ses intentions qu'il ne.put le plus souvent traduire en actes, a Naples comme à Madrid, mériteraient d'être étudiées en rapport avec son caractère et montreraient qu'il fut peut-être le seul des frères de Napoléon qui eût pu régner utilement — si les peuples s'y étaient prêtés.

***

Jérôme est moins aisé à comprendre : il possède la vertu essentielle : il aime son frère, mais comment ne l'aimerait-il pas ? Combien de fois, ce frère qui l'a élevé, ne l'a-t-il pas sauvé ? A chaque folie insigne que Jérôme commettait, au moment où il glissait dans l'abime, la main fraternelle le happait au passage, le secouait quelque peu, le tirait de presse, et finalement le plaçait un peu plus haut. il montait ainsi d'échelon en échelon et cela faisait une vie cahotée, mais qui ne permettait nulle incertitude sur lés destinées de plus en plus brillantes promises à ce favori de la fortune.

Il avait assurément comme a dit l'Empereur la tournure d'esprit d'un Légitime. Il était pareil, par beaucoup de côtés, à un prince d'ancien régime : il ne connaissait point d'obstacle à ses désirs ni de limite à ses fantaisies. Il joignait à une prodigalité qui eût eu raison de tous les trésors, une galanterie à laquelle bien peu de femmes eussent résisté. Il était aimable, léger, inconstant, fantasque ; au premier échec, à la moindre contrariété, sans cause même, parce que cela lui chantait, il laissait tout là, s'en allait du jeu en maugréant, et puis il boudait, à moins qu'il ne fit scandale. Il n'admettait point que tout ne cédât point à sa fantaisie et il s'étonnait de la moindre résistance. Il s'était incliné pourtant, le plus ordinairement, devant son grand frère, mais avec une mauvaise grâce toujours croissante, jusqu'au jour où il se mit ouvertement en révolte. C'est qu'il était roi, qu'il l'était de par le traité de Tilsit ; aussi roi que son beau-père de Wurtemberg et ses cousins de Russie. ou d'Angleterre, aussi roi que s'il tenait son trône d'une longue lignée de rois et qu'il eût entendu, dans son enfance, un Villeroi lui dire en lui montrant les promeneurs des Tuileries : Regardez bien, mon maître, tout cela est à vous.

Au milieu des fumées de cet autocratisme, il développait pourtant en certains cas, un esprit de justice qui eût dû lui assurer, de la part de certaines catégories de ses sujets, une popularité qu'il ne rencontra guère. Pour introduire dans ses États le Code Napoléon, pour accomplir cette révolution qui mena les peuples de la Hesse du servage à la liberté, abolit les privilèges de la féodalité et proclama l'égalité devant la loi, Jérôme avait reçu de son frère des ministres presque du premier : ordre ; mais il ne les contraria point, au contraire, et s'il eut la prétention, pour jouer mieux au souverain indépendant, de les faire renoncer à la nationalité française, n'est-ce pas que ses frères avaient pris des décrets pareils ?

De même, constamment pressé par son frère de mettre sur pied une armée qui excédait les ressources de son État, il eut le mérite de s'intéresser aux efforts que des officiers de valeur faisaient pour armer, équiper, aguerrir des recrues qui avaient de naissance l'esprit militaire et qui gagnaient au nouveau régime de n'être point vendus et battus comme du bétail. Il mit dans les officiers dont il' avait cru gagner la fidélité, une confiance qui faillit lui être funeste et, pour n'avoir pas voulu écouter son frère, il manqua d'être enlevé ou assassiné. Mais c'est qu'il croyait au serment prêté sur le drapeau et qu'étant promu roi, il n'admettait point que dans le pays où il régnait, ou se souvint qu'il y eût eu d'autres souverains. Il ne faut point oublier que cette armée westphalienne brillamment combattu en Espagne, qu'elle a largement arrosé de son sang les redoutes de la Moskova. Détruite presque entièrement en Russie, elle a été reformée en quelques semaines, sur les ordres réitérés de l'Empereur qui a exigé que le contingent westphalien fût immédiatement complété ; sa levée, son habillement, son armement ont été de la part de Jérôme — et de son ministre de la Guerre — un tour de force véritable et nulle démonstration ne pouvait être aussi probante de son obéissance fraternelle. Durant les premiers mois de 1813, cette nouvelle armée prit une part honorable à la campagne. Et puis, survinrent les revers ; survint la propagande des nationalistes allemands — et elle tourna. Mais Jérôme alors ne se faisait guère plus d'illusions !

Il y eut une façade fâcheuse : les fêtes, les bals, les spectacles, les parures, les favoris, les maîtresses, un entourage peu recommandable, voyant et bruyant, mais, derrière, il y avait des travailleurs, des hommes qui savaient leur métier d'administrateurs et de juristes, un ministre de la Guerre qui avait du génie, à côté d'infiniment de folie, d'excellents officiers de troupe, même certains éléments nationaux sincèrement ralliés qui, à travers les désastres, demeurèrent inébranlablement fidèles ; il y eut des institutions judicieuses, des créations dont on ne pouvait méconnaître l'utilité, mais toutes les qualités d'esprit — assez mordant parfois — d'intelligence, de bonne volonté même étaient gâtées par cette versatilité qui ne permettait à Jérôme ni de suivre un dessein, ni de réaliser le projet qu'il avait le plus caressé, ni de comprendre les responsabilités qui lui incombaient. Mais n'était-ce pas l'Empereur qui, dans une large mesure, était cause du développement qu'avaient pris ces défauts, et ne devait-on pas tenir compte à Jérôme qu'il n'avait en qu'à paraître pour trouver les cieux constamment ouverts ?

Si l'on peut attribuer à son étourderie, son inconstance, son amour des femmes, ses coups de tête de 1844 en Amérique, de 1809 en Autriche, de 1812 en Russie, où chaque fois l'Empereur pardonne l'affaire de 1813 reste à part : il y a une velléité de négociation avec les Alliés qu'on ne comprend pas, il y a une retraite qui est précipitée ; il y a une rentrée dont les circonstances sont inexpliquées et un nouveau départ qui est malencontreux ; là, l'Empereur se fâche, et une lutte s'établit, dont tontes les péripéties sont regrettables, aussi bien pour le présent que pour l'avenir. Jérôme ne veut pas admettre qu'il n'ait été roi que par la grâce de l'Empereur : il l'est par la grâce de Dieu, il entend le rester et tous les malheurs viennent de là. Nul doute qu'il n'y soit encouragé, excité, presque contraint par la volonté de sa femme, qui pousse l'orgueil d'être de la race dont elle sort à en faire une religion et qui plus tard, par une transposition qui étonne, substitue la famille Bonaparte à la famille de Wurtemberg. Elle s'exaltera plus encore sur les frères et sœurs de son mari que sur les siens propres qui passent au second plan.

C'est une femme qui aime passionnément son mari, qui l'aime physiquement malgré tous les partages, au point de lui tout sacrifier — hormis qu'ils restent prince et princesse avec le train qui convient. Elle vit donc en princesse, ne sachant et ne pouvant vivre autrement. Quant à Jérôme, moins par esprit de lucre que par goût d'entreprise, il poursuit des spéculations qui le ruinent de plus en plus, mais, à chaque fois qu'il s'abat, une main le relève — et cela jusqu'à sa mort. Il a été sous ce point de vue l'homme le plus heureux qui ait existé et jamais n'en trouvera-t-on qui ait éprouvé davantage les ressources de sa destinée.

On ne saurait douter, malgré sa conduite en 1814, qu'il aimât son frère, et l'affection qu'il lui portait fut sans doute un des mobiles qui le déterminèrent, en 1815, à quitter Trieste et à venir à Paris. Il eut grand peine à n'y pas jouer au roi. On a vu sa conduite à Hougoumont et cc qu'on sait de lui pendant la retraite. Il faut lui compter la lettre qu'il écrivit pour obtenir de visiter son frère à Sainte-Hélène. S'il ne put contribuer que par des démarches au subside familial, il né s'épargna point. Plus vive, plus violente même que qui que ce soit, Catherine s'éleva contre les actes despotiques de Fesch et il ne tint point à elle que l'Empereur eût un médecin et des compagnons tels qu'il les eût souhaités. A la mort de l'Empereur, la douleur de Jérôme et celle de sa femme purent paraître quelque peu déclamatoires, mais lorsqu'on sort de la simplicité, qui seule est vraie — surtout s'agissant d'aussi grandes choses — on tombe dans la rhétorique.

Ce n'est point sur ce qu'il lui devait tout qu'on peut juger sa reconnaissance, mais on peut croire qu'il comprit à quelque moment combien son frère lui manquait : seulement c'était leur enfant gâté, et il resta tel jusqu'à soixante-seize ans.

***

Les filles, Elisa et Caroline sont de même formation morale et intellectuelle que les garçons. Toutes deux contractent l'esprit de principat et règnent avant même que leur frère leur ait offert un trône. Toutes deux estiment qu'ayant reçu de la nature des sens impérieux, le mieux qu'elles puissent faire est de leur obéir. Toutefois, l'une ne recherche là que le plaisir qu'elle prend et qu'elle donne, -et elle comble de présents, parfois émouvants, ceux qui les lui. procurent ; ainsi lorsqu'elle récompense Fun d'eux — qui d'ailleurs meurt à la peine -- par l'aigle d'or de la Légion ; ainsi lorsque, par un autre, elle laisse -voler partie de ses bijoux. Caroline n'est point si sotte. Elle calcule, même alors, et place ses faveurs à bon escient. Elle entend que ceux qui y ont part se rendent complaisants à ses desseins politiques et qu'à quelque moment elle puisse requérir leurs bons procédés. Ainsi, sans trop savoir quel rôle elle distribuera à tel ou tel, continue-t-elle à recruter sa troupe et la tient-elle en haleine. Cela n'est pas si mal joué et par là est-elle presque en mesure de se maintenir sur le trône où son frère l'a élevée.

A part les sens qui troublent quelque peu la tête de l'aînée, s'ils laissent à la cadette toute sa lucidité, ce sont l'une et l'autre des femmes supérieures, d'une intelligence immédiate, que n'embarrassent ni les scrupules, ni l'affection, ni la reconnaissance, ni quelque autre sentiment qui ne soit pas l'égoïsme ou l'intérêt : ce qui pourrait bien être pareil. Élisa plus pédante, ayant davantage d'études et de réflexions, joue à la Sémiramis sur son théâtre de Lucques et s'efforce à plaire à Napoléon par des flatteries qui parfois passent les bornes et par une manière de gouverner qui lui rappelle ses façons. Elle n'a pour ce frère qu'une affection médiocre, n'étant attirée que vers Lucien qu'elle admire et vers Jérôme qui lui plait. Toutefois, tant que la fortune sourit à l'Empereur, elle sert avec zèle. Du jour que la chance tourne, Élisa, toute prête à la trahison, cherche à négocier ; mais ce qu'elle peut vendre est trop médiocre polir qu'on la prenne en considération. Pourtant elle se cramponne à ses principautés : qu'on lui enlève la Toscane, elle y consent ; mais ne peut-on lui laisser Lucques ? Et si Lucques revient à une Bourbon, au moins Piombino ? Et elle défend son Piombino envers et contre tous, étant princesse par la grâce de Dieu et ne pouvant être détrônée sans une injustice suprême. De son frère vaincu, interné à l'Ile d'Elbe, nul souci ; elle sait qu'il ne paie plus et elle coupe. Vis-à-vis des Souverains alliés, elle excelle à faire retraite, à se ménager des protections, si bien qu'on lui garantit des biens con- testables, qu'on la laisse presque tranquille, qu'on lui permet d'habiter où elle veut en Italie ; qu'on ne prend aucun ombrage des fêtes qu'elle donne, des terres qu'elle acquiert et du train qu'elle mène. Elle semble s'être résignée, et le cas est rare, à vivre en particulière, entourée de complaisants et de serviteurs qui peuvent passer pour être des amis. Quelques-uns sont si dévoués à Napoléon qu'ils feraient penser qu'Élisa partage leurs sentiments. Mais sa maison, ses terres, ses travaux, ses enfants, ses plaisirs passent d'abord, puis, dans sa famille, sa mère, Lucien et Jérôme : encore quelles querelles avec celui-ci !

***

Pour s'établir et se maintenir en faveur près de son frère, Caroline n'a reculé devant aucune complaisance. Elle s'est faite la très huile servante de ses fantaisies et, par là, elle a obtenu en faveur de son mari, d'extraordinaires avancements. Une fortune immense, le plus grand train, le plus magnifique hôtel qui fût à Paris, et la plus délicieuse maison de campagne, le bâton de maréchal, l'ancre double de grand amiral, la dignité de prince d'Empire, puis d'Altesse Impériale, un grand-duché avec une capitale, des châteaux, et une armée, enfin un royaume voilà ce qu'elle a tiré pièce à pièce de la faiblesse de son frère, qui l'aime assez, elle, mais qui n'aime guère son mari, parce qu'il le connaît.

Tant qu'elle a cru aux destinées de son frère, elle est restée fidèle, durant que Murat, toujours pareil à lui-même, cherchait par toutes les voies son avancement comme il avait fait dès ses débuts, pratiquait alternativement la flagornerie et la délation, s'efforçait, dès qu'il eut atteint une apparence de souverain, à nouer des intrigues contre la France, avec le roi de Prusse d'abord, tout à l'heure avec l'empereur Alexandre ; mais ce n'est pas encore le grand jeu. En le chargeant en Espagne de besognes dont il lui rogne ensuite le salaire, Napoléon l'exaspère et Caroline frémissante essaie vainement de contester le traité de Bayonne, qui, en lui donnant un trône, lui ravit ses biens, la pousse définitivement hors de France, lui enlève l'espoir d'y revenir.

C'est là ce que Murat n'admet pas : au mépris des droits de ses beaux-frères et.de ses neveux, il entend succéder au trône impérial et cette mémorable intrigue l'eût perdu en même temps que ses complices, si Napoléon eût pu y croire et si Caroline n'était pas intervenue. Les tentatives se succèdent, chaque année, chaque mois, chaque jour, pour atteindre une autonomie qui ne peut être acquise que moyennant que Murat échange la protection de la France contre celle d'une puissance qu'il croira plus forte ou plus stable. Caroline reste écartée de ce travail préparatoire, de ces négociations subreptices, où Murat déploie, avec infiniment d'astuce et de rouerie, cette sorte de sens politique que peuvent fournir l'absence de scrupules et le mépris des engagements passés. De fait, il quête partout des garants de sa couronne : il ne se sépare pas encore de Napoléon, mais il finasse à la recherche d'autres protecteurs ; sa marché oblique a des retours, selon qu'il rencontre ou non l'accueil qu'il espérait ; Caroline semble ignorer, ignore peut être les pourparlers ; elle a pour mission de maintenir, d'adoucir, de rétablir avec Son frère, les rapports que l'imprudence de Murat, sa précipitation et sa témérité ont presque rompus. Elle y emploie une habileté extraordinaire, et y réussit d'autant mieux qu'elle parait nécessaire à l'Empereur, pour certaines fonctions, qu'elle a l'air et la tenue qu'il faut pour les cérémonies de la Cour et, qu'advenant le second mariage, elle est la seule parente qu'il puisse mettre en avant parce qu'elle est reine, qu'elle est férue d'étiquette, qu'elle est adroite et pourra s'insinuer près de la jeune Archiduchesse. C'est à la vérité tout le contraire qui arrive et, du moment où l'influence de Marie-Louise devient prépondérante, c'est fini de Caroline.

Si Murat, dès la fin de 1812, mène, de concert avec l'Autriche, sa défection ; si, commandant en chef la Grande Armée, il y joue un rôle dont on n'a point encore trouvé la complète explication ; si, dès son retour à Naples, il entre résolument en négociations avec l'ennemi ; si, dès avril 1813, tout est conclu ; c'est seulement en juin que Caroline, mise dans le secret, acquiesce à tout. Dès qu'elle a pris son parti, elle s'y tient. Elle ne vacille point dans ses projets : sans doute, elle garde encore des apparences, écrit des lettres, s'efforce à détourner les soupçons, mais elle a perdu sa confiance aux destinées de son frère ; elle a retrouvé dans un ancien ami un protecteur au mérite duquel elle rend justice et qui lui garantit ses États : elle n'hésite point, et elle accomplit, sans un remords, l'acte qui la déshonore. — Pourvu qu'elle règne !

A partir de ce moment commence la bataille avec Murat : eau, s'il fut le premier à préparer l'entente avec l'Autriche, à présent il hésite, il nourrit des desseins de conquête, il voudrait régner sur l'Italie entière. peut-être sur la France. Il ne se décide pas à donner les arrhes qu'il doit à l'Autriche ; il n'est occupé que de se garnir les poches, alors que, pour s'affermir près de la coalition, il faudrait qu'il marchât contre Eugène, qu'il le battit, qu'il se rendît utile, qu'il se fît le Bernadotte du Midi. La reine a beau faire ; rien ne le dée.ide à penser et à agir droit, à rester franchement dans le parti qu'il a embrassé. Quand il rentre à Naples après sa misérable campagne sur le Pô, il n'apporte ni honneur, ni profit. Elle le sent, mais elle fait tête, car elle est brave ; elle remonte le courant ; elle s'imagine qu'à présent son mari est lié et qu'il tiendra. Point du tout ! Le voici qui se remet à intriguer, cette fois avec Napoléon ; comme il entend bien être roi de l'Italie carbonariste, il ne veut pas être devancé par l'Empereur ; il veut assurer son lot et prendre sa part. Tout ce que fait alors Caroline pour empêcher cette avant-dernière folie prouve son intelligence et son sens politique. Mais retient-on un aliéné ?

Dans les derniers jours qu'elle passe à Naples elle prend une allure de souveraine de vieille race ; une souveraine à la Marie-Thérèse ; elle tient tête à l'ennemi qui avarice, à ses généraux qui trahissent, à l'émeute qui gronde, et lorsque, à la suite d'une capitulation aussitôt lâche eût violée, elle se trouve prisonnière, son attitude reste très noble et l'on ne peut se défendre de l'admirer.

Est-elle à ce moment réconciliée avec son frère, on pourrait le croire, car elle recourt encore à lui comme à la Providence visible ; elle n'eut pas manqué de solliciter et sans doute d'obtenir son pardon s'il avait été victorieux à Waterloo ; mais il fut vaincu.

Elle prit son parti de vivre en Autriche où elle était assurée d'efficaces protections ; elle parut, non pas oublier qu'elle avait été reine, mais laisser à ceux-là seuls qui l'entouraient le soin de s'en souvenir. Elle ne retint de ses splendeurs que l'anagramme de Napoli et elle s'appela jusqu'à sa mort la comtesse de Lipona.

Le traité de Bayonne dont son frère avait imposé les conditions draconiennes l'avait dépouillée de tous les biens qu'elle possédait en France à titre onéreux : à l'acquisition ou à l'embellissement desquels elle avait employé une grande partie de la fortune acquise par elle et par son mari. Rien qu'à ces propriétés d'agrément, l'Elysée et Neuilly, on peut juger du capital représenté. Elle avait reçu en échange des domaines napolitains et, avec le royaume, les domaines s'étaient dissipés. Il ne lui restait guère à son départ de Naples que ses bijoux et quelques médiocres capitaux. Elle paya d'abord les dettes de son mari ; elle paya ces billets à l'infini que, durant sa promenade en Corse, Murat avait signés dans les logis de fortune où on lui vendait l'hospitalité. Elle s'y ruina ; elle paya de ses deniers, des deniers de ses enfants, presque tant qu'il y en eut, et elle ne renia aucune de ces signatures. C'est là encore une des particularités de ce caractère. Elle est belle joueuse, elle a perdu ; elle paie. Mais ensuite elle trouve qu'à Napoléon elle ne doit rien et qu'elle est quitte.

***

Tous ceux-là, frères et sœurs — sauf Joseph — aiment Napoléon pour ce qu'il leur rapporte, pour le bien qu'il leur fait, le pouvoir qu'il leur octroie et tous, plus ou moins, l'ont renié, certains jusqu'à trahison. Mais voici, dans la Famille, deux femmes qui l'aiment sans calcul, non pas pour ce qu'elles espèrent de lui, non pas pour ce qu'il leur donne, non pas pour ce qu'elles en prennent, mais pour ce qu'il est, parce qu'en elles quelque chose commande, qui n'est ni des sens, ni des intérêts, et que ce quelque chose est la tendresse innée entre certains êtres, l'amour en ce qu'il a de plus épuré et de plus noble : l'amour maternel et l'amour fraternel.

La vieille dame, dont la noblesse physique évoque les patriciennes de l'ancienne Rome, est ignorante et peu cultivée ; mais elle a le cœur bien placé et l'âme haute. Celui de ses enfants qui est malheureux, parla faute d'un autre ou par la sienne propre, devient aussitôt le plus chéri. Elle va à lui, elle le console, elle le défend. Dans leur enfance, quand un d'eux s'était blessé, elle le prenait sur ses genoux et le dorlotait jusqu'à ce qu'il eût cessé de pleurer ; alors elle le posait et reprenait son ouvrage, car elle n'avait point de temps à perdre. Contre Napoléon, elle avait pris hautement le parti de Lucien, si peu qu'elle pût priser ses, deux mariages ; si fort qu'Alexandrine surtout fût faite pour lui déplaire. Plus tard, pour tous ceux qui se trouvaient en lutte avec le grand frère, elle s'entremit et n'hésita point à prendre parti. Ainsi pour Joseph après Vittoria, pour Jérôme à son retour de Westphalie ; mais Lucien' et Louis lui donnèrent bien du mal. L'on ne saurait dire qu'elle se rendit compte ni des griefs qu'ils avaient formés, ni des torts qu'ils avaient eus, c'était de la politique et cela regardait les hommes ; ce qui la regardait elle, c'est qu'ils étaient ses .fils et qu'elle ne pouvait souffrir qu'on les molestât. Aussi reprenait-elle celui qu'elle accusait d'avoir battu les autres, les autres eussent-ils commencé et, parce qu'il était le plus fort, lui tenait-elle tête plus fermement.

On avait pu lui souiller des ambitions, et proposer à son esprit des buts qu'en réalité elle se souciait assez peu d'atteindre, mais jamais elle ne les avait recherchés par des complaisances vis-à-vis de celui qui pouvait tout, par des flatteries et des bassesses. Elle demeurait à son rang, donnait des levons, n'en recevait pas ; elle exigeait de tous ce qu'elle croyait de à sa dignité maternelle, fût-ce de la fille des Césars ; et se les faisait rendre. Elle ne tenait point aux dehors ni aux faux-semblants, et elle économisait. Elle se retrouvait en son hôtel de la rue Saint-Dominique, telle qu'en sa maison d'Ajaccio, ménagère et parcimonieuse, prête pourtant, aux grandes occasions, à donner presque son dernier.sol. Ainsi fut-elle bien inspirée d'accumuler un trésor, car, vu sa renommée, chacun des enfants le tenait pour inépuisable. En France, saut qu'elle avait acheté de Lucien cet hôtel — payé par Napoléon et revendu fort cher à Louis XVIII elle ne s'était point embarrassée d'immeubles qui sont voyants et que les révolutions confisquent. Elle ne pouvait tenir à ce château de Pont que son fils lui avait donné sans l'avoir vu et où subsistait de tout le parc une avenue de grands arbres ; elle préférait de beaucoup les capitaux et les bijoux qu'on peut cacher. Dès la campagne d'Italie, elle avait un compte ouvert à Marseille chez Clary le beau-frère de Joseph, d'autres à Naples, à Ajaccio, ailleurs sans doute. Bien lui prit : ce fut elle qui fit vivre presque tout son monde, au moins Lucien, Jérôme, Caroline. Ceux même qui, comme Elisa, étaient riches, n'en tiraient pas moins sur elle, mais elle se défendait : il y avait le captif de Sainte-Hélène vers qui allait toute sa tendresse. Et combien elle la lui avait témoignée depuis qu'elle était venue le joindre à l'ile d'Elbe, et qu'elle avait semblé s'attacher d'autant plus à lui que sa fortune était plus en péril ! N'était-ce pas pour lui apporter l'assistance de sa tendresse qu'elle était venue de Naples à Paris et quelle scène, les adieux de la mère et du fils à Malmaison, le suprême entretien avec le condamné à mort ! Elle avait demandé à le rejoindre, à partager sa captivité de Longwood, comme à Porto-Ferrajo elle avait partagé son exil, et le jour où elle avait appris ses besoins, elle avait largement ouvert sa bourse et, bien qu'elle comptât ce qui en sortait et que ce calcul la chagrinât, elle eût été prête à la vider.

***

Mais il y avait son frère. Le Cardinal, malgré les apologies que divers ecclésiastiques lui ont consacrées, est demeuré un inconnu pour l'histoire et, si son rôle politique peut, à tort, paraître négligeable, son rôle familial, grâce à l'ascendant qu'il exerçait sur Madame est prédominant. Il est le directeur des pensées et des actes de sa sœur, et, à le voir manœuvrer, on éprouve d'étranges soupçons.

Ce prêtre, qui, après avoir adhéré au schisme constitutionnel et en avoir profité en achetant des biens d'Église, a jeté la soutane aux orties et a fait fortune comme inspecteur des charrois — car tout arrive ! — est rentré dans les Ordres sans avoir rétracté ni désavoué son serment, et son neveu l'a fait tout de suite archevêque de Lyon et cardinal. Il a été assurément choisi par Dieu lui-même et comment ne le penserait-il pas quand il cumule la primatie des Gaules, la coadjutorerie de Ratisbonne et l'archevêché de Paris. Il lui reste d'être pape, mais Pie VII s'obstine à vivre. Au début, on dût penser qu'il serait tendre aux prêtres constitutionnels, non qu'on sût qu'il l'avait été, mais qu'on le croyait inspiré par le Consul. Il fut au contraire, le plus fougueux des ultramontains ; seulement, dans ses conflits avec Napoléon, il lui arriva de céder là-dessus lorsque ses intérêts étaient en contradiction trop formelle avec ses convictions. Lors de la chute de l'Empire, il était presque entièrement brouillé avec son neveu, dont il censurait les actes, et dont il désapprouvait la politique religieuse. En 1815, il accompagna sa sœur en France, mais il s'arrangea pour n'arriver qu'après la cérémonie du Champ de Mai, où il ne voulait pas officier. A la seconde Restauration, il fallut que Fouché le poussât par les épaules hors de France, tant il était résolu à exercer ses droits sur son épouse selon le Christ, l'Église de Lyon. A l'Empereur, il ne témoigna aucune gratitude ; il n'en éprouvait aucune, peut-être une animosité où il y avait de la rancune. Car s'il n'accusait pas Napoléon d'avoir entravé sa carrière, au moins lui reprochait-il de n'avoir pas acheté son hôtel avec ses collections de tableaux et de n'avoir pas favorisé ses entreprises de propagande ultramontaine.

Dans l'état d'aberration où le jetèrent les révélations de la voyante allemande et où il entraîna sa sœur, ne faut-il pas distinguer entre la niaiserie superstitieuse et l'hostilité voilée contre son neveu ? Il trouve fort bon que Napoléon ait-été ravi par les anges, car de la sorte il n'a plus à s'en occuper, ni à dépenser pour lui l'argent de Madame. Sans doute a-t-il pu être abusé, mais est-ce au point qu'il ait intercepté toutes les lettres venues de Bertrand, venues d'O'Meara, venues de Mme de Montholon ? Sans doute, a-t-il pu être aveuglé, mais l'est-il de façon que la lumière revenue, apportée par Buonavita, il se refuse à voir ? Sa conduite est suspecte, plus que cela peut-être.

Et quelle atténuation ? Sa sottise, son orgueil, son infatuation cardinale, oui, mais surtout son infaillibilité. Rien ni personne ne l'eût amené à se rétracter, à avouer qu'il avait été dupe, à s'excuser au moins. Mais non ! Il ne saurait pas plus se tromper en révélations qu'en tableaux, et il y porte la même assurance furibonde. Peut-être dira-t-on qu'il met l'Empereur si haut qu'il ne saurait lui attribuer des destinées ordinaires, qu'il le place au-dessus de l'humanité, qu'il le tient pour le messager de Dieu. Mais alors pourquoi lui avoir résisté, lui avoir tenu tête, l'avoir contrecarré eu toute occasion ? S'est-il aperçu, seulement après sa chute, de sa vertu quasi divine ? Sur quelle base fonde-t-il alors sa conviction, et pourquoi conteste-t-il tout ce qui pourrait être pour le captif un secours ou une distraction ? Quelque opinion qu'on prenne de sa conduite depuis 1818, Fesch n'en reste pas moins d'un esprit aussi médiocre que son caractère et d'une gratitude égale, à l'égard de celui qui l'a tiré de la boue et en a fait le plus grand dignitaire de l'Eglise après le Pape. C'est par lui que Madame, malgré sa tendresse pour son fils, a été induite à faillir à son devoir et à ne lui point porter les secours qu'elle lui devait.

***

Si, près de Madame, ce prêtre figure assez bien, en ce qui regarde Napoléon, le mauvais génie, Paulette représente au naturel la bonne fée. Qu'elle ait eu beaucoup d'amants, cela ne saurait faire compte. Elle avait de grands besoins et elle y joignait des désirs constamment renouvelés. On dira qu'elle était sensuelle et nul n'y contredira qu'elle ne professait point sur la pudicité les opinions que le christianisme a imposées : c'était une païenne, elle avait la beauté de son corps pour religion et elle en célébrait le culte avec quelque luxure. Qu'elle en fit largesse à des hommes qu'elle choisissait vigoureux et beaux, c'était pour choquer les ascètes, mais nul n'en souffrait, au contraire.

Ce qui importe, c'est que la vie amoureuse — la vie sensuelle — de Pauline n'empiétait en rien sur sa vie familiale. Elle faisait exactement le partage entre l'une et l'autre. Nulle fille, nulle sœur ne fut plus attentive ni plus dévouée, mais, entre tous ses frères, c'est à Napoléon qu'allait son cœur. Elle ne l'aimait point par intérêt, ni même par reconnaissance. Certes, elle ne méprisait point l'argent qui, apportait à sa beauté des écrins assortis ; elle ne 'dédaignait point les titres ni les honneurs, mais, au fait, par ce qu'elle était, par ce qu'elle tenait de la divine nature, n'était-elle pas au-dessus des uns comme des autres ? Sa beauté était une royauté et Napoléon l'avait seulement déclarée princesse. Certes, elle se plaisait au luxe dont elle était entourée, mais elle emmenait avec elle la portion qu'elle tenait pour nécessaire et elle se souciait peu. en ‘réalité des cadres changeants où elle le portait : car elle aussi, toute malade qu'elle était — ou qu'elle se croyait — ne pouvait se tenir en place et cédait à un besoin maladif d'instabilité. Aussi, son palais de Paris, si magnifique qu'il fût, n'était pour elle qu'un lieu de passage ou une salle de fêtes. Plutôt que de l'habiter d'une façon sédentaire, elle préférait des installations de fortune en quelque ville d'eaux perdue, sur quelque plage méditerranéenne, dans un hôtel meublé ou une auberge ; elle n'avait besoin que de ce qu'elle chargeait sur deux ou trois voitures, avec son palanquin, sa baignoire, ses lits pliants, ses bijoux, assez de toilettes pour ne point se faire honte et un amant. Assurément, pour ses robes, ses chapeaux, l'attirail qui parait sa personne, elle cherchait la suprême élégance, Mais point du tout pour ce qui l'entourait lorsqu'elle n'était point chez elle : cela est pareil chez son frère, mais sans aucun des raffinements qu'il faut à Paulette.

La tendresse qu'elle porte à Napoléon est de l'adoration ; elle est certaine qu'il est supérieur à tous les hommes et elle est enivrée d'être sa sœur. Il n'est rien où elle ne soit prête à lui obéir ; elle oublie pour le servir ses souffrances, les soucis que lui donne sa santé : elle lui offre sa fortune et elle éprouve un contentement ému lorsqu'il en accepte quelque portion. Rien ne l'arrête pour le rejoindre, pour lui porter ses consolations : que ce soit à l'île d'Elbe ou à Sainte-Hélène, elle est prête à tous les voyages et elle accepte les résidences les plus contraires à ses goûts. Elle obéit sans questionner, ce qui est la bonne façon et elle n'a pas besoin de paroles pour qu'elle pressente un désir. Il convenait que l'Homme qui, chez ses maîtresses ne trouva guère que vanité et cupidité, rencontrât, au moins une fois dans sa vie, un amour sincère, désintéressé, religieux, qui, hors de toute sensualité, lui fût consacré par la plus sensuelle des femmes. Il convenait que l'Homme qui fut trahi par ceux qu'il avait le plus grandis, abandonné par ceux en qui il avait davantage mis sa confiance, vit fine femme, la femme qui incarnait la beauté, la grâce, le divin de son sexe, s'offrir pour essuyer sur son front la sueur de l'agonie et pour rendre moins tourmenté le mystérieux passage. Que n'a-t-elle pu arriver dans la masure délabrée pour dire à celui qu'avait condamné à y mourir l'Oligarchie européenne : Me voici, moi, votre petite sœur Paulette, comme au jour où nous jouions ensemble dans la maison d'Ajaccio, me voici, moi qui goûtai si pleinement la vie, pour vous aider à la mort...

D'elle seule on voudrait fixer l'image près de la sienne ; elle est digne d'y faire pendant pour traverser les âges, associant ainsi à l'immortalité de l'esprit génial l'immortalité de la chair divinisée.

Tels ont été les liens qui ont joint Napoléon à' ses frères et à ses sœurs. Tels les concours qu'il a. pu attendre d'eux dans la bonne et la mauvaise fortune. Il ne convient ni de grandir ni de diminuer outre mesure ces êtres en les rapportant à sa mesure à lui qui dépasse l'humaine. Le théâtre sur lequel il les produisait était si vaste : les rôles qu'il leur distribuait étaient si délicats qu'ils devaient tomber et leur chute était autant imputable à lui qu'à eux-mêmes. Il leur avait demandé un effort qui excédait leurs forces, qui excédait en vérité la nature à moins que durant des générations elle n'ait été pétrie et préparée pour cette fin.

 

***

 

Napoléon est le triomphe d'une individualité. Il ne doit rien à aucune doctrine, il ne se rattache à aucune école, il n'a rien reçu du passé. Son génie n'emprunte rien à personne. Vainement a-t-on tenté des hypothèses sur ses maîtres dans l'art de la guerre. Ses maîtres, c'est la carte et le compas. II imagine, invente, combine, pratique les manœuvres sur la carte. Il use ses cartes à force de se traîner sur elles. Ce ne sont pas des méthodes qu'il emprunte, c'est la fertilité infinie de son esprit qui lui propose les solutions en fonction du problème à résoudre. Dès le début il n'est point un écolier qui cherche à appliquer l'enseignement qu'il a reçu. Comme l'inventeur en mathématiques, il défie dès ses premiers pas tous les maîtres, incapables de résoudre les problèmes qu'il pose.

De même pour le civil, mais là, pour dresser sa carte il se renseigne, il s'entoure de ceux qui peuvent lui fournir des documents, lui apporter des faits — en administration, en législation, 'en finances, en toute matière, — qu'il reconnaît, médite et étudie à mesure. De cette glaise qu'il pétrit, il modèle ses statues. Il n'est point le prisonnier des formules, il n'entend pas être l'esclave des textes. Il est lui-même.

Pour le gouvernement, il ne doit rien à qui que ce soit. Seul il a commandé ses armées, remporté ses victoires, imposé la paix ; seul, il a conquis l'Italie et l'Égypte ; seul, il est acclamé par la Nation qui ne connaît, n'attend, ne veut que lui. II a cette force immense de ne se rattacher à personne, de ne dépendre de personne, d'être un phénomène unique, expression irraisonnée, mais intuitive des aspirations, des besoins, des désirs d'un peuple. Celui-ci s'en remet à lui, dont il ne connaît que la renommée et la gloire, de lui procurer l'ordre, la paix sociale, la paix tout court.

Il est donc le Héros et il vaut seul et par lui-même en opposition aux représentants de la tradition qui valent par la race qu'ils incarnent passagèrement et dont l'activité momentanée est subordonnée à l'action permanente de la Race. Ils n'ont pas le droit de s'en écarter ; ils ont cette raison d'être, en profitent, mais y sont confinés. S'ils rompent avec elle, tous les liens sont brisés ; la tempête s'élève et les emporte.

Ce même flot qui les ravit déposa sur la grève, au jour opportun, ce petit homme nu et seul, sans répondant que ses victoires, sans famille, sans traditions. C'est le fils de la Révolution et cette Révolution qui s'est donné pour but la libération de l'individu, la rupture des attaches de famille, de métier, de profession, la libération de la terre par l'abolition des vassalités féodales, la libération de l'héritage par l'interdiction des substitutions et l'égalité des partages, la libération du mariage par l'institution du divorce, la libération de la société par la suppression de la noblesse, la libération du commerce et de l'industrie par l'anéantissement des Jurandes et des Maîtrises, la libération des consciences par la reconnaissance dés cultes dissidents, la libération de l'Église catholique par la prohibition des vœux perpétuels, la confiscation des biens religieux, la rupture avec Rome, la Révolution ne saurait trouver une plus sublime incarnation de l'Individu. Celui-ci s'est fait lui-même ; il ne tient rien que de lui ; il ne se relie à quoi que ce soit du passé et, comme par un fait exprès, c'est la dernière venue des provinces françaises qui le donne à la France.

Mais le Héros, s'il n'a point hérité des traditions d'une race française, s'il n'a point subi l'empreinte de la famille française, s'il semble libéré aussi bien des préjugés continentaux que des superstitions religieuses, s'il ne parait point se soucier des petitesses bourgeoises et des bassesses hypocrites, est bien plus asservi par la formule corse, qu'il n'eût été jamais par la française. Car cette formule corse est d'une peuplade primitive qui n'a point parcouru encore les stades d'une civilisation telle que la française. La Féodalité, telle qu'elle fut appliquée en France, fut une des plus magnifiques conceptions d'une, société hiérarchisée, ayant la plus large base pour le militaire, le religieux et le civil, et jamais la Corse ne put sortir de l'anarchie républicaine, où la possession des terres communales dépendait de la surprise d'une élection, où la propriété des terres et des eaux domaniales ressortissait de la faveur du souverain accidentel ou de son délégué ; ni culture, ni industrie, ni commerce, ni lois, ni justice. Alors se sont constitués pour une commune résistance, pour une profitable domination, les dans, dont la famille est la base, mais auxquels s'agglutinent des clients de toutes les sortes, dont on examine bien moins le passé, que la force, le courage et la férocité.

Napoléon n'a pu échappera l'esprit de clan. Toutefois comme certain de ses frères, il n'a point adopté les annexes et, en France, du moins, il s'est restreint à la famille propre, mais il pratique à son égard cet esprit de clan par qui la justice reste toujours muette et le crédit toujours actif. L'esprit de clan l'aveugle et il n'a point ici l'exemple que doivent alléguer les chefs de maisons royales : que la condition des princes est imposée par des lois héréditaires et qu'elle ne dépend point de la volonté du souverain. Le souverain, investi et sacré, exerce un contrôle sur les princes de son sang, mais il ne saurait ni les dégrader, ni les exclure ; leurs droits ne dépendent pas de sa volonté. Il n'a pu les créer ; il ne saurait les abolir. Ils sont supérieurs à toute autorité : si la naissance suffit pour les acquérir, rien que la naissance — et la naissance légitime — y donne accès.

Il est matériellement impossible que Napoléon, malgré le désir qu'il a de renouveler la monarchie et d'en être le représentant, puisse penser à constituer de primesaut une race souveraine, car l'aînesse en étant la règle absolue, il serait obligé de céder la place à Joseph. De même il refuse d'agréer certains de ses frères (Lucien et Jérôme) dans la dynastie et, momentanément au moins, il les exclut. Donc, la naissance ne constitue pas un droit ; la loi successorale, c'est lui qui la fait, et l'accession au trône dépend de lui. Ceci est le contraire de la monarchie, de la monarchie héréditaire qui ne saurait se passer du droit divin, et c'est pourquoi il va chercher des inspirations et des exemples chez les Césars. Mais dix-huit siècles l'en séparent et toute une civilisation.

Bien plutôt que des Césars, c'est du clan qu'il tient cette doctrine : que le chef est libre d'accueillir ou d'exclure, que la naissance ne constitue pas un droit, mais une recommandation. Ainsi Napoléon, quoiqu'il fasse, et alors même qu'il croit se rattacher à la tradition royale française dont son avènement est la négation, ne saurait y entrer, et, quelque effort qu'il fasse pour conformer ses institutions à celles de l'ancienne France, il lui manque toujours la base essentielle sans laquelle tout écroule.

 

Le clan est, comme la gens, un organisme social que la pauvreté produit et que la prospérité dissout. Tant que Napoléon a été le chef et le régulateur de la Famille, tant que tout, pour l'avancement et le bien-être n'a dépendu que de sa volonté, il n'a guère rencontré de résistance que de la part de Lucien. Encore n'a-t-il point fait appel en vain, lors des circonstances graves, à ce manœuvrier politique qui excellait, étant un parlementaire, à mater les parlements. Mais Lucien, s'étant créé une indépendance, n'a plus été retenti et il s'est échappé. Il l'a bien fait voir. La force du clan n'est-ce pas que chacun a besoin du chef, comme le chef a besoin de chacun ; et que l'impuissance, la misère et l'oppression sont le résultat du dispersement et la conséquence de l'isolement ? Malgré le cas de Lucien qui eût dé l'éclairer, il a cru que l'esprit de famille suffirait à grouper et à retenir ses-frères, ses beaux-frères, ses sœurs, ses beaux-enfants et jusqu'aux nièces du mari de sa femme ! Il a constitué un système familial dont le sang n'est pas même l'unique hase ; il s'est attaché si fort à cette conception qu'un premier essai ayant échoué, il s'est voué à un second, avec la pensée, peut-on croire, que les rapports de parenté seraient mieux observés par les Habsbourg-Lorraine que par ses propres frères. Il a persisté dans une doctrine dont l'expérience ne l'a point dégoûté et qui a dominé toute sa politique.

Le premier essai, tout au moins, peut être partiellement justifié par les circonstances ou il a été accompli.

La France contrainte par les coalitions renaissantes à la guerre de conquêtes avait su s'assurer des alliés en Europe, des alliés ayant formé, reçu ou accepté un gouvernement semblable au sien. De là un système établi de républiques : la Batave, l'Helvétique, la Cisalpine, la Romaine, la Parthénopéenne, la Septinsulaire, en connexion intime avec la Française agrandie de la Belgique et poussée jusqu'au Rhin. Ce régime était établi lorsque le général Bonaparte reçut de la nation ; charge et mandat de la gouverner. Il institua dans les diverses républiques dépendant de la Française un régime d'ordre, de centralisation, de hiérarchie approprié — Médiation suisse, République italienne, République batave. Entraîné par certaines considérations stratégiques, il déborda sur l'Italie, réunit le Piémont à la République, mais, s'il annexa et organisa le royaume en 1802, le Directoire se l'était fait céder le 9 décembre 1799.

Il a donc hérité d'une politique dont il n'était pas responsable et qu'il ne pouvait abandonner sans renoncer du même coup, et aux conquêtes qui semblaient assurer à la nation ses frontières naturelles, et au seul système d'alliance qui put, dans l'état de l'Europe, lui ménager sur ses confins une ligne de barrières ou au moins de tampons.

Advenant en France l'évolution qui substitua le pouvoir héréditaire au pouvoir viager, évolution qu'il put souhaiter et préparer, mais qui s'accomplit par le libre vœu de la nation, il dût considérer que la même évolution s'imposait dans les républiques alliées : où pouvait-il chercher et trouver les souverains à leur donner ? Il crut que, s'ils n'étaient point les plus capables, ses frères seraient au moins les plus dévoués. En quoi il se trompait ; car, s'ils atteignirent du premier coup l'esprit de principat, s'ils devinrent tout de suite analogues à des légitimes par la conviction de leur destinée, sinon de leur origine surnaturelle, et par l'infatuation de leur pouvoir, ils n'acquirent pas aussi vite le sens politique. Si, prenant exemple sur les souverains de Bavière, de Saxe, de Wurtemberg, qui connaissaient de longue date les avantages des confédérations, ils s'étaient convaincu que les Etats faibles sont contraints de se grouper autour d'un Etat de force supérieure et de suivre ses impulsions, afin de ne pas se trouver écrasés dans le choc de deux puissances majeures ; si les rois napoléoniens avaient servi franchement la politique du chef de l'Empire, peut-être se seraient-ils sauvés et l'eussent-ils sauvé avec eux ; mais, convaincus de leur légitimité, ils n'eurent pour objet que de jouer au roi, de s'assurer l'extérieur de la royauté, de s'entourer d'une cour somptueuse, de favoris attentifs et de maitresses complaisantes, de distribuer des grades et des fonctions, de former des armées le plus nombreuses et aussi le moins sûres, d'ouvrir et d'entretenir, avec les puissances étrangères, des relations diplomatiques, dont il était malaisé de découvrir l'utilité, mais dont il était facile d'annoncer les dangers ; bref de se procurer tous les moyens de réclamer une indépendance qu'ils s'assureraient à la fin n'importe à quel prix.

C'était là le but unique qu'ils semblaient poursuivre. Ils étaient rois, celui-ci par le vœu unanime du peuple hollandais ; celui-là par le consentement du peuple napolitain ; cet autre par l'accord de l'Europe à Tilsit ; un quatrième par le vote des cortès, un cinquième par la cession de l'ancien monarque. Aucun ne veut voir que Napoléon seul a conduit à Paris les députés hollandais, conquis par ses armées les Etats de Naples, contraint la Russie et la Prusse à admettre une Westphalie, imposé un souverain à l'Espagne surprise, et, sur l'avancement donné à l'un des rois de sa façon, promu un général à la place. Il a seul tout imaginé et tout réalisé et s'il a couvert de quelque paravent son action continue et décisive, bien sûr ne pouvait-il penser que les bénéficiaires en fussent clopes ? Et pourtant il faut croire qu'ils l'étaient — ou du moins agissaient-ils comme s'ils l'avaient été. Ils se tenaient pour des rois, aussi rois que les rois de Wurtemberg, de Saxe, de Bavière qui, en effet, étaient rois par la grâce de Napoléon, mais pour qui ce n'avait été là qu'un simple changement de titre, et qui, depuis des siècles, avaient formé liaison avec leurs sujets ; tandis qu'imposés par le conquérant à des peuples hostiles, les Bonaparte eussent dû comprendre que leurs sujets, lors même qu'ils n'étaient point révoltés, étaient constamment frémissants.

Loin de se rendre compte de l'animadversion que chacun d'eux inspirait et qui se traduisait par de la pitié, de la haine ou du mépris, ils se complaisaient à penser que Napoléon seul était l'objet de cette exécration ; que c'était la faute à lui et ses soldats s'il se rencontrait çà et là quelques récalcitrants. La solution était toute trouvée : que les Français se retirassent tout à fait, qu'ils fournissent seulement de l'argent, des canons, des équipements et des armes, qu'ils laissassent les Napoléonides former leur armées avec des éléments nationaux, qu'ils les libérassent de toute ingérence étrangère, et qu'ils ne s'étonnassent pas sils recherchaient d'autres alliances et s'ils disposaient de leurs forces suivant leurs intérêts. Alors on verrait beau jeu. Et si la France avait gagné à tant de guerres cinq à six ennemis de plus, peut-être les Bonaparte y auraient-ils mérité leurs trônes. Pour quoi, chacun s'imaginait être le chef d'une dynastie nationale. De bonne foi ? Sans doute : il est des grâces d'état.

Le lien qui les avait unis n'avait point résisté au développement de l'esprit d'égoïsme chez chacun d'eux, à la conviction de leur génie, à la certitude de leur légitimité, et, il faut l'avouer, à des considérations qu'ils pouvaient tirer des aspirations, des intérêts, des besoins de leurs peuples. Par là, certains eussent pu mériter — ils méritèrent en effet — quelque reconnaissance de ceux qui avaient été témoins de leurs efforts, de leur bonne volonté et de leur résistance. Il y a, pour les nations, des lois immuables qui les contraignent à une certaine politique, à certaines alliances, auxquelles elles font retour, dès que les liens dynastiques auxquels elles ont cédé pour contracter d'autres amitiés, se sont relâchés et distendus. Mais que deux années suffisent pour les rompre, c'est bref. Aussi bien, môme en ne reculant pour se rendre nationaux devant aucun sacrifice, ces rois fussent restés étrangers et le premier acte de leur peuple libéré eût été de les remercier, avec plus ou moins d'égards, mais sans retour.

Que la nécessité de l'union du nouveau système contre l'ancien ait échappé aux Napoléonides, n'était-ce point parce qu'au lieu de s'efforcer à constituer une Europe régénérée, ils se proposaient d'entrer dans les meubles, les titres, les habits, la peau peut-on dire, des rois qu'ils remplaçaient et auxquels ils croyaient succéder. Ainsi Joseph, roi catholique, affublé de toutes les couronnes que portait Charles IV, père d'infantes d'Espagne, distribuant des Toisons d'or et des Grandesses et raffinant sur l'étiquette castillane. Il s'agissait qu'on les prit pour des vrais rois et ils ne se doutaient point que la seule manière qu'ils eussent eu de s'imposer eût été de se, montrer franchement ce qu'ils étaient : les fils de la Révolution, ses soldats et ses pionniers. Par ce qu'ils ont fait pour libérer les hommes et les terres du servage féodal, pour établir l'égalité devant la loi, la liberté de conscience, la liberté de tester, ils ont trouvé dans la suite du temps, parmi ceux même qui les avaient le plus ardemment et le plus opiniâtrement combattus des apologistes à coup sûr désintéressés. Mais, durant qu'ils étaient sur le trône, ils ne les eussent jamais convaincus, car ayant été imposés par l'étranger, ils étaient, par cela seul, marqués d'une souillure indélébile.

Toutefois, ils eussent laissé, dans les pays qu'ils eurent à gouverner, des traces si profondes qu'on ne saurait dire ce qui fût arrivé, si, du phare de Messine à l'embouchure de l'Elbe, instaurant en même temps que le Code des lois françaises et la Déclaration des Droits, le gouvernement représentatif, ils avaient appliqué, de leur volonté libre et pleine, la formule même que certains de leurs peuples devaient attendre près d'un siècle encore. D'en avoir concédé l'apparence- plus que la réalité, suffit pour jeter dans la partie de l'Europe que Napoléon avait conquise et influencée, des germes dont les premiers se développèrent dès le lendemain de sa chute en 1815 et la plupart cinq ans après en 1820. Étouffés alors, ils prirent en terre une vigueur telle qu'en 1830 ils triomphèrent, en France du moins ; il n'a fallu qu'un siècle pour que, dans l'Europe entière, l'œuvre de Napoléon fut accomplie.

Il faut dire l'œuvre de Napoléon.

***

La République directoriale n'avait laissé dans les pays conquis que désordre et inimitiés : pas une de ses institutions n'avait subsisté ; les gouvernements qu'elle avait imposés, n'avaient eu qu'une existence éphémère. Ce fut Napoléon seul qui jeta des semences de liberté et d'égalité chez les nations d'Europe qui lui avaient été le plus hostiles, mais ces semences n'avaient point porté de fruits immédiats, surtout ceux-ci n'avaient point été menés à maturité par l'organisateur génial, et la moisson par là s'en trouva retardée.

Ceux qui eussent pu la réaliser, si Napoléon lui-même, en cédant au démon des vanités séculaires, n'avait point méconnu à quelques égards son rôle sublime de réformateur social, ne comprenaient point ce que les nations eussent pu leur devoir. Même l'esprit de famille ne suffit point à les rendre obéissants à celui que son génie et sa fortune leur avait imposés pour chef, mais lui eussent-ils été soumis, n'eussent-ils point porté en eux l'esprit d'indépendance et de rébellion, ils ne se fussent pas davantage accordés.

Ils étaient si distants d'âge que, à leur entrée en scène, leurs idées évoluaient d'une constitution libérale, telle que Joseph semblait la concevoir, à une autocratie que Jérôme paraissait seule admettre : ils n'avaient ni une opinion semblable, ni une doctrine commune, car leur éducation avait été aussi disparate que leur formation intellectuelle et, pour des régulateurs de peuples, quel extraordinaire apprentissage ils avaient reçu !

S'il appartenait à Napoléon d'apprendre en quelques jours ce qu'il devait savoir de l'Administration, des Finances, de la Législation, de tout ce qui importait au peuple français, une telle instruction ne s'acquiert point d'ordinaire de la sorte, surtout au milieu des préoccupations d'ordres très divers qui assaillent les parvenus. Il eût convenu que ces hommes, élevés si différemment, eussent au moins conféré pour accepter une doctrine commune, prendre, sur les points essentiels, des idées qui ne fussent pas contradictoires, s'accorder sur des principes ; car ceci importait au moins autant que des mesures militaires. Rien ne révèle que de telles conférences aient eu lieu ; rien ne laisse supposer qu'un système commun ait été arrêté et Napoléon lui-même sentait si bien ce qui péchait par là dans son régime qu'il décidait d'instituer, pour tous les enfants accessibles au trône, une maison d'éducation commune. Mais il n'en avait point ouvert pour adultes et celle qu'il eût voulu créer pour enfants ne fonctionna jamais.

Il eût pu du moins s'il l'eût voulu, leur distribuer un enseignement que seul il était capable de donner aussi profond et aussi réaliste. Telle l'immortelle leçon qu'il écrivit pour Eugène lorsqu'il lui confia la couronne d'Italie ; à Eugène, qui, lui, n'est point Bonaparte, il prodigue les conseils, les avertissements, les remontrances, il ne lui laisse rien passer et à chaque faute qu'il fait, il le reprend de la cravache et de l'éperon. Aux siens même, à Jérôme, qu'il fait roi comme il l'a fait amiral à peine s'il est hors de pages, il adresse des bourrades, parfois des observations, mais à peine trouverait-on dans sa correspondance quelques conseils de politique générale ; il développe bien, devant lui comme devant Louis, ce qu'il estime utile à son service, mais il tient pour superflu et oiseux d'exposer le système en soi, d'en marquer les avantages, d'en tracer les règles, d'en définir la substance et la philosophie, de déterminer par quels liens les États fédérés seront unis à l'Empire. Il veut pour la galerie européenne où il ne trompe personne, que chacun de ses rois ait l'air indépendant et, à toute occasion, il fait sentir d'autant plus rudement sa volonté qu'elle n'est limitée par aucun traité, aucune convention, aucune conférence. Le point qu'il a semblé le moins disposé à méditer, dont il s'est soigneusement abstenu d'informer les autres, c'est la base même de leur pouvoir, le rapport qu'il prétend établir d'eux à lui, et qu'au lieu de l'affirmer, il laisse vague, flottant, se confiant, dirait-on, aux circonstances pour le former.

Peut-être s'en remet-il au génie collectif de la Famille, auquel il semble prêter foi et s'imagine-t-il que, par un instinct supérieur, chacun des siens. trouvera la voie qu'il lui faut pratiquer et ne manquera pas de l'y suivre. Etrange illusion dont il ne semble guéri qu'au moment même où le système peut sembler parfait, lorsque l'Italie en 1805, Naples en 1805, la hollande en 1806, la Westphalie en 1807, l'Espagne en 1808, ont reçu des souverains de sa main. Alors, il parait s'apercevoir que le système familial n'a point donné les résultats attendus. L'esprit de famille fait place chez lui à l'esprit de paternité ; l'altruisme restreint à la famille, à l'égoïsme sans atténuation : car la paternité telle qu'il la conçoit, prolongation et réviviscence de lui-même, n'est qu'un égoïsme supérieur. Moyennant quoi, il démolit morceau à morceau son œuvre première, enlevant l'Italie à Eugène, la Hollande à Louis, la moitié de la Westphalie à Jérôme, un grand tiers de l'Espagne à Joseph, reprenant pour l'Empire, pour ses fils à naître, pour lui-même, tout ce qu'il a précédemment donné.

Ainsi peut-on d'autant moins juger le système, que, n'y ayant point assigné de lois, Napoléon n'y a accordé aucune durée. En présence de guerres à soutenir, d'insurrections à vaincre, de nations à organiser, d'institutions à imposer, de lois à porter et asseoir, de mœurs à transformer, d'un personnel à créer, alors qu'il s'agit de faire, tout avec rien, il accorde à ses frères trois, quatre, cinq années au plus. Assurément il lui fallut à lui trois ans tout juste pour refaire une France, mais c'était lui, et c'était la France, et n'est-il pas plus aisé de rétablir une administration nouvelle, un ordre social, un code de lois dans une nation depuis dix années en état de révolution que d'introduire violemment, chez un peuple ayant ses mœurs, ses institutions, ses coutumes, sa civilisation traditionnelles, une façon inverse de penser et de se conduire.

Pour réussir, la tentative eût exigé autant d'hommes de génie qu'il y avait de trônes à pourvoir, une bonne volonté de la part des peuples qui n'eût pu venir que de leur libre consentement, d'un loyalisme qui se fût improvisé, d'une intronisation religieuse qui, en apportant au nouveau roi toutes les forces de l'église nationale, eût consacré doublement son avènement. C'est tout le contraire qu'ont trouvé devant eux les frères de Napoléon. Et celui-ci s'étonnait, après quelques mois, qu'ils ne fussent pas encore au fait, qu'ils n'eussent pas décrété, proclamé, appliqué ses lois, que la pacification de leur royaume se fit attendre et il s'impatientait. S'il mettait sa force à leur disposition pour soumettre les peuples dont il leur attribuait la souveraineté momentanée, il entendait que l'on frappât avec une violence qui appelait toutes les représailles et il traitait les résistances civiles comme des crimes de Lèse Majesté. Ses généraux opérant dans un des royaumes fraternels étaient investis de tous les pouvoirs et le souverain nominal n'avait que le droit de se taire et de laisser faire.

***

Par toutes ces raisons, l'expérience n'est pas concluante et elle n'infirme point les expériences du même ordre qui ont montré la vigueur fédérative des systèmes de famille. Ils ont fait leurs preuves en Europe durant les siècles précédents et l'on n'a point, jusqu'ici, constaté les effets que pourraient produire pour un ensemble de nations des engagements uniquement politiques, même en admettant des formes gouvernementales semblables ou tout le moins approchées.

Lorsque Louis XIV érigea un régime européen, selon lequel la maison de Bourbon devait, pat droit d'héritage ou par droit de conquête, fournir de princes les trônes qu'occupait ci-devant la maison d'Espagne, il crut qu'il suffisait du lien familial pour maintenir intacte l'alliance entre les souverains de son sang ; que la doctrine du droit divin telle qu'elle avait été formulée, par le théoricien de la légitimité était, à elle seule, assez puissante pour n'avoir pas besoin d'un commentaire perpétuel. Petit-être, si les princes fils du Grand Dauphin avaient régné simultanément sur la France et l'Espagne eût-on vu se développer une politique qui eût engendré les résultats extraordinaires, mais, dès le lendemain des traités d'Utrecht, le système, à peine arraché par douze années d'une guerre qui avait mis la France en péril, était soumis à l'épreuve la plus redoutable et paraissait menacé d'un désastre.

La mort du duc de Bourgogne abolit les souvenirs d'une éducation commune et d'une familiarité fraternelle. Contre Philippe d'Orléans, Philippe d'Anjou se croyait en droit de partager les préjugés et les soupçons de la Cour de France presque entière, et telle fut l'antipathie que, aux conspirations, succéda la guerre. Elle fut brève et elle eût été terminée par une nivelle alliance de famille si des intrigues n'avaient l'ait prévaloir le mariage polonais. On s'était pourtant réconcilié ; la France, persévérant dans le système, acquit aux Bourbons Naples et Parme. On ne saurait penser qu'elle eut tort car elle trouva plus tard, dans le Pacte de Famille, lors d'une guerre malheureuse, les moyens de préserver la France continentale de catastrophes inévitables. Le système qui avait duré soixante ans environ-, ne fut condamné que lorsque le système autrichien s'y trouva substitué par l'active politique de Marie-Thérèse et les redoutables intrigues de ses filles. Celles-ci en eurent raison ; mais, lorsque, après l'Interrègne, — comme les royalistes appelèrent la Révolution et l'Empire — les Bourbons remontèrent sur le trône de France, tout de suite ils revinrent à la politique de famille et c'est assez d'indiquer le projet d'expédition contre Murat et cette guerre d'Espagne où l'on vit le roi de la Charte employer l'armée et les soldats de la Révolution pour relever de ses serments un souverain parjure et le rétablir sur son trône.

Que ne va-t-on plus loin ? Ne retrouve-t-on pas un système familial complet chez ce prince dont une révolution avait fait presque un roi et qui tout de suite prétendit combiner une Europe au profit de sa famille. On sait ce qu'il dépensa à cette œuvre éphémère de talent, d'ingéniosité, et d'influence française. Il avait pu croire lors de sa chute qu'il y avait réussi.

 

Depuis la fin du XVIIIe siècle, d'autres maisons princières ont essayé, par un plan raisonné d'alliances matrimoniales, de conquérir en Europe une influence que, leur importance, leurs États, leur puissance financière ou militaire ne leur eussent jamais procurée. On a vu une principauté moins peuplée qu'une ville du troisième ordre fournir de souverains quatre États européens, parmi lesquels l'Empire le plus vaste qui soit sur la terre ; mais lorsqu'un de ces souverains a été renversé par une révolution anarchique, nul des autres n'a levé un doigt pour le sauver et ce ne sont point certes les affections de famille qui ont empêché un second d'engager contre ses protecteurs et ses parents, une guerre où il a trouvé un moyen de se distinguer par la cruauté de ses commandements et la barbarie de ses mesures.

Si celui qu'on a pu appeler le grand-père de l'Europe a placé de ses petits-enfants sur la plupart des trônes, le système qu'il a créé, tout en préservant longtemps d'une juste déchéance un roi qui avait su reculer les bornes de la fourberie a produit seulement un contrat d'assurances monarchiques dont les peuples sont chargés de payer les annuités.

Le miracle du système familial a fleuri longtemps dans la maison d'Autriche et l'a soutenue contre bien des tempêtes du dedans et du dehors ; mais à travers des siècles il avait été monté avec un soin et un art infinis. La discipline d'éducation, en broyant les caractères, en jetant les individus, quels que fussent leurs facultés et leurs aspirations dans des moules uniformes ; en envisageant uniquement la grandeur de la Dynastie et en contraignant à la servir tous ceux qui y appartenaient, maintenait une cohérence continuelle entre tous ceux, hommes et femmes, qui étaient issus de Maximilien et de Marie de Bourgogne et qui portaient, comme marque de leur origine impériale, le stigmate ineffaçable de leur dégénérescence. Là, toute personnalité était brisée, tonte volonté abolie ; hormis pour certaines spécialités comme la militaire et pour l'obligatoire polyglottisme, nul effort intellectuel n'était permis ; une austère discipline religieuse subordonnait l'esprit aux desseins du maitre, en tolérant pour le physique des distractions variées et amples. Ainsi la lignée pouvait-elle se disperser presque à l'infini. Elle restait une pour les entreprises qui ne visaient qu'à sa grandeur. Peu importaient aux princesses élevées pour fournir d'épouses les souverains catholiques, les peuples sur qui elles allaient régner : elles étaient prêtes à partir au premier signe et n'attendaient point, quelle que pût être leur répugnance, que l'ordre leur fut réitéré. Et dans les lointains États dont elles partageaient la couronne, elles se tenaient prêtes à livrer les trésors, les armes, les secrets de leur nouvelle patrie. Quant aux hommes pourvus d'une souveraineté, il suffisait d'un mot. de Vienne pour qu'ils abandonnassent joyeusement les sujets dont ils juraient hier de faire le bonheur et qu'ils assuraient de leur paternelle protection. Réduits à une servitude qui paralysait leur volonté, ils semblaient céder à une contrainte hypnotique. Sur l'impulsion qui venait de là-bas, ils bougeaient, remuaient, avaient l'air de penser. Es n'en avaient pas besoin : on pensait pour eux et ils étaient chargés de faire les gestes. Si quelqu'un d'eux s'émancipait à exprimer une idée, disgrâce immédiate, exil dans des terres lointaines, quels que fussent les services rendus, les talents, même la gloire. On n'avait pas besoin de cela — mais d'obéissance.

Durant des siècles, la maison d'Autriche a ainsi maintenu son système par l'abâtardissement des individus et leur total asservissement. Rien ne peut en fournir un tel exemple que Marie-Louise qui illustre de chacun de ses actes la politique et la morale autrichiennes ; elle résume le système et l'étude qu'on a faite de son caractère en fournit la philosophie. Mais ici on est allé trop loin et l'on a vraiment dévoilé les ressorts qu'il eût fallu cacher aux peuples.

Un jour vint où dans les murs de la forteresse gardée par les confesseurs qui promettaient la gloire divine et par les oligarques qui promettaient la gloire terrestre, l'amour fit brèche. Un de ces princes s'enfuit arec une actrice ; un autre alla cacher dans une ile écartée de scandaleuses amours ; un troisième, plus hardi, rompant avec la loi dynastique, réclama le droit au bonheur et prétendit élever à son rang la femme qu'il aimait. Il se trouva des anarchistes qui s'avisèrent de penser : il se trouva des archiduchesses qui enlevèrent leurs commensaux. La monarchie où le scrupule des alliances à égalité de sang était un des dogmes de la Légitimité, devint l'institut des unions morganatiques. Par la mise en oubli de la doctrine du droit divin, des devoirs qu'elle impose à ses représentants, des obligations qu'ils ne peuvent esquiver sans la renier, les princes portèrent un coup décisif à la seule organisation qui eût résisté aux âges et qui eût rempli durant des siècles l'office pour qui elle avait été préparée. Le chef ne recula point certain jour devant un meurtre politique pour sauver au moins la face de la Dynastie, mais, de tous côtés, les anormaux, les dégénérés, les passionnés la battent en brèche et, sur le tronc caduc, l'une après l'autre, les branches se dessèchent et meurent.

***

S'il en est ainsi pour la famille qui depuis des siècles fut façonnée, pétrie, broyée pour cet unique dessein den maintenir, d'en consolider et d'en étendre le règne, dont chacun des membres a été dès le berceau, éduqué et exalté dans ce but avec l'assistance et la complicité de toutes les puissances divines et humaines, comment s'étonner qu'improvisé sous l'influence d'événements sans précédent historique et qui semblent incroyables, formé de personnages que rien n'avait préparés à leur rôle et dont les aptitudes n'étaient rien moins que certaines, le système familial napoléonien, répandu dans l'Europe entière, soutenu par la seule France, ou plutôt par Napoléon seuil, n'ait pu résister tout ensemble à la coalition des rois et à la révolte des peuples. Bien plus, il résista aux fautes de ceux qui le devaient soutenir et dont aucun ne se montra à la hauteur de son devoir et, à défaut de se distinguer par le génie, ne s'immortalisa-par le dévouement fraternel. Mais telle était la tâche que, si Napoléon y avait suffi le plus souvent, quel autre la pouvait aborder ? Pour le seconder dans cc travail surhumain qu'il avait entrepris de transformer l'Europe, il aurait eu besoin d'une équipe d'exécutants, supérieure de quelques degrés encore aux ouvriers incomparables qu'il avait recrutés pour ses ministères et pour son Conseil d'État, mais où les trouver, ceux qui auraient joint la fidélité à l'initiative, la fermeté à l'indépendance et ne les aurait-il point brisés d'abord ? Ceux qu'il a élus hors de la Famille pour en faire des grands dignitaires n'ont pas surpassé, lors de la crise, ceux qu'il a pris parmi les siens ou parmi ses alliés : Lebrun vaut Borghèse, Fouché égale Elisa, Bernadotte l'emporte sur Murat. Il n'y a, alors, d'hommes égaux aux événements que ceux demeurés inébranlablement fidèles à l'Empereur et à la France. — Combien sont-ils ?

De ce qu'il a échoué, de ce qu'il a succombé, de ce qu'il a égalé par son infortune morale et physique la splendeur de son destin, est-ce à dire que le régime qu'il avait inauguré n'a point été profitable à l'humanité, générateur de liberté et d'égalité, propagateur des principes essentiels de la Révolution française ?

Qu'il ait été écrasé par l'édifice qu'il avait tenté de construire, qu'il n'ait pu à lui seul suffire à le soutenir, qu'il n'ait recruté que des subalternes médiocres alors qu'il eût eu besoin de compagnons dignes de lui, qu'il s'y soit consumé, c'était son destin : lui-même, à vingt ans, n'avait-il pas écrit cette phrase prophétique qui annonce et enferme toute sa vie : Les hommes de génie sont des météores destinés à briller pour éclairer leur siècle ![79]

 

FIN DU TREIZIÈME ET DERNIER VOLUME

 

 

 



[1] O'Meara, II, 13.

[2] Gourgaud, II, 71.

[3] Le testament comme on sait se compose du testament proprement dit en trois parties : des états A, A joint, B, (C et D ces deux derniers, inédits) du codicille I ostensible, du codicille H et états de partage, du codicille III (Torlonia et Peyrusse), du codicille IV, du codicille V (Alaric-Louise), du codicille secret dit VIIe codicille, du codicille VI (?) (Eugène), des legs contenus dans les Instructions aux exécuteurs testamentaires, enfin, d'un codicille non signé, que l'on prétend avoir été dicté, qu'on appelle VIIIe codicille, et dont il n'existe même pas de copie authentique.

[4] Gourgaud, I, 441. II, 78.

[5] Gourgaud, I, 473.

[6] Voir Le cardinal Fesch prêtre schismatique, dans Petites histoires, I, 230.

[7] Mémorial, VII, 71.

[8] Gourgaud, I, 198.

[9] Gourgaud, I, 126.

[10] Gourgaud, I, 292.

[11] Gourgaud, I, 423.

[12] Gourgaud, II, 306.

[13] Gourgaud, II, 143.

[14] Gourgaud, I, 198.

[15] Gourgaud, I, 423.

[16] Gourgaud, I, 266.

[17] Gourgaud, II, 159.

[18] Gourgaud, II, 306.

[19] Mémorial, III, 368.

[20] Gourgaud, I, 423, 443.

[21] Cf. Impératrice Marie-Louise, éd. 8°, p. 619.

[22] Mémorial, I, 100.

[23] Mémorial, I, 147.

[24] Mémorial, VI, 480.

[25] Gourgaud, II, 158.

[26] Mémorial, III, 370.

[27] Mémorial, III, 100.

[28] Mémorial, VII, 106.

[29] Gourgaud, I, 166.

[30] Gourgaud, I, 460.

[31] Gourgaud, II, 551.

[32] VI, 254.

[33] Ceci est un point dont jusqu'ici je n'ai trouvé aucune trace que Louis dément formellement.

[34] Gourgaud, I, 409.

[35] Gourgaud, I, 490.

[36] Mémorial, III, 304.

[37] Mémorial, III, 365.

[38] Mémorial, III, 365.

[39] Gourgaud, II, 82.

[40] Remarquer toutefois que ce que dit Las Cases, I, 395, ne vient pas de Napoléon, mais a été recueilli par Las Cases, depuis son retour en Europe. Il y a là une confusion des plus fâcheuses et contre laquelle on doit mettre en garde : elle est au nombre de celles qui infirment la valeur documentaire du Mémorial et qui ont provoqué de la part de Lord Roseberry (The last Phase) un jugement peut-être trop sévère et surtout trop généralisé.

[41] Gourgaud, II, 90.

[42] Gourgaud, II, 282.

[43] Gourgaud, II, 367.

[44] Gourgaud, I, 94.

[45] Gourgaud, II, 91.

[46] Moyennant entre autres la consolidation par les Exécuteurs testamentaires, sur la tête du général Gourgaud de la pension accordée par l'Empereur à Mme Gourgaud mère.

[47] Mémorial, VII, 100.

[48] Antommarchi, I, 417. Montholon, II, 468.

[49] Ce passage à lui seul infirme l'authenticité des propos rapportés, car si Joseph, par le désir qu'il avait de marier son frère à sa belle-sœur Désirée Clary, marqua quelque résistance à l'union de sou frère avec Joséphine, comment Elisa, qui était alors à Marseille, eût-elle pu mettre opposition au mariage de Napoléon que la Fouille lie connut que lorsqu'il était accompli ? Il se peut qu'elle se soit associée aux récriminations de Mme Bonaparte contre le mariage réalisé, mais elle ne put rien contre le mariage à faire.

[50] Mémorial, II, 368.

[51] Mémorial, VII, 100.

[52] Codicille du 16 avril, § 5.

[53] On sait qu'il s'agit ici de la métairie, devenue propriété du roi Jérôme, puis du prince Demidoff, où celui-ci créa un musée napoléonien.

[54] Mémorial.

[55] Mémorial, II, 369.

[56] Sic.

[57] Gourgaud, VII, 279.

[58] Gourgaud, II, 285.

[59] Mémorial, II, 273.

[60] Gourgaud, I, 134.

[61] Gourgaud, II, 169.

[62] Gourgaud, I, 498.

[63] Gourgaud, I, 585.

[64] Gourgaud, II, 53.

[65] Gourgaud, II, 282.

[66] Gourgaud, I, 498.

[67] Gourgaud, I, 372.

[68] Gourgaud, I, 372.

[69] Gourgaud, II, 263.

[70] Mémorial, VII, 71.

[71] Mémorial, VI, 196.

[72] Elle a été publiée par mon confrère, M. Babelon, de l'Académie des Inscriptions.

[73] Je renvoie ici à une Conférence que j'ai faire à l'Université des Annales le 24 février 1913 et qui a été publiée dans le Journal de l'Université, 7e année, tome II, p. 447.

[74] Il y a bien dans une lettre à Joséphine une affirmation de matérialisme, mais je la crois unique et elle date d'une époque où il n'avait point encore éprouvé la prédestination.

[75] L'unique édition complète du Discours est celle que nous avons donnée. Guido Biagi et moi d'après le manuscrit original de la Bibliothèque Médicéo-Laurentienne. C'est là seulement qu'on trouve le Napoléon de 1791. Il convient d'insister sur ce point.

[76] Il est pénible que dans des thèses critiques on voie citer les Mémoires de Bourrienne comme source historique. Le nouveau docteur ès lettres, M. P. van Tieghem, auteur d'Ossian en France, eût pu au moins se renseigner à ce sujet et même, lire les lettres à Joséphine où seulement apparaît l'influence d'Ossian.

[77] Il ne faut pas se laisser prendre aux prétendus mémoires de Joseph et de Jérôme, ils ont été composés sur des pièces communiquées par les descendants, mais sans grand souci de la vérité historique. Plusieurs volumes des mémoires de Joseph sont littéralement empruntés aux mémoires du Maréchal Jourdan.

[78] Voir mon volume : Petites histoires, 2e série : Les pressentiments et les prophéties de Louis-Bonaparte. J'ai mal lu Stamiamone ; il faut lire Stranciacone, sommet de la Corse à 12 kilomètres S.-O. d'Asco. Altitude, 2.070 mètres.

[79] Napoléon inconnu. Discours de Lyon, t. II, p. 321.