NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME XIII. — 1816-1821

 

XLII. — SAINTE-HÉLÈNE ET LES NAPOLÉONIDES.

 

 

(1816-1821).

L'Europe coupée par la Sainte-Alliance de cloisons étanches. — Les quatre proscrits : PIONTKOWSKI, LAS CASES, EUGÈNE, GOURGAUD. — BALCOMBE. — O'MEARA. — STOKOË, chirurgien du Conqueror, ami d'O'Meara. — MADAME DE MONTHOLON. — LES ÉMISSAIRES DU CARDINAL FESCH. — BUONAVITA arrive en Angleterre.

 

La Sainte Alliance a divisé l'Europe en une série de compartiments étanches qui ne peuvent avoir les uns avec les autres que les communications les plus rares et les plus surveillées. On filtre les voyageurs de façon que, d'un compartiment à l'autre, ils ne portent pas la contagion : Révolution, Libre pensée, Bonapartisme. Un homme encore, eu chair et en os, cela se voit. On est renseigné ; on sait d'où il vient et ce qu'il a fait ; on l'arrête au pas-, sage ; on le jette en prison, on le supprime, cela va bien, sauf qu'il soit Anglais ; car, ayant triomphé de la tyrannie napoléonienne, l'Anglais n'entend pas subir la tyrannie obscurantiste. Voyageur passionné, il exige, sur la terre comme sur la mer, son libre passage et, si conservateur que soit actuellement le gouvernement de la Grande Bretagne, il professe sur les droits des citoyens anglais exactement la même doctrine que le libéral le plus avancé. Nul n'a le droit de mettre la main sur un citoyen anglais, de lui interdire un pays qui est en paix avec l'Angleterre, d'imposer à ses droits une autre limite que celle de la Loi. Et à quelque parti que soit attaché un citoyen anglais, quelque profession qu'il exerce et quelque rang qu'il occupe, il est assuré de recevoir du gouvernement de son pays la même protection. Seulement elle se rend plus efficace et elle se nuance de plus d'égards à mesure que s'élève la position sociale de celui qui la réclame.

Ce point acquis à l'égard des personnes que les souverains et leurs polices sont bien obligés de laisser passer, si elles sont anglaises, d'un compartiment à l'autre, il ne saurait être question des mêmes privilèges pour les journaux et les lettres, venant d'Angleterre ou émanant d'Anglais : alors une simple saisie suffit, le papier supprimé ne réclame pas.

Il faut se rendre compte des barrières successivement dressées depuis l'Océan jusqu'aux extrémités de l'Autriche où résident quelques Bonaparte : presque abaissée entre l'Angleterre et les Pays-Bas où les exilés jouissent d'une demi-liberté fort appréciée, mais où les Napoléonides n'ont pas encore accès, la cloison se redresse entre lés Pays-Bas et la Confédération Germanique où parviennent encore quelques nouvelles et jusqu'où pénètre un souffle atténué des vents du large. Francfort-sur-le-Mein, ville libre, se souvient de ses traditions d'hospitalité. N'était l'active et tatillonne inquisition de Reinhardt, le ministre de France, dont la carrière révolutionnaire exalte le zèle royaliste, les exilés trouveraient quelques facilités pour correspondre et même pour résider. Pareillement, quoiqu'avec des restrictions déjà sérieuses, en Bavière ; mais, à la frontière des pays autrichiens, où qu'elle se trouve, s'interrompt la circulation de lettres ou de papiers. Une police, d'une activité inlassable, saisit tout, pénètre partout avec des façons doucereuses, sans le moindre souci de légalité ni le moindre semblant de jugement, dispose pour les temps .ou l'éternité des êtres ; et, préalablement, saisit leurs réflexions les plus secrètes, et leurs vœux les mieux dissimulés. Il y a là les pratiques de l'Inquisition avec les formes d'une bureaucratie paperassière. Le Piémont a ses clôtures spéciales et aussi la Toscane, Parme et les États Romains et combien plus les Deux Siciles. Ainsi dans chaque compartiment, doit-on végéter, sans trouble et sans rêves ; point de nouvelles qui éveillent les esprits, point de polémiques qui les troublent et qui engendrent les mauvaises pensées, les pensées libérales. Par contre, toutes facilités pour les ébats sensuels et les joies matérielles. Le gouvernement au besoin veille à les procurer et les sujets s'en contenteraient fort bien, n'était la contagion française. Dès lors, comme pour la peste, on tend l'un derrière l'autre des cordons sanitaires qui ont pour fonction d'empêcher qu'elle se propage. On arriverait à la claustration idéale, n'étaient les Anglais qui passent partout et les banquiers dont on ne peut supprimer le commerce et dont les lettres peuvent bien être à double adresse ; on pense à les ouvrir toutes, mais ce serait de conséquence : on doit se contenter avec une surveillance redoublée et moyennant une intimidation qui connaît ses ressources, on restreint à des communications à peu près anodines les messages acheminés par cette voie.

C'est donc le secret. Les habitants de chaque compartiment savent, de ce qui se passe par le monde, ce qu'il plaît à chaque gouvernement qu'ils en sachent ; même sur les journaux officieux ; les censeurs exercent leurs talents avec une ingéniosité qui leur fait découvrir des doubles sens où il n'y a que des non-sens. Assurément se fût-on étonné, il y a quelques années, que des nations entières pussent vivre dans l'ignorance des événements qui se déroulent devant leurs contemporains, parfois sur leur propre territoire, mais l'on a vu récemment, sur divers points de l'Europe, des gouvernements proclamer des vérités officielles et contradictoires qui devenaient aussitôt des articles de foi, et dont aucune syllabe ne devait être discutée. On ne saurait donc être surpris qu'en ce temps là, on ne sut rien dans les pays d'Europe de ce qu'il était advenu de Napoléon. Comme, dans les tontines, plusieurs rentes avaient été constituées sur sa tête, le préfet de la Seine dont l'administration effectuait les paiements, dut, chaque trimestre, demander au ministre des Affaires Étrangères si, à telle ou telle date, Napoléon Bonaparte était vivant.

 

Qu'était-ce à Rome ?

Ce fut à la charité de Mrs Skelton, la femme du lieutenant-gouverneur de Sainte-Hélène que Madame Mère dut les premières nouvelles qu'elle reçût de son fils depuis leur séparation à Malmaison. Le colonel Skelton, qui avait la jouissance de Longwood comme maison de campagne, y avait accueilli l'Empereur le 18 octobre 1815 et lui avait offert à déjeuner. Il s'était empressé de lui céder la place et, depuis lors, à toute occasion, sa femme et lui avaient témoigné à Napoléon la plus respectueuse déférence. Souvent l'Empereur les invitait à dîner et, lorsqu'ils partirent, Airs Skelton témoigna une sensibilité qui était sincère et bien inspirée. Dès son arrivée en Europe, elle adressa à Madame des nouvelles de son fils : Vous ne sauriez imaginer, lui répondit le cardinal le 22 août, le bonheur qu'a apporté votre lettre à ma sœur et à moi. C'est la première fois que nous avons des nouvelles de Longwood... Par cette lettre nous avons l'assurance qu'au 13 de mai (1816) il se portait bien. A-t-il reçu de nos nouvelles ? Pourrions-nous lui en faire parvenir ? Voudriez-vous avoir l'extrême obligeance de nous en donner lorsque vous en recevrez de Sainte-Hélène ? Sauriez-vous nous indiquer ce que nous pourrions lui envoyer, des livres ou autre chose ?

On en resta là ; Skelton fut nommé à un autre poste et ce léger lien fut rompu.

Il paraissait pourtant invraisemblable, surtout à ses ennemis, que l'on eût pu réaliser le silence autour de l'Homme qui avait empli le monde de son bruit. Les ambassadeurs des Alliés à Londres ne pouvaient croire que des correspondances ne fussent pas échangées avec Sainte-Hélène et ils s'ingéniaient à deviner par quelles voies ; ils découvraient, à certaines annonces de journaux, des sens mystérieux et déchiffraient des nombres suspects. On pense bien qu'il se trouva des gens qui profitèrent de l'aubaine pour recruter des abonnés à des journaux mourant d'étisie, comme l'Anti-Gallican de Peltier, et ce n'est pas un des moindres étonnements que ménagent les correspondances diplomatiques de trouver, intégralement transcrites, au milieu des dépêches les plus graves, les fariboles niaises et grossières imaginées par l'ex-chargé d'affaires du roi Christophe.

Ce n'était pas que, à Sainte-Hélène, l'on n'eut reçu des lettres d'Europe. Ainsi, le 24 décembre 1815, l'Empereur en eut de Madame et de la princesse Pauline qui, dit-on, avaient quatre mois de date ; le 30 mai 1816, cette lettre si touchante de Madame où elle lui offrait de venir partager sa captivité : Je suis bien âgée, écrivait-elle, pour faire un voyage de deux mille lieues ; je mourrai peut-être en route, mais qu'importe, je serai plus près de vous. Le 25 juillet, des lettres de la plupart des membres de sa famille, Madame, Lucien, Hortense, Fesch, Pauline. En septembre, Las Cases avait eu un message de Lucien expédié de Rome au mois de mars. Il pouvait donc passer des lettres ; il eu passait assurément, mais par les voies officielles : en trois mois, les compagnons de l'Empereur recevaient des nouvelles de leurs familles. Ainsi M. Bertrand, père, écrit le 16 février 1817 au notaire du général : Je reçois assez exactement des nouvelles de mon fils lorsqu'il part des bâtiments pour l'Europe. Les miennes lui parviennent aussi. Les dernières, reçues le 17 janvier étaient des 19 et 22 octobre... En quittant les côtes d'Angleterre, il me prévint d'adresser mes lettres non cachetées au ministre et qu'il en agirait de même. Les siennes m'arrivent timbrées de Paris, mais cachetées sans doute dans les bureaux du ministère.

L'on eut donc été tenté d'admettre que les lettres adressées à l'Empereur eussent passé si elles avaient suivi la voie officielle ; mais le témoignage contradictoire de Madame prouve que, diverses fois, elles s'égarèrent. J'ai écrit à mon fils plusieurs fois par le commerce, dit Madame, le 1er mai 1817, et entre autres par le canal du banquier Torlonia qui m'assura de la remise de mes lettres dans les bureaux ; plusieurs fois par des seigneurs anglais qui, gracieusement, s'engageaient à les remettre entre les mains des ministres, mais je ne nie souviens que du nom de l'un d'entre eux, Lord Lucan[1] qui promit à mon frère et à moi que nos lettres seraient remises en propres mains à Lord Castlereagh par sa fille aînée à laquelle il les enverrait à son arrivée à Paris ; et, depuis la nouvelle année, j'ai remis d'autres lettres au général Matthew. Craignant en outre qu'il ne fût pas permis à l'Empereur d'écrire, j'adressai des lettres à Madame la comtesse. Bertrand, mais toutes sont restées sans réponse. Cependant, la Providence qui veille à dévoiler le mensonge a vermis qu'une dame qui se trouvait à Rome en février dernier appartenant, dit-on, à un sous-secrétaire d'État et, si je ne me trompe, du nom de Hamilton, dit au capitaine de frégate Tower qu'elle avait lu de mes lettres à mon fils qu'on lui avait apportées à sa maison de campagne en Angleterre.

Qu'était-ce de Napoléon qui, s'il ignorait qu'on faisait des gorges chaudes des lettres de sa mère, ne pouvait douter qu'elles ne fussent inspectées à chaque station, de Rome à Sainte-Hélène, violées, lues, copiées, profanées. Si le besoin qu'il avait de nouvelles le portait malgré lui à les lire, il les laissait aussitôt glisser de ses mains, il ne les ramassait point et, du pied, les poussait au feu. Déjà trois mois d'intervalle entre le départ et l'arrivée rendaient médiocre l'intérêt de ces lettres si lointaines et si peu réelles ; mais qu'était-ce si elles avaient traîné sous tous les yeux et si les caractères qui y étaient tracés portaient la salissure des regards qui s'y étaient posés. Aussi ne répondait-il à personne, n'écrivait-il à qui que ce soit. N'eût-ce pas été avouer qu'il acceptait la prison, qu'il en reconnaissait la légalité, qu'il en admettait les restrictions ?

Ses officiers signaient les protestations qu'il adressait à ses geôliers anglais et c'était déjà bien de l'honneur pour ceux-ci. Mais ces documents eussent été destinés à la rince et qu'importaient les colères d'Hudson Lowe s'ils étaient parvenus à leur adresse. Mais rien de moins certain. Sans doute, Las Cases s'.est vanté d'avoir fait passer la lettre signée de Montholon, en date du 23 août 1816, qui contenait la protestation suprême de Napoléon contre le traité du 2 août 1815 et contre l'exécution par le gouverneur des Restrictions édictées par le ministère britannique. Mais de ce que le texte en avait été écrit sur un grand morceau de satin et qu'il était sorti de Sainte-Hélène, fallait-il conclure qu'il eût atteint son destinataire ? En tout cas, celui-ci n'en avait pas fait l'usage que Napoléon souhaitait, puisqu'aucune publicité n'y avait été donnée. On avait échoué dans diverses autres tentatives pour la faire connaître en Europe et c'était pourtant ce à quoi l'Empereur tenait davantage. Ce fut le Gouvernement anglais qui fournit l'occasion de la répandre par le monde entier.

La querelle principale entre le ministre des Colonies, Lord Bathurst, et l'Empereur, — la question des limites et celle des restrictions mises à part — était sur la dépense de Longwood-. Sans tenir compte, ni du prix excessif dé denrées qui devaient venir du Cap ou d'Europe, des commissions prélevées par les intermédiaires qu'il imposait comme fournisseurs et dont il se plaisait à assurer la fortune, de la cherté du transport, des risques de toute sorte ; sans admettre que, vu la mauvaise qualité des vivres, il y eût quelque gaspillage, rendu inévitable par la quantité de domestiques français, anglais et chinois médiocrement surveillés ; le ministre eût voulu réduire la dépense à celle d'une bonne maison bourgeoise de Londres, sans aucune des prodigalités d'une maison princière : qu'il recherchât ici une nouvelle manière d'humilier Napoléon, mil doute.

A la vérité, l'Empereur, si justement économe et qui avait su organiser aux moindres frais une représentation vraiment souveraine, avait cette fois été obligé — le grand maréchal s'étant dérobé de confier l'administration de la maison à l'homme le plus prodigue et le plus désordonné de son entourage. Avant qu'il se décidât à refaire lui-même les additions de ses comptes de cuisine, il fallait qu'il eût éprouvé à quel point était portée l'incurie de Montholon. D'ailleurs, si la dépense était forte, l'Empereur ne demandait pas milieux que d'en paver une partie on même de la supporter tout entière ; mais, pour cela, il fallait de l'argent et il n'en avait pas à Sainte-Hélène : il devait donc en faire venir d'Europe ; mais, si c'était officiellement, il révélait aux Anglais dans quelles mains étaient déposés les fonds qu'il possédait ; et les Alliés n'eussent pas manqué de les saisir. Il exigeait donc de correspondre avec ses gens d'affaires par lettres fermées. Lord Bathurst prétendait réduire à 8 000 livres sterling (200.000 fr.) une dépense qui s'élevait de 19 à 20.000 livres sterling (500.000 fr.) et qui, de l'avis des juges les moins bien disposés, ne pouvait descendre au-dessous de 16.000 (400.000 fr.). Devant les exigences du ministère, le gouverneur avait demandé que l'Empereur fournit le complément soit : 12.000 livres sterling par an. Puis, ayant pris sur lui de porter la contribution du gouvernement de huit à douze mille livres, il avait réduit à huit mille, la contribution qu'il demandait à l'Empereur. Napoléon n'admettait pas plus un chiffre line l'autre dès qu'il ne pouvait correspondre avec ses banquiers ou avec ses parents par lettres fermées et cette querelle étant arrivée au paroxysme, Napoléon avait ordonné le bris et la vente de son argenterie.

Mais parallèlement — à trois mois de distance — Lord Bathurst prenait ses mesures. Après avoir imaginé, en vue de réduire l'Empereur par la solitude et dans le but d'écarter ses compagnons, de faire signer par ceux-ci un engagement dont les termes avaient été soigneusement médités pour offenser Napoléon, il avait, pour alléger les dépenses, donné l'ordre formel d'éloigner de sa personne au moins quatre des individus venus avec lui : en particulier Piontkowski[2] ; les autres le gouverneur les choisirait sur l'opinion qu'il aurait de leur conduite. Il faut reconnaître qu'Hudson Lowe se laissa guider davantage par les désirs qu'avait pu témoigner l'Empereur et par Futilité dont certains étaient dans la maison.

Ainsi désigna-t-il Natale Santini, ce Corse dévoué jusqu'à la mort qui, ayant déclaré au gouverneur une vendetta personnelle, pouvait devenir gênant et dont les services comme huissier du Cabinet et gardien du portefeuille étaient une sinécure ; Rousseau, l'argentier, qui n'avait presque plus d'argenterie à tenir ; enfin le cadet des frères Archambault, le sous-piqueur, le moins habile à mener la voiture.

Piontkowski pouvait paraître dans ce groupe le personnage important. A la vérité, l'on ne savait à Longwood, ni d'où il venait, ni qui l'avait envoyé, ni ce qu'il était venu faire, ni, par quel sortilège, le lancier polonais de l'Île d'Elbe s'était mué en un officier d'ordonnance de l'Empereur ; on savait qu'il ne proférait pas un mot qui ne fût un mensonge, mais l'on ne comprenait pas — après cent ans on ne comprend pas mieux, — si cet homme était un espion ou un escroc ; s'il était payé pour observer — auquel cas il gagnait mal son argent — ou s'il s'était simplement proposé d'obtenir, moyennant ce voyage à Sainte-Hélène, les moyens de mystifier l'Europe, de passer pour l'Ami de l'Empereur et de vivre grassement sur cette supercherie.

Il n'a pas manqué de se présenter comme ayant été le messager confidentiel de Napoléon : Ils vous chassent, lui aurait dit celui-ci. Allez. Vous trouverez des amis partout et partout vous serez mieux que dans cette misérable contrée. Ils veulent vous punir d'avoir fait votre devoir. Je vous donnerai de bons certificats et le grade de chef d'escadron. Allez et rejoignez votre famille. Votre déclaration et la lettre de Montholon suffiront pour faire connaitre la situation. Vous en emporterez les copies. — Je représentai à l'Empereur, ajoute Piontkowski, la difficulté de prendre des papiers avec moi et je lui proposai d'apprendre par cœur les deux documents, comme la seule manière d'éluder les recherches qu'ordonnerait le général Lowe. Je les appris donc, durant le reste du temps que je restai à Longwood et j'en écrivis, durant le voyage, trois copies que je donnai aux trois domestiques de l'Empereur lorsqu'ils arrivèrent à Portsmouth et que je fus encore retenu sur la frégate.

Tel est son récit, mélange assez adroit de faux et de vrai. Le faux est à son compte le vrai au compte d'autrui, mais il se l'approprie.

Il n'est pas douteux que l'Empereur fit donner par le grand maréchal à ce lancier polonais qui avait obtenu presque régulièrement le grade de lieutenant, la qualité de chef d'escadron, ce qui renouvelait les factieuses pratiques de l'émigration bourbonienne. Mais, cela fait, il le traita presque exactement comme les autres serviteurs, qui partaient, sauf qu'il ne lui accorda qu'une gratification d'une année de ses appointements (soit 4.000 fr.), tandis qu'aux autres, il allouait outre deux années de gages, une pension du tiers de ces mêmes gages, ce jusqu'à leur mort naturelle.

Le 18 octobre 1816, les quatre voyageurs sont amenés à Jamestown. Piontkowski a été traité comme les domestiques ; Longwood lui a refusé des draps, des serviettes, un couvert d'argent pour son voyage ; on lui donne du vin du Cap comme aux gens ; on lui alloue, comme à eux, cinquante napoléons de gratification. Le 19, il s'embarque avec eux pour le Cap de Bonne-Espérance où il est bien mieux traité que ses compagnons et où il tient des propos qui reviennent à Gourgaud et, de lui, à l'Empereur et qui mettent plus encore en méfiance. Embarqué sur l'Orontès qui relâche à Sainte-Hélène, il n'a point permission de descendre à terre, mais il s'adresse par lettre à Gourgaud dont il obtient un prêt de quinze napoléons sur les fonds de l'Écurie. L'Orontès entre à Spithead le 15 février 1817. Piontkowski s'empresse d'écrire au secrétaire d'Etat une lettre d'une extraordinaire platitude, où il remercie Son Excellence de sa bienveillance, de l'honnêteté distinguée avec laquelle il a été traité sur un vaisseau de guerre anglais, à Sainte-Hélène et au Cap, de sorte qu'il ne puisse douter que les instructions qui le concernaient aient été dictées par la magnanimité, la considération et la générosité. Je vous prie de croire, Milord, ajoute-t-il, que je ne désire rien alitant que d'heureux changements dans les circonstances me puissent permettre de donner libre cours aux sentiments de gratitude qui m'animent. C'est mon intention de me rendre aux États-Unis après avoir touché en Italie les fonds qu'on me doit. A cet effet il demande des passeports et il termine : J'ai l'honneur d'être avec un profond respect, reconnaissance et soumission, de Votre Excellence, le très obéissant et obligé humble serviteur. Est-ce de ce style qu'écrit un homme admis par l'Empereur à être un de ses compagnons !

Cependant, au dehors on ne le sait pas ; les admirateurs de Napoléon se plaisent à l'héberger, lui et la femme qu'il a retrouvée. Les quinze louis qu'a prêtés Gourgaud, se sont multipliés en sorte qu'il paye tout en or et qu'il roule carrosse. De tous côtés lui arrive de l'argent ; on l'invite à la campagne ; on s'enorgueillit d'un tel hôte. Pour répondre à de telles avances, il faut bien qu'il parle ou qu'il essaie ; mais un serviteur aussi humble de Son Excellence le ministre des Colonies, ne saurait parler bien haut et ce n'est certes pas lui qui publiera les plaintes de l'Empereur. Il a trouvé un bon moyen de s'en défendre : il affirme que Napoléon lui a ordonné le silence. Sur quoi, bouche cousue. Cela est prodigieux d'audace ; mais, prodige plus grand, des gens le croient. Toutefois, en faveur d'un incrédule, Piontkowski consent à sortir du silence commandé. A huis clos, il écrit à Sir R. T. Wilson, une série de Lettres secrètes — qu'on eut bien raison de laisser telles, car elles sont d'une nullité complète et il les interrompt brusquement. Wilson n'en eut point pour son argent, non-plus que le vertueux Capel Lofft : mais, durant ses villégiatures chez celui-ci Piontkowski a laissé prendre de lui le plus admirable document : un portrait au crayon dessiné par Laura Cobbold, plus tard Lady Trevelyan. Et voici Piontkowski dont les cheveux sont fouettés par le vent du large, vêtu d'Un uniforme de colonel orné d'épaulettes à corps d'argent et à franges blanches. Il porte au col deux croix de commandeur ; sur le côté gauche cinq crachats, de formes diverses, et une médaille ; sur le droit, deux crachats. Cela suffit et puisqu'on garantit l'authenticité du portrait pris chez Capel Lofft et actuellement en la possession de Miss Lofft Holden, de Howe, à quoi bon insister ? Il ne manque rien à l'aventurier, ni les grades, ni les croix, ni l'uniforme d'emprunt, ni les armoiries, ni lés couronnes, li la femme, ni les états de service

Madame Mère lui ayant envoyé 6.000 francs et lui ayant ainsi payé intégralement la- somme que l'Empereur lui avait assignée — et même davantage il n'aurait plus aucune raison pour se rendre en Italie : aussi a-t-il pensé à aller en Pologne, mais il a trouvé chez le comte de Lieven, ambassadeur de Russie, à Londres, une résistance invincible. Il se décide donc pour l'Italie, afin de réclamer, dit-il, l'arriéré de ses appointements ainsi que la fixation de sa pension. L'Empereur ne lui en a assigné aucune, mais il se l'assigne lui-même et il la poursuit si âprement qu'il finira par l'obtenir. Laissant à Londres la comtesse — car, à présent, il est comte comme il est colonel — il s'embarque, le 23 août 1817, à Liverpool, sur le vaisseau l'Amelia à destination de Gibraltar.

A Gibraltar, il trouve un navire allant à Gènes ; il y prend passage, et, à Gènes où l'attendent les agents de toutes les puissances de l'Europe, il est cueilli par la police piémontaise, mis à la forteresse, conduit à Pavie, puis livré aux Autrichiens qui l'enferment au fort Saint-Georges à Mantoue, puis le transfèrent, sous le nom de George Hornemann à Josephstadt. Durant ce voyage, il livre à un commissaire de police qui l'accompagne les renseignements qu'il a pu surprendre à Longwood sur les points de File qui se prêteraient à une évasion et il appuie ces détails par des démonstrations sur la carte.

Il reçoit du Gouvernement autrichien dix florins par jour, plus de neuf mille francs par an. En 1819, l'empereur d'Autriche lui permet les promenades en ville et, le 20 mars 1820, il lui assigne Gratz comme lieu de séjour sous condition de ne point quitter les Etats autrichiens sans l'autorisation du gouvernement. Le Polonais signe aussitôt la promesse : Comte Piontkowski, chef d'escadron de la Garde, officier d'ordonnance de l'Empereur Sapajou, officier de la Légion d'Honneur. La comtesse, qui a beaucoup voyagé de son côté, le rejoint à Gratz et ils y coulent des jours heureux sous la protection d'un Gouvernement qui, écrit Piontkowski, m'a honoré de preuves éclatantes de sa bienveillance et qui m'assure la continuation de sa clémence.

Lorsque l'annonce officielle de la mort de l'Empereur lui rendit sa liberté et lui fit perdre ses dix florins quotidiens, Piontkowski, qui n'avait pu parvenir à traverser les cloisons étanches, sauf qu'il avait reçu G.000 francs de Madame, écrivit au roi Jérôme qu'il avait choisi pour le servir comme l'avait ordonné l'Empereur, et il se mit à ses ordres. Jérôme l'agréa, l'accueillit à Trieste, l'envoya ambassadeur à Rome près de sa mère et de son oncle et lui témoigna une confiance dont il su repentit. Remercié par Jérôme, Piontkowski revint pour renouveler, près de Madame et près des Bonaparte de Rome, ses instances pour une pension, un emploi ou les appointements de cet emploi. S'il échoua près des membres de la Famille, il obtint des exécuteurs testamentaires une pension de 4.000 francs, et plus tard, il parvint à se faire donner par l'empereur de Russie une pension plus libérale encore.

On voit que, si l'Empereur avait confié quelque mission à cet homme, qu'il lui eût livré le moindre secret, il n'eût point manqué d'être trahi. Piontkowski, quoi qu'on pense de son départ pour Sainte-Hélène, et de son séjour, se dévoile complètement par sa conduite depuis son retour, parce qu'alors les diverses polices de l'Europe tiennent', note de ses démarches, et que rien n'échappe plus d'une existence toute fondée sur le mensonge, la mendicité et l'escroquerie.

***

Heureusement pour Napoléon, il savait mieux choisir les hommes qu'il employait.

Des trois serviteurs exclus de Sainte-Hélène, — deux, sur les ordres qu'ils avaient reçus : Archambault et Rousseau s'étaient aussitôt rembarqués pour les États-Unis où ils devaient porter à Joseph des nouvelles de son frère. — Restait Santini, Giovan-Natale Santini, un Corse, dévoué à l'Empereur corps et âme, il avait vingt-six à vingt-sept ans ; une tête carrée, des yeux noirs, des cheveux drus, une taille courte : tambour à quatorze ans aux tirailleurs corses, puis voltigeur au 11e léger, il avait assisté à quantité de batailles, de 1804 à 1812. En 1812, il avait été employé comme estafette au Quartier Général. En 1814, par ses importunités il s'était glissé dans le cortège médiocre et déjà excessif des fidèles ; il avait suivi à ses frais, se débrouillant avec son obstination et son habileté natives et, une fois arrivé à l'île d'Elbe, on n'avait point eu la cruauté de le renvoyer : il s'était incrusté. L'Empereur en avait eu pitié, en avait fait in huissier, gardien du portefeuille. Peut-être ensuite l'avait-il employé au contre-espionnage en Corse, pour dépister les agents du chevalier de Bruslard. Le petit tambour des tirailleurs était devenu un des agents particuliers de son auguste compatriote, revenu lui aussi aux gens de l'île natale, dont il connaissait les défauts, mais dont il savait le dévouement, Santini suivit au Golfe Juan et à Paris ; il fut du voyage à Rochefort et, au moment où l'on sacrifiait tant de serviteurs utiles, on le garda, lui, qui dans la maison ne pouvait être d'aucun secours. Il était débrouillard pourtant et bricoleur, tailleur ou cordonnier si besoin était, chasseur surtout ; il battait, pour chercher et tuer des ramiers ou des perdrix, les environs de Longwood. Qu'il fût quelque peu affecté de persécution, rien d'étonnant, étant données la solitude, l'oisiveté, l'idée fixe. Il haïssait. Lowe et il voulait le tuer, le tuer à coups de fusil, en vendetta, et le gouverneur eût d'autant mieux pu, quelque jour, recevoir entre les deux yeux une balle du tirailleur corse, que l'ancien major des Royal-Corsican-Rangers avait comme pris à tâche de l'exaspérer : tantôt en lui faisant proposer d'espionner l'Empereur, tantôt en intervenant dans des querelles entré lui et un Anglais domestique de Gourgaud. Lowe croyait connaître les Corses, parce que dans son régiment, ramas de déserteurs de toutes nations, avait accueilli quelques Corses réfractaires — des Pozzo di Borgo qui n'avaient pas réussi. Aussi s'attendait-il à trouver un traitre là ou il avait affaire à un séide.

Les mérites que s'attribue Piontkowski reviennent à Santini. Santini a appris par cœur non seulement la lettre de Montholon au gouverneur, mais un exposé, rédigé par Las Cases, des traitements subis par Napoléon à Sainte-Hélène. De plus, il a reçu de ces documents une copie écrite à l'encre de Chine par Emmanuel de Las Cases sur un morceau de satin blanc. L'Empereur n'a pas manqué de lui donner des instructions précises sur la conduite qu'il aurait à tenir, une fois en Europe et il s'est, pour le reste, remis à cette nature concentrée, observatrice et méfiante dont il a reconnu chez son compatriote les éléments essentiels. Santini savait garder son secret ; et il chassait à l'homme mieux encore qu'à la palombe.

Le 19 octobre. Santini qui disparaissait à l'ombre du prestigieux Piontkowski s'est embarqué avec ses compagnons. Son certificat portait : Il a servi l'Empereur pendant plusieurs années. Il a occupé différentes places dans sa maison, entre autres celle d'huissier, a servi l'Empereur avec zèle et fidélité... Son livret de solde lui assurait, à partir du 1er novembre 1816 jusqu'au 31 décembre 1817, des gages de 230 francs par mois et, à partir du 1er janvier 1818, une pension du tiers de ses gages soit mille francs par an. Il avait droit en outre à la partie de ses gages antérieurs mise en réserve et à une gratification de cinquante napoléons. Ce n'était point là de quoi l'acheter ; d'ailleurs il avait montré à Lowe qu'il n'était pas à vendre.

Au Cap, Santini et les deux autres domestiques tuent enfermés à la citadelle. Piontkowski, d'après sa lettre à Lord Bathurst, fut traité avec infiniment d'égards. A la fin de 1816, tous quatre embarquèrent sur l'Orontès qui venait de l'Île de France et allait à Portsmouth. L'Orontès relâcha à James Town et l'Empereur qui avait appris le passage de ses serviteurs, leur envoya des provisions que le commandant du navire refusa de recevoir. Et puis on fit voile et le la février 1817, l'Orontès mouilla à Portsmouth. Il avait suffi de quatre mois.

Mis à terre, Santini demande un passeport à destination de Rome qu'on lui promet et d'abord il se rend à Londres. Mais que peut-il faire à Londres ce pétit Corse qui ne sait pas un mot d'anglais, qui écrit à peine en français, qui ne connaît personne dans l'immense ville où il est jeté sans aucun point de repère. Santini n'a point une femme dont le protecteur platonique lui ouvre les portes des chefs de l'opposition. A Sainte-Hélène qu'a-t-on pu lui dire et que sait-on des hommes qui, aux côtés de Lord Holland, et même avec plus d'ardeur, peuvent s'employer pour l'Empereur ? Celui qui, par sa générosité native, fut amené au premier rang des adversaires de la Terreur blanche, Sir Robert Wilson a, durant vingt ans, de 1794 à 1815, constamment combattu la France de la Révolution et de l'Empire en Flandre, aux Pays-Bas, en Irlande, en Egypte, en Portugal, en Russie, en Allemagne ; mais il est de ceux qui ont pris au sérieux la délivrance des peuples asservis et, se trouvant à Paris, lors de la seconde restauration, il na pu cloutier qu'il ne contribuât, lui Anglais, à opprimer une nation et à en persécuter les meilleurs citoyens. Il eût voulu soustraire le maréchal Ney à l'arrêt de la Cour des pairs et lorsqu'on vint lui parler d'aider au salut de Lavallette, il s'empressa. On sait les faits ; mais il faut rappeler les dates : c'est le 20 décembre 1815 que, grâce à sa femme, Lavallette s'évade de la Conciergerie ; le 10 janvier 1816, entre Wilson et son ami, le capitaine Hutchinson, il atteint le territoire belge ; pour avoir commis ce crime, Wilson est condamné le 22 avril à trois mois de prison ; il sort de prison tout à la fin de juillet. Il faut trois mois pour que les nouvelles arrivent à Sainte-Hélène ; au moment où Santini est parti on pouvait connaître l'évasion, le procès, la condamnation, non La libération. Et puis comment eût-on appris l'adresse de Wilson et l'eût-ou communiquée à Santini ?

Il est donc possible d'admettre ce qu'a dit Santini lui-même que, errant dans Londres, où il ne connaissait âme qui vive, il rencontra un Italien plus ou moins proscrit nommé Antonio J... ; que cet Italien lui raconta l'évasion de Lavallette, et le rôle qu'y avait joué Wilson et lui procura l'adresse de celui-ci. Santini l'alla trouver et lui communiqua la lettre de Montholon à Lowe. Wilson prit feu et mena Santini chez Lord Volland qui lui demanda des notes. Il n'eut vraisemblablement que peu de peine à les fournir si, comme l'a écrit Gourgaud, le pamphlet qu'il devait publier avait été écrit à Sainte-Hélène par Las Cases. De fait, ce n'était rien qu'une préface, en médiocre style, à la lettre de Montholon. Cette lettre comprenait trois parties d'une valeur inégale. La première, une protestation en forme contre le traité du 2 août 1815 par lequel les quatre puissances : Grande-Bretagne, Autriche, Russie et Prusse, s'étaient arrogé de disposer de la personne de l'Empereur, alors que, ayant abdiqué entre les mains des représentants de la Nation, il s'était rendu volontairement et librement en Angleterre pour y vivre en particulier dans la retraite et sous la protection des lois britanniques. La violation de toutes les lois, disait l'Empereur, ne peut constituer un droit ; et avec cette élévation de pensée qui assure la hauteur du style, il entrait dans une discussion où il n'avait point de peine à établir sa maîtrise.

Il passait ensuite au traitement que lui avait réservé le Gouvernement britannique : d'abord la déportation à Sainte-Hélène ; ensuite, la contestation dit titre impérial, l'interdiction de recevoir ou d'expédier des lettres autrement qu'ouvertes et par le canal des ministres anglais ; la suppression du service régulier des journaux ; l'interception de brochures, de livres, etc. ; les restrictions aux promenades aux visites, aux conversations avec les habitants ; enfin l'internement à Longwood. Tout cela portait droit et formulait un réquisitoire dont chacun des paragraphes est demeuré irréfutable. Restait le post-scriptum relatif aux dépenses : ici on abusait tin peu des chiffres, bien qu'il dût en résulter pour tout homme un peu attentif la conviction que le Gouvernement britannique, tout en s'arrogeant l'honneur d'un tel captif, lésinait vilainement pour lui assurer une existence matérielle qui le satisfit ; mais l'énormité apparente du chiffre de 500.000 francs s'appliquant aux dépenses courantes devait, pour les esprits superficiels, diminuer la valeur des réclamations. Ce n'était rien là pourtant près des détails vulgaires et plats qu'ajoutait Santini. Si, comme l'a affirmé Gourgaud, la brochure qui porte son nom, avait été rédigée par Las Cases, celui-ci avait forcé la note ; si elle avait été vraiment pensée par Santini, quoi d'étonnant qu'un valet présentât des impressions qui n'excédassent point le matériel de la vie et qui ne dépassassent point les horizons où devait se mouvoir un homme de son origine, de son éducation et de son milieu ? On ne pouvait exiger qu'il exposât des considérations philosophiques ou politiques : il donnait ce qu'on devait attendre de lui.

L'Appel à la nation anglaise sur le traitement éprouvé par l'Empereur Napoléon[3] dans l'île de Sainte-Hélène, par M. Santini, huissier du Cabinet de l'Empereur, parut le 18 mars 1817, le même jour où, à la Chambre des Lords, Lord Holland annonça qu'il comptait interpeller le Ministère en vue de préserver le caractère du parlement et du pays de la tache qu'il encourrait si Napoléon Buonaparte était traité d'une manière rigoureuse et sans générosité . Lord Holland proposait de présenter au Prince régent une adresse pour le prier de communiquer la copie des Instructions donnée au Gouverneur ; touchant le traitement personnel de Napoléon, des extraits des communications du Gouverneur sur le même sujet, ses dépêches relativement à la demande de Buonaparte d'envoyer une dépêche an Prince régent et d'obtenir les moyens de faire donner une éducation religieuse aux enfants des personnes qui l'avaient accompagné.

Quels que fussent les objets de l'interpellation, l'essentiel était que le nom de Napoléon fût prononcé et que l'Europe retentît de sa protestation, du traitement ignominieux qui lui était infligé et de ses plaintes contre son geôlier. Si lord Holland était assuré qu'il ne renverserait, ni n'ébranlerait le Ministère, il était certain du retentissement qu'aurait sa parole dans les milieux libéraux, partout où des cœurs étaient restés fidèles à Napoléon, partout où des âmes étaient sensibles au malheur. Peu importait qu'il fût doué d'éloquence ; ce n'était point là un discours, c'était un acte ; à la vérité, il s'abstenait de poser la question de la légitimité de la détention, mais il n'eût pu le faire sans attaquer de front une loi dont le vote était acquis et qu'il n'eût pu contester sans provoquer un tumulte dans la majorité.

Lord Bathurst dut lui répondre : et ce fut par une suite de dénégations et qui pouvaient compter pour des aveux. Il dut lire les instructions données à Lowe et dont le texte justifiait toutes les plaintes de l'Empereur ; il dut déclarer que toutes les dispositions en avaient été strictement appliquées ; que si, des restrictions nouvelles avaient été imposées, sur la proposition de Lowe, sans qu'aucun fait eût été allégué pour les justifier, c'est qu'il fallait prévenir toute possibilité de fuite, et toute complicité de la part des habitants ; il déclara que nul lieu dans l'île n'était aussi sain, aussi gai, aussi fertile que Longwood et il protesta qu'au Congrès de Vienne, nul n'avait eu l'idée de déporter Napoléon à Sainte-Hélène ; puis ce furent des détails sur les dépenses, sur la générosité du Gouvernement britannique qui avait spontanément élevé de huit à douze mille livres sa contribution à la dépense de Longwood ; il termina par un couplet qui ne pouvait manquer son effet, dès qu'on les neuf personnes de la suite de Buonaparte consommant, par quinzaine, 266 bouteilles de vins divers, plus quarante-deux bouteilles de porter.

C'étaient d'audacieux mensonges. L'établissement de Longwood comprenait plus de cinquante personnes, mais obscures et sans nom. On en nommait neuf : les autres ne mangeaient et ne buvaient pas moins. L'ogre alors — l'Ogre de Corse — auquel Lord Bathurst attribuait presque, révérence gardée, l'estomac et la capacité du Prince régent, redevenait le tout petit mangeur qu'il était, et quel méchant buveur !

Malgré qu'il ce discours, Lord Holland n'eût point répliqué, que la politique ministérielle eût trouvé pour l'appuyer le marquis de Buckingham et Lord Darnley, que la motion mise aux voix eût été rejetée sans division, Lord Bathurst, victorieux devant les Lords, était en fâcheuse posture devant l'opinion, en Angleterre et même en Europe. Celle-ci était saisie pour la première fois des plaintes de l'Empereur ; elle entendait prononcer son nom ; elle apprenait qu'il vivait et qu'il était-malheureux ; elle écouta la voix qui, passant par-dessus l'Océan, arrivait d'un monde inconnu, affirmant la souveraineté du peuple, proclamant la supériorité du droit, flétrissant les persécutions contre un adversaire tombé. Le stigmate imprimé sur les ministres et leur agent, demeura ineffaçable :

Le retentissement de la motion de Lord Holland avait été tel que le bruit en parvint jusqu'à Rome. Madame, dès qu'elle eut connaissance de la réponse de Lord Bathurst, de son audacieuse affirmation que personne de la famille de l'Empereur n'avait fait parvenir au Ministère britannique des lettres pour Sainte-Hélène écrivit d'indignation à Lord Holland pour affirmer et prouver que, par tous les voyageurs anglais ayant traversé Rome, elle avait tenté de faire remettre des lettres. Si elle avait quelque temps interrompu ses tentatives, c'est qu'elle avait su que le secret de ses lettres avait été violé par les ministres en faveur de dames en villégiature ; elle se fût décidée alors à ne pas donner trop souvent des objets d'amusement-aux ministres, si une mère avait pu renoncer à l'espérance de s'entretenir avec son fils malheureux. Etant donné que Lord Bathurst se déclare prêt à faire passer à l'Empereur les lettres de sa famille, elle en adresse deux au ministre afin qu'il choisisse. Mais qu'on ne lui demande pas d'écrire à son fils avec une dureté [réfléchie]. Eh ! s'écrie-t-elle, que mon fils nie croie morte, mais qu'il ne doute jamais de ma tendresse, de la part que je prends à sa position et de l'espérance que j'ai de le revoir ! Et toute la famille écrit alors, et Lord Bathurst se trouve acculé à donner cours aux lettres que lui présente Lord Holland. Elles partiront l'une et l'autre, répond-il, par deux occasions différentes. — La Famille peut compter aussi sur la régularité de la transmission des réponses pourvu qu'elles soient envoyées conformément à la règle établie, et si elles subissent un retard considérable, ce sera à cause du détour imposé par le cap de Bonne-Espérance. Il faudra maintenant pour que les lettres arrivent de Londres à Sainte-Hélène cinq grands mois ! Pour s'excuser des lettres perdues, il allègue que si, en réalité, d'autres lettres ont été envoyées, elles devaient avoir été égarées par le mode d'envoi.

Cela toujours était gagné. Outre les lettres, des provisions, des vêtements, des livres, achetés par la famille de l'Empereur et envoyés au ministre furent expédiés ; et quelque temps après, Lord Bathurst consentit à transmettre divers articles de la part de Lady Holland ; il l'informa régulièrement des navires en partance pour Sainte-Hélène ; et, après s'être assuré qu'elle observait strictement les règles qu'il avait imposées, il permit que tous les paquets, les livres et les caisses portant la suscription faite de la main de Lady Holland et son nom hissent transmises à leur destination-sans être autrement visitées.

Lord Bathurst est décidé à se montrer libéral au point qu'il donne cours aux lettres adressées au général Bonaparte ou aux personnes qui sont avec lui à Sainte-Hélène qui ne contiennent aucune information de nature à faciliter directement ou indirectement l'évasion du Général. Mais quant à la correspondance du général Bonaparte lui-même et à celle des personnes qui l'accompagnent, il ne saurait agir de même. Tout ce qu'il ou qu'elles jugent à propos d'écrire au Prince régent ou à moi, ou à l'un des membres du Gouvernement de Sa Majesté doit être transmis en Angleterre. — Sous ce rapport, rien n'est laissé à la discrétion du gouverneur lequel, ayant connaissance du contenu des lettres, pourra se justifier immédiatement si elles contiennent quelque accusation contre lui, mais, quant aux lettres que le général Bonaparte et les personnes qui sont avec lui peuvent adresser à leurs amis, le gouverneur a pleine liberté de les supprimer si elles contiennent des assertions complètement fausses sur la manière dont ils sont traités ; cela donne quelque marge au gouverneur et il s'évitera la peine d'exercer cette discrétion avec rigueur en faisant connaître aux personnes qu'elle concerne cette partie de ses instructions.

Impossible de méconnaître quel terrain était gagné et comme le Ministère avait reculé dès qu'on l'avait placé en présence de ses actes. Le gain au profit du captif pouvait être plus apparent que réel et l'on en restait aux lettres ouvertes, ce qui gâtait tout pour Napoléon ; mais pourtant, des lettres, des livres, des provisions pourraient parvenir ; on ne serait plus au secret absolu : surtout l'opinion était éveillée elle vibrerait à tout écho qui arriverait de Sainte-Hélène ; elle s'attendrirait aux souffrances qui lui seraient racontées ; elle attendrait avec impatience les révélations que lui ferait le captif sur sa carrière, ses actes et ses pensées.

Près d'une année s'écoula avant que l'Empereur pût répliquer au discours de Lord Bathurst, mais alors dans un de ces grands morceaux où excellait le journaliste impérial, il réfuta les mensonges du ministre des Colonies et prit sur lui les mêmes avantages que jadis dans le Moniteur sur les discours prononcés au Parlement : les Observations sur le discours de Lord Bathurst ne furent imprimées qu'en anglais et demeurèrent vraisemblablement inconnues en France jusqu'en 1821, mais cela tint aux conditions nouvelles où l'Empereur se trouva placé par suite des événements qui firent avorter l'agitation produite par l'interpellation de Lord Rolland.

***

Quel avait été pourtant l'auteur premier de cette agitation ? Par qui avait été provoquée l'émotion qui durant deux années allait troubler l'Europe ? — Ce pauvre diable de Santini : Lord Rolland l'a nié comme si le noble lord eût trouvé indigne de lui d'avoir fréquenté un domestique : Ma motion, a-t-il écrit, était relative à quelques faits s'accordant avec les récits de Santini, mais elle n'avait aucune connexité avec le pamphlet ou son auteur. Les renseignements sur lesquels je la basais ne reposaient à aucun degré sur l'autorité et les descriptions de celui-ci comme Lord Bathurst dans sa réponse affecta avec une certaine habileté de le croire. En effet, Lord Bathurst, oublieux de son ancêtre, domestique chez quelque princesse du Danemark, avait d'abord pris à partie le papier signé par un nommé Santini auquel on ne pouvait accorder aucun crédit, et Lord Holland reculait à avouer les conférences qu'il avait eues avec l'huissier du Cabinet, et qu'avaient constatées les policiers et les ambassadeurs étrangers. Toutefois il daigna reconnaitre dans ses Souvenirs la sensation créée par la publication du pamphlet de Santini.

Cependant Santini n'avait plus d'argent ; il avait épuisé les mille francs qu'il avait reçus lors de son départ ; il n'avait trouvé personne pour lui avancer, sur son livret, les sommes que l'Empereur avait cru lui assurer et il dut emprunter sur un billet que lui négocia le colonel Macirone, si intimement mêlé aux dernières aventures de Murat et à présent jouant à Londres on ne sait trop quel rôle.

Il distribua à quelques fidèles des souvenirs de l'Empereur, tels que des cheveux et un vieil habit des chasseurs de la Garde que Marchand lui avait donné et il n'en fit point commerce, ce qui tout de même vaut d'être remarqué dans l'indigence où il se trouvait. Puis, pour donner des nouvelles aux membres de la Famille et aussi pour toucher ses gages et quelques gratifications, il usa du passeport que lui avait délivré Lord Castlereagh ; ce passeport qui n'énonçait point sa qualité, fut visé sans difficulté par les ministres de Russie et de Bavière. Il prit sa route par Bruxelles où il visita Lord Kinnaird et plusieurs des réfugiés français. Cambacérès le mit à la porte et s'empressa d'informer de cet acte de loyalisme le représentant de Louis XVIII. De Bruxelles, il se rendit à Munich où il se présenta chez le prince Eugène : celui-ci dit au-ministre de France qu'un pareil homme ne pouvait qu'éveiller le soupçon et qu'il avait demandé au roi qu'on le fit partir : ce fut effectivement à son instigation que Santini en reçut l'ordre. Le ministre d'Autriche refusa le visa pour le ministre de Wurtemberg ne voulut donner le sien que pour la traversée du royaume ; on dirigea alors Santini sur le grand-duché de Bade par Augsbourg et Ulm. A Carlsruhe, il fut reçu parla grande duchesse qui lui donna quarante louis, et il prit sa route par la Suisse en vue de gagner l'Italie, par Zurich, Schwitz et le Saint-Gothard. Il était suivi, ou accompagné par le nommé Mansour, se disant capitaine de Mamelouks et membre de la Légion d'Honneur, qu'il avait rencontré à Munich et qui tenait à la police. Arrêté à Côme, amené à Milan, transféré à la forteresse de. Mantoue, conduit à Vienne, et de là à Brünn, il y demeura quatre ans et demi, avec un traitement de cent florins par mois. Relâché à la mort de l'Empereur, il se rendit à Frohsdorf chez la reine de Naples, qui l'hébergea trois mois ; puis à Trieste, chez Jérôme ; puis à Rome, chez Madame, et enfin il s'en alla en Corse d'où, à diverses reprises, durant la Restauration, il vint à Paris solliciter la délivrance du legs de 25.000 francs que lui avait fait l'Empereur. Il avait monté en Corse, à Casacconi, une forge qui ne l'enrichit point ; il s'était marié, il avait une fille et c'était la misère. La Révolution de Juillet le tira d'affaire, en fit un huissier du cabinet du Roi, puis un courrier de la Malle. Le Prince président lui donna la croix d'honneur et le nomma gardien du tombeau de l'Empereur : sur sa cassette particulière, il donna 300 francs à Mlle Santini pour l'enterrer.

Santini était un homme d'intelligence médiocre qui, avec l'obstination naturelle à sa race, avait un jour rempli une consigne difficile et presque périlleuse avec bonheur et avec fidélité : par là, il est entré dans l'histoire. Ensuite, il est retombé à être un quémandeur, vivant des secours qu'il sollicitait, incapable de travail et d'industrie, faisant commerce de ses souvenirs et des notes qu'il disait avoir prises durant son service. Il s'associa un M. Schaeffer, homme de lettres, auquel il vendit ces notes et qui en confectionna un volume intitulé : Chagrins domestiques de Napoléon à l'Ile de Sainte-Hélène. Précédé de faits historiques de la plus haute importance, le tout de la main de Napoléon ou écrit sous sa dictée ; papiers enlevés de son Cabinet dans la nuit du 4 au 5 mai 1821 et publiés par Santini, ex-huissier de Napoléon Bonaparte à Sainte-Hélène. Le titre dit tout. Plus tard, ayant touché son legs et étant pourvu d'une sinécure agréable, Santini offrait aux visiteurs de l'église des Invalides les publications dont il se disait l'auteur et qui devaient lui être d'un bon revenu, car il en édita une chaque année, de 1853 à 1857, et les titres, faits pour tirer l'œil, manquaient au moins de convenance.

***

La sensation qu'avait causée la motion de Lord Holland, conséquence de la venue de Santini se Ili rapportait aux événements actuels : elle évoquait l'Empereur, elle attendrissait sur ses malheurs ; mais la lettre à Hudson Lowe, malgré les allusions au passé, malgré la noblesse des protestations, malgré la comparaison qu'établissait Napoléon entre le traitement qu'il eût dû attendre des souverains européens et celui qu'il avait reçu de l'Angleterre ne réalisait point ce que le public attendait de Napoléon, une synthèse de son histoire, un exposé de doctrine sur les points principaux de sa vie et de son règne.

Un homme qui avait le sens de l'actualité, et le goût du pastiche, comprit que ce qu'il fallait au public ce n'étaient point de médiocres confidences sur le voyageur et le captif, comme ce qu'avait publié le chirurgien du Northumberland, Guillaume Warden (Letters written on Board H. M. S. the Northumberland and at Saint-Helena, 8°, 1816), mais une sorte de confession qui affectât la forme didactique, qui résumât en une centaine de pages la vie entière de Napoléon et qui en plaçât un raccourci-vigoureux, sous forme de confession, à da portée de tous. Ce fut là sans doute ce que se proposa l'auteur quel qu'il fût d'une brochure anonyme partie à Londres, chez John Murray, au début de 1817 et intitulée : Manuscrit venu de Sainte-Hélène d'une manière inconnue. Qu'un partisan de l'Empereur l'eût imaginé, qu'il eût conçu l'audacieux projet de se substituer à Napoléon, d'entrer si bien dans le rôle qu'il parlât comme l'Empereur eût parlé lui-même, sans doute n'eût-il pas réussi, car il eût, à toute phrase, été arrêté par l'impossibilité d'égaler un tel modèle ; outre qu'il n'est guère séant de le tenter, il n'est point loisible à chacun de frapper des pensées au coin du génie. Pour risquer une telle entreprise, il ne fallait pas un fidèle ; il ne fallait pas davantage un ennemi : il convenait d'affecter au moins l'impartialité, et, en avouant des fautes, d'obtenir une indulgente équité sur les grandes lignes du règne. Mais il n'était besoin à ce qu'il semble, ni de précision, ni d'exactitude, et l'histoire de Napoléon était sans doute alors à ce point ignorée que, sans choquer ni révolter les gens, l'on pouvait en méconnaître les éléments essentiels, intervertir les faits, supposer certains événements, en supprimer d'autres. A coup sûr, ce fut un coup de génie qu'eut l'écrivain, quel qu'il fût, qui, par un jeu de sa fantaisie, imagina, à la fin de 1816, de faire disserter Napoléon sur les événements de son règne, sous prétexte que son caractère et ses intentions pourraient être étrangement défigurées et qu'il tenait à paraître tel qu'il avait été aux yeux de son fils comme à ceux de la postérité. Il eût suffi d'un peu d'attention pour trouver l'auteur en contradiction avec des faits qui eussent dit paraître acquis, ne, fût-ce que par les pamphlets publiés depuis trois ans : ainsi qu'il fût Corse et que toute sa première jeunesse fût corse, cela certes avait été répété, semblait acquis et l'Inconnu n'en tentait aucun compte ; ainsi de sa naissance qui le destinait au militaire, quand nul de ses ancêtres n'avait été soldat ; ainsi des étranges interversions dans sa carrière qui montraient l'auteur aussi ignorant de la Révolution que de Bonaparte. Et de même pour Toulon, Vendémiaire, l'Italie, l'Egypte. Brumaire. On lui prêtait non ce qui pouvait paraître ses propres intentions, mais les idées qui eussent été le plus sympathiques à la masse. On le faisait ainsi violemment anti-révolutionnaire au temps où il était authentiquement jacobin. On lui faisait dire : Je pris en horreur l'anarchie qui était alors à son comble et je ne me suis jamais raccommodé avec elle. Le Gouvernement massacreur m'était d'autant plus antipathique qu'il était absurde et se dévorait lui-même. Or jamais Napoléon n'a renié la Révolution. Il y avait bien d'autres et d'aussi grossières erreurs, tant de faits que de psychologie, mais peu importe.

A dater du moment où l'auteur du pamphlet fut en présence de faits connus, il se donna carrière, supposa des intentions,- imagina des plans, tira des conséquences : il s'efforça au mot qui frappe, à la phrase brève, à l'épithète ramassée et neuve. Il parvint à fournir parfois quelque chose qui pût à distance, passer pour du Napoléon, et à quoi, semble-t-il tout le monde ou presque fut pris.

Il n'était point permis d'élever un doute sur son authenticité. Et plus on avait approché l'Empereur, plus on soutenait l'ouvrage de lui. M. de Fontanes reconnaissait chaque phrase ; M. Molé entendait le son de sa voix disant les mêmes paroles. M. de Talleyrand voyait les écrits. Le maréchal Marmont retrouvait des expressions de leur mutuelle jeunesse dont lui seul avait pu se servir. — Candide n'est pas de Voltaire si ceci n'est pas de Bonaparte, écrivait Fédor Golovine qui n'était point un médiocre critique. Nul, semble-t-il, ne douta, et le succès fut immense ; incompréhensible. Chez des femmes aussi pures que la duchesse de Duras ou la duchesse d'Estissac, on faisait de la brochure des lectures priées ; devant une cinquantaine d'auditeurs. Comment eût-on douté quand un des hommes qui ont dû passer pour être le plus familiarisés avec la pensée et le style de l'Empereur, M. de Les Cases, a écrit : En examinant cet écrit, d'un côté j'y trouvai un grand nombre de vérités qui paraissaient extraites des papiers qu'on m'avait enlevés et de l'autre je découvrais une foule d'erreurs grossières. Je reconnaissais des fragments conformes à ceux que je possédais encore ; je retrouvais ça et là la substance de passages entiers de mes manuscrits et souvent mes propres expressions ou plutôt celles de Napoléon lui-même, que chaque jour, je confiais à son insu au papier. Cette sorte de revendication que formule M. de Las Cases n'est-elle pas la meilleure preuve de sa conviction : Mes manuscrits, écrit-il, sont en grande partie aux mains des agents du Gouvernement anglais. Il sera donc facile de s'assurer de l'exactitude de ce que j'avance ici, savoir que toutes les pensées belles et fortes, toutes les grandes vues politiques, toutes les idées élevées et étendues, en un mot tout ce qui est fait pour causer de l'admiration et de la surprise se trouve dans le journal sur lequel j'ai pris note des communications verbales qui m'ont été faites par Napoléon et de tous les entretiens que j'ai eus avec lui pendant dix-huit mois de séjour à Sainte-Hélène.

Ainsi tout le monde y croit, jusqu'aux plus intimes, aux plus avancés dans la confidence ; comment les autres, tous les autres, ne croiraient-ils pas à cette brochure qui après tout, dans son ensemble, doit rendre plus respectable, comme-dit Las Cases, la victime de l'Ostracisme des Rois ? Car c'est là ce qui se dégage des pages qui semblent, depuis 1815, les premières qu'on ait écrites, à coup sûr les premières qu'on ait publiées avec une intention d'impartialité et d'un ton qui ne fût point celui du libelle. A coup sûr l'on est loin de l'admiration, même, sur certains points, de l'équité. Mais, après toutes ces huées, ces injures, ces vociférations qui ont fait comme la contre-partie des flatteries basses, des adulations, des exaltations, des comparaisons à Dieu même, il y eut quelque repos et une légitime satisfaction à lire quelques pages qui plissent ressembler à un morceau d'histoire.

Il ne manquait à l'authenticité du Manuscrit venu de Sainte-Hélène que d'être proscrit par le gouvernement de Louis XVIII. C'était une sottise : il n'eut garde d'y manquer. MM. Comte et Dunoyer publiaient sous le titre : Le Censeur Européen une revue où ils insérèrent le Manuscrit, à la vérité avec des notes critiques qui annonçaient à quel point ils croyaient à l'authenticité du document, ils furent poursuivis avec une rigueur impitoyable, condamnés par un jugement du tribunal correctionnel de la Seine du 19 août 1817, qui fut confirmé par un arrêt de la Cour Royale du 7 octobre et un arrêt de la Cour de Cassation du 20 novembre, car en ces temps, la magistrature allait vite. La destruction des exemplaires saisis était ordonnée en lieu sûr ; cette intégrale destruction devait anéantir cette première — et combien timide ! — tentative de réaction !

Nécessairement ce fut tout le contraire. On supprime un imprimé qui a mille pages, mais non pas une brochure qui en a cent ; car il n'est pas besoin de presse ni de prote pour la copier.

Plus, bien plus qu'aux éditions ostensibles multipliées en Angleterre, de 1817 à 1821, presque à l'infini, mieux qu'aux parodies, même avec des gravures d'après les dessins de Cruikshand (The Greeks, a poem venu de France d'une manière inconnue) ; mieux qu'aux éditions clandestines imprimées, la plupart en Belgique et quelques-unes sans doute en France ; mieux même qu'à cette sorte de possession d'État qui, malgré des constants désaveux s'attache à ce pamphlet et sur quelque point du monde en fait éclore presque chaque année une réimpression ; il faut s'attacher, pour en juger la diffusion, pour apprécier de quelle vénération fut entourée la parole qu'il apportait, aux milliers de copies contemporaines que l'on rencontre.

Elles sortent à présent du grenier, où elles furent oubliées ; elles arrivent accompagnées d'une légende touchante sinon véridique, et des historiens, des publicistes y sont pris et, lorsqu'on les détrompe et qu'on leur retire leur illusion, on sent bien que, quoique obligés d'admettre la fraude, ils regrettent leur chimère.

Lorsque, peu à peu, on s'avisa que l'Empereur n'eût pu, parlant de lui et se racontant, oublier à ce point quelle avait été sa vie, on se demanda quel pouvait être l'ingénieux auteur de ce pamphlet. On imagina toutes les hypothèses pour s'arrêter avec quelque probabilité à celle d'un Genevois nommé Lullin de Chateauvieux qui, ayant des lettres, avait publié divers articles et même le journal d'un voyage en Italie. C'était d'ailleurs un homme poli et, bien qu'étant lié avec Mme de Staël, il avait prouvé comme il était mal renseigné. Mais ceci importait peu.

***

Sans avoir pu deviner les conséquences de la mission Santini, moins encore le retentissement d'un pamphlet tel que le Manuscrit, un homme, à Sainte-Hélène, avait pressenti, peut-on croire, qu'une réaction allait s'opérer dans l'opinion, et il avait pensé qu'il faudrait quelqu'un en Europe pour la diriger.

Seul de ceux qui avaient accompagné l'Empereur M. de Las Cases l'avait fait de son chef, sans contrainte et avec un but arrêté. Il avait prétendu se rendre l'interprète de Napoléon et, d'après ce qu'il apprendrait de sa bouche, raconter et écrire son histoire. Un tel dessein ne montrait point une ambition vulgaire : sans doute, celui qui le remplirait, atteindrait par là une renommée supérieure à celle même des hommes qui, ayant vécu sous le régime impérial, s'étaient illustrés dans la guerre ou la politique ; il laisserait un nom inséparable du seul nom que retiendraient les âges ; il serait, devant la postérité, le serviteur fidèle, consolateur du malheur, sans avoir profité — ou si peu — des jours heureux. Bertrand figure sur la piste des proscrits comme Savary et Lallemand, Gourgaud croit y avoir été porté et Montholon, outre ses créanciers, a eu toute raison de fuir la justice royale. Combien ont été condamnés qui ont fait moins que lui ? Las Cases seul est venu spontanément, mais il a pris ses précautions pour qu'on ne le confonde avec qui que ce soit. Il ne se mêle à personne, n'admet qu'on lui distribue dans la maison aucune fonction. Il est le Confident : il ne s'écarte point de l'Empereur et ne souffre point qu'on l'écarte. S'il n'y a place que pour une personne près de l'empereur, il s'impose comme aux Briars ; il mange avec l'Empereur, se promène avec lui, couche près de lui, ne le quitte ni le jour ni la nuit sauf lorsqu'il met ses notes au net. Que de choses il a à apprendre ! Il n'a jamais approché Napoléon ; il sait de lui fort peu de choses ou rien, et ce qu'il en a appris, au temps de son émigration, ne le dispose guère à comprendre en quoi Celui-ci diffère des autres hommes : mais ce n'est pas sans doute le but qu'il se propose, ni de démêler la vérité par l'exercice d'une critique avertie quoique bienveillante : c'est de recueillir ses propos, de les grouper, de leur procurer une forme oratoire et de composer un dialogue où Napoléon et Las Cases, s'exprimant tour-à-tour, quoique à des plans différents, occupent seuls la scène. Donc, c'est un régime d'interviews quotidiennes dont le texte sans doute est fourni au patient et quelque peu revu par lui, mais qui, par là même, perdent l'air qu'elles eussent pu prendre de surprise et d'abandon. Elles demeurent guindées, et, dirigées comme elles sont, elles ne peuvent manquer d'exprimer les idées, les sentiments, les préjugés d'un homme d'ancien régime, pour qui tout de la Révolution est lettre close. Ces conversations qui sont — ou qui seront mises sur le ton noble sont destinées, selon Las Cases, à faire pendant aux Mémoires qui sont du style didactique et où Napoléon s'exprime à la troisième personne, tel César ; mais ce sont là les Commentaires, Napoléon s'en est réservé la dictée, la révision, les successives et multiples corrections ; il a distribué le travail entre ceux qui l'entourent de façon à les occuper tous un peu, à ménager les amours-propres, à confier la préparation de certaines campagnes à ceux qui y ont participé. Ce n'est pas là ce qu'il faut à Las Cases. Il n'a aucun goût à une œuvre qui ne petit avoir qu'un auteur responsable et d'ailleurs effectif, Napoléon, et qui ne laisse aucune part à la personnalité du manœuvre qui, tel Gourgaud, Bertrand ou Marchand, en assure le très ingrat travail. Dès qu'un autre que lui y met la main, il y renonce et se dérobe. S'il en a écrit quelque morceau, c'est au temps où il avait imaginé que, seul, il aurait la gloire. d'une telle œuvre. On verrait bien que ce seraient les Commentaires de Napoléon, mais on dirait en confidence que M. de Las Cases les avait rédigés. Si même il n'obtenait point que son nom fut inscrit au frontispice.

Du jour où l'œuvre lui échappe, que, dictée aux uns et aux antres, maniée, triturée, reprise en six ou sept façons, elle est enfin menée à fin par Napoléon même et frappée par lui du sceau impérial qui ne permet ni de la méconnaître ni de la confondre, Las Cases ne s'inquiète point de ce qu'elle devient. Il s'était proposé pour être l'historien de Napoléon ; dès que Napoléon se fait son propre historien, que lui importe l'histoire ? Elle est, cette histoire, trop peu et trop mal connue, c'est le chef-d'œuvre classique : point de redondances, aucune digression, pas d'anecdotes, aucune parure, la sévérité du marbre antique. Comme elle condense les faits qu'elle décharne, elle ne se soucie point de l'agrément du lecteur et ne lui épargne pas de penser. Au contraire.

Las Cases ne visait pas si haut : mais, pour être venu si loin que Sainte-Hélène il l'allait bien qu'il prit ses avantages, qu'il se mit en scène, qu'il eût ses morceaux, qu'il donnât des répliques, qu'il se racontât, qu'il exposât à Napoléon les actes mémorables de sa propre vie, et les utilités de son atlas. En même temps, il admettait Napoléon à parler, à exposer ses actes, à narrer des anecdotes, mais de-surface et, comme il sied, s'adressant à un homme qui n'est instruit ni du détail des événements, ni du caractère des hommes, qui n'a rien su du Consulat et qui n'a vu l'Empire qu'en gros, tard, durant quatre ans, qui est incapable par des suggestions habiles, d'amener des explications sur les points vraiment intéressants de la politique intérieure et de l'extérieure : au total un livre superficiel écrit par un homme superficiel.

Quelque fut le résultat, Las Cases pouvait estimer qu'il avait épuisé son sujet, Napoléon me se prêtait plus à ces conversations, son esprit en était las, ou sa mémoire était tarie. II revenait constamment au même sujet, mais c'était du militaire, et il se réservait de le traiter lui-même. Las Cases, n'avait plus d'intérêt à Longwood et il faut avouer Glue, l'existence y était intenable. Outre les souffrances physiques, l'installation déplorable, la nourriture immangeable, la continuelle contrainte, la séparation des siens, l'absence de nouvelles, il y avait les querelles que, chaque jour, à chacun des exilés, à propos de tout et de rien, cherchait Gourgaud. Las Cases en particulier l'offusquait : il admettait, mal que bien, la supériorité de Bertrand, disputait à Montholon son titre militaire, qui le rendait plus ancien, mais, pour le moment, en voulait surtout à Las Cases, parce qu'il paraissait plus avant dans l'intimité de l'Empereur, qu'il était un ci-devant, un émigré, un civil. Toutes les jalousies étaient déchaînées et les envies.

Las Cases résista longtemps aux provocations - que multipliait Gourgaud ; mais, peu à peu, une idée germa dans son cerveau et S'y incrusta. Puisque, -à Sainte-Hélène, sou rôle était terminé et qu'il n'avait plus rien à tirer de l'Empereur, que ne retournait-il en Europe comme son ambassadeur ? N'y avait-il pas là un beau rôle à jouer qui assurerait à celui qui saurait le remplir une renommée européenne ? Annoncer que les restrictions imposées par le Ministère anglais avaient sur la santé de l'Empereur une influence funeste ; grouper les efforts des membres de la Famille pour obtenir en faveur des captifs un traitement meilleur, peut-être un autre lieu de détention ; agiter l'opinion en révélant de quelle façon le gouverneur de Sainte-Hélène avait aggravé les premiers règlements ; provoquer la sensibilité des souverains en leur remémorant leurs anciens engagements ; — émouvoir même leur pitié par une éloquence qui - ne se ménagerait pas et qui était sûre d'elle-même ; c'était un programme séduisant, mais Napoléon l'approuverait-il, investirait-il Las Cases d'une telle mission ? Se priverait-il dit seul interlocuteur qui lui apportât une distraction, qui secouât, par sa présence et par ses muettes interrogations, la torpeur qui l'envahissait, qui le désennuyât ? Car n'en était-il pas là que l'oisiveté dans ce climat, sous ce ciel, entre ces quatre hommes qui l'entouraient formât le plus cruel de ses supplices ? Et comment n'eût-il pas réalisé le néant de son effort, dès que disparaissait celui qui, seul, apportait à l'entendre la curiosité excitatrice et lui servait de public ?

Mais Las Cases avait ses raisons : il prétendait, coûte que coûte, sortir de Sainte-Hélène, et l'on ne saurait attribuer qu'à la volonté arrêtée d'en être renvoyé le plan qu'il avait formé ; il avait eu à son service un mulâtre ; il l'avait employé à des commissions que le gouverneur avait déclarées suspectes ; pour quoi il avait dû s'en séparer. Le mulâtre, s'il est pris en récidive, risque la mort ; il est engagé pour suivre un nouveau maître en Angleterre et va faire ses adieux à Las Cases. Est-ce James Scott qui s'est présenté pour faire des commissions ? Est-ce Las Cases qui l'a pressenti ? Ceci est plus probable. Il lui remet un certificat signé de son nom et scellé de ses armes et un papier portant l'adresse de Lady Clavering. Puis, il lui fait endosser un gilet rouge dont James Scott ne doit se séparer ni le jour ni la nuit. Dans la doublure, sont cousues deux bandes de taffetas gommé sur lesquelles le jeune Las Cases a copié de sa plus fine écriture deux lettres que son père a écrites, l'une à Lady Clavering, l'autre à Lucien Bonaparte, le seul membre de la famille qu'il connaisse pour avoir été détaché près de lui comme chambellan, aux Cent jours, durant un mois à peu près.

Le père de James Scott dès qu'il est instruit de la commission qu'a acceptée son fils, va trouver le gouverneur, et lui révèle toute l'histoire ; le gilet est saisi, décousu ; les écritures sont déchiffrées Las Cases est arrêté, mis au secret (27 novembre 1816), les scellés sont mis sur ses papiers. L'on peut bien penser qu'il s'y attendait : Ainsi, a-t-il dit, je suis arrêté en conséquence de la dénonciation de Scott ? Je savais bien que le gouverneur me l'avait envoyé ! Il l'avait donc employé à bon escient et il savait qu'il serait trahi. Or il n'ignorait pas que toute tentative de correspondance clandestine était punie de l'expulsion : on le lui avait signifié à bord du Bellérophon ; par deux fois, il s'était soumis, par écrit, aux restrictions que le Ministère anglais avait imposées à ceux qui voulaient rester près de l'Empereur. Il avait su ce qu'il faisait, il l'avait fait de propos délibéré, et il n'avait aucune intention de revenir. Les manifestations auxquelles il se livra, les réclamations qu'il éleva au sujet de son journal que Napoléon revendiquait de son côté et cet Exposé de nos griefs à Longwood où sans y être autorisé il prit et garda la parole au nom de ses compagnons durant trente-huit pages d'impression ; l'attitude qu'il adopta d'avocat et d'interprète de l'Empereur, mettant le gouverneur en accusation sans réfléchir que tout de même celui-ci était le maitre ; uniquement occupé de se ménager, pour le jour où il publierait ses minutes, des morceaux à sensation, tout, dans sa conduite comme dans ses écrits, démontre la résolution qu'il avait, formée de quitter Sainte-Hélène ; et rien ne l'en fit revenir ; ni les lettres du Grand Maréchal lui témoignant expressément le désir qu'il restât ; ni la condescendance de Lowe pour les convenances de l'Empereur, proposant qu'il retournât à Longwood pourvu qu'il en fit la demande par écrit ; ni l'approbation donnée par Lord Bathurst à cette grâce singulière ; tout a disparu devant ce fait qu'il a été flétri par son arrestation. Mais n'avait-elle pas été motivée par l'infraction la plus grave aux règlements et, dès qu'il en avait couru le risque, où était la flétrissure ?

Il aura beau cueillir des fleurs de rhétorique pour parer sa résolution ; elle éclate en tout ce qu'il dit et ce qu'il écrit : il ne veut pas retourner près de l'Empereur et, toute autre considération mise à part, il entend rentrer en Europe.

L'Empereur couvre son départ en lui adressant une lettre de remercîments pour le passé, d'approbation pour le présent. Votre conduite à Sainte-Hélène, lui dit-il, a été, comme votre vie, honorable et sans reproche... Votre société m'était nécessaire. Seul, vous lisez, vous parlez, vous entendez l'anglais... Cependant je vous engage et au besoin je vous ordonne de requérir le commandant de ce pays de vous renvoyer sur le continent : il ne peut point s'y refuser puisqu'il n'a d'action sur vous que par l'acte volontaire que vous avez signé... Et après avoir chargé de ses malédictions le gouverneur, qui, au cas présent a pourtant poussé la complaisance à l'extrême, il termine par ces mots : Consolez-vous et consolez mes amis. Mon corps se trouve, il est vrai, au pouvoir de la haine de mes ennemis : ils n'oublient rien de ce qui peut assouvir leur vengeance ; ils me tuent à coups d'épingle, mais la Providence est trop juste pour qu'elle permette que cela se prolonge longtemps encore. L'insalubrité de ce climat dévorant, le manque de tout ce qui entretient la vie, mettront, je le sens, un terme prompt à cette existence dont les derniers moments seront un acte d'opprobre pour le caractère anglais...

***

Ainsi, l'Empereur lui-même a formulé l'argument majeur que Las Cases devra faire valoir devant les souverains européens. Les plaintes au sujet des contraintes qui lui sont imposées, de la nourriture qui lui est fournie, de l'avarice du Gouvernement anglais, de la défense, qui lui est faite d'écrire ou de recevoir des lettres fermées, peuvent être fondées et elles ont assurément produit, en Angleterre et même en Europe, une sensation qui lui a été favorable, mais elles sont les conséquences inévitables de la captivité ; celle-ci admise — et nul des souverains européens n'y contredit — elles en découlent. Aussi c'était contre la captivité même, le principe et les circonstances de cette captivité, contre son illégalité et son injustice que Napoléon avait d'abord tourné un effort qui était resté impuissant ; mais-que répondra-t-on à présent s'il démontre que, par le lieu choisi pour l'interner, comme par le manque d'exercice, sa santé se trouve compromise ? or cela, autant qu'on en peut juger, est véritable : dès le commencement de 1816, Napoléon, dont la santé avait paru jusque-là presque intacte, a ressenti des douleurs dénotant une affection du foie. Il n'y a point à s'en étonner. Il devait tenir de sa mère, habituée de Bourbonne et de Vichy, une disposition que le climat tropical n pu développer. Il n'y a point certes, à parler des indispositions et des cures de Madame, mais à mettre la maladie toute au compte de Sainte-Hélène.

Toutefois faut-il, pour accréditer cette maladie, la certifier et l'authentiquer, l'intervention d'un homme de Fart, et, du témoignage de celui-ci, dépendra la foi qu'on y prendra. Au moment du départ l'Empereur avait été abandonné par Maingault, le médecin que Corvisart lui avait donné pour suppléer Foureau de Beauregard, son premier médecin à l'Ile d'Elbe, retenti à Paris par son mandat de représentant. Maingault ayant déclaré qu'il avait été engagé verbalement pour aller libre aux États-Unis, non pour aller captif à Sainte-Hélène et qu'il retirait sa parole, on s'était trouvé dans un embarras cruel : nul moyen de parlementer avec un autre médecin français ou anglais ; il fallut s'en tenir au chirurgien du Bellérophon, Barry O'Meara qui avait soigné du mal de mer, durant la traversée, quelques-uns des passagers français. C'était l'unique preuve qu'on eût de ses talents et, quant à sa moralité, on avait le témoignage du capitaine Maitland, le commandant du Bellérophon[4], peut-être celui de l'amiral Lord Keith. O'Meara n'avait consenti à partir que sous l'exprès consentement de ses chefs, en qualité d'officier anglais employé et payé par le gouvernement britannique et non pas dépendant de Buonaparte et payé par lui. Son temps de service à Sainte-Hélène devait lui être compté comme s'il était embarqué, et il pourrait quitter la place à son gré, en prévenant d'avance : Ainsi, il était le médecin de Napoléon et il n'appartenait pas à Napoléon ; il était officier anglais et il dépendait de ses supérieurs ; il leur devait obéissance dans le service et jusqu'où s'étendrait un service qui consistait à donner des soins à un captif. Il aurait bientôt à choisir entre ces deux devoirs et le quel adoptera-t-il ?

Seul compétent, seul accrédité, seul responsable, il tiendra entre ses mains, avec le bulletin de la santé de Napoléon, les moyens de resserrer ou de relâcher la captivité et prendra à proportion que, selon son dire, l'état paraîtra s'aggraver, une importance plus grande.

***

Au moment où Las Cases quitte Sainte-Hélène (31 décembre 1816) la maladie est à ses débuts et c'est à peine si l'on en fait mention, Mais Las Cases, à son arrivée au Cap, n'y est pas retenu comme les autres voyageurs venant de Sainte Hélène jusqu'au prochain bateau, on l'y garde du 17 janvier au 20 août 1817. On le met en prison, au secret, dans le vieux château et on le condamne à attendre qu'on ait reçu de Londres des réponses aux dépêches que Hudson Lowe a adressées à Lord Bathurst. Las Cases emploie ces loisirs forcés à écrire des lettres au gouverneur du Cap, à Lord Castlereagh, et au Prince régent : on jugera du ton qu'il a adopté par cette première phrase : Altesse royale, jouet de la tempête politique, errant, sans asile, un étranger, faible, malheureux, ose s'adresser avec confiance à votre âme royale. Et tel est son amour-propre d'auteur que, négligeant tout autre sollicitation, il réclame seulement son manuscrit. Dans l'abord journalier et les conversations fréquentes, de celui qui a. gouverné le monde et rempli l'univers- de son nom, j'ai conçu et exécuté, dit-il, d'écrire jour par jour, tout ce que j'en verrais, tout ce que j'en entendrais. Ce recueil de dix-huit mois, unique dans sa nature, mais encore informe, inexact, non arrêté, inconnu à tous, même à l'auguste personne qui en était l'objet m'a été saisi. Prince, je le place aussi sous votre protection royale ; j'ose vous en supplier au nom de la justice, de la vérité, au nom de l'histoire.

En réponse, il reçoit du gouverneur, pour son fils, une autorisation de départ qu'il a sollicitée, mais le jeune homme refuse de s'en servir. Ils restent donc enfermés l'un et l'autre dans deux chambres, jusqu'au moment où, après dix jours de cette claustration, le gouverneur, sur une plainte qu'il reçoit de Las Cases ; les établit à Newlands, dans sa propre maison de campagne. Ils y jouissent de la vie la plus libre, reçoivent quantité de visites et sont fêtés comme des personnages d'importance. Au retour du gouverneur, ils sont, après deux mois, de séjour à Newlands, transférés sur le domaine d'un M. Baker au Tigerberg, où Las Cases tombe malade, et d'où dans l'état d'énervement où il tombe, il écrit à Lord Charles. Somerset quantité de lettres dans des termes violents ; très durs ; il en arrive à une révolte dont il eût pu se mal trouver. A ce moment, la permission arrive de le renvoyer à Londres, mais on ne le laisse prendre passage que sur un très petit brick, véritable coquille, où il doit payer au capitaine la somme qu'il plaît à celui-ci de demander.

Ce brick met quelque cent jours, d'une traversée par moments des plus mouvementées, pour atteindre Gravesend, où sur l'énoncé seul, de son nom, on lui signifie l'ordre de quitter à l'instant la Grande-Bretagne : On le conduit à Douvres où on lui donne le choix : entre Calais ou Ostende. On le fouille d'ailleurs et on lui prend ses papiers ; il écrit, sur cela, des lettres très fortes et très longues qui n'ont guère plus de succès que celles qu'il a, dès son arrivée, adressées à Lord Bathurst. A Ostende, on lui dit d'attendre des ordres et il profite de ce loisir pour écrire aux ministres de la Police de France et des Pays-Bas. On le laisse venir librement à Bruxelles, mais là, on lui signifie qu'il ait â sortir immédiatement du royaume des Pays-Bas. Il écrit infructueusement beaucoup de lettres, et doit continuer sa route de gendarme en gendarme et de commissaire en commissaire. Arrivé sur le territoire prussien, il continue ce jeu de balle, trouve à écrire encore des lettres qui restent sans réponse, mais dont plusieurs sont publiées dans les papiers publics. Ainsi arrive-t-il à Francfort (décembre 1817) le Sénateur directeur de la Police lui donne un garde. Il s'empresse aussitôt d'écrire au baron Reinhardt ministre de France près la Diète, lequel, déjà prévenu, s'est empressé de requérir les ministres des quatre puissances, de faire expulser de Francfort le sieur Las Cases. Les ministres ont fait observer à leur zélé collègue, que le sieur Las Cases n'était sur aucune des listes de proscription et que ses instructions ne l'autorisaient à agir que contre les individus compris dans les deux ordonnances. M. Reinhardt insista ; et parvint à convaincre au moins le ministre d'Autriche. De même obtint-il du Sénateur chargé de la police que provisoirement M. de Las Cases restât sous la garde du commissaire prussien et qu'on plaçât devant sa chambre des sentinelles avec consigne de ne le laisser communiquer avec personne.

Les ministres des quatre Cours avaient quelque peine à se prêter à ces persécutions contre les proscrits. C'est ainsi qu'un d'eux dit à Reinhardt avec un peu d'amertume qu'il voulait, de ses collègues et lui, faire des geôliers. Il y eût eu plus d'inconvénients peut être à expulser Las Cases de Francfort qu'à l'y laisser : il y était surveillé fort exactement et l'on acquit rapidement la preuve qu'il n'était pas plus dangereux que la reine Julie à laquelle il allait assez fréquemment rendre ses devoirs.

Mes premiers soins, dit-il, dès que je pus disposer de mes actions furent tout au grand motif qui m'avait fait quitter Sainte-Hélène et m'avait ramené en Europe. Il écrivit d'abord à Marie-Louise et lui envoya des cheveux de Napoléon. Il annonçait la misère et les besoins de Longwood. Il expédia cette lettre sous le couvert de M. de Metternich et il en profita pour exposer à celui-ci ses idées sur la captivité et suries commissaires d'Autriche, de Russie et de France ; il écrivit à l'empereur de Russie lui demandant qu'on lui permit qu'il se consacra à Londres à procurer à l'illustre captif en dedans des règlements et des lois quelques jouissances morales et des adoucissements corporels qui ne seraient d'aucune charge à personne. Il était difficile de pousser plus loin la maladresse qu'il ne faisait ensuite, se mettant au niveau d'Alexandre et discutant avec lui. J'implore ici, disait-il, pour une médiocre faveur, votre sympathie, vos souvenirs, votre dignité même. Et cela durait des pages ; il adressa à Lord Bathurst un discours de quatorze pages petit texte ; au parlement d'Angleterre, un plaidoyer de dix-sept pages ; il se mit à écrire chaque mois, à jour fixe, au grand maréchal sous le couvert du sous-secrétaire d'État aux Colonies et pour donner dès détails — tels quels — sur chacun des membres de la famille, Marie-Louise, son fils resplendissent de santé et de beauté, les habitants de Rome et ceux d'Autriche. Il avait pu leur écrire et ce furent des volumes ; il leur avait fait passer les nouvelles de l'Empereur, et leur avait exposé ses besoins matériels. J'ai été, écrit-il, pour tous les membres de la famille de l'Empereur, un objet du plus tendre et du plus touchant intérêt. Je me suis vu entouré, pressé de leurs offres et de leurs vœux. Le prince Jérôme lui a fait dire que ses offres ne connaîtraient d'autres bornes que l'impossible, et c'est assez que la faveur où est près de lui le bon et vertueux Planat qui, dit Las Cases depuis notre séparation du Bellérophon, poussé de tourmente en tourmente, était menacé de périr sur la plage. La princesse Hortense lui à mandé les persécutions dont elle fut la victime, mais, si le motif de ses tourments avait été le tendre et respectueux dévouement qui remplissait son cœur, elle en était fière et heureuse. Toutes les fois que sa santé le lui permet, il va faire sa cour à la princesse Joseph : nous parlons de Sainte-Hélène. Nos pensées traversent les mers, ce sont d'heureux instants. Par elle, il a des nouvelles de son mari qui est en bonne santé et qui a accueilli dans sa maison, Archambault et Rousseau dont le gouvernement anglais avait jugé à propos de diminuer l'établissement de Longwood.

La prince Lucien lui a donné des nouvelles de toute la famille réunie à Rome. Madame, le cardinal Fesch, la princesse Borghèse et le prince Louis se portent à merveille et joignent leurs prières et leurs vœux .pour la santé et la conservation de leur auguste parent. Quant à Lucien, son esprit et son cœur se dirigent sans cesse sur Sainte-Hélène. Il ne peut se faire à l'idée de voir son frère languir et mourir dans son exil. Il me somme de lui dire, du fond de mon cœur, si l'Empereur serait aussi heureux de le voir qu'il le serait lui-même de se présenter à lui et il me charge, ce que j'exécute par ce même courrier, de demander au Gouvernement anglais s'il veut lui accorder de passer à Sainte-Hélène pour y demeurer deux années ou toujours, si son frère ne l'en renvoie, avec ou sans sa femme et ses enfants, sa femme lui disputant l'honneur de le suivre ; s'engageant à ce que lui ou les siens ne contribuent à aucun accroissement quelconque de dépenses, se soumettant à toutes les restrictions imposées à son frère et offrant de se soumettre à toutes celles qu'on jugerait à propos de lui imposer personnellement avant son départ ou après son retour. Par une lettre en date du 4 mars qu'il adresse au Ministère des Colonies, Las Cases forme en effet cette demande au nom du prince de Canino ; mais Goulburn renvoie Lucien aux Ambassadeurs des grands pouvoirs à Paris. Le 26 avril, Las Cases réplique en lui demandant si Lucien, ayant obtenu de sortir d'Italie, peut se flatter que le Gouvernement anglais lui permettra de se rendre à Sainte-Hélène.

Au surplus, c'est, à ce qu'il semble, une admirable émulation entre les membres de la Famille : la première, Madame, dès le mois de juin 1816, a manifesté l'intention d'aller à Sainte-Hélène avec Lucien ; et si son âge, quoiqu'elle n'eût guère que soixante-six ans, et sa santé ne lui permirent point de mettre un tel désir à exécution, elle était toute prête à y céder jusqu'au milieu de 1819.

Si Elisa se contente de dire : Sans mes petits-enfants qui avaient besoin de mes soins, cent fois je me suis dit que je serais allé avec lui à Sainte-Hélène, — ce qui est platonique, — Jérôme fait un geste qui égale presque celui de Lucien. A la lettre que Las Cases lui a écrite, il répond que, si la situation de l'Empereur ne se trouve pas améliorée l'année prochaine, il se propose de demander au Gouvernement anglais la liberté de se rendre à Sainte-Hélène avec sa femme et son fils, ne pensant pas qu'à cette époque son voyage puisse rencontrer aucune objection raisonnable. Et Las Cases ajoute : La reine sa femme, à qui rien d'héroïque et d'élevé ne saurait être étranger, partage les mêmes sentiments et forme les mêmes vœux. Jérôme, trouvant trop éloigné le terme qu'il s'est fixé d'abord, ne peut différer plus longtemps une démarche dont le succès comblerait son cœur. Il va, écrit Las Cases, s'adresser lui-même au Prince régent pour qu'il lui soit permis, avec sa femme et son fils d'entreprendre immédiatement ce voyage. Jérôme s'adresse en effet au Prince régent dans le courant d'avril 1818 pour demander à aller passer quelques mois à Sainte-Hélène avec la reine. Des motifs entièrement dégagés de toute idée politique, écrit-il, me font vivement désirer de passer quelques mois à Sainte-Hélène avec ma femme, mon fils et un petit nombre de personnes de ma suite. Les sentiments qui inspirent cette démarche ne sauraient être étrangers à renne de Votre Altesse Royale : c'est l'attachement, c'est la reconnaissance envers tin frère qui fut longtemps mon père et mon bienfaiteur ; c'est le désir partagé par ma femme, d'adoucir sa captivité par nos soins et par nos respects, et de lui porter les consolations d'une amitié véritable ; c'est enfin le besoin de lui prouver que sa famille ne fut jamais ingrate envers lui et que, au contraire, il est plus que jamais un objet d'amour et de vénération pour elle.

Catherine écrivit dans des termes presque analogues, mais elle ajouta : Souffrez que je joigne mes instances à celles du prince mon époux et que, dans cette circonstance, j'ose me prévaloir, du sang de la maison de Brunswick qui m'unit de si près à Votre Altesse Royale ; j'espère qu'elle ne me fera pas éprouver la douleur d'un refus.

Ces lettres furent adressées au Prince régent sous le couvert de Lord Liverpool avec lequel Jérôme traitait des détails d'exécution : Je désire, lui écrivait-il, 1° que la durée de mon séjour dans cette Ile (Sainte-Hélène) ou de mon absence du continent européen soit fixée d'une manière précise ; 2° de pouvoir m'embarquer à Liverpool comme étant un des points d'où la navigation vers Sainte-Hélène est plus prompte et plus facile ; 3° que, dans le cas où je ne serais pas transporté sur un vaisseau de S. M. B., il me soit loisible de fréter à mes dépens un bâtiment de la Compagnie des Indes qui serait pourvu des papiers nécessaires pour n'éprouver aucune entrave, soit dans sa marche, soit à son arrivée au lieu de destination. Il ajoutait qu'il se soumettait d'avance, ainsi que toute sa maison, aux mesures de surveillance et de sûreté qui seraient jugées nécessaires de la part du Gouvernement anglais durant le temps qu'il se trouverait, dans les possessions britanniques.

Si une telle demande prouvait en faveur de Jérôme, elle montrait comme il se rendait peu compte de la position où se trouvaient, par rapport aux Souverains, les membres de la Famille et ce n'était certes pas pour leur ouvrir les portes de Sainte-Hélène que les Alliés eussent levé leur proscription.

Ces velléités de départ n'eurent donc aucune suite, mais elles attestent une bonne volonté qui ne manqua pas de s'affirmer par des réponses satisfaisantes aux insinuations de Las Cases relatives aux besoins de l'Empereur. Dès le 21 février, Fesch, au nom de Madame, lui fit connaître qu'elle n'avait pas cessé d'écrire à Longwood, par le canal du Ministère anglais, pour offrir de partager avec son fils ce qui lui restait, mais ses lettres étaient restées sans réponse et Las Cases seul toujours pouvait mettre sur la trace de ce qu'on pourrait faire. Las Cases eût pu se dispenser dès lors d'écrire comme il fit à Caroline, à Jérôme et à Elisa, des lettres où il disait par exemple : Il est bien mal sous tous les rapports sur son terrible rocher. Il y était assailli de la haine de ses ennemis ; mais au-milieu de leurs efforts il s'y montrait encore et y demeurait leur maître. Il n'avait qu'à se rapporter à une nouvelle lettre le en date du 15 mars, où Fesch, au nom de Madame et au sien, lui disait n'observer qu'étant ceux qui n'étaient pas distraits par les liens de leur propre famille, ni par la crainte de lui créer des inconvénients, c'était à eux qu'il devait s'adresser de préférence pour tout ce qui pourrait concourir à adoucir en quoi que ce soit, l'affreuse situation de l'Empereur.

Mais Las Cases tenait trop au rôle qu'il s'était assigné pour se contenter avec la correspondance de Fesch. Il s'établit en factotum de la famille entière dans laquelle il n'hésita point à se ranger lorsqu'il écrivit au secrétaire des Colonies : Toute la famille de l'Empereur Napoléon se réunit pour que je vous supplie, au nom des sentiments les plus naturels et les plus tendres, d'avoir l'extrême bonté de me faire parvenir l'état de la santé de leur auguste parent, toutes les fois que vous en recevrez d'officiel. C'est une grâce que nous vous demandons tous, etc. C'était s'avancer mal à propos. Depuis plusieurs mois, grâce à ses amis anglais, la princesse Pauline avait obtenu que le Ministère lui communiquât régulièrement des nouvelles de l'Empereur. Il y avait donc imprudence de la part de Las Cases à prétendre qu'il parlait au nom de tous. Il fut obligé de battre en retraite devant cette réponse du Ministre et il allégua que toute la famille de l'Empereur n'était point à Rome, qu'elle était dispersée à Francfort, en Autriche, à Trieste : Je n'ignorais pas, ajoute-t-il, la satisfaction qui avait été procurée jusqu'ici à la princesse Borghèse ; mais elle ne revenait pas de Rome sur tous les membres de la Famille en Allemagne on la route se trouvait alors beaucoup plus circuiteuse que celle que j'avais l'honneur de demander. Malgré les titres et les droits que son cœur lui donnait peut-être à solliciter pour lui-même une part de ce bulletin, il savait faire abnégation entière et se mettre tout à fait de côté. Il se bornait donc à demander que les bulletins fussent adressés à la comtesse de Survilliers qui se chargerait de les communiquer à toute la famille en Allemagne.

Reste la question d'argent. Madame n'a pas été sans comprendre que tout va retomber sur elle : aussi oppose-t-elle résolument aux demandes de ses autres enfants les besoins de l'Empereur. A l'heure qu'il est, écrit-elle à Catherine le 3 avril 1818, vous ne devez pas ignorer que, dans ma famille, il y en a un bien malheureux et qui plus que tout autre a besoin que je vienne à son secours pour qu'il ait les moyens de pourvoir à ce qu'on ne le laisse pas manquer du nécessaire et des objets d'agrément pour le distraire. De la même façon repousse-t-elle un mois plus tard les demandes d'Elisa. J'ai mis à la disposition du comte Las Cases, écrit-elle, tout ce que je possède et, en le faisant, j'ai plus obéi à la justice qu'à mon cœur.

Fesch en effet a annoncé à Las Cases une somme de cent initie francs pour être remise à une personne en qui il attrait toute confiance. Cette somme, écrit-il, est destinée à être envoyée à l'Empereur. Madame, ajoute-t-il, me charge de vous dire en outre de songer à envoyer à Longwood tout ce qui pourrait adoucir le sort de son fils ; de la prévenir parce qu'elle vous fera faire des fonds et elle donnera tout ce qu'elle pourra.

A la vérité, au lieu de 100.000 francs, Madame en envoya 30.000 ; mais ce devait être la première mise d'une masse que Madame engageait ses enfants à former. Elle se défendait de fixer le contingent à fournir par chacun. Mes enfants, écrivait-elle à Caroline, ont de l'honneur, des sentiments, du cœur, et tous auront plus de moyens et de bonne volonté de donner qu'il n'y aura de besoins. — J'ai pensé, écrit-elle à Elisa, que mes enfants n'avaient besoin que de savoir l'épouvantable situation de leur frère pour lui témoigner les sentiments de leur cœur.

L'empressement parait alors des plus grands. De la part de Jérôme, Planat écrit à Las Cases : N'oubliez pas, cher ami, de faire connaître au roi ce qu'on pourrait faire dès à présent pour soulager l'Empereur, car le temps presse, il souffre ! Et que de reproches n'aurait-on pas à se faire d'avoir retardé d'un seul jour le moment d'adoucir son sort.

Dès le mois suivant (11 mai) Las Cases se vante d'avoir obtenu du Ministère anglais qu'il expédiât pour la diversion ou les besoins qui manquent tellement sur le fatal rocher (sic) beaucoup d'objets qui, j'espère, y feront plaisir.

Ces expéditions avaient été payées des fonds qu'avait envoyés Madame, car, par ailleurs, sauf des compliments et des gracieusetés, rien n'arriva. Hortense et Eugène auxquels Las Cases avait proposé d'aller les voir à Augsbourg — car il avait obtenu une sorte de liberté et l'autorisation de voyager dans le grand-duché de Bade, en Suisse, en Bavière, en Autriche et en Wurtemberg — avaient décliné sa visite. Eugène seulement avait dit qu'allant prendre les eaux à Baden, il l'y verrait volontiers. Catherine plus audacieuse, bien qu'elle fût à ce moment au comble de ses embarras d'argent et qu'elle eût justement fait le voyage de Louisbourg, pour obtenir de son frère, le roi de Wurtemberg, son intervention près des Souverains et une rente, n'y avait point tenu. Etant, de Louisbourg, venue à Wildbad pour une cure, et ayant appris que Las Cases était au Dobel, elle partit le 10 juin à huit heures du matin, en calèche à six chevaux emmenant son fils, la gouvernante de celui-ci et Planat. Elle causa longuement avec Las Cases qui ne manqua point de la fournir d'espérances et de mirages, car, par son extraordinaire crédulité, il se trouvait la victime de tous les mystificateurs et porteurs de nouvelles. Tel était son désir de se mettre en avant qu'il n'hésitait point à recueillir et à répandre, en leur prêtant l'authenticité de son témoignage les bruits les plus merveilleux. Ainsi écrivait-il à la reine Julie, le 3 juillet : Je viens d'avoir la certitude qu'on a transféré l'Empereur de Longwood à Plantation bouse, la maison du gouverneur, ce qui était un de ses désirs. Ainsi, grâce à Dieu, mes efforts, les cris et la- persévérance auront enfin arraché quelque chose. La vie animale a été aussi sensiblement améliorée, me mande-t-on.

Quelques jours plus tard, il répète à Planat la nouvelle en précisant : C'est Mme de Las Cases qui me l'écrit de Paris... Marchand, en envoyant de l'argent à sa mère lui écrit : L'Empereur habite maintenant la maison du gouverneur et nous sommes beaucoup mieux. Sur des assurances, aussi formelles comment ne pas ajouter-foi à une telle information ? Or, environ un mois plus tard, il écrit à Jérôme : C'est avec un vif regret que j'ai à détruire l'agréable nouvelle que je vous mandais dans ma dernière touchant le changement de demeure de l'Empereur et l'amélioration de son traitement. Il n'en est rien : au contraire, son sort et son état empirent chaque jour.

Ce démenti qu'il était obligé de s'infliger à lui-même ne le dégoûtait point. Ainsi faisait-il écrire par son fils à la reine Julie, le 2 septembre : Mon père vient de recevoir, ce matin même de Londres, des nouvelles qui seront aussi douces au cœur de Votre Majesté qu'elles l'ont été au sien ; on lui mande comme presque certain (ce n'est pas encore officiel), que Sir Hudson Lowe est rappelé et que le dernier bâtiment venu de Sainte-Hélène apportait que la santé de l'Empereur s'améliorait beaucoup. Et c'était le moment des pires crises, qu'il choisissait pour donner à Madame des espérances qu'elle exprimait ainsi dans une lettre à Joseph en date du 31 octobre. On écrit de Paris qu'on parle dans cette ville comme d'une chose positive qu'il a été arrêté à Aix-la-Chapelle qu'Il serait transporté de Sainte-Hélène dans une ile de la Méditerranée, probablement à Malte. Il continuait donc à se bercer et à bercer les autres d'illusions, jusqu'à écrire le 15 octobre au Dr Cailliot eu transmettant les nouvelles qu'il venait d'apprendre de l'île célèbre, que le grand et infortuné hôte allait mieux ; le mal de foie si terrible en ce pays avait beaucoup diminué et il avait repris beaucoup de forces.

Las Cases en adressant de telles gazettes à ses correspondants, ne paraissait point se clouter que toutes les polices d'Europe lisaient ses lettres dont les contradictions, les déclamations et les fausses espérances eussent été pour leur inspirer des soupçons d'autant plus justifiés, que, à certains jours, il sa vantait de recevoir des nouvelles en dehors des voies officielles.

Imprudent, maladroit, inconsidéré, Las Cases l'était, mais sa loyauté, sa délicatesse et sa probité étaient inattaquables. Il avait exposé verbalement à Catherine ses difficultés d'argent. Il avait remis à l'Empereur avant de quitter Sainte-Hélène 100.000 francs qui formaient le meilleur de sa fortune. Depuis très peu de temps, l'Empereur avait fait tirer sur lui 55.000 francs ; les 30.000 francs envoyés par Madame y avaient passé et Las Cases devait encore 27.000 francs.

Cela à la vérité s'arrangea quand Eugène, comme il l'avait promis, vint le voir et mit tout au point. Pour les 100.000 francs dont, par un excès de délicatesse, Las Cases n'avait parlé ni à Madame, ni à aucun des membres de la Famille et dont il ne laissait pas d'être inquiet, les choses furent au point du premier coup. Je n'ai jamais voulu vous en parler, écrit-il à Planat, parce qu'on répugne à mêler les affaires d'argent aux choses sublimes qui nous occupent, mais, dès les premiers mots que j'en ai dit au prince vice-roi, il a répondu sans hésiter qu'il se chargeait du paiement de cette dette sacrée. On ne veut point se souvenir que, à ce moment (juillet), Eugène est en possession de la lettre du grand maréchal, en date du 15 mars, l'autorisant à compter à M. de Las Cases, sur les fonds que l'Empereur lui avait confiés, une somme de 100.000 francs ; mieux vaut penser qu'il s'offrait à les payer sur Sion propre argent.

Restait à régler comment on pourvoirait dans l'avenir aux besoins de l'Empereur. M. de Las Cases entendait bien être seul chargé de la correspondance. Mais ceux qui faisaient les fonds ne semblaient point désireux de passer par son canal. Madame écrivait à Napoléon : Malgré que M. de Las Cases vous ait écrit qu'il se chargeait de vous donner de nos nouvelles tous les mois, de temps en temps, je n'oublierai pas de le faire moi-même.

Quant à Eugène il savait à quel point il était suspect autant aux divers gouvernements qu'aux Bonaparte même, il avait tout le monde à ménager : aussi disait-il à Las Cases : On me juge mal parce que je ne fais pas une fanfaronnade de mon attachement pour l'Empereur, mais j'aime mieux le prouver par des faits que par des paroles. Je sais qu'on a crié dans la Famille parce que je me suis fait prince allemand, mais je ne pouvais rien faire de mieux pour endormir nos ennemis, et cela n'empêchera pas qu'on me retrouve au besoin. En effet, dès les premières communications qu'il avait reçues de Las Cases au sujet des besoins de l'Empereur, il lui avait fait parvenir, au mois de mars, une lettre de change de 5.000 francs que suivit très rapidement un effet de 16.820 francs. Or, avant qu'il eût envoyé quoi que ce fût à Las Cases. Pozzo di Borgo en était avisé et en informait son souverain.

Ce n'était point sur de telles subventions qu'on devait compter pour établir un roulement régulier. L'appel que Madame avait adressé à ses enfants avait pour objet qu'ils s'engageassent à une contribution annuelle, celle que l'Empereur Semblait attendre de leur dévouement fraternel. Jérôme s'était chargé de faire cette ventilation et c'était, supposait-on, tout ce qu'il pourrait donner : Je sais, écrivait Las Cases, dans quelle gêne se trouve le roi Jérôme, mais les autres ne sont pas dans le même cas... et je croyais que chaque membre de la Famille allait m'ouvrir un crédit considérable à Francfort. Étant en arrière de 27.000 fr., il se demandait comment il paierait les nouvelles traites que le grand maréchal tirerait infailliblement sur lui et dont le chiffre ne manquerait pas d'être considérable. Il écrivait à Planat : J'ai dit qu'on pouvait évaluer les besoins de l'Empereur à 300 louis par mois, mais je vois par les traites du général Bertrand qu'il faudrait compter au moins 150.000 francs par an et, si nous voulons payer quelques écrivains, cela ira bien à 200.000. Or ils sont dix ou douze : il s'agit donc de diviser 150 ou 200.000 francs par douze ou bien de répartir cette somme en raison des facultés de chacun. Planat et lui avant conclu qu'une répartition égale serait plus cligne et plus convenable, établirent le rôle des contributions à lever sur onze cotisants : Fesch, Lucien, Louis, Joseph, Jérôme, Caroline, Elisa, Pauline, Eugène, Hortense. Ce serait pour chacun, douze à seize mille francs dont il faudrait créditer chez un banquier de Francfort la personne chargée de centraliser l'affaire et, pour éviter tout suspicion on déposerait toutes les lettres de change et autres pièces de dépense chez un banquier bien famé qui en ferait dresser tous les mois un bordereau dont il enverrait copie certifiée à tous les intéressés.

Las Cases avait fait connaître ces dispositions aux divers membres de la famille ; au contraire de ce qu'on avait cru, Jérôme malgré ses pressants besoins, avait adressé aussitôt, sous le couvert des frères Mahlens, banquiers, deux lettres de change sur Paris l'une de 12.000 et l'autre de 3.000 francs. Il pressait Elisa et Caroline de l'imiter il invitait Las Cases à prévenir le vice-roi ; quant à Madame elle écrivait : Tout ce que j'ai est à la disposition de mon fils, dussé-je renvoyer ma maison et ne rester qu'avec un domestique. Si le reste de la Famille ne vous a pas envoyé des fonds, c'est qu'ils ont présumé que je voulusse faire tout ce que je pourrais avant de les appeler à mon secours. Mon cœur voudrait faire pour tous mais, ajoutait-elle, mes moyens sont limités. Aussitôt que Louis serait revenu de Livourne et Pauline de Lucques, elle arrêterait de concert avec eux les sommes à mettre à la disposition de Las Cases pour suppléer à tous les besoins de l'Empereur, non seulement pour l'argent qu'il faudrait envoyer pour payer les lettres de change venues de Sainte-Hélène, mais pour tous les besoins de son service.

Madame avait envoyé 65.000 francs ; Joseph, dès qu'il avait été averti avait fait passer une valeur de (1.000 £) 25.000 francs ; Eugène avait contribué pour 21.000 francs ; Jérôme quoique aux expédients, avait trouvé 15.000 francs d'argent comptant ; c'était déjà un fonds de 126.000 francs, qui n'eût point manqué de s'accroître des autres souscriptions, mais, à ce moment, Eugène reçut du grand maréchal et de l'Empereur des instructions précises au sujet de diverses dépenses imputées mir le fonds de 800.000 francs dont il avait le dépôt : en particulier les 100.000 francs avancés par Las Cases et les 500 livres sterling à fournir chaque mois pour l'entretien de la maison. Las Cases averti renvoya à la plupart des cotisants les sommes qu'il avait reçues : Je m'estimais heureux, a-t-il écrit, de pouvoir donner d'aussi bonne heure aux membres de la Famille une pleuve de la régularité, de la réserve et de la réflexion avec laquelle j'opérais ; malheureusement, je me pressai trop, car l'argent qui avait été promis et devait être fourni par moi fut, soit par des méprises, des embarras de banque ou la négligence des agents, plus d'une année à se réaliser, ce qui me causa beaucoup de chagrin et d'embarras. Il résulte, en effet, des lettres de Madame, des 26 février et 11 mars 1820, que l'infidélité du banquier laissa protester des lettres de change pour 70.000 francs, mais Madame avait répondu elle-même du paiement et, si Las Cases eut des embarras, il ne subit aucune perte.

L'Empereur, selon les ordres qu'il avait donnés, fut crédité chez un banquier de 12.000 francs par mois pour les trois derniers mois de 1817, les douze de 1818, les douze de 1819 et les neuf premiers de 1820 : il reçut de ce côté 432.000 francs ; sur les mêmes fonds, un autre banquier fit remise d'une somme de 120.012 francs pour les trois derniers mois de 1820 et les quatre premiers de 1821 : une somme totale de 552.012 francs se trouva donc employée par l'Empereur, pour l'entretien de la maison de Longwood : Elle fut prise entièrement sur les fonds qui lui appartenaient. Les ressources que Las Cases avait rêvées d'accumuler pour payer quelques écrivains lui échappèrent donc. Vainement avait-il écrit à Jérôme pour que tous les membres de la Famille convinssent de la répartition et y pourvussent de manière à la produire immédiatement si jamais elle était nécessaire. Resta Madame, mais, par les Anglais, en particulier le marquis de Douglas, elle trouva plus simple d'expédier directement des vins, du café, des vêtements, des livres, et ces dépensés extraordinaires montèrent environ à 130.000 francs compris les 65.000 francs qu'elle avait adressés à Las Cases, que celui-ci avait conservés et dont Fesch lui réclama le compte aussitôt après la mort de l'Empereur. Ce fui là, autant qu'on peut le savoir, l'unique sacrifice de la Famille.

***

Bien qu'Eugène, par les mains duquel passaient tous les fonds, ne contribuât plus de ses deniers, comme il en avait fait lui-même la proposition, et qu'il servit simplement d'intermédiaire officieux, parce que de toute la Famille il était seul à le pouvoir faire, son rôle n'en était pas moins éminemment dangereux. Dès le mois de mars, il avait été dénoncé officiellement par Pozzo di Borgo, alors qu'il n'avait encore fait aucun envoi. Il aurait grand tort, si c'est vrai, écrivait Pozzo, d'user ainsi de sa situation et de sa fortune. Craignant tout de même d'attaquer en face un homme qui jouissait de la faveur de son souverain, il atténuait sa dénonciation en en soulignant la perfidie : Il est possible qu'il y ait de l'exagération. Pozzo était mû par la haine dont il poursuivait Napoléon et tous les membres de sa famille et il fallait s'attendre que, d'une façon ou d'une autre, en empruntant au besoin le canal d'une autre cour, il mît Eugène dans la position la plus périlleuse, le convainquit d'entretenir des complots à Sainte-Hélène ou de préparer l'évasion du prisonnier.

L'Angleterre, à la vérité, n'ignorait rien de ces envois. Elle fermait les yeux parce que son intérêt le lui commandait. Il lui plaisait d'économiser environ 150.000 francs par an, et de n'avoir plus à soutenir une lutte on, malgré sa puissance et sa force, elle avait été vaincue par celui qu'elle tenait en captivité. Devant l'Europe non officielle, elle était convaincue de ladrerie pour avoir voulu épargner 6.000 livres sterling sur les centaines de mille que lui coûtait la garde du prisonnier. C'était par des lettres fermées, que l'Angleterre-avait laissé passer, qu'Eugène avait reçu les ordres de l'Empereur ; il fournissait régulièrement les fonds pour le paiement des lettres de change venues de Sainte-Hélène, mais si mystérieusement que ces remises fussent faites, il eût fallu que les diverses polices et les journalistes du monde entier fussent bien peu curieux pour ne point chercher qui les envoyait. Le Courrier annonça que des correspondances étaient échangées entre Munich et Sainte-Hélène : le roi de Bavière qui avait répondu pour son gendre en fut si affecté qu'il donna des ordres à sa mission à Londres pour demander des éclaircissements sur des doutes qu'il ne pouvait laisser subsister et il déclara en même temps que sa ferme intention était de sévir rigoureusement et sans acception de personne contre tout individu résidant dans ses États qui serait convaincu d'intelligences criminelles avec Sainte-Hélène. Ce fut le comte de Rechberg lui-même pH communiqua cette décision à M. de la Garde, ministre de France. On voulait accréditer que l'empereur Alexandre, qui avait laissé espérer sa visite au roi de Bavière ne viendrait pas à Munich pour ne pas se rencontrer avec Eugène dont il était mécontent. Celui-ci avec une fermeté décidée qui lui fait honneur écrivit à l'empereur de Russie : C'est pour moi un devoir sacré d'appeler sur le sort de celui qui fut l'époux de ma mère, qui fut mon guide dans la carrière des armes et de l'administration, l'attention et l'intérêt-de Votre Majesté. Sans doute, il est loin de moi d'oser rien demander qui puisse compromettre le repos de l'Europe, mais il est sans doute des moyens de concilier les intérêts de l'Europe et les intérêts de l'humanité, et, ces moyens, Votre Majesté les trouvera facilement dans son esprit et dans son cœur. En même temps, il se rendit à Mergentheim au passage de l'empereur, qui revenait du Congrès d'Aix-la-Chapelle, et, avec la plus entière sincérité, il lui exposa ce qu'il avait fait pour l'envoi des fonds. L'approbation qu'il reçut le.mit à couvert désormais des dénonciations de Pozzo et des tracasseries des subalternes.

***

La démarche personnelle qu'Eugène avait tentée près de l'empereur Alexandre pour obtenir quelques adoucissements à la captivité de Napoléon, coïncidait avec les sollicitations qui venaient d'être présentées par Madame et par Las Cases aux souverains réunis à Aix-la-Chapelle. Dès le mois d'avril, c'est-à-dire presque aussitôt après l'arrivée de Las Cases en Allemagne, la reine Catherine écrivait à la reine Julie en lui adressant un messager de confiance : Mon mari est dans le cas de demander vos conseils sur la démarche qu'il compte faire : il charge donc M. de Las Cases de vous communiquer tout ce qui lui est envoyé. Et exprimant ses regrets qu'elle ne pût obtenir d'aller aux eaux de Baden, elle ajoutait : Cela me contrarie d'autant plus que j'avais espéré de pouvoir dans ma petite sphère être de quelque utilité à l'Empereur. Jugez donc, ma chère Julie de quel bonheur j'aurais joui si, par mes pressantes sollicitations, j'avais pu obtenir quelque soulagement-pour cet être respectable qui réclame tous mes soins. Et elle finissait ainsi : Dites, je vous prie, à M. de Las Cases que ce n'est donc pas à lui qu'appartient cette pensée et que ce n'est pas seulement les beaux esprits qui se rencontrent.

Las Cases avait-il, dès le mois d'avril, commencé ses démarches pour présenter au nom de l'Empereur, aux souverains qui, au mois d'octobre, allaient se réunir en congrès à Aix-la-Chapelle des réclamations de Napoléon et des représentations, portant particulièrement sur l'état de sa santé, cela se peut ; mais tandis que Catherine et Jérôme semblaient s'efforcer à grouper, sur une pétition collective tous les membres de la Famille, il paraissait ne s'en pas soucier et préférer l'action individuelle de Madame Mère, de l'impératrice Marie-Louise, s'il pouvait obtenir son concours, et de lui-même.

Lorsque Catherine passa à Augsbourg le 25 mai, Hortense lui parla d'un projet de note ou pétition à remettre au Congrès en faveur de l'Empereur. Cette pétition, disait-elle, devait être rédigée à Rome et ne traiter uniquement que des moyens d'adoucir le sort de l'Empereur et de lui envoyer les objets dont il peut avoir besoin : tels que livres, objets d'habillement, etc. Il faudrait aussi, dans cette note, insister pour que Sir Hudson Lowe fût rappelé de Sainte-Hélène et se garder surtout d'y rien mettre qui ait trait à la politique, ni directement ni indirectement. Cette pétition devait être adressée par Madame aux Souverains Alliés et signée par tous les membres de la Famille. Hortense., qui espérait obtenir la permission d'aller aux eaux de Lucques, comptait en faire passer la proposition à Rome par son fils cadet qu'elle allait envoyer près du roi Louis. Hortense semblait être pleinement d'accord avec son frère quant à cette note et comme Catherine demandait si, à cause de ses relations, le vice-roi ne refuserait pas de la signer : Vous vous trompez, lui dit Hortense, Eugène serait très peiné si la Famille ne voulait pas le lui permettre.

Le projet dont Catherine semblait avoir eu l'initiative, en son particulier, au mois d'avril, avait donc, en mai, pris forme et tournure grâce à Hortense. Il faut croire que, de son côté, Las Cases n'était point resté inactif. Je m'étais donné tous les soins, a-t-il écrit, pour que les Souverains se trouvassent entourés, assaillis de sollicitations, de lumière. Il écrivait au roi Jérôme le 30 juillet : Il devient plus instant que jamais que vous, Sire, et tous les membres de la Famille, fassiez des représentations aux Souverains dans leur congrès à Aix-la-Chapelle au sujet de la situation de l'Empereur. Il est en danger éminent, il est attaqué du foie. C'est mortel à cette latitude. Nous ne devons perdre aucun instant, ni aucune tentative. J'ai écrit pour le même objet à Madame afin qu'elle se concerte avec ses parents de Rome. Je compte de mon côté m'adresser au Congrès directement. Espérons quelque chose de tant d'efforts réunis.

Sur la lettre qu'elle avait reçue de Las-Cases, Madame était disposée à tous les sacrifices, même à écrire à Marie-Louise. Elle n'était arrêtée que par l'embarras où elle était d'adresser sa lettre : Pourriez-vous vous en charger, écrivait-elle à Las Cases. Las Cases n'avait pas besoin qu'on l'en priât. Il avait déjà écrit une lettre à l'Impératrice : il lui en coûta peu d'en écrire une autre : Revenu des lieux où l'on fait périr votre Epoux, que de maux j'aurais à vous peindre !!! Mais vous êtes sa femme, la mère de son fils : quelles paroles pourraient parler plus haut que ce qui doit se retracer naturellement à votre cœur !!!

Je pense devoir faire connaître à Votre Majesté Glue je vais profiter de la réunion des Souverains Alliés pour porter à leurs pieds, d'une voix défaillante, les supplications d'un adoucissement au sort affreux, aux peines cruelles qu'on fait peser en leur nom et qui ne peuvent être dignement senties que par un serviteur dévoué comme moi ou par un sang aussi proche comme est le vôtre. Et si Marie-Louise fait valoir ces droits estimés saints, sacrés, tout puissants, tenus en vénération par toute la terre, il l'assure que la postérité, l'histoire qui consacrent aussi des couronnes, la ceindront d'un diadème aussi impérissable que la sainte morale qui subjugue les hommes et les douces vertus qui remplissent l'âme de délices.

Il expédia cette lettre ; il en écrivit plusieurs au -prince de Metternich ; il obtint que Madame signât — à la vérité elle était fort inquiète de sa signature et elle faisait demander â Metternich si elle devait signer Madame ou Lætitia — une lettre aux souverains alliés : Sires, lui faisait-il dire, une mère affligée au-dessus de toute expression a espéré depuis longtemps que la réunion de Vos MM. II. et RR. lui rendrait le bonheur. Il n'est pas possible que la captivité prolongée de l'Empereur Napoléon ne prête pas l'occasion de vous en entretenir et que votre grandeur d'âme, votre puissance, les souvenirs des événements passés ne portent pas Vos MM. II. et RR. à vous intéresser pour la délivrance d'un prince qui a eu tant de part à leur intérêt et même à leur amitié. Et après-avoir fait appel à chacun des souverains, elle terminait ainsi : Au nom de Celui qui est bon par essence et dont Vos MM. II. et RR., sont l'image, intéressez-vous à faire cesser les tourments de mon fils, intéressez-vous à sa liberté : je la demande à Dieu ; je la demande à vous qui êtes ses Lieutenants sur la terre. La raison d'Etat a ses limites et la postérité qui immortalise tout, adore par-dessus tout la générosité des vainqueurs.

Cette lettre fut datée du 29 août. Aucun des membres de la Famille, sauf le Cardinal, n'avait été consulté. Ainsi Catherine écrit à Madame le 23 septembre : Dites-nous, je vous prie, ma chère mère, si vous avez donné suite au projet qu'on vous avait-proposé de remettre une note au Congrès en faveur de l'Empereur. Nous serions bien fâchés si vous ne l'aviez pas accepté... les cris d'une mère sont trop respectables pour n'être pas écoutés. Un mois plus tard, le 23 octobre, elle écrit à Elisa : Si elle (Madame) perd ce moment propice, elle ne pourra le retrouver et il n'y a qu'elle, comme mère, qui puisse la faire. Elle devrait avec raison se trouver choquée, blessée, si un de nous voulait le faire pour elle. Le 30 octobre, elle écrit à Madame elle-même : Ma chère maman, nous apprenons par une voie indirecte que vous venez de faire des démarches au Congrès relativement à l'Empereur. C'est une chose qui nous tient si fort à cœur que nous désirons en obtenir la confirmation par vous-même. Veuillez donc, ma chère maman, nous en dire tin mot et nous apprendre en même temps quel résultat aura eu celte démarche. A la date du 6 novembre, elle écrit à Hortense pour lui exprimer les mêmes inquiétudes et enfin, le 10, elle ne peut s'empêcher de témoigner ses regrets à Madame elle-même. Elle lui dit : Il me semble, ma chère maman, que vous auriez bien dû nous envoyer par M. d'Hautmesnil, la copie de la note que vous avez remise aux souverains alliés au sujet de l'Empereur. Mais à ces plaintes, Madame répond sur le haut ton en prenant l'offensive. Je n'ai pas manqué, dit-elle, d'écrire les lettres ci-jointes à chacun des trois souverains réunis à Aix-la-Chapelle, par le moyen dit comte de Las Cases, Louis leur a également écrit et vous auriez dû en faire autant. Probablement on vous aurait répondu et nous aurions su à quoi nous en tenir. Enfin, j'ai fait mon devoir et je me confie à la divine Providence. Vous êtes plus à même de connaître quelque résultat de ma démarche... En ce cas faites-le nous savoir. Catherine ne voulut point rester sous cet injuste reproche et elle répliqua : Comment voulez-vous que nous ayons été instruits de votre démarche ? Nous sommes peinés de voir que vous nous accusez de n'avoir pas voulu faire agir auprès des alliés en faveur de l'Empereur... D'abord nous ignorions absolument si vous consentiriez à faire une semblable démarche ; si, dans ce cas vous la feriez seule, au nom de toute la Famille, et si, dans le cas contraire, les autres membres de la Famille réunis ne devaient pas en faire une de leur cote. Au lieu de cela, nous apprenons tout d'un coup que vous et Louis l'avez faite séparément et cela au moment où le Congrès tire à sa fin.

Tout cela était exact, mais Las Cases n'avait pas plus consulté la Famille pour la lettre qu'il avait fait signer par Madame qu'il n'avait fait pour les lettres qu'il avait adressées lui-même à chacun des Souverains et à Lord Castlereagh, avec une note où il développait, au milieu de déclamations déplorables, les principes de la Souveraineté. Il ne la consulta pas davantage lorsque, les 10 et 13 novembre, il écrivit de nouveau aux Souverains et à Lord Liverpool en leur envoyant la lettre du maréchal Bertrand en date du 18 juillet, relatant l'état très grave de la santé de l'Empereur et annonçant les événements qui venaient de se produire à Sainte-Hélène et qui semblaient incompréhensibles : savoir le resserrement de la captivité de l'Empereur, l'insupportable aggravation de la surveillance, la suppression de tout exercice ; devant les symptômes caractéristiques d'une hépatite chronique, l'interdiction, durant un mois, au médecin de l'Empereur de l'approcher, les persécutions contre ce médecin, enfin son enlèvement. Il ajoutait beaucoup d'autres détails sur les tracasseries du gouverneur, les querelles avec les sous-ordre, et joignait à la lettre du grand maréchal les notes de l'Empereur, les lettres d'Hudson Lowe et les réponses de Bertrand.

Ce dossier d'une importance exceptionnelle, car il prouvait que le gouverneur avait privé le captif de son médecin, le seul médecin qui eût sa confiance et qu'il voulût voir, et cela au moment d'une crise grave, devait au moins émouvoir les Souverains, et déterminer une enquête. — Rien ! Au contraire, le gouvernement anglais couvre tout, approuve tout : les gouvernements alliés font le silence ; aucune réponse n'est faite ni à Madame, ni à Louis, ni même à Las Cases. Le 31 décembre. Catherine écrit à Madame : Je n'ai malheureusement que trop acquis la certitude qu'il n'est pas question que l'Empereur change de domicile. Nous devons nous borner uniquement à espérer que sa position dans l'île sera améliorée et que Sir Hudson Lowe lui-même demandera à être relevé dé ses fonctions. Tout espoir s'évanouit : il faut pourtant admettre qu'à ce silence obstiné que l'empereur Alexandre oppose aussi bien au prince Eugène qu'il traite en ami qu'à la reine Catherine qu'il traite en parente, il y a des raisons. Il en y a en effet.

***

Le 24 mai, Catherine, étant à Augsbourg, notait dans son journal : Nous avons appris que Gourgaud avait quitté Sainte-Hélène et qu'il était arrivé en Angleterre, ce qui a surpris et affligé tout le monde. On raisonna différemment sur cette venue ; certains voulaient que ce fût un fait exprès. Nous le croyons pour son honneur, écrit la reine. Le 10 juin, elle note : M. Las Cases est certain que Gourgaud a débarqué en Angleterre, mais il a fait jusqu'ici des perquisitions infructueuses pour savoir où il se trouve. Il nous a parlé de cet officier comme d'un homme turbulent, d'un caractère inégal et insociable, et il ne doute pas que ce ne soit vraiment à la suite de quelque dispute avec Montholon qu'il a quitté Sainte-Hélène. Las Cases n'avait pas encore reçu la lettre du grand maréchal lui disant : Le général Gourgaud est parti mal disposé. Il a été logé près d'un mois à Plantation House sans que nous l'ayons vu, ceci pour votre règle. Omettant la seconde phrase, la plus importante, Las Cases écrit seulement à Jérôme le 30 juillet : Le général Gourgaud est parti mécontent ; on s'est séparé assez mal. Mais cette impression, en admettant qu'elle ait tracé, n'a pas tardé à s'atténuer devant la publication de la lettre de Gourgaud à Marie-Louise, son expulsion d'Angleterre, son arrivée en Allemagne. Eugène est un silencieux et il s'entend à garder un secret. Pourtant il dit peut-être à sa sœur que, dès son arrivée en Allemagne, Gourgaud lui a réclamé le paiement de là pension de douze mille francs que l'Empereur a accordé à madame Gourgaud mère à compter du 1er février. 1817. Comment suspecter un homme qui semble avoir provoqué lui-même sa proscription et qui vit ainsi des bienfaits de l'Empereur ?

Il fallut près de dix années pour qu'une partie de la vérité se fit jour[5]. Encore les documents publiés par Sir Walter Scott dans the Life of Napoleon, c'est-à-dire les rapports officiels du gouverneur de Sainte-Hélène, du commissaire autrichien et du sous-secrétaire d'Etat aux Colonies furent-ils si fort contestés par le général Gourgaud, non dans leur authenticité mais dans leur valeur l'Empire n'y fit aucune allusion : ils avaient pour-morale, que, en 1862, l'historien du Consulat et de pourtant été confirmés en 1827 par d'autres documents publiés par Sir Walter Scott, dont Gourgaud avait tenté vainement de rabaisser l'importance, ils l'avaient été en 1843 par les Souvenirs de Walter Henry (Events of a military Life), et surtout en t853 par la publication, par Forsyth, dans l'Histoire de la Captivité de Napoléon à Sainte-Hélène des documents essentiels[6].

Les faits étaient ceux-ci : à la suite de querelles avec tous les officiers de la maison de l'Empereur, et, en dernier lieu, avec Montholon, contre lequel sa jalousie envieuse était exaspérée, Gourgaud„ sanguin, passionné, d'une incroyable violence, avait provoqué son commensal. Cherchait-il un prétexte ? Etait-il si las de l'existence qu'il menait qu'il voulût en sortir à tout prix ? N'avait-il pas fait déjà plusieurs démarches pour partir et l'Empereur, pour le retenir, ne lui avait-il pas donné les preuves d'une générosité qui avait survécu à sa fortune ? Sa reconnaissance avait été si fugitive que, le 13 février 1818. il avait à la fin quitté Longwood, emportant un brevet de pension de 12.000 francs pour sa mère, un bon d'une somme de 12.000 francs pour lui-même, des notes sur la campagne de 1815 que l'Empereur lui avait en vain réclamées, et un journal dont la publication — quoique incomplète et fautive — constitue le plus précieux document qu'on ait encore sur la captivité. Accueilli avec empressement par le gouverneur qui l'avait logé dans sa propre résidence, introduit dans tous ses plaisirs, mêlé à sa société on chacun avait les oreilles ouvertes ; il avait parlé, à tort à travers comme ferait un prisonnier libéré ; il avait donné à lire ses lettres, et certaines de ses notes ; il avait dit que l'Empereur se portait à merveille, que toutes les plaintes sur sa santé, tous les rapports qu'on en faisait étaient une comédie concertée entre lui et son médecin ; qu'aucun des symptômes que celui-ci disait observer n'était réel et qu'on ne pouvait y prendre aucune confiance. De même des privations : l'Empereur avait à sa disposition des sommes immenses et toutes ces histoires de pénurie ne tenaient pas debout. Et puis, il pouvait s'évader comme il voudrait ; il en avait tous les moyens et rien ne pouvait l'en empêcher ; quant aux correspondances, elles passaient sans que le gouverneur en eût le moindre soupçon et sans que personne les arrêtât. Et il avait raconté les menues histoires, les querelles, les amours de Longwood avec une sorte de volubilité fiévreuse, le besoin de s'épancher, celui aussi de se faire prendre au sérieux, de se donner de l'importance. D'une ambition que commençaient à peine à satisfaire quatre gracies en deux années, il avait trouvé dans la chute de l'Empiré comme une offense personnelle et, s'étant cru proscrit, avait exigé que Napoléon l'emmenât ; à présent, préparait-il sa rentrée, espérait-il se faire bien venir ou bien, inconsciemment, parlait-il sans réfléchir, parce qu'il en avait gros sur le cœur et qu'il viciait sa bile ? Il se peut qu'il y eût de l'un et de l'autre et qu'il crût même que c'était sans importance. Mais tout était noté, comparé, enregistré : car il a raconté ses histoires, les histoires de l'Empereur à tout venant. Il dut les raconter encore sur le bateau qui le ramena directement de Jamestown à Plymouth, dispensé par faveur spéciale du voyage au Cap et chargé par Hudson Lowe de lettres pour les ministres, pour plusieurs de ses amis personnels, par Montchenu, le commissaire de France, de lettres pour l'ambassadeur du roi à Londres ; par Balmain, le commissaire de Russie, de lettres pour l'ambassadeur de Russie. Le 1er mai, il est à Plymouth ; le 8 il est autorisé à débarquer à Gravesend ; le 9, sa première visite est pour M. Goulburn auquel il renouvelle sa confession et qui l'invite à dîner. Ayant manqué, le 9, l'ambassadeur de France il retourne chez lui le 10 : il a avec lui une conférence qui dure cinq heures : à la fin, il demande à rentrer en France, à être réintégré dans l'armée royale avec le grade de maréchal de camp qu'il assure lui avoir été conféré par l'Empereur le 21 juin 1815, trois jours après Waterloo. Au comte Lieven, ambassadeur de Russie, mêmes déclarations. Ainsi, à Sainte-Hélène, Hudson Lowe, Jackson, Gorreguer, Stürmer, Balmain, Montchenu ; à Londres, Goulburn, d'Osmond, Lieven, enregistrent successivement les déclarations du général Gourgaud, en précisent les détails, constituent un dossier dont toutes les pièces, se confirmant l'une l'autre, ne peuvent laisser trace ni à un doute ni à une hésitation.

Le familier de Napoléon, son premier officier d'ordonnance, un homme qui lui doit tout, affirme, sur son honneur de soldat, que Napoléon dispose à son gré de sommes immenses ; qu'il peut s'évader de file quand et comme il lui conviendra ; que toutes les plaintes qu'il forme n'ont aucun objet ; qu'il n'a jamais été malade, qu'il ne s'est jamais mieux porté, et que rien de ce qu'annonce, au sujet de sa santé, le seul médecin qui soit admis à le soigner, n'a le moindre fondement. Voilà ce qu'enregistrent les chancelleries. Elles n'en publient rien et gardent soigneusement leur secret.

lin jour vient où Gourgaud s'aperçoit que si le sous-secrétaire d'État aux Colonies et l'ambassadeur de France ont tiré de lui tout ce qui leur pouvait are utile sur l'Empereur, son entourage, ses projets, ses correspondances, ses finances et sa santé, lui n'a rien reçu en échange, qu'on le berce de paroles, qu'il n'a aucune chance de rentrer dans l'armée royale avec le grade conféré après les Cent jours, que les libéraux anglais, aussi bien que ses anciens camarades de la Maison de l'Empereur et de l'armée, s'écartent et lui font grise mine ; il prétend rompre avec les uns et se réhabiliter près des autres, rentrer en grâce par un coup de violence et s'assurer ainsi des protecteurs. Il a apporté dans ses bagages un manuscrit dont des parties au moins ont été dictées par l'Empereur. C'est une relation de la bataille de Waterloo, l'objet de ses préoccupations continuelles, car, contre cette injustice du destin, il ne cessait de s'insurger, comme si, par cette défaite, son génie militaire tout entier se trouvait mis en contestation. Ce manuscrit, le 4 septembre 181 au moment où Gourgaud signifiait son premier projet de départ, l'Empereur l'a réclamé. Gourgaud a répondu qu'il l'avait coupé dans le temps où il croyait être arrêté. L'Empereur l'a grondé avec humeur. C'est égal, dit-il, apportez-le. — Je l'apporte écrit Gourgaud. Mais il en a gardé copie. Selon son habitude, l'Empereur en a dix fois repris la dictée ; il a perfectionné, revu, corrigé son récit. Vraisemblablement ne se souvenait-il point du nombre de copies qui avaient été faites : celle-ci d'ailleurs que Gourgaud avait entre les mains, il assurait qu'il l'avait détruite au moins en partie. A Londres, il la mit au point, écrivit une sorte d'introduction qui ne pouvait laisser aucun doute sur la source dont émanait ce récit et qui en même temps lui servait de profession de foi : Il disait à la première phrase : L'EMPEREUR NAPOLÉON ayant daigné me faire connaître son opinion sur les principales opérations de la campagne de 1815, je profitai de cette circonstance favorable et des souvenirs de la grande catastrophe dont j'ai été témoin pour écrire cette relation. Et il termine ainsi : Triste exemple des vicissitudes humaines ! Autant dans d'autres temps la fortune s'était plu à le favoriser, autant à présent elle semble prendre plaisir à l'accabler. Trahi par les hommes sur lesquels il était le plus en droit de compter ; abandonné par ceux qu'il a comblés de bienfaits, il quitte la France. Il croit que son ennemi le plus grand doit être le plus généreux...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ah Napoléon, que n'as-tu trouvé la mort à Waterloo !

Il publie cette relation sous le titre Campagne de Dix-huit cent quinze on Relation des Opérations militaires qui ont eu lieu en France et en Belgique pendant les C'eut jours, écrite à Sainte-Hélène par le général Gourgaud. Le succès en fut immense et les éditions s'en multiplièrent dans l'Europe entière. Outre l'autour-propre. Gourgaud y trouva d'autres satisfactions. Il en assura le succès près de ceux qui étaient attachés à l'Empereur par la publication d'une lettre qu'il disait avoir adressée à l'Impératrice Marie-Louise et qu'il avait datée dit 25 août. Cette lettre, en évoquant les soins que, à Amsterdam, en 1811, l'Impératrice lui aurait jadis fait donner, et aussi la conversation qu'il aurait eue avec elle à Grosbois en 1814, établissait de quelle confiance il avait joui, comme il était fondé à adresser ses conseils, ses remontrances même, à l'épouse de l'Empereur, pour l'inviter à intervenir. Cela appuya le livre et en corrobora le succès.

Seulement cette lettre attira l'attention des ministres. Vous aurez probablement vu dans les journaux, écrit Goulburn à sir Hudson Lowe, la lettre adressée par le général Gourgaud à la duchesse de Parme. Elle contient, sur la santé du-général Buonaparte et sur la manière dont il est traité, des détails en désaccord avec tout ce qu'il nous avait dit antérieurement, à vous et à moi. D'où provient ce changement de conduite de sa part, c'est ce qu'il nous est impossible de dire, mais il s'est complètement associé, dans ces derniers temps avec O'Meara et d'autres personnes connues pour être dans la confidence des amis du général Buonaparte. Comme la permission de résider ici ne lui avait été donnée qu'à la condition de s'y conduire convenablement, les dispositions de l'Alien Bill ont été mises en vigueur contre lui et il a été envoyé à Hambourg d'où, je suppose, il promulguera de temps en temps, sur la manière dont on traite le général Buonaparte, des récits semblables à ceux que ses anciens compagnons de voyage se sont plu à fabriquer dans d'autres pays de l'Europe.

Arrêté à Londres le 14 novembre, le général Gourgaud a en effet été embarqué pour Cuxhaven d'où il a gagné Hambourg. Son premier soin a été de se présenter à la légation de France où il a eu le 27 novembre, avec le baron de Maraude une conférence, durant laquelle il a exposé les raisons qu'il avait de ne pas rentrer en France, tout en demeurant le sujet fidèle du Roi Très Chrétien ; le surlendemain, il a écrit au prince Eugène. Chassé d'Angleterre où j'avais quelques ressources, jeté ici où je ne connais personne, seul, sans amis, sans protecteur, avec une santé délabrée par trois ans de Sainte-Hélène, ne sachant où aller, je m'abandonnerais au désespoir si un cœur généreux pouvait se laisser abattre par des malheurs qui ont une aussi noble origine que les miens. Il raconte alors, à sa façon, pourquoi il a été chassé d'Angleterre ; il se dit au désespoir et sans ressources. Le prince lui répond, (3 janvier 1819) mais ne parle pas d'argent ; Gourgaud va trouver le consul de Bavière, il le consulte, — lui annonce qu'il a un bon de l'Empereur pour une pension de 12.000 francs, mais aux avis que lui donne M. Hildebrandt, il répond qu'il veut encore attendre. Le 28 avril, Gourgaud est à bout : Encore quelques jours, écrit-il, et mes dernières ressources seront épuisées. Je n'ai même plus ici la ressource que j'avais à Londres de pouvoir donner des leçons de mathématiques sous un faux nom. Je ne puis non plus contracter de nouvelles dettes. Il se décide à adresser au prince Eugène la copie du billet qui accorde à Mme Gourgaud une somme de douze mille francs par an. Il demande quelques fonds supplémentaires, car l'Empereur lui a dit qu'il pouvait, dans l'embarras, compter sur les bontés du prince. Par retour du courrier, Eugène lui envoie, en effets sur Paris, 6.000 francs. Le 5 janvier 1820, Gourgaud annonce qu'il a épuisé la somme que le prince lui avait envoyée l'année précédente, il demande un nouveau secours ; il exalte son dévouement et ses regrets : Je partageais ses maux, écrit-il. J'étais heureux pour l'avenir, il ne s'en présentait pas d'autre à mon imagination que finir mes jours avec Lui... Le 21 janvier, en un effet sur Hambourg, Eugène lui adresse de nouveau 6.000 francs. Mais c'est à Francfort que, en décembre 1820 il lui expédie une somme égale, car, au mois de mai, Gourgaud a été arrêté à Hambourg : ayant recherché une demoiselle de seize à dix-huit ans qui avait une dot bien ronde de 800.000 marcs de banque (1.600.000 francs) comptant et de plus grandes espérances encore, et ayant été éconduit, il a proféré des menaces et fait des dispositions de vengeance. Le Sénat a donc prié le ministre de France de procurer à Gourgaud des passeports pour Francfort. Le gouvernement du roi les a fait délivrer et, après divers retards occasionnés, parait-il, par le désir d'arranger son affaire de mariage, il est arrivé à Francfort le 4 octobre et a demandé aussitôt à M. Reinhardt la permission de Continuer sa route sur la France. Malgré les pétitions de sa mère aux divers ministres et à la chambre des députés, la dernière du mois de février 1821, il n'a obtenu gain de cause et n'est rentré en France — le premier des exilés de Sainte-Hélène — que le 20 mars 1821. Eugène a continué à lui servir sa pension dont après la mort de l'Empereur, Gourgaud obtint d'abord, des exécuteurs testamentaires, les arrérages arriérés, puis la consolidation, à partir de 1822, sur le pied de 10 p. 100, taux ordinaire des engagements viagers.

***

Durant que le général Gourgaud vivait à Hambourg des bienfaits de l'Empereur, le gouvernement anglais mettait profit les révélations qu'il avait reçues. Sur tous les points où Gourgaud a annoncé que le prisonnier recevait un peu d'air et de lumière, le gouvernement anglais a renforcé la surveillance ; il a bouché les fissures par lesquelles des lettres et des nouvelles pouvaient pénétrer dans le cachot ou en sortir ; il a achevé le supplice et livré le patient à la maladie sans lui laisser un remède pour se défendre, comme, pour l'amusement du peuple roi, dans le cirque, on désarmait—les victimes avant de lâcher les bêtes. M. Gourgaud. n'était pas encore arrivé à Londres, que, le 5 mai, sur la lecture des premières dépêches d'Hudson Lowe rapportant les révélations qui lui avaient été faites, Bathurst a autorisé le gouverneur à introduire, dans les communications des généraux Bertrand et Montholon et des domestiques de la maison de Longwood avec les habitants de Sainte-Hélène, toutes ces restrictions qui lui paraitraient nécessaires pour empêcher la continuation des correspondances clandestines ; le 16 mai, sur l'affirmation par le général Gourgaud que les rapports fournis par M. O'Meara sont très mensongers, que de plus M. O'Meara participe à la correspondance clandestine établie entre Longwood et l'Europe, Lord Bathurst a décidé qu'O'Meara ne saurait rester plus longtemps auprès de la personne de Napoléon Buonaparte ; en conséquence il cessera ses fonctions et n'aura plus aucun rapport avec Longwood ; le 18 mai, en réitérant ses ordres relatifs aux restrictions imposées à l'entourage de l'Empereur et à l'enlèvement d'O'Meara, Lord Bathurst autorise le gouverneur à faire connaître la substance de ses instructions pour qu'on ne puisse pas faire croire que M. O'Meara a été éloigné par suite d'une querelle avec lui et que l'on sache au contraire que c'est en conséquence des informations fournies sur sa conduite par le général Gourgaud en Angleterre. Il ne semble pas qu'Hudson Lowe, soit par discrétion professionnelle, soit par égards pour Gourgaud, ait suivi cette insinuation et qu'il ait donné la moindre publicité aux informations fournies par le général Gourgaud en Angleterre. Autrement, on comprendrait mal l'attitude adoptée par Bertrand et Marchand après la mort de Napoléon.

Bien n'a transpiré jusqu'en 1827 des informations fournies aux Anglais par le général Gourgaud ; Elles ont eu pourtant des conséquences encore plus graves. Le dossier expédié le 25 septembre par Lord Bathurst à Lord Castlereagh, plénipotentiaire de la Grande-Bretagne au congrès d'Aix-la-Chapelle, a été déposé sur le bureau du Congrès. Les plénipotentiaires russes ont, le 13 novembre, pris l'initiative d'un mémoire où se trouve examinée la question relative au mode d'existence de Napoléon à Sainte-Hélène et aux clameurs excitées en Angleterre et répétées dans quelques parties de l'Europe concernant un homme dont la funeste célébrité n'a pas encore cessé d'agiter le monde. La conclusion, en huit articles, a été l'approbation entière de toutes les précautions mentionnées dans les déclarations primitives et renouvelées par la lettre de Lord Bathurst ait chevalier Lowe en date du 1er septembre 1818. Le Protocole n° XLII, en date du 21 novembre, a consacré l'adoption à l'unanimité des propositions russes, et leur a apporté une sanction décisive. Comment s'étonner désormais qu'à quelqu'un lui parlant de Las Cases, l'empereur Alexandre ait répondu : Il ne faut pas croire non plus tout ce que celui-là est venu nous débiter en Europe : c'est un intrigant.

Le pauvre intrigant n'y comprenait rien. Comment tant d'éloquence avait-elle avorté ? Comment de si bonnes raisons n'avaient-elles pas convaincu ? Comment ces dernières atteintes d'une maladie mortelle n'avaient-elles pas attendri ? Déjà il était quelque peu découragé : la dernière lettre qu'il écrive à Sainte-Hélène est datée du 19 mai 1818 : mais il sait qu'a Rome on reçoit et on donne des nouvelles, et, après les premières effusions, on y semble assez refroidi à son égard. D'ailleurs, il est malade et ses maux de tète ont pris, à la suite des excès de travail, Un caractère dangereux. Au printemps de 1819, après la mort du grand-duc de Bade, il est obligé de quitter Mannheim, de se réfugier à Offenbach, dans de grand-duché de Hesse. Devant son état chaque jour aggravé, Mme de Las Cases intercepte toutes les lettres qui lui sont adressées et elle prévient les parents de l'Empereur de l'état de 'son mari. S'il a encore quelques velléités de servir, s'il est capable d'une conversation, et d'un conseil, il est frappé d'une neurasthénie qu'il s'avoue à lui-même et il est dévoré par une instabilité qui, des routes d'Allemagne, le mènent bientôt sur toutes les routes des provinces belgiques. C'est un malade, mais, lorsqu'on le consulte, il donne souvent le bon avis, car if est fidèle, dévoué et désintéressé.

***

Cependant, à Sainte-Hélène, lés conséquences des discours du général Gourgaud continuent de se faire sentir. Le gouverneur a reçu l'ordre d'interdire les communications entre les prisonniers de Longwood et les résidents de File. De ceux-ci, le plus important pour l'Empereur et pour la petite colonie était assurément William Balcombe, surintendant des ventes publiques au temps de la Compagnie des Indes. Balcombe, en dehors de sa position officielle, tenait, eu participation avec William Fowler et Joseph Cole, un commerce pour .approvisionner les navires touchant à Jamestown. Il habitait avec sa femme, encore fort agréable[7], ses deux filles et son jeune fils, aux environs de la ville, une maison appelée les Briars, dans un site abrité, avec de l'eau, des arbres et des fleurs. Ce fut dans un pavillon de ce jardin que l'Empereur campa avec les Las Cases, d'octobre à décembre 1815, durant qu'on préparait pour lui le-détestable Longwood qu'il avait désigné pour sa résidence, sans en connaitre le climat, l'humidité, le régime des vents, les variations atmosphériques. Aux Briars, les deux petites Balcombe s'étaient familiarisées avec lui : c'étaient deux jeunes filles, agréables et blondes, qui piaffaient et couraient comme de jolis animaux sauvages, n'avaient nulle idée du monde, de l'histoire, ni même de ce qu'était Napoléon. A peine avaient-elles sur Little Boney les idées des cockneys de Londres ; mais lui s'amusait de ces galopades, de ces entorses à l'étiquette, de ces façons libres et rudes qu'elles prenaient avec lui : car il avait eu toujours, aussi bien avec Joséphine qu'avec Marie-Louise, des côtés d'enfantillage et cela le changeait que ces petites blondes se missent à égalité avec lui. Il y eut là-dessus des quantités d'anecdotes que Betzy Balcombe a rapportées et qui ne sont point pour étonner ceux qui ont regardé comment Napoléon traitait les enfants. Après le départ des Briars et l'installation à Longwood, les rapports des Balcombe avec l'Empereur furent plus espacés et plus cérémonieux. Ce n'était plus l'hôte que les petites avaient trouvé un matin cantonné dans le pavillon du jardin, vivant d'une vie plus modeste encore que celle de la famille et se trouvant heureux d'entrer dans l'étroit salon, d'y passer la soirée et de s'arracher ainsi à la continuelle pression de Las Cases. C'était à présent un personnage illustre qu'entouraient une cour, une domesticité, un luxe à jamais inconnus aux Balcombe : des généraux en uniforme, des domestiques en livrées diverses, une voiture dans laquelle il les envoyait chercher roulant au grand trot des six chevaux sur les périlleuses corniches, les dames dans des toilettes de fées, le diner en vaisselle plate, le dessert dans le Sèvres aux paysages d'histoire, ce n'était plus Boney, c'était l'Empereur. On ne riait plus à Longwood.

Le séjour qu'avait fait Napoléon aux. Briars n'avait pas rapporté seulement des rires, des joies, des jeux, quelques menus cadeaux aux petites et leur entrée dans l'histoire, les cheveux blonds au vent ; il avait rapporté à William Balcombe la fonction de pourvoyeur de Longwood et, si l'on juge du gain qu'il fit par ce qu'il en coûta au Gouvernement anglais et à Napoléon lui-même, il est loisible de penser que ce fournisseur, quoique Anglais, sût faire ses, affaires au moins aussi bien que les firent durant la Révolution, l'Empire, la Restauration — et même plus tard — les fournisseurs d'armée. Seulement, ayant affaire au chef, il volait davantage. Cela seul, et l'incurie de Montholon, chargé du service de la table, explique les dépenses qui produisirent l'aigreur des discussions avec le Ministère anglais.

Soit que Hudson Lowe eût fait comprendre à Balcombe qu'il était compromis par ses relations trop intimes avec les habitants de Longwood, surtout avec le Dr O'Meara, soit que Balcombe sentit la nécessité. de mettre sa fortune et sa personne à l'abri, vu que, d'un jour à l'autre, pouvait éclater quelque histoire qui l'inculperait de haute trahison, il prit ses dispositions, dès le début de 1818, pour quitter Sainte-Hélène et regagner l'Angleterre. Et bien lui en prit, car quelque temps après son départ, une lettre d'un nommé William Holmes, commissionnaire à Londres, ami d'O'Meara, ne laissa aucun doute sur les relations clandestines que Longwood entretenait avec Holmes par le canal de Balcombe.

Lorsque Balcombe partit le 18 mars, il était porteur d'un bon de 3.000 livres sterling que Laffitte devait lui payer à lui-même et d'une lettre en date du 15, où le comte Bertrand détaillait toutes les sommes qui avaient dû être payées jusqu'à ce jour, soit par Laffitte, soit par le prince Eugène : service de la maison d'octobre 1817 à décembre 1818 à raison de 12.000 francs par mois : 180.000 francs ; remboursement des 100.000 francs prêtés par Las Cases ; deux crédits l'un de 1.200 livres, l'autre de 600 sur Baring ; enfin 72.000 francs ou 3.000 livres sterling à solder sur le produit des intérêts des années 15, 16, 17 et 18, aux mains de M. William Balcombe. Ces 72.000 francs devaient être touchés à Paris par Balcombe qui prendrait en même temps des informations sur la situation pécuniaire de l'Empereur. De Paris, il se rendrait en Allemagne et en Italie pour donner des nouvelles à la Famille et la mettre au courant du véritable état des choses et de la manière dont l'Empereur était traité. M. Balcombe devait envoyer à Longwood des collections de gazettes, les livres qui pourraient intéresser l'Empereur et quelques-uns qui lui manquaient. Il devait revenir l'hiver suivant à Sainte-Hélène et y rétablir sa maison de commerce.

Enfin, il était chargé d'une lettre écrite au roi Joseph par le général Bertrand (M. Bale, négociant qui a ma confiance, disait celui-ci) où on lisait : L'Empereur est attaqué du mal de foie, maladie mortelle en ce climat malsain. Si on laisse l'Empereur ici, on l'aura tué sciemment. Vous pouvez profiter de la voie de M. Bale pour nous donner de vos nouvelles. Le général Gourgaud vient de nous quitter, à ce qu'il parait, d'assez mauvaise humeur. Il convenait en effet que fous les parents de l'Empereur fussent avisés de ce départ dont Bertrand redoutait les conséquences, sans pouvoir soupçonner quelle gravité elles atteindraient.

Joseph était mis en demeure de propager aux États-Unis la nouvelle de la maladie et cela était de première importance pour l'opinion.

Sur les 72.000 francs Balcombe devait toucher comme indemnité et rémunération de son temps passé 24.000 francs. Il devait envoyer à Longwood par le canal de sa maison, successivement et à raison de 200 par mois, la somme de 36.000 francs et il devait acheter, avec le restant, dés livres et des brochures. Tous ses frais de voyage et de séjour devaient être payés à part.

En réalité, Balcombe ne passa point sur le Continent ; il chargea Violines de toucher les 72.000 francs chez Laffitte, s'attribua à lui-même un traitement de 26.000 francs, paya à Holmes 24.000 francs pour ses frais de voyage et l'envoi de quelques livres et appliqua le reste : à raison de 10.000 francs à un Anglais porteur d'un manuscrit de la Bataille de Waterloo[8] ; à raison de 6.000 francs à deux officiers dans l'embarras ; à raison de 6.000 francs à O'Meara pour remboursement de dépenses que celui-ci aurait faites à Longwood et que l'Empereur aurait promis de payer. Tout cet emploi de fonds resta injustifié. O'Meara, quand par la suite on lui demanda des explications, répondit qu'il s'agissait ici d'un compte particulier entre Holmes et Balcombe ; que celui-ci était parti comme trésorier colonial pour la Nouvelle Galles du Sud, et les choses parurent en rester là.

***

Lorsque les lettres d'Holmes à O'Meara furent saisies par Hudson Lowe, on feignit à Londres une grande surprise à la nouvelle que les habitants de Longwood recevaient de l'argent d'Angleterre : on chercha querelle à Holmes qui, par une lettre adressée le 26 janvier 1819 à Goulburn, mit fin à cette comédie : Il est presque impossible, écrivit-il, que Lord Bathurst ne le sache pas ; depuis longtemps le comte Bertrand était obligé de dépenser de quatre à cinq cents livres par an, tant pour l'achat des premières nécessités de la vie, dont Sir Hudson Lowe refusait une quantité suffisante, que pour procurer aux différentes familles enfermées à Longwood un peu de confort et d'aisance. A cet effet, la vaisselle d'argent de Napoléon a été mise en pièces et vendue ; quatre mille livres ont été prêtées par le comte de Las Cases et neuf à dix autres ont été fournies par le comte Bertrand lui-même qui les avait en compte chez Baring Brothers and C°. Il a fallu ensuite tirer des lettres de change sur une maison respectable de Londres. Elles ont été protestées. Les Français s'adressèrent alors à moi (agent, ami et confident d'O'Meara) et me prièrent de vérifier l'état de certains fonds qu'ils supposaient exister. Si cela m'était impossible, je devais rechercher si, parmi leurs proches, quelques-uns ne seraient pas disposés à leur venir en aide jusqu'à concurrence de 500 £ par mois, somme jugée suffisante, avec l'allocation du gouvernement anglais. On me demanda aussi d'accepter des lettres de change jusqu'à concurrence de 1.800 £ et à raison de 200 £ par mois et d'envoyer de temps en temps des volumes, des brochures et des journaux. Étant assuré que 3.000 £ (75.000 francs) seraient versés entre ses mains pour sa garantie de toute perte, W. Holmes avait consenti, dans l'espoir, dit-il, d'alléger les souffrances des Français, à se charger d'affaires qui étaient d'ordre privé et non politique.

Il est évident, bien que les chiffres d'Holmes ne concordent pas exactement avec ceux de Sainte-Hélène qu'il s'agit ici des mêmes affaires. Les 500 livres à adresser par mois pour la maison sont formellement reconnues, comme le chiffre des avances de Las Cases et si, dans un cas, on parle de 72.000 au lieu de 75.000 francs, si le paiement de 200 par mois reste douteux, on ne peut nier que Holmes rétablit ici les intentions qu'on lui exprima de la part de l'Empereur. A la vérité, Balcombe et lui paraissait avoir totalement manqué à l'essentiel de la mission : donner des nouvelles à la Famille et la mettre au courant du véritable état des choses à Sainte-Hélène. Pourtant avec 26.000 francs on pouvait aller même à Rome.

Ce qui doit être retenu des déclarations de Holmes c'est que le gouvernement anglais même au cas où il eût fait semblant jusque-là d'ignorer que l'Empereur reçût de l'argent d'Europe pour subvenir aux besoins de sa maison, n'avait plus le droit à présent de conserver le moindre doute. Seulement, il n'avait eu garde de mettre ses alliés au courant des infractions que sa ladrerie avait nécessitées à ses propres règlements. L'empereur Alexandre avait personnellement été mis au courant de tout par le prince Eugène, mais la France, l'Autriche et sans doute les agents du gouvernement russe, restaient dans une complète ignorance. Ce fut le 17 avril 1820 que le prince de, Metternich fit cette redoutable découverte : Il se hâta d'en faire part à M. Decazes et ii chargea le prince Esterhazy, ambassadeur à Londres, d'en infois.ner confidentiellement le Ministère britannique pour qu'il pût prendre les mesures et les précautions qu'il jugerait convenable[9]. Le ministre des Affaires étrangères était un personnage trop avisé pour ne point tenir son sérieux devant la communication officielle de faits — d'ailleurs inexacts — et qu'il connaissait en leurs détails depuis deux années au moins. Il ne manqua point de rendre grâces à ses informateurs et d'applaudir à leur bonne volonté.

***

Le départ de Balcombe avait privé l'Empereur de son plus utile commissionnaire, mais tant qu'O'Meara demeurait à Sainte-Hélène Napoléon gardait encore un trait d'union avec le monde extérieur. L'in pace n'était point complètement muré. Cet O'Meara avait joué au début un assez triste rôle ; s'introduisant dans la confiance de son client et rapportant au gouverneur tout ce qu'il en apprenait : mais ce client était-il un client ? Sans doute au sens qu'il lui donnait des soins. Mais lui demeurait officier anglais, touchant la solde anglaise, tenu à tous les devoirs d'un officier au service de S. M. B. et cela pouvait mener loin. Comment concilier les exigences militaires et les devoirs professionnels ? Comment contenter à la fois le patient et le supérieur militaire ?

Tant que l'amiral, Sir George Cockburn avait fait fonction de gouverneur, aucune difficulté ne surgit. Cockburn était de ces officiers de vaisseau, avec lesquels le sens juste de la discipline, uni à la perfection d'éducation, ne permet ni qu'on se familiarise ni qu'on se querelle. Il ne demandait point à O'Meara de sortir de ses fonctions et n'eut point toléré qu'il vînt lui faire des confidences. Au contraire, Hudson Lowe les provoqua ou du moins les accueillit. Cela s'explique : les captifs de Longwood faisaient bloc contre lui et ne livraient que ce qu'ils voulaient perdre. Avoir quelqu'un à soi qui vécût parmi eux et rendît compte de leurs conversations, de leurs projets et de leurs actes, c'était tentant ; aussi Lowe, ne manqua point de profiter de cette source d'information. D'ailleurs, O'Meara s'offrait et se prodiguait. Il avait rétabli avec un M. Finlaison, employé à l'Amirauté, une correspondance qui passait par le secrétaire de l'Amirauté, pour être remise aux ministres. Or, cette correspondance rapportait, avec ironie et malveillance, les propos que tenaient les Français devant O'Meara, ceux du moins qu'il comprenait. L'Empereur lui, parlait italien, ce qui allait à peu près ; autrement Las Cases ou Mme Bertrand servait d'interprète. En mars 1816, il déclara à Finlaison qu'il ne resterait pas plus longtemps si l'on ne portait pas son traitement à 12.000 francs ; ce que, dit-il, Buonaparte lui a offert lui-même et ce qu'il lui a fait offrir par une lettre du général Montholon. Si l'Amirauté n'a pas entendu cet appel, au moins pour le moment, on ne saurait guère douter que l'Empereur l'avait exaucé.

Le 6 mai 1816, l'Empereur l'a fait venir et lui a demandé s'il se considérait comme son médecin à lui ou comme le médecin d'une prison et imposé par le gouverneur ? O'Meara a protesté qu'il considérait son ministère comme uniquement professionnel et entièrement étranger à la politique ; qu'il ne faisait aucun rapport, qu'on ne lui en avait jamais demandé, n'imaginait d'autre cas qui pût les porter à le faire que celui de maladie grave où il aurait besoin d'appeler les secours d'autres gens de l'art. Malgré les assurances qu'il avait données à l'Empereur, il continua à renseigner, dans les mêmes conditions que ci-devant, Hudson Love et Finlaison. En octobre, sur des nouvelles de Buonaparte publiées par un journal de Portsmouth, Lowe, qui le soupçonnait d'en être l'auteur, lui enjoignit de cesser toute correspondance avec l'extérieur et même avec son ami de l'Amirauté. Toutefois une accalmie se produisit et, jusqu'en mai 1817, O'Meara reprit et continua ses rapports. En mai, à propos de journaux et de correspondances avec les habitants de l'île, nouvelle escarmouche qui, à bon droit, rendit O'Meara définitivement suspect aux yeux de Lowe.

Au mois d'octobre, l'Empereur, au dire de ses officiers, tomba malade. O'Meara fournit des bulletins au gouverneur qui les communiqua aux commissaires des Alliés. Par une indiscrétion, l'Empereur l'apprit. Il fit signifier par Bertrand à O'Meara l'interdiction de fournir au gouverneur des bulletins qui ne lui eussent pas été montrés et où il ne fut pas qualifié l'Empereur Napoléon ; parlant lui-même à O'Meara il lui demanda sa parole d'honneur qu'il n'écrirait plus de bulletins sans les lui soumettre. S'il se pré te à quoi que ce fût qui y ressemble, l'Empereur cessera de le recevoir et mourra sans secours plutôt que de céder.

O'Meara ne rédigea plus de bulletin. Mais ce fut Baxter, l'âme damnée de Lowe, son médecin de régiment au Corsican Rangers qu'il a amené tout exprès d'Europe pour l'imposer au captif, qui n'a jamais vu Napoléon, qui ne l'approchera jamais, qui n'a sur son état que les renseignements les plus vagues puisque, à partir du 13 octobre, l'Empereur se refuse à répondre à aucune des questions de O'Meara. C'est ce Baxter pourtant qui caractérise avec un optimisme croissant l'état du prisonnier. C'est lui qui affirme qu'il n'y a point de maladie et l'on pense s'il fut cru.

Nouvelles scènes le 18 novembre et le 18 décembre et, sur les résistances qu'il éprouve, Lowe est tenté de renvoyer O'Meara, mais c'est chose grave, priver un malade du seul médecin qu'il agrée et auquel il marque confiance. C'est un acte de cruauté qui engage lourdement la responsabilité de celui qui le commet. Et sous quel prétexte ? O'Meara a pu faire passer en Europe des manuscrits que l'Empereur voulait publier : les Lettres du Cap de Bonne-Espérance, les Observations sur le Discours de Lord Bathurst, le Manuscrit de l'île d'Elbe, les Lettres de Sainte-Hélène ; mais Lowe ne sait rien de cela, ni des correspondances secrètes qu'entretient le docteur, par Balcombe ou par des officiers de la garnison. Il y a bien que Lowe soupçonne que l'Empereur n'a point la maladie qu'O'Meara lui attribue, la maladie imputable au climat de Sainte-Hélène qui ferait réfléchir peut-être les souverains alliés, les déterminerait à choisir pour le captif une autre prison : En effet, Baxter, sur l'autorité que lui assure, en même temps pie son rang militaire, ce fait qu'il n'a jamais examiné ni même vu le patient, déclare qu'il n'y a pas de maladie, et cela est déjà considérable. D'ailleurs, voici qui emporte tous les scrupules, qui résout toutes les difficultés : un des trois compagnons qui restent à l'Empereur, le quitte et s'en vient chez le gouverneur. Là, il raconte tout ce qu'il a vu, appris, soupçonné ; surtout que l'Empereur joue une comédie, qu'il n'est pas malade, qu'il ne s'est jamais mieux porté. Cela confirme de bout en bout les pronostics et les bulletins de Baxter : comment Lowe hésiterait-il ? Et il tient le prétexte : O'Meara a été chargé par l'Empereur d'offrir une tabatière d'argent au pasteur qui a accompagné au cimetière le corps du maître d'hôtel Cipriani. Cadeau porté en dehors du gouverneur par un officier anglais à un sujet anglais : Infraction aux règlements et le reste. Lowe fait signifier, le 10 avril, au docteur l'interdiction de sortir de Longwood ; sur quoi, O'Meara déclare qu'il cesse ses fonctions ; il donne sa démission et réclame son rapatriement. Mais voici des lettres de Bertrand .à Lowe ; voici une lettre de Bertrand à Fesch ; voici l'Empereur en crise très grave. le 18 et le 24 avril ; voici, le 27, la lettre fulminante de l'Empereur au Prince régent. Lowe oublie les récits de Gourgaud, les certificats de Baxter. Si la maladie est vraie, si le malade, auquel on a enlevé son médecin, meurt là, sans secours, quel scandale ! Lowe lève les consignes, il permet au docteur de sortir de Longwood, d'aller où il voudra ; mais où ? Le docteur n'avait pour se distraire que le mess du 66e régiment. Lowe l'en a fait chasser ; il a embarqué pour l'Angleterre et fait destituer les officiers qui ont critiqué une décision contraire à tous les usages de l'année anglaise.

S'il n'a pas encore enlevé O'Meara, c'est qu'à diverses reprises, lorsqu'il l'a proposé, Lord Bathurst a refusé : le noble lord sentait quelle émotion produirait en Europe une telle mesure et quelle réprobation elle soulèverait. Mais du jour où le général Gourgaud a eu parlé, plus de scrupules. Lord Bathurst s'est convaincu que la santé du Général Buonaparte n'a en aucune manière souffert de sa résidence à Sainte-Hélène... et que les rapports de M. O'Meara sont très mensongers. Il ne voit plus désormais aucune difficulté à lui retirer les fonctions auxquelles il s'est montré si impropre ; il n'autorise point la saisie de ses papiers ; mais Lowe enverra chercher le chirurgien, lui annoncera les instructions de Sa Seigneurie, et, cela fait, lui interdira de voir le général Buonaparte ou toute autre personne de sa suite, excepté en présence d'un officier anglais.

Les dépêches de Bathurst en date des 16 et 18 mai parviennent à Sainte-Hélène le 23 juillet : Lowe a appris que Napoléon s'est dit très malade dans la nuit du 10, au point d'appeler en consultation M. Stokoë, chirurgien du Conqueror. Mais qu'est-ce, sinon une nouvelle scène de la comédie dont Gourgaud a dénoncé l'intrigue ? Il n'y a pas à en tenir compte. Le 25, Lowe fait signifier à O'Meara qu'il ait à se retirer de la place qu'il occupait près du Général Buonaparte et à s'interdire toutes relations ultérieures avec les habitants de Longwood.

O'Meara se présente aussitôt à l'appartement de l'Empereur. Il est reçu : Le crime se consommera plus vite, dit Napoléon, j'ai vécu trop longtemps pour eux. Votre Ministère est bien hardi ajouta-t-il, quand le Pape était en France, je me serais plutôt coupé le bras que de lui enlever son médecin. Puis il parle ; O'Meara lui donne, sur sa santé et sur les remèdes à employer en cas de crise, certaines indications ; l'Empereur reprend : Quand vous arriverez en Europe, vous irez vous-même trouver mon frère Joseph ou vous lui enverrez quelqu'un. Vous lui ferez savoir que je désire qu'il vous donne le paquet contenant les lettres que les empereurs Alexandre et François, le roi de Prusse et les autres souverains de l'Europe m'ont adressées et que je lui ai remises à Rochefort[10]. Vous les publierez, pour couvrir de honte ces souverains et faire voir au monde l'hommage abject que ces vassaux me rendaient... A présent ils m'oppriment dans ma vieillesse, ils m'ôtent ma femme et mon enfant... Je vous prie de le faire et, si vous apprenez quelques calomnies publiées contre moi pendant le temps que vous avez été auprès de ma personne et que vous puissiez dire : j'ai vu de mes propres yeux que cela n'est pas vrai, contredisez-les.

Puis il dicta à Bertrand une lettre qui débutait ainsi : Je prie mes parents et amis de croire tout ce que le docteur O'Meara leur dira relativement à la position où je me trouve et aux sentiments que je conserve. Il ajouta de sa main : S'il voit ma bonne Louise, je la prie de permettre qu'il lui baise la main. NAPOLÉON. Le 25 juillet 1818[11]. Il fit présent à O'Meara d'une belle tabatière et d'une statuette par Galle le représentant en habit militaire, coiffé du chapeau traditionnel. Déjà il lui avait donné une tabatière le 1er janvier 1817 et son portrait par Isabey[12]. Le 5 janvier 1818 au moment où Lowe avait parlé de renvoyer O'Meara, l'Empereur lui avait remis un bon de 4.000 livres sterling (100.000 fr.) sur le prince Eugène ou sur le prince Joseph. O'Meara était assuré de trouver accueil près de tous les membres de la Famille et les divers manuscrits qu'il emportait pour les publier ne pouvaient manquer d'être d'un bon rapport.

Après lui avoir parlé avec tendresse de sa femme, de son fils, de sa mère et de Pauline, et l'avoir chargé de ses remerciements pour Lady Holland, il le congédia en lui serrant la main, il l'embrassa en disant : Adieu, O'Meara, nous ne nous reverrons plus. Soyez heureux !

Embarqué aussitôt pour l'Angleterre, O'Meara, à son arrivée, ne se présenta point au bureau de Lord Bathurst, ce qui étonna fort le marquis d'Osmond ; (15 septembre), mais, un mois après, le 28 octobre, il adressa aux lords de l'Amirauté une longue lettre qu'il terminait ainsi : Mon opinion est que la vie de Napoléon Bonaparte sera en danger par un plus long séjour dans un climat tel que celui de Sainte-Hélène, surtout si les inconvénients de ce séjour sont encore aggravés par une continuation des tracasseries et des irritations auxquelles il a été jusqu'à présent exposé et que la nature de sa maladie lui rend particulièrement sensibles. Sur quoi, sans avoir été entendu, il fut avisé qu'il était rayé de la liste des chirurgiens de la Marine. N'avait-il pas affirmé, lui médecin, que l'Empereur était malade, contre le diagnostic du général Gourgaud et du lieutenant général sir Hudson Lowe ? n'avait-il pas dit que le climat de certaines parties de Sainte-Hélène était malsain ? n'avait-il pas attaqué un supérieur, et rien moins que sir Hudson Lowe ? Et il devait l'attaquer plus vivement encore lorsqu'il l'accusa d'avoir forcé son écritoire, et pris ses papiers, d'avoir volé ses bijoux, d'avoir crocheté ses malles et pillé ses effets. Cela pouvait être faux, mais il réclamait des juges et il offrait des témoignages. On se contenta de ce silence qui prend des airs d'aveu, même lorsqu'il publia ses accusations, d'abord dans le Morning Chronicle, puis dans un volume intitulé An Exposition of some of the Transactions who have taken place at St Helena since the appointment of sir Hudson Lowe as Governor of that Island[13]. Hudson Lowe écrivit alors à Lord Bathurst pour réclamer des poursuites : et Lord Bathurst lui répondit : Si je n'ai pas cru devoir faire diriger des poursuites, ce n'est pas que je sois indifférent à ce sujet, mais parce que les verdicts de Londres sont très incertains. Dans l'état des choses, vous aurez la satisfaction de voir qu'après toutes leurs publications et leurs menaces, personne n'a osé ouvrir la bouche dans le parlement en faveur de Buonaparte. Le lendemain, à la vérité, M. Hutchinson dit quelque chose sur Buonaparte à la Chambre des Communes ; mais, ajoute Lord Bathurst, cela n'a pas produit d'effet. On n'y a pas pris garde. Toute la doctrine parlementaire e.stlà : ne jamais risquer un verdict populaire, sacrifier les serviteurs à qui l'opinion est contraire, tenir compte uniquement du parlement et de ses votes. Lowe devait en faire l'expérience jusqu'au bout.

Dès son arrivée à Londres, O'Meara a écrit à Joseph et lui a transmis les ordres de l'Empereur pour la publication des lettres des Souverains ; mais il ne risqua que par une occasion sûre le précieux billet du 26 juillet 1818. C'est là, écrit Joseph le 20 septembre 1819, la première signature que je vois de mon frère depuis notre séparation. J'ai fait sur-le-champ des dispositions pour que le billet soit acquitté à Paris... Je suis affligé de n'avoir pas reçu plus tôt le billet que votre lettre renferme et votre propre lettre. Je sais qu'il y a bien longtemps que vous êtes à Londres, vous pouvez m'écrire à l'adresse ci-dessous... Vos lettres me parviendront et je serai charmé de vous montrer l'intérêt et la reconnaissance que je vous dois, pour tout ce que vous avez fait pour l'Empereur. J'ai lu la copie de sa lettre ; j'ai eu, depuis, un nouvel entretien avec l'officier que vous avez chargé de votre dépêche et, d'après ce qu'il m'a dit de votre position j'espère que vous ne trouverez pas mauvais que sans attendre votre réponse, je vous envoie le billet suivant par MM. Baring.

O'Meara n'a point dit quel était le montant du billet ; mais Joseph était généreux. Il n'avait pas été sans encaisser quelque argent de Balcombe ; le voyage qu'il fit à travers l'Europe en 1819 ne manqua point de rapporter. Il reçut du prince Eugène pour frais (sur les fonds de l'Empereur) 1.100 florins — 2.370 fr. 36. Madame, qu'il alla voir à Rome et dont il sut se faire bien venir, se réunit aux membres de la Famille pour lui accorder une pension annuelle de 8.100 francs ; il reçut intégralement les cent mille francs dont l'Empereur l'avait gratifié ; il eut le considérable bénéfice des livres qu'il publia[14] et, comme il n'était pas homme à négliger les petits profits il lança une : POUDRE DENTIFRICE DU DOCTEUR O'MEARA, ex premier médecin de Napoléon à Sainte-Hélène.

Aux diverses missions qu'il avait reçues de l'Empereur il échoua : il ne put éditer, comme Napoléon le lui avait ordonné, les lettres, des souverains ; il ne put parvenir jusqu'à Marie-Louise ; il ne put obtenir aucun détail sur le fils de l'Archiduchesse et l'éducation de bâtard légitimé de la maison d'Autriche qui lui était infligée ; il put toutefois apporter à Madame la parole d'un témoin oculaire. Il borna les conseils qu'il lui donna à lui proposer, en février 1821, de présenter un mémoire au Parlement d'Angleterre et de solliciter que son fils fût ôté de Sainte-Hélène à cause de sa maladie, vu que sans cela le mauvais climate de ce rocher horrible devrait bientôt finir ses jours. Mais, à ces moments, Madame rêvait pour son fils une autre justice que celle du Parlement.

De ce que O'Meara ait échoué dans sa mission officielle, ce n'est point à dire que son retour eût passé inaperçu. L'effet moral que Lord Bathurst avait justement redouté, se produisit plus fort encore qu'il n'avait craint ; car le ministère n'avait donné, en Europe, aucune publicité aux déclarations du général Gourgaud. Si les souverains avaient été instruits, le public, le grand public européen, le public même d'ordinaire renseigné, ne connaissait rien de ces déclarations qui pouvaient en effet inspirer quelques doutes. Le pamphlet de O'Meara acheva de convaincre ceux qu'avaient ébranlés les Lettres du Cap et la Réponse au discours de Lord Bathurst. On ne vit point et l'on ne chercha point les dessous de cette lutte entre un lieutenant général et un chirurgien de la marine. Une seule des parties fut admise à plaider, et elle le fit avec toutes les ressources de sa haine ; elle choisit son terrain, l'émonda strictement de ce qui eût pu lui sembler gênant et, assurément, elle triompha. Il était loisible au gouvernement britannique de pousser le dédain des attaques au point où il le faisait, s'il ne s'était agi que de lui-même, mais avait-il le droit de laisser ainsi sans défense des serviteurs qui n'avaient eu d'autre tort que d'exécuter ses ordres et qui, d'un seul mot qu'ils eussent prononcé, eussent mis l'adversaire hors du champ.

Au lieu de cela, O'Meara eut place nette et ville gagnée : celui qui répartissait alors la gloire et l'infamie, le grand Byron, lui consacra, en 1822 dans son poème l'Age de Bronze deux vers qui l'immortalisèrent :

And the sag Surgeon, who maintain'd his cause,

Hath lost his place and gain'd the World's applause[15].

Ainsi préparé on peut juger quel fut le retentissement de la publication, en 1822, du journal qu'O'Meara disait avoir tenu à Sainte-Hélène et dont, a-t-il prétendu, il envoyait à mesure les feuilles en Angleterre : Napoleon in exile or a Voice front St-Helena, the opinions and reflections of Napoleon on the most importants events of his lite and government in his own words. S'il est difficile à présent d'y prendre une entière confiance, s'il est acquis que le journal original était fort différent, sinon, sur des points, contradictoire, on peut admettre qu'il est véridique, dans la transcription des conversations de l'Empereur qu'O'Meara n'eut point intérêt à modifier et il demeure un témoignage intéressant. Que fut-ce lorsqu'il parut et que, le premier, — le Mémorial de Sainte-Hélène ne fut publié qu'une année plus tard, en 1823 —, il dénonça en même temps que la conduite de Lowe, celle du Ministère britannique. Le livre était intelligemment composé, agréablement écrit et, sinon toujours vrai, au moins toujours vraisemblable ; on a recherché récemment les Origines de la Légende napoléonienne ; il en est une des assises et l'on ne saurait s'étonner de l'immense retentissement qu'il obtint. L'on peut assurer que, après Santini, O'Meara fut, des revenants de Sainte-Hélène, celui qui fut le plus utile à la cause de l'Empereur.

Ce qui peut étonner, c'est qu'on ne le voit nulle part engageant publiquement une discussion scientifique et réclamant, au sujet de la santé de Napoléon, l'opinion de juges compétents, en Angleterre ou en France. Il se borne à des affirmations, mais ses connaissances lui permettaient-elles d'aller plus loin ? Aussi bien eût-il rencontré beaucoup de médecins qui se fussent volontairement exposés à l'inimitié du Ministère et que son exemple, celui plus terrible encore de Stokoë n'eussent point retenus.

***

Stokoë était le chirurgien du Conqueror, ami d'O'Meara, que l'Empereur avait consenti qu'on appelât en consultation en juillet 1818. Ce Stokoë avait entrevu Napoléon une première fois le 10 octobre 1817, où étant venu à Longwood faire visite à son ami O'Meara, il avait rencontré l'Empereur et lui avait été présenté. O'Meara, en le choisissant pour consultant, exaspéra Lowe qui prétendait introduire Baxter dont ni l'Empereur, ni O'Meara ne voulaient ; mais Stokoë ne se souciait pas des dangers auxquels il s'exposerait et comme son chef, l'amiral Plampin, le pressait d'accepter, il répondit qu'étant l'ami d'O'Meara, on ne manquerait point de l'accuser d'être d'accord avec lui. O'Meara renvoyé, Stokoë se trouva gravement compromis par une imprudence de Holmes qui lui avait adressé, sans l'avoir consulté, ni prévenu, outre des lettres pour O'Meara, des livres et des brochures destinés à l'Empereur. Holmes, dès qu'il eut appris mue Stokoë était devenu suspect à cause de lui, écrivit d'ailleurs à Lord Bathurst et aux lords de l'Amirauté une lettre qui eût dû innocenter complètement Stokoë, s'il n'avait été convaincu d'être ami d'O'Meara.

O'Meara parti, le Dr Verling est installé dans son logement ; mais il est mis en quarantaine et il n'a aucun accès près de l'Empereur. Le 17 janvier 1819 ; à une heure du matin, Stokoë reçoit, à bord du Conqueror, une lettre venue par la voie hiérarchique, par laquelle le grand maréchal réclame ses soins immédiats pour l'Empereur, très souffrant. Malgré sa diligence, il n'arrive qu'a sept heures du matin. Bertrand lui propose d'être le médecin de l'Empereur ; des conditions sont posées et discutées ; Stokoë accepte, sous bénéfice du consentement du gouverneur et de l'amiral. Ici commencent une série de complications que Lowe soulève pour empêcher Stokoë d'accepter de se rendre aux appels de plus en plus pressants de Longwood, pour lui imposer des conditions que l'Empereur ne peut admettre, pour l'obliger à rendre compte presque heure par heure des phases d'une maladie qui, pour Lowe, n'est qu'une comédie, pour multiplier les obstacles, rendre responsable Stokoë du moindre retard, car son crime fut d'être venu, le 21 février 1819, faire son rapport à l'amiral, à midi, au lieu de dix heures du matin. Lassé à la fin, Stokoë qui, pour ses visites, a reçu de l'Empereur un bon de mille livres, déclare qu'il ne retournera plus à Longwood ; mais il a osé dire que l'Empereur était malade ; que certains symptômes étaient alarmants ; que, dans le cas d'une crise nouvelle, l'Empereur pourrait succomber ; il a appelé l'Empereur le malade. Y a-t-il un malade ? Non, puisque Gourgaud dit le contraire. Donc, celui qui prétend que l'Empereur est malade met en doute la parole de Gourgaud, de. Lowe, de Goulburn et du Ministère anglais ; cela est un crime et on le fait bien voir à Stokoë.

Prévenu par le commandant du Conqueror que Lowe et Plampin veulent le faire passer au conseil de guerre, il demande, pour raison de santé, à rentrer en Angleterre ; il l'obtient et embarque le 30 sur le vaisseau de S. M. le Tricomalee : avec lui, voyage le rapport de Plampin. Arrivé à Portsmouth le 4 avril, il devrait aller subir à Londres une visite médicale ; il reçoit l'ordre de retourner sans aucun délai, sur l'Abondance, à Sainte-Hélène. Embarqué le 8, il fait voile seulement le 19, arrive le 21 août, est transbordé tout aussitôt sur le Conqueror où on lui apprend qu'il est traduit en conseil de guerre. Moyennant une parodie de justice, où on accumule les pièces fausses et les faux témoignages, il est condamné par ses accusateurs devenus ses juges, à are rayé des listes de la Marine.

Il rentre en Angleterre où le Gouvernement lui attribue une pension civile de cent livres (2.500 fr). Mais il ne veut point rester sous ce coup ; il s'épuise à réclamer justice ; il introduit, d'après la copie des notes d'audience et l'expédition du jugement, une plainte en faux contre l'amiral Plampin (novembre 1820) mais on déclare que sa requête n'est pas recevable. Le Ministère n'admet pas davantage un procès de Lowe contre O'Meara qu'un procès de Stokoë contre Plampin. Il étend le silence, comme un manteau royal, sur les infamies de ces agents.

Les Bonaparte purent remplir vis-à-vis de Stokoë les libérales intentions de l'Empereur. Celui-ci lui avait remis, le 21 janvier 1819, un bon de 25.000 francs que Holmes fut chargé d'encaisser[16]. Madame et quelques autres membres de la Famille se réunirent pour lui faire une pension dans les mêmes conditions qu'à O'Meara. A la fin de 1821, le roi Joseph ayant appelé près de lui sa fille Charlotte, fit prier le docteur de l'accompagner aux Etats-Unis sur le brick le Rhut and Mary, spécialement affrété et déplorablement choisi pour ce voyage. Stokoë y rendit à la princesse des services essentiels. Il demeura durant plusieurs années attaché à la maison de Joseph avec lequel il resta ensuite en correspondance.

L'exemple de Stokoë était pour rendre désormais impossible toute consultation d'un médecin anglais. Si, de bonne foi, le praticien exprimait sincèrement l'opinion que l'Empereur était malade, il était destitue et condamné ; il n'avait la permission de certifier qu'une chose : que l'Empereur était bien portant et n'avait jamais été malade — surtout du foie. Dans ces conditions à quoi bon chercher un médecin, à quoi bon le consulter, à quoi bon faire des remèdes ? L'Empereur n'avait plus qu'à se replier sur soi, à souffrir en silence, à attendre la mort libératrice.

***

La solitude se faisait de plus en plus autour du condamné. Après Las Cases, Gourgaud, Cipriani, O'Meara, voici que Mme de Montholon demandait à partir. Elle alléguait sa santé délabrée, ses fils restés en France, entre autres Edouard qu'elle avait eu de M. Roger, et Charles qu'elle avait trouvé trop petit pour l'emmener, sa petite tille Joséphine très malade, la succession de sa mère à partager, surtout les affaires de son mari à régler. M. de Sémonville s'en occupait depuis 1815 et peut-être avait-elle le droit de compter sur les bienfaits de l'Empereur, qui avait déjà donné de grosses sommes et qui y ajouta, le 28 juillet 1818, 3.000 livres sterling.

Ce furent ces dons qui excitèrent au plus haut degré la jalousie de Gourgaud et qui amenèrent le drame et toutes ses complications. De plus, la femme était élégante, encore jolie et elle ne s'était point montrée disposée à l'écouter. Dans cette haine qu'il avait conçue contre elle, il y avait vraisemblablement non de l'amour, mais un très-vif désir.

A la fin de 1818, M. et Mme de Montholon avaient, semble-t-il, résolu de quitter Sainte-Hélène. Au moins en avaient-ils parlé, mais comme d'une chose lointaine, comme d'une menace, plus que comme d'une réalité. Le départ de Bertrand, de sa femme et de ses enfants paraissait bien plus probable : l'Empereur ne pouvait ignorer que Mme Bertrand, alternant avec une désespérante continuité les grossesses et les fausses couches ; internée dans une chaumière, où elle passait toutes ses journées en robe de chambre ; ne pouvant voir personne aussi bien à cause de l'éloignement que des exigences du gouverneur, supportait, avec une humeur dont tout se ressentait, le séjour à Sainte-Hélène, poussait le grand maréchal à rentrer en Europe au moins pour une année afin de régler l'éducation de ses fils. Entre Napoléon et elle, il y avait eu bataille et si forte, qu'ils se boudaient, ne se parlaient ni ne se voyaient plus ; de là, toute sorte d'embarras, de difficultés qui aigrissaient chaque jour davantage une situation qui n'avait plus d'autre issue que le départ[17].

Moins nets, moins francs, plus mondains et parant tous leurs desseins du vernis d'une éducation qui leur avait enseigné le silence aussi bien que la fausseté, les Montholon n'avaient point annoncé il Napoléon leur intention de quitter Longwood, mais tout le monde, dans l'État-major du Gouverneur, savait que Madame faisait ses préparatifs.

Le 28 avril 1819, le major, Gorrequer, rencontrant Montholon aux courses, lui demanda des nouvelles de la comtesse : Est-elle toujours dans l'intention de partir ? fit-il ensuite. — Oh ! mon Dieu, oui, répondit Montholon, bien certainement. — Et vous, Monsieur le comte, vous restez. — Oh ! non ! je pense toujours partir aussi. Je ne veux pas laisser ma femme sans l'accompagner. Mais lorsque Montholon parla de départ, l'Empereur, demanda qu'ail moins Montholon, comme Bertrand, attendissent que d'Europe des remplaçants leur fussent arrivés. Il avait même jeté au crayon des noms sur un papier : le duc de Vicence, le duc de Rovigo, Ségur, Montesquiou, Daru, Drouot, Turenne, Arnault, Denon... C'étaient les appelés.

De quelle gloire il eût couvert son nom celui qui se sachant appelé eût répondu : présent, et qui, dédaignant un manteau de pair ou la faveur populaire, les agréments d'une vie paisible ou la vanité d'une existence somptueuse, eût pris les routes de l'exil pour servir, dans la misère et la maladie, Celui qui avait été son maître et qui demeurait le Héros. Mais peut-être aucun d'eux ne connut-il alors cette suprême évocation ?

***

Au moins, grâce à ce subterfuge, l'Empereur obtint que Montholon restât, quelque temps encore et laissât sa femme partir avec ses trois enfants. Le 3e mai, la demande officielle fut adressée à Lowe qui répondit qu'il fallait que Mme de Montholon allât d'abord faire une quarantaine au Cap. Elle n'en pouvait être dispensée que moyennant un certificat de trois médecins attestant son état de maladie. Montholon assura que sa femme ne se chargerait d'aucune commission, que son unique objet était d'aller en France, d'y rejoindre sa famille et d'y vivre retirée et paisible en dehors de toute politique. Le gouverneur demanda une lettre officielle qui lui fut aussitôt adressée et qu'il expédia deux jours après à Lord Bathurst. L'Empereur, pour obtenir que Montholon attendit, car il paraissait si tendrement amoureux qu'on ne pouvait clouter du sacrifice qu'il faisait ; pour récompenser les soins qu'il avait reçus du mari et l'agrément qu'il avait trouvé à la société du ménage, offrit, le 15 juin, à Mme de Montholon un brevet de pension de 20.000 francs, payable par le prince Eugène ; il lui remit, le 28 juin, un bon de 144.000 francs payable par le roi Joseph, et un bon de 24.000 francs par au payable par Madame Mère ; à ces 44.000 francs annuels et au revenu des 144.000, Montholon joignait les 24.000 francs de traitement annuel qu'il recevait de l'Empereur et, sans que cela fit des moyens pour une grande vie, c'était pourtant assez pour l'existence retirée que Mme de Montholon prétendait mener en Europe[18].

A son départ, au début de juillet, l'Empereur témoigna de très vifs regrets. Ses larmes ont coulé pour toi, peut-être pour la première fois, lui écrit son mari. Il lui avait fait présent jadis de quelques-unes de ses assiettes de Sèvres ; il lui donna de plus plusieurs des objets en ivoire que lui avait envoyé M. Elsphinstone.

Repoussée d'Angleterre où elle comptait s'établir sur la terre libre, comme dit Montholon, pour une saison au moins, aux eaux de Cheltenham, elle avait été débarquée à Ostende, d'où elle arriva à Bruxelles le 18 septembre ; elle y fut traitée avec des égards particuliers ; mais, durant le voyage, sa petite Joséphine, qui n'avait que seize mois, avait pris un rhume, puis une mauvaise diarrhée dont elle mourut après huit jours de maladie.

Elle avait reçu la visite de Las Cases auquel elle avait donné des nouvelles singulièrement optimistes du grand et infortuné hôte de l'île célèbre. — Le mal de foie si terrible en ce pays, lui avait-elle dit, avait beaucoup diminué. Il avait repris beaucoup de force. Vous savez, écrit Las Cases au Dr Caillot, qu'il avait été obligé de souffrir la saignée. C'était la première fois de sa vie, il parait. Etrange complaisance, alors que les constatations faites, six mois auparavant, par Stokoë annonçaient un péril imminent. Dans quel but Mme de Montholon s'efforçait-elle à rassurer les amis de l'Empereur ?

Pour elle, elle avait constaté que Las Cases était dans un état horrible de maux de tète qui le mettait hors d'état de penser et d'écrire. Il n'écrira plus au comte Bertrand. Il m'a remis sa plume, écrit Mme de Montholon.

Elle fut l'objet, de la part d'un autre revenant de Sainte-Hélène, d'une démarche étrange. De Hambourg le 19 septembre[19], sur la nouvelle de son arrivée, le général Gourgaud écrivit à un général de ses amis : Ne sachant où écrire à cette dame et présumant bien que vous la rencontrerez, je me hâte de m'adresser à vous pour lui faire connaitre mes intentions... Je désirerais vivement : 1° avoir des nouvelles de toutes les personnes qu'elle vient de quitter ; 2° que cette dame, qui m'a forcé de me séparer de celui à qui je m'étais dévoué en entier, pût savoir que, quelque grands que soient mes malheurs, son ouvrage, j'en comprime en ce moment le ressentiment dans mon cœur et que, si je puis lui être utile pour diminuer les souffrances de l'Empereur, elle peut compter sur moi en tout et pour tout, enfin disposer de moi comme elle pourrait faire de son meilleur et de son plus courageux ami. Il écrivit à Mme de Montholon elle-même dès qu'il apprit son arrivée à Bruxelles pour lui demander des nouvelles de l'Empereur et de ses compagnons d'infortune de Longwood et il ajouta : Quelque malheureuse que soit ma situation présente, quelques grands que soient les reproches que je serais en droit de vous faire, je ne vous en parlerai pas ici, Madame. Il est des circonstances où les âmes généreuses doivent comprimer les sentiments de haine dont elles peuvent être pénétrées pour faire place à des sentiments plus nobles et plus élevés. Nous sommes dans de telles circonstances ; sans nous aimer, nous pouvons n'en être pas moins unis. Ainsi, Madame, si, malgré ma misère, je puis vous être utile comptez absolument sur moi et disposez de moi comme de votre ami le plus dévoué.

Mme de Montholon accepta ces avances et, moins d'un an après, Gourgaud put écrire : Mme de Montholon, avec qui je suis tout à fait raccommodé, me charge, etc. Il fallait que le secret des conséquences qu'avaient eues les confidences de Gourgaud eût été bien gardé ! Gourgaud lui-même semblait d'ailleurs avoir perdu conscience de ce qu'il avait dit, lorsqu'il prétendait à présent alléger les peines de celui qui longtemps l'avait honoré de ses bontés. N'avait-il donc pas rapproché ses révélations de la recrudescence de sévérités à Sainte-Hélène et de l'enlèvement d'O'Meara ? Ni lui, ni a fortiori, personne ! On avait bien eu, dans l'entourage à Sainte-Hélène et dans la Famille en Europe, quelques inquiétudes lorsqu'on avait appris son retour, mais, lorsque certains événements se furent produits, nul ne réalisa que ces effets avaient une cause et, entre les Montholon et Gourgaud, il ne resta qu'un différend fort pénible à la vérité, où un homme incivil avait traité mal une gemme du monde ; celle-ci pouvait dans son for intérieur reconnaître qu'elle avait eu des torts, et se rendre indulgente. Elle le fut à un point qui fait honneur à son cœur. Gourgaud lui ayant parlé de sa misère, lui ayant écrit : Je partirai d'ici dans les premiers jours de novembre, les faibles moyens qui me restent ne pouvant me mener que jusque-là. Je ne sais où j'irai, mais Dieu ne n'abandonnera pas ! Mme de Montholon, au témoignage de Basil Jackson, lui envoya cent louis d'or.

Pourtant, malgré ses placements d'argent, elle recherchait les reprises qu'elle pouvait exercer : ainsi, avait-elle écrit à Eugène dès le 30 septembre, pour lui demander de veiller au paiement des traites mensuelles de Bertrand sur Holmes, destinées au service de la maison, et ensuite pour lui demander certaines sommes que l'Empereur l'avait autorisée à toucher, mais qui semblaient dépendre de la générosité du prince. Eugène s'empressa de l'assurer qu'on ferait honneur aux traites. Quant au second article de votre lettre, écrivit-il le 13 octobre, je regrette, Madame la Comtesse, de ne pouvoir vous donner la même satisfaction. Je suis plein d'estime et d'admiration pour le dévouement et la fidélité, et je voudrais trouver, dans les débris de ma fortune, des moyens d'aider la reconnaissance de Celui envers lequel ou a fait preuve de ces nobles sentiments ; mais j'ai des devoirs à remplir envers ma nombreuse famille et je compromettrais ses intérêts et mon repos, si je prenais des engagements au-dessus de mes forces. Assurément !

Eugène payait sur les fonds de l'Empereur, mais il bornait ses générosités personnelles aux quelques mille francs qu'il avait offerts à Las Cases pour les besoins do Napoléon. Il n'avait ni le Tout, ni la volonté d'aller .au delà.

Mme de Montholon dût donc se le tenir pour dit : elle n'en a rien mandé à son mari dans les lettres qu'on a publiées[20] et où elle l'entretient pourtant à bien des reprises du crédit qu'elle lui a assuré sur Holmes à Londres.

Quant à Montholon, ses lettres, en dehors des petites histoires de Longwood et de quelques renseignements sur la santé de l'Empereur ou ses occupations, ne sont qu'un long cri d'amour et une aspiration au départ. Ainsi écrit-il le 31 juillet : Je suis ici dans la pensée entière de ne prolonger mon séjour ici qu'aussi longtemps que je le jugerai nécessaire pour ne pas aggraver la position de celui pour lequel j'ai tant fait... Quel beau jour pour moi que celui où je te presserai sur mon cœur et ma Lili ! Le 11 août : Je crois bien que même ta première lettre ne me trouvera plus ici. Il prétend partir tout de suite, dès qu'il sera libre et l'on trouve ici la même passion que dans les lettres qu'il adressait à Mme la baronne Albine Roger lorsqu'il était ministre à Wurtzbourg et qu'il prétendait la rejoindre. Mais ici, n'avait-il pas le droit de penser qu'il allait être libre

***

Des hôtes nouveaux n'avaient-ils pas dû, en débarquant à Sainte-Hélène le 20 septembre apporter à l'Empereur un apaisement moral et un soulagement physique et à Montholon la clef de sa prison ? Comment ces hommes choisis, triés, distingués par l'oncle du captif, par le cardinal Fesch, ne réaliseraient-ils pas au point de vue de la compétence, de l'instruction, de l'éducation, tout ce que l'Empereur pouvait désirer ? Avec une impétuosité montagnarde, le cardinal, pour être assuré qu'ils rempliraient toutes les qualités souhaitables, n'avait-il pas réclamé, au nom de sa sœur et au sien, le droit exclusif de les désigner, disant qu'autrement ils ne seraient pas agréés par l'Empereur ? et l'on ne mécontentait pas impunément Son Altesse Eminentissime !

A Rome, le cardinal en sa qualité de membre du Sacré Collège a naturellement assumé un rôle prépondérant ; seul de la Famille, il est qualifié pour s'adresser au Pape et, seul-des souverains d'Europe, le Pape a témoigné aux Bonaparte une bienveillance qui n'a pas été sans le compromettre gravement aux yeux de M. de Blacas, ambassadeur du Roi Très Chrétien. Déjà, au mois de septembre 1817, Fesch, au nom de Madame qu'avaient émue les révélations de Santini, avait sollicité de Pie VII son intervention près dit Prince régent en vue d'obtenir pour l'Empereur un séjour plus salubre que le mortifère climat de Sainte-Hélène et il n'avait pas tenu à Pie VII qu'il n'eût gain de cause. Nous devons nous souvenir tous les deux, écrivait le 6 octobre, Sa Sainteté au cardinal secrétaire d'Etat, que, après Dieu, c'est à lui principalement qu'est dû le rétablissement de la Religion dans le grand royaume de France. La pieuse et courageuse initiative de 1801 nous a fait oublier et pardonner dès longtemps les torts subséquents. Savone et Fontainebleau ne sont que des erreurs de l'esprit ou des égarements de l'ambition humaine ; le Concordat fut un acte chrétiennement et héroïquement sauveur.

La mère et la famille de Napoléon font appel à notre miséricorde et générosité. Nous pensons qu'il est juste et reconnaissant d'y répondre. Nous sommes certains d'entrer dans vos intentions en vous chargeant d'écrire de notre pari aux souverains alliés et notamment au Prince régent qui vous a donné tant de témoignages d'estime. C'est cotre cher et bon ami et nous entendons que vous lui demandiez d'adoucir les souffrances d'un pareil exil. Ce serait pour notre cœur une joie sans pareille que d'avoir contribué à diminuer les tortures de Napoléon. Il ne peut plus être un danger pour quelqu'un ; nous désirerions qu'il ne fut un remords pour personne.

Ainsi avait parlé le chef de l'Église : la leçon qu'il avait donnée ne devrait point être perdue pour ceux qui, par ignorance, ou par ambition, ont méconnu l'acte chrétiennement et héroïquement sauveur. Pie VII ne s'est pas renfermé devant le captif de Sainte-Hélène dans une neutralité opportune. Il a montré une fois de phis quels sentiments l'évêque d'Imola a voués au général Bonaparte. Durant les vingt années qui se sont écoulées depuis qu'il l'a logé dans son palais épiscopal (2 février 1797) les événements les ont rapprochés, puis séparés violemment ; mais Pie VII a oublié le mal qui lui fût fait et ne se rappelle que le bien fait à l'Eglise. Il a échoué ; il devait échouer. Sainte-Hélène n'est point une prison : c'est un in pace. Entré vivant, Napoléon n'en doit point sortir, même mort. Mais, rebuté par le Prince régent, Pie VII n'en est pas moins disposé à adoucir les tortures du restaurateur de l'Eglise. On n'implorera pas en vain son appui.

Au moi de mai 1818, le cardinal Fesch reçoit du grand maréchal Bertrand, une lettre, écrite de Longwood le 22 mars, un mois après la mort du maitre d'hôtel Cipriani. Cipriani, dit Bertrand, a été enterré dans le cimetière protestant. Les ministres protestants lui ont rendu les mêmes devoirs qu'ils eussent rendus à quelqu'un de leur culte. On a eu soin d'inscrire dans le registre mortuaire qu'il était catholique. Mais, à Longwood, les morts se multiplient. En quelques semaines, un enfant d'une domestique de Montholon, une femme de chambre, Cipriani. C'est l'effet, dit Bertrand, du climat malsain de ces pays où peu d'hommes vieillissent. Les maux de foie, la dysenterie et les inflammations du bas ventre font beaucoup de victimes parmi les naturels, mais surtout parmi les Européens. Nous avons senti et nous sentons tous les jours le besoin d'un ministre de notre religion. Vous êtes notre évêque[21]. Nous désirons que vous nous en envoyiez un français ou italien. Veuillez, dans ce cas, faire choix d'un homme instruit, ayant moins de quarante ans et surtout d'un caractère doux et qui ne soit pas entêté des principes anti-gallicans. Pierron qui fait fonction de maître d'hôtel est malade ainsi que le cuisinier. Il serait donc nécessaire, écrit Bertrand, que vous, ou le Prince Eugène, ou l'Impératrice, envoyassiez un maître d'hôtel et un cuisinier français on italien, de ceux qui ont été au service de l'Empereur ou qui le seraient des membres de sa famille.

Je ne veux pas, dit Bertrand en terminant, vous affliger en vous parlant de la santé de l'Empereur qui est peu satisfaisante. Cependant, son état n'a pas empiré depuis les chaleurs... N'ajoutez aucune foi à toutes les fausses relations qu'on peut faire en Europe. Tenez comme règle et comme seule chose vraie que, depuis vingt-deux mois, l'Empereur n'est pas sorti de son appartement, si ce n'est quelquefois et rarement pour venir voir ma femme. Il n'a guère vu personne, si ce n'est deux ou trois Français qui sont ici et l'Ambassadeur anglais à la Chine.

Vers le 20 mai, M. le cardinal Fesch se rendit chez M. le cardinal Consalvi pour lui dire, écrit l'ambassadeur du roi, M. de Blacas d'Aulps, que le sieur Napoléon Buonaparte et les personnes détenues avec lui à l'île de Sainte-Hélène s'affligeaient de ne point avoir de prêtre catholique, qu'elles imploraient la protection du Saint-Père pour obtenir qu'un ecclésiastique lui fût envoyé et qu'elles suppliaient Sa Sainteté de le demander au Gouvernement anglais. M. de Blacas, dont le cardinal Consalvi avait désiré obtenir d'abord le consentement, répondit qu'il ne prévoyait pas de difficulté de la part des puissances, si le prêtre que l'on demandait était choisi parmi les ecclésiastiques français qui se trouvaient encore en Angleterre (émigrés et non concordataires) et que Son Éminence pouvait écrire dans ce sens à Lord Castlereagh.

Madame, informée de l'accueil qui avait été fait à la demande de son grand et malheureux proscrit de Sainte-Hélène, remercia aussitôt (27 mai) le cardinal Consalvi ; à la prière si juste et si chrétienne de l'Empereur, il s'est empressé d'intervenir auprès du Gouvernement anglais et de chercher un prêtre digne et capable. — Je suis vraiment la mère de toutes les douleurs, ajoute-t-elle, et la seule consolation qui me soit donnée, c'est de savoir que le Très Saint Père oublie le passé pour ne se souvenir que de l'affection qu'il témoigne à tous les miens.

Fesch, ne se fiant sans doute pas à Consalvi, écrivit à Lord Bathurst une lettre entortillée pour demander l'envoi à Sainte-Hélène d'un prêtre consolateur. Après avoir énuméré les qualités que devait réunir un personnage de cette espèce, il conclut que ne pas lui abandonner (à lui Fesch) le choix de cet ecclésiastique équivaudrait à un refus formel d'accorder une grâce que sollicitaient également la religion et l'humanité. M. le marquis d'Osmond, ambassadeur de France, auquel Lord Bathurst communiqua cette lettre, fit cette observation : Sans violer l'une ou l'autre, je crois qu'on trouvera prudent de ne pas envoyer à Sainte-Hélène un émissaire de la Famille, fraîchement informé de ses complots en Europe et en Amérique. Et il se lança en des considérations sur ces complots et sur la nécessité d'une surveillance redoublée.

Les Ministres anglais qui connaissaient la demande de longue date, puisque la lettre de Bertrand avait été expédiée ouverte par la voie régulière, ne suivirent point M. de Blacas et M. d'Osmond, dans les persécutions qu'ils avaient imaginées. Le 10 août, Lord Bathurst informa Hudson Lowe des résolutions qu'il avait arrêtées : Le cardinal Fesch, écrivit-il, a représenté au Pape le désir du Général d'avoir un prêtre résidant à Longwood en qui il puisse se confier, le Général ayant déclaré qu'il lui est impossible de remplir les devoirs imposés par la religion qu'il professe et qu'il se trouve privé des consolations essentielles que, d'après les principes de sa foi, on tire de la Participation aux sacrements. Le Prince régent a donc consenti que le Cardinal Fesch choisit ce prêtre, que ce prêtre résidât à Longwood moyennant les restrictions habituelles.

Lord Bathurst alla plus loin : Sans doute avait-il jugé en conscience que, ayant écarté O'Meara, il ne pouvait laisser l'Empereur sans un médecin qui lui agréât et avait-il pensé, malgré les assurances de Gourgaud, qu'il ne pouvait prendre la responsabilité de la santé de l'Empereur et de sa vie même. En tous cas, d'après le désir qu'a témoigné le général Buonaparte, il consent qu'avec le prêtre, on lui envoie un médecin français d'une réputation faite et un cuisinier en qui il puisse avoir confiance. Quoiqu'il paraisse, écrit Lord Bathurst à Lowe, que la personne qui l'a récemment servi en la dernière qualité ait été soudain éloignée par ordre du Général sans qu'on lui reproche aucune faute ou aucune inattention, je suis cependant si peu disposé à intervenir dans cet arrangement que le général Buonaparte croit nécessaire de prendre pour son bien-être ou pour sa sûreté, que j'ai laissé au Cardinal Fesch le choix des personnes pour les deux emplois. Ces deux personnes se rendront à Sainte-Hélène en compagnie du prêtre catholique romain et prendront les mêmes engagements que lui.

Au sujet du cuisinier, nulle difficulté : la princesse Pauline donna le sien, un nommé Jacques Chandelier, qui avait débuté, en 1813, page rôtisseur dans la Maison de l'Empereur ; il était profondément dévoué et parfaitement désintéressé. Malheureusement, il avait une médiocre santé qui devint pire à Sainte-Hélène. De même, n'eut-on pas à disputer sur le maître d'hôtel qui devait remplacer Cipriani et que donna Madame Mère : ce fut un nommé Coursot, fort brave homme, mais il n'alla pas de même du prêtre et du médecin.

Le prêtre, a dit Bertrand, qu'il soit français ou italien, doit être un homme instruit, ayant moins de quarante ans et surtout d'un caractère doux et qui ne soit pas entiché de principes anti-gallicans. Fesch ne doit pas manquer, parmi les anciens aumôniers évêques de la Maison de l'Empereur, de correspondants qui lui puissent procurer un ecclésiastique tel que le demande l'Empereur : il n'y pense pas ; il ne fait aucun effort, il ne s'adresse à aucun des prêtres qui ont passé par la grande aumônerie et dont la carrière est à présent si brillante ; il allègue la difficulté de trouver un prêtre français qui puisse être agréable à l'Empereur par ses talents et son dévouement ; il dit qu'il ne se trouve plus en France que de très vieux ou de très jeunes pré ires et ceux-ci peu connus et très peu instruits et il passe. Il va chercher, à Florence, un abbé Parigi sur lequel il a si peu de renseignements, que, aussitôt que, à Rome, on a appris sa désignation, une clameur s'éleva contre l'immoralité de cet ecclésiastique. L'enquête que Consalvi ordonne à l'archevêque de Florence est si probante que le Pape ordonne qu'on retire à l'abbé Parigi les pouvoirs dont il a été revêtu à la demande de Fesch.

Alors, sans plus chercher, Fesch et Madame ont pensé qu'il fallait se résoudre à faire retourner en Angleterre le vieil abbé que l'Empereur avait désigné en partant de Malmaison pour le rejoindre oh il se trouverait et qui, s'étant rendu en Angleterre, ne put pas obtenir le passeport pour se rendre à Sainte-Hélène. Ce prêtre, écrit Fesch à Las Cases, est aussi Corse, anciennement curé dans le Mexique et qui se rendit de Corse à l'He d'Elbe pour se dévouer au service de l'Empereur qu'il suivit à Paris en qualité d'aumônier de Madame. Ce prêtre, il est vrai, a souffert un accident ; parfois il ne peut pas s'exprimer ; mais il jouit de la confiance de l'Empereur. Il n'est pas plus infirme qu'il était quand il fut choisi à Paris ; il est plein de courage et de dévouement et il est habitué aux chaleurs de la zone torride et aux traversées de l'Atlantique. Le cardinal-vicaire a vainement fait observer à Fesch que le grand âge du sieur Buonavita, aggravé encore par une attaque d'apoplexie, ne permettait pas de supposer qu'il lût d'un grand secours à la colonie de Sainte-Hélène, mais l'on n'a rien eu à objecter à sa conduite attestée par les témoignages de ses supérieurs ecclésiastiques et le suffrage des autorités religieuses de Rome où il est établi depuis plusieurs années et, s'il plaît au cardinal Fesch de désigner un homme presque en enfance, ne parlant que l'italien et l'espagnol, ennemi né des principes gallicans puisqu'il a exercé son ministère seulement en Espagne, ait Mexique et au Paraguay, cela, peut-on dire, le regarde seul. De même, qu'il lui adjoigne un certain abbé Vignali qui dit avoir travaillé pour être médecin, après avoir terminé à home ses études théologiques.

Il est sur tous les points d'une ignorance qui piète à rire ; mais il est au moins dévoué à son illustre compatriote et il s'est offert spontanément pour lui rendre les services en son pouvoir.

L'argument majeur présenté par Fesch en faveur de Buonavita était que l'Empereur, à Malmaison, l'avait désigné pour le rejoindre où il se trouverait — cela était vrai ou faux, en tous cas on n'en trouve confirmation nulle part — mais, décisif lorsqu'il s'agit du prêtre, cet argument était inopérant pour le médecin.

Au moment où il quitta Malmaison, l'Empereur donna ordre à son premier médecin, le Dr Foureau de Beauregard, de terminer la session à la Chambre des Représentants où il avait été élu par l'arrondissement de Loudun et de le rejoindre au plus tôt. Foureau, l'un des meilleurs élèves de Corvisart, avait été choisi en t8io, pour être l'un des quatre médecins de la Maison et de l'Infirmerie impériale servant par quartier. Il avait fait près de l'Empereur, ne le quittant, ni le jour, ni la nuit, la campagne de 1814 ; il était à Fontainebleau et fut inscrit pour 30.000 francs sur la liste des gratifications quasi-testamentaires ; il suivit Napoléon à l'île d'Elbe où il entra chaque jour davantage dans sa confiance ; il l'accompagna en France et fit les étapes comme un soldat, chirurgien-major du bataillon de la Délivrance ; il fut, durant les Cent jours, premier médecin en titre et inscrit comme tel sur les états ; vainement, après la dissolution de la Chambre par les Prussiens, tenta t il de rejoindre l'Empereur ; en vue de se tenir constamment à la disposition de son maitre et de n'être point empêché de se rendre aux ordres qu'il pourrait recevoir, il quitta la France et se rendit en Autriche : Jérôme le recueillit dans sa maison où il retrouva Planat, l'ancien officier d'ordonnance, avec lequel il se lia d'intimité.

Aussitôt qu'il fut informé que le cardinal venait d'être autorisé par Lord Bathurst à adresser à l'Empereur un aumônier et un médecin de son choix, Las Cases, le 9 octobre, écrivit, de Manheim, à Planat afin qu'il en donnât connaissance au brave et digne docteur Foureau, pour qu'il en écrivit sans retard au cardinal, si son cœur le portait à un aussi noble et aussi touchant dévouement. Le 29 octobre, Planat envoya la lettre de Las Cases au bon Foureau : J'espère, écrit-il à Las Cases, qu'il prendra le parti que je m'estimerais heureux, mille fois heureux de prendre à sa place. Le lendemain, la reine Catherine manda à Madame : dans le cas où la nouvelle qui se répand serait fondée, nous vous proposerions comme médecin M. Foureau de Beauregard qui avait suivi l'Empereur à l'Ile d'Elbe et que vous connaissez. Il est attaché à notre service. Connaissant parfaitement la constitution de l'Empereur, il nous paraitrait préférable à tout autre... Il consent avec plaisir à remplir une si cligne vocation. Point de réponse. Las Cases n'a pourtant aucun doute que Foureau ne soit agréé, il écrit le 13 novembre à Planat : Je pense que le brave docteur devrait se mettre en route sans délai sur Francfort ou Bruxelles, avant que les nobles soins auxquels il se dévoue attirassent l'attention. Foureau n'est pas moins convaincu. Ce n'est pas une faveur qu'il demande ; je réclame ma place, écrit-il à O'Meara ; le 19 novembre, en lui témoignant un vif désir de raire sa connaissance et en lui demandant un mémoire à consulter qu'il puisse communiquer au Nestor de la médecine, le vénérable J.-P. Franck : il connaît personnellement l'Empereur, lui a donné des conseils autrefois[22] et est le médecin du prince son fils. Malgré qu'il fit ainsi ses dispositions, Foureau ne se décida pas à suivre le conseil à Las Cases et à partir sans délai. Il crut devoir attendre du cardinal Fesch les directions qu'il lui avait demandées.

Rien lui en prit. Par une lettre en date du 5 décembre, Fesch fit savoir à Las Cases que, ayant vainement attendu une réponse à la lettre qu'il avait écrite à Corvisart — lequel, gravement atteint d'apoplexie en 1815, ayant eu deux nouvelles attaques en 1817, était incapable d'écrire et, disent ses biographes, passait son temps à attendre la mort il s'était déterminé à éliminer Foureau, malgré la recommandation expresse et réitérée de la reine de Westphalie. Nous avons pensé, écrit-il, qu'il était de notre devoir de chercher un chirurgien habile, parce que c'est un chirurgien qu'on demande à Sainte-Hélène, un jeune homme plein de talent qui se perfectionnera même dans la médecine. D'ailleurs, nous avons été effrayés de la demande que nous faisait M. Foureau d'amener sa femme qui est (une) servante qu'il avait à l'Ile d'Elbe, avec une femme de chambre et un domestique. L'incertitude si tout ce monde pourrait convenir nous à fait penser qu'il ne devait pas être préféré par nous. Toutefois, je lui écris que, si son zèle le portait à se rendre auprès de son ancien maître, nous applaudirions à sa résolution et que, malgré qu'il y eût un chirurgien, son zèle pourrait être utile à l'Empereur.

A l'homme éminent qui était honoré de la confiance de l'Empereur et dont il se débarrasse par une calomnie, Fesch préfère un personnage au moins inattendu : Dans l'incertitude, écrit-il, de trouver un chirurgien français nous avons décidé à se rendre à Sainte-Hélène un chirurgien corse[23] qui a été le premier élève du célèbre Mascagni, professeur à Florence, et il est occupé dans ce moment à faire imprimer les ouvrages posthumes de sou maitre. Il était aussi employé en second dans l'Académie chirurgienne de Florence où il professait l'anatomie et où il exerçait en ville la chirurgie. Ce jeune homme a sacrifié, pour l'amour de l'Empereur, les intérêts de sa famille et, malgré qu'il eût contracté des obligations envers les souscripteurs des susdits ouvrages, nous pouvons compter sur son zèle et sur son inviolable attachement.

Voilà l'apologie d'Antommarchi. Elle devait trouver bientôt des contradicteurs autorisés. Professeur d'anatomie de l'Université de Pise, détaché à Florence, il était, pour la publication des œuvres de Mascagni, l'employé appointé par une Société des Amis des arts et de l'Humanité, en partie composée d'Anglais, qui l'avait entreprise au profit de la famille de l'anatomiste. Il avait été désigné pour surveiller l'impression et corriger les épreuves. C'est, écrivait, après enquête, Planat au roi Louis, un homme qui n'a aucune connaissance et qui est tout simplement préparateur des dissections à l'amphithéâtre de Florence[24]. — Je tiens de source sûre, écrit Sir John Webb à Lord Burghersh, ministre d'Angleterre à Florence, qu'il possède plus de talent pour l'intrigue que de connaissances médicales, ces dernières se bornant à la seule anatomie qu'il a étudiée sous la direction de M. Mascagni. On me .dit aussi que M. Antommarchi a beaucoup d'audace et que, pour cette raison, il donne généralement l'impression d'être plus capable qu'il ne l'est.

Mais ici, il n'avait eu ni à intriguer ni à donner les preuves de cette présomption et de cette outrecuidance qui devaient lui aliéner les bonnes volontés les mieux établies. Il n'avait point eu à bouger, on l'était venu chercher ! Ç'avait été Colonna de Leca, l'intendant d'Aquila au temps de Murat, à présent chevalier d'honneur de Madame. Colonna, assure-t-on, l'avait connu à Florence où il était venu de l'île d'Elbe et où il avait résidé fort peu de temps sans doute, car s'il arriva à Florence le 22 octobre 1814, il était de retour à Porto-Ferrajo, depuis plusieurs jours, le 16 novembre. A cette date, le trésorier Peyrusse lui paya pour frais de voyage 1.236 francs. — Donc s'il avait passé à Florence, ç'avait été pour aller ailleurs. Peu importe la brièveté du séjour ; le chevalier Colonna, assure-t-on, fut conquis, et, avec la compétence qu'il n'avait point manqué d'acquérir à Aquila, il certifia l'honnêteté, le dévouement, l'intelligence et la valeur scientifique du prosecteur de Florence et emporta pour lui la place, Aussi bien, comme son protégé était Corse, tout était dit.

Durant que les fidèles de l'Empereur, selon leur tempérament se désespéraient ou s'indignaient, qu'ils représentaient à Fesch quelles funestes conséquences aurait un mauvais choix ; qu'ils réalisaient les reproches que Madame et surtout le cardinal encourraient pour avoir empêché Foureau de se rendre à Sainte-Hélène, le cardinal, inébranlable dans son entêtement, minutait l'espèce de décret par lequel il assurait le triomphe de son avarice, de son exclusivisme corse et de son ignorance.

Faut-il penser que de sa part, il y ait pis : comme Madame, participe à tout, on ne peut le croire et il faut écarter un soupçon dont on a peine à se défendre. Madame et Fesch, après avoir sincèrement souhaité d'adoucir les peines de l'Empereur en lui envoyant un prêtre catholique romain, ont brusquement changé d'opinion sur l'utilité d'une telle expédition. C'est que tous deux — avec Colonna en tiers, ce qui explique Antommarchi — obéissent à des inspirations dont ils laissent entendre qu'elles sont divines. Ils sont certains que Napoléon n'est plus à Sainte-Hélène et que la petite caravane qu'ils y envoient ne l'y trouvera plus. Dès lors, c'est la raison pour quoi ils arrêtent les frais, pour quoi, au lieu du médecin à 15.000, ils prennent le médecin à 9.000 ; pour quoi ils traitent tous ces choix avec cette extraordinaire légèreté, cette prodigieuse nonchalance ; pour quoi, ayant reçu, au plus tard en septembre 1818, l'autorisation en date du 10 août, dont il n'eût tenu qu'à eux de hâter l'expédition, ils perdent trois mois au moins dans une inaction volontaire ; pourquoi enfin ils vont recommander à leurs émissaires la marche la plus lente, de longues stations, toutes les façons de gagner du temps, au lieu de les embarquer directement pour Londres, à Civita-Vecchia, à Livourne ou à Gènes.

Dès le mois d'octobre 1818, Madame écrivant à sa belle-fille la reine Catherine lui annonce que. Napoléon est en route : Nous n'avons pas entendu parler, répond celle-ci, de la nouvelle que vous nous donnez de la translation de l'Empereur à Malte. Cette nouvelle que Madame a répandue jusqu'aux États-Unis ne s'est point vérifiée, mais Fesch n'est pas démonté par là. Je ne sais pas, écrit-il à Las Cases le 5 décembre, quels moyens Dieu emploiera pour délivrer l'Empereur de sa captivité, mais je ne suis pas moins convaincu que cela ne petit pas tarder. J'attends tout de Lui et ma confiance est pleine. Au même, il écrit le 27 février 1819 : La petite caravane est partie de Rome au moment où nous-mêmes croyons qu'ils n'arriveront pas à Sainte-Hélène, parce qu'il y a quelqu'un qui nous assure que, trois ou quatre jours avant le 19 janvier, l'Empereur a reçu la permission de sortir de Sainte-Hélène et qu'en effet les Anglais le portent ailleurs. Que vous dirai-je ? Tout est miraculeux dans sa vie et je suis très porté à croire encore ce miracle. D'ailleurs son existence est un prodige et Dieu peut continuer à faire de lui ce qu'il lui plaît. En juillet, la certitude du Cardinal est entière. Madame qui la partage en fait part à sa fille, Elisa. Lui-même écrit à Las Cases (31 juillet). D'après toutes nos lettres, vous avez dit comprendre l'assurance que nous avons de la délivrance et des époques de la manifestation, quoique les gazettes et les Anglais veulent toujours insinuer qu'il est toujours à Sainte-Hélène, nous avons lieu de croire qu'il n'y est plus et, bien que nous ne sachions ni le lieu où il se trouve, ni le temps où il se rendra visible, nous avons des preuves suffisantes pour persister dans nos croyances et pour espérer même que, dans peu de temps, nous l'apprendrons d'une manière humainement certaine. Il n'y a pas de doute que le geôlier de Sainte-Hélène oblige le comte Bertrand à vous écrire comme si Napoléon était encore dans ses fers.

Dès lors qu'ils récusent les lettres de Bertrand et de Montholon, que faudrait-il pour les faire revenir Une lettre de l'Empereur lui-même Mais l'Empereur n'écrit pas, parce qu'il ne se soumet point il remettre ses lettres ouvertes ; le témoignage d'un témoin oculaire Mais l'Empereur ne reçoit personne et Lowe ne laisse personne arriver jusqu'à lui. Assurément, cette contagion de délire mystique, ayant pour conséquence la séquestration de Napoléon, son isolement du monde civilisé, la privation de soins intelligents et d'appui moral, constitue l'épisode le plus dramatique peut-être de l'histoire de la captivité ; car l'Empereur ignore tout de ce qui se passe à deux mille lieues de lit dans le cerveau de sa mère et de son oncle : il ne le saura lamais et il continuera à se demander pourquoi il est abandonné. Il pensera, durant les vingt mois d'agonie qu'il va subir qu'on n'a trouvé dans l'Europe entière que ces pauvres êtres à lui envoyer, et il méditera une fois de plus sur la fortune.

Ces lettres de Fesch et de Madame suffiraient à prouver la réalité de cette lamentable aventure : si singulière toutefois qu'on est tenté de rester incrédule, mais le témoignage d'un témoin qu'on ne saurait récuser lève tous les doutes et fournit les précisions nécessaires :

J'ai eu bien à souffrir depuis deux ans, écrit plus tard à Planat la princesse Pauline[25], car mon oncle, maman et Colonna, se laissent guider par une femme intrigante, qui est Allemande, espion de la cour d'Autriche, qui dit voir la Madone qui lui apparaît, enfin qui lui a dit que l'Empereur n'était plus là. Mille extravagances incroyables ! Le Cardinal en est presque fou, car il dit ouverte-nient que l'Empereur n'est plus à Sainte-Hélène, qu'il a eu des révélations qui lui ont appris où il est.

Nous avons depuis deux ans fait tout, Louis et moi, pour détruire les impressions de cette sorcière, mais tout a été inutile ; mon oncle nous a caché les nouvelles et les lettres qu'il recevait de Sainte-Hélène disant que ce silence devait nous convaincre assez !

Maman est dévote et donne beaucoup à cette femme qui est liguée avec son confesseur, qui lui-même est le bras droit d'autres prêtres encore. Tout cela est une intrigue affreuse et Colonna soutient tout cela. Il est à l'église du matin jusqu'au soir.

Quelques jours après[26], la princesse précise et indique les conséquences de l'emprise exercée, par la thaumaturge : Il en est résulté, écrit-elle, que toutes les lettres que Madame et le cardinal ont pu recevoir depuis deux ans- ont été regardées comme fausses : signature fausse, lettres inventées par le Gouvernement anglais pour faire croire que l'Empereur est toujours à Sainte-Hélène, tandis que le cardinal et Madame disent savoir pertinemment que Sa Majesté a été enlevée par les Anges et transportée dans un pays où sa santé est très bonne et qu'ils en reçoivent des nouvelles. — Madame ne recevait ses lettres que des mains du cardinal. — Cette sorcière se sert de tous les événements politiques pour parvenir à son but. Toute la maison de Madame est gagnée, Colonna à la tète. Madame et lé cardinal ont voulu m'entraîner dans leur croyance ainsi que mon frère Louis, mais, voyant que nous cherchions tous cieux les moyens de les tirer de leur aveuglement et que nous finissions par nous moquer de leur crédulité, je dois taire les scènes, les querelles et le refroidissement que leur conduite a naturellement amenés entre nous.

Le drame n'est pas encore à son acte le plus mouvementé et le plus émouvant. Il y a parfois des intermèdes : Madame ne se retient point vis-à-vis de Joseph de plaindre son bel argent lorsque, ayant épuisé tous les prétextes, Fesch doit à la fin laisser partir ceux qu'il a désignés. Ou soumet à un conseil de quatre professeurs, présidés par le propre médecin de Son Altesse Éminentissime, un rapport d'O'Meara sur la santé de l'Empereur. Les cinq augures disputent les méthodes qu'O'Meara a adoptées et formulent des prescriptions qu'Antommarchi, au moins le prétend-il, reçoit ordre de suivre mot à mot sous les peines les plus graves. Après un liner que donne Fesch, la caravane se met en route ; sans même qu'on l'ait munie d'un mot de Madame on du cardinal qui lui serve d'introduction près de l'Empereur ; elle emporte, écrit Madame, des vins, du café, des vêtements, des livres, une pharmacie volante, les ornements d'une chapelle. Marchand, quand on déballa les deux malles, l'une contenant des livres et des journaux, l'autre des habits sacerdotaux et des ornements d'église d'une très grande beauté, crut que ceux-ci étaient un présent de Monseigneur le cardinal Fesch : Madame pourtant assure qu'elle les paya ainsi que tout le reste.

De Rome à Londres, le voyage prit deux mois, du 25 février au 19 avril. On traversa à petits pas l'Italie, la Suisse, une partie de l'Allemagne. A Francfort, Antommarchi se précipita chez la reine Julie et lui-exhiba les planches du grand ouvrage de Mascagni, qu'il portait avec lui. Il assure qu'elle l'admira fort, mais elle ne souscrivit point. De Francfort, Buonavita, que Antommarchi accompagnait, se rendit à Offenbach pour voir Las Cases, qui s'y était retiré. Las Cases leur remit pour Longwood, deux charmants portraits, l'un du jeune Napoléon peint d'après lui dans l'année même et envoyé par le roi Jérôme ; l'autre, celui de l'impératrice Joséphine par Saint, dont la reine Hortense faisait le sacrifice. Il était monté sur une magnifique boite à thé en cristal. Le choix du cristal était une précaution délicate de la reine qui avait fait aussi exécuter la monture de manière qu'il devint impossible de pouvoir soupçonner aucune supercherie d'écriture cachée. Le premier de ces deux portraits est parvenu. Il avait été monté dans un joli portefeuille en maroquin vert et dissimulé sous les ornements d'église. Quant au portrait de l'impératrice Joséphine, dit Las Cases, il n'est jamais arrivé à Longwood, bien que, par un contraste assez singulier, on S'y soit trouvé, par suite de quelque mémoire, avoir acquitté les frais de douane de son entrée en Angleterre.

De Francfort, par Anvers et Ostende, on gagna Londres. L'opinion des ministres anglais était faite sur les voyageurs : Vous trouverez, je pense, dans l'abbé Buonavita, écrit Lord Bathurst à Lowe, un homme fort inoffensif. Il était fait pour plaire aulx Anglais : quand, le 21 avril 1820, la nouvelle de la mort de Georges III parvint à Sainte-Hélène, le gouverneur écrivit à l'abbé en le priant d'en faire part à l'Empereur et Buonavita répondit par la lettre la plus courtoise : Il élevait le défunt monarque jusqu'aux nues pour sa piété, sa fidélité à ses serments et sa magnanime protection de la liberté et de la sécurité de ses sujets.

Quant à Antommarchi : Le médecin, écrivait Bathurst, passe pour fort intelligent mais je ne crois pas qu'il vous cause d'embarras, vu qu'il parait disposé à faire des avances au Gouverner ment britannique en dédiant au Prince régent l'ouvrage qu'il termine. On voit comme la Société des amis des Arts et de l'Humanité avait eu raison de se méfier lorsqu'elle constata que son employé avait emporté six exemplaires du Prodromo déjà publié, la dédicace au Prince régent, le frontispice, etc. On craignait à Florence qu'Antommarchi n'obtint de présenter l'ouvrage au Prince régent et ne s'appropriât la libéralité que voudrait sans doute faire Son Altesse Royale : Antommarchi avait vu légèrement O'Meara et Stokoë qui n'avaient, à la vérité, pas grand chose à lui dire, mais, grâce au titre dont il était revêtu et à celui qu'il prenait de professeur d'anatomie, il s'introduisit près des médecins anglais en réputation, pour se ménager des relations et obtenir des souscriptions.

Il ne ménageait point ses visites, il sollicitait à droite et à gauche des consultations en communiquant les rapports d'O'Meara ; grâce à des lettres qu'il avait obtenues à Florence, il se poussait dans le monde : ainsi alla-t-il chez Lady Jerningham qui était Dillon et la tante de Mme Bertrand. Un professeur de chirurgie, écrit-elle, le 23 avril, demanda après moi hier étant en route pour Sainte-Hélène... Le professeur m'apporta une lettre de Lord Dillon à Florence. Antommarchi n'avait point cette fois perdu de temps ; mais il demeura près de trois mois à Londres, tant il était occupé à soumettre aux uns et aux autres, aux ministres, aux médecins, aux daines, le grand ouvrage dont il était, selon les uns l'éditeur, selon les autres, le continuateur.

Le 20 septembre 1819, après que dix-huit mois se sont écoulés depuis la demande de l'Empereur, ceux qu'il attend avec tant d'impatience arrivent enfin. Il a compté sur un soulagement pour l'esprit et pour le corps. On lui envoie un prêtre aux trois quarts paralysé, un intrigant ignare et présomptueux, prêt à le traiter en camarade, déterminé à ne pas croire à une maladie qu'il tient pour politique, et qui entre à Longwood sortant de dîner à Plantation House, chez Hudson-Lowe : telle a été sa première visite. L'Empereur ne se soucie guère de le recevoir et, avant de l'introduire, le grand maréchal lui fait subir un interrogatoire sur faits et articles, peu décisif encore, car nul n'est fixé sur la nationalité de l'individu, moins encore sur ses aptitudes. Quant au tact, la question est résolue. Comment Bertrand ne remarque-t-il point au premier coup que ce prétendu Français ne parle point le français ? Seulement il parle l'italien, tandis que Vignali dont Fesch dit qu'il a étudié à Paris et à Rome, est un simple pâtre auquel le patois corse est seul familier. D'ailleurs, une ignorance de toutes choses qui parfois égaie... Buonavita, lui, est aphasique. Tel était l'étonnant trio que Fesch à élu.

Au moins il y avait le maitre d'hôtel et le cuisinier : c'étaient de braves gens, qui parlaient français ; mais le cuisinier était affecté de rhumatismes qui se développèrent avec une telle intensité qu'il dut bientôt demander son rapatriement ; quant à Coursot, ancien domestique du grand maréchal Duroc, il avait toutes les vertus, sauf qu'il ignorait tout ce qui était du service d'office, même faire du café.

***

L'Empereur pouvait d'autant moins se contenter avec les personnes que lui avaient envoyés sa mère et son oncle, que aucune n'était en état d'écrire le français qu'elles parlaient à peine.

Je doute, écrit Montholon à sa femme, qu'elles sachent autant de français que toi d'anglais. Ce qui est au moins bien certain, c'est que, de tous les Anglais qui nous ont parlé français, il n'en est pas un qui ne le parle beaucoup mieux que celui de ces trois individus qui le sait le plus[27]. Montholon ne pouvait garder le moindre espoir que ces gens lui ouvrissent la porte de sortie. Aussi, dès leur arrivée le 26 septembre, écrivit-il à sa femme pour la supplier de trouver quelqu'un pour le remplacer. Il lui mande le 31 octobre : Si tu n'as pas encore envoyé quelqu'un... ne perds pas un moment. Peu importe qui, pourvu que ce soit un de ses anciens officiers, généraux ou amis. Je crois qu'il te sera facile d'en trouver, tant de ces malheureux compagnons de sa gloire sont errants aujourd'hui qu'il me parait difficile qu'il ne s'en trouve pas un grand nombre heureux de venir chercher ici un repos honorable pendant quelques années. C'étaient là les impressions d'un homme éloigné d'Europe depuis quatre ans, qui ne se rendait pas compte que le favori de Louis XVIII après s'être fait, sans conquérir les ultra, l'instigateur de la Terreur blanche, avait changé brusquement de tactique, appelé autour de lui la plupart des anciens serviteurs de l'Empire : les proscrits d'hier étaient les ministres d'à présent, M. Decazes avait eu accès comme secrétaire des commandements de Madame, dans la plupart de ces salons d'attente princiers que Napoléon appelait des antichambres, il y avait connu quelques chambellans, des préfets, des généraux, divers sénateurs, et même des ministres et des grands officiers de la Couronne. Il avait rappelé à peu près tous les proscrits et rouvert l'armée presque à tous ceux qui en avaient élevé si haut la gloire sous le drapeau national. Il n'y avait plus à compter sur n'importe qui. Il fallait quelqu'un qui voulût se dévouer en se rendant pour jamais illustre. Mme de Montholon se mit en chasse pour le trouver.

D'abord il lui fallut les autorisations nécessaires : Las Cases qui dès qu'il avait connu la situation (en septembre) s'était empressé de s'offrir pour retourner à Sainte-Hélène, avait été refusé et Lord Bathurst n'y avait mis aucun ménagement. Je suis chargé de vous répondre, lui écrit Goulburn le 19 novembre, que Sa Seigneurie ne peut point vous permettre de retourner en cette île. A la vérité, Las Cases avait montré quel cas il faisait des règlements qu'il avait promis d'observer et ainsi s'expliquent le ton et le fond de la réponse. Serait-on plus heureux avec d'autres ? Mme de Montholon écrit le 31 janvier 1820, à Lord Holland pour lui exposer la nullité et l'ignorance des personnes nouvellement arrivées à Sainte-Hélène. L'Empereur, ajoute-t-elle, a absolument besoin d'un homme qui non seulement ait sa confiance mais qui sache le comprendre ; c'est la seule consolation qui lui reste et il n'est que trop à craindre que de longtemps il ne lui en soit pas accordé d'autres. Son mari ne peut pas partir sans avoir été remplacé. Lord Bathurst auquel elle s'est adressée, n'a pas refusé formellement, mais il ne s'est pas expliqué sur sa demande.

Lord Bathurst ne parait point convaincu de la nécessité d'un remplaçant et ses sentiments apparaissent nettement dans la réponse qu'il fait à Lord Holland le 15 février : Quand même Montholon, dit-il, aurait résolu de ne quitter Sainte-Hélène qu'après l'arrivée d'un secrétaire auprès de la personne de Bonaparte, il peut partir, car ce désir est accompli. Le prêtre qu'on a envoyé a été choisi par le cardinal Fesch conformément aux instructions données à Son Éminence par Buonaparte à ce sujet et ces instructions comme vous pensez bien concernaient bien plus les aptitudes civiles que religieuses de la personne en question. A la vérité, c'est exactement le contraire et la perspicacité du ministre des Colonies se trouve complètement en défaut ; à moins qu'il n'ait voulu exercer son ironie ; mais qui eût pu imaginer cette incroyable histoire ? Qui eût pu penser que l'Empereur, réclamant un prêtre avec lequel il put s'entretenir du grand problème, on lui ait envoyé un vieillard paralysé et presque stupide, et un pâtre des montagnes de Corse ? Il se trompe encore étrangement — et pourtant il a eu en mains des lettres de Montholon à sa femme de septembre, octobre et novembre[28], lorsqu'il croit que la demande de Mme de Montholon n'est autre chose qu'une attrape et que peut-être elle se rapporte beaucoup plus à l'opposition entre Bertrand et Montholon qu'à toute autre chose... Ce que je veux faire cependant, conclue-t-il, le voici : J'écrirai à Sir Hudson de faire savoir à Bonaparte que s'il exprime le désir de voir venir une personne d'Europe pour remplacer un de ces messieurs, — car en effet ils sont tous les deux prêts à s'envoler, mais ils se surveillent réciproquement —, le cardinal Fesch et la princesse Borghèse seront chargés de cette affaire.

Lord Volland atténua, dans sa lettre du 13 mars, les termes au moins rudes dont s'était servi Lord Bathurst ; il recommanda une grande prudence et surtout qu'on ne recourût pas à une intervention parlementaire. Le 16 mars, conformément à la promesse qu'il avait faite, Lord Bathurst écrivit à Lowe que, par le départ du comte Montholon et du comte Bertrand, la société du général Bonaparte à Longwood devant se trouver essentiellement réduite ; le roi était dans la disposition d'accéder au désir qu'exprimerait le Général en faveur de toute autre personne dont l'arrivée pourrait lui être agréable. Si le général Buonaparte, préférait laisser ce choix au cardinal Fesch ou à la princesse Borghèse, je suis tout prêt à lui faire cette communication.

La reine Hortense, à laquelle sans doute Mme de Montholon s'était adressée par l'intermédiaire de Las Cases pour savoir si elle connaîtrait quelqu'un qui voulût aller à Sainte-Hélène, écrit à Las Cases, le 12 mai, qu'elle ne connaît personne : Le général Drouot, dit-elle, est un des hommes que l'Empereur estimait le plus. Il vit, dit-on, à Nancy, retiré du monde et peut-être, s'il connaissait l'isolement où va se trouver l'Empereur, serait-il heureux de participer à son infortune. Mais, dans de semblables circonstances, c'est à celui qui veut bien se dévouer à se proposer. Qui oserait l'engager à quitter son pays pour toujours ? — Peut-être, mais d'autre part qui oserait s'offrir pour être le compagnon de l'Empereur ?

Pour Planat, personnage de second plan, la reine se rend plus facile : M. de Planat, dit-elle, qui avait désiré l'accompagner une fois, voudrait-il y retourner ? Dans ces tristes circonstances, c'est un dévouement héroïque qu'il faut rencontrer, car l'intérêt n'a plus rien à faire là ! La reine connaissait l'humanité. Mais Planat faisait exception, et l'on peut être convaincu que si l'on avait abordé Drouot, il eût accepté.

Mme de Montholon n'avait point encore osé, à la date du 15 août, s'occuper elle-même de chercher un remplaçant pour son mari. Elle avait presque tout de suite trouvé un cuisinier qui devait donner, disait-elle, toute satisfaction, mais il n'allait pas de même d'un compagnon pour l'Empereur. On l'avait, de plus, subordonnée à Madame et au cardinal et l'on peut juger si cola avançait les affaires. Que ne me permet-on, écrit-elle à son mari, le 15 août, de m'occuper seule d'un remplaçant pour toi ? En voulant que la Famille s'en mêle, on a tout paralysé. Et elle ajoute, le lendemain 16 : Je n'ai toujours pas de réponse de la princesse Borghèse au sujet de la démarche que je l'ai priée de faire pour ton remplacement. En voulant que la Famille s'en mêlât, on a tout paralysé. Personne ne s'est encore présenté. C'est une chose bizarre que l'appréhension que chacun a d'aller sur votre rocher... La peur est la vertu à la mode et peur de quoi ? C'est par trop bête ! Tu te fais bien des illusions sur les anciennes amitiés et la reconnaissance !

N'y tenant plus (19 août), Mme de Montholon proposa directement à Planat, par une lettre qu'il ne reçut que vers le 19 septembre, d'aller à Sainte-Hélène entre temps, elle reçut, le 31 août la réponse qu'elle attendait de la princesse Pauline. Elle trouve en ma demande, écrit-elle aussitôt à son mari, toute l'authenticité nécessaire et elle aurait pris sur elle, m'écrit-elle, d'écrire au Gouvernement anglais, si Madame et M. le Cardinal ne lui avaient fait observer que ces démarches contrarieraient peut-être les vœux de l'Empereur, qui les avait fait prévenir que, lorsqu'il aurait besoin de quelqu'un, il leur en ferait adresser directement la demande ; que ses observations sur l'authenticité indiscutable de ma lettre n'avaient pu l'emporter sur la crainte de faire une démarche qui pût mécontenter l'Empereur ; qu'elle ne doute pas que Planat ne se trouvât très honoré du choix, mais que sa santé est dans un tel état qu'il est vraisemblable qu'il ne pourrait l'accepter.

Sans la clef qu'on en a donnée, cette lettre resterait incompréhensible. Pauline, en revenant par deux fois sur l'authenticité de la lettre de Mme de Montholon fournit une attestation nouvelle au cas pathologique de sa mère et de son oncle ; elle ne peut le révéler ; elle est obligée de suivre les directions qu'ils lui imposent, mais au moins le fait-elle avec des ménagements et en laissant à Planat quelque espoir. Il allait au-devant. Le 4 septembre, alors qu'il n'avait pas encore reçu la lettre de Mule de Montholon, il écrit de Trieste au cardinal et à Madame des lettres en termes presque identiques. Le prince Félix (Baciocchi) à la personne duquel il est resté attaché depuis la mort dé la princesse Elisa vient, dit-il, d'apprendre par M. de Possé, le gendre de Lucien, que l'Empereur a témoigné le désir de l'avoir-auprès de lui. L'attachement et la confiance dont m'honore Son Altesse, ajoute-t-il, eussent été sans doute un obstacle pour tout autre motif de déplacement, mais, quand il s'agit de l'Empereur, aucun sacrifice- ne coûte au prince et il me verra avec plaisir remplir la tâche honorable que je m'étais imposée il y a cinq ans. Il me reste maintenant à prier Votre Eminence d'être mon guide et Mon appui dans cette circonstance. Planat entre, à ce propos, dans des détails sur ses démêlés avec le roi Jérôme dont il redoute le ressentiment implacable pour n'avoir pas voulu, étant à son service, être le témoin de sa ruine après l'avoir été de ses prodigalités.

Fesch ne saisit même pas ce prétexte pour écarter Planat : il lui oppose un refus tranchant, conçu en termes tendancieux. M. de Possé n'étant point ici, lui écrit-il le 23 septembre, je n'ai pu connaître par quelle voie il a appris que l'Empereur témoignait le désir de vous avoir auprès de lui ; mais c'est sans doute un malentendu puisque, toutes les fois qu'on a demandé quelques personnes à Sainte-Hélène, c'est à moi qu'on s'est adressé. C'est peut-être quelque intrigant qui veut se rendre intéressant et qui écrit d'Angleterre, donnant ses propres idées pour celles de l'Empereur ou peut-être est-il intéressé à cela. Au surplus, nous pensons qu'il n'y a pas lieu d'envoyer d'autres personnes à Sainte-Hélène.

Fesch ment sciemment. La lettre de Mme de Montholon du 31 août prouve que la princesse Borghèse a été prévenue, qu'elle a avisé sa mère et son oncle et qu'elle a essuyé un refus dont elle a cherché à pallier les termes ; mais Planat ne se contente point avec la lettre qu'il a reçue de Son Eminence. Il répond qu'une lettre de Mme de Montholon qu'il vient de recevoir ne s'accorde point avec celles que lui écrit Son Eminence et, quoiqu'avec un très grand respect il pose la question sur son véritable terrain. Si je m'en rapportais à Mme de Montholon, écrit-il, je ne pourrais m'eut pécher d'être affligé et presque blessé, du mystère qu'on m'a fait de cette démarche. J'osais croire que mon attachement et mon dévouement pour l'Empereur, éprouvés par six années de malheurs et de persécutions, méritaient de la confiance et quelques égards, seule récompense que j'ambitionne.

Sur quoi, Fesch rompt toute conversation et se renferme dans un silence arrogant. Mais voici qui va changer les choses. Le 10 octobre, Montholon annonce à sa femme qu'elle va recevoir plein pouvoir pour choisir son remplaçant, avec l'agrément du Gouvernement anglais et' sans consulter la  Famille. Comment admettre, écrit-il, que les individus désignés par le cardinal Fesch et la princesse Pauline puissent être mieux choisis que l'homme qui le sera par toi qui confiais toutes ses habitudes, tous ses désirs en ce genre et qui enfin peut se concerter avec des hommes qui ont été quinze ans ses ministres. Il a lui-même désigné, ajoute Montholon une douzaine de personnes qu'il verrait ici avec plaisir. Il fournit une liste où plusieurs noms étonnent : Drouot, Arnault, Carrion-Nisas, Fleury de Chaboulon, soit, mais Rolland, Desmarets, l'abbé de Pradt ! C'est de Mme de Montholon seule que l'Empereur attend l'homme qui remplacera Montholon : Ma famille ne m'envoie que des brutes, a-t-il dit, je désire qu'elle ne s'en mêle pas. Il est impossible de faire de plus mauvais choix que les cinq personnes qu'elle m'a envoyées.

Assurément, il eût souhaité quelqu'un dont le nom fut connu, peut-être illustre, qui eût marqué sous son règne, et dont la présence près de son lit de mort, attestait le dévouement. Ce n'étaient plus, comme tout à l'heure. des hommes du second ordre qu'il envisageait, mais des ministres, des grands officiers, des sénateurs : le duc de Vicence, le duc de Rovigo, le comte de Ségur, le comte de Montesquiou, le comte Daru, le général Drouot, le comte de Turenne, le baron Denon, Arnault, etc., etc. Il eût préféré avant tout le général Drouot ; quant à l'autre personne, ce pourrait être un civil, même avant été ecclésiastique, un ancien conseiller d'Etat, un ancien chambellan, ou un ancien confident, un ami avec lequel il eût été lié intimement lorsqu'il était officier d'artillerie, mais un homme lettré, un homme de talent et de gravité dont il pût faire un compagnon.

En fait de médecins, MM. Percy, Desgenettes, Larrey ou un médecin leur choix. Si M. Desgenettes, M. Larrey ou M. Perey voulaient venir, ne fût-ce que pour sa maladie, ils pourraient être assurés d'avoir, pour leur vie, un équivalent des sacrifices pécuniaires auxquels leur absence de France les exposerait.

Il a dû penser que Foureau de Beau regard s'était dérobé, lorsque, à son défaut, le Cardinal a envoyé Antommarchi. Celui-ci à la fin de janvier abandonne son malade qu'il sait perdu, mais non pas parce qu'il comprend son impuissance : simplement parce qu'il se déplait à Sainte-Hélène ; il écrit, au lieutenant du gouverneur pour demander à être rapatrié. Nouvelle et grave injure à l'Empereur qui apprend cette démission par une conversation de Lowe avec Montholon. Mais que faire ? Si insuffisant qu'Antommarchi soit pour le secourir, il est ou se dit médecin et ce titre suffit pour qu'on s'efforce à garder celui qui le prend, car il n'est point décent qu'on meure hors de la présence d'un porteur de diplôme d'une université quelconque.

Quand au remplacement de Buonavita, il est inutile, ajoute Montholon, si on envoie un homme aussi secondaire que lui, car, autant ses soins ont été de peur de valeur, autant ceux d'un homme comme M. Duvoisin, l'ancien évêque de Nantes seraient désirables. Le choix d'hommes pour remplacer Bertrand et moi serait facile à mon avis, mais celui d'un ecclésiastique d'un mérite assez supérieur pour bien remplir sa mission me semble bien difficile car il faut nécessairement un homme de l'Eglise du Concordat de 1802 et qui, à une forte théologie, joigne des mœurs douces, séduisantes et beaucoup d'esprit.

Pour autoriser les départs — même pour désigner les individus — l'Empereur laisserait le choix au roi et à ses ministres ; personne à son avis ne pouvait mieux choisir que le Gouvernement français, le Ministère actuel étant composé de personnes qui l'avaient presque toutes servi dans les mêmes fonctions et qui connaissaient parfaitement son caractère et ses habitudes : Pasquier, Mounier, Ségur, Siméon, Daru, La Tour Maubourg, Decazes ! Comme il fallait que les dévouements se fussent faits rares pour que l'Empereur da demander au roi de France et à ses ministres de désigner un de ses anciens serviteurs pour lui fermer les yeux !

Par une délicatesse suprême, il cherche des excuses à celui des siens qu'il devrait accuser de ces choix surprenants et dont nul ne peut soupçonner les atténuantes aberrations. Le parti qu'a pris Lord Bathurst de s'adresser au cardinal Fesch à Rome et qui paraissait sage, fait-il écrire, s'est trouvé en défaut par l'effet de la surveillance exercée sur tous les membres de la Famille et de l'impossibilité où ils sont de correspondre avec la France. Ainsi le couvre-t-il lorsqu'il ajoute : Tout ce qu'il est nécessaire de faire ne peut l'être que par l'intermédiaire du Gouvernement, anglais ou français.

Soit que Mua° de Montholon n'ose point présenter la requête, soit qu'elle se heurte à des refus ou à des fins de non recevoir, il ne se trouve personne qu'on connaisse, parmi les hommes désignés par Napoléon, qui entreprenne le voyage, qui marque même la moindre velléité de l'entreprendre. Reste Planat — capitaine hier, aide de camp du Sage de la Grande Armée, chef d'escadron ad honores, après Waterloo, quelqu'un de la foule, quelqu'un de l'armée et du peuple, quelqu'un qui ne lient de l'Empereur ni titre ni dotation, quelqu'un qui ne l'a pour ainsi dire jamais approché et qui n'a participé à rien de son intimité ni de sa faveur. Repoussé par Fesch, il a accepté avec joie la proposition de Mme de Montholon : J'espère, lui a-t-il écrit, que vous n'avez pas mis en doute un seul instant mon inaltérable dévouement et ma résolution d'aller partager la captivité du plus grand et du meilleur des hommes. Mais il faut une demande officielle qui parte de Longwood, et au 16 novembre 1820, Mme de Montholon n'a encore reçu aucune autorisation. Elle renouvelle, en décembre, la demande de laisser partir Planat. Dieu veuille que je réussisse, écrit-elle ! Comme il n'y a rien à dire contre lui, qu'il n'est point marquant, qu'il n'a joué aucun rôle politique, si on le refuse, je serai forcée d'en conclure qu'on ne veut pas encore de remplacement.

Enfin, l'autorisation arrive. Elle est, le 10 mai 1821[29], aux mains de Planat qui écrit aussitôt à Madame pour prendre ses ordres, ceux du cardinal, du roi Louis et de la princesse Pauline. A cette lettre le cardinal répond le 30 juin, au nom de sa sœur et au sien : Elle me charge de vous répondre que nous ne pensons pas que vous deviez entreprendre le voyage auquel vous êtes décidé. Soyez certain que si l'on avait besoin de quelqu'un, c'est à moi qu'on en aurait écrit et qu'on ne se serait pas adressé à des étrangers pour vous engager à faire ce qui est d'ailleurs dans votre cœur... Je prie Dieu qu'il vous éclaire afin que vous n'ayez pas à vous repentir de la décision que vous prendrez.

Plane, à la vérité, s'est tendu odieux à la reine Catherine : C'est, dit-elle, un être immoral, fourbe et tartufe ; mais cette opinion n'influe en rien sur Fesch qui ne communique pas plus les résolutions qu'il adopte que les renseignements qu'il reçoit de Bertrand.

Mme de Montholon a réuni, outre Planat, tin médecin et un prêtre. Le baron Desgenettes, invité par le ministre des 'Affaires Étrangères de France à désigner un médecin propre à être envoyé à Sainte-Hélène, a, sur les conseils de l'ambassadeur d'Angleterre, choisi le Dr Pelletan fils, médecin du roi par quartier, l'un des hommes qui honorent la science française. Consulté par le ministre, M. de Quélen, coadjuteur de Paris, a répondu : J'irai moi, je m'offre volontiers pour conquérir cette âme à Dieu ; sur les représentations du ministre relativement à l'âge du cardinal de Périgord, auquel il doit succéder, M. de Quélen a désigné M. Deguerry qui vient d'être ordonné prêtre, mais dont le mérite est déjà éclatant. De plus, patriote à la bonne façon, car, en 1814, il s'est échappé du collège de Villefranche pour demander des armes au maréchal Augereau. Il semble de plus que Mme de Montholon ait pensé à faire offrir, par Gourgaud, une place de secrétaire à Casimir Bonjour. Voulez-vous être secrétaire de l'Empereur, lui aurait dit Gourgaud qui le voyait pour la première fois à un dîner chez Mme Tiran, sa sœur... L'Empereur désire un homme de lettres capable, jeune et obscur. Si la place vous convient, je sais pas ma sœur que vous convenez parfaitement à la place. Je vous choisis !... Mais à l'Empereur, Bonjour préfère la Comédie française où il a une pièce reçue et il refuse. Mme de Montholon engage pour le remplacer et pour servir de précepteur à ses fils un M. Audrand, professeur à Juilly car ; dans l'impossibilité où est Montholon d'abandonner l'Empereur, dont les jours sont comptés, elle va le rejoindre avec ses enfants.

***

Tout le monde fait ses préparatifs et Planat, muni des lettres d'Hortense et de Julie pour l'Empereur s'apprête à retrouver Mme de Montholon lorsqu'on apprend que l'abbé Buonavita et le valet de pied Gentilini sont arrivés en Angleterre. Partis de Jamestown le 17 mars, ils ont touché terre vers le 2 mai. Mais on les a retenus à Portsmouth à bord du Flamen, bâtiment de l'Alien Office, jusqu'à ce qu'on ait reçu par le chargé d'affaires de France une réponse à la demande qu'Us ont faite d'être débarqués à Cherbourg. Le ministre, M. le baron Pasquier, répond à M. de Caraman ne lui sera sans doute pas difficile d'obtenir qu'ils soient transportés dans les Pays-Bas ; et, en effet, le chargé d'affaires informe M. Pasquier le 15 mai qu'ils vont être menés à Rotterdam. Ils y arrivent le 20, et se rendent à Bruxelles d'où ils gagnent Paris ; le 1er juin, des passeports sont délivrés à Gentilini pour l'île d'Elbe, à Buonavita pour Rome.

O'Meara cependant a appris l'arrivée de Buonavita, et il en a aussitôt informé Madame. Il a obtenu le 22 de nouveaux détails : Antommarchi, écrit-il, ne sait plus quoi faire pour guérir son malade dont l'état empire chaque jour. Il donne des nouvelles du prochain départ du ménage Bertrand. Par suite de tous ces départs, ajoute-t-il, on a adressé une note officielle au Gouvernement anglais dans laquelle on demande des remplacements. On veut quatre personnes dont une ayant servi, un aumônier et un médecin.

Il ne saurait être douteux que celte lettre adressée à Madame fut interceptée par le cardinal, ainsi que les lettres suivantes que dut écrire O'Meara, lequel, ayant rejoint Buonavita et ayant reçu de lui de déplorables nouvelles de l'Empereur, écrivait le 19 juin à Lord Bathurst que la crise actuellement arrivée ayant été officiellement annoncée par lui, il demandait à retourner à Sainte-Hélène. Le 29 juin, la princesse Pauline écrit à Lady Rolland : Je profite d'une bonne occasion pour me rappeler à votre souvenir et vous prier de vouloir bien me donner des nouvelles de mon bien-aimé frère dont l'état de santé m'inquiète beaucoup par les bruits que l'on fait répandre sur son mauvais état. Nous n'avons reçu aucune nouvelle du prêtre qui est arrivé de Sainte-Hélène ; il vous serait peut-être possible de vous en informer et de me donner des nouvelles positives.

Ainsi, même les lettres d'un O'Meara qu'il connaît et dont il sait l'existence authentique, même les lettres d'un Buonavita qui est son homme, qu'il a lui-même désigné, Fesch supprime tout et, tant il est asservi aux individus qui l'exploitent, il se refuse à admettre toute nouvelle qui arrive du dehors, et qui contrarie sa folie.

Après deux mois de voyage depuis son débarquement en Angleterre, Buonavita arrive le 15 juillet à Rome : il est porteur d'une lettre de Montholon pour la princesse Pauline datée du jour même de son départ de Sainte-Hélène, le 17 mars. Montholon ne laisse aucun espoir. Plusieurs rechutes se sont succédées, dit-il, depuis le milieu de l'année dernière et, chaque jour, son dépérissement a été sensible. Sa faiblesse est extrême : il a peine à soutenir la fatigue d'une promenade d'une demi-heure au pas, en calèche, et ne peut marcher, même dans ses appartements, sans être soutenu. A lei maladie du foie se joint une autre maladie endémique dans cette île. Les intestins sont gravement attaqués. Aucune fonction digestive ne s'opère plus et l'estomac rejette tout ce qu'il reçoit ; depuis longtemps, l'Empereur ne peut plus manger ni viande, ni pain, ni légumes, il ne se soutient plus qu'avec des consommés ou des gelées.

Forte de cette lettre, la première venant de Sainte-Hélène qu'il lui ait été permis de lire depuis deux ans, Pauline se résout à attaquer. On voulait me cacher l'arrivée de l'abbé Buonavita, écrit-elle le même jour à Planat. Il était dans la chambre de maman quand je suis allée pour prendre congé, car je partais pour Frascati, mais on me refusa sa porte. Heureusement, j'ai appris par le portier que l'abbé était là. Je suis montée. Maman ne nie disait rien. J'ai donc été obligée de lui dire que je le savais et que je voulais voir l'abbé et savoir des-nouvelles de l'Empereur. Elle me dit que l'on attendait le cardinal et que l'Empereur était furieux contre moi pour avoir reçu des Anglais. Je n'ai connu le marquis d'Anglesey que chez Madame. Sa femme, qui est charmante, me donna des preuves d'amitié. C'est un homme de cinquante-cinq ans, laid, mais aimant l'Empereur et sa famille. Mon oncle ne quittait pas la duchesse (car il est duc d'Hamilton depuis la mort de son père).

Maman et mon oncle ne croient pas tout à fait que l'abbé Buonavita ait laissé l'Empereur à Sainte-Hélène, car ils me disaient : Je n'en crois rien, l'Empereur n'est plus là je le sais. Enfin mes peines sont affreuses.

Je me suis jetée aux pieds de maman, je lui ai expliqué toute cette intrigue et je l'ai suppliée, au nom de l'honneur, de renvoyer cette femme et ce prêtre, mais elle s'est emportée contre moi, en disant, qu'elle était bien la maîtresse de voir qui elle voulait. Elle est soutenue par mon oncle et Colonna...

Même l'arrivée de l'abbé Buonavita n'a pas encore convaincu Madame et le cardinal. Enfin, c'est après une scène terrible entre nous que maman commence à être ébranlée, mais cette scène a été si vive que je me suis brouillée à ne revoir jamais le cardinal. C'est un grand bonheur que l'abbé ait eu une lettre à me remettre directement ; sans cela, on m'aurait tout caché.

L'on n'a pas bien traité l'abbé Buonavita, car maman lui a demandé si, véritablement, il avait vu l'Empereur ; le pauvre homme si affectionné a été bien peiné. Je le mène avec moi à Frascati, car on ne lui donnera pas un sou.

Dès qu'elle eut lu la lettre de Montholon et qu'elle eut vu l'abbé, Pauline a pris son parti. Sans désemparer, elle écrit à Lord Liverpool. Elle lui adresse les lettres qu'a apportées Buonavita, elle réclame que l'Empereur soit changé de climat. Si la demande ci-jointe m'était refusée, dit-elle, ce serait pour lui une sentence de mort et je prie qu'il me soit permis de partir pour Sainte-Hélène afin d'aller rejoindre l'Empereur et recevoir son dernier soupir... L'état de ma santé ne me permettant pas de voyager par terre, mes intentions sont de m'embarquer à Civita Vecchia pour me rendre de là en Angleterre et y profiter du premier vaisseau qui fera voile pour Sainte-Hélène... Je sais que les moments de Napoléon sont comptés, et je me reprocherais éternellement de n'avoir pas employé tous les moyens qui pourraient être en mon pouvoir d'adoucir ses dernières heures et de lui prouver tout mon dévouement.

Bien qu'elle eût passé quatre nuits à écrire et à copier des lettres pour faire connaître la triste position de l'Empereur, elle répond le 15 à la lettre du général Montholon. Aussitôt, écrit-elle que le danger de l'Empereur m'a été connu, j'ai lit toutes les démarches possibles pour faire connaitre son horrible position. J'ai même demandé à le rejoindre à Sainte-Hélène plutôt que de le savoir mourant sans personne de sa famille qui puisse recevoir son dernier soupir. Je n'ai consulté que mon cœur en faisant cette démarche, car je suis loin d'être comme je le voudrais, mais j'espère que mes forces me soutiendront pour prouver à l'Empereur que personne ne l'aime autant que aloi.

Il convient de rendre à Madame cette justice qu'une fois ses yeux dessillés, elle accepte la situation. Dans la journée du 14, elle pense adresser au Parlement anglais, une pétition que O'Meara lui a envoyée toute rédigée ; elle écrit à O'Meara, elle écrit à Lucien, elle écrit à Lord Volland, elle écrit à Lord Liverpool, elle écrit à Marie-Louise — elle fait écrire plutôt, mais elle signe. Quant à Fesch, il se contente d'adresser à Las Cases, une lettre d'affaires ; il parle de deux traites de 20.000 francs chacune, dont il n'a pas été prévenu et qui sont restées impayées ; il parle de 27.000 francs qu'il a payé pour Gentilini, Antommarchi, Buonavita. Il charge Las Cases de payer sur les fonds qui ont dû rester dans ses mains, 24.000 francs que Bertrand a chargé Madame de compter à Mme de Montholon : pas un mot de l'Empereur. Sa lettre est d'un homme désappointé, qui n'est point convaincu. Elle est sèche et sotte. Quels remords pourtant, s'il avait compris !

Le 16 juillet, on apprit à Rome que l'Empereur était mort à Longwood le 5 mai à cinq heures quarante-neuf de relevée, soixante-douze jours auparavant. On l'avait appris à Londres le 4 juillet ; à Paris le 5 et le 6 ; à Baden, en Suisse le i4 ; à Rome le 16 ; à Trieste le 17 ; Joseph ne le sut à Saratoga que le 19 août.

A ce moment, Madame se préparait à réclamer le corps de son fils. L'Empereur dans cette lettre qu'il avait dictée à Montholon le 28 avril et qui devait être datée du jour de sa mort fait écrire à Lowe :

Je vous prie de me faire connaître quelles sont les dispositions prescrites par votre gouvernement pour le transport de son corps en Europe. Par son testament il exprime le désir que ses cendres reposent sur les bords de la Seine au milieu de ce peuple français qu'il a tant aimé.

Mais l'oligarchie britannique a pris ses mesures : si, dans les instructions données à l'amiral Sir George Cockburn, Lord Bathurst a admis que, après son décès, Napoléon mort fût ramené en Angleterre, pour que, sans doute, on y acquit la certitude qu'il était mort, le ministre a trouvé par la suite que mieux valait laisser ce cadavre dans l'île perdue, et d'en confier la garde à l'Océan. Dés le 18 septembre 1817, il écrivit à Hudson Lowe : Vous ne regarderez plus, en cas d'un pareil événement cette instruction comme en vigueur, mais vous prendrez des mesures pour ensevelir le général Bonaparte à Sainte-Hélène avec les honneurs militaires. L'ordre fut renouvelé en 1820 de ne pas laisser sortir de l'île la dépouille mortelle du général Buonaparte. Mais refusera-t-on son cadavre à sa mère. Le droit qu'on reconnaît aux mères des suppliciés de réclamer le corps de leur enfant le déniera-t-on à la mère de Napoléon ?

Elle s'adresse d'abord au comte Bertrand : si l'Empereur a exprimé la volonté positive d'être inhumé à Sainte-Hélène, elle ne présentera point sa requête au Gouvernement britannique. Dans le cas, au contraire, où l'Empereur n'aurait pas exprimé la volonté absolue d'être inhumé à Sainte-Hélène ou bien dans le cas où il n'aurait exprimé cette volonté que pour empêcher ses restes d'être profanés à Westminster, mon désir, écrit-elle, est que vous ne perdiez pas un moment pour présenter ma requête à Lord Castlereagh. Aussitôt elle expédiera à Londres quelqu'un de sûr chargé de sa procuration pour recevoir et lui amener ces restes précieux, objets de son éternelle douleur.

Il est fâcheux que Madame n'ait point rédigé elle-même sa demande au Gouvernement anglais. Elle tenait toute dans la première phrase : La mère de l'Empereur Napoléon vient réclamer de ses ennemis les cendres de son fils. Les déclamations qui suivent n'y ajoutent rien. Seulement cette phrase : Mon fils n'a pas besoin d'honneurs, son nom suffit à sa gloire ; mais j'ai besoin d'embrasser ses restes inanimés. C'est loin des clameurs et du bruit que mes mains lui ont préparé dans une humble chapelle une tombe. Au nom de la justice et de l'humanité, je vous conjure de ne pas refuser ma prière. Pour obtenir les restes de mon fils, je puis supplier tout le Ministère ; je puis supplier Sa Majesté Britannique ; j'ai donné Napoléon à la France et au monde. Au nom de Dieu, au nom de toutes les mères, je viens vous supplier, Milord, qu'on ne nie refuse pas les restes de mon fils.

On ne lui répondit pas.

 

 

 



[1] En fait, Richard, 2d Earl of Lucan, on des pairs représentant pour l'Irlande (1764-1839).

[2] J'ai dit de Piontkowski ce que j'avais à en dire dans Autour de Sainte-Hélène, 2e série (Un aventurier à Sainte-Hélène. Le colonel comte Piontkowski). Un M. G. L. de St M. Watson a, sous prétexte de réfuter cet article, publié un volume de 304 pages intitulé A polish exile with Napoleon (London et New-York, Harper and Brothers, 1912) où je [t'ai pas trouvé un fait nouveau qu'on put compter, ni sur les origines du personnage, ni sur sa carrière militaire, ni sur son mariage, ni sur les motifs qui ont pu déterminer le ministère anglais à lui permettre l'accès de Sainte-Hélène. Par contre, il apporte une étonnante apologie de Capel Lofft qui était un juriste et, assure l'auteur, un homme clairvoyant, l'Empereur lui avait donné un de ses cheveux (p. 102) ce qui assurément est unique, et il le lui avait fait transmettre le 15 août 1815 par un personnage appelé le comte de Milleraye (p. 294) que je défie qui que ce soit d'identifier. Capet Lofft était un des plus grands esprits de tous les temps : Jurisconsulte, avocat, poète, essayiste, orateur, astronome, botaniste, musicien, humaniste, critique, bibliophile, antiquaire, protecteur des arts et des lettres, abolitionniste, réformateur politique et, avec tout cela, le moins averti des hommes et le plus crédule. II parait que je lui fis tort en attribuant à la beauté de Mélanie Despout, femme Piontkowska l'attrait qu'il éprouva pour elle et l'étonnant dévouement qu'il lui témoigna. Il avait soixante ans, dit M. Watson, et à soixante ans ces choses n'arrivent pas. Si je m'y suis trompé c'est après les policiers du royaume de France lesquels n'avaient point de telles candeurs. Capet Lofft témoignait à l'égard de Napoléon une admiration sans égale et avait, assure-t-on, publié dans le Morning chronicle lorsque le Bellérophon relâcha à Plymouth des articles non signés sur l'illégalité de la captivité de Napoléon, mais qu'il ait influé en quoi que ce fût sur le départ de Piontkowski, cela reste à prouver. Les seuls documents publiés par M. Watson qui eussent pu avoir une importance auraient été les lettres de Piontkowski au général Wilson, mais elles ne contiennent rien qu'on ne sache : Piontkowski attribue à Lord Keith la faveur dont il a été l'objet ; il annonce qu'il avait, en France ; signé à Mélanie, une promesse de mariage et qu'il l'a réalisée à bord du Saint-George ; il apporte seulement quelques détails un peu neufs au sujet des querelles entre les domestiques de Longwood et l'on ne saurait douter qu'il n'en fût pleinement instruit. Au surplus il attribue à la jalousie des Généraux les traitements inférieurs qu'il reçut après avoir été si bien accueilli. Il affirme avoir reçu de l'Empereur le rang de colonel (c'est ici la première allégation de ce genre). Il réclame de dîner à la table de l'Empereur et il réclame un traitement qui aurait été-double de celui des généraux. Rien de ce qu'a écrit ainsi Piontkowski ne mérite d'être retenu. Quant aux injures que ce M. Watson a dirigées contre moi et auxquelles une revue publiée à Paris a donné quelque publicité — autant qu'elle pouvait j'en ai été extrêmement satisfait. Il faudrait en vérité qu'il y eût bien peu à reprendre dans mes livres pour que ce soient là toutes les critiques qu'ils suggèrent.

[3] La traduction anglaise porte : by Napoleon Buonaparte.

[4] J'ai recherché les origines et la carrière d'O'Meara, et j'ai publié les renseignements que j'ai recueillis sur Les médecins de Napoléon à Sainte-Hélène dans Autour de Sainte-Hélène, 3e série, Paris, 1912.

[5] Je ne reviendrai point ici en détails sur un sujet que j'ai dû traiter amplement dans un livre : Autour de Sainte-Hélène, 2e série, que j'ai publiée en 1909 et où j'ai dû fournir les preuves de faits que j'avais allégués dans une conférence donnée le 27 mars 1908 à la Salle de Géographie. Je ne reviens sur ce sujet que dans la mesure strictement nécessaire, quoique la réouverture de la polémique après la clôture de l'incident par un procès-verbal m'ait rendu tous mes droits.

[6] J'arrête ici l'énumération, car les résultats décisifs des révélations de Gourgaud n'ont été connus qu'en 1898 par la publication de Hans Schlitter, Kaiser Franz und die Napoleoniden.

[7] Son portrait et sa notice biographique dans : A St-Helena who's who, by Arnold Chaplin. Londres, 1914.

[8] Faut-il penser qu'il peut s'agir ici du lieutenant Reardon du 66e régiment renvoyé de Sainte-Hélène après une enquête militaire les 20 et 21 octobre 2818. 1° pour avoir eu le 14 octobre une conversation avec le comte et la comtesse Bertrand relativement au renvoi d'O'Meara de Sainte-Hélène ; 2° pour avoir montré diverses personnes une copie d'une lettre adressée par O'Meara au colonel Lascelles, commandant le 66e, relative à son exclusion, sur l'ordre d'Hudson Lowe, du mess du régiment. Reardon assure-t-on, emportait un billet de Bertrand ou de Montholon de 365 livres sterling sur W. Holmes, (9.125 fr.). Il présenta par la suite des réclamations que son fils, devenu citoyen des Etats-Unis renouvela et qui furent écartées, l'affaire étant personnelle entre Holmes qui avait été payé sur les fonds de l'Empereur de toutes ses avances et lui. Il ne serait pas impossible que l'on trouvât dans ce compte la clef de l'affaire Reardon (Voir Arnold Chaplin, A St-Helena Who's who, p. 187).

[9] Je viens d'être informé de la manière la plus positive, écrit-il, que sur le refus de la maison Mülhaeüs de Francfort de continuer à transmettre à MM. Holmes de Londres les fonds destinés par les membres de la famille Bonaparte pour les prisonniers de Sainte-Hélène, M. le duc de Leuchtenberg a écrit, dans les dix derniers jours de mars, au chevalier de Soulange, l'un de ses correspondants à Paris pour lui donner l'ordre d'expédier lui-même désormais les fonds en question à MM. Holmes à Londres en prenant tel nom d'expédition qui lui conviendra et eu commençant par assurer les 500 livres sterling par mois pour les mois de mars et d'avril. Comme il résulte clairement de ces dispositions qu'il s'effectue pour Sainte-Hélène, par ordre de M. le duc de Leuchtenberg, un paiement de 12.000 francs par mois entre les mains de MM. Holmes de Londres, je vous invite mon prince, à en informer confidentiellement le ministère britannique pour qu'il puisse prendre à cet égard les mesures et les précautions qu il jugera convenables. On ne comprend pas ce qui a pu donner lien à cette histoire. En effet, de mai 1819 à octobre 18.20, il fut fait aux frères Mülhaeüs, de Francfort, douze remises en échange de deux traites sur Busoni et Goupy, du montant de 50.000 et 40.000 ; de trois traites sur Calmelet, de 60.000, 75.000, 70.000 ; de sept traites sur Holmes de 70.000, 40.000, 24.000, 12.000, 12.000, 12.000, 12.000. Les remises à Holmes commencent en janvier 1820. Les remises à Calmelet (ce qui serait la même chose que Soulange) seraient de mai à juillet 1819. Ceci pour montrer comment, même sur ce point, les Alliés étaient mal informés.

[10] J'ai essayé de résoudre ce problème dans un article spécial : Les Lettres des Souverains à Napoléon que j'ai publié dans : Autour de Sainte-Hélène, 2e série ; Paris, 1909, in-18. Je n'ai rien à reprendre à cette publication. Toutefois j'ajoute ce renseignement : tous les détails de la vente à l'empereur de Russie de ses propres lettres ne sauraient titre répétés. Mais la plupart des lettres adressées par d'autres souverains à l'Empereur out été récupérées par Napoléon III, et l'Impératrice Eugénie en a fait présent au prince Napoléon.

[11] Dans l'édition originale de Napoléon dans l'exil ou Une voix de Sainte-Hélène. Londres, Simpkin and Marshall, 1823, 2 vol. O'Meara donne le fac-simile de ce billet qu'il apporta en Europe dans la semelle de son soulier. Ce billet a cinq lignes ainsi disposées :

S'il voit ma bonne Louise

Je la prie de permettre

qu'il lui baise la

main. Napoléon,

le 25 juillet 1818.

Ce billet de cinq lignes fut vendu le 11 février 1856, à la vente du cabinet de M. C. P. B. G. avec un fragment de lettre écrite par Bertrand et signé Napoléon, en date du 5 janvier 1818, accompagné d'un certificat de Bertrand et d'un certificat du commissaire priseur qui en avait fait la vente après la mort d'O'Meara.

[12] Vente du 11 février 1856.

[13] Londres, Ridgway, 1819, 8°, traduit la même année en français sous le titre : Relation des Évènements arrivés à Sainte-Hélène postérieurement à la nomination de sir Hudson Lowe au gouvernement de cette île. Paris, Chaumerot, juillet 1819, 8°.

[14] Mémoires historiques de Napoléon. Livre IX, 1815. Londres chez sir Richard Phillips and C°. Historical Memoirs of Napoleon. Book IX. 1815. Lond. 1820, 8°. Préface de l'éditeur signée Barry O'Meara. L'édition anglaise contient de plus (p. 340 et s.) Reasons dictated to answer to the question, whether the publication entitled : The Manuscript of St-Helena printed at London in 1817 is the work of Napoleon or not ? Ce sont les notes que le général Gourgaud publiera vers 1822, comme inédites, à la suite du Manuscrit de Sainte-Hélène. Or il est remarquable que le livre publié ainsi par O'Meara, avec les armes impériales sur le titre pour en attester l'authenticité, est à la fois la réfutation de la Campagne de 1815 publiée par Gourgaud — et, en même temps, le désaveu.

[15] Combien est triste cet état moyen entre un palais et une prison, quand ce qu'il est obligé de supporter serait si peu de chose pour tout autre — mais vaine est sa plainte ; — milord présente son bill, on ne lui a rien retranché de sa nourriture et de sa boisson ; vaine est sa maladie — jamais climat ne fut plus exempt d'homicide — en douter est un crime et l'opiniâtre chirurgien qui soutenait le contraire a perdu sa place et obtenu les suffrages du monde. Œuvres de Lord Byron. Traduction de M. Amédée Pichot, Paris, 1830. Tome III, p. 407.

[16] (Au prince Joseph). Je vous prie de faire solder au Dr Stokoë 1.000 livres sterling que je lui dois. En vous envoyant ce billet, il vous donnera tous les détails que vous pouvez désirer sur moi.

Longwood, ce 21 janvier 1819.

Signé : NAPOLÉON.

Au dos :

Signé : JOHN STOKOË.

Received the sunm of the within mentioned order.

Signé : W. Holmes.

[17] Voir sur les conditions de vie de Mme Bertrand, Napoléon à Sainte-Hélène, p. 405 et suivantes.

[18] Ceci a été retrouvé sur les comptes, mais n'est peut-être pas tout. Par l'intermédiaire de Jacques Laffitte, Mme de Montholon achète, le 10 mai 1820, en son nom : VASSAL DE MONTHOLON (ALBINE-HÉLÈNE) deux titres de 5 p. 100 consolidés, l'un de 1.500 francs, n° 37.012, l'autre de 1.400 francs, n° 38.177. Elle achète le 16 mai, 2.630 francs de rente à 73,65 pour 38.739 fr. 90 et 8.500 francs de rente à 73,70 pour 125.290 francs, soit au total 11.130 francs de rente 5 p. 100 consolidé pour 164.029 fr. 90 ; elle achète, au début de 1821, des reconnaissances de liquidation au porteur qu'elle transforme au mois d'août en reconnaissances nominatives, pour une somme de 195.000 francs. Elle place donc à ce moment une somme totale d'au moins 401.769 francs.

[19] La minute de cette lettre a été publiée par les éditeurs du Journal de Gourgaud, II, 549.

[20] Elles forment une part infime de la correspondance échangée avec son mari.

[21] Comme grand aumônier.

[22] En 1809.

[23] Antommarchi était né en Corse, soit : mais il existe de lui toute lute série de documents où il se proclame le sujet du grand-duc de Toscane : le très humble serviteur et sujet de Son Altesse Impériale et Royale.

[24] Il s'est trouvé un médecin pour prodiguer ses soins aux avariés de Sainte-Hélène. Il répare les mauvais cas et prodigue des réhabilitations à ceux que j'ai justement condamnés, ceci n'importe. Il a réhabilité, croit-il, Piontkowski dans une revue qui, à la vérité, n'avait guère de lecteurs et il a passé à Antommarchi qu'il nomme Autonmarchi. C'est une découverte. Il affirme que cet Antonmarchi fut docteur : nul ne doute qu'il n'ait, pour 304 livres 2 sous, reçu un diplôme de l'Université de Pise le 13 mars 1808. Nul n'y avait mieux droit, car il l'avait pavé. Pour un diplôme de l'Université impériale, il en avait un à coup sens. Mais on n'en saurait apporter la moindre preuve. Tout en niant que Antommarchi ait jamais pris la qualité de professeur (Revue historique de la Révolution et de l'Empire, juillet-septembre 1915, p. 71) on publie soi-même, page 68, une pétition adressée par le professeur Antonmarchi, très humble serviteur et sujet de S. A. I. et R., dysecteur anatomique dans le grand hôpital royal de S. Maria Nuova à Florence... Il est admirable de relever mes fautes. Il serait préférable de ne s'y risquer qu'à bon escient. Je suis tout prêt à me corriger mais faut-il que ce soit de quelque chose. L'auteur de ce Vers Brumaire qui a obtenu un si grand succès de comique, aurait assez affaire chez lui pour ne point s'occuper de moi.

[25] 11 juillet 1821.

[26] 15 juillet 1821.

[27] Il convient de remarquer que l'on ne saurait garder aucun doute sur l'impossibilité où se trouvait François Antommarchi de rédiger les mémoires qu'on a publiés sous son nom en 1825 et dont il a signé chaque exemplaire. Il a dû fournir quelques notes à un des teinturiers aux gages de l'éditeur Barrois. On ne peut qu'être frappé de la forme de dialogue à l'Alexandre Dumas. Or Dumas fait ses débuts officiels en 1826.

[28] Les lettres du comte et de la comtesse de Montholon, publiées par M. Gonnard sont extrêmement incomplètes et presque tout ce qui est relatif aux querelles de Montholon avec les Bertrand y est osais. De plus, il n'a pas publié la cinquième partie des lettres existante. Il convient d'être en garde contre les jugements qu'a rendus ex cathedra ce jeune professeur. Ils ont été au moins influencés ; par des questions de gratitude et aussi par une rare incompréhension de l'histoire. Depuis sa thèse de doctorat : Les Origines de la Légende napoléonienne, M. Ph. Gonnard n'a rien publié.

[29] Cinq jours après que Napoléon est mort à Sainte-Hélène.