NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME XII. — 1816-1821

 

XLI. — LES INTERNÉS.

 

 

GROUPE ROMAIN

 

A Rome, les Bonaparte devraient avoir plus de liberté que partout ailleurs. Ils y sont en quelque sorte naturalisés ; le Pape les a accueillis, il leur a ouvert une terre d'asile et, avec une générosité qu'li surprend seulement ceux qui n'ont point étudié son caractère, il s'est porté leur garant devant les puissances. Mais si les Bonaparte ont pour eux le Pape, ils ont contre eux le secrétaire d'État ; s'ils- reçoivent l'hospitalité du souverain pontife, c'est sous le contrôle des ministres des quatre puissances et de l'ambassadeur du Roi Très Chrétien.

Cet ambassadeur, lorsqu'il était M. Cortois de Pressigny, ancien évêque de Saint-Malo, avait, dès avant que les ministres des puissances lui eussent consenti sur les Bonaparte un droit de surveillance, commencé contre Fesch une campagne de dénonciations : Les jacobins de tous les pays sont incorrigibles, écrivait-il le 19 août, et par conséquent les mêmes partout et, tous les jours, ceux de ce pays sont dans la jouissance. Le cardinal Fesch est arrivé avec sa sœur lundi dernier ; il habile paisiblement Rome dont il a été pendant six semaines un des principaux agitateurs ; on a peine à comprendre pourquoi il est traité moins sévèrement que le cardinal Maury qui est au château Saint-Ange, qui a eu cependant une grande et belle époque dans sa vie tandis que l'autre n'en a eu aucune qui n'appelle l'animadversion des lois.

C'était un prêtre — même un ci-devant évêque — qui écrit cela d'un prêtre, d'un archevêque, d'un cardinal.

On allait plus loin ; l'asile donné à Fesch prit, pour certains employés de l'ambassade de France, le caractère d'une bravade envers l'Europe, un commencement d'hostilité contre le roi. On surveilla tous les pas du cardinal, on épia toutes ses démarches. On triompha parce qu'il n'avait point été reçu par le cardinal doyen, parce qu'il n'avait pas  osé paraître aux obsèques du cardinal Pignatelli : Beaucoup de gens étonnés qu'il ait été revu à Rome et qu'il y jouisse de la liberté, s'étaient rassemblés aux environs de l'église pour savoir s'il s'y présenterait et s'il y serait admis. Il n'a pas paru. Mais on apprend bientôt qu'il a été reçu par le Pape et que les cardinaux ont eu ordre de lui rendre sa visite. Puis ce sont les puissances qui approuvent d'une façon authentique son séjour et celui de sa sœur à Rome.

Leur vie est à ce point enfermée et discrète, leur conduite à ce point réservée, qu'il faut bien renoncer à leur créer des embarras. Toutefois, même pour leurs intérêts, Fesch ni Madame n'ont le droit d'écrire en Corse. Le marquis de Rivière ayant, en mai 1816, accusé Madame de quelques correspondances avec la Corse, Cortois de Pressigny passe aussitôt une note au secrétaire d'État pour demander des explications et le cardinal Consalvi répond que le gouvernement pontifical  promet de ne plus accorder un asile aux membres de la famille Buonaparte si leur conduite peut désormais mériter la censure. Or, telle est la valeur des informations qui ont motivé cette démarche comminatoire que l'ambassadeur de France est obligé de reconnaître que cette correspondance est imaginaire.

On a prétendu que cette affaire avait été bien plus loin ; que, sur la plainte de l'ambassadeur accusant Madame d'entretenir en Corse des agents qui avaient dos ramifications avec la France et d'y employer des millions, le cardinal secrétaire d'État se serait rendu chez Madame. Monsieur le cardinal, lui eut-elle répondu, je n'ai pas de millions, mais veuillez dire au Pape, afin que mes paroles soient rapportées au roi Louis XVIII, que si j'étais assez heureuse pour posséder cette fortune que l'on m'attribue charitablement, ce ne serait pas à fomenter des troubles en Corse que je l'emploierais ; ce ne serait pas non plus à faire des partisans en France à mon-fils, il en a assez ; ce serait à armer une flotte qui aurait une mission spéciale, celle d'aller enlever l'Empereur de Sainte-Hélène. où la plus infâme déloyauté le retient prisonnier. Outre que ce n'est point là le ton de Madame, outre que de telles paroles, dans un tel moment, étant données les dispositions de Consalvi, eussent amené sans contredit l'expulsion dés Bonaparte il faut bien reconnaitre que nul n'eût été assez osé pour les prononcer : C'était par des formes de douceur, de réserve et de prières que Madame s'efforçait d'améliorer le sort de son fils. Elle se, conformait strictement aux règles imposées par. les Alliés et par la France. Elle terminait avec le gouvernement français, par le moyen de Rossi, la vente de son hôtel de Paris qui lui fut payé 800 et tant de mille francs et qui fut affecté à l'habitation du ministre de la Guerre. En même temps Fesch mettait de l'ordre dans ses affaires et prenait des mesures pour la défense de ses biens. Il passait à des prête-noms — en l'espèce Joseph-Antoine Multedo — tous les biens-fonds, capitaux, rentes constituées et ce qu'il possédait en Corse et les biens qu'y possédait Joseph, savoir : la villa del Casone et dépendances avec toutes les propriétés situées dans la ville d'Ajaccio depuis Saint-François jusqu'à la dite villa del Casone. Son hôtel de Paris était déjà sous le nom du libraire Rusand. Une vente simulée mit au nom de don Giovanni Torlonia, duc de Bracciano, le mobilier et les objets d'art déposés à Marseille chez un sieur Martin et même trois caisses contenant des objets d'art qui existaient dans les douanes de Paris ou d'ailleurs. Ainsi croyait-il s'être mis en garde, ayant en outre pris ses dispositions pour passer au diocèse de Lyon la maison des Chartreux à la montagne, Saint-Bruno qu'il avait destinée à une société de Prêtres missionnaires, les séminaires de l'Argentière, de Verrières et d'Alix, tous immeubles qu'il avait acquis de ses deniers. Pour acquitter une promesse faite jadis à la congrégation des dames de Pradines, il avait même donné l'ordre qu'on vendît son mobilier de Lyon et qu'on en affectât le produit au complet paiement d'un domaine où la congrégation était établie et pour l'achat duquel il avait fourni jadis les premiers fonds. Il continuait à se tenir et se considérer comme archevêque de Lyon, primat des Gaules. Au moment des bonnes fêtes, il avait, en sa qualité de cardinal, adressé à Louis XVIII la lettre d'usage. Quelles que puissent être, disait-il, les préventions du monde qui s'attacheraient à mettre en doute mes sentiments, j'en appellerai à ma foi, à ma 'conscience et à ce dieu qui confiait les replis de nos cœurs et à qui j'offre tous les jours des supplications pour Votre Majesté. Mais cette lettre où le cardinal-archevêque de Lyon employait les formes les plus respectueuses de la sujétion n'obtint pas de réponse. Le roi était déterminé à considérer le cardinal comme déchu de son siège et, pour mettre le Pape en mauvaise posture, il avait conféré, par ordonnance, l'archevêché de Lyon au neveu du cardinal de Bernis, l'ancien évêque d'Apollonie, archevêque de Damas, coadjuteur d'Albi qui s'était déclaré archevêque d'Albi, après la mort de son oncle et qui, depuis son retour d'émigration, avait vécu fort tranquillement dans ses terres. Louis XVIII, qui s'était si fort élevé contre le Concordat et contre la suppression de certains sièges, faisait bien pis en destituant de son chef et sans consulter le Pape, un archevêque régulièrement nominé, institué, sacré, en possession depuis quatorze années. Mais, moyennant le nouveau concordat qui était en négociation à Rome, il avait imaginé que le cas n'arrêterait point, que le Pape contraindrait Fesch à démissionner et qu'il expédierait les bulles à l'archevêque d'Albi. Or, d'une part, Pie VII n'était point disposé à cette violation des lois de l'Église ; il 'aimait Fesch, il ne voulait point lui infliger cette terrible offense, au moins sans que, en compensation, il eût lui-même reçu de la monarchie les avantages qu'il en attendait : car il avait réclamé dès 1814 contre la charte et contre la liberté des cultes, et il n'avait point renoncé à recouvrer Avignon et le Comtat ; d'autre part, Fesch était formellement décidé à résister.

M. de Blacas qui, depuis le mois de mai 1816 avait succédé à Cortois de Pressigny, avait formé sa résolution et était déterminé à obtenir coûte que coûte la destitution de Fesch. On avait débuté par des insinuations que le cardinal avait sèchement écartées, et les choses durèrent ainsi quelque temps. La convention que Blacas avait signée avec Consalvi le 25 août 1816 et qui, en abolissant le concordat de 1801, supprimait les Articles organiques, rétablissait, avec le concordat de Léon X, les sièges épiscopaux en même nombre qu'avant la Révolution, et autorisait la fondation d'abbayes et de congrégations, n'avait point été ratifiée pour des questions de forme ; la négociation fut aussitôt reprise et elle aboutit le 11 juin 1817 à une convention reproduisant presque intégralement, sauf l'intitulé, les dispositions de la précédente. L'article VI était ainsi conçu : La disposition de l'article précédent relatif à la conservation desdits titulaires actuels dans les archevêchés et évêchés qui existent maintenant en France, ne pourra empêcher des exceptions particulières fondées sur des causes graves et légitimes, ni que quelques-uns desdits titulaires actuels ne puissent être transférés à d'autres sièges. Il visait directement le cardinal archevêque de Lyon bien plus encore que les évêques de Cambrai, d'Avignon, d'Angoulême et de Dijon qui refusèrent leur démission et qu'on finit par laisser sur leurs sièges.

Dès la fin de juin, sans attendre une ratification qui, comme on sait, ne vint jamais, le cardinal Consalvi se rendit chez Fesch et, sous prétexte de la désunion du diocèse de Chambéry de la métropole de Lyon, lui insinua de donner sa démission. La discussion ne fut pas longue, écrit Fesch, puisque Son Éminence déclara que ce n'était qu'une idée qui se présentait à son esprit. Quinze jours plus tard, nouvelle attaque, cette fois en forme. Fesch répondit énergiquement qu'il ne pouvait pas en conscience donner sa démission et que personne ne pouvait en cela l'accuser ni de délit intérieur ni d'aucune passion humaine. N'avait-il pas en effet refusé d'accepter Ratisbonne et Paris devait quitter Lyon ? Mon Eglise de Lyon, dit-il, c'est là mon héritage ; mon calice, rien ne saurait m'en séparer... je lui serai fidèle jusqu'à mon dernier soupir. Devant cette résistance, le Conseil du roi imagina la plus étonnante procédure : Renonçant à la pratique constante de l'Église gallicane et abandonnant l'un des droits essentiels dont elle était le plus justement jalouse, il imagina que l'Église de Lyon fût administrée immédiatement par le Saint-Siège, lequel nommerait administrateur apostolique M. de Bernis ; ainsi se trouvait portée, pour une telle cause, la plus rude atteinte à la discipline. D'abord il fallut interdire au cardinal tout acte de juridiction, toute immixtion dans le gouvernement et l'administration de son église métropolitaine. Puis, le 1er Octobre, le Pape préconisa M. de Bernis administrateur apostolique. Le 2, Consalvi communiqua le bref à Fesch qui dans sa protestation en date du 9 énuméra avec vivacité ses griefs, sans éviter assez d'insister sur les questions d'argent : on lui a dit qu'on pourvoirait convenablement à sa subsistance. Or, répond-il en forme diplomatique, le soussigné répète à Votre Éminence que les ministres de Sa Majesté Très Chrétienne lui ont refusé :

1° Les traitements échus à la fin de mars 1814 ;

2° Le reste de ses traitements jusqu'en janvier 1816, époque de la loi qu'on édicta pour lui refuser les traitements de cardinal et d'archevêque et que, par conséquent, il ne sera plus porté par la suite sur les états de paiement.

Il observe qu'il réclama la protection de Sa Sainteté dans une cause aussi juste ; et pour toute réponse, il a reçu le bref susdit qui achève de le dépouiller et le met dans l'impossibilité d'avoir non seulement ce que les lois ecclésiastiques et naturelles lui allouent, indépendamment des traitements susdits du trésor public, mais lui ôte encore la possibilité de recourir à la bienfaisance de ses diocésains, comme, dans une position semblable, le cardinal de Retz et bien d'autres ont pratiqué.

Ce bref que l'ambassadeur.de France avait sollicité, sur l'ordre du Conseil du roi, en faveur de M. de Bernis, n'eut point une meilleure fortune que le nouveau concordat lui-même. En même temps que l'opinion se soulevait contre le concordat et en prohibait l'exécution, le Conseil d'État s'opposait à l'enregistrement du bref. Les choses restèrent en l'état ; les vicaires généraux de Fesch continuèrent à administrer le diocèse en son nom.

On l'avait jugé avide ; on le crut vénal. M. de Blacas vint, dit-on (à la vérité rien n'est moins sûr), lui proposer deux millions en échange de démission. On prétend que le cardinal le traita fort mal ; puis, ce fut le tour de Portalis, envoyé à Rome par Richelieu pour faire réagréer par Rome le concordat Bonaparte au lieu et place du concordat Blacas. Portalis mu moins connaissait Fesch et avait eu d'excellents rapports avec lui : il parla non plus d'acheter la démission, mais de s'entendre et d'abord.de payer l'arriéré, puis de constituer une bonne rente. Fesch demanda qu'on payât d'abord, puisqu'ainsi le gouvernement royal se reconnaissait son débiteur et on en resta là. On fit alors courir le bruit qu'un appartement était préparé au château Saint-Ange pour un hôte cardinalice, mais Fesch n'en prit point d'alarme et, avec l'appui secret du Pape, il resta ce qu'il était, refusant tout évêché suburbicaire et déclarant que même pour la tiare il ne quitterait pas Lyon. Il fallut la mort de Pie VII, l'élection de Léon XII, la nomination à l'ambassade de M. de Laval-Montmorency, la montée de cléricalisme qui signala les dernières années du règne de Louis XVIII, alors que Mme du Cayla et M. Sosthène de La Rochefoucauld avaient réconcilié le roi avec son héritier présomptif pour que l'on donnât forme à l'expédient imaginé en 1817 et rejeté alors par le ministère Decazes. Mais c'était en 1823.

Depuis cette algarade de 1817, le cardinal, disent ses biographes, se retira de plus en plus en lui-même ; il allait déjà fort peu dans le monde ; il n'y alla plus du tout. S'il ne manquait à aucun des devoirs que lui imposait son état, et s'il assistait avec une régularité exemplaire aux chapelles papales et aux congrégations et s'il recherchait les offices du Sacré Collège, il cultivait par surcroît des dévotions particulières : il ne manquait point le vendredi de prendre part aux exercices d'une confrérie dont il était président et qui se réunissait au Colisée pour y faire le chemin de croix. C'était ordinairement lui qui, les pieds nus, et revêtu de l'habit de pénitent, portait le crucifix ; les associés — hommes et femmes — suivaient en chantant des psaumes.

Il avait communiquée à sa sœur cette exaltation de dévotion qui se résolvait en mysticisme. L'union de Madame et du cardinal avait toujours été intime et autant qu'ils l'avaient pu ils avaient vécu l'un près de l'autre. Leur société se resserra encore à Rouie ou Madame, depuis 1815, avait pris gite au palais Falconieri que le cardinal avait acheté et qui, malgré ses énormes dimensions se trouva trop petit pour les trente mille tableaux de Son Éminence, ces tableaux qui peu à peu envahirent \ les trois étages, couvrirent toute la surface des murs, s'entassèrent encore dans douze pièces louées dan ? une maison du voisinage, empilés les uns contre les autres de façon qu'à peine restait-il un passage pour aller d'une porte à l'autre. Peu à peu la cour, l'entourage plutôt se réduisit. En février 1816, cette Antoinette-Françoise de Blou de Chadenac qui était, depuis 1814, daine de compagnie de Madame, la quitta et regagna la France ; la police la dirigea sur Draguignan où on l'interrogea sévèrement et, depuis lors, la pauvre fille, bien qu'elle eût assuré qu'elle n'était nullement attachée à Mme Bonaparte et qu'elle ne l'avait suivie que pour voir l'Italie, fut soumise à une étroite surveillance. Il ne resta désormais auprès de Madame que Simon Colonna di Leca, celui qui l'avait accompagnée à l'île d'Elbe. Plus tard à la vérité, Madame prit une nouvelle dame : Rosa Mellini, mais le mot darne est-il bien exact ? C'était une secrétaire et presque une servante. Quant à Fesch les prêtres lyonnais qui l'avaient suivi le quittèrent les uns après les autres et il ne resta près de lui personne de son ancien diocèse.

Au mois de mars J818, Madame se détermina à quitter le palais Falconieri, pour aller habiter au Coin du Corso et de la place de Venise, le palais Rinuccini qu'elle avait acquis à la fin de 1817, moyennant 27.000 piastres. Sortant peu de Rome, sauf pour quelques mois d'été à la Ruffinella chez Lucien, ou à Albano dans une maison que Louis avait acquise pour le bon air et plus frais qu'à Rome, obligée d'y renoncer certaines années, les États du Pape étant infestés de voleurs et d'assassins comme en Pouille et en Calabre, ne faisant, semble-t-il, en vingt ans qu'un bref voyage à Bologne — encore est-ce bien sûr ? — elle avait besoin que ses yeux fussent un peu plus distraits que dans la triste Via Giulia ; et nulle situation ne pouvait lui mieux convenir que celle du palais Rinuccini.

Mais pour s'être ainsi séparée de son frère, ce n'était point qu'ils renonçassent aux habitudes de toute leur vie. Je passe la moitié de la journée avec ma sœur, écrivait le cardinal en 1818. Tous les soirs après son dîner, il arrivait et la soirée se passait ainsi dans une intimité que rien ne venait troubler.

Le cardinal n'était point seulement pour sa sœur un directeur de conscience, il était devenu l'arbitre de sa vie. Elle n'agissait que d'accord avec lui, ne parlait que sur ses avis, et le plus souvent, pour les communications de famille c'était lui qui tenait la plume. Plus il était attaché aux pratiques de dévotion, plus Madame s'y enfonçait et si le mysticisme le prédisposa à accueillir les visionnaires, Madame était de moitié dans sa crédulité. Les rapports de famille restaient quotidiens ; corrects, assez froids, et tout d'apparat, hors de la présence du cardinal qui avait ses heures. Il était préférable qu'ils demeurassent froids, car à chaque fois qu'on les échauffait, la question d'argent se posait. La sœur et le frère faisaient alors la plus belle défense, celui-ci écrivant au nom de celle-là des lettres pathétiques, mais, tout de même, souvent Tes derniers retranchements étaient forcés. Or les réserves de Madame s'épuisaient ; chacun des enfants croyant sa fortune inépuisable, et confiant dans-la réputation qu'elle avait eue de thésauriser, tirait sur elle et il n'était point comme dans la famille pour être prodigue ; ceux même qui réglaient leurs dépenses n'en réclamaient pas moins pour leurs fantaisies. Le cardinal ne payait guère, même à ses neveux, l'argent qu'il leur avait jadis emprunté ; il ne parvenait point à liquider son mobilier qui, avec sa galerie, constituait à peu près tout son actif ; ce qu'il pouvait encore tirer d'argent liquide passait à des charités envers les Lyonnais ou à des achats de tableaux : car il avait gardé son vice ; il l'entretenait petite-. ment et il trouvait à Rome de quoi le satisfaire à bon compte, car rien n'y était plus commun que la peinture — surtout mauvaise : mais pour ceci comme pour autre chose la foi suffit.

Pauline seule eût pu — quelque temps — être admise en tiers, entre sa mère et son oncle, mais, depuis son retour à Rome, elle passait des moments cruels. De toutes ses splendeurs de jadis, aucun capital n'était resté dans ses mains. Elle faisait argent des débris de mobilier qu'on avait pu sauver : de son vermeil, son admirable vermeil qu'elle vendait 180.000 francs au duc Torlonia ; de ses fourrures qu'elle se faisait envoyer de Paris, espérant trouver à Rome des occasions favorables pour s'en défaire ; des cadres dont elle avait fait entourer les tableaux de Borghèse. Vendez, vendez le plus promptement possible et à quelque prix que ce soit, écrit-elle à son homme d'affaires de Paris. Elle était toujours extrêmement souffrante, et dans ce déluge d'affaires qui l'accablait, elle était seule. Mlle de Molo venait de la quitter pour rejoindre ses parents ; elle trouva momentanément une dame française de Florence pour rester avec elle jusqu'au moment où arriverait Ducluzel, mais Mme Ducluzel ne pouvait jouer les dames pour accompagner. Si par hasard vous rencontrez, écrivait-elle à Michelot, quelque femme de militaire, distinguée, mais malheureuse, qui fût honnête et d'une bonne éducation, ou quelque jeune orpheline, ou quelque élève d'Écouen, aimable, avec quelques talents et surtout un bon caractère et de l'honnêteté, vous pourriez me l'écrire et je prendrais les mesures nécessaires pour la faire venir : j'ai besoin de m'attacher quelqu'un qui soit libre et que sa famille ne puisse pas rappeler tôt ou tard . Sans doute, mais elle, tôt ou tard, la chassera, car elle est restée la reine des caprices et n'est-il pas lamentable que de tous ces attachements auxquels elle s'est livrée, de toutes ces femmes dont elle, s'est éprise et déprise, de tous ces amants aux adorations desquels elle s'est offerte, personne ne vienne la rejoindre, lorsqu'elle est misérable et seule. Reste Esiand, le médecin à gages c'est peu. Ses sautes de caractère, ses fantaisies, sa tyrannie, ses jalousies ont si bien écarté tout le inonde que la solitude est complète au moment des grandes épreuves.

Car, à présent, Borghèse se dévoile : le mari soumis, battu et content, qui paraissait aveugle lorsqu'il venait à Paris et qui, dans son fromage de Turin prenait des airs d'un neveu de Pape, gouverneur d'un duché d'Urbin, ce Borghèse, qui s'est étonné si fort de n'avoir point conservé sous les Bourbons ce qu'il avait acquis par les Bonaparte, aboie sur ceux-ci à pleine gorge ; par sa belle-sœur, née La Rochefoucauld, celle-là qui fut dotée par Napoléon, qui fut dame de Marie-Louise, durant que son mari était premier écuyer de l'Impératrice, il fait déclarer qu'il n'appartient à cette famille que par le nom ; il fait valoir l'excellente conduite qu'il a tenue durant les Cent-jours et dont le roi lui sait gré ; le roi ne peut pas ostensiblement le traiter comme s'il n'était pas de cette famille ; il l'autorise cependant porter en Italie le grand cordon de la Légion d'honneur. Lorsque, en 1816, Borghèse élève des réclamations au sujet de l'échange qu'il avait fait des objets d'art de sa galerie contre des Salines à présent confisquées, il ne manqua point de se poser en victime et de renier hautement l'alliance qu'il avait formée et les bienfaits qu'il avait reçus ; plus tard il fait de nouveau solliciter par sa belle-sœur l'autorisation de venir en France. Sans entrer, écrit au ministre la princesse Aldobrandini, née La Rochefoucauld, dans l'énumération complète des motifs sur lesquels je me fonde pour réclamer les bontés du roi, j'ai l'honneur simplement d'observer à Votre Excellence que, depuis l'époque où le prince Borghèse entra au service de France, sa conduite civile et militaire fut non seulement exempte de tout reproche, mais même estimée et honorée de tous ceux avec lesquels il eut quelques rapports ; que l'année 1814 le trouva fidèle aux lois du pays qu'il servait, puisqu'il s'empressa de faire reconnaître l'autorité royale dès qu'il fut informé officiellement du retour de l'auguste famille qui nous gouverne ; que, dans l'année 1815, il resta calme et étranger à l'époque du funeste événement qui ébranla toute l'Europe et que, loin d'y prendre part, il en fut plutôt victime ; qu'enfin, depuis ce moment, il n'a cessé de demander l'autorisation de revoir un pays auquel il a consacré ses plus belles années.

Rien que pour ses mérites comme grenadier à cheval et comme gouverneur général, Borghèse eût assurément mérité les bontés du roi : nul homme n'était mieux fait pour perdre une bataille et pour dégrader une administration, mais il avait cet autre mérite d'avilir Napoléon tout en conservant son cordon de la Légion d'honneur ; il avait gardé encore la Toison d'Or et la Couronne de fer et bien qu'il cid perdu la Réunion, l'Ordre de Westphalie et celui de Hollande, il n'était pas moins à tout point de vue, le mieux décoré des princes romains.

A Rome, cet homme généreux introduit une demande en nullité de mariage à laquelle Pauline réplique par une demande en séparation. Ses frères prennent activement parti pour elle et Louis qui est compétent, étant dans un cas pareil, presse la nomination de la commission qui doit prononcer. Après la grave injure qu'elle a reçue, après l'intention bien manifeste de son mari, non seulement de ne pas se raccommoder avec elle, mais encore de ne pas la recevoir chez lui, il ne reste point d'autre parti à toute femme qui a encore conservé quelque sentiment de sa dignité d'épouse. Mais sur les indications de Monsignor Cuneo, grand inquisiteur du Saint-Office, qui parait s'être institué son protecteur, Pauline, le 6 décembre, tente une démarche conciliatrice près de Borghèse et demande à reprendre la vie commune. A vrai parler, la démarche semble de pure forme. A Lucien qui l'a conseille Pauline écrit le même jour en le remerciant : Ce vilain Borghèse refuse de payer les dépenses faites ici pour lui. Qu'il est affreux d'être toujours la dupe des hommes ! Cela, dans la bouche de Paulette, semble vraiment délicat. Mais Louis approuve lui-même à condition, écrit-il, que le raccommodement se fera de bonne foi.

Borghèse, toujours à Florence, ne semble point touché. Oh ! la lettre qu'il écrit pour rappeler à Pauline tout ce qu'elle lui fit souffrir pendant les douze années de leur union. Non pas, dit-il, qu'il conserve dans son âme aucune rancune, mais parce qu'elle-même doit connaitre combien les sentiments dont sa lettre est pleine sont peu d'accord avec les sentiments qu'elle a témoignés dans le passé, par des faits, des paroles et des écrits. Ce n'est point d'avoir été trompé qu'il se plaint, c'est que Pauline lui ait manqué d'égards, c'est qu'elle ait changé le heures du diner ; c'est qu'elle ait eu des caprices c'est qu'elle soit revenue en France ; c'est que son caractère l'ait décidé à entrer au service militaire, ce qu'il ne lui pardonne pas. Çà et là lorsqu'on sait, des allusions, mais imprécises ; les scènes auxquelles il a été exposé, sans qu'il soit jamais sorti des limites de son devoir. Et puis à Paris, on l'a mal nourri, mal reçu, mal couché et on l'a fait payer comme s'il était à l'auberge ! Somme toute, il s'y prend mal et comme, à Rome, il n'est point en bonne odeur, au point qu'on l'a prié de rester à Florence ; comme, près du Pape, les Bonaparte sont en faveur et que Pauline s'est mise, par sa démarche, en posture de délaissée, c'est à son profit à elle que la sentence est rendue : elle aura la pension de 20.000 francs stipulée par son contrat, et elle la réclame pour les dix années arriérées ; elle aura son logement au palais et à la villa Borghèse ainsi qu'à la villa Tusculane , elle aura partie du mobilier et ce qu'elle a apporté ou acquis de meubles et de bijoux. Restent les bijoux du prince : Quant aux bijoux, écrit-elle, le prince demande que je nie conforme à l'usage de certaines maisons de Rome qui est de remettre entre les mains du prince ou d'une personne indiquée par lui, les bijoux de la maison pour que chaque fois que j'en ai besoin, je les demande, chose à laquelle je ne peux me soumettre. Cela fit difficulté et retarda tout : il fallut que le joaillier Devoix vint faire le partage. Mes affaires avec mon mari, écrit-elle le 23 mai 1816, sont sur le point de se terminer ; j'ai bit de grands sacrifices, mais il est impossible d'exécuter l'arrangement que je viens de faire avec lui si Devoix ne vient pas pour faire la séparation de ses bijoux d'avec les miens. Elle se proposait même d'aller à Lucques pour abréger le voyage de Devoix, mais, devant les représentations de sa famille, elle y renonça et, à la fin, après bien des scènes, des discussions qui la faisaient pleurer durant des quarante-huit heures à la file, elle obtint, le 25 juin 1816, un acte de séparation qui la mit en bonne posture.

Le mari vivant y ayant ainsi contribué, le mari mort y entra aussi pour sa part, car il n'était plus question de donner aux Leclerc quoi que ce fût de la succession dont Pauline possédait les six huitièmes en toute propriété et un huitième en usufruit. Elle comptait en tirer parti du mieux qu'elle pût d'abord en en faisant la vente simulée à son notaire Edon, puis la vente peut-être réelle à Torlonia qui devint ainsi acquéreur de tous les biens meubles et immeubles qu'elle pouvait posséder en France. Avec Laffitte, Michelot ménagea une vente simulée des arrérages échus avant 1814 et qui restaient dus par le Trésor royal ; cela ne devait rapporter du vivant de Pauline, que des espérances. Mais ce n'est point rien que d'avoir des rêves.

Pour les réalités Pauline n'était point si mal partagée qu'elle ne pût, outre un palazzino à Frascati où elle avait déjà passé une partie de l'année 1815, acquérir près de Porta-Pia la villa Sciarra, qui devint la villa Paolina ; un parc d'une vingtaine d'arpents ayant pour enceinte les antiques murailles de Rome, terminées par la tour de Bélisaire, réunissant à l'élégante variété des parcs anglais la majestueuse régularité du jardin français. Au centre, un casin d'une architecture excellente, entouré d'orangers et de citronniers. Elle s'y installa tout à l'anglaise, avec des meubles en acajou qu'elle fit fabriquer à Londres et elle entrouvrit d'abord, puis ouvrit ses salons aux étrangers, surtout aux Anglais.

C'était était une politique nouvelle, qui, cette fois, ne tenait peut-être pas exclusivement du caprice, et qui pouvait bien avoir été raisonnée. Dès le mois de décembre 1816, Metternich signalait au gouvernement anglais l'empressement avec lequel les Anglais les plus marquants du parti de l'opposition profitaient de leur séjour à Rome pour se rapprocher des membres de la famille Bonaparte. Le plus habitué était le marquis de Douglas, fils et héritier du duc de Hamilton, celui-là même qui avait été voir l'Empereur à l'île d'Elbe et qui bien avant le 31 mars, lui avait fait parvenir une lettre pour lui demander son portrait à une époque où toutes les communications étaient interrompues entre la France et la Grande-Bretagne. Napoléon, flatté de cet hommage qui lui était rendu par un ennemi, lui envoya son portrait de la main de David. Il est plus exact de dire que l'Empereur autorisa David à exécuter pour lui une répétition du polluait le représentant dans son cabinet aux Tuileries. Le marquis, qui, du vivant de son père, siégeait à la Chambre des Lords, comme baron Dulton, était destiné à réunir sur sa tête, quatorze duchés, marquisats, comtés et baronnies en Écosse, en Angleterre et en France, depuis le titre de earl of Angus qui date de 1389, jusqu'au titre de duc de Châtellerault, de 1552, de duc de Hamilton, de 1643, de duc de Brandon, de 1711 ; il était ainsi l'un des plus grands seigneurs d'Europe, mais point jeune : cinquante ans et quantité de rhumatismes ; très net en son opposition, il était de ceux pourtant auxquels les ministres n'avaient guère le moyen de refuser de menues faveurs et si Pauline agréa ses hommages, comme ceux des mitres Anglais qui sollicitaient de lui être présentés, ce n'était point sans un intérêt.

Qu'avait-elle imaginé de faire en 1817 ? On ne parle qu'à mots couverts d'un projet qu'elle, aurait conçu alors qui l'eût- menée en Autriche, à Hainburg ou aux environs et dont Caroline semble avoir été l'instigatrice. Par bonheur elle y renonça.

Au printemps de 1818, elle se disposa à partir pour Lucques par mer : un officier des troupes du Pape était chargé de la suivre et, en quelque sorte, écrit M. de Blacas, de ne pas la perdre de vue, mais le marquis de Douglas lui faisait une meilleure escorte (20 juin). Il fut, parait-il suppléé ou remplacé, durant le séjour aux eaux, par lord Kensington, lequel, avec une galanterie infinie, multipliait autour d'elle les fêtes et les bals. On comptait qu'elle reviendrait vers la fin d'août, mais la crainte qu'elle disait avoir des maladies qui régnaient à Rome, la décida à prolonger son séjour aux Bains. Pourtant à la mi-septembre la plus grande partie des Anglais qui composaient sa cour, ayant pris route pour Florence ou Naples, elle imagina de s'établir à Lucques même ; mais, après une courte audience qu'elle eut de la duchesse, où elle fut refusée, elle partit pour Livourne où l'attirait peu pourtant la présence de sa belle-sœur Hortense. De là elle gagna par mer Rome où elle arriva vers le 24 octobre. Elle paraissait bien portante, mais huit jours après son retour, elle fut attaquée par une fièvre putride gastrique, qui, pendant plus de trente jours la tint entre la vie et la mort. C'est aujourd'hui le 40e jour environ, écrit Fesch le 5 décembre ; elle est depuis huit à dix jours en convalescence, mais non pas encore en pleine convalescence... Cependant elle se lève et nous espérons qu'elle se rétablira peu à peu.

Sa santé déjà si fragile n'était-point faite pour résister à une telle secousse : il eût dû lui paraître certain qu'elle devait éviter les eaux de Lucques et les bains de nier de Livourne : elle jugea les unes aussi indispensables que les autres et lorsqu'elle revint elle était très mal. La princesse Borghèse, écrit M. de Blacas au ministre, le 4 décembre, a fait demander rendez-vous à M. le cardinal Consalvi. Cette Éminence est allée la voir et l'a trouvée dans un état de santé qui annonce un danger pour sa vie. Elle lui a dit que bientôt elle débarrasserait d'elle le prince Borghèse. En effet elle passa en 1820 un assez mauvais hiver, mais, ayant pris la bonne résolution de s'abstenir des eaux et de rester à Frascati avec Madame et le cardinal, elle se trouva mieux qu'elle n'avait été depuis longtemps. Pauline est mieux cette année-ci, écrit Madame à Julie le 24 novembre, elle se promène à pied, en voiture, elle n'est pas reconnaissable. Sa santé étant, avec sa fortune, sa préoccupation majeure — car l'amour ne venait qu'ensuite — elle ne manqua point, ayant quelque relâche de ce côté, de s'émouvoir de l'autre et de pousser Michelot son ancien intendant sur les réclamations qu'elle pouvait adresser au gouvernement. Il est vrai qu'à ce propos, ses amis anglais l'entretenaient dans des espérances bien peu réalisables.

Ainsi eût-on pu penser que dans les préoccupations de son égoïsme, elle exerçait uniquement son esprit, si les questions de famille n'y avaient tenu la grande place et si les relations qu'elle avait avec les siens, même traversées par des orages, dont les causes pour l'ordinaire paraissent étrangement futiles, n'avaient été entretenues avec une continuelle sollicitude.

***

Avec Louis, Pauline semblait être alors en intimité. Leurs situations pourtant n'avaient rien de semblable, car tandis que Louis demandait l'annulation de son mariage, Pauline résistait à une demande analogue faite par son mari ; mais Louis trouvait que tous deux combattaient pour la justice : pour quoi ils s'efforçait par tous les moyens de contrarier sa femme. Il l'avait fait avertir qu'il allait, conformément au jugement du tribunal de la Seine, lui enlever son fils aîné ; il sollicitait dès le 31 août 1815 l'autorisation du Pape pour faire venir l'enfant à Rome ; en septembre, il envoyait à Aix, son chambellan le baron de Zuit, le prendre à la mère. A peine, s'il tolérait quelques semaines le précepteur que Hortense avait eu la précaution de faire chercher à Paris : un sieur François (Jacques), âgé de quarante-neuf ans, natif de Charme-la-Côte, dans le département de la Meurthe, et il le remplaçait presque aussitôt par M. Raoul, officier du génie[1], qui ne resta guère plus longtemps, car les précepteurs ou gouverneurs se succédèrent désormais près du jeune Napoléon-Louis avec une rapidité telle que la mère ne savait même pas le nom de celui qui était en exercice.

C'était au point que la police de M. de Blacas renonçait à s'en occuper. Elle négligeait ces passants qu'elle avait d'abord soupçonnés d'être engagés pour servir de correspondants ou d'agents en France : Plusieurs jeunes professeurs appelés successivement à Rome pour l'éducation de son fils, ont été soupçonnés, dit un rapport, d'avoir conservé des rapports avec Louis Buonaparte, mais ils l'ont quitté trop mécontents de ses procédés, pour que les soupçons paraissent fondés. Après Raoul, ce fut un autre élève de l'Ecole polytechnique, Charles-Louis-Constant Camus, puis une cohue d'abbés italiens dont un Paradisi, s'incrusta, faute que, renseignements pris, ses remplaçants presque nommés consentissent à accepter le joug ; il y eut un nominé Castelain, d'Yvetot, dont la royauté fut brève ; il y eut, faisant fonction de gouverneur, l'ancien officier d'ordonnance de l'Empereur, Planat, chassé bientôt comme un laquais, et le même sort échut au colonel Armandi ; à chaque instant paraissent des noms nouveaux et s'inaugurent des méthodes nouvelles. Louis a entrepris de réformer totalement l'éducation donnée par Hortense à ses fils : éducation où le côté instruction, confié à l'abbé Bertrand, avait été sans doute, quelque peu négligé, mais où le cœur et l'esprit s'étaient développés librement. Je vous dirai franchement, écrivait plus tard Louis à la reine, que ce n'est point une éducation forte comme le siècle que je veux donner à mes enfants, mais je veux qu'ils soient avant tout honnêtes et religieux. Je sais qu'on s'est moqué de ce que je faisais pratiquer à mon fils tous les devoirs de la religion et de ce que je lui ai fait apprendre à servir la messe ; mais on aurait dû se rappeler que, lorsqu'il m'a rejoint à Rome, il m'offrait le spectacle plus risible sans doute d'un enfant de onze ans tranchant sur tout ce qu'il y a au monde de plus grave et plus respectable, traitant les prêtres de canailles et de sots. Je n'ai usé d'aucune aigreur avec mon fils, c'est mon système et mon caractère ; chacun a le sien : mais vous me rendrez la justice de dire qu'il est maintenant plus raisonnable, plus réfléchi, plus religieux. Si je n'ai pu déraciner les défauts qu'il avait contractés dès son enfance, ce n'est pas qu'il les ait contractés chez moi.

Pour parvenir à ce résultat flatteur, la vie de l'enfant devait être réglée heure par heure, ce qui n'était point mal, mais cc règlement invariable n'était point à l'abri des coups d'État, et le roi en faisait au moins un par semaine. Où il ne varie point c'est sur les règles générales qu'il entend appliquer à la vie entière : Jeudi et dimanche, fête, mais pas d'autre fête. Le jeudi il devra écrire à sa mère. Il ne sortira de sa chambre que cette lettre écrite et bien écrite.

Ne boira que du bordeaux, ni café, ni liqueurs.

Se lavera les pieds une fois par semaine, se nettoiera les ongles avec du citron, les mains avec du son, jamais de savon.

L'usage de l'eau de Cologne ou de toute autre odeur lui est interdit ; on ôtera les taches de cire de ses-habits avec du feu.

Quand il ira au théâtre, il mettra toujours sa capote avant de sortir de sa loge.

On lui fera faire des souliers larges qui servent aux deux pieds.

Se nettoiera la tête avec une éponge sèche, pas d'eau !

Son serviteur aura soin de tenir les bretelles très longues, afin qu'il se tienne droit.

Devra faire l'état de sa garde-robe et de son argent.

Devra obéir même à un ordre injuste.

Le chocolat sera tenu dans un lieu fermé. Un quart de tablette au plus par jour...

Que si l'on réalise l'effet que doivent produire sur un enfant et sur l'homme auquel cet enfant est confié, ces observations continuelles où l'on ne sait quoi admirer davantage, de la puérilité ou de la manie d'hygiène, on comprend l'exaspération profonde de l'un, la déviation rapide de l'autre. Le jeune Napoléon auquel son père ordonnait une dévotion méticuleuse, et des pratiques extérieures qui absorbaient une partie de ses journées tourna à une hypocrisie dont lui-même se vantait et, en même temps qu'il restait dans une prodigieuse ignorance pour tout ce qui était de son instruction classique, il semblait à d'autres égards beaucoup trop avancé. La reine était d'autant plus en droit de s'en préoccuper qu'elle pouvait juger son caractère et ses progrès par là fameuse lettre hebdomadaire. Par ailleurs aucune nouvelle. L'enfant était tenu à peu près en chartre privée, ne voyait que son précepteur, un peu son père, très rarement sa grand'mère, jamais ses cousins Lucien. D'ailleurs avec la famille, Hortense n'était pour ainsi dire pas en correspondance.

Pourtant les Tribunaux en donnant gain de cause à son mari, avaient disposé que, tour à tour, chacun des enfants serait confié au père et à la mère. Louis n'avait paru se soucier que de Paine, et depuis près de deux ans, il le gardait à Rome, sans s'inquiéter des droits qu'avait la mère. Il fallut une négociation diplomatique et une mission en règle pour qu'il se décidât à les admettre :

Mme Hortense de Saint-Leu, écrit le 18 octobre 1817 un agent prussien à Naples, secondée par son frère le prince Eugène Beauharnais, a envoyé M. Tascher de la Pagerie en Italie pour redemander son fils aîné, qui se trouvait près de son père à Rome. Le Pape a d'abord refusé, en conformité de l'obligation qu'il avait contractée de ne laisser sortir aucun membre de la famille Buonaparte de ses États sans le consentement des Hautes Puissances Alliées. Mais, sur une seconde réclamation pressante, il a fléchi et le jeune homme est arrivé auprès de sa mère à Augsbourg. Cet incident, ajoutait le ministre de Prusse, est une infraction au traité et attirera à la cour de Rome de fortes remontrances de la part des cours alliés. On ne commit point cette sottise et le voyage du jeune garçon ne fut pas enregistré aux protocoles de la Sainte-Alliance. Hortense fut atterrée des changements qu'elle constata chez son fils. Elle s'empressa de faire chercher à Paris un précepteur qui redressât cette nature et tirât parti de cette intelligence. Comme il était dit qu'elle devait constamment prendre le contre-pied des idées de Louis, elle engagea comme précepteur pour son fils aîné, un homme de mérite assurément, mais d'opinions tranchées, nullement catholique et républicain militant. C'était Narcisse Viellard, parisien, entré à dix-huit ans, en 1809, à l'École polytechnique, sorti en 1811 dans l'artillerie, ayant fait les campagnes de Russie, d'Allemagne et de France, démissionnaire en 1815. Il était fortement imbu de ses devoirs et portait à un si haut degré le sentiment de sa dignité morale qu'il n'hésita jamais à lui tout sacrifier. Viellard[2] accompagna le jeune prince à Rome et fut même toléré quelque temps par le roi ; il reprenait son élève à chaque fois que celui-ci revenait près de sa mère ; ceci ne se faisait point sans que l'Europe ne s'en émit, que les représentants des quatre puis-sauces n'en délibérassent et que l'on ne bâtit sur d'aussi simples voyages des romans fantaisistes. Ainsi, en 1818, Louis, qui venait à Rome de changer de résidence, ayant acheté du grand-duc de Toscane l'ancien palais de l'Académie de Franc, au coin du Corso et de la via Lata — palais Mancini, occupé par l'Académie jusqu'en 1803 et échangé alors au grand-duc contre la villa Médicis — avait d'abord pensé à aller avec Madame et le cardinal passer les mois les plus chauds à Frascati. Mais bientôt il éprouva un besoin impérieux d'aller prendre les eaux de Carlsbad. Il en adressa la demande à l'ambassadeur d'Autriche qui répondit qu'il en référerait à son gouvernement. Sur quoi il renonça et se rejeta sur les eaux de Montecatini en Toscane et sur les bains de mer de Livourne oui il pouvait aller avec un passeport du gouvernement romain que l'ambassadeur d'Autriche avait promis de viser. Rhums s'était juré de s'y opposer, mais la Russie et la Prusse consentaient et Consalvi lit observer à l'ambassadeur de France que le sieur Louis Bonaparte n'était pas soumis par les puissances alliées à la même surveillance que son frère Lucien.

Ce qui rendait ce voyage redoutable, c'est qu'un mois auparavant, M. de Blacas avait appris que le ministre d'Autriche à Munich venait d'être autorisé par sa cotir à viser les passeports bavarois que Mme de Saint-Leu (Hortense Beauharnais, épouse de Louis Buonaparte) avait obtenus pour se rendre à Livourne avec son fils, une dame de compagnie Mme de Mollenbeck, l'abbé Bertrand, une femme de chambre et quatre domestiques. — Le but avoué de ce voyage, écrivait le ministre des Affaires étrangères, est d'aller prendre les bains de mer. Un autre motif donné confidentiellement est d'envoyer il Louis Buonaparte son fils cadet. Le ministre ajoutait : On peut craindre que tous ces déplacements n'aient pas un but parfaitement innocent. Mais cette fois Blacas le rassura : Au moins ce voyage n'aurait-il pas pour résultat d'amener un rapprochement entre le sieur Louis et Mme Hortense attendu qu'il cherchait ici tous les moyens de faire casser son mariage et que la Congrégation chargée de ces matières s'en occupait en secret.

C'était là en effet la pensée qui l'occupait pardessus toutes les autres — par-dessus la correction de Marie ou les Hollandaises dont il préparait une nouvelle édition selon les corrections que lui avait suggérées François Tissot ; par-dessus la réforme du vers français sur quoi, malgré le jugement de la deuxième classe, confirmé à présent par l'Académie française, il maintenait intégralement une doctrine qu'il allait exposer en 1819 dans un traité didactique illustré d'exemples de sa façon[3].

Tout impotent était et perclus de rhumatismes, il rêvait de commencer une vie d'amour, d'obtenir l'annulation de son mariage et de passer à des noces nouvelles. C'est pourquoi il poursuivait Hortense de ses mauvais procédés, espérant lui arracher son consentement, moyennant quelques concessions qu'il lui ferait sur la garde des enfants ou l'attribution des propriétés qu'il avait en France. Ce n'était plus cette fois tin projet en l'air qu'il avait formé, sans même avoir déterminé l'objet auquel il porterait ses vœux ; il ne brûlait plus pour l'universalité des jeunes filles nées ou à naitre ; il avait dévolu son cœur à Mlle Odescalchi de la princesse de Piombino et de monsignor Odescalchi, auditeur de Rote pour l'Autriche. Elle avait seize ans et il s'était convaincu que c'était l'âge assorti à ses trente-huit années et à ses infirmités. Même, sans avoir pris l'aveu des parents de la jeune fille, il avait commencé à la Caire solliciter de recevoir des lettres pressantes, à quoi monsignor Odescalchi avait coupé en prenant les précautions nécessaires pour intercepter toute correspondance. Pour mieux éblouir Mlle Odescalchi, il avait commandé à un peintre nommé Vogel, son portrait en costume royal, l'ordre de l'Union en écharpe. Bref il était amoureux. Le 11 octobre, il forma devant le Pape la demande officielle pour l'annulation de son mariage et, tout aussitôt, il mit le monde en mouvement pour obtenir des dépositions favorables à son dessein. Briatte, l'ancien chef de son bureau topographique, reçut mission d'écrire à tous ceux qui avaient été liés avec Louis au moment de son mariage et de les tâter au sujet de leurs dispositions. S'ils répondaient, on leur envoyait le modèle d'une déclaration à faire devant notaire. M. le comte de Saint-Leu, disait Briatte, a l'intention d'en faire usage à Rome et non ailleurs et il m'a chargé de vous demander ce service en vous témoignant qu'il vous en serait très reconnaissant. En effet il s'agissait pour Dalichoux de Senegra, pour Mésangère, pour Fornier-Montcazals, pour Ducoudray, etc., etc., etc., d'affirmer sous serment des faits qu'ils savaient faux. Louis voulait établir que, au moment de son mariage et aussitôt après, il avait confié à ses amis d'alors ses chagrins, la douleur de sa position, en leur faisant connaître qu'il gémissait sous les nœuds d'un mariage forcé auquel il ne pouvait se soustraire, par suite même des motifs impérieux et de la situation toute particulière qui avaient contraint sa volonté. Après avoir transcrit un récit de la vie conjugale de Louis telle que sans doute il se la rappelait, chacun des déposants devait ajouter : J'atteste que, dès les premières confidences, M. de Saint-Leu me déclara qu'il avait été forcé à ce mariage par la crainte de l'émigration et de la persécution qui s'en serait suivie puisque sa belle-sœur était parvenue à décider son mari qui était le cher du gouvernement et le chef de la famille à vouloir impérieusement ce mariage.

Pour obtenir ces déclarations auxquelles il attachait un si grand prix, Louis n'avait rien négligé. A des hommes avec lesquels il s'était brouillé sous les plus ridicules prétextes et auxquels il avait enlevé brusquement les places qu'il leur avait données et les pensions qu'il leur avait momentanément assurées, il écrivait des lettres où il s'excusait, protestait de ses intentions, rappelait ses bienfaits, promettait toute sa reconnaissance, offrait le voyage de Rome. Puis, comme ses correspondants, refusant de se parjurer, lui adressaient, au lieu des dépositions qu'il avait prétendu leur imposer, des récits où, sans dissimuler la mésintelligence qui avait régné entre les époux, ils l'attribuaient à une humeur jalouse à laquelle ils le croyaient enclin et qui fait quelquefois voir les choses qui ne sont point ; comme ils entraient en détails sur les effets de cette jalousie que rien, s'accordaient-ils à dire, ne justifiait alors, Louis brusquement changea de ton avec eux, leur signifia que leur voyage à Rome était non seulement inutile, mais nuisible à ses intérêts. On se contenterait de les faire interroger sur articulations précises par l'ordinaire du lieu.

Ayant à peu près échoué du côté de ses anciens amis, peu portés à contresigner les-dépositions qu'il avait rédigées, Louis se tourna vers sa femme et vers les membres de sa famille. Il écrivit à Hortense le 16 septembre 1816 une lettre qui le peint tout entier. C'est l'histoire de leur vie conjugale qu'il déroule devant elle en y développant sa phrase initiale : Toute la France sait que notre mariage a été contracté malgré nous par des raisons politiques, par la ferme et irrésistible volonté de mon frère et par le peu d'espérance que votre mère avait d'avoir des enfants. Quoique beaucoup de personnes de votre connaissance et de votre société soient mortes, cependant il en existe encore qui peuvent témoigner que le consentement que nous fûmes obligés de donner n'a jamais été libre, soit de mon côté, soit du vôtre, et que nous avons été tous deux également victimes d'une injuste et fausse politique. Il remonte alors à l'année 1797 : l'amour qu'il éprouvait pour Émilie de Beauharnais (Mlle Lavallette) lui avait fait repousser les propositions de Joséphine.

Deux, trois, quatre fois il avait refusé ; enfin on parvint à l'engager : Le contrat, le mariage civil, le mariage religieux se suivirent immédiatement dans la même soirée. Je me souviens, dit-il, que pendant-la bénédiction, je vous donnai et vous reçûtes la bague d'alliance, longuement, avec effort et en tremblant ; et il ajoute : Tous ceux qui vous approchèrent et l'on peut même dire la majeure partir du public de Paris savent que nous filmes contraints à cet acte par force. L'impétueuse et irrésistible volonté de mou frère, du chef du gouvernement et de ma famille me mettait depuis longues années dans la pénible situation de devoir obéir à la fin ou bien m'expatrier et me mettre par là en état de guerre avec la France et ma famille et me ranger ainsi parmi les émigrés, ce que je craignais plus que la mort. Assurément il est dans la vérité lorsqu'il dit : Depuis lors, plus de quatorze ans se sont écoulés et nous n'avons jamais été une seule fois d'accord, mais il n'explique point comment, dans ces conditions, Hortense est devenue mère de trois fils dont il réclame la paternité. Il essaie : il n'a vécu conjugalement avec sa femme que durant trois mois et demi, en trois périodes : Pendant ces trois périodes, dit-il, quoiqu'elles aient donné naissance à trois enfants, cependant tout Paris et, on peut dire toute la France, ont pu être témoins de notre éloignement, même en présence de votre maman et de mon frère. Tels sont les motifs pour lesquels il n'a cessé, dit-il, de réclamer sa liberté entière, mais légitime, c'est-à-dire par l'autorité de l'Église. Il demande à Hortense de ne point s'y opposer ; il n'alléguera rien qui puisse hi blesser ; il conservera à ses enfants la même tendresse et les mêmes droits. L'effet de cette libération ne sera ni aussi scandaleux ni aussi pénible que la situation dans laquelle ils ont toujours été et ils sont encore l'un envers l'autre. Au contraire, la connaissance que le Saint-Siège aura de la vérité fera disparaître aux yeux du monde et de l'histoire, tout ce que l'animosité, la calomnie et l'inimitié ont pu y ajouter.

Après avoir fait pour leurs enfants tout ce qu'ils devaient, n'est-il pas temps pour lui de retrouver enfin l'indépendance légitime à laquelle tout honnête homme a droit et cette position naturelle et sure que, pour moi, dit-il, je ne puis trouver que dans la fin d'un nœud aussi malheureux que blessant pour notre repos, notre bien-être, et j'oserais dire encore notre réputation et notre conscience.

Moyennant cette adhésion, il lui promet de prendre à elle un vif intérêt et de porter des facilités au règlement des affaires d'intérêt.

Il ne semble point qu'Hortense ait répondu à cette lettre. Elle s'était portée défenderesse et, chose étonnante, elle avait avec elle, contre Louis, la 'plupart, sinon tous les membres de la famille. Caroline, à laquelle Louis avait écrit, lui avait répondu avec une telle vivacité qu'il en avait éprouvé une sorte de crise nerveuse. Il avait du se reprendre avant de répondre, par un plaidoyer où il développait toujours le même argument, mais qu'il terminait par cette déclaration : J'ai toujours, été victime, parce qu'on m'a toujours compté dans la Famille pour sot et nul, mais il est temps, à l'âge que j'ai, de songer à ma triste situation.

Repoussé par Caroline, il le fut de même par Elisa : Des événements de ce genre étant, disait-elle, de nature à donner une publicité désagréable à leurs affaires de famille, tandis qu'il était convenable pour eux, justement alors, de se faire oublier en menant une vie tranquille et retirée. Il n'avait point à compter sur Joseph absent, ni sur Lucien, avec lequel il avait en des démêlés tournés à la violence ; mais Jérôme s'offrait, peut-être parce que Caroline se refusait : Je puis t'assurer, écrivait-il, que, dès qu'on me le demandera, j'affirmerai ce qui est et ce que je sais, sans oublier qu'au conseil de famille, c'est moi (et certes, mon ami, c'était à bonnes intentions) qui me suis opposé au divorce que tu demandes avec tant d'embarras (?)

Les tracas que Louis s'était donnés, qu'il avait donnés à sa femme et à tous les siens devaient rester sans résultat par la fin de non-recevoir qu'allait lui opposer la cour pontificale. Elle avait alors en matière d'annulation et de dispense une doctrine inflexible ; elle ne se prêtait point à des complaisances qui, en affaiblissant son prestige, n'eussent point manqué de diminuer son autorité. Elle paraissait ignorer la vénalité, elle ne cédait aux influences que dans des cas presque exceptionnels : encore Napoléon, dans l'annulation du mariage de Jérôme, avait-il constaté que, aux potentats même, la curie romaine savait opposer, au moment opportun, les textes décisifs. Vers la fin de 1817, Louis paraissait, non pas certes avoir pris son parti de l'échec, mais s'être incliné, pour le moment, devant l'autorité pontificale. Cela résulte des termes de sa réconciliation avec Caroline qui lui écrit le 30 juillet 1817 : Je suis bien heureuse d'avoir recouvré toute votre amitié et de voir que vous me rendez la justice qui m'est due. Croyez que la vérité seule m'a fait agir et que-jamais aucun intérêt ne pourra me la faire retirer.

Ce n'était pas au moins qu'il eût désarmé vis-à-vis de sa femme, ni en rien changé de sentiments vis-à-vis d'elle. Sa passion vieille de vingt années pour Émilie Lavallette semblait s'être réveillée à la suite de l'acte d'admirable courage par lequel elle s'était immortalisée. Mélancolique depuis son enfance si traversée où, après s'être employée à sauver sa mère de l'échafaud avec une constance et un dévouement au-dessus de son âge, elle avait dû assister à ce dégradant mariage avec un nègre et partir de la maison maternelle pour être adjointe en parente pauvre à la naissante fortune de sa cousine Hortense, Émilie, tout en repoussant avec hauteur, après son mariage avec Lavallette, les hommages de Louis, n'en avait pas moins été sensible aux sentiments qu'il lui avait exprimés, et, lorsque sa pauvre tète commença à se troubler tout à fait, elle ne manqua point de recourir à lui ; elle lui écrivit pour réclamer son appui contre les persécutions qu'elle croyait subir. Aussitôt Louis, contraignant à une écriture lisible sa main infirme, lui répondit une lettre pleine de tendresse et d'enthousiasme : Je suis fier, lui disait-il, de la prédilection que j'ai toujours eue pour vous depuis l'enfance. Mon cœur ne s'était donc pas trompé dans son choix, me suis-je dit. Si elle a tant fait par devoir et par amitié, que n'eût-elle pas fait, que n'eût-elle pas été pour l'objet d'un sentiment plus fort ? Voilà les sentiments de mon cœur, ma chère cousine, que ne puis-je vous les prouver par des faits ? L'on ne vieillit pas, me dites-vous un jour et vous entendiez parler de l'estime et de l'amitié véritables. Oui, sans doute, un attachement véritable ne vieillit pas et si je puis jamais me trouver près de vous, je mettrai tous mes soins à vous prouver ces sentiments ; mais je suis ici comme vous pour être malheureux. Trouverai-je jamais l'amie qui me parle du cœur ?

Le réveil de cette ancienne passion aussi bien que l'échec de ses instances pour l'annulation l'induisirent à reprendre contre sa lemme une guerre d'autant moins généreuse qu'Hortense se trouvait sans défense. Par combien de lettres et de déclarations n'avait-il pas affirmé qu'il donnait à Hortense les biens qu'il possédait en France ! Il ne pouvait avoir besoin de l'argent qu'ils représentaient puisqu'il venait d'acheter à Civita-Nova, moyennant 120.000 piastres (642.000 francs) partie des biens que le prince Eugène avait reçus dans les Marches de la munificence de l'Empereur.

Mais il savait que, sinon à l'hôtel de la rue Cerutti, du moins à la terre de Saint-Leu, la reine tenait infiniment. Par un acte en date du 4 septembre 1815, la propriété de l'hôtel avait été passée, moyennant le prix fictif de 100.000 piastres romaines faisant au cours 535.000 francs, sous le nom de Jean Torlonia, duc de Bracciano, et Louis n'avait excepté de la vente que les meubles et tableaux appartenant à la reine Hortense. Mais cette vente était fictive et réservait les droits des parties ; le 2 juin 1818, il vendit l'hôtel à un banquier suédois nommé Hagerman, moyennant, outre les charges, le prix principal de trois cent mille francs. Cet hôtel avait coûté, en l'an XII, au moins 484.000 francs de prix principal, ayant -été payé par la maison de la rue Chantereine achetée de Signons 184.000 francs et d'une soulte de 300.000 francs. Louis ne réalisa que l'année suivante la vente plus désastreuse encore de la terre de Saint-Leu, achetée 464.000 francs, accrue de 10 hectares (passée de 69 hectares 49 ares 42 centiares à 79 hectares 50 ares) ; il avait restauré et considérablement agrandi le château ; il avait fait dans le parc des mouvements de terrain qui avaient coûté des sommes immenses, et il vendit le tout, le 14 juin 1819, moyennant 250.000 francs, soit 214.000 francs de moins que le prix d'origine, à Louis-Henri-Joseph de Bourbon-Condé, duc de Bourbon. Là dix années plus tard, s'accomplit, par les mains d'une fille à matelots, le crime qui devait assurer au duc d'Aumale un état presque royal en même temps qu'à Sophie Dawes, baronne de Feuchères, une fortune princière.

Pourquoi cette étrange précipitation ? Comment Louis qui connaît l'attachement d'Hortense pour Saint-Leu en a-t-il disposé sans la consulter ? Bien mieux, il prétend la rendre responsable de cette déplorable vente. Je me dispense, lui écrit-il, le 15 juillet 1819, de répondre à ce que vous appelez votre pauvreté à laquelle je ne puis croire. Ce serait à s'indigner si vous n'aviez deux cents louis à votre disposition pour faire le voyage  d'Italie. Qui veut trop prouver ne prouve rien ou prouve le contraire. Ce n'est pas ma faute non plus si les gens d'affaires nous ont grugés. J'ai fini par faire tout ce que votre agent, le fameux Rey, a voulu et le résultat a été pour moi que j'ai cédé mes biens patrimoniaux dont j'avais été privé injustement depuis 1810 pour la moitié de leur valeur, ce que je n'aurais jamais accepté sauf la nécessité de céder à mes enfants.

Que, par une étrange ignorance des mots, il appelât biens patrimoniaux les biens qu'il avait achetés avec l'argent fourni par l'Empereur, il n'importe, mais l'on ne comprend pas comment il a été contraint par l'homme d'affaires d'Hortense de vendre son hôtel et sa terre alors qu'il avait l'année précédente assez d'argent disponible pour acheter d'aussi belles terres dans les Marches. Il faut de toute nécessité, écrivait-il dans la même lettre, que l'un de nous ne soit pas sincère ; cependant je proteste à la face du ciel qui me voit et qui m'entend, que je fus toujours sincère. Assurément il le croit ; mais l'extraordinaire mobilité de ses idées contradictoires, si nuisible à ses intérêts, si insupportable pour quiconque l'approche, ne trouve de fixité que s'il s'agit d'Hortense ; elle devient la cause de tous les malheurs, de toutes les ruines, de toutes les fautes. Elle est le mauvais génie, et ce fut assez qu'il la trouvât sur son chemin pour que sa vie entière en lût gâtée. Mais à la haine qu'il éprouve contre elle, il joint une autre haine, contre son frère ; si Hortense lui a fait manquer sa vie privée, Napoléon lui a fait manquer sa carrière politique. D'ailleurs Napoléon l'a marié et c'est assez pour qu'il le déteste : il travaille à le lui prouver. Lorsque son Traité de la versification aura vu le jour, il érigera en trois volumes un monument à ses trois années de règne. Sa gloire y est intéressée, peut-être son ambition, certainement sa haine. Mais, pour cette cause et aussi parce qu'étant mélancolique, malade et occupé de mille niaiseries, il ne donne aux ambassadeurs des Alliés aucun motif d'inquiétude ; on s'accorde à le laisser fort tranquille, à l'autoriser aux cures les plus diverses dans les stations d'Autriche et de Toscane, à déclarer même que son extrême réserve et le respect qu'en toute occasion il a témoigné au roi Louis XVIII lui méritent des égards particuliers. Ainsi fallait-il les mériter.

Plus il allait pourtant, plus s'accentuait en même temps que l'irritabilité, la variabilité de son-caractère. Il n'y a rien de constant en lui que son inconstance, écrivait le précepteur de son fils. De plus une disposition à ne voir dans ceux qui l'entourent que des sots ou des fripons et l'on prendra quelque idée de l'agrément qu'on éprouve dans sa société.

Le degré d'inconscience où l'a porté son égoïsme et la confiance qu'il a dans son génie éclatent à tous les yeux, sauf aux siens, dans le livre qu'il publie en 1820, à Londres, puis à Paris et qu'il intitule : Documents historiques et réflexions sur le gouvernement de la Hollande par Louis Bonaparte, ex-roi de Hollande[4]. A coup sûr s'est-il proposé d'abord son apologie et ensuite la détraction contre son frère, aussi a-t-il soin de dire dans l'Avertissement : Le public en Angleterre n'est pas entièrement étranger au caractère de l'auteur. La douceur paternelle qui a influé sur son gouvernement en Hollande ; son intégrité, sa probité et sa bonne foi sont généralement reconnues. Ces vertus n'étaient nullement d'accord avec la politique de son frère, ambitieux et moins scrupuleux, et ont amené la dissolution des liens qui ne pouvaient subsister entre des caractères si opposés. Il a voulu offrir à ses contemporains et à la postérité, le compte rendu de son administration, l'histoire de son règne. Puisse, dit-il, le récit qu'on va lire prouver aux Hollandais, à ceux de ses compatriotes qui l'ont connu, à l'Empereur Napoléon dans son inconcevable prison et aux souverains avec lesquels il fut en relation, que tels ont été réellement les mobiles de sa conduite publique et privée, qu'il fut toujours digne de leur estime et de celle des gens de bien ; que rien n'est moins mérité et plus injuste que la surveillance et l'espèce de méfiance odieuse dont on entoure un homme vieilli avant le temps, assez éprouvé par une vie remplie de traverses et de malheurs, que le rang et la fortune n'ont servi qu'à lui faire mieux sentir et dont aucune crainte, aucune vicissitude, aucun intérêt n'ont pu changer les sentiments. Ainsi apparaissent les délires caractéristiques : ambition, persécution et cet homme dont les idées tournent à tout vent n'a pour objectif que de se prévaloir de leur fixité. C'est là un troisième délire non moins intéressant.

Dans le corps de l'ouvrage, Louis présente, avec. une indiscutable sincérité, ses actes et ses intentions ; mais ; du côté où il se place, il se trouve naturellement opposé à Napoléon. Plus il entend se justifier, plus il accuse son frère. D'ailleurs il ne lui doit rien : pour recommander sa vie antérieure à 1806, il évoque des hauts faits qui auraient certainement passé inaperçus s'il n'avait pris soin d'en imprimer le récit. Puis il allègue l'enthousiasme que témoignèrent à sa vue les députés de la Hollande, venant lui offrir une couronne qu'il ne pouvait refuser, car la jalousie de l'Empereur contraignait ses frères à s'éloigner de France. Tout est ainsi tourné, tout est de haine et d'envie ; son impuissance à vouloir et à agir s'exaspère devant la volonté et l'action. Surtout s'agit-il d'une comparaison qu'il établit constamment entre son frère et lui-même. Sans doute son frère a du génie dans le militaire ; mais il a, lui, des vertus civiques qui priment toutes les autres. D'ailleurs, il s'est convaincu que sa vie entière a été un sacrifice long et pénible à ses devoirs et à ses sentiments de Français et de frère, et non seulement, dira-t-il, les amis de la France et de son frère ne lui en tiennent aucun compte, mais ils semblent vouloir le punir d'avoir tout sacrifié à ces devoirs et à ces sentiments de Français et de frère. Il y a un degré où l'inconscient cesse d'être responsable, surtout lorsque cette inconscience est consécutive à un état pathologique dont l'aggravation progressive influe plus encore sur le moral que sur le physique. Mais ce qui paraît à présent fort simple, ne le semblait point il y a un siècle, et l'on n'estimait point que le mal contracté par Louis pût avoir une action sur le caractère, moins encore justifier l'internement, qui seul eût mis ses proches à l'abri de ses colères et de ses injures.

Si contre l'Empereur, persécuteur principal, il publie ce pamphlet en trois volumes, qu'il aggravera bien plutôt qu'il ne l'atténuera par ses publications postérieures — Réponse à Sir Walter Scott sur son Histoire de Napoléon, Paris, 1828, 8°. — Observations sur l'histoire de Napoléon par M. de Norvins, Paris, 1833, 8° —, il n'est pas moins irrité contre les autres membres de la Famille. On n'a point la lettre à laquelle répond Fesch, de chez Madame, le 24 septembre 182e, cette lettre dont Fesch est affligé au point de perdre le sommeil et dont Madame a pleuré, mais il est permis de juger quel en était le ton par celle-ci un peu postérieure : Il n'y a pas de jours que Votre Éminence n'ait quelque injure à me faire et soit qu'elle ait trop fréquenté les personnes sans éducation... soit que nous ayons le malheur de la voir trop peu de temps après son diner et l'usage de son excellent vin de Corse, elle ne répond à de bons procédés que par des outrages et par un ton que l'on ne retrouverait que parmi les Suisses et les crocheteurs... J'oublie dès ce moment que j'avais un oncle du nom de Fesch...

Voilà pour l'oncle ; mais voici pour le frère et c'est la conclusion d'une longue lettre d'injures : J'oublierai de grand cœur qu'il y a un Lucien au monde : pourrez-vous oublier que vous fûtes l'auteur d'un libelle infâme[5] envers un frère qui poussa la longanimité pour vous jusqu'à l'excès pendant six ans : toute relation est finie entre nous. La patience a des limites et elles sont franchies.

De fait, on ne saurait dire avec quel membre de sa famille il n'est point brouillé, mais il en a pris son parti et il écrit à propos de la mort d'Elisa : J'ai éprouvé tant de traverses, je suis résigné à l'isolement et à la souffrance depuis si longtemps que je m'étonne moi-même de mon sang-froid et de n'en être pas plus ébranlé.

***

Il n'en était pas de même de Lucien lequel, à la vérité, prêtait davantage à la critique et se trouvait, même au point de vue légal, dans une position toute différente. Sa conduite durant les Cent-jours, — inexplicable dès qu'on en ignorait les mobiles, — la haute intelligence qu'on lui prêtait, les relations qu'on lui supposait avec quelques Français qui eussent pu marquer une opposition au gouvernement royal, en faisaient un personnage redoutable et c'était sur lui qu'était dirigé d'une façon aiguë le regard des ministres étrangers — surtout du Français : c'était d'ailleurs sous leur surveillance qu'il était placé et cette surveillance il l'avait acceptée, même provoquée, pour sortir de la citadelle de Turin. Il aurait donc eu mauvaise grâce à s'en plaindre, si la logique avait réglé sa conduite.

A la vérité, cette surveillance était effective et gênante. Le cardinal secrétaire d'État était disposé à l'indulgence, mais il se trouvait paralysé dans ses, bonnes intentions et, s'il eût concédé à Lucien de résider en quelque partie à son choix des États romains, la condition de la surveillance, ajoutée à celle du domicile, exigeait qu'il ne pût pas s'éloigner de Rome, même temporairement, sans le consentement de MM. les plénipotentiaires.

Or MM. les plénipotentiaires, avant même que Lucien arrivât à Rome, étaient fort mal disposés pour lui : Je demande à Votre Altesse, écrivait Cortois de Pressigny à Talleyrand, la permission de lui faire observer que toutes les menées de la dernière conspiration ont été tramées à Rome même par M. Lucien. Et ailleurs : Cette famille a beaucoup de partisans ici dans la nombreuse classe des frères et amis. Ils se consolent de ce qu'il se fait moins de mal par l'espoir qu'il s'en fera ; ils entretiennent avec grand soin l'opinion que Napoléon reviendra et sera soutenu ; ils n'ont pas oublié que, depuis trente ans, la peur a produit plus de succès que le courage et les talents ; il est malheureusement vrai que la terreur comme la calomnie manquent rarement leur but et ne le manquent jamais entièrement.

M. Cortois de Pressigny savait fort bien user de la calomnie. Il racontait que Mine Lucien était accouchée quelques jours avant l'arrivée de son mari. Le cardinal Fesch, écrivait-il le 25 septembre, a été en grand appareil au baptême de cet enfant qui s'est fait comme pour les princes dans la maison paternelle. On dit que le cardinal contre l'avis de la mère a voulu qu'on lui donnât le nom de Napoléon. Comment eût-on baptisé le 25 septembre cet enfant qui naquit seulement le II octobre et qui fut prénommé Pierre[6] ?

M. de Pressigny prend l'alarme parce que Lucien désire exprimer ses remerciements à M. de Humboldt et à M. de Metternich pour la part qu'ils ont prise à sa libération. Il accueille avec joie la communication du marquis Piscaldo, nommé ministre des Deux-Siciles, qui est officiellement chargé de se plaindre de l'asile donné à plusieurs individus de la famille Bonaparte et qui doit avertir le gouvernement pontifical que le séjour de cette famille ennemie dans une grande ville si voisine du royaume de Naples pourrait provoquer des mesures qui nuiraient au bien-être et au commerce de l'État romain. Le ministre des Deux-Siciles devra s'entendre avec le ministre d'Espagne, vu que le roi son maître espère que les autres branches de la Maison de Bourbon s'uniront à lui pour éloigner la famille Bonaparte.

Le ministre d'Autriche, de son côté, passe une note au cardinal secrétaire d'État pour réclamer des mesures efficaces contre Lucien : Consalvi répond que M. Lucien a été averti que tous ses biens seraient saisis s'il faisait des dispositions pour s'échapper ; que le gouverneur de Rome avait reçu l'ordre de veiller particulièrement sur lui et de rendre compte 'fréquemment de sa surveillance. Mais sur ces deux points, M. de Pressigny est sceptique. Chacun sait, écrit-il, aussi bien que moi que Lucien a plus de dettes que de biens ; la menace est donc illusoire. Quant à la surveillance, on s'amusait à dire qu'elle était faite par un mendiant cul-de-jatte établi dans la rue sur laquelle ouvrait une des portes du palais.

Lucien avait-il, comme on a dit, tenté de se réconcilier avec le Pape ? La preuve qu'il n'avait point à se réconcilier, c'est que Pie VII lui avait donné asile ; toutefois, il ne lui avait point rendu l'entière faveur de jadis. M'avete ingannato, lui avait-il dit. Lucien avait eu beau protester que les intérêts de la Religion et de Sa Sainteté en particulier, n'avaient pas été étrangers aux vues qui l'avaient rappelé en France, le Pape ne s'était pas laissé convaincre. Alors Lucien aurait dit : J'étais persuadé que les efforts que mon frère allait faire pour ressaisir le pouvoir, en donnant un grand élan à l'esprit national, n'auraient pour résultat Glue le triomphe des principes républicains dont je ne dissimule pas que j'ai été toujours l'ardent zélateur. J'avais droit de me considérer comme un des premiers membres du futur gouvernement démocratique et convaincu que l'austérité des mœurs si conforme aux préceptes du Christ et dont Votre Sainteté donne aujourd'hui un si noble exemple sur le trône de Saint-Pierre est la base la plus solide de l'égalité politique, j'aurais certainement employé toute mon influence à replacer la France sous l'empire des idées religieuses. Dans la bouche du prince de Canino, étant donnés les motifs réels de son voyage à Paris, ce discours n'eût point manqué de piquant, mais si éloquent fût-il, il n'aurait point converti Pie VII — et il eût fallu en effet que sa crédulité passât les limites.

Lucien s'était donc retiré sur les hauteurs. Il délaissait la poésie pour se consacrer tout entier à l'astronomie, et d'un belvédère sur le toit de son palais, il regardait les astres. De plus, alors qu'on faisait courir toutes sortes de bruits, qu'il allait partir, qu'il avait demandé asile en Autriche, qu'il craignait d'être empoisonné, que le ministre de Naples avait renouvelé ses démarches et que c'était là une de ces machinations dont la cour de Vienne avait seule le secret, Lucien n'était guère occupé qu'à marier sa fille aînée Charlotte : celle-ci avait accompagné sa belle-mère de Londres à Rome, tandis que Mme Lucien, lors de son départ d'Angleterre, y avait laissé la seconde fille de Christine Boyer : Christine-Egypta qui semblait peu dans ses bonnes grâces.

Charlotte, c'était celle que l'Empereur avait appelée à sa cour et qu'il avait dû en renvoyer à cause de son ton de critique et de son esprit de rébellion. Quelles fortunes elle avait côtoyées, quels trônes elle avait pu espérer ! Jolie, non, mais intéressante et curieuse. A présent, l'établissement qu'on lui ménageait n'était pas à dédaigner, car la famille où elle allait entrer était une des premières de Rome. Dès le 4 novembre, Cortois de Pressigny écrit : On dit publiquement que le prince Mario Gabrielli épouse une fille de M. Lucien de son premier mariage ; on ajoute que le cardinal Gabrielli a hautement témoigné être mécontent de cette affaire. Elle a vingt ans passés, le mari trente-deus ; grand état, grande fortune, grand nom ; elle rien. Le mariage a lieu le 27 décembre[7].

Christine-Egypta n'y assiste pas, De Londres où l'a laissée la princesse de Canino, elle est revenue à Paris seulement à la fin de juin 1815 sous la conduite de sa cousine, Mme Garnon. Son père ne l'a point emmenée : Bien mieux, Madame et le cardinal, qui parlent plus tard, la laissent à Paris, 39, rue du Faubourg-Poissonnière. En décembre, on envoie de Marseille pour la chercher et la conduire à Rome, son oncle André Boyer qui est officiellement receveur central de l'octroi de Marseille. Bayer obtient à la préfecture de police un passeport où sa nièce est désignée sous le nom de Christine Dragoncelli. Il n'arrive à Rome avec elle qu'à la fin de janvier 1816.

Ce mariage n'a point fait taire les nouvellistes au premier rang desquels s'est placé Artaud, secrétaire de l'ambassade de France, d'autant plus empressé à signaler son zèle qu'il a été plus favorisé par l'Empire. C'est lui qui a récolté, s'il ne l'a point semé, le bruit que Lucien est fort empressé de partir et Pressigny s'en empare pour le commenter : Il parait avoir désiré venir ici ; il paraît maintenant vouloir s'en aller ; on ne sait pas où il va ; il marie une de ses filles à un prince romain ; on dit que c'est un planton qu'il laisse ici, et les dénonciations de pleuvoir. Elles annoncent et préparent un coup de théâtre : Le 6 février, lord Burghersh, ministre d'Angleterre à Florence, annonce à son gouvernement et à l'ambassade de Paris que M. Fossombroni vient de recevoir l'avis positif que Lucien a quitté Rome le 3. Il s'est fait conduire avec ses chevaux jusqu'à la seconde poste et a pris la route d'Ancône. Il va sans doute à Civita-Vecchia, ayant eu plusieurs conférences avec M. Fox, consul des Etats-Unis dans cette ville. Sans nul doute, il se rend à Marseille où l'attend le Hope, capitaine Gardner. Le 19, la nouvelle arrive au chevalier Stuart, ambassadeur à Paris ; il la transmet aussitôt au duc de Richemont lequel la communique le 20 au comte Decazes,  ministre de la Police. Et M. le comte Decazes expédie aux préfets des Bouches-du-Rhône, de l'Isère, de la Drôme, du Rhône cette dépêche télégraphique : Si Lucien parait dans votre département, il devra être immédiatement arrêté, jugé conformément à l'article 8 de la loi du 12 janvier  dernier et exécuté dans les vingt-quatre heures. Comme la conspiration est flagrante, il convient de prendre ses précautions. Si le colonel Duchand n'était point parti pour l'Italie comme il s'y disposait, écrit M. Decazes au préfet de l'Isère, le plus sûr serait de le mettre en arrestation, ses liaisons intimes avec l'une des sœurs de Buonaparte motiveraient suffisamment cette mesure de précaution. Le préfet du Rhône, M. de Chabrol — l'ancien préfet du département de la Méditerranée qui a fait passer aux départements du Midi la dépêche télégraphique — est encore plus catégorique : Avec le caractère connu et prononcé de Lucien, écrit-il, il est évident que, s'il vient en France, il y vient avec l'espoir de profiter de cette agitation générale des esprits ou de cette influence des époques qui, dans les maladies morales des peuples, sont accoutumées à jouer un si grand rôle pour produire un grand mouvement. Il y serait peut-être plus dangereux que Napoléon lui-même parce que c'est sur lui que se fondent toutes les espérances du parti républicain, le seul qui serait véritablement à craindre.

A Besançon, le lieutenant général de Coutard, mis en garde par le maréchal de camp commandant le département de l'Ain, fait une revue rapide de ses moyens offensifs et défensifs, approvisionne la citadelle et y loge cent hommes dont il croit pouvoir répondre. Le préfet, le comte de Scey, presse l'organisation de la garde nationale, se procure dix mille cartouches et réclame la mise en action immédiate de la Cour prévôtale.

Ainsi les pelotons d'exécution sont commandés, l'armée est sur pied et, si Lucien se risque, il est mort.

Mais de Marseille, le 24, on annonce qu'on n'a rien vu venir, et que rien n'est préparé. De même, de Montélimar, de Grenoble, de Lyon, rien, nulle part ! On va aux informations, et le 29 février on apprend que le Hope, brick américain, capitaine Gardner, est parti le 1er janvier pour Philadelphie, expédié par M. Clapier : Lucien n'a point bougé de Rome.

Avec quelle ardeur, on prend revanche de cette déception quand le 4 mars, devant Saint-Tropez, se présente la felouque Les Bons Amis, venant de Livourne et portant, entre autres passagers, André Boyer, arrivant de Rome où il a conduit sa nièce Christine. Comme Lucien Buonaparte a souvent voyagé sous le nom de son beau-frère Boyer, écrit le préfet du Var au ministre, j'ai fait partir un officier de gendarmerie pour Saint-Tropez avec quatre gendarmes. Arrestation des passagers, visite de leurs papiers, interrogatoire rigoureux et malheur à Lucien s'il est reconnu sous le nom de Boyer ! Du même coup, Mme de Blou de Chadenac, qui, ayant quitté Madame mère, a cru trouver pour le voyage un protecteur en Boyer, est comprise dans ces mesures de haute police et, par tous les moyens, l'on s'efforce de tirer d'elle quelque mot qui compromette la maison d'où elle sort. Mais elle ne dit rien qui vaille et bien que, sur ce bruit qui a couru du départ de Lucien, il se produise encore des dénonciations tardives, qu'on prétende par exemple que le prince de Canino a paru en Suisse et que M. de Watteville, directeur de police à Berne, qui ne perd point une occasion de nuire aux Bonaparte, en fasse l'objet d'un rapport, la police française avertie se montre moins crédule et s'en tient à ce qu'elle apprend de Rome.

Et c'est que Lucien a presque renoncé a aller dans le monde, qu'il vit le pins ordinairement à la Ruffinella, sa propriété de Tusculum, qu'il y reçoit infiniment d'Anglais, qu'il s'entoure d'une sorte de cour que lui font des Corses, et qu'en l'ait de Français continentaux il n'a près de lui que M. de Chatillon, M. Defrance et M. Devins. La princesse de Canino, malgré ses grossesses réitérées, — car étant accouchée le 11 octobre 1815, de son fils Pierre, elle mettra au monde le 31 octobre 1816 son fils Antoine[8], et elle aura encore en 1818, le 10 octobre, une fille, Marie, et en 1823 une fille Constance[9], — se montre seule en public, affecte beaucoup de gaieté et d'indifférence et jouit de sa position nouvelle comme si sa ruine n'était pas accomplie et qu'elle ne mit point quel abîme elle côtoyait.

Après ces traverses du début, l'année 1816 s'était écoulée tranquillement. Il n'en devait point être de même de l'année 1817 et pourtant nul n'ont pu moire d'abord que Lucien eût formé des projets qui allaient pour longtemps agiter toute la diplomatie européenne. Le 18 janvier, il écrit à Elisa pour lui donner des nouvelles de Joseph, très content de son établissement aux Etats-Unis et désirant seulement que sa femme et ses filles vinssent l'y retrouver. Joseph insiste beaucoup, dit Lucien, sur le bien-être que nous éprouverions tous en allant le rejoindre et il me charge de vous faire part de son opinion. Mais quant il lui il se trouve trop bien à Rome pour en sortir. Tranquillité et bonheur domestique, dit-il, tout le reste est du bruit.

Cependant son projet est formé et dès lors il parait déterminé à passer les-mers, et à s'établir en Amérique. La nouvelle s'est répandue à Rome de son prochain départ et le conte de Blacas, le nouvel ambassadeur de France, s'est empressé de la saisir et de passer une note en forme au cardinal secrétaire d'État. Consalvi a répondu que, bien que Sa Sainteté n'eût en rien lieu de croire que le prince de Canino fût pour manquer à l'engagement qu'il avait pris de ne point sortir de l'État pontifical, les ordres les plus sévères avaient été donnés pour l'arrêter aux frontières et y prendre toutes sortes de précautions.

Que Lucien, déjà las d'être sédentaire, eût la prétention de partir, il n'y avait pourtant pas à en douter. Mais il voulait partir ostensiblement et d'ailleurs avec esprit de retour, car il n'admettait déjà plus que l'Europe intervînt dans seps fantaisies, ses villégiatures et ses voyages. Aussi avait-il demandé au gouvernement pontifical des passeports pour conduire son fils Charles à son oncle Joseph aux États-Unis où des intérêts personnels exigeaient sa présence et pour revenir ensuite dans les États de Sa Sainteté. Metternich ; qui reçut cette demande par l'intermédiaire du comte Appony, la transmit au baron de Vincent, ambassadeur d'Autriche à Paris, pour qu'elle fût présentée à la conférence des quatre. Il s'agira, disait-il, de décider : 1° si on veut consentir au voyage du père et du fils ; 2° si on se bornera à permettre à Lucien d'envoyer son fils Charles aux États-Unis, en lui refusant des passeports pour l'accompagner lui-même ; 3° s'il ne serait pas plus sage de leur refuser à l'un et à l'autre la permission qu'ils sollicitent.

L'ambassadeur de France à Rome, dès qu'il a connu officiellement la nouvelle, a pris feu, et il a provoqué, de la part de ses collègues de Russie, d'Autriche et de Prusse, une note collective en réponse à celle où le secrétaire d'État annonçait les précautions prises pour empêcher Lucien de quitter clandestinement les États pontificaux. Mais il ne trouve point que cette note soit assez forte. Elle annonce seulement des soupçons. Blacas tient une certitude. Donc, il donne de son chef, au commandant du stationnaire français le Momus ordre de surveiller tous-les bâtiments sur lesquels le sieur Lucien pourrait s'embarquer et de retenir celui où on le trouverait, quel qu'en fût le pavillon. Il ne s'associe point à la note collective russe-autrichienne-prussienne. Il en rédige une particulière pour réclamer qu'on prenne, à Rome même, des mesures restrictives afin de ne point laisser évader un homme qui ne cache plus ses relations avec l'Amérique où sa présence peut être très dangereuse. — La conduite du sieur Lucien Buonaparte est connue, ajoute-t-il, et ses rapports, ses propos, ses démarches et ses projets ne laissent point de doutes sur des intentions qui doivent faire redoubler de précautions contre lui et contre toute une famille dont la funeste existence a causé tant de maux à l'Europe. En même temps, sur les insinuations de Blacas, le ministre d'Espagne adresse à la secrétairerie d'État une note très énergique, comme le plus intéressé à empêcher l'apparition d'un individu aussi dangereux en Amérique. Le ministre de Naples interprétant, dit le comte Appony, les sentiments de haine et d'inimitié dirigés par sa cour contre tous ceux qui appartiennent à la famille Bonaparte, ne cesse d'obséder le cardinal Consalvi des sujets d'alarmes auxquels la demande de Lucien doit donner lieu. La cour de Naples s'adresse directement à Pétersbourg pour demander que Lucien et Pauline soient éloignés de Rome et, s'il est possible, d'Italie.

Il n'était pas besoin de tous ce tracas : le 2 mars, la conférence des quatre a adressé au ministre des Affaires étrangères de France une note pour connaître les vues et les convenances de Sa Majesté Très Chrétienne et lui proposer les trois questions libellées par Metternich. Tout aussitôt Richelieu est convenu que la cour de Rome serait invitée à s'opposer au départ de Lucien Buonaparte et que les cours s'entendraient pour lui assigner une autre résidence que Rome. Un nouveau protocole a été signé le 13 mars et a motivé ainsi le refus de passeports : On a reconnu : 1° que l'Amérique méridionale, ayant recueilli un grand nombre de mécontents et de réfugiés français, la présence. de Lucien Buonaparte aux États-Unis serait encore plus dangereuse qu'elle eût été en Europe où il pouvait être mieux surveillé et qu'en conséquence, il était à désirer qu'on lui refusât les passeports qu'il avait demandés pour lui ; 2° qu'afin de lui ôter tout motif plausible de solliciter lesdits passeports, il serait également désirable de les refuser à son fils Charles dont le voyage semblait ne devoir servir que de prétexte aux projets du père. Quant au changement de résidence : Considérant, était-il dit, que la ville de Rome était peut-être de toutes les villes celle où la surveillance était le plus difficile à exercer et qu'il (Lucien) pourrait bien, malgré le refus des passeports trouver les moyens de tromper la surveillance du gouvernement romain et s'échapper pour se rendre en Amérique, il serait à désirer qu'un autre séjour que celui de la ville de Rome et des États romains lui fût assigné par les hautes puissances alliées.

Qu'avait-on dit, quels griefs avait-on invoqués pour lui infliger un bannissement qui devait achever sa ruine, il est impossible de le dire ; sans doute. s'était-on borné à des insinuations. Suivant les avis que la cour d'Angleterre, celle de France et le prince Castelcicala ont reçus d'Italie, écrit le 20 mars le comte de Goltz, ministre de Prusse, et l'un des signataires du protocole, au prince de Hardenberg, Lucien Buonaparte doit continuer de s'occuper d'intrigues politiques qui donnent de fortes appréhensions aux cours italiennes et particulièrement à celle de Naples. Quant à l'idée de le déplacer dans l'intérieur du continent, de le fixer en Silésie ou en Russie, elle appartenait en propre au duc de Wellington.

Pour quel motif ? il est délicat de le chercher : l'Angleterre n'avait point d'agent accrédité à Rome, mais elle avait rempli l'Italie de ses espions, surtout depuis que la princesse de Galles, rentrée de ses étranges pèlerinages outre-mer avec la cour qu'elle avait recrutée, était revenue se fixer à la villa d'Este. Nul ne pouvait ignorer dans quels termes elle était avec Lucien pour lequel elle professait une admiration sans bornes. Un de ses premiers soins en arrivant d'Égypte avait été de lui écrire ; elle lui avait adressé un de ses cavaliers, chevalier de Malte et du Saint-Sépulcre, le baron Pergami, chargé, à l'occasion de l'heureux succès de la délivrance des Romains de leur esclavage chez les cruels Algériens, de porter ses félicitations au Saint-Père. Elle avait prié Lucien d'être son interprète auprès de Sa Sainteté et de lui demander pour Pergami la permission de lui présenter en personne ses hommages et une petite offrande qu'elle lui destinait de Jérusalem qui était une antiquité du Saint-Sépulcre. On peut penser que Lucien put être assez mal satisfait de cette commission (15 septembre 1816) et on ne le voit guère se faisant le répondant et l'introducteur de ce Pergami, que la princesse avait élevé d'une selle de postillon à son lit royal. Mais il n'en témoigna point son déplaisir ; et Son Altesse, en arrivant Rome, alla coucher tout droit alla Ruffinalla, propriété de Lucien, dont elle avait, dit-on, dessein de faire l'acquisition[10]. Il n'était donc pas impossible que Wellington cherchât ainsi à donner un double déplaisir à la reine future et à celui qu'elle traitait en ami.

Malgré que le cabinet de Pétersbourg ne se montrât point disposé aux mesures violentes et que l'empereur Alexandre eût été d'avis d'accorder les passeports pour les États-Unis pourvu que Lucien annonçât la résolution de se fixer auprès de son fils pendant un temps déterminé de cinq ou six années, la question de l'enlever et de le déporter fut de nouveau agitée par les ministres des quatre cours qui, dans leur séance du 2 juin, émirent l'opinion qu'il conviendrait, comme une mesure provisoire à adopter, que Lucien Buonaparte se rendit dans une ville du nord de l'Italie qu'il plairait à la cour de Vienne de déterminer et où il resterait sous sa surveillance jusqu'à ce que toutes les cours eussent statué sur son séjour futur. Mais on avait omis de consulter le prince de Metternich. Il refusa de recevoir Lucien dans les provinces italiennes : seulement l'eût-il reçu provisoirement dans les provinces allemandes, bien que les Buonaparte qui se trouvaient déjà en Autriche fussent en tel nombre qu'ils pussent y former un centre d'intrigues. La cour de Russie refusait positivement de le recevoir on s'adressa à Berlin et on proposa qu'il fut interné à Königsberg. Si les cours de Bourbon font une démarche près de la Prusse, écrit Metternich, on déclarera que l'Autriche est absolument d'accord. Mais la Prusse ne se soucia pas plus d'un hôte que n'avaient fait la Russie et l'Autriche. D'autre part, Lucien adressa au cardinal Consalvi une lettre où il demanda que, pour souper court au bruit qu'il s'était évadé, l'on fit insérer dans le Diario qu'il était à Tusculo, occupé de ses travaux champêtres et qu'ayant donné sa parole d'honneur de ne jamais quitter les États de Sa Sainteté sans une permission expresse, il était impossible de supposer qu'un prince romain pût manquer à sa parole d'honneur. De semblables bruits, ajoutait-il, blessent mon honneur et la protection qui m'a été accordée par Sa Sainteté. Un article du Diario fera taire tous mes ennemis et rappellera à la mémoire de tous que je ne saurais quitter les États du Saint-Siège sans permission et que rien au monde ne saurait me faire manquer à ma parole que je renouvelle par la présente lettre entre les mains de Votre Éminence quoiqu'un tel renouvellement soit superflu pour moi. Il avait fait passer copie de cet engagement aux hautes puissances alliées et il avait déclaré qu'il ne quitterait Rome que de force. Le Pape, jusque-là n'était peint intervenu : il prit parti pour Lucien, et invita le secrétaire d'État à s'adresser directement au Prince régent. Une accalmie se produisit et malgré la nouvelle donnée par Blacas, le 21 août, de l'arrivée à Civita-Vecchia, à bord d'un yacht de plaisance américain, du frère du ministre de la Marine des États-Unis qui avait dû apporter à Lucien des lettres de son frère ; Malgré la nouvelle communiquée par l'ambassadeur d'Angleterre de l'expédition faite par Joseph dans la Méditerranée d'une goélette (à moins que ce ne fut d'un schooner), pour servir à l'évasion de Lucien, les grandes puissances se désintéressèrent de la question. Le 12 septembre, le prince de Castelcicala présenta encore une note  où, alléguant l'état de santé du Pape et le prochain conclave, il réclamait l'éloignement des individus de la famille de Napoléon Buonaparte et surtout de Lucien, dont la correspondance avec son frère pouvait avoir pour but de troubler la tranquillité des deux hémisphères, le 18 et le 27 septembre, les ministres des quatre cours passèrent à l'ordre du jour ; ils chargèrent le duc de Richelieu de s'entendre avec le prince sur la suite à donner et convinrent que le roi des Deux-Siciles négocierait directement avec le Saint-Siège. Malgré cette fin de non-recevoir, Naples trouva encore à faire présenter par l'Espagne une note nouvelle, et à faire appuyer ses démarches par le ministre de Prusse, mais le tonnerre s'éloignait et, après six mois d'inquiétudes, éveillées par cette fausse démarche, le calme commençait à renaître lorsqu'un évènement qui, quoi qu'en ait dit la princesse de Canino, n'avait aucune relation avec les démarches du gouvernement des Deux-Siciles, vint jeter l'épouvante dans la famille de Lucien et lui attirer la sympathie de tous les Romains.

Lucien passait l'automne à la campagne de Tusculum. Il avait chez lui de la compagnie : la princesse Hercolani, de Bologne, avec son fils César, Monsignor Cunéo, puis tous ses enfants, avec leurs précepteurs et leurs gouvernantes, Chatillon, son peintre, Defrance, son médecin, André Boyer, son homme de confiance, un peuple de domestiques, de gardes et d'ouvriers. On a des armes, car on craint toujours un enlèvement de vive force. Le 4 novembre, au moment où sonne la cloche du dîner, manque Monsignor Cuneo ; on l'attend, on le cherche, on pense qu'il s'est attardé aux fouilles que fait Lucien et on envoie au-devant de lui un char à bancs escorté de deux gardes champêtres et de quelques domestiques portant des flambeaux. On dine au premier étage. Ce qui reste de domestiques est occupé au service ; au rez-de-chaussée, seulement quelques femmes de la lingerie et deux ou trois ouvriers de campagne. A un moment, de la salle à manger, on entend en bas un bruit de pas. Chatillon descend, suivi de Charles Bonaparte, l'aîné des fils de Lucien, et de César Hercolani. Il demande si Monsignor Cunéo est revenu. On lui répond : Oui, oui. Sans s'arrêter davantage, il remonte et, dans l'escalier, il est saisi à bras le corps par un homme d'une force extraordinaire qui dit : Ecco il principe ! Chatillon cherche à se sauver, donne des coups, en reçoit, est entraîné. Il entend qu'on dit : Questo il principe. Andiamo presto. Avec lui, on emmène trois ouvriers, et on les force à marcher vers la montagne.

Pendant ce temps, un nommé Brunot, intendant. des travaux, très dévoué à Lucien, qui a vu des hommes armés pénétrer dans la maison et les a pris pour des soldats, se glisse par un escalier dérobé jusqu'à la salle à manger, avertit Lucien et le conduit dans une charmille où il se cache. Lucien lui donne l'ordre de courir à Frascati et de prévenir le gouverneur. A l'intérieur, foyer a armé les domestiques, enfermé les princesses avec leurs enfants dans un appartement écarté. Un renfort arrive, c'est l'escorte de char à bancs ; Monsignor Cunéo n'est point avec elle. Pourtant on est en forces : on se cherche, on se compte : il manque Chatillon et les trois ouvriers.

Le lendemain, avant le jour, Lucien, encore au lit, reçoit par un paysan un billet. C'est Chatillon qui, sous menace de mort, a dû l'écrire. De Cesaris, le brigand qui, avec sa bande de dix hommes l'a enlevé, croyant enlever le prince, exige une rançon de 3.000 piastres. Lucien, qui part pour Rome avec sa famille, dès la pointe du jour, envoie un billet de 500 piastres ; les brigands ne l'acceptent point et réclament des espèces. Le prince Santa Croce, le voisin et l'ami de Lucien, paye les 500 piastres.

Il y a là de quoi dégoûter de Tusculum, mais ce n'est point à ce dégoût, comme fera Alexandrine trois ans plus tard, qu'il faut attribuer le projet de Lucien de changer son état de prince romain contre celui de citoyen des États-Unis d'Amérique. La distraction est un peu forte.

Au début de l'année 1818, encore une alerte : l'arrestation et la détention au château Saint-Ange de Boyer, le neveu de Lucien, soupçonné d'avoir été envoyé en mission près de Mme Murat ; on n'a relevé contre lui aucune preuve. A-t-il été envoyé à Caroline ou à Jérôme ? Plutôt à celui-ci sans doute, et toujours en vue d'un départ projeté aux États-Unis : Vous ne doutez pas, mon cher frère, écrit Catherine à Lucien le 25 janvier, de la satisfaction que nous éprouverons d'être réunis. Il n'est pas douteux que le meilleur parti sera aux Etats-Unis. Entre temps Lucien s'occupe de marier sa seconde fille Christine ; il a trouvé pour elle un parti qui n'a l'agrément d'aucun des membres de la famille, ni de Madame, ni de Louis, ni de Pauline. C'est un Suédois, un comte Arved Possé, d'une famille distinguée et riche, fils de C. H. comte de Possé, seigneur de Fogelvik, un des plus riches propriétaires et des plus habiles agriculteurs de la Suède et neveu du général L. H. de Possé, l'un des vétérans de l'armée suédoise. Il est né en 1782, a été destiné à lei carrière diplomatique, est chambellan du roi de Suède, et après divers postes, semble s'être arrêté à Naples. Mais, outre cette raison qui semble majeure, car comment penser que le roi Ferdinand tolère à sa cour la fille de Lucien, il en est d'autres et de tous les genres : Je vous ai fait connaître, par une autre lettre, écrit Madame à Julie le 25 mars 1818, les motifs qui m'empêchaient d'approuver une pareille union ; ces motifs, je le répète, ne regardent nullement la personne, encore moins la famille de l'époux de Christine, mais les convenances de la nature. Elles n'ont pas été appréciées et le mariage a été conclu, mais sans mon consentement et sans l'approbation de ceux de la famille ici présents. Au reste, mes vœux sont pour le bonheur de Christine, vous la verrez et vous ne manquerez pas de lui rappeler ce qu'elle se doit à elle-même ainsi qu'à sa famille. Une autre raison qui n'eût point paru négligeable à tout autre qu'à Lucien, c'était la nationalité du neveu qu'il donnait à Napoléon ; mais, sur ce point, comme sur les autres, ses idées étaient arrêtées et si l'on s'étonnait que Christine Bonaparte fit ses débuts dans appelé au trône par la mort de Charles XIII, lui le inonde officiel au couronnement de Bernadotte, s'en félicitait hautement : Si quelques personnes de la famille toujours privées de bon sens ont témoigné leur aversion contre ce mariage à cause de leur aversion contre le roi de Suède, écrit-il à sa sœur Elisa le 22 mai, cela m'importe fort peu. Bernadotte a toujours été mon-ami dans toute la force du terme. La royauté ne lui a pas fait tourner la tète et j'aime que ma fille soit à sa cour. Au surplus, Bernadotte ne manqua point de témoigner sa faveur au jeune ménage ; s'il ne put maintenir M. de Possé à la légation de Naples où la cour ne voulut point l'agréer (15 juillet 1819) ; il se rendit compte que nulle autre cour eu Europe ne recevrait dans un poste diplomatique le gendre de Lucien, et il le nomma ministre aux États-Unis ; mais le ménage n'allait déjà plus, et le divorce, en 1822, rendit à Christine sa liberté[11].

Lucien en même temps s'occupait du mariage de sa belle-fille Jouberthou qui, on l'a vu, prenait le plus souvent le nom de Bonaparte. Née à Paris le 4 novembre t Sou, Anne-Marie-Alexandrine-Hippolyte n'avait pas dix-huit ans quand on la maria le avril 1818 au prince Alphonse Hercolani, son contemporain. Presque aussi belle qu'avait été sa mère, elle se trouvait, par la donation que Lucien, lui avait faite avant d'épouser Mme Jouberthou, plus riche que ses sœurs utérines : l'intimité dès longtemps établie entre les Lucien et la princesse Hercolani explique un mariage auquel la princesse de Canino avait donné tous ses soins[12].

Ces unions n'avaient pas été pour améliorer la situation financière de Lucien qui, au mois de mai, sollicitait du Saint-Père l'autorisation de se rendre à Viterbe, où il pensait surveiller plus aisément sa terre de Canino et vivre à meilleur compte malgré les événements de l'année précédente et l'émotion qu'avaient produite alors ses projets de voyage, il semblait n'avoir pas compris le fâcheux de sa situation ; car, ayant éprouvé un retard dans l'expédition de son passeport et de l'ordre pour des chevaux de poste, il se plaignit en termes peu mesurés au secrétaire d'État, qui lui répondit assez vertement que, sans le consentement des cinq puissances, il n'avait pu lui donner l'autorisation de sortir de Rome, que, si l'un d'eux s'y était opposé, il n'aurait pu lui permettre de quitter la Ville, même pour vingt-quatre heures ; que d'ailleurs le Pape était le maitre d'accorder ou de refuser à ses sujets la permission de voyager dans ses États. Lucien répliqua par des témoignages de soumission aux volontés du Saint-Père et d'obéissance à ses ordres, mais il demanda la permission de prolonger son séjour à Viterbe pour une partie de l'été, s'il y trouvait un établissement convenable à sa famille. Cela lui fut refusé, puis Bologne où if prétendait aller ; il se décida alors à louer une petite maison de plaisance sur les bords du Tibre aux portes de Rouie ; nul ne se souciait de retourner alla Ruffinella, et Mme Lucien, très avancée dans sa grossesse et fort souffrante, ne paraissait point vouloir bouger. Lucien fit quelques rapides voyages à Viterbe et à Canino où, en septembre, il obtint l'autorisation de résider momentanément et ou il amena sa famille : Mme Lucien accoucha à Pérouse, le 10 octobre, d'une fille : Alexandrine-Marie[13], qui paraissait avoir six mois. Le rêve de Lucien allait être désormais d'abandonner Rome et de vivre à Canino ; la médiocrité de plus en plus grande de ses ressources lui faisait un besoin de cette vie pastorale et il s'était poétiquement convaincu que, lui aussi, était un pasteur. Dans ce magnifique château, bâti sur un roc escarpé qui domine le bourg voisin, au milieu de ce domaine où des chênes aussi vieux, semble-t-il, que l'humanité dressent leur futaie sur des tombeaux et des bains étrusques, il menait une vie patriarcale au milieu de ses enfants très familiers et très gâtés. Au lever du soleil, tous les mâles de la colonie partaient dans un char à bancs suisse. Le Père Maurice faisait une sorte de classe en plein air à ces garçons turbulents et joyeux. Tantôt, on allait à Musiguano, dans la ferme, pour inspecter les immenses greniers à blé, tantôt au petit port de Montalto, pour veiller à l'embarquement des grains, on à l'arrivée des minerais de l'île d'Elbe ; c'étaient les labourages qu'on contrôlait, le débit des charrues et des herses nouvelles ; on avait les troupeaux, les vacheries, les forges, les chantiers, les magasins de charbon, les champs de coton, les irrigations, les ateliers où l'on débitait les bois de construction pour l'île de Malte ; et le prince chassait tout en marchant et il faisait des vers : La Cyrnéide ou la Corse sauvée. On déjeunait dans les- cabanes de berger et l'on trouvait exquise la fraîche ricolta, faite du lait de brebis. Le prince se rendait humain : lui aussi avait vécu en Arcadie. Et, vers l'après-midi, la princesse arrivait, menant en plusieurs calèches, le cortège de ses filles et de ses invitées ; au soleil couchant, on retournait au château où l'on trouvait toits les raffinements d'une maison princière, où le dîner était servi en argent par des laquais en livrée amarante galonnée d'or, et la soirée s'écoulait à dire des vers, à dessiner et à faire de la musique.

Parfois, pour quelque hôte de marque, on chaussait le cothurne comme ci-devant au Plessis, mais c'était pour des tragédies quasi sacrées dont Alexandrine ou Lucien étaient les auteurs. Lucien n'épargnait aucune démarche pour obtenir la présence de quelque spectateur illustre. Il prodiguait les promesses, et prenait l'engagement que le plus scrupuleux ne pourrait être scandalisé. Et quel triomphe s'il décidait un cardinal à venir ! Pour que Votre Éminence, écrivait-il, puisse juger si elle doit venir ou non, voici les renseignements que nous pouvons lui donner. Il n'y a point d'élévation de théâtre ; une heure avant de jouer, on place trois grandes toiles, représentant un péristyle à colonnes, et un rideau de mousseline au milieu du salon, qui cache la scène... Les acteurs soit en costume du temps. Les actes sont séparés par une simple symphonie de piano forte. Au bout du salon, il y a cinq rangs de sièges pour quarante personnes, sans division de parterre, de loges, etc. La tragédie n'est pas tirée des livres saints, mais elle roule sur sainte Clotilde et sainte Radegonde qui défendent leurs neveux du tyran Clothaire et ne peuvent réussir qu'il sauver le plus jeune en le mettant aux pieds des autels. La tragédie est telle que tout y respire la morale et la piété et que le crime et la vanité de ses triomphes sont peints des plus saintes couleurs.

A coup sûr était-ce là un divertissement auquel un ecclésiastique pouvait prendre part et s'il eût fallu que l'accès d'un théâtre fût interdit aux prêtres, ceux. qui assistaient aux fêtes dramatiques du prince faisaient largement pénitence.

A des jours, Canino était en liesse. Il y avait fête aux cabanes des bergers. Qu'eût dit M. de Blacas s'il avait appris que, au seigneur du lieu, les bergers présentaient des bouquets noués de rubans tricolores et des aigles en bois sculpté ; que, sous d'emblématiques arcs de triomphe, passait le cortège princier pour ouvrir le banquet des bergers. Consalvi, s'il en savait quelque chose, se taisait sur ce qu'il eût appelé justement des enfantillages, et les limiers de M. de Blacas ne pénétraient pas à Canino : sans quoi, l'Europe entière eût été en rumeur.

Elle l'était rien que par le fait de la résidence à Canino. Au mois de décembre 1818, lorsque Lucien sollicite de passer l'hiver dans sa terre, Blacas réunit une sorte de conférence des divers ministres accrédités près du Saint-Siège pour exposer qu'il pourrait ne pas être sans inconvénient de laisser le sieur Lucien s'établir sur les bords de la mer et Sur les frontières de la Toscane où il serait à portée d'entretenir des correspondances dangereuses et de recevoir tous les émissaires que les malveillants peuvent lui envoyer, sans que ni la correspondance ni les émissaires puissent être surveillés autant que les derniers événements en font sentir la nécessité. Bien que les autres ministres se fussent récusés, disant que la surveillance de Lucien appartenait au gouvernement pontifical et qu'ils n'avaient point à s'y immiscer, M. de Blacas insista pour obtenir une interdiction formelle, mais, lorsqu'il rendit compte, le ministre des Affaires étrangères (le général Dessolles) refusa nettement de le suivre. Il répondit le 13 avril 1819 aux nombreuses dépêches de M. de Blacas : Sa Majesté, s'en rapportant entièrement aux mesures de précaution que le gouvernement pontifical saura prendre vis-à-vis de la famille Bonaparte, ne met aucun obstacle à ce que M. Lucien se rende à Canino pour y passer la belle saison.

Battu sur ce point, M. de Blacas obtint revanche en insistant pour que le gouvernement pontifical refusât au fils aîné de Lucien un passeport à destination de l'Amérique. Le cardinal secrétaire d'État n'était rien moins que disposé à accueillir une demande rendue indiscrète par les révolutions de l'Amérique espagnole où l'on prétendait que Joseph avait la main, mais, sans égards pour les complaisances que Consalvi lui avait témoignées à tant de reprises, Lucien répliqua, dans une lettre écrite en tenues peu mesurés, que la parole qu'il avait donnée ne pouvait s'étendre à ses enfants, qu'il n'avait jamais entendu vendre leur liberté, qu'on ne pouvait lui refuser le passeport qu'il réclamait de la justice dit Saint-Père et qu'il préférait retourner à Turin plutôt que de rester dans cette dépendance. A quoi le cardinal répondit fort sèchement que sa parole était une chose, mais que la surveillance exercée sur lui et sur sa famille par suite d'une décision des cours alliées en était une autre et qu'il fallait le consentement de l'Europe pour que lui et sa famille pussent quitter les États du Saint-Père.

Sur cet échec, Lucien fort mécontent partit pour s'établir à Canino, où sa femme le suivit. Leur projet était de passer au moins une partie de la saison à Viterbe. Ils faisaient des vers : ce fut l'année où le mari publia la Cyrnéide ou la Corse sauvée, poème épique en douze chants ; où la femme imprima Batilde, reine des Francs, poème épique en dix chants. Ces divertissements n'avaient rien de criminel. Quant à la surveillance du gouvernement pontifical, Lucien ne se contentait pas de la subir il la provoquait. Les brigands battant le pays entre Viterbe et Canino avaient un jour attaqué André Boyer qui se rendait au château sous l'escorte d'un dragon : Lucien demanda aussitôt qu'on doublât le piquet de carabiniers et l'on se rendit à sa demande avec d'autant plus d'empressement qu'on se trouvait ainsi avoir deux agents pour un. Mais cette police n'apprenait rien, même à M. de Blacas, réduit à écrire que Lucien avait donné ordre de louer presque tout son palais de Rome aux Anglais qui se présenteraient pour y demander des appartements. Cela témoignait assez de sa situation pécuniaire. Aussi ne fut-on guère étonné qu'il demandât à passer l'hiver à Viterbe : Loin d'y mettre cette fois des obstacles, M. de Blacas se déclara charmé d'une détermination qui tenait Lucien éloigné de Rome à une époque où il y arrivait toujours une grande quantité d'étrangers dont beaucoup recherchaient la société de la famille Buonaparte.

Tout changea au carême de 1820. Était-ce la venue de la princesse de Galles, devenue reine d'Angleterre qui, arrivée le 22 février à Rome, était descendue au palais de Lucien, et à laquelle Blacas se refusait à rendre visite en un tel lieu ; n'était-ce pas plutôt la nouvelle de l'assassinat du duc de Berry ? Qu'avait à faire Lucien avec Louvel ? M. de Blacas ne doutait point qu'ils ne fussent complices ; cela rendait plus nécessaire que jamais de surveiller de très près les démarches de tous les membres de la famille Buonaparte. Lucien n'avait-il pas reçu à Viterbe la nouvelle de l'horrible attentat, avant qu'elle parvînt à Blacas lui-même par le courrier extraordinaire expédié par le ministre ! Cela était d'une gravité singulière et ne manqua point de frapper le ministre, M. le baron Pasquier, qui écrivit le 16 mars : Je pense comme vous que la surveillance à l'égard de la famille Bonaparte est plus nécessaire que jamais... Lucien surtout parait exiger une surveillance particulière et il demanda qu'on lui fit connaître le langage de cette famille, les espérances qu'elle laissait percer, ses vues et ses intrigues. Il mit à la disposition de Blacas tous les moyens d'argent qui pouvaient être nécessaires.

Blacas n'ignorait point que Lucien était très gêné, qu'il cherchait à se défaire de son palais, de ses tableaux, même de sa maison de campagne, la Ruffinella près de Frascati ; qu'il offrait à tout venant son palais, le palais Nuñez pour 45.000 piastres ; qu'il venait de vendre à la duchesse de Lucques, pour 17.000 piastres six des plus beaux tableaux de sa galerie, son célèbre Gherardo delle Notti, un Dominiquin, un Poussin et trois Carraches ; il savait que, loin d'avoir l'idée que quelques-uns lui attribuaient, de passer en Amérique, Lucien ne pensait qu'à embellir sa maison de Viterbe, à arrondir sa terre de Canino et à payer des dettes criardes. Sans doute escomptait-il l'héritage de sa mère et pouvait-il espérer qu'elle lui laisserait le palais qu'elle avait acheté au Corso, mais la santé de Madame n'était point si compromise que les espérances dussent si tôt provoquer entre les enfants les dissentiments qu'escomptait M. de Blacas. Mais de ce qu'il ne pouvait douter de la situation de Lucien, il n'avait garde de désarmer : J'ai pris les plus grands soins, écrivait-il, pour savoir ce que les membres de la famille Bonaparte avaient pu dire sur le crime du 13 février. On ne peut pas assurer qu'ils aient montré de la joie, mais, lorsqu'on a parlé devant eux de cet horrible attentat, ils se sont exprimés avec un ton qui annonce l'aigreur, l'animosité et même quelques espérances.

Sur quoi, sans attendre de nouveaux ordres, M. de Blacas engagea une sorte de négociation avec ses collègues de Russie, d'Autriche et de Prusse, pour contraindre le gouvernement pontifical à faire revenir Lucien de Viterbe à Rome. De plus il réclama du cardinal Consalvi la destitution du gouverneur de Rome suspect de partialité vis-à-vis des Bonaparte et, la déconfiture de ce Monsignor Pacca et sa fuite le mettant à l'aise, il se promit d'influer sur le choix qui serait fait et de s'entendre ensuite avec le nouveau gouverneur pour être informé très exactement de ce qui l'intéresserait.

Les premières démarches de Blacas appuyées par le chargé d'affaires d'Autriche, avaient paru, d'abord (3 mai) disposer Consalvi à céder ; mais Blacas voulait un succès immédiat et le 13 il passa, d'accord avec ses collègues d'Autriche et de Prusse, une note formelle pour que le sieur Lucien Buonaparte fût obligé d'habiter Rome en mettant fin à une condescendance qui pouvait avoir de graves inconvénients dans l'état d'agitation qui régnait en Europe, état signalé par d'horribles attentats. Après cinq jours, Consalvi lui répondit qu'il avait pris les ordres du Pape et qu'il venait d'écrire au prince de Canino qu'il eût à rentrer à Rome avec sa famille.

Lucien, dès qu'il reçut cette invitation inattendue, s'adressa au Pape pour en réclamer l'annulation, mais Blacas insista de nouveau (23 mai) et en fit comme sa querelle personnelle. Aussitôt averti, le 30, Lucien envoya au prince de Metternich une protestation motivée, en même temps qu'Alexandrine s'adressait au cardinal Consalvi, énumérant les raisons qui, devant les constantes persécutions de M. de Blacas l'obligeaient d'en appeler aux souverains de l'Europe. Le 4 juin, dans une note aux trois ministres, Consalvi résuma ses pourparlers avec Lucien, lequel demandait au moins à connaître les motifs de la nouvelle sentence prononcée contre lui.

Dès le lendemain, M. de Blacas répliqua par une note de la plus extraordinaire violence qu'il termina ainsi : Le soussigné ne peut donc qu'insister de nouveau sur la demande de retour à Rome du sieur Lucien et de sa famille et il veut croire en même temps que les ordres réitérés du Saint-Père ne permettront pas au sieur Lucien de persister dans une résistance qui pourrait prouver encore davantage la nécessité de son retour et de la surveillance immédiate (sic) à laquelle il parait vouloir se soustraire.

Le lendemain M. de Blacas prévoyant le refus qu'opposerait Lucien énuméra au ministre les avantages qu'il verrait à ce que Lucien fût arrêté et amené de force à Rome. Si nous cédons, disait-il, l'insolence de la famille Buonaparte et de ses partisans ne pourra qu'augmenter. L'arrestation fera scandale, mais elle aura le grand avantage de faire sentir l'influence de la France ; son accord avec le gouvernement pontifical ainsi qu'avec là autres puissances et une détermination bien arrêtée de prévenir toutes les menées de la famille Buonaparte et de ses adhérents dont cette mesure doit réprimer l'audace dans un pays qui est devenu en quelque sorte le centre de leurs intrigues. Consalvi répondit en effet aux notes à peu près semblables que lui avaient remises les trois ministres qu'il ne voyait plus d'autre issue que d'arrêter Lucien et de le conduire par force à Rome : mais il se refusa à faire ce fâcheux éclat sans une réquisition formelle des puissances.

Le cas était trop grave pour que M. de Blacas n'en référât pas à sa cour ; mais il espérait que Lucien céderait ou bien que le cardinal poussé dans ses derniers retranchements se résoudrait à l'arrestation avant que la réponse ait arrivée de France. C'est pourquoi il écrivit à Consalvi : Le soussigné qui ne saurait comprendre comment le sieur Lucien Bonaparte ose refuser de se soumettre aux conditions qui lui furent imposées lorsque les hautes puissances permirent qu'il se retirât à Rome avec sa famille, ne peut que s'en référer à ses dernières notes et insister de nouveau pour l'accomplissement d'une disposition dont son devoir lui prescrit de demander l'exécution.

A la vérité, tout en fin de sa note, il annonçait qu'il allait demander une fois de plus les ordres de sa cour, mais de quel ton et avec quelle humeur ! Bien en prit à Consalvi d'avoir attendu. Si M. le baron Parquier avait embrassé bien des préjugés de ceux qui l'employaient à présent, il avait ait moins gardé quelque bon sens ; bien qu'usant de tous les ménagements qu'il devait à un ancien favori dont l'influence pouvait toujours être redoutable, il répondit au sujet de l'arrestation : Vous pouvez sans doute juger mieux que moi du bon effet que cette mesure pourrait avoir en Italie ; quant à son importance dans la situation générale des affaires, je persiste à croire qu'elle ne serait pas en proportion avec les efforts employés... Jugez vous-même, ajoutait-il, si cet éclat ne serait pas plus nuisible qu'utile. Dans tous les cas, il est certain que le concours des ministres des autres puissances serait indispensable. En style diplomatique, c'était un désaveu, et Blacas, qui avait si fort poussé à l'éclat, se retrancha, pour retirer sa demande, derrière la nécessité d'éviter cet éclat, Consalvi proposa alors d'imposer à Lucien quelques conditions auxquelles on lui permettrait d'habiter Viterbe ou Canino. En attendant, on s'efforça de pratiquer des intelligences dans sa maison, mais elles permirent seulement d'apprendre que depuis les derniers événements de Naples, le prince ne parlait, du moins devant le, monde, que de choses absolument étrangères à la politique. On sut par le même canal qu'il avait fait venir de Rome à Viterbe tous ses instruments d'astronomie, excepté son cercle répétiteur et son grand télescope de réflexion, mais quels que fussent ses silences, ses actes et ses déclarations, M. de Blacas ne désarma pas. Battu en mai, il revint à la charge en août : Je persiste à penser, écrit-il, que le séjour de Lucien en Italie est dangereux et que son arrestation ou son expulsion des États romains serait très utile. Au reste, il me semble que, dans les circonstances actuelles, tous les membres de la famille Buonaparte devraient être envoyés dans le nord de l'Europe. Il revint à la charge le 26 septembre sans être plus heureux : M. Pasquier lui répondit que les inconvénients du séjour de Lucien hors de Rome touchaient bien plus l'Autriche et le Pape lui-même que la France ; que c était donc à la cour de Vienne à provoquer les mesures que l'on aurait à prendre vis-à-vis de lui, si le Pape ne croyait pas pouvoir en prendre pour son propre compte. Suivait la défense d'intervenir directement ni isolément.

Lucien put donc penser que, pour quelque temps du moins, cet homme qui lui avait voué une si basse inimitié le laisserait en repos. Alexandrine ne manqua point d'attribuer à l'intervention de l'empereur de Russie auquel elle s'était adressée par le canal de M. de Nesselrode, un répit qui était dé seulement au bon sens et à l'esprit de justice de M. Pasquier. N'eût-on point appris, si l'on avait recueilli des informations sérieuses que Lucien était presque complètement sans ressources. A bout d'expédients il avait supplié Madame de lui acheter sa campagne de la Ruffinella qu'il avait vainement tenté de vendre à des étrangers ; Madame avait pleuré en recevant la lettre de son fils et elle semblait alors (24 septembre) presque disposée à céder ; mais, trois jours plus tard, elle revint, discuta, parla des hypothèques, du manque de garanties ; enfin elle refusa positivement disant qu'elle ne voyait là qu'une propriété d'agrément, que sa vie était trop triste pour qu'elle se permît des dépenses de luxe ; quelques jours plus tard en dernière analyse elle allégua qu'elle réduirait ainsi les ressources nécessaires pour diminuer les souffrances de Napoléon. Lucien en fut réduit à vendre les meilleurs, des tableaux qui lui restaient : c'étaient la Madone aux Candélabres de Raphaël, le Christ de Michel-Ange, la Sainte-Cécile du Guide. De ces tableaux justement célèbres qui provenaient de la collection Borghèse, il demandait vainement 13.000 écus romains ; il ne pouvait en trouver 8.000 de la Madone seule. Pourtant il mariait sa fille Laetitia, à peine âgée de seize ans, à un gentilhomme irlandais catholique, d'ancienne famille, M. Thomas Wyse[14]. Madame, Pauline et Louis avaient tout fait pour lui faire différer, au moins de quelques mois ; ce mariage prématuré ; ils n'avaient rien obtenu. Le mariage de ses enfants était passé au premier rang de ses préoccupations et l'occupait tout entier ; il prétendait unir son fils aine Charles à Zénaïde, fille du roi Joseph, et, assurait M. de Blacas, il méditait le mariage du second avec Napoléon Baciocchi. Ce second fils, Paul, avait alors douze ans, ce qui rendait l'avis peu croyable ; la vérité était qu'il avait poursuivi à la fois deux projets pour le même Charles, un avec Napoléon dont l'idée ne sembla point accueillie chaudement par Baciocchi, un avec Zénaïde dont le projet venait de Joseph et avait toutes chances de réussir. Mme Lucien sollicita l'autorisation de mener ses enfants à Bruxelles pour r voir Julie et Lucien lui-même obtint du gouvernement de Louis XVIII la permission éventuelle de se rendre avec son fils aux Etats-Unis.

Ainsi à Rome, la vie qui, grâce au Pape, s'annonçait tranquille pour les Bonaparte, avait été constamment troublée par la surveillance tracassière de M. de Blacas et il faut l'avouer par les frasques de Lucien. Si Lucien n'avait point été agité par cette instabilité devenue chez lui maladive, les inquiétudes des Bourbons — ceux de France comme ceux de Sicile — auraient fini par s'apaiser ; mais, ne trouvant plus à faire d'opposition à Napoléon, Lucien en faisait à sa mère, à son oncle, à sa sœur, lui-même, et, changeant de projet à tout instant, faisant sonner son titre de prince romain, introduisant chaque jour des demandes, imaginant des établissements, il faisait croire qu'il avait des desseins lorsqu'il avait seulement des fantaisies, et il entrainait pour tous les siens ; même pour l'inoffensive Pauline, de continuels désagréments ; ce qui en faisait l'aigreur, ce qui rendait insupportable l'espionnage dont chacun se sentait entouré, c'était la haine de Blacas. S'il rencontrait les enfants de Lucien, son sang bouillait et il eût voulu en faire justice. Les Alliés, lorsqu'ils avaient rétablit le roi Très Chrétien sur son trône avaient exigé que M. de Blacas disparût de l'administration. Il avait accepté l'ambassade près le Saint-Siège en vue d'abolir le Concordat de Bonaparte et d'y substituer une convention de sa façon. A Rome il trouva peu d'accueil ; en France ce fut la révolte presque universelle. Là encore les Bonaparte triomphaient. M. de Blacas en conçut contre eux une de ces haines déshonorantes et qui, faute d'être sanguinaire, s'usait en misérables tracasseries. D'un homme qui, ayant émigré, aurait pu avoir souffert de l'exil, ces procédés étaient encore plus abjects. Son attitude vis-à-vis des Bonaparte de Rome annonçait ses persécutions contre le Bonaparte de Sainte-Hélène : elles ne manquèrent point.

 

 

 



[1] Le capitaine Raoul sortait eu réalité de l'artillerie. Né à Rouceux en 1788, fils de Charles-François Raoul promu général de division le 2 avril 1794, il s'engagea eu 1802 au 5e d'artillerie, fut admis à l'Ecole polytechnique en 1806, obtint sa première épaulette en 18129 comme lieutenant en second à son régiment. Il passa en 1812 dans Id Garde où il était lieutenant en ter, suivit l'Empereur à l'ile d'Elbe, commanda son artillerie et fit fonction d'officier d'ordonnance durant la marche de retour. Promu chef de bataillon dans l'artillerie de la Garde (rang de major), grièvement blessé à Waterloo, il ne voulut pas servir les Bourbons ; il donna sa démission le 25 décembre 1815, et vint à Rome en janvier 1816 pour être précepteur du jeune Napoléon. Il y resta peu et partit en 1819 pour l'Amérique du Nord, d'où il fut appelé à organiser l'artillerie et le génie du Guatemala. Il reçut le commandement général de l'armée et la mena à la victoire. Le Sénat lui décerna, outre un domaine, les plus hautes décorations militaires. En 1833, il voulut rentrer en France parce qu'il croyait à la guerre européenne. Replacé lieutenant-colonel, il contribua aux répressions de l'insurrection à Lyon, refusa alors le grade supérieur, mais l'obtint en 1835 ; il fut maréchal de camp en 1845 et mourut en 1850, commandant l'artillerie de la 1re division militaire (Paris).

[2] Narcisse Viellard, qui, après avoir quitté les fils d'Hortense, s'était retiré en Normandie, se présenta infructueusement aux élections en 1834 dans le département de la Manche, fut élu en 1842, siégea dans l'opposition, ne fut pas réélu en 1846. Il fut envoyé comme commissaire de la République dans la Manche ; représentant à la Constituante et à la Législative, il fut l'un des partisans les plus actifs du prince Louis-Napoléon et son conseiller intime. Sénateur en 1852, il fut le seul à voter contre le rétablissement de l'Empire et lorsqu'il mourut eu 1857, il demanda des obsèques civiles. Cela fit une grosse affaire.

[3] Une première édition que je n'ai pu me procurer fut, assure-t-on, imprimée à Rome chez De Romansi. La 2e est intitulée : Mémoire sur la versification et essais divers par le Comte de Saint-Leu, adressés et dédiés à l'Académie française de l'Institut. A Florence chez Guillaume Piatti, 1819, in-4° de 252 pp. Le texte est divisé en quatre parties : 1re partie : Quelles sont les difficultés qui s'opposent à l'introduction du rythme des Grecs et des Latins dans la poésie française ? — 2e partie : Observations sur les vers des grands poètes français. — 3e partie : Essais de versification selon le système proposé. — 4e partie : Vers rimés.

[4] Paris, imprimerie de Fain, 1820, 3 vol. in-8°. Londres, chez Lackington, Hugues, Harding, Mayor et Jones, Finsbury Square, 1820, vol. in-8°.

[5] Je pense qu'il s'agit d'une lettre. Voici au surplus le début de la lettre de Louis (21 février 1821) qui explique le Libelle infâme. Mon frère, j'ai répondu à votre billet de participation sur le mariage de votre fille, que je ne puis approuver, par la lettre la plus polie et en réplique vous osez m'envoyer un libelle infâme.

[6] A la vérité Pierre-Napoléon N., né à Rome le 11 octobre 1815, représentant du peuple de 1848 à 1851, fut admis dans la famille civile de l'Empereur par le statut des 21-30 juin 1853, et soumis par suite aux règles qu'imposait ce statut. En violation de ces règles, il contracta le 2 octobre 1867 à la Cuisine (Belgique) nu mariage de conscience avec Justine-Eléonore Ruffin, dont il avait deux enfants : un fils, Roland-Napoléon, né à Paris le 19 mai 1858 et une fille Jeanne, née à l'Abbaye d'Orval le 25 septembre 1861, mariée à Henri-Marie-Christian, marquis de Villeneuve-Esclapon. Après la chute de l'Empire le 11 novembre 1871, Pierre-Napoléon régularisa sa position en contractant à la légation de France à Bruxelles un mariage par lequel il légitima ses enfants. C'est en fait la même situation que celle de son père, Lucien, dans son mariage avec Alexandrine Jacob de Bleschamp.

[7] Christine-Charlotte, née à Saint-Maximin le 22 février 1795, morte à Rome le 6 mai 1865, eut trois filles. 1° Lætitia, née en 1817, morte en 1827 ; 2° Christine, marquise Stefanoni, née en 1821, morte en 1898, d'où une fille, comtesse Balzani qui eut huit enfants ; 3° Lavinia, comtesse Aventi, née en 1812 d'où cinq enfants. De là le sang Bonaparte s'est répandu dans les familles Forlani, Geroffa, Massarini, Napolioni, Angelotti, Gnosi, Strampelli, Parisani, Gabrielli, Masetti, et Marchetti et depuis lors dans une infinité d'autre.

[8] Antoine, né à Frascati le 31 octobre 1816, mort à Florence le 28 mars 1877, représentant du peuple de 1849 à 1851, marié le 9 juillet 1839 à Caroline-Marie-Anne Cardinali (1823-1879). Il n'a point été compris dans la Famille civile de l'Empereur.

[9] Constance, née à Bologne le 30 janvier 1823, morte à Rome le 4 septembre 1876, abbesse du couvent du Sacré-Cœur à Rome.

[10] Le 15 juillet 1817, le marquis d'Osmond écrivait de Londres à M. Decazes que Lucien avait confié une mission à un nommé Sapin, musicien assez connu, se qualifiant de comte et de gentilhomme au service de S. A. R. la princesse de Galles, et que cette ambassade cachait des menées fort graves.

[11] Christine-Egypta avait toujours vécu eu assez mauvais termes avec sa belle-mère et elle avait saisi la première occasion de sortir de la maison. Elle était un peu contrefaite mais charmante ; ses yeux noirs, petits, ardents, animaient sa figure longue, entourée de cheveux très noirs. On semble s'accorder sur l'insuffisance physique et morale du comte Possé. Christine eut à Stockholm un salon fort brillant où ne tarda point à fréquenter assidûment un jeune Anglais nommé Dudley Coutts, qu'on appelait lord. Paul-Amedeus-Francis Dudley, était le douzième enfant de John Stuart, marquis de Ponte, descendant de Robert II roi d'Ecosse et de Frances Coutts, deuxième fille de Thomas Coutts, Esq. Plus jeune que Christine de cinq ans, il l'épousa en 1824, en eut un fils Paul-Amedeus-Francis qui vécut dans un état complet d'imbécillité et mourut en 1889. Christine qui, vers 1838, avait quitté son mari et son fils, revint se fixer à Rome où elle mourut en 1847.

[12] Anne-Marie-Alexandrine Jouberthou, née à Paris le 4 novembre 1800, épousa à Rome le 5 avril 1818, le prince Alphonse Hercolani, mort à Bologne le 17 février 1827 ; elle en eut deux fils dont le second a laissé postérité. Elle épousa en secondes noces le 27 octobre 1833, le prince Maurice Jablonowski, dont postérité représentée par Marie-Thérèse-Virginie-Clotilde mariée, en 1887, à Maurice Bernhardt, fils de Mme Sarah Bernhardt.

[13] Alexandrine-Marie, née à Pérouse le 10 octobre, épousa le 29 juillet 1836, Vincent comte Valentini, né à Canino le 5 avril 1808, mort à Canino le 13 juillet 1858. Poète italien apprécié, elle a publié plusieurs recueils intéressants. Elle a eu trois enfants, dont deux fils qui ont laissé des représentants et une fille ; sa postérité est répandue dans les familles Maravelli, Faïna, Torello-Torelli, Bracci Castracane, etc., etc. — La comtesse Valentini est morte à Florence le 20 août 1874.

[14] La famille Wyse remonte, selon quelques auteurs, à William Gwyss, Wyse ou Vise, vivant en 1106 à Creston au comté de Cornouailles ; elle s'est partagée en deux branches, dont l'une, celle qui nous occupe, se fixa au coudé de Waterford en Irlande, dans la seconde moitié du XIIe siècle, et y posséda le Manoir de Saint-John et de Bally-na-Courty. Elle subit sous Cromwell la persécution pour la religion et se releva à la Restauration. Son attachement à sa foi explique seul qu'elle n'ait point été agrégée à la Chambre des Lords. Thomas Wyse, l'époux de Lætitia Bonaparte, était le douzième seigneur héréditaire de Saint-John. Il fut en 1830 membre du parlement pour Tipperary, de i838 à 1847 pour la cité de Waterford, député lieutenant pour le comté de la Reine, puis lord de la Trésorerie (1839-1841), sous-secrétaire du bureau de contrôle de l'Inde (1846), membre du Conseil privé (1849), ministre plénipotentiaire en Grèce (14 février 1849), commandeur de l'Ordre du Bain. Il mourut à Athènes le 15 avril 1862, laissant de son mariage avec Lætitia Bonaparte cinq enfants, savoir :

1° Napoléon-Alfred Wyse, 13e seigneur héréditaire de Saint-John l'Evangéliste et 26e de Bally-na-Courty (1822-1895).

20 William-Charles Wyse, capitaine d'artillerie au service anglais, d'où postérité anglaise.

3° Marie-Studoltnine-Lætitia, mariée : 1° à Frédéric Solins, 2° à Urbain Rattazzi, 3° à Luis de Rute ;

4° Adeline, mariée au général Turr.

5° Louis-Lucien-Napoléon, l'explorateur de l'isthme de Panama et le promoteur du canal international, officier de marine français, d'où postérité française.