NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME XII. — 1816-1821

 

AU LECTEUR.

 

 

Je ne saurais me dissimuler l'inutilité de ces pages ; elles sont d'un autre temps et s'adressent à des morts. J'ai commencé à les publier voici vingt-cinq ans et elles forment autant de volumes qu'il s'est écoulé d'années. Ce sont de vieilles histoires, dont à présent on n'a point souci. Qu'y avait-il hier hormis la guerre et qu'y a-t-il aujourd'hui, sauf des problèmes sortis de la guerre ? Cela creuse entre hier et demain un abîme. En 1872, il nous semblait — et nous avions vingt-cinq ans — que nous étions venus d'un monde disparu dans un monde inconnu et nous y étions dépaysés, autant par nos opinions que par nos habitudes. A présent, c'est à un bouleversement total que nous avons participé. Des études, des passions, des rêves, même des opinions d'avant la guerre, que reste-t-il et que restera-t-il demain de la classe, du monde, de la société à laquelle nous appartenons ? Donc je n'ai point l'illusion de penser que ces livres dont le papier s'effrite changeront quoi que ce soit et qu'ils apporteront avec des notions utiles des leçons profitables. J'ai, durant cette guerre, parce que j'étais patriote, collectionné des inimitiés nouvelles et, si je me suis fait quelques amis, c'est parmi des soldats blessés, des veuves et des enfants. Je suis donc certain que ces nouveaux volumes, s'ils sont lus, m'attireront beaucoup d'injures, sans que nul reconnaisse la recherche de vérité, la passion de justice qui sont à la base. Il n'importe. Peut-être quelque part, s'intéressera-t-on à cette suite de pages où j'ai tenté de rendre le compte le plus exact que j'ai pu des sensations, des sentiments et des idées d'un groupe d'individus ayant, durant quinze années, exercé sur le monde une influence prédominante et ayant tracé profondément sur les peuples le sillon de leur passage.

Napoléon en est le chef, l'auteur, le créateur ! C'est à Napoléon que je vais ; c'est de lui que je me suis efforcé, non d'écrire l'histoire, mais de retrouver les détails de vie, de façon à me représenter le mieux que j'ai pu son existence physique et sa vie morale. On m'a, reproché de n'avoir point dit ceci bu cela, de n'avoir pas, dans ces derniers volumes, raconté le règne des frères de Napoléon, recueilli leurs lois, commenté leurs fautes : je n'ai regardé leurs actes que dans les rapports qu'ils ont avec le chef qui seul importe. Et, entre l'acte en soi et l'opinion exprimée par Napoléon sur cet acte, celle-ci seule importe et l'autre ne m'intéresse point. Le caractère qui vaut, c'est Napoléon : ce n'est que par rapport à lui que j'envisage les autres. Je ne prétends donc pas à leur égard à une justice ni à une impartialité absolues. J'ai cherché sur eux la vérité dans les correspondances intimes que j'ai pu lire et, je suis loin de penser que je l'aie découverte toute, mais au moins m'y suis-je efforcé.

L'impression qu'en pourra recevoir et garder un homme impartial, c'est sans doute qu'il était difficile de rencontrer autant de témoins, et aussi intimes, sur un ensemble d'êtres ; ensuite, de présenter les témoignages avec plus de goût de justice : il se peut que je paraisse partial. Je me suis efforcé de résister ; mais je me sens emporté vers cet homme, supérieur de si loin aux hommes et aux femmes de son sang, unique entre les êtres humains, qui constamment entraîné dans une lutte où il est toujours vaincu, est et demeure, à travers toute sa vie, la victime de l'amour fraternel — puis du conjugal et du paternel. Je suis porté vers cet homme dont l'ambition s'amplifie par le succès et qui, de la France toute à lui, passe à l'Europe et la prend : mais pour quoi en faire ? Non point la servante de ses caprices, mais dans la magnifique émancipation des êtres, l'élève de la Révolution. On s'est permis de comparer de nos jours à cet homme dont les traces sont de justice, les enseignements d'égalité et de liberté, le chef des Poméraniens, l'émule d'Attila. Quel rapport, hormis l'ambition de régner sur le monde ? Il y a entre les deux hommes l'étonnante différence de la race, l'une purement latine, l'autre entièrement germanique. Il y a les distances du génie qui ne sont pas mesurables ; il y a chez l'un la prétention divine, chez l'autre la sensation d'humanité ; il y a ce qu'on a entendu à Erfurth quand l'Électeur de Brandebourg s'est permis d'insulter l'aventurier corse. — Quel Français n'a frémi à ce coup, quel ne s'est senti solidaire, comme l'autre de Monsieur son Grand Père ?

De fait, bien que son sang, soumis à des proscriptions parlementaires, ait à peine paru dans cette généreuse effusion du sang de France, n'est-ce pas que c'est Lui qui a vaincu l'autre et l'a contraint de demander merci ? Ne sont-ce pas ses méthodes de guerre qui ont, triomphé et, si l'on est revenu à travers un siècle à en tirer des leçons, qui donc les imagina ? A travers Foch et Pétain, il apparait, grandit, s'affirme et qui niera qu'il triomphe ? Seul l'esprit de parti médiocre et bas le contestera : il est.

Il se peut qu'en ce livre on trouve des pages dures, peut-être injustes, même à son propos. J'ai cherché la vérité ; je l'ai cherchée de toutes mes forces et avec une ardeur que les années n'ont pas glacée. Donc, à la passion que m'ont suggérée les textes, il se peut que je n'aie point résisté. II n'importe le lecteur fera le partage. Si les images que j'ai tracées l'ont été d'un trait épais et un peu lourd, c'est que, dans le moment où je les regardais, les personnages apparaissaient ainsi devant mon regard et que je les peignais du premier coup. Si j'avais encore vingt-cinq ans à employer à ces volumes, je pourrais en calmer la fougue et en éteindre les couleurs. Mais qu'ai-je de jours à vivre ? Atteint comme j'ai été à la suite des fatigues que m'ont imposées les œuvres de guerre, je ne saurais faire état de lendemains. Je ne puis penser à reprendre en entier les trente volumes[1] que j'ai publiés ; tout au plus à compléter cette dernière série par un volume de corrections et d'additions ; peut-être à poursuivre dans le détail quelque recherche de faits ou de personnages. Il faut bien penser que je suis hors du jeu et que les jeunes hommes ont d'autres préoccupations, d'autres buts et d'autres religions. Ils ne se soucieront donc pas de la minutie d'une telle enquête Menée sur un homme et ne la considéreront point du côté historique, tout au plus d'un côté romanesque : peut-être prendront-ils alors à des personnages réels autant d'intérêt qu'ils en peuvent prendre à des personnages d'imagination. Toutefois, trente volumes !

On aura rarement fouillé, avec une minutie pareille et sans aucune autre préoccupation que la vérité, l'existence d'hommes et de femmes qui ont cet avantage, si c'en est un, d'avoir fourni les carrières les plus extraordinaires, de s'être élevés de rien à tout, d'avoir réalisé les rêves que peuvent former, dans une sorte de délire, des enfants affolés d'ambition et d'avoir fait cela sans déployer de génie, sans prouver cette valeur intellectuelle ou morale qui justifie les immenses fortunes. C'est à coup sûr Monime de génie mis à part — le plus extraordinaire des romans qu'on ait pu vivre et par là il pourrait intéresser encore un peu les profiteurs de la future Société des Nations, ceux qui ont fait, par la guerre, d'incroyables bénéfices — mais non pas en se battant.

Les polémiques sur une date, un lieu, un fait ne les passionneront guère, ni ce qui semblerait des révélations, ni ce qui paraîtrait des surprises ; mais ce qui pourra, s'ils lisent encore, éveiller chez eux un semblant de curiosité : derrière ces visages de rois et de reines, ils surprendront le même ensemble de passions, de désirs et de velléités que derrière tous les visages de femmes ou d'hommes emportés d'un bond, par le hasard, au sommet d'une montagne ? J'ai tenté de considérer ceux-là hors de ce qu'on appelle l'histoire, dans le menu cours de la vie, des habitudes et des façons, et si je n'ai point poussé l'étude aussi loin que j'aurais désiré, c'est par impuissance.

Comme ont dit les Goncourt, initiateurs de cette façon de comprendre, de cette façon de raconter les vies : L'histoire est un roman qui a été ; le roman est de l'histoire qui aurait pu être. Mettons que ce soit ici un roman et un roman naturaliste. J'entends un roman dont chaque détail soit pris de nature et dont le drame reproduise des histoires arrivées. C'est bien là ce que j'ai tenté de faire. Mais suis-je parvenu à donner une sorte de vie à des êtres que j'ai écrasés sous des petits faits valant ce que vaut le témoin qui les enregistre et que n'a point vivifiés l'étincelle sacrée ?

Les livres, dont les feuilles déjà rosissent, ne sont guère faits pour traverser le temps. Certains iront s'enfouir clans les bibliothèques et lorsqu'on les en exhumera, ils tomberont en poussière. Sauf quelques légers romans — les romans d'amour que les générations se repassent pour s'attendrir — quels livres ne sont point destinés à ce suprême repos où nulle main ne les trouble ? Le siècle passé ne nous a pas légué un seul volume d'histoire — sauf les Récits mérovingiens où il y a bien de littérature. Pour les siècles d'avant, quoi ? Les récits de Voltaire, Charles XII, le Siècle. C'est le style qu'on y cherche et que fait-on des faits ? Des mémoires, oui certes, ils vivent, pour l'amusement qu'on y prend, pour la vivacité ou la grâce du récit, pour le scandale ou le témoignage, mais ce sont des hommes ou des femmes qu'on écoute avec leurs passions et leurs folies, car presque tous les mémorialistes — je n'ose dire tous — sont des délirants, persécutés ou ambitieux. Les historiens, qui ont. eu le plus de vogue, qui, pour une raison ou une autre, pour leur vie ou leurs actes, ont connu le plus grand succès, sont à présent des noms qu'on prononce, sans que nul ait l'idée de lire leurs œuvres. Peur certains la vente à tempérament prolonge l'agonie, elle leur donne l'apparence qu'on les achète ; mais ouvre-t-on davantage leurs livres ? Les premiers volumes du Consulat et l'Empire avaient été publiés en 1845, le dernier parut en 1862. Certains intervalles ont été longs, deux, trois, quatre années : un grand enthousiasme secouait les familles bourgeoises, qui souscrivaient en masse. En dix-sept ans, M. Thiers avait mis au jour ses vingt volumes. Les éditions illustrées succédèrent aux éditions populaires cc fut un des grands succès de librairie du siècle. Pourtant il ne fut point fait d'édition nouvelle depuis 1866. Malgré le prestige qui s'était attaché au nom de l'auteur, malgré le rôle politique qu'il avait joué, malgré sa popularité qui fut immense, on ne réimprima point son livre et qui, hormis les gens de métier, lit pour son instruction le Consulat et l'Empire ? Il a suffi de cinquante ans. Et ce n'est point parce que les erreurs, les complaisances, les contradictions y. abondent ; ce n'est pas parce que, sur quantité de points, le terrain a été renouvelé et que la vérité a fait des progrès, c'est, simplement que le livre est démodé. — Moins pourtant que l'Histoire de Napoléon de M. Pierre Lanfrey.

Il n'importe ! J'ai voulu pousser mon enquête et j'en apporte ici quelques conclusions. J'ai la ferme confiance que si quelqu'un s'avise, selon d'autres modes, d'écrire sur l'histoire napoléonienne, il ira chercher mes livres et qu'il en tirera parti. Déjà il s'est trouvé bien des gens pour le faire qui n'ont point jugé utile de le dire. Tant mieux, mes livres sont écrits pour qu'on y puise et cela montre qu'on les lit.

Il peut paraître assez médiocrement croyable qu'après avoir consacré une trentaine d'années à l'étude d'un seul homme, après avoir constaté qu'il faudrait bien plus du triple de temps pour connaître au moins superficiellement ce qu'il a fait durant vingt années, je sois arrivé, non à l'admirer plus, mais à saisir moins encore cette extraordinaire nature. Et pour ce qu'il y a en lui d'humain, pour les imperfections, la brutalité, la méconnaissance du prochain, de ses libertés et de son action, pour la puissance de domination et la forme de cette omnipotence — pour la naïveté qui à des moments l'abuse si bien qu'il semble un jouet aux mains de Talleyrand et de Fouché, aux mains d'Alexandre de Russie, de François d'Autriche, de Frédéric-Guillaume de Prusse, de quiconque se donne pour tâche de le tromper ; que, par là, dans la politique extérieure, il apparaisse en possession morale de cette bande et qu'à chaque tournant il n'ait d'autre issue que de tirer l'épée ; qu'il ne recoure pourtant à l'ultima ratio qu'après tous les arguments épuisés et toutes les preuves fournies de sa bonne foi ; qu'il soit enivré par sa fortune et par la succession de ses victoires, par son admirable aptitude à réparer les insuccès, par la succession ininterrompue de ses triomphes, quoi d'étonnant et où sont les contradictions ? Ce n'est point un dieu, c'est un homme et cet homme avec toute l'humanité qu'il porte, toute l'exécration dont il est accablé, toutes les apothéoses qui achèvent son assomption est le plus admirable exemplaire de la Race humaine. Y en a-t-il chez les autres nations qui y soient comparables ? Cela peut-être. Point dans la nôtre. Il a un rôle qu'il remplit et un rôle qu'on lui attribue : c'est du second que s'est formée la légende ; c'est le premier que j'ai tenté de définir. Et, si fort que je me sente attiré, j'ai résisté, parce que ce qui importe, c'est la vérité.

Pouvons-nous l'atteindre, j'en doute, mais la rechercher est assez. C'est ce que j'ai tenté de faire, hors de tout esprit de parti, hors de toute ambition et dirais-je, hors de toute espérance. Cette guerre, en quatre ans, nous a vieilli d'un siècle. Elle a reculé les temps. Elle a effacé tant de noms qui semblaient encombrer l'histoire. Elle en a retenu si peu des chefs et tant des soldats. Elle a tellement montré chez ceux-ci, la permanence et la perpétuité de la race, chez ceux-là la perpétuité de la doctrine napoléonienne, que, s'il est une justice, c'est à Napoléon et à la France qu'ira l'hommage ; c'est vers ces deux entités confondues que monteront la reconnaissance et l'amour des nations libérées.

FRÉDÉRIC MASSON.

NOVEMBRE 1918.

 

 

 



[1] Napoléon inconnu : 2 vol. — Napoléon et les femmes. — Joséphine de Beauharnais. — Madame Bonaparte. — Joséphine Impératrice et Reine. — Joséphine répudiée. — L'Impératrice Marie-Louise. — Napoléon et son fils. — Napoléon et sa famille : 13 vol. — Napoléon à Sainte-Hélène. — Autour de Sainte-Hélène : 3 vol. — Sur Napoléon. — Autour de Napoléon, etc.