NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME XI. — 1815

 

XXXVIII. — LES AVORTEMENTS. - LE CHAMP DE MAI. - L'ÉQUIPÉE DE MURAT.

 

 

Mars-Juin 1815.

NAPOLÉON et la Révolution. — MURAT.

 

Ceux qui avaient appelé Napoléon, ceux qui avaient préparé son retour, ceux qui avaient apporté à ses pieds les portes de Grenoble étaient des hommes de la Révolution : on ne saurait dire même inquiétudes, il garantit la conservation de toutes les propriétés ; l'égalité entre toutes les classes et les droits dont vous jouissez depuis vingt-cinq ans et après lesquels vos pères ont tant soupiré. Et c'est par le mot : citoyens que commencent ces proclamations.

A Grenoble, où sont rendus les premiers décrets, rien que la suppression de la cocarde blanche et de la décoration du lis, le rétablissement de la cocarde tricolore, l'ordre d'arborer partout le pavillon aux trois couleurs, la levée des gardes nationales dans les cinq départements ; cela pourrait être un signal et un emblème, mais déjà les formes révolutionnaires sont abandonnées ; les officiers de la garde nationale seront nommés par les généraux, les préfets, les conseillers de préfecture réunis en conseil d'administration : et tous les fonctionnaires civils et militaires qui ont participé à la réaction royale sont confirmés dans leurs fonctions ! Qu'est-ce donc à dire, et par son chef lui-même la nation serait-elle désertée ?

A Lyon, les résolutions qu'il prend ont pour objet, en même temps que l'abolition des manifestations extérieures du régime bourbonien, le rétablissement du régime impérial ; il y donne quelques satisfactions aux patriotes, mais combien ternes et médiocres par rapport à celles auxquelles ils ont droit ! Certes, les Chambres sont dissoutes, mais qui eût pu imaginer l'Empereur gouvernant avec les pairs de Louis XVIII ; les promotions faites dans la Légion d'honneur sont annulées, mais exception est faite pour les personnes qui ont rendu des services réels à la patrie ; les ordres du Saint-Esprit, de Saint-Louis et de Saint-Michel sont abolis, mais l'ordre de la Réunion est rétabli, et l'Empereur y fera des promotions fréquentes durant les Gent-Jours. ; les lois de l'Assemblée nationale sur la noblesse sont remises en vigueur, mais les titres impériaux continueront à être portés et l'Empereur se réserve de donner des titres aux descendants des hommes qui ont illustré le nom français dans les différents siècles, soit dans le commandement des armées de terre et de mer, dans les conseils du souverain, dans les administrations civiles et judiciaires, soit enfin dans les sciences et arts et dans le commerce ; le séquestre sera apposé sur les biens formant les apanages des princes de la maison de Bourbon et sur les biens des émigrés qui faisaient partie du Domaine national et qui leur ont été rendus, mais c'est aux préfets à tenir la main à l'exécution du décret, qui devient dès lors, en admettant même qu'il l'ait été quelque part, un instrument politique médiocrement appliqué ; de même, les émigrés non amnistiés, rentrés en France depuis le 1er janvier 1814, devront sortir sur-le-champ du territoire de l'Empire, mais ils risquent d'être simplement arrêtés et conduits par la gendarmerie hors du territoire ; les officiers, qui ont été introduits dans l'armée depuis le 1er avril 1814, cessent d'en faire partie ; mais ils n'auront qu'à se rendre au lieu de leur domicile ; la maison militaire du roi est supprimée, mais l'Empereur est si mal renseigné qu'il met à part les Cent Suisses, les gardes de la Porte, les gardes suisses sous quelque dénomination que ce soit pour être seuls renvoyés à vingt lieues de la capitale et à vingt lieues de tous les palais impériaux ; alors qu'il omet les gendarmes de la garde, les chevau-légers de la garde, les mousquetaires et les grenadiers à cheval, sans compter les quatre compagnies de gardes du corps du Roi et les deux compagnies de gardes du corps de Monsieur ; enfin, treize individus, treize pour tout l'Empire, parmi lesquels un seul officier général, sont exclus de l'amnistie pleine et entière accordée aux fonctionnaires civils et militaires qui, par des intelligences ou une connivence coupable avec l'étranger, l'ont appelé en France et ont secondé ses projets d'envahissement ; à ceux qui ont tramé ou favorisé le renversement des Constitutions de l'Empire et du trône impérial. Aucun châtiment pour ceux qui ont conduit l'étranger sur les routes de France, qui lui ont livré le secret de la résistance, qui ont dénoncé les défenseurs du sol national, qui ont conspiré l'abaissement de la patrie, qui, pendant que nos soldats combattaient, les ont lâchement assassinés par derrière, aucun châtiment ! Et pour ceux-là mêmes qui sont exceptés de l'amnistie, pour celui qui, seul des treize, n'a point su se mettre à l'abri, les douceurs d'une prison avec les agréments d'une évasion concertée.

Voilà ces sanguinaires décrets de Lyon : à la juste colère de la nation, à peine si l'on accorde quelques platoniques satisfactions ; pour être placé et maintenu dans un état de résistance à l'oppression, le peuple aurait eu besoin de rencontrer, dès ces premiers jours, une direction vigoureuse et une répression impitoyable. Il s'attendait qu'entre ceux qui s'étaient dévoués pour la France et ceux qui l'avaient trahie, il serait fait au moins une différence, ne fût-ce que pour avertir les uns et pour encourager les autres. Il n'y en eut aucune, et, à regarder d'un peu près les décrets, les promotions, les nominations, toute l'action gouvernementale, on est singulièrement étonné.

L'Empereur, clés son arrivée à Paris, a constitué un ministère composé presque uniquement des ministres de 1814 ; ce sont pour la plupart des premiers commis excellents ; pour renforcer ce ministère, il y a introduit deux régicides, Fouché, déjà en pleine coquetterie avec les Bourbons, et Carnot, nommé comte de l'Empire pour la défense d'Anvers, un vieil homme à présent, plein de ménagements, d'hésitations et d'inquiétudes. Un seul des ministres a de l'énergie, de la décision, un peu de la fièvre révolutionnaire : c'est le ministre de la Guerre : Davout. Celui-là agirait si on le laissait agir. Il connait les mesures opportunes et n'hésite pas à les prendre, mais il a été aussitôt, et sur tous les points, contrarié par l'Empereur que détournaient des mesures opportunes et rigoureuses les officiers généraux de sa maison militaire, chargés du personnel. Chaque fois que Davout adopte une décision énergique, l'application en est paralysée par des influences qui s'exercent pour gagner du temps, atermoyer ; ménager les intérêts et les personnes. Dans le ministère comme partout, il n'y a qu'une apparence d'énergie, une apparence dé satisfaction donnée à la nation, une apparence de répression. En réalité, où elle demanderait de l'audace, où elle réclamerait, pour sauver la Révolution, les formes qui ont accompli la Révolution, elle va trouver une formule gouvernementale qui, sans prendre tout à fait la suite de la précédente, mais en empruntant un bon nombre des, apparences constitutionnelles qui avaient alors prévalu, semble combinée, non peint pour satisfaire le peuple qui ne s'en souciait nullement, mais pour flatter une bourgeoisie qui, l'année précédente, s'est refusée presque partout à participer à la défense et qui a accueilli les Bourbons avec satisfaction sinon avec enthousiasme. N'étaient ceux qui, ayant spéculé sur les biens nationaux, craignaient qu'on ne leur confisquât leurs propriétés et ceux qui, ayant plus ou moins participé à la Révolution, redoutaient des représailles, ils avaient, trouvé dans la Charte toutes sortes de motifs de se réjouir : en particulier et avant tout, l'abolition promise de la conscription. Évidemment ils avaient éprouvé des déceptions et le régime auquel la France avait été soumise n'avait pas été sans les étonner, mais quelle que fa l'hostilité qu'ils conservaient à l'égard des Bourbons, elle ne pouvait égaler l'antipathie qu'ils éprouvaient à l'égard de l'Empire — s'entend l'Empire militaire et démocratique, tel que le peuple et l'armée l'avaient constitué d'abord : et-aussi l'Empire tel qu'il était devenu, lorsque Napoléon y avait infiltré les pompes-monarchiques, les rigueurs de l'étiquette, des institutions nobiliaires qui, si elles ne conféraient pas des privilèges, éveillaient l'envie et offusquaient l'égalité.

Naturellement opposante à tout gouvernement où elle n'est pas tout selon le mot de Sieyès, et où elle ne dispose point, à son profit, de tous les agréments et de toutes les ressources du pouvoir, elle pouvait, moins encore qu'à la monarchie bourbonienne être ramenée à la, monarchie napoléonienne, et toutes les avances qu'on lui ferait seraient en pure perte : ce fut à elle pourtant que Napoléon s'adressa. Il la croyait sensible aux libertés politiques et il s'était laissé persuader qu'elles étaient essentielles à la transmission de la couronne et à la stabilité du gouvernement.

Pour quoi .il débuta par proclamer la liberté de la presse. C'était donner à ses ennemis des armes dont il ignorait la portée : outre les attaques ouvertes, qu'il pouvait atteindre et démentir, ils multiplièrent les sourdes calomnies, les fausses nouvelles, les injures à la façon des Actes des Apôtres et du Petit Gaultier dans les feuilles clandestines auxquelles la suppression de la direction générale de l'Imprimerie donnait toute facilité de circuler. A la violence de l'agression s'opposa parfois la rudesse de la défense, mais, en pareil cas, la défense a toujours le dessous, et les opposants l'avantage.

L'Empereur ne s'était point contenté avec cette première concession ; il avait promis, outre la paix qui ne tenait certes point à lui, le respect des personnes, le respect des propriétés, en même temps que l'amnistie pour les crimes de 1814. C'est là ce qu'on appelait les violences des partis. Ainsi, en présence d'une situation révolutionnaire, lorsque les royalistes faisaient contre l'Empereur appel à toutes les passions, qu'ils se groupaient pour la guerre civile, qu'ils préconisaient l'assassinat, qu'ils ouvraient des souscriptions pour le provoquer ; on renonçait par avance à toute énergie ; on affichait la faiblesse, on encourageait par une sorte de pusillanimité la révolte, on provoquait l'insécurité ; on donnait le sentiment qu'on était instable.

Que Napoléon renonçât à prendre les mesures qui seules pouvaient défendre sa personne et les principes qu'elle représentait ; qu'il renonçât à châtier les traîtres ; qu'il hésitât et se perdit dans les irrésolutions, qu'était-ce à dire ? l'on ne savait même plus de quelle façon rédiger l'intitulé des décrets et, d'un jour à l'autre, l'on changeait la formule : Napoléon, empereur des Français, — Napoléon, par la grâce de Dieu et les Constitutions de l'Empire, Empereur des Français, roi d'Italie, etc., etc., etc. — Napoléon empereur, — Napoléon empereur des Français, etc., etc., etc., — Napoléon empereur des Français. Il n'est plus question à la fin, ni de Dieu, ni du peuple, en sorte que le gouvernement est un gouvernement de fait, qui reçoit son autorité on ne sait de qui ni de quoi.

A la vérité l'on revint à une formule qui se rapprochait de l'ancienne, lorsque, dans l'intitulé de l'Acte additionnel aux Constitutions de l'Empire on inscrivit : Napoléon, par la grâce de Dieu et les Constitutions, empereur des Français. Mais n'était-ce pas encore une étrangeté ? dans la proclamation du golfe Juan (1er mars) c'était par les Constitutions de l'Empire ; mais que voulait dire par les Constitutions ?

Cette incertitude, qui se trouve ici résumée d'une façon frappante et typique, se rencontre partout. Si, par quelque discours, l'Empereur paraît faire un appel aux idées de la Révolution, tout aussitôt un acte prouve que ce n'est là qu'une satisfaction vaine donnée à des passions qu'il ne partage pas, et il rentre dans l'exercice du gouvernement, dans les décrets d'administration, dans la cuisine, fort intéressante à coup sûr, de tous les jours. A mon retour de Cannes ici, dit-il à Benjamin Constant, je n'ai pas conquis, j'ai administré. Au moins croit-il l'avoir fait.

Sur les deux cent soixante-quatorze décrets insérés au Bulletin des Lois, plus d'un tiers vise des legs ou des donations à des fabriques ; un autre tiers est relatif à des nominations. Il semble que la révolution qui vient de s'accomplir se borne à des mutations de personnel. Louis XVIII avait gardé presque tous les préfets qui venaient de l'Empereur ; Napoléon reprit presque tous ceux qui avaient servi Louis XVIII et s'assura ainsi des dévouements et des énergies qui avaient fait leurs preuves près des Bourbons. Nul n'eût pu croire qu'il s'agit de la crise la plus terrible qu'une nation pût traverser ; de son indépendance ou de son asservissement. Sous l'œil des préfets et des généraux, les royalistes qui n'avaient point suivi le roi, conspiraient avec leurs amis qui étaient à Gand et les tenaient au courant de tous les mouvements de l'armée ; ceux qui ne prenaient point un rôle actif et qui subissaient la bénignité d'un exil dans leurs terres, bénéficiaient de-cette villégiature hâtive propice à leur santé et à leur fortune ; mais, grâce à la complaisance du gouvernement, aux égards des préfets, ils ne ressentaient aucune inquiétude et ils attendaient les événements avec une assurance agressive. Qu'avaient-ils à se gêner ? N'agissait-on pas vis-à-vis d'eux, comme dit Thibaudeau, avec une mansuétude exquise ?

Il eût fallu une dictature révolutionnaire ; une action prompte et vigoureuse ; on retombait dans les pompes, le cérémonial, l'étiquette. L'Empereur nommait aux emplois de chambellans, d'écuyers, d'aides des cérémonies, de dames du Palais et de dames du Roi de Rome. Il n'y avait plus de grand veneur — le titulaire étant à Gand — mais il y avait toujours une vénerie. Il y avait des pages, il y avait des officiers-de toutes les espèces, civile et militaire, et dans le même nombre presque. La noblesse, disait Napoléon, m'a servi ; elle s'est lancée en foule dans mes antichambres. Il n'y a pas eu de place qu'elle n'ait acceptée, demandée, sollicitée. J'ai eu des Montmorency, des Noailles, des Rohan, des Beauvau, des Mortemart. Certes ! Et il en avait encore, et tout eût été ouvert devant eux, et ils n'avaient qu'à se présentes pour qu'on se trouvât trop heureux de les combler d'honneurs et d'argent. Ils ne voulaient pas ; ils n'avaient pas confiance, ou, s'ils consentaient à s'enrôler, c'est qu'ils avaient en poche la permission reçue du roi. L'Empereur savait à quel point ils étaient détestés : Je n'ai, disait-il, qu'à faire un signe ou plutôt à détourner les yeux, les nobles seront massacrés dans toutes les provinces... Mais je ne veux pas être le roi d'une jacquerie.

Tout est là pour lui. Si, par mégarde, il donne quelque apparence de satisfaction aux hommes disposés à se faire tuer, dont le nom seul, ou simplement le pas, suffisent à faire trembler les royalistes, de Paris à Gand, avec quelle défiance, avec quel dédain ne les traite-t-il pas ! Ce mouvement si prononcé dans les masses, qui n'avait point eu le retour de l'Empereur comme cause, mais comme effet, n'était point pour plaire à l'Empereur revenu : il ne s'accordait pas avec les principes et l'allure du gouvernement impérial. Lorsque la Bretagne patriote, par une inspiration généreuse renouvelée de la Révolution, donna le signal des Fédérations, on dénonça à l'Empereur ceux qui avaient signé le pacte, comme des révolutionnaires impénitents. Il ne consentit point à laisser poursuivre ce qui était bon pour la France, mais, lorsqu'il s'agit de donner à cet enthousiasme patriotique sa conclusion naturelle, et de former les fédérés en vue de la résistance, il prit la plus étrange des mesures : il fit organiser conformément aux lois existantes, armer, équiper, les gardes nationales, composées de bourgeois, et quant aux volontaires fédérés, qui étaient du peuple, il mit en question si on leur donnerait des piques ; on annonça qu'il y aurait pour eux des fusils en magasin, et on ne leur donna rien du tout. Lorsque, le 13 mai, l'Empereur lui-même prescrivit le cérémonial pour la revue des fédérés, il régla jusqu'aux airs que jouerait la musique de la garde. Et ce furent le Vivat in Æternum et le Veillons au Salut de l'Empire ; il décida que les fédérés défileraient devant lui par le flanc droit, sur trois hommes de hauteur, se tenant par le bras !

C'était là tout ce qu'il lui plaisait d'admettre de la Révolution. C'était là tout ce qu'il pouvait en supporter. Son intelligence essentiellement ordonnée ne tolérait pas ce qu'il estimait le désordre ; sa conception de l'administration n'admettait point le concours des forces qu'il n'eût point organisées ; il voulait bien profiter de l'enthousiasme patriotique, mais à condition qu'il en déterminât l'effort par des agents qualifiés, revêtus par lui de commissions spéciales ; et ces agents étaient, la plupart, des hommes usés ; plusieurs étaient discrédités, certains trahissaient ; mais ils avaient l'honneur d'appartenir à ces catégories de grands fonctionnaires, de personnages titrés et décorés, hors desquelles Napoléon s'était convaincu qu'il ne pouvait s'adresser pour obtenir cette sorte de respectabilité qu'il estimait nécessaire à ses représentants.

Ayant organisé la Société d'après un système qui lui a été inspiré plutôt par son atavisme latin que par son éducation française, niais qui s'est lié si intimement à son caractère autant qu'à son intelligence qu'il en est devenu l'expression consistante et ordonnée, Napoléon, outre qu'il éprouverait une répugnance invincible à rompre avec ce système, se trouverait matériellement inapte à appliquer le système contraire, et, il faut le dire, tout système qui n'aurait point pour bases essentielles l'autorité et la hiérarchie ; il lui faut la machine qu'il a montée ; il estime que les rouages sont encore tel qu'il les a forgés, qu'ils ne sont ni détendus, ni usés, ni brisés, et c'est sur eux qu'il compte uniquement. Mais à quel étonnant surmenage il les soumet et comment pourrait-il espérer un rendement régulier d'instruments qu'il change de place constamment ! On a peine à croire que, en trois mois, certains départements, comme l'Hérault, ont reçu jusqu'à cinq préfets ; plusieurs, comme les Hautes-Alpes, la Côte-d'Or, le Tarn-et-Garonne, quatre ; ou trois comme Allier, Aude, Eure-et-Loir, Nièvre, Pas-de-Calais, Somme ; presque tous deux — Ain, Basses-Alpes, Calvados, Charente, Creuse, Eure, Finistère, Haute-Garonne, Gers, Indre, Haute-Loire, Loiret, Haute-Marne, Meuse, Rhône, Saône-et-Loire, Sarthe, Seine-et-Oise, Seine-Inférieure, Vendée, Haute-Vienne — et l'on doit renoncer à compter les intérim remplis par les sous-préfets du chef-lieu ou par les conseillers de préfecture. Des préfets, qui nominalement étaient affectés durant vingt-cinq jours à un département, avaient à peine le temps de déménager. Et, comme ils constituaient le rouage essentiel du gouvernement, on peut juger ce que fut le gouvernement durant les Cent-Jours : le gouvernement des bureaux ; ce n'est point lui qui provoque les résolutions généreuses et les sacrifices patriotiques.

Le pis n'était pas tant encore ces perpétuelles allées et venues d'administrateurs qui, inconnus dans le département, pouvaient où ils arrivaient passer pour être attachés au souverain, et dont le zèle dans ces conditions n'avait rien qui dût surprendre ; mais que croire de préfets qui, tout à l'heure, semblaient pleins de passion loyaliste pour les Bourbons, qui, dans les assemblées des conseils généraux, préconisaient les mesures de résistance contre Buonaparte, lançaient des proclamations contre lui, et qui, à présent, avaient charge et mission d'exécuter, avec un enthousiasme patriotique, les ordres de l'Empereur ? Ils n'exécutaient rien du tout ; ils n'avaient garde de poursuivre ni même d'incommoder les opposants ; ils trouvaient tout simple de les maintenir dans les places où eux-mêmes les avaient nommés et où leur fidélité préparait le retour des Bourbons.

S'ils étaient contraints de prier ces Messieurs de rentrer pour quelques jours dans la coulisse, c'était avec des excuses et quantité de belles paroles, et ils leur demandaient de désigner eux-mêmes leurs suppléants. Ils n'avaient garde de choisir dans l'autre camp, celui des hommes de la Révolution, des patriotes déterminés : ces gens-là n'étaient pas du Monde et pour Messieurs les Préfets, les questions de société primaient toutes les autres, celles surtout de la défense nationale.

Aucun d'eux n'était décidé contre les Bourbons ; pour aucun d'eux aider au retour du roi ne constituait un crime de lèse-patrie ; aucun d'eux ne se fût soucié de relever les conspirations royalistes et d'en arrêter les auteurs. Il y avait dans tout le personnel dirigeant, un laisser-aller qui confinait de si près à la trahison qu'on pouvait seulement dire pour excuses que, si la machine ne marchait pas, c'est que le moteur était arrêté. Faute de l'impulsion de l'Empereur qui jamais jusque-là n'avait fait complètement défaut et qui à présent ne se laissait pas sentir, on ne gouvernait plus, si l'on administrait encore.

Les mémoires qu'on a publiés de plusieurs préfets permettent de juger dans quel état d'esprit ils se trouvaient. Au fond, la plupart, ayant été choisis par Napoléon dans l'ancienne noblesse ou dans la Ferme, avaient été bien plus flattés de servir la royauté que l'Empire. Et ils le prouvaient à celui-ci. Les actes de connivence avec les royalistes se produisirent même dans des départements frontières, où la surveillance fut à ce point relâchée qu'on allait à Gand comme on fût allé à Versailles.

D'ailleurs il n'y avait plus de police : le duc d'Otrante, nominé ministre pour cette partie, avait eu soin, dès le 28 mars, de supprimer les directeurs généraux, commissaires généraux et spéciaux de police et de les remplacer par huit lieutenants de police, attachés au ministère et à la disposition du ministre. Ces lieutenants devaient faire chaque année l'inspection de leur arrondissement et l'on peut juger ainsi de la surveillance qu'ils exerçaient.

Le duc d'Otrante semblait encourager lui-même les conspirateurs. Si, sur un scandale trop violent, quelque individu suspect était arrêté par les agents subalternes, tout aussitôt, par ordre supérieur, il était relâché, ou bien, si la justice s'en mêlait, on lui prêtait une échelle pour qu'on pût dire qu'il s'était évadé. Les émissaires allaient et venaient, de Gand à Pâris et de Paris dans les départements du Midi et de l'Ouest, où s'allumait la guerre civile. A Paris même s'organisait, sous l'œil bénévole de la police, un corps franc qui, sous couleur de résister à l'invasion, s'était donné pour mission de disperser la Chambre des Représentants et de tuer l'Empereur. Des réunions factieuses avaient lieu presque publiquement ; des généraux les présidaient ; d'anciens émigrés y assistaient avec de ci-devant gardes du corps et l'on y envisageait tous les moyens de préparer la défaite et de la rendre désastreuse. Fouché vraisemblablement n'ignorait rien de ce qui se disait et se faisait, mais n'était-ce pas sur ces hommes qu'il comptait, et jusqu'à quel point ne les employait-il pas pour sa correspondance avec les princes ?

Assurément, le préfet de Police faisait ce qu'il pouvait pour être renseigné et pour renseigner l'Empereur, mais, constamment contrecarré par Fouché qui débauchait ses agents et rompait ses mesures, il était le plus ordinairement réduit à l'impuissance.

Quant à la gendarmerie, le ressort en était brisé. A la place du maréchal Moncey qui s'était tenu au serment qu'il avait prêté à Louis XVIII, l'Empereur avait nommé le duc de Rovigo. Pour confier l'un des deux ministères de police à cet homme, il fallait un étrange aveuglement. Sans remonter jusqu'à 1812, où le rôle joué par Savary, lors de l'affaire Malet, avait été des plus étranges et où ses complaisances envers les royalistes avaient été portées à un degré où elles devenaient de la complicité, toutes les suppositions étaient vraisemblables devant l'attitude prise en 1814 par le ministre de la Police qui avait laissé la conspiration royaliste s'organiser presque publiquement et qui semblait y avoir prêté les mains. Certains ont dit qu'il avait été dupe : cela ne pourrait se soutenir que s'il n'avait point fait ses démarches pour entrer en grâce auprès des Bourbons. Mais l'Empereur ignorait cela et bien d'autres choses, car il était mal renseigné, si même il l'était et il en était resté au temps où Savary affirmait qu'il était prêt à tout, même à sacrifier pour le service de l'Empereur sa femme et ses enfants. Quant à la gendarmerie à laquelle les Bourbons avaient fait beaucoup d'avances, l'esprit des chefs y était médiocre et ce n'était pas le commandement de Savary qui pouvait l'échauffer.

Où qu'on porte les yeux, l'on ne voit que désordre, irrésolution, défiance, et c'est bien pis lorsque, en conformité du décret rendu à Lyon le 13 mars, l'Empereur travaille à corriger et modifier les Constitutions selon l'intérêt et la volonté de la nation.

 

Lorsque, à Lyon, il prenait un tel engagement, il pouvait n'avoir point l'intention de noyer le principe démocratique dans une sorte de libéralisme aristocratique et bourgeois emprunté d'Angleterre, avec, çà et là, des réminiscences de la Constitution de 1791. Sans doute — mais dès qu'il s'était laissé prendre dans l'engrenage, comment échapper ? La charte octroyée par Louis XVIII formait une limite qu'il fallait au moins atteindre, si on ne surenchérissait pas. Rentrer dans le régime des sénatus-consultes moyennant lesquels toute loi pouvait être abrogée, violée ou tournée ; exclure la nation et les députés du vote du budget et de l'apurement des comptes, était-ce matériellement possible ? Le retour à la Constitution de l'an VIII, telle qu'elle était avant les sénatus-consultes de l'an X, eût pu satisfaire certains des survivants de la Convention et des- Conseils, mais il eût fort mécontenté cette bourgeoisie dont l'Empereur recherchait l'appui. Il n'eût point satisfait Mme de Staël à l'opinion de laquelle il attachait une importance, ni le prince Joseph qui s'était toujours présenté comme un monarque constitutionnel — à Naples, après qu'il en était parti, à Madrid après, qu'il avait cessé d'y régner. Il n'eût récolté les suffrages ni du prince Cambacérès ni des ministres, ni des conseillers d'État, ni des conseillers à la Cour des Comptes, ni des membres de l'Institut, ni d'aucun des représentants des grands corps de l'État.

Ainsi détruisit-on le régime qui, s'il avait été peu à peu vicié par les abus d'autorité résultant aussi bien de l'enivrement du pouvoir et de la passion d'agir que d'une résistance prolongée durant quinze années contre l'Europe en armes, n'en demeurait pas moins le seul qui convint à la France. Par son origine démocratique ; par les diverses consultations plébiscitaires ; par l'ingéniosité des systèmes d'élection ; par la coopération à la confection des lois de cinq corps reproduisant avec une rare perfection les opérations de la pensée telles que la philosophie les définit ; enfin, par la base même du système : les listes d'éligibilité qui constituent un des modes les plus ingénieux de la démocratie, la Constitution de l'an VIII demeure la plus admirable conception pour l'organisation d'une nation, dès qu'elle a rompu avec les formes traditionnelles. Mais tous ces ressorts avaient été successivement faussés et détruits, de façon que le gouvernement impérial était devenu une autocratie aggravée par les sénatus-consultes. C'était d'ailleurs en usant du Sénat pour toutes les besognes devant lesquelles reculait le despotisme césarien et pour lesquelles il désirait être couvert, qu'on lui avait inspiré l'audace d'usurper le pouvoir constituant, de renverser l'Empereur, et de rappeler les Bourbons.

Mais de ce que le Sénat avait démérité de l'Empereur et de la France, de ce que le Corps législatif s'était associé aux machinations de la minorité sénatoriale, était-ce un motif pour abolir une constitution que la nation avait trois fois acclamée et qui, si l'on revenait aux principes, si l'on en rétablissait l'exercice intégral, dit été la meilleure encore qu'on prit trouver ? Car elle était représentative sans être parlementaire et elle conciliait, dans une mesure admirable, les droits du pouvoir exécutif avec ceux du législatif.

L'Acte additionnel n'a point été, comme l'Empereur le projeta sans doute originairement, un correctif à certaines insuffisances des Constitutions impériales, il en fut le renversement : il substitua à la responsabilité nationale de l'exécutif, la responsabilité individuelle des ministres ; à l'élection de l'Empereur, jusque-là seul représentant de la nation (et comme il s'en targuait en 1808 !), il opposa l'élection des députés, Napoléon dit le mot : des Représentants ! Il créa et suscita l'antagonisme ! Même origine à chacun des deux pouvoirs et même source d'autorité, en sorte que l'affaiblissement de l'un devait profiter à l'autre et favoriser ses empiétements.

A cette Chambre élue par le peuple, il opposa une Chambre héréditaire nommée par l'Empereur. D'après la Constitution de l'an VIII, le Sénat élisait ses membres qui étaient à vie, sur des listes électives et sur la présentation des grandes autorités nationales ; et le droit de nomination n'avait été que peu à peu usurpé par Napoléon ; mais enfin il existait, tandis que c'était violer tous les principes proclamés par la Révolution, ceux qui avaient servi de base à la Déclaration des Droits, ceux qui étaient inscrits à la tête de toutes les constitutions délibérées depuis 1789, qu'accorder à une catégorie de citoyens l'exercice héréditaire des prérogatives politiques les plus excessives : car chacune des Chambres, et par suite chacun des membres des deux Chambres, avait, non seulement le droit d'amendement aux lois, dont la proposition semblait appartenir au Gouvernement, mais il avait le droit d'initiative et de rédaction des lois. Dès qu'il naissait, le fils d'un pair était pair en puissance, et, par là, jouissait de privilèges politiques qu'il ne devait qu'à sa naissance. Donc, toute la Révolution fut remise en question et cette aberration politique, comme on a dit récemment, acheva, par une plate imitation de ce qu'on croyait être les institutions anglaises, de donner à cette constitution cette incohérence qui la rendait impossible à appliquer autant qu'à justifier.

***

Que pour expliquer les 'mobiles qui firent agir l'Empereur l'on mette bout â bout l'influence de son frère Joseph, l'opinion prononcée par ses conseillers habituels, les campagnes de presse, l'incompréhensible intervention de Benjamin Constant et l'espèce d'autorité qu'il usurpa ; qu'on y ajoute un état de santé physique et morale qui entraînait un vacillement et un affaiblissement de la volonté, est-ce assez pour rendre raison d'une conduite si directement opposée à celle que Napoléon avait suivie jusque-là, d'une contradiction si nette infligée aux principes sur lesquels il avait fondé son pouvoir et dont il attendait son autorité ?

Q n'e s t-ce donc à dire et ne faut-il pas chercher ailleurs que dans les raisons superficielles l'explication de la conduite de l'Empereur ? Plutôt que de s'attacher à des minuties constitutionnelles inspirées, tantôt de l'avortement de 91, tantôt d'une interprétation erronée des institutions anglaises, ne convient-il point de demander au caractère, aux actes antérieurs, aux sentiments qui ont dirigé depuis plusieurs années la politique impériale, une explication plausible et satisfaisante de la conduite de Napoléon ?[1]

Napoléon veut avant toute chose paraître en médiateur ; on l'a si fort accusé de tyrannie et de despotisme qu'il se garde de tout acte d'énergie et de toute velléité de défense. Par là, pense-t-il, il montre l'Empire compatible avec un système de douceur et d'apaisement. Il adopte l'Acte additionnel parce qu'on l'a persuadé que le régime autoritaire doit finir avec lui et que le régime parlementaire convient à un empereur mineur. C'est là une doctrine dont on n'a pas qu'une fois constaté les néfastes effets, mais qui avait hier encore des partisans. L'Empereur, pour répondre aux vœux de la nation, eût pu déterminer un mode électoral plus large, ressusciter le Tribunat, accroître les attributions financières du Corps législatif et restreindre les prérogatives qu'il avait si imprudemment accordées au Sénat, mais sans toucher aux principes essentiels de l'autorité impériale, sans contrefaire la charte octroyée, laquelle s'expliquait mieux encore que l'Acte additionnel.

Mais on l'avait convaincu que, dans ce lit qu'il lui préparait, son fils trouverait avec une tranquillité incomparable, toutes raisons de stabilité et une irresponsabilité qui le déchargerait du fardeau du pouvoir en lui en laissant les agréments. Il ne mettait point en doute que, proposant à la nation l'Acte additionnel, elle ne l'acclamât ; mais peut-être avait-on été assez adroit pour lui faire croire que ce serait le libéralisme de l'acte qu'on acclamerait et non pas celui qui le présenterait ? l'investiture plébiscitaire n'en serait pas moins donnée à la monarchie parlementaire.

Il n'est point utile de faire ressortir les contradictions, ni de rechercher la part que tel ou tel avait prise à la rédaction de cet acte qu'il faut considérer, de la part de l'Empereur, comme un expédient dynastique : l'Acte additionnel a eu pour objet principal de prouver à l'Europe que l'Empereur constitutionnel serait un souverain pacifique, que ce souverain pacifique pourrait être un enfant, que ce souverain avait été acclamé par la nation unanime et qu'il en était inséparable, que toute tentative pour imposer à cette nation le règne des Bourbons provoquerait une révolte générale. Aussi l'Acte additionnel a été publié, aussi il avait été soumis aux suffrages du peuple et de l'armée ; aussi va-t-il être en Champ de mai l'objet d'une promulgation solennelle, en présence des délégués des régiments et des départements, et, tant on espère la venue de l'Impératrice et du Roi de Rome qui doivent y être couronnés, on ajourne de jour en jour cette réunion jusqu'à laisser s'écouler la première quinzaine de mai sans fixer aucune date précise !

***

Comment Napoléon pu faire puisqu'on lui laissait ignorer les intentions de l'Impératrice et qu'on avait soin de mettre l'embargo sur tous les Français dévoués ou simplement honnêtes qui eussent pu l'éclairer.

Il y avait à cela un intérêt politique et militaire incontestable : en tenant Napoléon dans l'incertitude sur les projets de sa femme et sur ses résolutions, en arrêtant toute correspondance entre lui et les Français qui entouraient Marie-Louise, on gagnait tout le temps qu'il fallait pour remettre sur pied des armées qu'on s'était trop hâté de disperser et pour avoir raison de l'attaque prématurée de Murat. On déblayait le terrain de ce côté avant d'aborder la grande querelle d'où dépendrait le sort de l'Europe. De la sorte, les troupes anglaises éparses dans les Pays-Bas ne seraient point surprises et culbutées ; les Prussiens recevraient leurs renforts et se rapprocheraient ; les Russes combineraient leurs marches et les Autrichiens arriveraient sur les Alpes. Une offensive brusque eût eu pour l'Empereur, au point de vue de la défense nationale, tous les avantages. Le manifeste du 13 mars étant une déclaration de guerre, il n'eût point eu à porter la responsabilité d'une ouverture d'hostilités que tout justifiait ; mais, s'il y eut la question d'augmenter l'armée et de la réorganiser avant de rien entreprendre, s'il y eut la question de ne point paraître prendre devant le pays l'initiative de l'attaque, s'il y eut le leurre de la paix, il y avait surtout cet appât : l'Impératrice et le Prince impérial, qui ne reviendraient point s'il ouvrait les hostilités, qui reviendraient peut-être s'il ne les ouvrait pas.

Ce fut seulement à la mi-mai qu'il fut fixé. Le 6, Méneval a obtenu ses passeports et il a pris congé de l'Impératrice. Elle le charge d'assurer l'Empereur de tout le bien qu'elle lui souhaite et lui dit qu'elle espère qu'il comprendra le malheur de sa position. Elle lui répète qu'elle ne prêtera jamais les mains à un divorce ; qu'elle se flatte qu'il consentira à une séparation amiable ; que cette séparation est devenue indispensable, qu'elle n'altérera pas les sentiments d'estime et de reconnaissance qu'il lui conserve.

Muni de cette déclaration de rupture, où l'on peut croire qu'avec une sorte d'honnêteté Marie-Louise a tenu à sous-entendre qu'il ne s'agissait pas simplement de politique, Méneval va faire ses adieux au roi de Rome, et celui-ci, — pauvre petit de quatre ans ! — le tire à l'écart pour lui dire en son parler enfantin : Monsieur Meva, vous Lui direz que je L'aime bien. Il part ; à son passage à Munich, il voit le prince Eugène ; il est le 11 à Belfort ; il arrive à Paris vers le 15 mai. Il se rend à midi à l'Élysée et l'Empereur, qui le reçoit aussitôt, le garde jusqu'à six heures, dans le jardin. Ces entretiens durèrent quelques jours. En général, les sujets étaient graves et paraissaient l'affecter péniblement. Méneval, qui savait observer, et qui était renseigné par les femmes de l'intérieur ; dévouées autant que lui à la France et à l'Empereur, connaissait par le détail toute la conduite de l'Impératrice et il dut en rendre compte, quelque pénible que fut ce récit.

Avant même que M. de Talleyrand eût obtenu des plénipotentiaires des huit puissances signataires du traité de Paris la déclaration que Napoléon Buonaparte s'est placé hors des relations civiles .et sociales et que, comme ennemi et perturbateur du repos du monde, il est livré à la vindicte publique, Marie-Louise avait pris son parti. On peut admettre que, dès le 8 mars, date où Méneval écrit au duc de Vicence une lettre parvenue très tard, elle était fixée sur les voies qu'elle suivrait. Le 12, par une lettre qu'a rédigée M. de Neipperg, elle a fait connaître à M. de Metternich qu'elle est tout à fait étrangère aux projets de l'Empereur et qu'elle se met sous la protection des Alliés.

Dans une explication qu'elle consent à donner à Méneval, qu'elle considère à bon droit comme un agent de Napoléon, mais auquel elle attribue, comme à tous les hommes qui l'approchent ou simplement qui la voient, une passion qu'il essaie en vain de dominer, elle lui dit qu'elle n'est pas maîtresse de ses actions, qu'elle a promis à son père de se remettre entièrement entre ses mains et de ne se conduire que par ses conseils ; qu'elle ne peut, sans manquer à son serment et à ce qu'elle doit à son père ; désormais le seul tuteur de son fils et qui lui montre une constante bienveillance, s'opposer à ce qu'il veut faire, non seulement dans son intérêt propre, mais dans leur intérêt commun ; que les princesses autrichiennes ne sont que des instruments dans la main du chef de leur maison ; qu'elle a été élevée dans des principes de soumission absolue à cette autorité ; qu'elle n'est plus souveraine indépendante ; qu'elle se trouve sans protection et hors d'état de résister ; qu'elle ne peut que fléchir sous le joug ou se mettre en rébellion ouverte contre son père, que les suites de cette révolte seraient incalculables pour l'avenir de son fils. Méneval s'abstient donc de porter à l'Impératrice les lettres de Napoléon qui lui parviennent.

Le 19, sur l'ordre de l'empereur d'Autriche, le roi de Reine est amené par sa gouvernante de Schœnbrunn à Vienne, où il doit vivre désormais sous les yeux des souverains alliés. Le 20, Mme de Montesquiou est séparée du prince et reçoit l'ordre de partir pour Paris : puis, sous prétexte que son fils, le colonel Anatole de Montesquiou, venu à Vienne pour la voir, a comploté d'enlever le petit roi, elle est gardée à vue comme prisonnière d'État. Au moins a-t-elle exigé, en même temps qu'un ordre écrit qui établit la contrainte, un certificat des médecins constatant le parfait état de santé de son pupille. Elle a été remplacée par la comtesse de Mittrowsky, bien plus agréable à l'Impératrice, car elle est introduite par M. de Neipperg.

Le 28, avant le départ de celui-ci pour l'armée d'Italie, Marie-Louise obtient, par ses instances réitérées, que les plénipotentiaires du Congrès signent un protocole séparé statuant que les duchés de Parme, Plaisance et Guastalla seront possédés par elle en toute 'souveraineté, et reviendront après sa mort à l'infant Don-Carlos, fils de la reine d'Etrurie. Ainsi renonce-t-elle, pour le roi de Rome qu'on appelait à ce moment le prince de Parme — à la succession des Duchés qui lui était garantie par le traité de Fontainebleau. Elle se contente qu'on lui attribue les fiefs de l'archiduc Ferdinand de Bohême, rapportant 600.000 francs de rente.

Le 1er avril, M. de Neipperg part pour l'Italie, mais elle reste en correspondance quotidienne avec lui et ne fait rien que par ses conseils. Bien plus qu'à l'annonce des succès de l'Empereur, elle s'émeut à la nouvelle de la mort de Mme de Neipperg, qui sans doute lève pour elle un dernier-obstacle, car Méneval lui attribue des scrupules religieux. Sa résolution est irrévocable. Elle déclare à Méneval, qui veut lui remettre des lettres de Napoléon, qu'elle ne les recevra que pour les porter à l'empereur d'Autriche et que son père lui-même n'aurait pas le droit de la contraindre à retourner en France. Toutes les chances qu'il y a que l'Europe consente à la Régence, elle les écarte résolument. L'impératrice Marie-Louise à qui j'ai parlé, dit l'empereur Alexandre à Lord Clancarty, ne veut point, à quelque prix que ce soit, retourner en France. Son fils doit avoir en Autriche un établissement et elle ne désire rien de plus pour lui.

Méneval est bien obligé de se faire l'interprète de ces sentiments, de même qu'il a dû raconter les faits douloureux dont il a été le témoin attristé et impuissant. C'est d'un de ses plus fidèles serviteurs que l'Empereur reçoit le coup qui brise toutes les espérances sur lesquelles il a vécu depuis deux mois, qu'il a fait partager à la nation et qui, en se dissipant à présent, à la veille de la guerre, vont laisser place à une inquiétude générale. Il continue à interroger Méneval ; il veut tout savoir de son fils, et le sentiment qu'il éprouve est si fort qu'il ne cherche point à en modérer l'expression : assurément, pendant dix années, il a admis Méneval à l'intimité de sa pensée et de sa vie dans de telles conditions que, devant lui, il n'a point à dissimuler ce qui est le plus secret dans son cœur. Mais, sur l'Impératrice, tout ce qu'il dit, raconte Méneval, était plein de convenances et de ménagement pour elle. Il la plaignit des erreurs auxquelles elle avait été exposée, il alla au-devant de ce que Méneval aurait pu dire dans son intérêt et ne mit pas en doute que ses sentiments pour la France et pour lui n'eussent été violentés.

Plein de confiance encore dans le loyalisme de la Chambre des Représentants qui va se réunir, dans le dévouement qu'elle témoignera à sa personne et à sa dynastie, il dicte, à la suite de ces conversations, une note pour le duc de Vicence qui prouve l'étendue de ses illusions. Il est possible, dit-il, que la Chambre fasse une motion pour le roi de Rome tendant à faire ressortir l'horreur que doit inspirer la conduite de l'Autriche. Cela serait d'un bon effet. Et il indique alors que Méneval doit faire un rapport, daté du lendemain de son arrivée. Il tracera, depuis Orléans jusqu'à son départ de Vienne, la conduite tenue par l'Autriche et les autres puissances à l'égard de l'Impératrice, la violation du traité de Fontainebleau, puisqu'on l'a arrachée ainsi que son fils à l'Empereur ; il fera ressortir l'indignation que montra à cet égard, à Vienne, sa grand'mère la reine de Sicile. Il doit appuyer particulièrement sur la séparation du Prince impérial de sa mère, sur celle avec Mme de Montesquiou, sur ses larmes en la quittant, sur les craintes de Mme de Montesquiou relatives à la sûreté, à l'existence du jeune prince. Il traitera ce dernier point avec la mesure convenable. L'Empereur sait bien que, si l'on peut rendre l'Autriche responsable de la séparation initiale, on ferait difficilement admettre à présent que l'Impératrice n'encourt aucune responsabilité. Un seul moyen se présente pour l'innocenter : Méneval appuiera sur ce que l'Impératrice est réellement prisonnière puisqu'on ne lui a pas permis d'écrire un mot. Et le secrétaire doit encadrer dans ce rapport tous les détails qu'il a donnés à l'Empereur et qui sont de nature à y trouver place et peuvent donner à ce rapport de la couleur.

Quelle tâche l'Empereur impose au dévouement de Méneval ! Il faut qu'en style pompeux, Méneval présente des faits qui sont trop publics pour qu'on les nie ; que, sans omettre aucune des prescriptions du protocole et en prodiguant les épithètes flatteuses, il arrive à faire connaître que Marie-Louise n'a jamais eu le projet de rejoindre l'Empereur à file d'Elbe et qu'à présent elle n'entend pas le retrouver à Paris. Toutefois, après les confidences qu'il a reçues d'elle, il recule à la présenter comme une prisonnière et il dit seulement : Tous les sentiments portent l'Impératrice vers la France. L'attachement qu'elle conserve dans le fond de son cœur pour l'Empereur, le souvenir des marques de tendresse et de tous les bons procédés qu'elle en a reçus, celui des témoignages d'amour et d'estime que lui ont donnés les Français occupent souvent sa pensée, niais ces sentiment sont comprimés. On peut la considérer comme dans une sorte de captivité puisqu'elle n'est plus mai tresse de sa conduite et qu'il ne lui est plus permis même d'écrire eu France ni d'en recevoir aucune lettre.

De la sorte, sans mentir, ou couvre l'Impératrice et l'on peut insister comme il convient sur le Prince impérial. A la vérité, Méneval a exagéré congrument la douleur qu'a éprouvée Marie-Louise à se séparer de son fils et à le remettre à l'empereur d'Autriche, niais au moins n'a-t-il point pris avec la vérité des libertés que la presse n'eût point manqué de relever. A meilleur droit a-t-il pu s'étendre sur le rapt du roi de Rome. Le fils de Napoléon enlevé des mains de cette dame respectable, Mme de Montesquiou, à cause du tendre attachement qu'elle se plaisait à nourrir dans le cœur de son auguste élève pour l'Empereur, son père, c'était un acte qui ne se pouvait comparer qu'à l'enlèvement du dauphin des mains de sa mère : et M. Méneval s'est efforcé d'en tirer le meilleur parti. Une séparation si douloureuse pour Mme de Montesquiou fut, dit-il, vivement sentie par son auguste élève qui s'était fait une douce habitude des soins qu'elle lui prodiguait. Il la redemandait sans cesse en pleurant et les regrets qu'il témoignait de sa perte, étaient la plus douce consolation qu'elle pût recevoir dans cette circonstance.

Et, dans ce style noble, Méneval continuait : Le Prince impérial était dans l'état de santé le plus florissant. Plus grand et plus fort que ne le sont ordinairement les enfants de son âge beau, bon, doué des plus aimables qualités et annonçant les dispositions les plus heureuses, il fait la consolation de sa mère et a gagné la tendresse de sou grand-père, l'empereur. Le souvenir de la France lui est toujours présent et son affection enfantine pour sa chère patrie se peint dans les réflexions touchantes qui lui échappent lorsqu'il en entend parler aux Français qui sont restés attachés à sa personne.

Tel était le langage que l'Empereur approuvait ; qu'il estimait capable d'émouvoir cette France retournée de vingt ans en arrière, aux impressions et aux passions révolutionnaires, insensible aux niaiseries protocolaires, uniquement touchée, dans la question du roi de Reine, par le fait que l'espérance, de la paix s'en trouvait anéantie. Ah ! si, au lieu d'employer la plus surannée des rhétoriques, l'on avait Présenté les faits dans leur netteté brutale ; si l'on avait, au peuple des fédérés et des poissardes, parlé la langue qu'il entend, une langue sobre, loyale et franche, où l'on eût évoqué l'Enfant-roi promené par les béliers aux cornes dorées sur la terrasse du Bord de l'eau et où l'on eût eu garde d'évoquer le grand-père empereur et ses kaiserlicks, alors, sans doute, cette nation, si vite révoltée par lés martyres d'enfants, une générosité l'eût soulevée, avec de l'indignation et de la haine ; mais il ne convient pas qu'on charge de lui parler des chambellans ou des aides des cérémonies... Au surplus ce morceau : demeura sans emploi. La Chambre, lorsqu'elle se réunit, ne fit aucune motion et ne parut nullement disposée à s'occuper au Prince impérial.

***

Alors que tout croulait ainsi, l'Empereur et la France apprenaient cette étonnante nouvelle que Murat venait de débarquer à Cannes. C'était exact. Depuis qu'il avait résolu de quitter l'ile d'Elbe, l'Empereur n'avait eu qu'un but : empêcher Murat de se déclarer trop tôt, de se lancer dans une aventure qui ne -pouvait manquer de le perdre et de compromettre gravement la cause napoléonienne au cas qu'elle eût triomphé. Il avait donc envoyé à Naples, le 16 février, le chevalier Colonna chargé de faire connaître au roi qu'il partait pour rentrer dans sa capitale et remonter sur son trône ; qu'il était résolu à maintenir le traité de Paris et à renoncer spécialement à toutes ses prétentions sur l'Italie ; que Murat devait le faire savoir à Vienne par un courrier qu'il expédierait aussitôt ; que le dispersement des troupes alliées, les russes derrière le Niémen, les autrichiennes au delà de l'Inn, la majorité des prussiennes au delà de l'Oder, permettait de gagner du temps ; que, dans tous les cas, les hostilités ne pouvaient commencer avant la fin de juillet ; que la France et Naples auraient le temps de se concerter ; qu'au préalable, il devait renforcer son armée dans une bonne position au delà d'Ancône et, dans toutes les circonstances imprévues, se conduire d'après le principe qu'il valait mieux reculer qu'avancer, donner bataillé derrière le Garigliano que sur le Pô, qu'il pouvait beaucoup comme diversion et lorsqu'il serait appuyé par une armée française ; qu'il ne pouvait rien sans elle.

Ce fut le 1er mars que Colonna fit cette communication à Murat. Elle annonçait, non pas le départ de l'Empereur, mais sa résolution de partir. Or, à ce moment, Murat avait engagé ses négociations, à Vienne et subsidiairement à Londres, de telle façon que, s'il ne recevait pas satisfaction du cabinet autrichien, il n'avait de recours que dans les armes. C'est ce que signifiait la démarche qu'il avait ordonnée à ses plénipotentiaires près le Congrès. La réponse ne se fit point attendre. A la note en date du 25 janvier, remise seulement le 26 février, où les plénipotentiaires de Murat démontraient qu'allié de l'Autriche, leur maitre était par là même devenu l'allié de la France, Metternich, d'accord avec M. de Talleyrand, avertissait celui-ci que l'Autriche considérerait comme un casus belli l'entrée des Français en Italie et leur passage pour aller attaquer Naples (c'est par mer en effet que Louis XVIII devait opérer son invasion). Cela fait, le lendemain, Metternich Communiquait cette note comminatoire au duc de Campo-Chiaro et il lui déclarait qu'il ne saurait admettre que Murat ne s'en contentât pas. En même temps, il rappelle les troupes autrichiennes qui sont sur la frontière de Pologne, et qui mettront Murat à la raison s'il tente de mettre ses menaces à exécution. Et lorsque, pour la première fois, le Cabinet de Vienne a rompu ce fatal silence, écriront plus tard les plénipotentiaires de Murat, il a intimé au roi d'attendre les bras croisés que 150.000 Autrichiens, avec 200 pièces d'artillerie, se fussent rendus en Italie, pour lui imposer ensuite la loi qu'on aurait voulu lui faire subir.

La remise de la note du 26 février n'a pu être déterminée par un ordre de Murat, motivé sur la révélation des projets de Napoléon. C'est Colonna qui lui a donné connaissance de la décision qu'avait prise l'Empereur ; il n'a pu lui parler de l'exécution : puisqu'il avait quitté Porto-Ferrajo près de dix jours avant l'embarquement de l'Empereur ; il est arrivé à Naples le 1er mars ; mais n'a pu donner de nouvelles du départ. Murat l'a connu vraisemblablement le 3. Et les sentiments que lui inspira cette nouvelle prouvent qu'au moment même, il ne croyait point à la réussite — à moins qu'il ne prétendit se garder à toute éventualité une porte de secours. Il fit demander le ministre d'Autriche, le comte Mier. Il me prévint, écrit Mier, qu'il ferait partir dans quelques heures un courrier pour Vienne. Campo-Chiaro reçoit l'ordre de déclarer à notre cour qu'à tout événement la politique du "roi de Naples reste constamment subordonnée à la nôtre, que rien ne pourra le faire dévier de ce principe et qu'il désire savoir la marche que nous croirons devoir tenir dans cette affaire pour s'y conformer. Et il insista sur le désir qu'il avait de donner à l'empereur François des preuves de son attachement et de sa reconnaissance.

Cependant rien n'égalait son agitation ; il ne savait à quoi arrêter ses idées, ni ce qu'il devait désirer. Sans doute convenait-il que l'empereur Napoléon n'avait point risqué une telle entreprise, sans être à moitié sûr du succès ; que, s'il parvenait à débarquer, il aurait toute l'armée, toute la France pour lui, mais les Bourbons ne trouveraient-ils pas un parti pour les soutenir et ne serait-ce pas alors la guerre civile ? Et puis, disait-il, quel parti prendra l'Autriche et les autres puissances ? C'est un événement très malheureux et qui peut tout embrouiller au moment où les questions principales avaient été heureusement combinées au Congrès. Il n'est pas moins fâcheux pour moi, sous beaucoup de rapports ; il peut retarder l'arrangement de mes intérêts et, à la longue, je ne peux pas rester dans cette position, il faut que je sache à quoi m'en tenir.

C'était bien là en effet le motif pressant qui l'avait déterminé à réclamer une réponse positive du cabinet autrichien, risque à tout perdre par cette démarche qui sentait le matamore et dont lui seul n'apercevait pas ridicule ; l'état d'énervement dans lequel l'avilit mis cette terrible incertitude, se trouvait doublé à présent par cette éventualité nouvelle, l'obligation de s'attacher à quelque chose, la crainte que Napoléon échouât ou celle plus grande peut-être qu'il réussît.

Quant à la reine, depuis 1813 où elle avait pris son parti, au moins avait-elle la sagesse de s'y tenir. Elle considérait que le salut de la monarchie, s'il pouvait venir de quelque part, dépendait de l'Autriche qui ne prendrait pas l'initiative d'une rupture, et qui avait fait preuve d'une patience exemplaire. Aussi bien n'ignore-t-on pas que le ministre autrichien lui rendait pleine justice : Toujours conséquente, dit-il, dans sa manière d'envisager les choses, sage dans ses vues et raisonnements, mettant du caractère et de la persévérance dans le parti et la marche qu'elle s'est une fois convaincue être utile, ne variant pas d'opinion à tout événement, prêchant toujours droiture et loyauté, c'était, pour le comte Mier, le modèle des femmes, et le parangon des reines. Pour le moment on voyait sur sa physionomie combien cet événement l'avait bouleversée. Elle est extrêmement inquiète sur le sort de son frère, qui, dit-elle, court à sa perte inévitable. Elle ne pouvait souhaiter sa mort, mais elle aurait désiré qu'il se tînt tranquille dans son île. S'il parvient à se replacer sur le trône de France, il s'empressera de les chasser de Naples. Elle ne cesse de le répéter au roi. L'empereur Napoléon redevenu empereur des Français, bouleversera de nouveau toute l'Europe ; elle connaît trop son caractère pour pouvoir jamais en douter ; on aurait tort de croire que l'âge et l'expérience l'auraient corrigé. Ainsi s'acquitte-t-elle de la mission que l'Empereur avait prétendu donner à Murat pour porter à l'Autriche l'assurance de ses intentions pacifiques. D'ailleurs Caroline remet à Mier la relation confidentielle du départ de Napoléon que vient de lui apporter M. Mary, secrétaire de la princesse Pauline et témoin oculaire.

En même temps qu'il assurait la cour de Vienne de ses sentiments, Murat expédiait à Londres un courrier porteur de protestations identiques. Coïncidence étrange ! N'était-ce pas le même jour que le comte de Blacas adressait au vicomte Castlereagh les lettres falsifiées par l'abbé Fleurie qui devaient servir à faire condamner Murat par le Parlement anglais ?

D'ailleurs il ne serait pas même besoin de cela et Murat allait se condamner lui-même.

En même temps qu'il protestait de sa fidélité à l'Alliance austro anglaise, il s'effrayait à la pensée que tout- l'effort qu'il avait fait pour s'assurer des intelligences en Italie allait être vain. Napoléon n'aurait qu'a paraitre pour renverser l'édifice hâtivement construit par les Autrichiens, pour rétablir le royaume d'Italie, l'étendre jusqu'à l'Adige, peut-être y annexer le royaume de Naples et constituer ainsi l'unité à son profit ou au profit d'Eugène. Quant à lui, Murat, il serait détrôné, peut-être pis ; en tout cas, cette merveilleuse Italie, cette proie sans égale, devant laquelle il s'était un instant attablé et qu'on lui avait aussitôt retirée, il ne l'aurait jamais et, de nouveau, il se verrait contraint d'obéir à celui qui, par les bienfaits mêmes dont il l'avait comblé, lui était importun et odieux. Il convoqua un conseil extraordinaire de ses ministres auxquels il déclara solennellement que rien n'était changé dans se politique, et, au sortir de ce conseil, il accueillit mystérieusement des Français réfugiés à Naples, des émissaires accourus de tous les points d'Italie sur la nouvelle du départ de l'Empereur. Lui-même expédia des agents de tous côtés et ceux-ci lui annoncèrent — comme M. de Julian — que les troupes autrichiennes étaient partout en mouvement- et qu'il devait se tenir sur ses gardes.

Dès ce moment, la résolution de Murat fut prise. Il voulait être roi en Italie et il n'admettait point que Napoléon réclamât la moindre part de la péninsule. Par suite, non seulement il n'attendait pas le succès de l'Empereur, dont sans doute, à part lui, il était convaincu, et il avait bâte de se retrouver dans la haute Italie-où les affiliés des loges lui garantissaient que le peuple entier était prêt à courir aux armes. Ainsi, le 7 mars, disait-il au général d'Ambrosio : Qu'ai-je besoin d'alliances quand les Italiens me saluent et m'appellent comme leur libérateur ? Eu envahissant l'Italie, je peux m'établir rapidement sur le Pô, le passer, diriger mes forces sur Venise, la surprendre, et réunir sous mes enseignes les Piémontais fatigués de l'ineptie de leur roi, Milan, patrie nouvelle des idées libérales, les Vénitiens qui se souviennent encore de leur ancienne gloire, les Ligures qui ont tant de peine à supporter la domination sarde et les peuples de la Romagne, naturellement belliqueux et capables de me seconder dans une telle entreprise. L'Autriche ne sera-t-elle pas appelée sous peu à combattre la France, et comment pourrait-elle alors faire face â tout et résister à tous les ennemis en même temps ? Et comme d'Ambrosio lui faisait les objections qu'inspirait naturellement le bon sens, il répondit : Nous réussirons. Je convoquerai à Bologne tous les peuples de l'Italie.

Tout de même ne pouvait-il se lancer en avant sans savoir si l'Empereur avait réussi, au moins dans la première partie de son entreprise : si Napoléon parvenait à débarquer en France, on pouvait compter qu'il serait en quelques jours à Paris. Ce fut vers le 10 mars que Murat put avoir cette certitude. Aussitôt, il chargea son aidé de camp le colonel Alexandre de Bauffremont, neveu de La Vauguyon, d'aller, comme on a dit, au-devant de l'Empereur. M. de Bauffremont était porteur de cette lettre, qui indique formellement que Murat n'avait point reçu à ce moment de l'Empereur d'autres indications que celles apportées par Colonna, nettement contraires au plan qu'il va suivre. Il écrit donc :

C'est avec un bonheur inexprimable que j'ai appris le débarquement de Votre Majesté sur les côtes de son empire. J'aurais bien désiré recevoir quelque instruction sur la combinaison de mes mouvements en Italie avec les vôtres de France. Il est impossible que je ne les reçoive pas bientôt. Cependant, je m'empresse de prévenir Votre Majesté que toute mon armée est en mouvement et que très certainement, avant la fin du mois, je serai sur le Pô. Je vais partir pour Ancône afin d'être plus à portée de tout diriger et d'être plus à portée des nouvelles que Votre Majesté pourra m'envoyer. Et il termine par cette déclaration d'amour : Sire, je n'ai jamais cessé d'être votre ami. J'attendais seulement une occasion favorable. Elle est arrivée et c'est maintenant que je vais vous prouver que je vous fus toujours dévoué et que je vais justifier à vos yeux et aux yeux de l'Europe l'opinion que vous avez conçue de moi. Dans toute autre occasion je me fusse sacrifié inutilement.

Bauffremont, parti le même jour de Naples, passe le 12 à Rome où il se présente chez le ministre du roi de France, Mgr Cortois de Pressigny. Il continue sa route et arrive le 26 à Paris[2].

Depuis quelque temps déjà, Murat avait annoncé un voyage d'inspection dans les Marches : peu à peu, il avait fait filer sur Ancône ses chevaux, ses équipages, ses officiers d'ordonnance toutefois il ne déclarait encore aucun projet : il attendait ce qui adviendrait de Napoléon. S'il restait à Naples, écrit le comte Mier, entouré de la reine et de quelques personnes sensées qui, sans le flatter, ont le courage de lui dire la vérité, on pourrait compter qu'il ne serait pas entraîné à quelques fausses démarches, mais, à Ancône, rendu à lui-même, entouré de tètes échauffées, on ne peut répondre de rien. La reine, Gallo, Mosbourg, Mier lui-même avaient tout tenté pour empêcher ce départ, rien n'y avait fait.

Le tableau allait s'éclairer : le 11, le jour même où Murat a expédié Bauffremont, toutes les troupes de l'intérieur sont mises en marche vers les frontières, la garde royale se tient prête ; tout annonce la guerre. Contre qui ? Le 12, Mier passe une note à Gallo pour le lui demander. C'étaient là les préliminaires d'un ultimatum, qui, étant donné l'écart des forces, eût dé faire reculer Murat. Il n'en alla que plus vite. Les hommes que leur destin a marqués courent à l'abîme. Le 12, tout est en route ; Naples est vidé. Tout prouve, écrit Mier, que le roi a pris son parti et qu'il n'attend que les premières nouvelles de l'entreprise de Napoléon pour agir. Et il ajoute : Je ne crois pas qu'il ait le projet de marcher en France. Il tâchera de soulever l'Italie et d'en prendre possession ; il faudra donc qu'il se batte avec nous. Mais Murat déclare à tout venant qu'il n'en fera rien, que sa politique reste invariablement attachée à celle de l'Autriche ; que, s'il se réjouit que l'Empereur ait heureusement débarqué à Grasse, c'est que Napoléon est comme lui l'ennemi des Bourbons ; qu'il lui est assez indifférent que ce soit Napoléon ou un autre général français qui occupât le trône de France, pourvu que ce ne soient pas les Bourbons : Je suis leur ennemi, dit-il, comme ils sont les miens. Et c'est sur cette hostilité, sur l'expédition que les Bourbons voulaient diriger contre lui, sur la réunion hostile de forces considérables à Grenoble et à Dijon, qu'il se fonde pour affirmer ses intentions pacifiques à l'égard de l'Autriche, d'abord par une note singulièrement embrouillée parue dans le Monitore delle Sicilie du 13, puis par une lettre de Gallo à Mier de même date. Toutefois, Gallo ne nie point qu'il n'y ait quelque corrélation entre les préparatifs militaires du roi son maître et la note du 26 février. Les événements extraordinaires et inattendus qui se passent dans ce moment et qui peuvent embraser de nouveau le continent, sont de nature à exiger, dit-il, que le roi se tienne en mesure d'agir pour sa propre conservation et en suite des réponses que Sa Majesté attend avec impatience aux ouvertures que ses ministres ont eu ordre de faire au Congrès de Vienne. N'est-ce pas qu'on doit penser que Murat s'apprête à jouer le même jeu qu'il a joué l'année précédente et à mettre son alliance aux enchères ? Rien ne dit encore qu'il tournera pour ou contre Napoléon. Le sait-il lui-même ?

L'arrestation de la princesse Pauline[3] à Viareggio par les autorités autrichiennes qui occupent la Toscane, met le roi à la fureur. On lui a assuré que Madame se trouve avec sa fille et que, comme elle, elle est la victime de mesures de rigueur d'autant moins justifiables qu'il est impossible, comme le dit Gallo dans une note qu'il passe à Mier, que ces princesses aient eu connaissance des projets de l'empereur Napoléon. Le général Filangieri est chargé aussitôt des démarches près du maréchal de Bellegarde et Caroline, qui s'est constituée la protectrice générale des siens, écrit de sa main au grand-duc de Toscane : Maman est âgée, ma sœur est malade, Votre Altesse doit bien penser que la position où elles se trouvent est pénible et douloureuse.

Cet incident ne peut pourtant pas fournir à Murat l'occasion qu'il attend, niais il peut être la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Par deux fois déjà, il a voulu quitter Naples ; et, au moment où il allait monter en voiture, la reine est parvenue à l'arrêter : elle lui a déclaré qu'elle ne se chargerait pas de la régence, qu'elle ne se mêlerait en rien des affaires, que, s'il partait, elle se retirerait à Portici et y vivrait dans la plus profonde retraite, sans voir aucun ministre. Le roi, par là, se trouvait fort embarrassé, car il n'avait personne en qui-il eût confiance ; mais pouvait-on compter qu'il s'y arrêterait toujours ?

La réponse de Metternich à la note de Campo-Chiaro est entre ses mains et elle ne lui apporte aucune satisfaction. On lui annonce de partout que les forces autrichiennes stationnées dans les Légations reçoivent des renforts et ce ne peut être que pour marcher contre lui. — Et puis l'Empereur ? Qu'arrive-t-il de l'Empereur ? L'Empereur a bien dit d'attendre, mais n'est-ce pas d'attendre qu'il soit en mesure d'intervenir lui-même, de réclamer sa part de l'Italie, de faire agir les amis qu'il y a laissés, peut-être de mettre en avant cet odieux Eugène qui sait trop à quoi s'en tenir ? Gagner un peu de temps, soit, Murat y consent, car il ne risque-rien jusqu'ici et peut-être pourra-t-on encore négocier. Aussi se, fait-il accompagner par son ministre Gallo et insère-t-il dans le Moniteur des Deux-Siciles en date du 17 cette note : Le roi est parti de Naples aujourd'hui à une heure après midi. Selon les apparences, Sa Majesté sera absente de Naples pour quelques semaines, l'objet de son voyage, annoncé depuis plusieurs mois, est de visiter d'abord les importantes provinces des Abruzzes, les seules du royaume que Sa Majesté n'ait pas encore vues. L'intention du roi semble être ensuite de se rendre dans les Marches, avec le double objet de s'instruire personnellement de tout ce qui peut intéresser les habitants de ce pays qui lui ont donné tant de marques de leur affection et de passer la revue des braves troupes qui y sont stationnées.

Cela peut passer pour un prétexte d'autant plus que, à la même date, à Vienne, le duc de Campo-Chiaro est chargé de faire au prince de Metternich et au prince de Talleyrand cette déclaration en forme : Que, quelles que puissent être les circonstances à l'avenir, le parti du roi est pris, celui de l'ester fidèle aux engagements envers son allié, pour le repos et la tranquillité de l'Europe ; qu'il ne voit d'autre sûreté pour ses États que celle qui est basée sur la loyauté et l'honneur.

En fait, les Abruzzes, que Murat n'avait jamais visitées, furent cette fois encore négligées. Sa Majesté, dit le Moniteur, a seulement traversé les Abruzzes, et a pu à peine voir les seuls pays qui étaient sur son passage. Mais, au retour de Sa Majesté, les populations qui l'adorent seront pleinement dédommagées. Le 19, à 3 heures, Murat fait son entrée à Ancône où sont mouillés deux frégates et un brick de sa marine.

Sur son passage, disent les journaux de Naples, les peuples se précipitent pour le voir et l'admirer, et les colonnes du Moniteur ne suffisent point à contenir les noms des instituts, des autorités, des communes qui ont éprouvé le besoin d'attester leur fidélité. On l'amasse tout, juges de paix, séminaristes, chanoines, curés et fidèles, les employés de la poste, des forêts, des contributions directes et indirectes ; cela fait nombre.

Seulement, tout de suite, d'Ancône, Murat prépare sa marche en avant.

 

Le 20 mars, il demande au pape le passage pour 20.000 hommes qui doivent seulement tourner autour des murailles de Rome et ensuite prendre la route de Monterosi où le chemin se divise en deux, dont l'un conduit en Toscane et l'autre dans la Marche d'Ancône.

Il sait ce qu'il fait. D'après la note remise le 26 février, par Metternich à Campo-Chiaro, l'entrée des Napolitains dans les États pontificaux constitue un acte d'hostilité qui entraîne la rupture entre Naples et l'Autriche, le départ de Naples du ministre d'Autriche, la remise de passeports aux envoyés de Murat. Si le roi agit, c'est en connaissance de cause.

Le Gouvernement pontifical était dans l'intention de refuser le passage. Si le commandant napolitain le forçait, le pape manifestait l'intention de quitter la ville. Le ministre de France, M. Cortois de Pressigny, prêchait vivement la fermeté, car il ne pouvait convenir à Louis XVIII, que le pape se livrât aux Autrichiens, aux Anglais ou aux Siciliens. Toutes les âmes fortes et généreuses, écrivait-il, se rallient assez volontiers à l'idée de voir le pape rester à Rome. La place du Saint-Père est dans cette ville ; il n'en peut être arraché que par un grand crime religieux ou par une grande faute politique. Partout ailleurs, sa volonté n'est plus libre ; son autorité temporelle est contestée, sa force morale est à moitié éteinte ; sa personne et sa santé sont plus facilement attaquées.

Mais le pape apprenant, le 22, que les troupes napolitaines, auxquelles il a refusé le passage, sont à Terracine, quitte Rome pour Florence, suivi de sa cour et des ministres étrangers. Avant leur départ, une protestation, datée de Quirinal et signée au nom du pape par le secrétaire d'État, a été lancée contre l'invasion des Etats pontificaux et l'occupation des Marches, de Bénévent et de Pontecorvo. Ainsi se trouve brisée avant la lettre et dès le premier jour, du fait de Murat, la combinaison que l'Empereur a déjà en tète d'accréditer Fesch auprès du pape, de se réconcilier avec 1iii, de l'assurer qu'il n'entreprendra plus rien sur son temporel et qu'il abandonne même la plupart de ses prétentions quant au spirituel. Fesch, seul de tous les cardinaux, n'a point reçu du Pape de billet l'invitant à le suivre et il reste à Rome, jusqu'à ce qu'il aille rejoindre Madame à Naples.

 

Le 25, le roi a reçu à Ancône le comte de Starhemberg chargé par le maréchal de Bellegarde de demander des explications au sujet de la mise en marche des forces napolitaines : Murat a annoncé que, comme l'Autriche ne lui accorde aucune des garanties qu'il réclame, il 'n'a d'autre ressource que la guerre ; il insiste sur les conséquences, que ne manquera pas d'avoir pour lui le retour de l'Empereur et, pendant les cieux heures que dure l'entretien, il ajoute quantité de sophismes et de faux raisonnements pour essayer de prouver que l'intérêt de l'Autriche serait de protéger le rétablissement de Napoléon sur le trône.

Après des confidences de cette sorte où l'impulsivité de son bavardage l'a entraîné, Murat n'a plus qu'à tirer l'épée. Ses ministres le lui déconseillent fortement, lui demandent de rester dans les Marches, de ne point provoquer une guerre dont les conséquences peuvent être désastreuses ; mais, parmi les généraux, plusieurs, et des plus influents, entièrement livrés aux sociétés secrètes, le poussent à une offensive immédiate et lui promettent, en même temps que le ralliement autour de sa personne des vétérans de l'armée italienne, la levée en masse de la jeunesse entière. Et Murat se voit déjà le roi de l'Italie, délivrée aussi bien des Français que des Autrichiens.

Il veut bien attaquer l'Autriche, mais il entend rester en paix avec les Anglais et c'est là une des plus curieuses illusions qu'il ait pu se faire que, parce que divers Anglais, mus par leur curiosité habituelle, avaient souhaité être reçus dans ses palais, parce que la princesse de Galles s'était éprise de sa personne, le gouvernement britannique qui ne l'avait jamais reconnu, qui n'avait point adhéré en forme à son traité avec l'Autriche, resterait au moins neutre dans sa querelle.

Peut-être avait-il pourtant un motif de le penser qui, étant donné le caractère des Anglais, n'était point si peu fondé. Les Anglais, écrit de Palerme, le 30 mars, M. de Narbonne-Pelet, ambassadeur de Louis XVIII près du roi Ferdinand, les Anglais, quoique inquiets de la .démarche de Murat sont peut-être tenus d'user de quelques ménagements envers lui. Les négociants de leur nation, encouragés de la manière dont leurs compatriotes étaient accueillis et cajolés par Murat, se sont engagés dans des spéculations énormes avec Naples et, si on rompait trop brusquement avec lui, ils pourraient craindre la confiscation de leurs effets.

C'est pourquoi les Anglais ne considérèrent point l'entrée de. Murat dans les Etats pontificaux comme une rupture de l'armistice ; c'est pourquoi ils se dérobèrent quand on leur parla d'insurger le royaume de Naples que Murat avait entièrement dégarni ; c'est pourquoi ils se refusèrent à toute descente avec les forces qu'ils avaient encore en Sicile. Il fallait le temps d'expédier les marchandises achetées et le roi en bénéficiait. Il était condamné, mais fin courant et il prenait de là d'autant plus d'illusions sur la politique anglaise.

Il écrivait à Lord Bentinck par un officier d'ordonnance qu'il envoyait pour le complimenter sur sa reprise de commandement à Gênes : Cet officier a ordre de vous réitérer la même déclaration que je fis à Londres par courrier. extraordinaire : Que les événements de France ne changeraient en rien ma politique envers la France et que je désirais plus que jamais voir s'établir entre Naples et la Grande-Bretagne une paix durable que commandent à la fois la politique et les intérêts des deux nations.

Et lorsque, le 24, Bentinck adressa à Gallo une demande d'explications au sujet des grands préparatifs auxquels on procédait dans le royaume de Naples et qu'il fallait considérer comme le prodrome d'hostilités immédiates, Murat répondit, le 28, par une lettre qui, après tant d'autres, montre en lui une duplicité tranquille qui étonne encore ! Il parle d'abord du système inviolable qu'il a adopté de rester l'ami et de devenir même l'allié de la Grande-Bretagne. Ni les événements de France, dit-il, ni ceux que peut amener la conduite aussi extraordinaire que peu méritée de l'Autriche à mon égard, ne sauraient l'ébranler. Et, après avoir énuméré ses griefs contre l'Autriche, il dit : Si l'Autriche est décidément résolue à me faire la guerre, j'ai dû concentrer mon armée et reprendre mes anciennes positions sur le Pô. Si elle veut rester mon alliée, j'ai dû reprendre également mes positions sur ce fleuve pour agir de concert avec elle. Ainsi, les mouvements de mon armée ne doivent pas vous surprendre, ni rompre les liens d'amitié qui unissent, pour le moment, la Grande-Bretagne et le royaume de Naples, puisque, quels que soient les résultats des événements en Italie, le roi de Naples ne pourra que sentir davantage le danger réel qu'il aura à craindre du côté de la France et tout l'avantage qu'il doit tirer d'une alliance avec l'Angleterre, et j'ose avancer que cet avantage serait réciproque.

Ainsi, au moment même où il attaque les avant-postes autrichiens annonce-t-il qu'il entend maintenir la paix avec ses alliés et propose-t-il son alliance contre la France dont il a à attendre, toutes sortes de dangers.

Les ordres de marche ont été donnés par lui pour le 27 à la première heure. Le 27 entre Fano et Pesaro, le général Pepe, commandant la brigade de tête de la division Carascosa, rencontre un voyageur qui courait la poste avec un passeport suisse : ce voyageur, qui se fait reconnaitre 'pour être un secrétaire du roi Joseph, donne au général des renseignements sur les troupes que rencontrera devant soi l'armée napolitaine et, assuré qu'il trouvera le roi à Fano pu à Sinigaglia, continue sa route. La lettre qu'il apporte, écrite par Joseph sur les indications données. par l'Empereur lorsqu'il est arrivé à Lyon, n'a donc été pour rien dans la décision prise par Murat. Aussi bien, cette lettre, même dans la copie défectueuse — vraisemblablement à dessein — qu'on en possède ; ne saurait passer pour un encouragement à une action de guerre ; encore moins peut-on y trouver ces phrases que les apologistes de Murat prétendent y avoir lues tant sur l'arrivée prochaine de l'Impératrice et de son fils qui était annoncée de Vienne et qui était le présage du rétablissement de l'Empereur, que sur la position où se trouverait, s'il agissait dans un sens contraire, lé roi, beau-frère de l'Empereur qui, élevé par lui sur le trône, serait le seul des souverains de l'Europe en guerre avec la France, puisqu'on était certain de la neutralité bienveillante de la Russie et de la Prusse et qu'on traitait au moment même, avec assurance de succès, avec l'Angleterre.

Dans cette lettre, Joseph n'a fait que reproduire expressément, par ordre de l'Empereur, les paroles mêmes que l'Empereur avait fait porter à Murat par Colonna et, ç'a été tout au contraire la paix avec l'Autriche qu'il a recommandée, c'est sur la paix avec l'Autriche, renvoyant en France l'Impératrice et le Prince impérial, qu'est fondée toute la politique de Napoléon. Et il aurait recommandé à Murat d'attaquer l'Autriche — alors que lui-même n'était pas encore arrivé à Paris, qu'il ignorait tout des troupes qui seraient disponibles et des difficultés qu'il allait rencontrer, dans le Midi-ou en Vendée !

Le texte qu'on possède est trop fautif pour qu'on en fasse état[4]. Il a pu être faussé dans un but explicable ; mais, tel quel, il fournit des indications sensiblement analogues à celles que donne Joseph le même jour, sur la même invite, à M. de Schandt. C'est là même ce qui montre sur quels points ont porté les interpolations.

L'on connaît au surplus quel était l'état d'esprit de l'Empereur huit jours après qu'il fut entré à Paris. Le colonel de Bauffremont y était arrivé de son côté et avait remis, le 26, la lettre de Murat en date du 11. Elle avait été présentée à l'Empereur en ces termes : Lettre du roi de Naples à l'Empereur pour l'assurer de son dévouement et de son attachement. L'Empereur l'avait annotée : Renvoyé au ministre des Affaires Étrangères pour faire une réponse. Sur la minute de la réponse on lit : Par M. de Bauffremont. Il s'agit donc bien de la réponse à la lettre apportée par M. de Bauffremont et non d'une réponse à la lettre apportée — s'il y en eut une — par la goélette napolitaine qui, selon un plan concerté, était partie de Naples le 3 et était venue relâcher à Toulon le 19, le capitaine donnant pour prétexte qu'il venait prendre divers effets appartenant à la reine que devait lui remettre le consul. L'Empereur tentera d'utiliser cette goélette pour porter sa réponse en triple expédition ; de même il emploiera M. de Bauffremont et un officier de la garde napolitaine, mais ce sera pour la réponse à la lettre Bauffremont. Après avoir raconté la marche triomphale qu'il vient de faire à travers la France et dont rendront compte les collections de Moniteurs dont sera porteur chacun de ses messagers, il ajoute : J'ai une armée en Flandre, une en Alsace, une dans l'intérieur, une qui se forme dans le Dauphiné. Jusqu'à cette heure, je suis en paix avec tout le monde. Je vous soutiendrai de toutes mes forces. Je compte sur vous[5]. Vous devez penser que mon désir sincère est de maintenir la paix, que ce serait surtout aussi une garantie pour le sort de Votre Majesté, mais, si nous étions obligés de recourir aux armes, je me trouve dès aujourd'hui parfaitement en mesure d'en affronter les chances et l'unanimité de la réunion des Français autour de moi m'assure que la nation entière est prête à me soutenir avec énergie.

Il importe peu que cette lettre, malgré les précautions prises pour l'expédition, soit ou non parvenue entre les mains de Murat[6], elle atteste les sentiments de l'Empereur à cette date, sentiments qui étaient tels encore dix jours plus tard. Tant que le Midi n'avait pas été pacifié, on n'avait pu songer à expédier le chargé d'affaires ou. le ministre que l'Empereur avait annoncé : mais, d'ici que ce ministre arrivât, Caulaincourt, par la dépêche en date du 8 avril servant d'instructions au cardinal Fesch nommé ministre à Rome, lui avait dit : Vous pouvez, monsieur le Cardinal, si vous le jugez à propos, nommer un chargé d'affaires à qui vous donnerez vos directions et il avait ajouté : L'Empereur veut bien vivre avec la cour de Rouie, mais, en même temps, il doit mettre du prix à ne pas contrarier les justes prétentions du roi de Naples. Votre Éminence sait combien le concours de ce prince est utile à Sa Majesté et elle emploiera tous ses soins à concilier ce double intérêt. Vous pouvez, monsieur le Cardinal, assurer le pape de ces bons sentiments de l'Empereur et l'engager à retourner à Rome, si pourtant le roi de Naples n'y voit pas d'inconvénient.

Nous devons supposer que le roi est informé de tout ce qu'on a tramé contre lui. Il n'aura pas été dupe des démonstrations mensongères de M. de Metternich et ne se laissera pas abuser par de fausses confidences ni même par la production de pièces fausses. L'Empereur ne veut pas séparer sa cause de la sienne : quand même les alliés voudraient rester en paix avec la France, si le roi était menacé, il ferait la guerre pour le soutenir.

A cette date, l'Empereur se flattait donc que la guerre entre Murat et l'Autriche pouvait être conjurée et que l'armée napolitaine prendrait seulement position en avant d'Ancône. Il connaissait les faux commis dans le cabinet du roi de France et s'attendait que l'Autriche eût été aussi favorisée que l'avait été l'Angleterre ; sans doute pensait-il qu'on ne s'était point arrêté là et qu'on avait fabriqué d'autres armes pour le brouiller avec Murat.

Peu confiant dans les talents du chargé d'affaires qu'accréditerait- son oncle, il était pressé d'avoir un agent de valeur prés de Murat : Marseille est soumis, écrit-il le 10 à Caulaincourt, il est donc nécessaire de faire partir sur-le-champ un chargé d'affaires pour Constantinople et un ministre pour Naples. Si cela convenait au général Belliard, il serait très propre à cette mission.

A peine sait-on, à ce moment, que Murat s'est mis en marche. La première nouvelle en parait dans le Journal de l'Empire du 11 : encore ne connaît-on que ce qui est relatif aux États pontificaux et, dans le rapport sur la situation extérieure que présente à l'Empereur, le 12 avril, le ministre des Affaires Étrangères et qui est publié le 15, est-il dit simplement : Au milieu de cet ébranlement de l'Autriche vers l'Italie, le roi de Naples n'a pu rester immobile. Ce prince, dont les Alliés avaient précédemment invoqué les secours, dont ils avaient reconnu la légitimité et garanti l'existence, n'a pas pu ignorer que leur politique, modifiée depuis par des circonstances différentes, aurait mis son trône en danger, si, trop habile pour s'abandonner à leurs promesses, il n'avait pu s'affermir sur de meilleurs fondements. La prudence lui a prescrit de faire quelques pas en avant pour observer les événements de plus près et le besoin de couvrir son royaume l'a obligé de prendre des positions militaires dans les États romains.

Ainsi peut-on affirmer que nulle excitation, nulle approbation n'est venue de l'Empereur, lequel s'était flatté d'abord que la paix pourrait être maintenue ; ensuite, que, si elle ne pouvait l'être, Murat gagnerait assez de temps pour que la France pût l'aider. Mais l'alliance avec la France n'était nullement l'objet que se proposait le roi de Naples.

A quoi bon des hypothèses et des spéculations ? N'a-t-il pas très nettement dit lui-même ce qu'il cherchait et quel était son but ? Ne l'a-t-il pas révélé à Jérôme en pleine confiance et dans l'intimité de sa pensée, lorsqu'il a, le 28, à six heures du soir, retrouvé son beau-frère échappé de Trieste et n'a-t-il pas affolé par cette confidence inattendue l'ex-roi de Westphalie ?

Mais ce n'a point été à son beau-frère, ç'a été à l'univers entier que le lendemain il a confié sa pensée maîtresse. Ç'a été avec la solennité qui doit consacrer l'acte initial de l'existence d'une nation que, le lendemain, Murat a proclamé l'indépendance de l'Italie et ce redondant appel, dont il a, parait-il, demandé la rédaction à un des écrivains libéraux le plus en vue, c'est le programme que les loges et les ventes lui ont fait agréer, qu'il a fait sien, qu'il a signé et qu'il va tenter de réaliser par les armes. Or, ce programme est d'abord un manifeste contre la France bien plutôt que contre l'Autriche. Et à quel titre, dit Murat, des peuples étrangers prétendent-ils vous enlever cette indépendance, premier droit et premier bien de toute nation ? A quel titre dominent-ils nos plus belles contrées ?... De quel droit vous enlèvent-ils vos enfants pour les faire servir, languir et mourir loin des tombeaux de leurs ancêtres ? C'est donc en vain que la nature a élevé pour vous garantir la barrière des Alpes, qu'elle vous a entourés d'un rempart plus insurmontable encore, celui de la différence des langues et des mœurs et de l'invincible antipathie des caractères ?Non. — Que toute domination étrangère disparaisse du sol italien !

L'on ne saurait penser que c'est de l'Autriche qu'il s'agit ni qu'elle soit séparée de l'Italie par les Alpes. Quel sera donc l'allié dont Murat invoque l'appui ? Il va le dire : Les hommes éclairés de tous les pays, toutes les nations dignes d'un gouvernement libéral, les souverains qui se distinguent par la grandeur de leur caractère se réjouiront de votre entreprise et applaudiront à votre triomphe. Pourrait-elle ne pas applaudir à vos efforts, cette Angleterre, le modèle de gouvernement constitutionnel, ce peuple libre qui met sa gloire à combattre et à répandre ses trésors pour l'indépendance des nations ?

Murat parle ensuite de la perfidie des ennemis qui ont trompé les Napolitains et opprimé les Italiens. A la vérité, il ne dit point que c'est lui qui a dénoncé les Unitaires au gouvernement de Vienne.

Plus étrange encore est l'ordre du jour à l'armée : il dit que l'Autriche a demandé, provoqué une alliance si nécessaire au succès de ses armes en Italie et aussitôt qu'elle a pu oublier impunément la coopération des Napolitains, elle a tourné contre eux ses armes que, écrit Murat, nous faisions triompher l'année dernière au prix de notre sang sur les rives de la Secchia et de l'Eridan. Et il ajoute : Soldats ! Nous combattrons dans ces mêmes champs qui naguère furent les témoins de notre valeur ; nous délivrerons de nos ennemis ces mêmes provinces qui étaient devenues le prix de votre triomphe, que vous avez cédées à l'Autriche comme gage de conditions qu'elle n'a pas remplies. Et comme, avec Murat, on a toujours des surprises, il achève le discours qu'il adresse à ses soldats en leur disant : C'est sous vos drapeaux où sont gravés les mots d'honneur et fidélité sans tache que les Italiens s'uniront, armés d'un noble et généreux courroux et indignés de trouver sur les enseignes de vos ennemis les mots de mauvaise foi et perfidie.

Murat était tellement plein d'illusions et il était si adroit à en former qu'il croyait peut-être disposer, comme sur le papier, de 95.000 hommes, compris les compagnies provinciales, les compagnies d'élite, la gendarmerie et le reste ; au moins était-il certain que son armée d'opérations ne pouvait être inférieure à 60.000 hommes — exactement 59.241 avec 78 canons : or, il disposait en réalité de 40.000 hommes (39.270) et de 56 canons. L'Autriche pouvait lui opposer dans lin temps très bref 157.000 hommes. N'était-ce pas folie d'attaquer un contre quatre, avec une armée où trois des régiments avaient été formés des forçats tirés des galères, où, entre officiers supérieurs, existait une rivalité de race et d'origine qui devait amener de terribles conflits : sur 25 généraux, 10 étaient Français ; sur 27 colonels 13. L'année précédente, à l'appel de l'Empereur, les Français au service de Murat qui avaient le sens de l'honneur, avaient quitté ses drapeaux et étaient rentrés sous les aigles ; ceux qui étaient restés, qui n'avaient pas craint de combattre leurs concitoyens, n'étaient point faits pour inspirer confiance à leurs compagnons de guerre. C'était pour réaliser l'indépendance de l'Italie que M'irai appelait à lui tous les Italiens, et la proclamation enflammée qui les invitait à chasser du sol sacré tous les étrangers, Autrichiens et Français, était contresignée par le capitaine des gardes, chef de l'État-Major général, Millet de Villeneuve, un Français !

Les Autrichiens devaient nécessairement replier les troupes qui se trouvaient aventurées dans l'Italie méridionale, jusqu'à ce qu'ils eussent pu se concentrer et l'offensive qu'avait prise Mi rat ne pouvait manquer de lui assurer quelques succès trompeurs. Ainsi la brigade Pepe, de la division Carascosa, se présenta devant Cesene ; qu'occupaient 2.500 Autrichiens ; ceux-ci se retirèrent en bon ordre, gagnèrent Forli d'où ils se dirigèrent sur Imola et Bologne. Le 2 avril, la première division napolitaine arriva devant Bologne que défendait le général Bianchi, à la tête de 9.000 hommes. Il était en nombre supérieur, et eût pu battre ses adversaires, mais il avait l'ordre de se replier en évitant tout combat inutile. Le 3 avril, les Napolitains entrèrent à Bologne, au milieu d'un de ces enthousiasmes qu'ont -pu successivement apprécier tous les conquérants. Toutefois quelques jeunes gens parurent disposés à s'engager dans l'armée napolitaine ; les professeurs de l'Université se livrèrent à des démonstrations patriotiques et des députés firent envoyés dans diverses villes pour former un pacte fédératif.

Le 4, la première division se heurta sur le Panaro à 6 bataillons et 8 escadrons sous les ordres du générai Bianchi. Carascosa s'apprêtait, par un mouvement très simple- de feinte directe et d'attaque sur la droite, à obliger les Autrichiens à une prompte retraite. Murat survint ; il approuva complètement les dispositions du général : Vous avez raison, dit-il, pourquoi aller se casser le nez au pont ? Il continua sa route, jusqu'aux avant-postes, suivi de son état-major. Aux avant-postes, il trouva deux compagnies et, emporté par une sorte de folie guerrière, il leur fit engager le feu, et attaquer justement ce même pont auquel il ne voulait pas se casser le nez. Il en résulta un combat assez vif où fut blessé grièvement le général Filangieri, aide de camp du roi, où Carascosa manqua d'être pris et où 120 hommes environ furent mis hors de combat. Mais le symptôme vraiment grave, c'était le chiffre de 538 disparus sur 8.400 hommes ; les Autrichiens n'accusant que 200 prisonniers, c'étaient au moins 300 déserteurs.

Murat était enivré ; il était entré à Modène ; deux de ses divisions allaient occuper Florence, à la vérité sans communication avec Bologne et fort hasardées à distance du gros ; il ne doutait de rien ; aussi échoua-t-il à l'attaque de la tête de pont d'Occhiobello dont il prétendit s'emparer sans attendre l'artillerie de position et où, après un premier échec le 7, il s'obstina le 8 jusqu'à ramener six fois à l'attaque ses soldats épuisés. Les Napolitains parvenaient, non sans peine, à repousser une sortie et une contre-attaque des Autrichiens qui devaient rentrer dans leurs ouvrages, mais l'échec qu'avait reçu le roi en personne n'en était pas moins complet — aussi complet que celui éprouvé à Pistoia par Livron et Pignatelli, lesquels, pour s'ouvrir une communication avec Bologne, avaient attaqué Nugent et avaient été obligés de se replier sur Florence.

Telle était la situation dix jours après l'ouverture des opérations ; mais, bien plutôt par la désertion que par le feu de l'ennemi, quelque folles que fussent d'ailleurs ses entreprises et ses conceptions stratégiques, son armée fondait : elle fondait comme avait fondu l'armée napolitaine en Espagne, car elle était presque pareille en qualité et, comme en Espagne, elle trouvait partout, pour la désertion, du côté autrichien, comme du côté pontifical ou florentin, des encouragements et des excitations. C'était par bandes que les soldats quittaient leurs drapeaux, fort peu soucieux de la nouvelle cocarde que Sa Majesté leur offrait.

Murat, en proclamant l'indépendance de l'Italie, n'avait pas voulu reprendre les couleurs que Napoléon avait données en 96 à la Cisalpine : vert, blanc et rouge ; il jugeait à propos de réunir les couleurs qu'il avait déjà prises dans son royaume de Naples, comme le symbole de l'honneur et d'une fidélité sans tache, devise de sa brave armée, avec celles que les armées italiennes avaient rendues célèbres sur tous les champs de bataille de l'Europe ; en conséquence, il avait décrété que la cocarde italienne serait composée de rubans à raies d'égale grandeur amarantes et vertes. N'était-ce point signifier aux Italiens qui d'ailleurs ne s'empressaient nullement d'accourir sous ses chevaux — la hampe des drapeaux de Murat était surmontée d'un cheval, doré, galopant sans frein, pièce des armoiries de la cité et province de Naples — n'était-ce point leur annoncer que l'Italie serait annexée au royaume de Naples ? Il est vrai qu'en adoptant, pour signer ces décrets, le nom de Napoléon mis de côté depuis plusieurs mois, il s'attendait assurément à éveiller dans l'esprit des napoléonistes italiens une opinion favorable sur ses relations avec l'Empereur — à moins qu'il ne voulût faire croire qu'en usurpant le nom de l'Empereur, il se donnait part à son génie.

Échec donné par les Autrichiens, échec donné par les Italiens, c'était beaucoup : il y avait pis : les Anglais ! A la lettre que Bentinck lui avait écrite au sujet du rassemblement de ses troupes, Murat avait répondit le 4, lorsqu'il s'exaltait sur ses triomphes, par une sorte d'ultimatum : Si vous vous êtes cru obligé, lui disait-il, de me demander des explications sur les mouvements de mes troupes, les circonstances actuelles me font vivement désirer à mon tour de connaitre le système que vous vous proposez de suivre en cette occurrence. Je me plais toujours à croire que l'Angleterre protégera cet enthousiasme unanime que font éclater les Italiens pour leur indépendance. Bentinck n'avait point laissé se prolonger l'incertitude : dès le 5 avril, répondant à une lettre de Gallo du 28 mars, il avait fait savoir à celui-ci qu'il considérerait la notification qui lui serait faite, par le commandant en chef autrichien, de l'ouverture des hostilités entre ses troupes et les Napolitains, non seulement comme mettant fin à l'armistice, mais comme imposant aux commandants des forces-britanniques de terre et de mer le devoir de seconder de tous leurs moyens les armées autrichiennes. Et il ajoutait que les excitations à la révolte contre le roi de Sardaigne, l'un des plus vieux et des meilleurs alliés de l'Angleterre, et les attaques que Murat avait dirigées contre lui par la proclamation de Rimini, l'obligeaient à employer tous ses efforts pour repousser un attentat aussi indigne contre ce souverain.

Tout cc qui était anglais le condamnait en même temps ; Wellington et Castlereagh. Le ministère n'avait phis à craindre que le Parlement invoquât la bonne foi de Murat : M. de Blacas avait fourni des armes qui, pour faussées qu'elles étaient, n'en frappaient pas moins. Plus tard comme plus tard ; quand le faux serait découvert, le trône de Murat serait renversé et peut-être lui-même serait mort.

Le 7, Bentinck fait connaître à tous les agents britanniques que, Murat ayant attaqué les Autrichiens, l'armistice est terminé et qu'ils doivent prêter aide et assistance aux Autrichiens. Le 9, Murat reçoit la notification de la déclaration de guerre par l'Angleterre.

Il était temps pour lui de revenir sur ses pas et de pourvoir à la défense de ses États, mais il avait pour battre en retraite bien d'autres raisons que la crainte d'une descente anglaise — d'ailleurs probable. L'armée autrichienne tout entière était en manœuvre contre lui et, s'il n'avait pu avoir raison de quelques corps détachés, quelle résistance opposerait-il à des forcés qui s'accroissaient à proportion que les siennes diminuaient et que la désertion les réduisait de plus de moitié ? Il était incapable de résister à l'offensive que prenait le général en chef autrichien, le baron de Fiqmont. Sur l'ordre de celui-ci, Bianchi s'emparait le 11 de la ville de Carpi et forçait les Napolitains à se retirer derrière la Secchia ; le 13, la citadelle de Ferrare était débloquée, Murat évacuait Bologne et se mettait en pleine retraite, perdant une partie de ses bagages.

Toutefois les Autrichiens auraient eu tort de penser qu'il en serait de cette armée comme il avait été jadis de celles commandées par Damas et par Mack. Sur une trop vive attaque des Autrichiens, la division Carascosa fit front et arrêta l'ennemi.

 

Se défendre est tout ce que Murat peut espérer. A ce moment, c'est à peine si, à Paris, on sait qu'il s'est mis en mouvement. L'Empereur ne peut pas douter que, pour avoir pris cette initiative, il, n'ait eu de bonnes raisons et qu'il n'ait profité d'intelligences analogues à celles qui sont venues s'offrir à l'île d'Elbe : d'un jour à l'autre, une révolution a pu se produire au profit de Murat telle qu'elle se fût produite à son compte. Il est grand temps qu'on aille y voir et que Belliard parte pour Naples.

Belliard ne s'en soucie pas. Nommé à la date du 13 avril, il refuse par trois fois et ne se décide à accepter que sur un ordre impératif. Sa nomination n'est définitive que du 19. Des nouvelles sont arrivées dans l'intervalle. De Lyon, le 13, on a annoncé que Murat est arrivé à Plaisance ayant constamment, depuis Rimini, battu les Autrichiens et leur ayant fait 1.500 prisonniers. Le Moniteur portant la date du 19, sous la rubrique de Florence, le 3 avril, raconte l'entrée à Rimini, le départ du grand-duc de Toscane. Le 20, paraît sous la rubrique : Augsbourg, la proclamation de Rimini. L'Empereur en est donc instruit lorsqu'il reçoit Belliard. Je suis très contrarié, lui dit-il, que Murat ait commencé ; je ne veux pas la guerre ; mais il ajoute : Murat a agi pour moi ; je le soutiendrai. Vous lui direz que j'organise une armée sur les frontières du Piémont pour lui donner la main. Il faut arriver à Milan. Puis il entre dans le secret des instructions. Il n'a point renoncé à l'Italie ; s'il consent que Murat en ait sa part, il réclame la sienne, et il entend bien, avant de mettre un homme en mouvement, avoir reçu des garanties. Le plan qu'il développe est à peu près celui auquel il s'était rallié — de force plus que de gré — en janvier 1814 : deux grands États indépendants s'équilibrant au nord et au sud ; point de Murat dans l'Italie du nord, à portée de la France. Au surplus, dit-il à Belliard, vous verrez sur les lieux ce qu'on peut faire et, d'après les événements, vous arrangerez tout pour le mieux, dans les intérêts de tous, commue vous le jugerez convenable ; je vous donne carte blanche, niais partez bien vite, Murat a besoin de vous.

Combien il lui manquait en effet, son chef d'état-major, celui qui lui avait prêté son intelligence, ses talents, ses connaissances stratégiques, celui grâce auquel l'intrépide sabreur avait fait figure de chef d'armée : Mais combien de temps allait s'écouler encore avant que Belliard le rejoignit ! Il a quitté Paris le 22 avril ; retardé par l'attente du duc de Padoue que l'Empereur envoyait en Corse, et pour qui Decrès ne pouvait fournir un second bâtiment, il s'embarqua le 27 sur la frégate la Dryade qui ne relâcha à Bastia que le 30. Chassée par un vaisseau anglais dans les parages de l'île d'Elbe, la Dryade se réfugia à Porto-Ferrajo, d'où un courrier, porteur des mauvaises nouvelles qui venaient d'y arriver de la retraite de Murat, fut expédié à l'Empereur. Le 4 mai, la Dryade reprit la mer ; mais, à la hauteur d'Ischia, elle tomba dans une division anglaise et, durant qu'elle cherchait à gagner Gaëte, Belliard se jeta dans un canot avec son aide de camp, échappa aux Anglais par des chances surprenantes et arriva à la fin à Naples le 9, à 3 heures de l'après-midi. Il se rendit aussitôt chez la reine qui, en l'apercevant, s'écria : Comment avez-vous fait pour arriver ?... que n'êtes-vous venu il y a un Mois, que de malheurs vous nous auriez évités ! Et elle lui raconta ce qui s'était passé, avec cette intelligence, ce feu, ce don de parole, qui sont une des caractéristiques de la race. Madame, Fesch, Jérôme, qui, comme on a vu, avaient par diverses voies rejoint Naples de l'île d'Elbe, de Rome et de Florence, étaient présents et apportaient sur des points certaines précisions.

Belliard apprit ainsi ce qui s'était passé. Murat, dès le 16 avril, avait parfaitement conscience que la partie était perdue. Il avait tenté de donner le change au public en présentant les déclarations de Bentinck comme le prétexte de son mouvement rétrograde, mais en réalité il n'aspirait qu'à traiter avec l'Autriche, à se faire pardonner, prêt à dire comme un enfant pris en faute : je ne l'avais pas fait exprès, et à invoquer la maldonne. Alors, il chercha à s'abriter derrière sa femme ; malgré qu'elle eût refusé la régence, il la lui imposa (18 avril) confiant qu'avec son adresse, sa fidélité à l'alliance autrichienne, les vieux souvenirs qu'elle invoquerait près de Metternich, l'appui qu'elle trouverait près de hier, dont il regrette tant le départ, elle arriverait à tirer encore parti d'une situation qu'il jugeait déjà désespérée.

De son côté, il expédia des instructions à ses plénipotentiaires à Vienne, les invitant à faire près de Metternich des ouvertures pour la paix. Combattre le corps autrichien qui le suivait de plus près, remporter un avantage sur Neipperg fort aventuré, et traiter tout de suite, c'était la combinaison qui pouvait se présenter à son esprit, mais, là encore, ses hésitations succédant à ses coups de tête, il s'arrêta, laissant les Autrichiens se rejoindre.

Il faisait faire par Gallo de nouvelles ouvertures à Bentinck, et Gallo déclarait que son roi avait tout fait pour éviter le malentendu avec l'Autriche. Le roi, écrivait-il, vient de proposer au commandant autrichien une suspension d'armes. La rentrée des Napolitains dans leurs anciennes positions faisant cesser tout sujet de malentendu entre les deux puissances, la guerre n'aurait plus aucun but et il serait bien cruel de prolonger les maux de l'humanité. Ce motif dicte la conduite du roi et, si l'Autriche n'a pas le projet de combattre pour envahir le reste de l'Italie, il est à espérer qu'elle sera sensible aux malheurs qu'entraînerait son refus et que l'offre du roi sera acceptée.

Il comptait être victorieux : il fut battu sur le Ronco dont Neipperg força le passage : car c'était Neipperg qu'il avait devant lui : le chevalier d'honneur de sa belle-sœur, l'Impératrice-Archiduchesse, l'homme qui, dix-huit mois plus tôt, avait encouragé, signé, payé sa défection ; et après qu'il a été battu, il fait écrire par son chef d'état-major au général en chef des armées autrichiennes pour parler de la paix. C'est un pur hasard si des hostilités ont commencé, il n'est jamais entré dans les intentions du roi de déclarer la guerre. Dès que lord Bentinck lui eut fait savoir que sa marche en avant était désapprouvée par l'Angleterre, il attrait proposé une suspension d'armes, mais il a craint qu'on n'interprétât cette proposition comme un moyen de suspendre l'activité des dispositions militaires contre son armée. — Aujourd'hui, le roi se trouve avec toutes ses forces sur la ligne qu'il a jugé bon de choisir ; aujourd'hui qu'il est bien constaté que ses mouvements n'étaient pas forcés et qu'il en était bien le maître, Sa Majesté m'autorise à vous faire connaître qu'elle fait demander à Vienne de nouvelles explications et fait présenter à votre cour des ouvertures dont elle espère un heureux résultat.

Puis il demande un armistice au commandant de l'avant-garde autrichienne parce qu'il veut se réconcilier avec l'Autriche. Sa proposition de rencontre aux avant-postes est naturellement repoussée et, pendant ce temps, les renforts sont arrivés aux Autrichiens, l'occasion est perdue d'attaquer la colonne Neipperg, Murat n'y pense point. Le 23 avril, .il est en retraite sur Rimini, et certains incidents comme la surprise de Cesenatico, indiquaient, aussi bien qu'une nouvelle demande d'armistice que le roi fait porter par son secrétaire, M. de Coussy, l'état de découragement du chef et des troupes.

Toutefois n'a-t-il point si tort de penser qu'il pourrait, de Metternich, obtenir quelques douceurs : soit qu'on redoute son prestige, soit qu'on ait encore, à Vienne, des illusions sur ses talents militaires et sur la force de son armée, Metternich, à ce moment même, pense à faire ouvrir des négociations par Neipperg : ce n'est pas qu'il s'agisse de laisser à Murat le royaume de Naples, puisque l'Autriche vient de signer avec la cour de Palerme un traité qui lui assure la domination dans l'Italie méridionale, l'occupation par ses troupes du royaume, et le paiement de vingt-cinq millions, sans compter l'entretien de ses soldats, mais sans doute est-il question d'une compensation en argent ou peut-être même en territoire. Seulement, lorsque -la lettre de Metternich arrivera à destination ; il n'y aura plus d'armée napolitaine.

La retraite continue. Mal ou point gardée, la division Carascosa, surprise durant la nuit à Pesaro, se disperse sous l'attaque de deux pelotons de hussards, perd 250 prisonniers : la désorganisation est complète. Le 29 au soir, Murat entre à Ancône. Il s'était décidé à risquer le tout pour le tout, à livrer une bataille qui déciderait de son trône et peut-être de sa vie, car il n'entendait pas s'y ménager. Il engagea la lutte avec une armée singulièrement réduite : 14 à 15.000 fantassins, et environ 2.000 chevaux ; dans la journée du 3 mai il fut rejoint par sa garde : 7.000 fantassins et 1.500 chevaux. Les Autrichiens avaient 12.000 hommes d'infanterie et 1.600 chevaux. Toutes les fautes furent commises par les généraux de Murat, d'Aguino, Pignatelli et Lechi ; les hommes tinrent, certains avec une grande bravoure, durant lesjdurn6es du 2 et du 3 ; mais, le 4, les Autrichiens envoyèrent quelques escadrons sur la route de Macerata et mirent le désordre dans l'infanterie. Murat essaya de les charger avec ce qu'il put ramasser de cavalerie ; ils démasquèrent une batterie ; quelques coups de canon, et les Napolitains s'ébranlèrent, s'enfuirent éperdus de terreur ; à peine si 300 hommes restèrent autour du roi et lui firent escorte. Un peu plus tard, il fut rejoint par la division Carascosa qui s'était reformée à Ancône, et un certain nombre d'hommes se rallièrent à Porto di Ferno. Sous une pluie incessante, qui rendait presque infranchissables des torrents 'gros d'ordinaire comme des ruisseaux, la déroute — la retraite — continua à grand'peine. Acqui avait capitulé et la route de Naples pouvait se trouver coupée. Deux escadrons de cuirassiers rouvrirent le passage. On arriva à Castel di Sangro. Ce fut là que, le 11, Belliard rejoignit le roi : Eh bien ! lui dit Murat, mon brave Belliard, tu viens donc mourir avec moi !

 

Les nouvelles que Belliard apportait de Naples étaient moins mauvaises qu'on n'eût pu les attendre. Sans doute, les Anglais avaient, par surprise, attaqué dans le golfe, la frégate française la Melpomène, l'avaient criblée de leurs boulets et s'en étaient emparés à la vue de la population entière de la capitale ; mais la reine, avec une activité raisonnée et froide, un caractère qui se haussait naturellement aux circonstances, avait pris des mesures pour arrêter la colonne autrichienne venant de Rome, pour couvrir les différentes routes et assurer la tranquillité de la capitale ; la place, les forts étaient approvisionnés ; 5.000 hommes de troupes, en grande partie de la garde royale, qu'elle était parvenue à rassembler, étaient sous le général Macdonald, en route pour San Germano. La garde nationale occupait tous les postes et faisait le service avec zèle, mais il y avait tout à craindre des Anglais dont l'escadre tenait la mer et qui déjà avaient fait des propositions.

Belliard, bien qu'il dé t sentir à quel point les circonstances rendaient oiseuse sa mission et vaines les instructions dont il était muni, en fit pourtant part au roi, qui ne manqua point, pour lui répondre, de prendre à partie ses généraux, ses conseillers, la reine même, qui, osait-il dire, l'avait poussé à déclarer la guerre, et il attribua naturellement sa retraite, non pas aux échecs qu'il avait subis et au peu d'enthousiasme qu'il avait trouvé chez les Italiens, niais à la menace du gouvernement anglais de lui faire la guerre s'il ne rentrait pas dans ses États ; et puis il raconta cette bataille de Tolentino qu'il devait gagner et qu'il perdit par suite de l'abandon de ses troupes et du manque de foi de quelques généraux et officiers.

Belliard l'engagea à gagner du temps, disant que l'Empereur viendrait à son secours, qu'une armée française se réunissait sur les Alpes, que le roi devait se retirer de suite derrière le Volturne, fortifier Capoue, y rétablir son armée. Mais Murat prétendit d'abord, avec ce qui lui restait de sa garde à San Germano, donner une leçon à une division autrichienne qui lui semblait aventurée : ce fut sa garde qui fut surprise et dispersée. Dès lors, tout espoir fut perdu, l'armée se débanda, les soldats, se répandant à travers pays, pillaient les villages et tuaient les officiers. Les généraux n'étaient rien moins que sûrs et il était à craindre qu'ils ne traitassent pour leur compte avec l'ennemi. Certains trouvaient le moment opportun pour parler de constitution parlementaire, comme si le malheureux régime, déjà moribond, avait besoin par surcroit de ces germes de mort. On parlait politique, on discutait la réunion d'un parlement, on perdait son temps. Les Autrichiens à un moment, signifièrent qu'ils en avaient assez ; ils prononcèrent un mouvement par la droite et par la gauche pour menacer le quartier général qui était à Caserte : le roi n'avait plus que la ressource de rentrer à Naples où il arriva à neuf heures du soir. Il fut reçu avec enthousiasme dans la rue de Tolède, raconte Belliard, et, quand il descendit de voiture à la porte de son palais, la garde nationale l'enleva et le porta dans ses appartements. C'était de style.

 

Mais que trouvait-il en rentrant dans sa capitale ? Le 26 avril, le commodore Campbell, en entrant dans la baie de Naples, avait adressé une première sommation qu'on avait prise pour une bravade ; revenu sur rade le 7 mai, il avait réitéré son ultimatum et, s'il avait levé le blocus pour suivre la Dryade qui parvint, grâce aux manœuvres de son commandant, à entrer à Gaëte après que Belliard eût quitté le bord, on ne pouvait douter qu'il allait revenir et l'écrasement déloyal de la Melpomène indiquait assez quelles étaient ses intentions.

Appelés en France par l'Empereur et ne voulant se livrer ni aux Autrichiens ni aux Anglais, Madame, Fesch et Jérôme durent faire leurs adieux à Caroline qu'ils laissaient ainsi en face des plus extraordinaires périls, sans argent et sans moyens, car elle ne vivait que sur les 500.000 francs prêtés par Jérôme le 25 avril. Ils partirent par terre pour Gaëte où ils devaient retrouver la Dryade, assurés qu'ils étaient par lettre du commodore Campbell que le libre passage leur serait assuré au travers des flottes britanniques, sous quelque pavillon qu'ils naviguassent pourvu que ce ne fit pas le napolitain. Les fils de Murat, Achille et Lucien, les accompagnèrent à Gaëte où s'empressaient ceux qui se sentaient le plus compromis et où certains généraux et plusieurs ministres abritaient ce qu'ils avaient de plus précieux.

 

Le 11, il avait bien fallu se décider à répondre aux sommations de Campbell : un conseil fut réuni où l'on discuta si Naples pouvait affronter un bombardement, quelles chances pouvait présenter la résistance et comment l'accueillerait la population. Maghella, ministre de la Police, avoua ses inquiétudes ; Filangieri, intendant de la province, opina nettement pour l'acceptation des conditions, si dures qu'elles pussent être ; quelques généraux parlèrent de repousser par le feu des forts l'attaque de la division anglaise et rallièrent le conseil à supplier la régente de repousser des propositions déshonorantes pour le royaume et le peuple napolitain. Caroline savait à quoi s'en tenir sur l'appui qu'elle trouverait auprès de ses sujets ; si la garde de sûreté venait de l'accueillir avec enthousiasme lorsque, en uniforme amazone bleu et argent, elle en avait passé la revue, elle connaissait la valeur et le prix de ces acclamations. Entre la division anglaise qu'allait bientôt renforcer une flotte entière, et l'armée autrichienne, elle était prise comme dans un étau. Elle ne pouvait espérer de réponse afin lettres qu'elle avait adressées à l'empereur François et à Metternich ; elle devait savoir que les généraux napolitains ne prenaient plus conseil que de leurs intérêts et, abandonnant la monarchie muratiste, étaient en train de traiter de leur sûreté personnelle. Il lui restait à assurer, s'il était possible, le salut de ses enfants, de ses partisans, de ses serviteurs, de sa personne et de ses effets. — Non certes qu'elle comptât emporter des trésors ; elle sortirait de sa capitale plus pauvre dix fois qu'elle n'y était entrée et, quant à sa vie, elle avait une âme assez forte pour en mépriser la perte.

Elle ordonna à Gallo de rédiger les instructions destinées au prince Cariati qu'elle avait désigné pour cette négociation. On essaya de gagner du temps, on prétexta qu'on n'était pas en guerre avec la Grande-Bretagne et l'on obtint cette réponse d'une brutalité toute anglo-saxonne : J'exige la reddition de la flotte napolitaine et des arsenaux et je m'engage dans ce cas à m'abstenir de toute hostilité et à envoyer à lord Exmouth ou en Angleterre les personnages désignés à cet effet' par le Gouvernement napolitain. Que faire ? Se soumettre : et l'on livra le Joachim de 80 canons, on livra le Capri de 74 canons, on livra 2 schooners, et 24 canonnières ; on livra le vaisseau en construction à Castellamare, on livra les arsenaux avec tout ce qu'ils contenaient. On déclara dans la convention que signèrent, le 13, Campbell et Cariati, qu'il s'agissait là d'Une consignation et d'un dépôt ; cela fit bien. Toulon, Copenhague, Anvers, c'est. partout la Même politique : ou bien, par quelque coup de trahison, comme à Brest, on tente. d'enlever les vaisseaux de l'adversaire ; ou bien, par un simulacre d'alliance : l'on s'introduit dans ses ports pour brûler sa flotte ; ou bien, par un abus de la force, sans déclaration de guerre, on anéantit ses navires : il n'y a pas de droit contre l'Angleterre, son- intérêt fait la loi et, pourvu qu'en détruisant toute résistance elle augmente constamment sa puissance offensive et sa domination sur les mers, il suffit.

Les phrases, Campbell ne s'y attache point ; aussi reçoit-il sans protestation la lettre par laquelle le duc de Gallo au nom de la reine insiste sur ce fait, que la convention le rend dépositaire des bâtiments de guerre napolitains stationnés dans le port de Naples. Que lui importe ? Il a les faits. D'ailleurs, comme il est obligé d'en référer lord Exmouth qui commande dans la Méditerranée, celui-ci sera toujours libre de refuser sa ratification à la convention conclue par son subordonné, de supprimer les articles qui pourraient être de quelque avantage pour les Murat et de garder la flotte. Qu'ils se nomment Campbell ou Maitland, les subordonnés ont bon dos.

A quoi bon Caroline écrit-elle à présent à l'empereur d'Autriche, à quoi bon charge-t-elle Gallo de se rendre à Vienne ? Ses lettres et son messager ne sauraient arriver à temps pour présenter même une humble requête. Les Autrichiens se sont assurés, au combat qui vient d'avoir lieu à Castel di Sangro, de l'état des troupes même qui jusque-là ont à peine vu le feu ; ils se sont emparés, sans brider une amorce, du parc d'artillerie de l'armée ; ils savent que les fuyards encombrent les rues de Naples, que partout les troupes se débandent, que la gendarmerie même a abandonné ses casernes ; que la populace commence à s'agiter ; que des groupes hurlant et vociférant marchent vers le palais royal et que la reine ne les a arrêtés que par un acte singulièrement audacieux de courage et de sang-froid. En grande parure, le sourire aux lèvres, dans une calèche de gala attelée de six chevaux blancs ; elle a parcouru les principales rues, escortée seulement des cavaliers de la garde nationale, en costume de hussards bleu et argent. Cela était si gracieux, si crâne, si bien fait, qu'à ses sourires et à ses saluts, les gens qui, tout à l'heure eussent égorgé la Française, poussèrent des acclamations enthousiastes et pour peu l'eussent portée en triomphe.

Toutes les tentatives que Murat avait faites pour entrer en négociation avec les Autrichiens ayant piteusement échoué, il ne lui restait que deux partis à prendre : le premier : se livrer aux Anglais qu'il accusait de l'avoir trahi et dont il répugnait à demander l'hospitalité où aux Autrichiens qui l'interneraient dans une des provinces héréditaires où on fixerait tout ce qui serait relatif à son sort futur et à celui de sa famille ; le second : échapper par la fuite à ses adversaires en acceptant que les généraux traitassent pour leur compte, pour le compte de l'armée et de la population et en laissant à Caroline le soin de se tirer d'affaire le mieux possible. Au moins, de la sorte, n'abdiquerait-il pas en faveur du roi Ferdinand et n'aurait-il pas il relever ses soldats et ses sujets du serinent qu'ils lui avaient prêté. Soit que sa vanité ne pût supporter cette humiliation suprême, soit que ses tenaces illusions lui fissent entrevoir dès lors une restauration possible, il réservait sa dignité royale. C'est pourquoi le 19, à 9 heures du soir, il s'échappa du palais royal.

 

Accompagné du duc de Roccaromana, grand écuyer, de ses aides de camp le général Rossetti, Bonafoux le général et Bonafoux le colonel, ses neveux, d'un officier d'ordonnance polonais, Malcewski ; de Coussy son secrétaire, de Narcisse son piqueur et de trois valets de chambre, Leblanc, Charles et Armand, tous en habit bourgeois, le roi, à sa sortie du palais, monta dans la voiture du marquis de Giuliano. Des chevaux de selle l'attendaient hors la grotte de Pausilippe. A onze heures du soir, on arriva à Miniscola où Malcewski, parti en avant, se trouvait avec deux barques. Abandonnant les chevaux dans le bois du Fusaro, on s'embarqua pour Gaëte ; mais la croisière anglaise fermait l'entrée du port. Murat reconnaît qu'on ne saurait passer — Malcewski en effet, qui a tenté d'éclairer la route, a été pris par les Anglais et il débarque à Ischia. Là, le 20, il rencontre sa nièce, la duchesse de Corrigliano, qui prenait les eaux et qui a frété à Naples un petit bâtiment danois pour la ramener en France. Il est convenu que le roi partira avec elle. Mais, le 2i, à 7 heures du matin, arrive de Coussy apportant la capitulation 'concilie à Casa-Lanza, entre Colletta et Neipperg, par laquelle le royaume est cédé aux Alliés pour en prendre possession au nom de Ferdinand IV. Le nom même de Murat n'a pas été prononcé : ses généraux, aussi bien Colletta qui a négocié l'armistice, que Carascosa qui, comme général en chef, l'a ratifié, n'ont rien stipulé pour lui, ils ont oublié qu'il existât. D'un instant à l'autre, il peut être fait prisonnier. A dix heures, on aperçoit un chebec venant de Naples sous pavillon anglais qui semblé. en panne. Le roi envoie le colonel Bonafoux pour le reconnaître : c'est un bateau qu'a frété le plus fidèle des serviteurs de Murat, le général Manhès, lequel, muni d'un sauf-conduit anglais, s'y est embarque avec sa famille. Sur ce chebec, la Santa Catarina ; ont pris passage un certain nombre d'Officiers français en sorte que Manhès ne peut recevoir avec le roi que deux ou trois personnes. Murat désigne le colonel Bonafoux, son secrétaire Coussy, son valet de chambre Leblanc. Le reste rejoindra comme il pourra. Trois jours après, le 25, la Santa Catarina touche à Cannes et, après quelques difficultés motivées par vine circulaire du bureau de salubrité de Marseille, annonçant que, la peste étant à Smyrne, les navires venant de Naples ne doivent être admis à Libre pratique qu'agrès une quarantaine de dix jours, le sous-préfet de Grasse prend sur lui de laisser débarquer les passagers. Il y en avait une trentaine ; outre le roi et sa suite, Manhès avec sa famille, le chevalier d'Azzia, l'adjudant général Garnier et une douzaine d'officiers appartenant à l'ancienne armée du royaume d'Italie, réfugiés à Naples après 1814.

Tout aussitôt qu'il a débarqué, Murat a expédié deux courriers, le premier à Fouché, le second à l'Empereur. Celui-ci est déjà averti. Le 28, le maréchal Brune lui a télégraphié directement : Le colonel Desmoland (sic) est arrivé ce matin, venant de Naples et dit être chargé d'une mission verbale pour Votre Majesté. Il a des dépêches écrites, mais il les traite sans conséquence. Je vous envoie les dépêches par estafette et j'attends vos ordres relativement à lui. Ce Desmoland, personnage fictif, était censé venir de Naples, de même que la lettre écrite de Cannes par Murat au sous-préfet de Grasse pour lui demander de lever la quarantaine était datée de Caserte.

Brune, d'ailleurs, est prêt à fout faire dans l'intérêt de Murat. Peu après son débarquement, écrit le colonel L. Bourgoin qui eut en main les papiers de Brune, Murat avait envoyé, auprès du maréchal, d'abord son premier aide de camp et ensuite son médecin, pour lui annoncer qu'il se mettait avec confiance' sous la protection de son ancien ami... et le maréchal, en rendant compte à l'Empereur de cette circonstance, ne négligea aucun moyen de persuasion pour lui inspirer des sentiments favorables à son beau-frère. Bien mieux : lorsqu'il vint à Antibes prendre le coin-mandement de l'Armée du Midi, Brune s'arrêta à Cannes où il eut avec le roi une assez longue entrevue à la fin de laquelle assista le général Merle.

Quelle était pourtant sur la conduite de Murat l'opinion dé l'Empereur ? Jusqu'au dernier moment. il s'était refusé à admettre les bruits qui arrivaient de divers côtés : Il n'est pas vrai, écrivait-il le 2 mai, que le roi de Naples ait été battu le 15 ; il a eu un avantage très marqué le 18 à Césène et se retire en bon ordre. Pour influer sur ses sentiments un nouvel élément se produit : l'attaque dirigée contre Murat au parlement britannique. L'exposé que lord Castlereagh a fait le 2 mai à la Chambre des communes, des motifs qui ont entraîné la conviction du cabinet, la lecture qu'il a donnée d'une suite de pièces dont les seules importantes sont des faux caractérisés, ont provoqué chez l'Empereur une indignation bien naturelle : l'ignominie des faussaires lui est apparue en même temps que le délire de haine qui a amené des personnages considérables à cet acte déshonorant. A la vérité, le ministre anglais n'a pas découvert l'individu qui lui a directement remis les pièces[7] et celui qu'il a mis en avant a été uniquement le prince Talleyrand. Pourtant chacune des pièces communiquées porte la mention : pour copie conforme : BLACAS D'AULPS autant dire LOUIS. C'est sur ces pièces que le cabinet britannique a condamné Murat ; qu'il a ordonné à Campbell cet odieux abus de la force, c'est par là qu'il a-été conduit à ces excès de dureté si choquants pour tous les Anglais qui ont été les hôtes de Caroline et de Murat.

Chez l'Empereur, l'indignation est double. Ce n'est pas seulement sa politique, c'est l'intimité de sa famille que le cabinet de Louis XVIII a Cherché à atteindre par cette suite de lettres faussées. Ce sont ses sentiments personnels -qu'on a exploités, et l'expression même de sa pensée. Il voulut, en donnant h cette machination-la plus grande publicité, montrer de quelles armes se servaient contre lui les Bourbons et leurs serviteurs, dévoiler aux Anglais comme ils étaient dupes, leur prouver ce que valait l'honnêteté de leurs protégés. Il appela les Anglais qui se trouvaient à Paris à vérifier ces fabrications impudentes. M. Hobhouse, plus tard lord Broughton, le fidèle ami de lord Byron, fut un de ceux qui se présentèrent et qui reçurent, aux Archives, devant le duc de Bassano et par les mains de M. Joanne, l'un des chefs du secrétariat, communication des Minutes dont M. de Blacas avait certifié les copies : Ils furent-convaincus et le proclamèrent, mais qu'importait ? Ce qui était acquis était acquis — fût-ce par un faux et la Grande-Bretagne, dont la pudeur se fût effarouchée peut-être à une action directe et personnelle, se trouva si fort à l'aise pour en bénéficier qu'elle en prit même la défense et que, en présence de preuves qui ne pouvaient laisser aucun doute à des gens de bonne foi, elle allégua, pour en faire l'apologie, les plus subtiles distinctions. Le cabinet dont lord Liverpod était le chef ne différait point des autres cabinets anglais, qu'ils relèvent des whigs ou des torys ; il allait à son but avec, une ténacité froide qui écrase et supprime ce qui gêne la politique anglaise : comme, pour quiconque est Anglais, il n'y a dans le monde que l'Angleterre, il suffit que l'Angleterre soit intéressée à un crime, pour que ce crime soit licite, et, où les autres nations admettent et observent un droit des gens, pour l'Angleterre il y a le droit des Anglais. Ainsi, les fausses lettres dont les Anglais se servent cintre Murat répondent aux paroles faussées dont ils se serviront contre Caroline.

 

Comment l'Empereur toutefois allait-il envisager la catastrophe de son beau-frère[8]. Mis en possession des proclamations diverses émanées de Murat, averti par Jérôme de ses conversations, il ne pouvait conserver aucun doute sur les projets de son beau-frère. C'était sans se soucier de l'Empereur ni de la France que Murat avait commencé son action. Il n'avait eu pour objet que de réaliser, moyennant l'appui des sociétés secrètes, le programme d'indépendance italienne qu'il s'était — ou qu'on lui avait — imposé. Nulle raison pour Napoléon de se solidariser avec celui qui l'avait constamment trahi. En France, on était disposé à le confondre avec lui, à prêter au roi de Naples un rôle qui n'avait jamais été le sien, à le présenter comme une victime des excitations napoléoniennes, abandonné alors qu'il se compromettait pour la cause commune. Il fallait remettre les choses au point et c'est ce que fit l'Empereur. Ce fut sans dire toute la vérité, mais en ne disant que des choses vraies et, s'il montra quelles illusions il continuait à entretenir sur les droits qu'il possédait en Italie, il se trouva indiquer justement quelle espèce de rivalité sourde s'était établie entre lui et son beau-frère et pourquoi celui-ci avait précipité les événements pour l'empêcher de revendiquer des possessions que l'un et l'autre enviaient. Voici la note que l'Empereur dicta pour le ministre des Affaires Étrangères : L'Empereur demande sur le roi de Naples un rapport qui embrasse tous les événements de la dernière campagne, le mal qu'il a fait alors à la France.

L'Empereur n'a reçu de lui aucune marque d'intérêt et pas même de souvenir à l'île d'Elbe. Il n'était pas de la dignité de l'Empereur malheureux d'aller au-devant de lui.

Le palais de Naples était meublé des effets les plus précieux que l'Empereur avait placés dans son palais de Rome.

La seule communication que l'Empereur ait eue avec le roi de Naples a été, en partant de l'île d'Elbe, pour le prier de recevoir Madame Mère.

Parler du Congrès en favorisant le roi de Naples autant que possible.

Faire sentir qu'il voulait s'emparer de l'Italie ; qu'il a attaqué le 22 les Autrichiens, quand il ignorait absolument la position de l'Empereur. Cela prouve plus que toute autre chose qu'il n'y avait pas accord entre eux.

Ses proclamations au nom de Joachim ont fait demander à Bologne et à l'Italie si leur roi légitime était mort. Cette conduite impolitique a paralysé le mouvement national de l'Italie, dont les principaux habitants, fidèles au fond du cœur à l'Empereur, n'ont pu voir qu'avec regret cette levée de boucliers. Le roi de Naples n'ayant pu donner aucune explication satisfaisante, ayant même montré de la haine aux Italiens qui avaient résisté à ses séductions en 1814, l'opinion de l'Italie ne l'a pas secondé et il s'est perdu...

Et l'Empereur ajoute : Ce rapport doit être fait dans toute la vérité, et encore : Si ce rapport, fait pour le conseil des ministres, était dans le cas d'être imprimé, on en retrancherait les choses personnelles qu'il conviendrait d'en retrancher par égard pour le roi.

Ainsi l'Empereur s'abstient de toute critique sur les opérations militaires ; ainsi il omet les moyens par lesquels Murat retint à son service en 1814 certains officiers français dont un, en particulier, le général Fontaine, montra quelle confiance il faut prendre, chez l'étranger, à ceux qui ont trahi leur patrie ; ainsi il ménage sa conduite au Congrès, alors qu'il a en mains la suite des lettres écrites par Murat à Louis XVIII et à Talleyrand, les dépêches de ses agents à Paris, tout le détail de cette politique louche et basse ; ainsi, il passe sous silence, avec la magnanimité qui est en lui, les injures contre la France de la proclamation de Rimini, mais il coupe le lieu dont on voudrait l'attacher à Murat. En voilà assez.

Il ne veut point de cet homme près de lui, il n'en veut pas à Paris. Dès qu'il a su son arrivée à Cannes, il a fait chercher M. de Baudus[9] qui, depuis 1808, a été le sous-gouverneur des princes de Naples ; qui, en 1813, a repris aux Relations extérieures, la place d'historiographe à laquelle il avait été nominé en 1803, et-qui très vraisemblablement a déjà été chargé près de Murat d'une mission qu'il n'a pu remplir ; et il a dicté cette note pour le ministre des Affaires Étrangères[10] :

M. Baudus doit partir sur-le-champ pour se rendre au golfe Jouan.

Il dira au roi de Naples que Sa Majesté désire qu'il choisisse une campagne agréable entre Grenoble et Sisteron pour y habiter jusqu'à l'arrivée de la reine et jusqu'à ce que les nouvelles de Naples soient arrêtées.

Il lui témoignera en termes honnêtes et réservés les regrets que l'Empereur éprouve de ce que le roi a attaqué sans aucun concert, sans traité, sans aucune mesure prise pour pouvoir instruire les fidèles sujets d'Italie de ce qu'ils devaient faire ni les diriger dans l'intérêt commun.

Le roi a décidé l'année dernière du sort de la France en paralysant l'Armée d'Italie puisqu'il en est résulté une différence de 60.000 hommes à notre désavantage.

Il est peu convenable que le roi revienne à Paris.

La reine doit y venir avant lui afin que le public s'habitue à sa disgrâce.

M. Baudus le consolera et l'assurera .que l'Empereur oublie tous ses torts, quelque graves qu'ils soient, pour ne voir que ses malheurs, mais il désire ne le voir venir à Paris que lorsque tout ce qui le concerne sera arrêté.

M. Baudus est chargé de cette mission dé confiance parce qu'on sait qu'il est très agréable au roi. Il correspondra directement avec le ministre. Il peut tout dire sur la conduite privée et politique du roi.

M. Baudus, agent de l'Empereur, doit lui faire sentir :

Que si l'Empereur avait voulu qu'il entrât en Italie, il lui aurait fait connaître ses intelligences ;

Que des proclamations datées de Paris auraient produit un tout autre effet ;

Qu'il a perdu la France en 1814 ; en 1815, il l'a compromise et s'est perdu lui-même ;

Que sa conduite en 1814 l'a perdu dans l'esprit des Italiens, parce qu'ils ont vu qu'il abandonnait la cause de l'Empereur.

Voilà Baudus parti et avec quelle mission, car quoi de plus terrible que cette froideur de sentence !

Murat est dans une inquiétude qu'il ne peut dominer : n'ayant point reçu l'autorisation de venir à Paris et n'osant pas, malgré son audace, affronter l'Empereur sans permission ; le 3 juin, n'y tenant plus, il expédie son secrétaire qui, dans la nuit du 4, à quelques lieues d'Avignon, est dévalisé par cinq ou six bandits habillés en paysans et armés de fusils.

Le 9 seulement, Baudus arrive. Il ne dévoile pas au premier coup l'objet de sa mission : il ménage le roi, lui fait espérer une réponse de l'Empereur, l'autorisation de se rapprocher de Paris. Peu à peu, il parle et bientôt il est obligé de tout dire. C'est alors, de la part de Murat, une grande colère ; l'Empereur a lu dans son jeu ; il vient de l'étaler devant lui tout entier. Qui sait s'il ne va pas, dans un acte public, le flétrir et le perdre aux yeux des Français ? Il s'agit pour lui de prendre les devants et, à défaut de journaux où publier une audacieuse apologie, de l'adresser à la femme qui, à son gré, peut davantage sur l'opinion, qui est le plus répandue et le plus capable d'intéresser à son sort les gens de bien et surtout les ennemis de l'Empereur. Cette dispensatrice de bonne renommée, c'est Mme Récamier qui, pour avoir assisté à sa trahison de 1814 — et qui sait ? peut-être y avoir été mêlée ? — doit lui servir de répondante devant la France.

J'ai perdu pour la France, lui écrit-il[11], la plus belle existence ; j'ai combattu pour l'Empereur ; c'est pour sa cause que ma femme et mes enfants sont en captivité. La patrie est en danger ; j'offre mes services ; on en ajourne l'acceptation. Je ne sais si je suis libre ou prisonnier. Je dois être enveloppé dans la ruine de l'Empereur, s'il succombe, et l'on m'ôte les moyens de le servir et de servir ma propre cause. J'en demande les raisons ; on me répond obscurément et je ne puis me faire juge de ma position. Tantôt je ne puis me rendre à Paris où nia présence ferait tort à l'Empereur ; je ne saurais aller à l'armée on ma présence réveillerait trop l'attention du soldat. Que faire ? Attendre, voilà ce qu'on me répond. On me dit d'un autre côté qu'on ne me pardonne pas d'avoir abandonné l'Empereur l'année dernière, tandis que des lettres de Paris disaient, quand je combattais récemment pour la France : Tout le monde ici est enchanté du roi. L'Empereur m'écrivait : Je compte sur vous, comptez sur moi, je ne vous abandonnerai jamais. Le roi Joseph m'écrivait : L'Empereur m'ordonne de vous écrire de vous porter rapidement sur les Alpes et, quand, en arrivant, je lui témoigne des sentiments généreux et que je lui offre de combattre pour la France, je suis envoyé dans les Alpes. Pas un mot de consolation n'est adressé à celui qui n'eut jamais d'autre tort envers lui que d'avoir trop compté sur des sentiments généreux, sentiments qu'il n'eut jamais pour moi.

Mon amie, je viens vous prier de me faire connaître l'opinion de la France et de l'armée à mon égard. Il faut savoir tout supporter et mon courage est supérieur à tous les malheurs. Tout est perdu fors l'honneur ; j'ai perdu le trône, niais j'ai conservé toute ma gloire ; je fus abandonné par mes soldats qui furent victorieux dans tous les combats, mais je ne fus jamais vaincu. La désertion de vingt mille hommes me mit à la merci de mes ennemis ; une barque de pécheur me sauva de la captivité et un navire marchand me jeta en trois jours sur les côtes de France.

Voilà donc ce qu'il prétend qu'on accrédite sur lui-même et sur les mobiles qui l'ont dirigé. Selon un système qu'il a constamment pratiqué, il se pose en victime et il réclame contre son persécuteur.

Comme il n'a aucune nouvelle de sa femme et de ses enfants qu'il croit en mer depuis le 22 mai pour le rejoindre, il en est inquiet, car il est un père très tendre. Pensant qu'ils débarqueront à Toulon, il se détermine à aller les y attendre, et il loue, aux environs, une campagne nommée Plaisance, appartenant au vice-amiral Allemand ; il s'y installe, le 12, avec un luxe de courtisans et de serviteurs peu en rapport, semble-t-il, avec sa fortune, qui ne paraît consister alors qu'en 350.000 francs d'espèces. Il est vrai qu'il y a des diamants pour une somme considérable.

Pour gagner Plaisance, Murat a dû contourner Toulon où nombre d'officiers français le traitent mal. Une querelle s'est même élevée, par suite d'une discussion politique, entre les officiers français au service de Naples, récemment rentrés, et des officiers du 9e de ligne. Des duels ont été proposés et acceptés. Des capitaines sont intervenus et ont séparé les adversaires. Mais le lieutenant de police a dû inviter le colonel du 9e à prendre des mesures pour que les officiers de son régiment s'abstinssent de tout propos contre le roi. Heureusement, il ne parait pas en ville : on ne pourrait répondre de l'indignation des braves gens.

***

Le jour même où il s'installe à Plaisance, Murat reçoit une première nouvelle, assez vague, de la rupture de la capitulation de Naples. Il en a la certitude le 14, et il est atterré d'apprendre que sa femme et ses enfants ont été emmenés en captivité, dans les conditions les plus attristantes.

Le 13 mai, le prince Cariati, chargé des pouvoirs de la reine régente, a signé avec le commodore Robert Campbell une convention portant que les Anglais donneront à Sa Majesté la protection du pavillon britannique pour ses propriétés particulières et les personnes en faveur desquelles elle pourra la réclamer, aussi bien que toutes les facilités pour le passage d'un négociateur à envoyer en Angleterre ; que la reine correspondra librement avec Gaëte jusqu'au moment où elle ira y prendre ses enfants. Campbell ne bombardera pas Naples, mais on lui livrera en échange, tous les navires armés, tous les navires en chantier, l'arsenal et toutes ses ressources.

La reine a exécuté la convention ; devant un massacre probable, elle a dit chercher un asile à bord du Tremendous. De là, elle a vu se dérouler ces scènes d'enthousiasme qui, à chaque fois que Murat rentrait dans Naples, au retour de ses campagnes, heureuses ou malheureuses, redoublaient sa confiance dans sa propre gloire et dans l'amour de son peuple ; et à présent c'est d'un Bourbon qu'on s'apprête à fêter le retour, comme il convient, par le pillage et par l'assassinat.

Par un aviso que l'Empereur avait expédié de Toulon le 16 avril pour porter au roi de Naples des nouvelles et des journaux, elle adresse à Napoléon une lettre où elle annonce son désastre et où elle lui demande un asile. Cette lettre sera remise par Decrès à l'Empereur le 28 mai et elle dirigera sa conduite. On pourrait, sur certains indices, admettre qu'il était disposé à l'indulgence et qu'il l'aurait même portée jusqu'à désigner Compiègne pour servir de résidence à Caroline.

Si la reine a les mains liées, l'honneur britannique est engagé, non seulement par la signature du commodore Robert Campbell, mais par l'exécution de la convention. Lord Exmouth, commandant en chef, d'accord avec lord Burghersh, la déclare inexistante. A présent que les Anglais ont touché les bénéfices, ils retirent leur signature.

Caroline proteste, mais ce n'est pas au moins pour la sauvegarde de ses intérêts personnels : Je n'ai point cherché, écrit-elle le 22 mai à lord Exmouth, à me prévaloir de la convention pour les propriétés particulières et de grande valeur que j'ai dans le royaume et que j'ai laissées dans les palais. De tels intérêts, dans les circonstances présentes, ne sont pas digues de m'occuper. Lord Exmouth n'entendait pas un tel langage, et, lorsque Neipperg, le Neipperg de Marie-Louise, le Neipperg du traité de Naples, se présentant à présent au nom de l'Autriche comme un général victorieux, vint réclamer, de lord Exmouth, la reine de Naples comme sa prisonnière, lord Exmouth, au nom de l'Angleterre, accéda. Neipperg signifia que la reine irait attendre à Trieste les instructions de l'empereur d'Autriche. Lord Exmouth acquiesça et chargea le Tremendous de cette mission honorable. Le Tremendous passa donc à Gaëte pour y prendre les princes et, de là, fit voile pour Trieste. En mer, dit-on, on rencontra le vaisseau, anglais aussi, sur lequel était embarqué le roi Bourbon et, au moment de le saluer de son artillerie, le commandant fit prévenir la reine pour qu'elle ne s'alarmât point. Croyez-vous, aurait-elle répondu, que ce bruit puisse déplaire aux oreilles d'une Bonaparte.

Que lui importe ? Elle songe. Comment sortir de là ? Un retour complet de la fortune fraternelle ? C'est bien improbable : et puis, quelle que soit la magnanimité de Napoléon, comment agirait-il ? II faut, d'abord, qu'elle se mette au mieux avec les Autrichiens. Ils sont la ressource du moment et de l'avenir. On sait à Vienne qu'elle a été résolument hostile à l'équipée de Murat et Mier peut le certifier. On ne refusera donc pas d'insister à Naples, où l'Autriche est chez elle, pour que les Bourbons, ainsi que Campbell l'a assuré et que Neipperg l'a garanti, lui rendent les objets qui sont sa propriété personnelle, peut-être les biens domaniaux qui lui appartiennent ; car elle se trouve dans une situation toute spéciale : son mari et elle ayant, par le traité de Bayonne, échangé à l'Empereur tous les biens qu'ils avaient en France — l'Elysée, Neuilly et La Mothe-Sainte-Héraye, — contre le domaine privé que Napoléon, lors de l'institution du royaume, s'y était réservé. Elle ne possède donc que ce qu'elle a emporté avec elle : ses bijoux et quelques tableaux. L'ex-ministre de la Guerre, Macdonald, qui l'accompagne, n'est pas mieux nanti. Seul Agar comte de Mosbourg, qui est aussi à bord, a de quoi vivre, il a placé en France le produit de ses économies de Berg et de Naples.

Arrivée à Trieste le 6 juin, la reine Caroline, qui ne devait plus être que la comtesse de Lipona (Lipona : Napoli), écrivit à l'empereur d'Autriche : Je viens d'arriver à Trieste et c'est ma confiance dans le noble caractère de Votre Majesté qui m'y a conduite. Le Tremendous aussi. Elle se recommandait à Metternich, lequel, la prévenant, lui écrivit le 7 : Nous avons été informé par le général en chef de l'armée impériale dans le royaume de Naples de l'arrangement en vertu duquel Votre Majesté se rend, avec les princes et les princesses ses enfants et une suite nombreuse dans les États de Sa Majesté Impériale. L'empereur se trouvant à son quartier général et ma présence ayant été prolongée à Vienne, je me suis empressé de demander ses ordres sur les arrangements qui devront être une suite de cette disposition. Je ne me permets, en attendant l'arrivée de ces ordres, nul doute que tel lieu de séjour momentané que Votre Majesté voudra choisir sera agréé par Sa Majesté Impériale.

Resterait-elle en Autriche ; se réfugierait-elle en France, si Napoléon daignait l'y recevoir, Caroline n'en savait rien encore. Mais au moins, se proposait-elle, en vue de l'avenir, d'obtenir de son frère un pardon qui fui permit de manœuvrer. Ainsi lui écrivait-elle le 19 juin : Je vous supplie seulement de me juger avec bonté et de croire que si, dans ce qui s'est fait, il y a quelque chose qui déplaît à Votre Majesté, ce n'est pas à moi que vous devez l'attribuer, niais à la force des circonstances qui l'ont emporté sur mon désir de ne faire que ce qui eût pu vous convenir ou entrer dans vos vues ; je savais bien cc qu'il eût fallu que je fisse, niais il n'a pas dépendu de moi de m'y conformer, soyez-en bien persuadé, Sire, je vous en conjure. A coup sûr, elle mentait, elle était femme, mais au moins désavouait-elle Murat. C'était quelque chose. Cette lettre ne devait pas plus parvenir à l'Empereur qu'à Murat celle très affectueuse où elle lui parlait de sa tristesse et tendrement lui demandait de ses nouvelles.

***

Murat, frappé au cœur par la violation de la capitulation de Naples, se trouve pris par surcroît dans une intrigue à laquelle il ne peut rien comprendre. Napoléon ne veut point qu'il se rapproche de Paris ; il lui fait savoir par Bandus qu'il doit se tenir dans les Alpes entre Grenoble et Sisteron ; Fouché prétend qu'il s'aNance au moins à mi-chemin de Paris ; il fait annoncer, comme nouvelle positive, dans l'Indépendant du 11, que le roi Joachim est dans une terre à quelque distance de Lyon. Par le capitaine Cruchet, employé au cabinet du roi, il lui fait remettre le 17 une lettre où il l'engage à venir attendre les ordres de l'Empereur aux environs de Lyon.

Mais l'Empereur s'en est tenu aux ordres qu'il a fait donner par Bandus ; il ne les a ni révoqués ni atténués. D'ailleurs, dès qu'il est décidé à épargner à l'armée la honte d'obéir à Murat revêtu d'un grand commandement, qu'aurait-il à dire ?

Mais ce n'est point là ce qu'attend Murat. Il s'est peut-être convaincu que ce qu'il dit est vrai et que les choses se sont passées comme il l'assure. Au moins, à force de le répéter, le croit-il ou pense-t-il qu'il attrapera toujours quelqu'un, qu'il créera une légende. Ainsi écrit-il le 18 à Mme Récamier : J'ai perdu trône et famille sans m'émouvoir, mais l'ingratitude m'a révolté. J'ai tout perdu pour la France, pour son empereur, par son ordre, et aujourd'hui il me fait un crime de l'avoir fait ; il me refuse la permission de combattre et de me venger et je ne suis pas libre sur le choix de ma retraite : Concevez-vous tout mon malheur ? Que faire ? Quel parti prendre ? Je suis Français et père : comme Français, je dois servir ma patrie ; comme père, je dois aller partager le sort de mes enfants : l'honneur m'impose le devoir de combattre et la nature me dit que je dois être à mes enfants... Voilà ma situation. Donnez-moi des conseils, j'attendrai votre réponse, celle du duc d'Otrante et de Lucien, avant de prendre une détermination. Consultez bien l'opinion sur ce que l'on croit qu'il me convient de faire, car je ne suis pas libre sur le choix de ma retraite : on revient sur le passé et on me fait un crime d'avoir, par ordre, perdu mon trône quand ma famille gémit dans la captivité. Conseillez-moi ; écoutez la voix de l'honneur, celle de la nature, et, en juge impartial, ayez le courage de m'écrire ce qu'il faut que je fasse. J'attendrai votre réponse sur la route de Marseille à Lyon.

Mais cela serait trop long pour son impatience ; dès le lendemain 19, il adresse à l'Empereur une lettre qui, en dévoilant le degré d'exaspération où il est parvenu, montre à quel point Napoléon fut mal inspiré en le ménageant : Sire, écrit-il, je ne puis plus douter de mon nouveau malheur. Au mépris d'un traité solennel signé six jours avant mon départ de Naples, la reine et mes enfants, qui devaient être conduits en France, ont été transportés en Autriche. Je n'ai plus rien à demander à Votre Majesté ! Elle peut, sans ménagements, prononcer sur mon sort ; ses volontés seront exécutées : heureux de m'être perdu pour elle, aucune plainte ne sortira de ma bouche ; mais vous pouvez vous dispenser de me faire parvenir à l'avenir ce qu'on veut bien appeler des consolations par des personnes que l'on nomme mes amis. Que vos ministres me fassent connaître positivement le lieu de mon exil ; je m'y rendrai sans murmurer. Je vais attendre vos ordres aux environs de Lyon.

Ce n'est pas assez. Il faut que Murat développe ses griefs et qu'il en rende juge son ami personnel, son protecteur d'aujourd'hui, son complice d'hier et peut-être de demain : Fouché. Avec lui il n'a point à se gêner ; il peut développer toute la série des mensonges sur lesquels il échafaude son apologie — ses mensonges et même ceux des autres ; il peut attaquer directement les décisions de l'Empereur, certain qu'il est de trouver un écho complaisant ; et qui sait s'il ne s'est pas proposé de lier partie de nouveau avec le duc d'Otrante et avec Lucien ? Cette lettre seule suffit à le faire juger et il faut la lire. Elle est datée du 19 juin — le lendemain de Waterloo ! Comment, dit-il, dois-je expliquer ce changement dans la détermination de l'Empereur ? Vous m'annoncez de sa part que je suis libre de m'établir dans le Dauphiné, le Lyonnais ou ailleurs, tandis que le duc de Vicence me fait signifier par M. Bandits que l'intention formelle de l'Empereur est que je prenne une maison agréable entre Sisteron et Grenoble. Comme rien ne justifie la mission de M. Bandits près de moi et que je dois bien plutôt croire que je me conforme aux intentions du Gouvernement français en suivant l'avis que vous me donnez dans votre lettre, je vais partir après-demain pour m'acheminer vers lès environs de Lyon. Et il exprime le désir que le duc d'Otrante prenne les ordres de l'Empereur, sur sa retraite définitive à trente lieues de Paris. Vous ne devez pas craindre, dit-il, de me faire connaître ses intentions quelles qu'elles soient. Au mépris d'une convention de la reine régente avec les Anglais, en vertu de laquelle elle et mes enfants devaient être transportés en France, ma famille vient d'être envoyée prisonnière de guerre en Autriche. Ce nouveau malheur serait seul capable de m'accabler ; mais la perte de mon royaume, mais la captivité de ma famille ne sont rien auprès de la douleur que m'a fait éprouver l'accueil que j'ai reçu de l'Empereur en rentrant en France. Il est inouï et il ne sera certainement pas facile de faire comprendre aux Français et à leurs ennemis que Napoléon ait pu priver de l'honneur de combattre pour la France en danger un prince qui vient de perdre pour elle son trône et sa famille.

De là il part en guerre contre le Journal de l'Empire, pour avoir insinué qu'il avait abandonné la reine et ses enfants avant la convention avec les Anglais, pour avoir dit que le général Belliard avait traité pour les Français après le départ du roi, et il demande, il exige des rectifications. Ce qui le blesse encore plus c'est la note de l'Indépendant où la conduite de l'armée napolitaine a été si horriblement maltraitée, où l'on a confondu la nation avec l'armée, les généraux et les officiers avec les soldats. La nation est constamment restée fidèle ; pas un village ne se révolta, malgré la proclamation de nos ennemis ; pas un officier général, pas un simple officier ne manqua à l'honneur ni à ses serments, niais leur inexpérience fut la première cause de nos malheurs ; les soldats seuls m'abandonnèrent et je ne dois pas comprendre dans ce nombre environ six mille braves qui restèrent fidèles à leurs drapeaux. Et il exige, pour attester la bravoure de l'armée napolitaine, l'insertion dans les journaux français des bulletins autrichiens. Il ne se tient pas là : il entend que, dans les journaux, on rectifie le texte de la convention conclue entre-le prince Cariati et le commodore Campbell où l'on a omis les articles concernant le retour en France de la reine et de ses enfants, mais le Moniteur ne les a point insérés. Comment l'Empereur, qui en a reçu une copie bien exacte, n'a-t-il pas jugé à propos de la faire publier ?

J'entends dire, ajoute le roi, que l'opinion de la France m'est contraire et que les Français ne me pardonnent pas d'avoir pu cesser un instant d'être leur allié : je ne répondrai rien à cela, mais je me bornerai à les renvoyer au discours de lord Castlereagh qui ne m'a que trop justifié. Je répondrai à ceux qui m'accusent d'avoir commencé les hostilités trop tôt, qu'elles le furent sur la demande formelle de l'Empereur et que, depuis trois mois, il n'a cessé de me rassurer sur ses sentiments en accréditant des ministres près de moi, en m'écrivant qu'il comptait sur moi et qu'il ne m'abandonnerait jamais.

J'ai reçu à mon débarquement les mômes assurances du duc de Vicence et ce n'est que lorsqu'on a su que je venais de perdre, avec le trône, les moyens de continuer la puissante diversion qui durait depuis trois mois, que l'on veut égarer l'opinion publique en insinuant que j'ai agi pour mon propre compte et à l'insu de l'Empereur. Si on m'y force, il ne me sera que trop facile de me justifier à cet égard d'une manière victorieuse.

On a vu déjà que tel était le terrain que Murat, avait choisi : ce qu'il a exposé à Mme Récamier, ce qu'il a dit sommairement à l'Empereur, il le répète plus amplement à Fouché : il allègue le discours de lord Castlereagh et il authentique en quelque façon les pièces apocryphes que Blacas a fournies à l'Angleterre, parce qu'ainsi il croit justifier sa défection de 1814 ; des communications sans nombre de l'Empereur l'invitant à se maintenir en paix avec les Autrichiens., il détache une phrase dont il dénature le sens et il invoque, pour cette fois à bon droit, l'inexplicable lettre de Joseph, qui, en admettant qu'elle soit authentique, n'a pu, comme on l'a vu, déterminer sa conduite. Au surplus, par les deux notes qu'il a dictées pour le ministre des Affaires Étrangères, dès qu'il eut reçu la nouvelle de la déconfiture de Murat, l'Empereur a répondu d'avance à ces tentatives de justification et il les a écrasées sous le poids de la vérité.

***

Au milieu de ces avortements qui assombrissaient le présent et obscurcissaient l'avenir, il fallait bien pourtant, quoique le mois de mai fût presque écoulé, remplir cette promesse du Champ de Mai, échappée d'une effusion joyeuse, au milieu de l'enthousiasme des Lyonnais. L'on devait y couronner le Prince impérial et l'Impératrice. Et il n'y avait en France ni Prince impérial, ni Impératrice : pour officier, pas même un cardinal, car Fesch s'était dérobé comme les autres et l'on était réduit à un allié des Tascher. Alors que faire ? Proclamer le résultat de ce plébiscite, où ceux-là seuls avaient voté pour l'Acte additionnel qui en détestaient l'esprit et en réprouvaient la doctrine et qui avaient seulement envisagé que, par là, ils consolidaient l'Empereur ; célébrer une messe et un Te Deum où manqueraient l'évêque d'Autun, l'abbé Louis et l'abbé Desrenaudes, mais où l'on espérait la présence de La Fayette ; passer en revue les gardes nationales et les députations de l'armée, distribuer des aigles, écouter un discours, en prononcer un autre, c'était de quoi amuser le tapis, mais il manquerait toujours la grosse pièce — celle sur laquelle avait compté l'Empereur, sur laquelle comptait encore M. le duc d'Otrante.

Que lui importait à Fouché que le Prince impérial n'y fût point ? Ne pourrait-on proclamer la Régence absente Imperatore, comme cette tourbe de moines et de prêtres défroqués célébraient jadis l'office des morts, absente cadavere. L'Autriche savait à merveille que Fouché était disposé à cette combinaison comme à toute autre, pourvu qu'il y trouvât sa sécurité et ses avantages : il était si ardent à s'entremettre qu'il eût négocié n'importe quoi avec n'importe qui ; mais il rencontrait ici des chances de s'employer qui devaient lui convenir à miracle. Pour un homme de son espèce, une époque de régence, c'est le moment où jamais d'intriguer, de s'insinuer, de prendre la bonne part et de se garnir les mains. Ce qu'on ferait de Napoléon était une question réservée, mais il faudrait bien le placer hors du jeu.

Pour le moment, Fouché avait trouvé près de l'Empereur un allié aussi ardent que lui-même pour la régence[12]. C'était le prince de Canino — à présent le prince Lucien. A Rome le prince de Canino avait eu, quelques mois auparavant, une curieuse conversation avec ce M. de Jullian, ami de Fouché, qui en avait fait son ambassadeur à Naples : Dès le moment où je le vis à Rome, dit Jullian, j'aurais pu prévoir que, dans le cas où la France serait en proie un jour à de nouvelles agitations qui auraient pour but de rendre une existence politique à sa maison, le dessein de M. Lucien n'était pas d'y demeurer étranger. Il supportait impatiemment l'état de déconsidération dans lequel l'orgueil et le délire de Bonaparte avaient précipité sa famille ; son unique pensée me parut être de voir ce prince un moment rétabli sur le trône, pour en obtenir, peu de temps après, une abdication volontaire, qui eût placé la couronne sur la tète de son fils et la régence dans les mains de Marie-Louise. Ainsi, lorsque Jullian revenait de Naples au début de mars, le siège de Lucien était fait. Aussi ne manqua-t-il pas, dès ses premières entrevues avec Napoléon, de lui conseiller d'abdiquer.

On savait pertinemment alors que Marie-Louise ne reviendrait pas d'Autriche et, par suite, la désignation du régent devait être faite selon. lei, Titre IV du Sénatus-consulte du 28 floréal an XII, et l'article XIX ouvrait toutes les voies à l'ambition de Lucien : car il réservait à l'Empereur la désignation du régent parmi les princes français âgés au moins de vingt-cinq ans accomplis. Ce n'était qu'à défaut de désignation de la part de l'Empereur que la régence était déférée au prince le plus proche en degré dans l'ordre de l'hérédité.

Sur ce sujet on d'autres, des querelles ne manquaient point de s'élever entre Napoléon et Lucien. Celui-ci, grâce aux manœuvres de Sapey, son ancien complice, avait été élu le 13 mai, quatre jours après son arrivée à Paris, représentant du département de l'Isère. La manœuvre avait été combinée de Suisse, entre les deux voyages à Paris et pour le cas où l'Empereur se fût refusé aux conditions mises par Lucien à la réconciliation. Autrement, sa situation était réglée par l'article 6 de l'Acte additionnel stipulant que, les membres de la Famille impériale, dans l'ordre de l'hérédité, sont pairs de droit et qu'ils siègent après le président. L'élection comme député ne pouvait être qu'une manœuvre. Lucien sans doute avait l'intention, au cas qu'il ne Ait pas reconnu prince français, d'intervenir à la Chambre des représentants comme chef de parti. On a dit, il est vrai, que l'élection avait été désirée par l'Empereur, lequel aurait eu l'intention d'attribuer à Lucien la présidence de la Chambre des représentants ; mais, lorsque, le 30 avril, l'Empereur convoqua les Collèges électoraux pour l'élection des représentants, il ne pouvait savoir que Lucien partirait le 4 mai, de Versoix pour Paris : par contre, il savait ce qu'il avait inscrit lui-même dans l'Acte additionnel. On peut pourtant penser que Lucien, bien qu'il connût l'article 6, n'avait pas renoncé à siéger à la Chambre des représentants de préférence à la Chambre des pairs et il suffit pour s'en convaincre d'une manifestation à laquelle se livra Sapey dans la séance du 3 juin. Napoléon, a écrit Lucien, me déclare qu'il ne veut pas que je siège au Corps législatif. Il me soupçonne d'avoir l'ambition cachée de me faire nommer président avec l'ambition de faire un nouveau 18 brumaire contre lui. Je m'indigne et me retire.

Pour que l'Empereur ait eu la pensée — s'il l'eut — que Lucien voulait être président de la Chambre des représentants, il fallut que Lucien eût exprimé l'intention de siéger comme représentant ; et, étant donnée la réputation qu'il s'était faite dans la Famille comme meneur d'assemblées et la confiance qu'il avait en lui-même, l'Empereur ne pouvait guère penser qu'il n'eût pas l'intention de jouer un grand rôle. Lucien était en pleine vigueur ; il venait d'atteindre quarante ans et il aspirait aux revanches de sa longue oisiveté.

Lucien, toutefois, ne-pouvait hasarder ce qu'il venait d'emporter après tant d'efforts, cc qui avait été l'objet unique de ses ambitions : la reconnaissance de son mariage et son entrée dans la Famille impériale. Mais il voulait se populariser, et il prenait à cc dessein des allures qui le sortaient étrangement de ses habitudes. Lui, qui s'était si résolument soustrait à la réquisition et qui affichait jadis un si grand mépris pour les épauletiers et les traîneurs de sabre, ne quittait point l'uniforme et vivait le glaive au flanc. Il est vrai que c'était l'uniforme de la Garde nationale. L'Empereur le portait aussi, à des jours, car il comptait ainsi flatter le peuple, lequel d'ailleurs n'était point admis à en faire partie. Mais ce n'était qu'accidentel, tandis que Lucien ne se montrait qu'ainsi vêtu. Il est vrai qu'il ne pouvait pas, comme Joseph et Jérôme, recevoir l'uniforme des grenadiers de la Garde : Joseph et Jérôme avaient des habitudes et des façons militaires, tandis que Lucien, avec ses besicles et ses allures de poète épique, eût fait triste figure au-devant d'une troupe militaire ; il l'avait compris ; s'en tenait au garde national, ce qui permettait tout.

Il avait pris son avantage et n'en voulait rien perdre : Quoique Jérôme précipitât sa course, il ne plat arriver avant le 27 mai et déjà, assure Lucien, tout le cérémonial avait été discuté entre les trois frères. Lucien eût voulu échapper au costume espagnol de prince français : habit, veste, culotte et manteau de velours blanc, brodés d'abeilles d'or, souliers blancs brodés d'or, chapeau noir à plumes blanches flottantes. Il eût voulu l'habit de garde national ; mais, dès que l'Empereur eut décidé que lui-même paraîtrait en petit costume impérial, la question sembla tranchée. Lucien pourtant, selon son habitude, s'obstina. L'Empereur me répond avec un mauvais sourire, écrit-il : Oui, pour faire, vous, plus d'effet en garde national que moi en empereur.

Il faut bien qu'il se soumette : Je me décide, dit-il, à me mettre en habit blanc, il me va très mal. Assurément, et ce fut là une des causes de sa répugnance.

Et puis, Jérôme était arrivé et, quoique Lucien eût attribué à l'Empereur un mot qui semblait résoudre, par une décision d'étiquette, la question d'hérédité, on n'allait point-si vite : Hortense pour ses fils, Jérôme pour lui-même et pour son fils — dont à la vérité on semblait à Paris n'avoir point connu la naissance, car on omit son nom à l'Almanach impérial de 1815 (Supplément à l'Almanach Royal pour 1814-15) — ne pouvaient admettre que Lucien prit, dans la Famille impériale, son rang de famille, ce qui, dans l'ordre de l'hérédité, l'eût placé après Joseph et eût ainsi abrogé le plébiscite de l'An XII et aboli les droits que Jérôme tenait de l'Empereur lui-même. Pour la cérémonie du Champ de Mai, Lucien n'Avait point l'occasion d'élever de prétentions contre Louis dont les enfants ne devaient point paraître en posture officielle, peut-être parce que leur présence eût souligné l'absence du roi de Rome, et qui, avec leur mère, assistèrent à la cérémonie dans une tribune derrière le fauteuil de l'Empereur. Mais Jérôme ? La lutte engagée à l'arrivée de celui-ci demeura incertaine ; le roi n'y fait aucune allusion dans la longue et précieuse lettre qu'il écrivit à la reine, le 15 juillet, pour la mettre au courant de ses aventures ; mais, outre que la reine Hortense en entretint sa confidente, qui n'a point mangue d'en faire part, il-subsiste sur les tentatives de Lucien contre Jérôme, en dehors de traditions constantes, une suite de faits qui prouvent bien que l'Empereur, singulièrement embarrassé par ses prétentions, ne les a point admises.

Les princes ne vinrent point au Champ de Mai, dans la voiture de l'Empereur que leur voiture précédait immédiatement ; selon l'usage établi, les princes héréditaires : Joseph et Jérôme, prirent place à la droite de l'Empereur, Lucien à sa gauche, là où dit siégé l'Impératrice. Seul, dans la cérémonie, Joseph eut à remplir un rôle d'ailleurs insignifiant : il présenta la plume à l'Empereur pour signer le serment venait de prêter. Quant à Lucien, jusqu'au dernier moment, semble-t-il, il avait espéré une solution conforme à ses désirs. Quel beau moment, écrit-il, pour abdiquer en faveur de son fils. L'Empereur n'abdique pas et se montre froid. Il cherche à me brouiller avec Joseph. — En cas d'abdication, lui dit-il, Lucien rentre régent tandis que ce devrait être à Joseph de l'être. Mais abdiquer, pas si bête !Expression littérale, ajoute Lucien, qui me prouve qu'il se moquait de moi quand il paraissait disposé à cette mesure.

Tels sont, sinon les faits, au moins l'interprétation, ou le roman qu'en trace Lucien : écrivant vingt ou peut-être trente ans après, il remue dans son cœur ulcéré par l'envie, toute la haine qu'il a conçue contre celui qui s'est montré cette fois encore, son bienfaiteur et contre lequel il ne désarma jamais.

Napoléon qui avait vécu sur l'idée de la régence depuis le départ de l'île d'Elbe, presque peut-on dire jusqu'à l'arrivée de Méneval, se trouvait à présent complètement désorienté. Il savait que l'Europe ne voulait pas de lui ; il devait penser que la France ne voudrait pas d'un empereur mineur qui serait à la garde de l'étranger ; si on le rendait, et que Lucien fût régent, l'Empereur ne sentait-il pas à quel degré son frère l'aimait peu ? En moins de quinze jours, d'après Lucien lui-même, on en était au moins à la seconde brouille ; et les raccommodements que Joseph avait ménagés, n'étaient au dire de Lucien même qu'une apparence. De l'arrivée de ses frères, il n'avait tiré aucun secours. Beaucoup pensaient avec Thibaudeau, que, loin de lui être de quelque secours ainsi qu'au pays, ils n'étaient qu'un embarras de plus, peut-être un danger, car Lucien exerçait son esprit critique avec une telle âpreté que l'on peut bien penser qu'il se résignait difficilement à un rôle subordonné et que, dans la dynastie comme dans la famille, ce nouveau venu n'accepterait aucune discipline.

Tout périssait donc : nul espoir de conserver, même par les plus coûteux sacrifices, cette paix tant souhaitée ; nul autre recours que la guerre, et contre l'Europe entière conjurée. Etait-ce une guerre régulière, une guerre, si l'on ose dire, militaire, qui pouvait sauver la nation, et que fallait-il sinon une guerre révolutionnaire ? L'Empereur n'en voulait point : jamais il n'eût consenti à la déchaîner. Restait la guerre nationale : c'est nationale qu'il veut rendre la résistance. Il le dit : il a soigneusement écrit de sa main son discours dont il a pesé les mots. La flamme y manque ; la pensée y est comme voilée de crêpes funèbres ; la phrase, très belle, très noble, ne vibre point d'espérance et ne palpite point de victoire ; elle parait comme le magnifique testament de Mithridate : l'Empereur met en avant sa personne et l'amour qu'on y doit porter ; il vitupère l'ingratitude des rois qui lui doivent leur trône. Il annonce qu'il est prêt à leur faire le sacrifice de son existence, mais est-ce de lui qu'il s'agit à présent et se fait-il vraiment l'illusion de penser que l'attachement du peuple français à sa personne suffira pour lui faire affronter l'Europe coalisée ?

Si le gouvernement, sans être révolutionnaire, avait été dictatorial, si l'autorité — une autorité n'admettant ni réplique ni atermoiement — s'était fait sentir sur tout le territoire, les citoyens rassurés et raffermis eussent suivi le chef de guerre en qui ils eussent reconnu le maître des temps. Mais la plus lâche indulgence s'étend sur tous les crimes contre la patrie. Chaque jour les journaux enregistrent la désertion à l'ennemi de tel ou tel officier émigré ou fils d'émigré, qu'on a toléré dans l'armée. Lorsqu'on a demandé à l'Empereur si l'on devait y recevoir les gardes du corps, il a répondu : Oui, s'ils ont le sang bleu, non s'ils ont le sang blanc. Mais cela ne se constate pas si facilement. La Vendée se soulève, la Bretagne est en armes, le Midi est loin d'être sûr. A force de faire montre de libéralisme, on a détendu tous les ressorts, et Fouché, d'intelligence avec Gand, n'a garde de ranger ses subordonnés à leur devoir et de défendre un gouvernement à l'agonie ; on conspire ouvertement à Paris, et c'est à peine si de benoîtes arrestations avertissent ceux qui étalent trop ouvertement leurs préparatifs. Après cieux mois, l'Empereur, ayant répugné à puiser sa force dans la Révolution, ayant refusé le concours des patriotes qui, en 93, ont sauvé la Révolution en même temps que la patrie, se trouve réduit à chercher uniquement son appui dans une armée où bien des chefs sont suspects. Par comble d'imprudence, au moment où la guerre va commencer, il convoque la Chambre des représentants, et ouvre la session. Dès ses premiers actes, cette chambre où ressuscitent toutes les niaiseries de la Constituante et toutes les défiances de la Législative, sans l'énergie brutale de la Convention, montre son hostilité et, en présence de l'ennemi, engage la lutte contre l'Empereur. Elle devait en triompher, le jour où l'ennemi serait victorieux, et, du même coup, elle atteindrait la patrie au cœur, car le parlementarisme produit toujours les mêmes fruits, remplis, comme ces sortes de champignons qu'on trouve aux environs de la Mer Morte, d'une cendre puante et létifère.

 

 

 



[1] Je crois avoir suffisamment développé et démontré cette thèse dans les volumes antérieurs de Napoléon et sa famille, dans l'Impératrice Marie-Louise, dans Joséphine répudiée, enfin et surtout dans Napoléon et son fils ; jusqu'en 1807, la stabilité et l'hérédité assurées par l'adoption d'un Napoléonide ; depuis 1807, par la naissance d'un fils et l'assiette d'une dynastie. Ces sentiments j'en ai, je crois, prouvé l'influence sur toutes les décisions prises par l'Empereur depuis son retour de Russie, sur le Concordat avec le Pape, l'institution de la Régence, les tentatives de négociation avec l'Autriche ; la Campagne de 1814, enfin l'Abdication. Je croyais qu'ou ne pouvait guère douter qu'au nombre, des mobiles qui avaient contraint l'Empereur à sortir de l'île d'Elbe se trouvait la séquestration de sa femme et de son fils, mais il parait que je me suis trompé et l'on a soutenu contre moi que pas plus que le roi de France n'avait à lui donner d'argent, l'Europe n'avait à lui rendre son enfant.

[2] Cette lettre est publiée par Iung, III, 308, avec la date certainement inexacte du 21. La date du passage de Bauffremont à Rome résulte de la dépêche du ministre de France en date du 18 : M. le prince de Bauffremont est arrivé de Naples dimanche 12, retournant en France. Cortois de Pressigny écrite encore le 15 mars : J'ai eu l'honneur de vous écrire hier. M. le prince de Bauffremont qui peut être en France avant le courrier ordinaire s'est chargé de ma lettre. Bauffremont n'a donc quitté Rome que le 14. Il n'est pas impossible que Murat au dernier moment lui ait envoyé à Rome sa lettre qui pourrait être datée du 14. Car il est dit dans les instructions de Caulaincourt à Fesch : Les dernières nouvelles que l'Empereur a reçues du roi de Naples sont du 14 de mars. Elles lui ont été apportées par l'aide de camp du roi, M. de Bauffremont.

[3] Je traiterai plus loin cet épisode dans le chapitre XLI.

[4] Voici ce texte :

Prangins, le 16 mars 1815.

L'Empereur est entré à Auxonne avec toutes les troupes qu'il e rencontrées sur sa route et le maréchal Ney, avec celles qui étaient rassemblées à Lons-le-Saulnier, a suivi l'Empereur. Le peuple, l'armée et la Capitale ont abjuré les couleurs royales et reconnu l'Empereur. Les Bourbons sont en fuite de tous côtés. Le général Maison, parti de Paris avec toutes les troupes qu'il a pu ramasser sur la route, a été abandonné et s'est sauvé avec vingt gendarmes. Il n'y a qu'un élan en France comme en 89. L'Empereur couche ce soir à Chalon. Il arrivera à Paris avec plus de cent mille hommes.

(Sic) Je suis soutenu par l'espérance de servir mieux notre patrie commune et de détacher l'Autriche. L'Empereur me le mande. Vous, mon frère, secondez les généreux mouvements de la grande nation que vous avez contribué à illustrer, vous le pouvez par les armes et par la politique. C'est le moment de la décision. Parlez à l'Autriche par votre exemple et par vos paroles. L'Empereur ne devant s'occuper que du bonheur intérieur de la France à qui il se doit plus que jamais, l'Autriche ne verra qu'elle et vous. Votre trône sera consolidé par votre alliance avec la France et l'Autriche. J'espère que le prince de Suède secondera ce mouvement contre les Bourbons de France et de l'Italie, que l'Autriche rendra à l'Empereur sa femme et son fils. Parlez, agissez selon votre cœur Marchez sur [les Alpes ?] et ne [les] dépassez pas. Je vous garantis que vous serez heureux parce que votre politique sera d'accord arec vos devoirs comme Français, comme bon parent, comme homme de la Révolution qui doit tout au peuple et rien au droit divin ni aux idées du VIIIe siècle. Point de Bourbons ! Honneur aux hommes de la Révolution ! Je vous réponds aujourd'hui de l'Empereur. Je vous prie de donner ces nouvelles aux membres de la Famille qui se trouvent en Italie.

Cette lettre n'existe qu'en copie aux Archives des Affaires Étrangères. Vol. 1801, fol. 26. Napoléon, 1815. Mars, Avril. Elle a été en partie publiée par Iung, Lucien, III, 230. Bien des choses m'y étonnent : 1° La date : Prangins 16 mars ; alors que la première phrase est ainsi conçue L'Empereur est entré à Auxonne. — Le 15, l'Empereur couche à Autun, le 16, à Avallon, le 17 à Auxerre. Il faut vraisemblablement au lieu de Auxonne, lire Auxerre ; car c'est à Auxerre que le maréchal a rejoint l'Empereur, mais, plus loin, on lit : L'Empereur couche ce soir à Chaloir. Or c'est le 14 que l'Empereur couche à Chalon-sur-Saône. Et il est très vraisemblable que l'Empereur a écrit à Joseph de Macon d'où il est parti le même jour à il heures du matin. Il ne peut pas à la fois coucher à Chillon le 14 et entrer à Auxerre le 17. Il y a donc assurément, on une mauvaise lecture, ou une interpolation. Toutefois il est remarquable que Ney a pris sou parti le 13, que l'Empereur en était instruit et que, par suite, il a pu en écrire le à Joseph ; mais cette première incertitude n'en subsiste pas moins. 2° La phrase marchez sur les Alpes et ne les dépassez pas, est inconciliable avec ce qui la précède et la suit. Peut-être en est-il ici comme pour Auxonne et faut-il lire, soit Ancône ; comme il est dit dans les Mémoires de Napoléon, soit Adige comme il est dit dans la lettre antérieure. De plus, il semble extraordinaire que, dans cette lettre, Joseph, contrairement à ses habitudes, s'abstienne de tutoyer son beau-frère. Ou il s'agit ici d'une reconstitution faite de mémoire par quelqu'un qui est peu au courant des faits, ce qui expliquerait un certain nombre des lapsus ; ou il s'agit d'une pièce glissée à dessein dans les archives publiques pour chercher à innocenter Murat en inculpant l'Empereur.

[5] Cette partie omise dans la Correspondance (n° 21745) a été publiée par Debrotonne (N° 1379).

[6] Je ne suis nullement convaincu que cette lettre, comme l'a récemment affirmé un historien improvisé, ne soit pas parvenue aux mains de Murat. Après avoir rempli sa mission près de l'Empereur, M. de Bauffremont était reparti, porteur de cette lettre, pour Naples. Il fut arrêté à Turin où il fut détenu pendant neuf jours et il dut ensuite rétrograder sur la France. Il arriva le 12 avril et chemin faisant répandit le bruit de quelques succès de Murat contre les Autrichiens, et alla porter ses dépêches au Roi : Il repartit de Lyon, parvint jusqu'à Naples à la mi-mai ; à preuve : sur le livre des dépenses de la reine est écrit :

14 MAI. — A M. de Bauffremont pour frais de voyage au quartier général, 600 francs.

[7] Lettre du comte de Blacas à lord vicomte Castlereagh en date de Paris, 4 mars 1815. (SCHOELL, V, 40.)

Vous trouverez ci-jointes, Milord, des copies des lettres dont vous avez vu les originaux entre mes mains : On a retrouvé depuis, dans une autre liasse, trois minutes de lettres écrites par Napoléon dont une n'a pas de date. J'ai l'honneur de vous en adresser pareillement des copies et ce ne sont pas les moins intéressantes dans l'immense quantité de papiers où il a fallu faire des recherches. Or ce sont ces trois pièces, noyées parmi les autres qui ne présentent aucun intérêt, qui sont des faux.

[8] L'Empereur ne critiqua point publiquement les opérations militaires de Murat. Mais Fouché s'employa activement à leur apologie. A la date du 6 juin, et sous la rubrique Toulon le 30 mai, il fit d'abord insérer dans l'Indépendant, puis reproduire dans l'Aristarque, journaux recevant directement son inspiration, cette note qui résume avec peu de véracité, mais avec l'intention arrêtée d'innocenter Murat, lei événements de la campagne. Le roi de Naples est arrivé à Cannes le 25 de ce mois. Il ne doit ses défaites et sa ruine qu'à l'inconcevable lâcheté de ses troupes. Les Napolitains n'ont marché en avant qu'autant que les Autrichiens n'étaient pas en force suffisante pour leur résister, mais, quand il leur a fallu acheter la victoire, ils ont constamment refusé de se battre, ils n'ont cessé de fuir devant l'ennemi.

Si Murat avait pu s'avancer dans la Lombardie, sa cause et celle de l'Italie auraient triomphé : officiers et soldats du prince Eugène se ralliaient à lui et venaient former le nerf de son armée, mais à peine il s'établissait sur la ligne de P6 que les Autrichiens ont reçu des renforts et ont pris l'offensive. Alors les Napolitains, intimidés par la présence d'un ennemi qui ne fuyait plus, ont pris eux-mêmes la fuite. Le roi de Naples n'est parvenu à rallier les débris de son armée qu'auprès de Macerata ; il a voulu livrer bataille. Le corps autrichien était inférieur en nombre à celui qu'il commandait. Aux premiers coups de fusil, les Napolitains se sont débandés de toutes parts. Des pièces de canon que le roi de Naples lui-même avait placées sur les derrières de son armée pour en arrêter la fuite, n'ont pu retenir ses lâches soldats. Il n'est resté de fidèle au roi qu'un bataillon composé d'officiers italiens et français. C'est avec cette poignée de braves qu'il a opéré sa retraite jusqu'à Naples poursuivi sans relâche par les Autrichiens. Rentré dans sa capitale, il a vu qu'il ne lui restait d'autre parti à prendre que d'abandonner un peuple sans courage et sans énergie. Il est sorti de Naples le 20 mai, a côtoyé la mer jusqu'à l'île d'Ischia et là s'est embarqué sur un bâtiment de l'île d'Elbe qui, en cinq jours, l'a conduit sur la plage de Cannes. Dès qu'il fut parti, les Autrichiens entrèrent dans la ville et les Anglais dans le port. La reine s'était retirée dans une forteresse où elle a capitulé avec les Anglais et elle s'est embarquée, le ai, sur un vaisseau de cette nation qui doit la conduire à Toulon.

[9] Sur la carrière et le personnel de Baudus, voir mon livre : Le département des Affaires Etrangères pendant la Révolution, p. 85.

[10] Dans la Correspondance, cette pièce est datée du 19 avril. Murat est arrivé le 25 mai à Cannes ; ou pourrait donc, tout au plus, penser à la date du 29 mai, mais, comme on va voir, Baudus n'est arrivé que le 9 juin. Il n'aurait pas mis onze jours pour 112 postes. Il y a peut-être des combinaisons de télégraphe et de courrier qui expliquent le retard. En tout cas, cette date du 19 avril, qui a conduit à de fâcheuses erreurs, n'est pas un instant soutenable.

[11] Cette lettre a été publiée avec la date du 6 juin par Chateaubriand dans les Mémoires d'outre-tombe (Ed. Biré, IV, 446). Cette date n'est pas admissible. Le 6 juin, Murat n'avait reçu de l'Empereur aucune réponse ; il n'avait point idée qu'il pût être envoyé dans les Alpes ; il ne le sut que par Baudus, le 9 : donc la lettre est postérieure au 9. D'autre part, le 6, Murat ignorait que sa femme fût en captivité : il ne l'apprit que le 12 donc la lettre est postérieure au 12. — Mais il est certain (et on en a des preuves) que Murat correspondait avec Mme Récamier ; il est possible que cette lettre-ci ait été arrangée ; Chateaubriand était coutumier de ces pratiques, mais le fond est assurément vrai.

[12] Le brouillon que Lucien avait rédigé pour ses mémoires est plein d'erreurs de dates : Lucien est arrivé le 9 mai. Or il écrit Il (Napoléon) projette au Champ de Mai. Le Champ de Mai a été convoqué par les décrets de Lyon du 13 mars. Il dit : Il me donne communication de ses articles additionnels : ils ont été publiés au numéro 19 du Bulletin des Lois, sous la date du 23 avril. Les registres de vote ont été ouverts deus jours après la réception du Bulletin des Lois dans les départements dont le vote était commencé depuis le 25, quatorze jours avant l'arrivée de Lucien. Assurément, sur quantité de points, il se vante, et s'attribue un rôle qu'il n'a pas joué et des paroles qu'il n'a pas dites, mais, sur l'abdication et la régence, d'autres témoignages permettent de croire qu'il dit vrai.