NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME X. — 1814-1815

 

XXXV. — NAPOLÉON À L'ILE D'ELBE.

 

 

Avril 1814-février 1815.

L'arrivée de l'Empereur. — Sentiments qu'il a pu éprouver. — Le monarque universel et le patriarcat romain. — Buoncompagni : Buonaparte. — L'Ile, il y est maître absolu. — Il n'a à pourvoir personne. — Il a un revenu de souverain. — De plus, un trésor de guerre. — Obligation de constituer fortement la défense. — Forces qu'amène Napoléon. — Forces qu'il trouve. — Personnel et Maison. — Habitations. — Budget extraordinaire et budget normal. — Dépenses de premier établissement. — Certaines justifiées par l'attente de Marie-Louise. — Tout subordonné à cette attente. — Il ne saurait donner ouverture à la jalousie de l'Impératrice. — Mort de Joséphine. — Voyage de Mme Walewska. — Raisons de ce voyage. — L'ermitage de Marciana. — Tentatives pour faire venir Marie-Louise. — Voyages du colonel Laczinski et du capitaine Hurault. — Sentiments exprimés par Marie-Louise. — Lettre de Napoléon au grand-duc de Toscane. Haine de Marie-Louise contre Mme de Montesquiou. — Les Français à Vienne. — A défaut de sa femme, Napoléon reçoit sa mère.

MADAME. — PAULINE.

 

A Porto-Ferrajo, le 4 mai, à midi, sur le signal d'un coup de canon tiré par le fort Stella, l'artillerie des remparts tonne, le drapeau que Napoléon s'est donné est-arboré sur la ville ; l'Empereur prend place dans le canot de l'Undaunted, durant que, dans les Vergues, les équipages anglais poussent les trois hourras réglementaires, auxquels répondent les acclamations de la -population. Le canot accoste, l'Empereur met pied à terre ; il reçoit les clefs que lui présente le maire ; le cortège se forme et sous le dais qu'a fait préparer Joseph-Philippe-Arrighi, vicaire général de Ille et cousin de Sa Majesté, l'Empereur se dirige vers l'église pour y rendre grâce à Dieu.

D'un autre homme, d'un homme qui ne serait point un latin, qui n'aurait point dans les veines le cours d'un sang florentin, l'on imaginé quels seraient les sentiments. Une telle chute ferait paraître odieuse, presque ridicule une telle compensation. Passer d'un empire qui embrassait l'Europe de Cadix à Lubeck à un écueil de 1er ayant moins de sept lieues sur quatre, montrerait la déchéance plus profonde et forcerait à en mesurer l'abîme. Entre les devoirs qui rendaient trop courtes les heures de la vie et les futilités dont on chercherait à les occuper, le contraste serait trop vif pour ne point être insupportable, il faudrait disparaître, se jeter en une retraite désespérée, se tuer ou entrer dans un cloître. La résignation paraîtrait l'aveu que l'on n'a point mérité sa fortune ou qu'on est demeuré au-dessous d'elle. Mais, chez Napoléon, cette façon de sentir qu'on s'attendrait à trouver si intense et si profonde est remplacée par une que peuvent seuls rendre vraisemblable son atavisme et sa première formation.

Napoléon, toute valeur d'intelligence à part, possède une faculté éminente et rare : l'adaptation. Où que cc soit qu'il se soit trouvé, depuis le siège de 'foulon, il s'est adapté aux circonstances et s'est trouvé, sans efforts et naturellement, à la hauteur de la situation. A proportion que sa fortune remportait, ses facultés semblaient croître et il paraissait né pour la fonction. Et le même phénomène se produit dans le déclin : en 1813, il rêve de succomber dans la gloire, de faire à sa dynastie le sacrifice de sa vie et d'assurer par là le trône à son fils ; après les trois mois de 1814, où pour soutenir la lutte contre l'Europe entière, il a retrouvé, l'activité, la résistance, la témérité de ses vingt ans, à Fontainebleau, lorsque le drame s'accomplit, qu'il sent, autour de son trône défaillant, tournoyer les trahisons comme un vol de chauves-souris autour d'une lampe, il n'est point abattu ; il a tout de suite formé un plan de vie ; en bon bourgeois italien, c'est Metternich qui a noté ce trait juste, — il va jouir du repos, vivre entre sa mère, sa femme :et son enfant ; il ira et il viendra de l'île d'Elbe à Parme ; il aura son monde, ses gens, une existence où il se reposera et où il détendra l'immense fatigue de son corps. On n'est pas un vieillard, certes, à quarante-cinq ans, mais, il l'a dit lui-même, à quarante, on est vieux pour faire la guerre, et peut-être ne regardait-il pas uniquement le physique ; petit-être pensait-il que, comme pour les mathématiques, la faculté d'invention périt avec la jeunesse. Ainsi n'est-il pas loin de croire qu'il prend sa retraite. N'avait-il pas formé, pour le réaliser après qu'il aurait été victorieux en Russie, un projet de voyages avec l'Impératrice à travers l'Empire qui eût-été, en même temps qu'un délassement, un admirable moyen de s'instruire des besoins des peuples et d'y pourvoir. La nouvelle du départ de Marie-Louise pour Rambouillet et de l'enlèvement du roi de Rome l'a éveillé de son rêve ; alors seulement il a prétendu se tuer. Après l'affaissement qui a suivi cette tentative de suicide, après les émotions du voyage à travers le Midi où les dangers qu'il a courus semblent si médiocres près de ceux qu'il a côtoyés ; après cette traversée où Usher l'a traité vraiment en souverain, il se reprend à estimer que la vie, telle qu'elle lui sera faite, sera supportable.

Au temps où Paulette Leclerc épousa le prince Borghèse, il comparait volontiers sa famille à celles' des grands nobles romains dont certains étaient quelque peu souverains et exerçaient, sur un coin de terre, des droits qu'ils tenaient de la faveur d'un pape à moins que ce ne fût de la pénurie du trésor impérial ; tel avait été le cas pour l'île d'Elbe, sous les Appiani, les Ludovisi et le Buoncompagni. Sans doute serait-ce rabaisser singulièrement Napoléon, mais, génie à part, à prendre la légende telle qu'il l'avait acceptée et répandue, quelle fortune pour un Buonaparte !

Sans doute, l'île était étroite, observatoire plutôt que résidence, mais n'était-elle pas, en son âpreté, presque semblable à la Corse et, entre Elbois et Corses, le rapport n'était-il pas frappant ? Seulement combien l'île d'Elbe était plus riche, grâce à ses mines. Elle ne produisait point assez de blé, pour nourrir ses 12.000 âmes, mais l'argent n'y manquait point et ce minerai qu'on exploitait à ciel ouvert, simplement en grattant le sol, en avait fait, depuis l'Antiquité, un objet d'envie pour tous les conquérants.

Napoléon était — il demeurait empereur. Le titre et la qualité lui étaient solennellement garantis par le traité de Fontainebleau. Il devait toucher un revenu annuel de 2 millions de francs en rente sur Je grand Livre de France, payable par suite, comme la rente, à l'échéance du semestre. L'Ile lui appartenait en toute souveraineté et propriété ; elle constituait une principauté Séparée et personne, d'après, le texte du traité ne pouvait prétendre qu'il fut tenu d'y résider : il l'adoptait comme lieu de son séjour, mais, cette adoption n'impliquait point une obligation : il était libre d'aller de sa principauté aux États donnés en toute propriété et souveraineté à Sa Majesté l'impératrice Marie-Louise : les duchés de Parme, Plaisance et Guastalla, dont la succession était assurée à son fils et à la descendance directe de celui-ci. Il n'avait point à s'occuper de sa ramille dont les membres se partageraient chaque année 2.500.000 francs et qui conserveraient les propriétés qu'ils possédaient comme particuliers, immeubles, meubles et rentes ; pas davantage de l'impératrice Joséphine qui recevrait 1 million annuellement et conserverait ses biens particuliers ; non plus du prince Eugène auquel serait donné hors de France un établissement convenable ; non plus même des officiers de sa garde et de sa maison, ni de ses serviteurs, de ceux de l'Impératrice et du roi de Rome : 2.500.000 francs répartis entre eux les mettraient à même d'attendre un emploi ou de vivre modestement. Il était donc libéré il avait payé toutes ses dettes morales, car de dettes actives, il n'en avait point.

Ainsi 2 millions venant de France, 600.000 francs que l'Ile pourrait rapporter grâce aux mines, salines et madragues, cela lui permettrait de vivre sans toucher à. sa réserve ; l'argent apporté de France : 3.800.000 francs environ.

Le 11 avril le général Caffarelli et l'intendant général duc de Cadore étaient parvenus à retirer des fourgons du trésor de la Couronne, contenant les économies réalisés sur la liste civile, 6 millions en or, avant que l'envoyé du Gouvernement provisoire, M. Dudon, se fût mis d'accord avec l'officier de gendarmerie commandant l'escorte et eût tourné le convoi sur Paris[1]. Sur ces 6 millions, on en avait remis à l'Impératrice plus de la moitié, 3.420.000 francs. A Rambouillet, elle avait rendu aux envoyés de l'Empereur un peu plus de 900.000 francs ; en additionnant le reliquat que Peyrusse avait en caisse à Fontainebleau, et en déduisant les dépenses du voyage, on arrivait à ce chiffre de 3.800.000 francs.

On ne devait toucher à ces 3.800.000 francs que dans le cas de suprême nécessité et, de façon à tenir constamment les fonds disponibles, on n'avait garde de les faire valoir ni d'en tirer un revenu. C'était le trésor de guerre.

***

Comptant sur une recette annuelle de 2 millions et demi, Napoléon avait réglé son budget en conséquence, la dépense la plus importante devait être pour sa sûreté. Certes n'avait-il pas l'intention de déclarer la guerre à l'Europe, mais il voulait se tenir à l'abri d'un coup de main — fût-ce de pirates, — car les pirates infestaient la mer de Ligurie et, bien que, par l'article IV du traité, toutes les puissances se fussent engagées à faire respecter par les Barbaresques le pavillon et le territoire de l'Ile d'Elbe et pour que, dans ses rapports avec les Barbaresques elle fût assimilée à la France, rien ne garantissait que des démarches seraient faites, ni qu'elles réussiraient. D'ailleurs n'y avait-il que les Barbaresques ? Au cas, qu'il fallait prévoir, où quelque puissance — telle- l'Espagne — voulût tenter l'attaque, les forts garnis d'une troupe suffisante résisteraient assez de temps pour que l'Europe pût intervenir. Seulement, ce n'était point assez pour les garnir des 400 hommes de bonne volonté, tant officiers que sous-officiers et soldats que S. M. l'empereur Napoléon pouvait emmener avec lui et conserver pour sa garde. Il eût fallu 12 à 1.500 hommes : à la vérité au lieu des 400 qui lui étaient concédés il lui en venait de France 790 sous le commandement de Cambronne, et c'étaient des soldats de la Garde — la plupart grenadiers ou chasseurs : 109 étaient chevau-légers du 1er régiment, mais on fut si fort embarrassé de nourrir leurs chevaux que Napoléon voulût en envoyer un détachement à Parme, et que plus tard il essaya d'en mettre en-subsistance sur l'ilot de la Pianosa ; une soixantaine étaient canonniers ou marins et devaient être employés, avec partie des Polonais, au service des pièces ; malgré tout, ce n'était guère que la moitié de la garnison indispensable. Sous l'Empire, on y entretenait plus de 3.000 hommes, à la vérité en partie Toscans et Romains, mauvais soldats : un bataillon du régiment colonial Italien et 3 bataillons de la 35e légère : lorsque, dans le courant d'avril, étaient arrivées les nouvelles de la chute de l'Empire, une grande effervescence s'était produite dans les troupes. Malgré les mesures prises par le général Dalesme, la garnison de Porto-Longone s'était insurgée, un officier avait été tué, plusieurs sous-officiers blessés ; le commandant n'avait échappé que par miracle. Maîtres des clefs de la forteresse, les mutins s'étaient emparés de toutes les embarcations qu'ils avaient trouvées dans le port, étaient passées à Piombino d'où ils se dispersèrent en Italie. A la 35e, telles avaient été les désertions que, selon un témoin, l'effectif avait été réduit de 1.600 hommes à 150. La 35e se recrutait pour partie en Corse : nombre d'officiers du 6e bataillon étaient Corses. Lorsque ce qui restait du régiment fut pour rentrer en France après la venue de la Garde, l'Empereur offrit aux officiers et aux chasseurs de rester à son service. Un certain nombre acceptèrent, surtout officiers. Ce n'étaient rien moins que de bonnes troupes, mais l'Empereur croyait à leur fidélité. Aussitôt après la prise de possession, des correspondances s'établirent entre les deux îles ; on tenta de faire des recrues, mais à mesure que les officiers recruteurs obtenaient, au péril de leur liberté, en Corse et en Toscane, des engagements chèrement payés, des désertions, favorisées du dehors, réduisaient l'effectif qui ne put jamais être complété à Goo baïonnettes : on appela cette troupe 1er bataillon, Bataillon corse et officiellement Bataillon Napoléon. L'on essaya de former un second bataillon, Bataillon franc ou Bataillon de l'Ile avec des volontaires elbois : cela fit une garde nationale.

En réalité, on ne pouvait compter que sur la Garde, encore l'ennui et le mal du pays allaient bientôt y faire des vides ; et il n'en fallait pas moins payer ceux qui restaient. Avec les bateaux, c'était près de 1.500.000 francs qu'il en coûtait : la flottille était pourtant tout juste ce qu'il fallait pour maintenir une communication possible avec le inonde civilisé et fournir une protection nécessaire contre ces Barbaresques, terreur des côtes méditerranéennes : un brick, l'Inconstant, construit récemment à Livourne, portant 16 canons, — le gouvernement français, d'après le traité devait une corvette ; il tint parole ici comme pour le reste, et s'entêta à ne donner qu'un brick ; — puis quatre barques : un espéronade, deux felouques, un chébec : les felouques étaient du service des mines ; on acheta le chebec. Il fallait 129 hommes pour ces différents bateaux : pour commander le brick, on prit le seul officier de vaisseau qui se trouvât dans l'Ile : un nommé Taillade, enseigne, qui, commandant l'aviso la Bacchante stationnée à Porto-Ferrajo, avait épousé une Elboise et accepta de quitter le service de France. II était fort ignorant, nullement pratique de la mer, plein de lui-même et peu sûr, mais il représentait.

Après ce gros article de 1.500.000 francs nécessaire pour assurer une sécurité relative, la forte dépense était pour la Maison : elle avait pour chef le grand maréchal Bertrand, lequel avait, sur la domesticité, des idées fort larges, et tenait à un personnel nombreux ; près de lui, un secrétaire, Savournin, le fils du propriétaire du château du Muy ; ensuite deux fourriers du palais, Baillon et Deschamps, tous deux chevaliers de l'Empire, capitaines, légionnaires, également instruits de leur service et d'une probité scrupuleuse. C'étaient les chevilles ouvrières et tout roulait sur eux. L'Empereur avait nominé quatre chambellans dont le plus important était Lapi, commandant de la garde nationale : sa nièce avait épousé un officier français, le chef d'escadron Camille Gautier, qui devait jouer un rôle ; Peyrusse, ci-devant payeur du trésor de la Couronne, avant fait comme tel, à la suite du quartier général, les campagnes depuis 1809, était intendant général. C'était un honnête homme. L'Empereur avait, connue secrétaire, M. Rathery, que le grand maréchal avait amené ; il eut à s'en louer et le récompensa largement. La Maison militaire ne se composait officiellement que du général Drouot, Cambronne étant commandant de la Garde ; il y avait cinq officiers d'ordonnance elbois, c'étaient pour la plupart de braves jeunes gens ; quelques Corses hors cadres furent chargés de la police, entre autres Poggi de Talavo que l'Empereur prisait extrêmement et le capitaine de gendarmes Paoli. Plus tard, il arriva du Continent un certain nombre d'officiers supérieurs en quête d'une place, d'un traitement ou d'une intrigue ; certains furent accueillis et on les fit vivre. Le Dr Foureau de Beauregard, qui avait suivi l'Empereur avait été médecin par quartier de l'infirmerie impériale : comme tel il avait fait la campagne de 1814, et, à Fontainebleau, il avait été porté pour 30.000 francs sur l'état des gratifications : c'était un homme instruit, honnête et fidèle. Le Dr Foureau et le pharmacien Gatti ne se renfermaient point dans le service de l'Empereur, ils avaient charge, à l'hôpital, du personnel de la Maison. Le personnel était très nombreux : encore, entre l'arrivée et l'établissement définitif, avait-il été très sensiblement réduit : le premier effectif pour l'écurie était de 37 hommes de tout gracie : 22 seulement restèrent au budget : dans le dernier état, on trouve 67 appointés : 19 pour le service intérieur, 13 pour la bouche, 22 pour l'écurie, 2 pour le jardin, 5 pour le garde-meuble, 4 pour la musique : c'est là à coup sûr une domesticité nombreuse, mais telle que peut l'avoir un très riche particulier il fallait, à cette distance et dans ce manque de ressources locales, pouvoir se passer presque de tous les corps d'état et vivre de son propre fonds.

II n'y avait point d'habitation sortable : l'Empereur ne pouvait penser à établir sa résidence à l'hôtel de ville de Porto-Ferrajo : durant les premiers mois, il fit construire et aménager, entre les deux pavillons qui avaient servi aux directeurs de l'artillerie et du génie, un corps de logis central. Il traça les plans, surveilla les ouvriers, il avait hâte d'emménager, d'être chez lui : quel palais, le palais des Mulini ! mais au moins c'était propre et les pièces en étaient vastes. Aussi bien le décor lui était indifférent. Il aimait remuer la terre et poser des pierres. Il ne se plaisait pas longtemps aux mêmes lieux et changeait de site volontiers. Ainsi. avait-il voulu se faire un second palais — une seconde habitation à Porto-Longone, et prétendait-il transformer à cet effet la vieille citadelle espagnole. Il y destinait à Marie-Louise un appartement de six pièces ; mais les plans restèrent sur le papier : toutefois une dizaine de mille francs furent dépensés pour les aménagements généraux et l'arrangement de quelques pièces où l'on pût coucher.

De même, à Rio, jeta-t-il son dévolu sur la maison qu'habitait l'administrateur des mines, un certain Pons (de l'Hérault), ci-devant Jacobin furieux, à présent, à l'en croire, employé modèle, manifestant, avec une franchise républicaine, un dévouement qui le rendait apte à remplir les missions les plus diverses : il avait au moins en lui-même une confiance inébranlable et sereine. Après des travaux commencés, l'Empereur abandonna le palais de Rio Marina, et s'en tint à son palais des Mulini et à sa maison de campagne de San Martino. Les Tuileries et Saint-Cloud, disaient les grognards.

San Martino appartenait à la princesse Pauline, qui, lors de son passage, avait chargé Bertrand de lui acheter une campagne, mais Napoléon prit les travaux à son compte. Il y avait sur le vignoble qui était d'importance une masure qu'occupait le fermier et un magasin destiné au vin récolté sur la propriété. Le magasin fut converti en une médiocre maison de trois, pièces à un, étage sur rez-de-chaussée. Vu la déclivité du sol, sur une des façades, l'étage était de plain-pied avec le sol. Il fallut construire une route pour monter là-haut, y porter les matériaux ; on fit venir d'Italie ce qui était un peu recherché ; cela prit beaucoup de temps. Au dernier état l'Empereur eut à sa disposition trois pièces ; une façon de salle à manger avec, au milieu, un bassin de marbre d'où jaillissait un jet d'eau ; une pièce à destination de salon, une chambre à coucher ; la salle de bain était en sous-sol[2].

Aux murs, subsistent des peintures, faites en trompe-l'œil, comme on en voit partout en Italie, d'une qualité fort ordinaire, mais que des devises latines et certaines allusions, rendraient curieuses, si l'on était certain qu'elles fussent contemporaines de Napoléon et que celui-ci les eût inspirées : dans la salle à manger, est figuré un temple égyptien ; entre les colonnes, des paysages avec des Français et des Arabes combattant ; sur une des colonnes : UBICUMQUE FELIX NAPOLEO. Dans le salon, au plafond, deux pigeons liés par un ruban dont le nœud se resserre à mesure qu'ils s'éloignent — allégorie qui, à l'île d'Elbe, avait déjà servi en 1805 lors du départ de Briot, commissaire du gouvernement. Toutefois, l'appropriation était heureuse.

Ce n'était pas assez : les Mulini, Porto-Longone, Rio, San Martino ; à l'été, l'Empereur s'en alla camper à l'Ermitage de Marciana, presque en haut du Monte-Giove, sous des châtaigniers séculaires, près de sources délicieusement fraîches. Il prit les quatre petites pièces qu'occupaient les ermites lesquels s'installèrent dans la cave : On dressa pour la suite une tente sous laquelle Napoléon coucha parfois. Ce palais de toile fut en réalité celui qui lui plaisait le mieux et de tous il coûtait le moins cher. Tous ces travaux, bâtiments, jardins et routes n'étaient pas sans monter à près de 172.000 francs. Pour le mobilier, l'Empereur s'était approprié les meubles qui, à Piombino, garnissaient le palais de la princesse Elisa ; il avait mis l'embargo sur ceux, appartenant plus ou moins au prince Borghèse, et provenant du palais impérial de Turin qui avaient été embarqués sur un navire génois obligé par un accident de mer de relâcher à Porto-Longone les achats de mobilier n'avaient pas moins monté à 43.000 francs, car, en arrivant, on avait dû pourvoir au plus pressé en prenant les meubles des officiers qui quittaient l'île pour rentrer en France.

On arrivait par là, à des chiffres qui ne dépassaient pas sensiblement un budget normal. Sans doute, les recettes de l'Ile avaient été portées par des ressources extraordinaires à 600.000 francs, dont 100.000 environ par aliénation d'immeubles ou d'approvisionnements : l'administration civile avait coûté pour treize mois 145.000 francs, le militaire 1.450.000 francs ; la Maison, pour douze mois, 750.000 francs : Au total 2.345.000 francs. Mais sur les dépenses de la Maison, 220.000 francs environ allaient à des dépenses de premier établissement, ce qui ramenait le chiffre de 7 à 500.000 francs : on restait donc à environ 2.100.000 francs de dépense totale et l'on devait compter sur un revenu de 2.500.000 francs.

***

Napoléon justifiait les frais d'installation du fait qu'il fallait assurer au plus tôt les logements de l'Impératrice et du roi de Rome ; Marie-Louise, si elle venait, n'allait-elle pas se trouver singulièrement dépaysée ? Quel changement pour elle et comment le prendrait-elle ? A lui, tout décor était indifférent, mais à elle ? N'y avait-il pas une sorte de cruauté à l'inviter pour la recevoir si mal ? Aussi l'effort qu'il fait pour rendre à peu près logeables pour une archiduchesse ces misérables bâtiments de Porto-Ferrajo, de Porto-Longone et de San Martino, reçoit de là un caractère attendrissant : il s'y emploie comme s'il s'agissait de régir son empire et, du même sérieux qu'il ordonnait de mettre une place en état de défense, il commande qu'on ajuste un volet et qu'on pose un carreau ; il exige qu'on lui fournisse un devis pour la moindre dépense, il regarde et il marchande ; il n'entend payer que ce qu'il a commandé ; il n'a pas les moyens d'être généreux, mais, s'agit-il de sa femme, il devient prodigue. Sans doute, sa présence serait une garantie et un honneur ; elle prouverait que, s'il est tombé, il n'est point déchu, et que, si les liens politiques sont rompus, les liens de famille subsistent. Mais il a d'autres mobiles que de sécurité et de vanité : qu'il aime sa femme, qu'il l'aime d'une façon dont il n'a aimé jusque-là aucune autre femme, car il eut assez confiance en son esprit et son jugement pour modifier à cause d'elle les Constitutions de l'Empire et lui attribuer un rôle politique alors que jusque-là jamais il n'eût souffert qu'une femme s'ingérât dans les affaires. Il aime le corps et il aime l'esprit ; ces choses étonnent ; elles sont ainsi. Et puis il aime son fils — On ne saurait dire surtout, car, en ce moment, c'est plutôt à la femme qu'il pense, mais il aime son fils comme étant sa propre substance et son avenir. Il voudrait voir venir sa femme et son fils pour mener avec eux, entre sa mère et sa sœur, une vie de famille, telle qu'il ne l'a jamais connue, sauf quelques jours, quelques mois peut-être à Malmaison. Telle est son occupation de préparer le logis, tel son rêve qu'il soit occupé. Assurément, il ne saurait le rendre digne de celle qu'il attend ; mais il semble persuadé qu'elle le suivrait dans une chaumière, au bivouac même — son bivouac d'Austerlitz.

Il ne doute point de sa femme ; si elle n'arrive pas, c'est qu'on la retient, mais il presse les ouvriers, car elle peut venir d'un jour à l'autre et que serait-ce si les logements n'étaient pas prêts, les meubles placés, les fêtes préparées, les feux d'artifice montés ?

Il n'a garde de donner matière de s'exercer à la jalousie de sa femme. de lui fournir un prétexte ou une raison pour ne pas venir. Car il s'est convaincu qu'elle avait cela de Joséphine qu'elle ne lui passerait pas une infidélité.

Pauvre Joséphine ! Voilà qu'elle est morte ! Et comment l'apprend-il ? par un valet de chambre qui rentre de France, qui a su la nouvelle à Gênes et qui la transmet brutalement en envoyant un journal. Marchand écrit : A la nouvelle de cette mort, il parut profondément affligé ; il se renferma dans son intérieur et ne vit que le grand maréchal. Pons écrit : L'Empereur resta deux jours sans voir personne et pendant quelque temps, tout en lui annonçait une tristesse qu'il cherchait en vain à cacher. Toutefois il ne prit pas le deuil, ne le fit pas prendre à sa maison, ne prescrivit aucune manifestation extérieure dont on ait gardé souvenir. Sans doute ne voulait-il point, même par une démarche aussi naturelle, irriter ou choquer celle qu'il attendait.

Aussi ne doit-on pas s''étonner des précautions et de l'impénétrable mystère dont il entoura la visite très naturelle et parfaitement expliquée de Mme Walewska.

Le 16 avril, à Fontainebleau, le surlendemain du jour où il avait voulu s'empoisonner, Mme Walewska était venue et elle avait attendu toute une journée sans être reçue. Il était en effet extrêmement affaibli, très absorbé, presque inconscient. Quand le sentiment lui était revenu, il avait tendrement pensé à elle et il lui avait écrit que, si elle allait aux eaux de Lucques ou de Pise, il la verrait avec un grand et vif intérêt ainsi que son fils pour qui ses sentiments seraient toujours invariables ; il ne comptait pourtant point qu'elle arriverait comme elle fit dès la fin d'août.

Le bruit s'était répandu que Murat allait mettre le séquestre sur les dotations constituées par l'Empereur sur les domaines que, par le traité de Bayonne, il s'était réservé dans le royaume de Naples : la plus grande partie en avait été attribuée au duc d'Otrante, au duc de Gaète, au duc de Tarente et au comte Régnier. Ce qui restait avait formé un majorat constitué, le 5 mai 1812, en faveur d'Alexandre-Florian-Joseph, comte Colonna Walewski, et devant rapporter annuellement 169.516 francs de revenu ; les lettres patentes avaient été signées le 15 juin ; l'investiture fut donnée par le Conseil du Sceau le 13 août ; le mandataire de Mme Walewska fut mis en possession le 12 octobre : toutes les formalités avaient été remplies, mais qui pouvait assurer que le roi Joachim en tiendrait compte ? Le protecteur ne pouvant plus rien ; pour les protégés, le majorat était de bonne prise. Mme Walewska pensa qu'elle parviendrait, si elle plaidait sa cause en personne, à faire lever le séquestre et à éviter la confiscation. Elle envoya à l'Empereur son frère le colonel Laczinski pour solliciter la permission de venir à l'ile d'Elbe : afin de la recevoir hors des yeux indiscrets, l'Empereur monta à Marciana-Alta. Le 1er septembre, à nuit fermée, Mme Walewska débarqua à Porto-Ferrajo, avec son fils, sa sœur Mlle Laczinska et son frère le colonel Laczinski. Elle trouva au port une voiture attelée de quatre chevaux et suivie de chevaux de selle : à Procchio, l'Empereur vint à la rencontre ; Mme Walewska monta à cheval, car la voiture ne pouvait avancer davantage ; et l'on arriva à l'ermitage : l'Empereur abandonna aux deux visiteuses les quatre petites pièces où les lits étaient dressés et lui-même passa la nuit sous la tente. Au matin, le temps était beau ; l'Empereur reçut son médecin monté de Marciana-Marina pour offrir ses services. On déjeuna sous les grands châtaigniers. La journée se passa en causeries et en promenades. Au dîner, l'Empereur voulut que l'enfant, qui n'avait pas déjeuné avec lui, dinât à ses côtés ; et, naturellement, après les premiers instants, le petit s'émancipa : mais il était aimable, il était intelligent et il était joli, réunissait au type napoléonien quelque chose de l'aimable beauté blonde de sa mère, et, s'il avait moins de puissance que son père, il avait sans doute plus de grâce. La nuit tombait ; à 9 heures, les visiteurs partirent pour s'embarquer : Napoléon les accompagna jusqu'à la plage et, en embrassant son- fils, on l'entendit murmurer : Adieu, cher enfant de mon cœur. Mme Walewska qui, pour les frais de son voyage, emportait un bon de 61.000 francs sur le trésor de l'Empereur, arriva à Naples trop tard pour empêcher que le majorat de son fils ait compris dans le décret rendu le 15 septembre par Murat, prononçant la confiscation de toutes les dotations françaises ; mais, sur des influences qu'il est facile d'imaginer, le décret, en ce qui concerne Alexandre Walewski seul, fut rapporté le 30 novembre et la dotation lui fut conférée, cette fois par le roi de Naples, aux clauses et conditions qu'avait posées l'Empereur.

Il n'y eut donc nullement une idylle ; il y eut une visite d'affaires ; et l'Empereur en recevant cette visite dans le lieu le plus solitaire de son île, s'entoura de précautions qui devaient prévenir toute indiscrétion, et, en cas que cette indiscrétion finit commise, donner à cette entrevue, où Mme Laczinska avait constamment été en tiers, son caractère véritable.

A tout instant, depuis le mois de juillet, il attendait Marie-Louise : au début de juillet, il avait obtenu que le capitaine Usher vint à Livourne peur recevoir l'Impératrice à bord de l'Undaunted et la conduire à l'île d'Elbe. Usher, en ayant demandé la permission à l'amiral, était en rade ; lorsque l'Undaunted regagna l'Angleterre, l'Alcmène fut destiné à ce service. C'était le moment où Marie-Louise quittait Schœnbrunn et Napoléon, qui en avait été informé, avait pu penser que le but qu'elle se proposait était Porto-Ferrajo et non pas Aix-les-Bains.

Le 9 août, lorsque le colonel Laczinski venu pour prendre ses ordres au sujet du voyage de Mme Walewska, repart par Livourne, il emporte une lettre pour l'Impératrice : en même temps, Napoléon a fait écrire à Méneval par le grand maréchal qu'il attendait l'Impératrice à la fin d'août, qu'il désirait qu'elle fit venir son fils, et qu'il était singulier qu'il ne reçût pas de ses nouvelles, ce qui vient, disait-il, de ce qu'on retient les lettres ; que cette mesure ridicule a lieu probablement par les ordres de quelque ministre subalterne et ne peut venir de son père : toutefois que personne n'a de droit sur l'Impératrice et son fils. Le 20 août, il avait expédié à la fois plusieurs lettres pour Méneval, l'une par le capitaine Loti-bers qui devait la remettre à un négociant, l'autre par le capitaine Hurault qui devait la porter lui-même. Hurault avait épousé Mlle Kuhmann, une des femmes rouges de l'Impératrice, et l'Empereur pensait qu'il aurait de là plus de facilités à s'introduire.

Marie-Louise était à Aix depuis le 27 juillet, et elle v était arrivée dans des dispositions fort éloignées de celles que lui attribuait Napoléon : deux fois seulement, dans sa correspondance avec sa confidente, la duchesse de Montebello, elle a mentionné son mari. Ç'a été pour se plaindre qu'il eût envoyé à Parme des lanciers polonais pour servir à sa garde et une centaine de chevaux d'attelage dont elle n'a que faire. Cela allait l'entraîner dans de grandes dépenses, alors qu'elle avait fait de si beaux plans d'économie.

Hurault avait reçu des instructions écrites singulièrement précises. Il devait partir sur l'Inconstant le 20 août au soir ; à son arrivée à Gênes, il écrirait quatre fois, par des voies différentes, à Méneval et à Mme de Brignole, pour donner des nouvelles de l'Empereur, dire que Madame Mère était arrivée et qu'on attendait l'Impératrice dans le milieu de septembre. De Gênes, il irait à Turin et de Turin à Aix. Il faut qu'il se trouve chez sa femme ou chez Méneval sans qu'on puisse s'en douter, disait l'Empereur. Le brick l'attendrait jusqu'au 10 septembre en rade de Gênes.

Lorsque Hurault arriva à Aix, Méneval était parti. Dénoncé au nouveau chevalier d'honneur de Marie-Louise par Mme de Brignole, Hurault fut arrêté par la gendarmerie et obtint à grand'peine la permission de se rendre isolément à Paris. Il avait d'ailleurs échoué dans sa mission. Figurez-vous, écrit Marie-Louise à la duchesse de Montebello, que, dans les derniers jours de mon séjour à Aix, l'Empereur m'a envoyé message sur message pour m'engager à venir le rejoindre, à faire une escapade sans personne, avec M. Hurault tout seul, et m'a fait dire de laisser mon fils à Vienne, qu'il y était bien et qu'il n'en avait-pas besoin. J'ai trouvé cela un peu fort et je lui ai répondu franchement que je ne pouvais pas venir à présent. Elle ajoute : Je crains que tous ces messages n'influent sur la cour de Vienne et ne fassent qu'elle me retienne plus longtemps dans cette ville : Je leur donnerai cependant ma parole que je n'irai pas pour le moment dans l'île d'Elbe et que je n'y irai jamais — car vous savez mieux que personne que je n'en ai pas envie — mais l'Empereur est vraiment d'une inconséquence, d'une légèreté !

Avant même qu'elle se fût liée à Neipperg, Marie-Louise avait donc pris son parti ; pourtant, le 28 août, l'Empereur avait reçu des nouvelles de sa femme en date du 10, mais n'était-ce pas le zèle de Méneval qui s'était ainsi signalé ? Lorsque Méneval fut parti, le silence se rétablit. Quand Marie-Louise quitta Aix, personne n'en informa l'Empereur lequel, en octobre, se trouva réduit à' écrire au grand-duc de Toscane, celui-là même qui, comme grand-duc de Wurtzbourg, se rendait l'un des phis assidus de ses courtisans, pour obtenir des nouvelles de sa femme et de son fils : pourtant, jusqu'au dernier jour qu'il resta à l'Ile d'Elbe, sa conviction demeura intacte. Si l'Impératrice ne venait pas, c'est qu'on l'empêchait de venir ; s'il ne recevait point de ses lettres, c'est qu'on les interceptait. Jamais il n'admit qu'elle pût avoir manqué à ce qu'elle lui devait, surtout à ce qu'elle se devait à elle-même. Et si sa santé, ses convenances, ses ambitions — celle de régner à Parme ! — l'empêchaient, pour le moment, d'habiter à l'Ile d'Elbe ou tout le moins d'y venir comme voyageuse, que ne lui envoyait-elle son fils ?

 

C'était une question majeure que par bonheur Napoléon ignorait, la haine que Marie-Louise, encouragée par Mme de Montebello, nourrissait contre Mme de Montesquiou ; il est vrai que celle-ci le lui rendait en mépris : si pénible que devint sa tâche, elle restait près de cet enfant qui lui avait été confié dans les jours de prospérité et qui, à présent, semblait la victime désignée dont le sang vierge devait, par un sacrifice propitiatoire, assurer des destins prospères à l'Europe oligarchique. On n'avait pas encore osé le séparer de ses Françaises, mais on coupait l'un après l'autre tous les fils qui le rattachaient à son père ; l'on se flattait que de cet enfant de France, prince impérial et roi de Rome, on ferait sang trop de difficulté un petit Autrichien. Tant que subsistait la colonie féminine groupée autour de son fils, Napoléon pouvait être assuré que rien de mauvais n'arriverait à l'enfant, et que l'on continuerait à l'élever selon sa pensée et selon son cœur. Sans doute, avait-on rendu difficiles les moyens de correspondance, mais on s'ingéniait à Schœnbrunn et en face de caractères tels que Mme Brignole et le misérable Bausset, s'élevaient Mme de Montesquiou, Méneval, Mme Soufflot, Mme Hurault ; Mme Marchand, quantité d'autres.

Loin de sortir diminuée d'une telle épreuve, l'âme française, de la grande dame la plus élevée en dignité et de sang le plus noble, à l'humble femme du peuple engagée pour des besognes serviles, s'épanouissait en dévouement autour de ce petit être frêle, prisonnier d'État[3]. Napoléon, en avait la constante préoccupation, mais, comme des choses qui occupaient son cœur profondément, il en parlait peu. Il fallait un cas exceptionnel, un choc imprévu pour qu'il se laissât aller à son émotion et à sa tendresse paternelles.

***

Au moins, à défaut de femme et de fils, avait-il sa mère. Embarquée le 2 août à Livourne sur le brick anglais de la station The Grasshopper, elle était restée durant toute la traversée sur le pont, étendue sur une chaise longue. A l'arrivée à Porto-Ferrajo, lorsque le brick eut jeté l'ancre, un valet de chambre, le maitre du port et divers autres individus de pareille importance, montèrent seuls à bord. Ils dirent que Napoléon avait attendu sa mère tout le jour précédent et qu'il était, le matin de bonne heure, parti pour une montagne à quelque distance. La chaloupe était armée et personne ne venait dire où Madame devrait loger. Le colonel Campbell proposa alors à Colonna d'envoyer par un canot un message au général Bertrand ou au général Drouot pour annoncer l'arrivée de la mère de l'Empereur. Colonna vint lui demander ses ordres. Elle parut grandement agitée et mortifiée que personne ne vint au-devant d'elle de leur part et elle donna son assentiment avec une grande violence, tournant autour du pont, tout à fait pâle et mortifiée. A la fin, les généraux arrivèrent ; Madame s'embarqua avec le colonel Campbell, le commandant du brick, et les personnes de sa suite ; au quai, elle trouva les autorités qui l'attendaient ; elle monta dans une voiture à six chevaux qui la conduisit au palais des Mulini.

L'Empereur prévenu revint le 3 au matin et se montra plein d'attentions. Redoutant que les officiers de Madame mère eussent des prétentions, il avait préféré que sa mère vécût à part et il avait loué pour elle la maison Vantini, la plus belle de Porto-Ferrajo. L'Empereur, écrit-elle le 18 août, m'avait fait préparer une jolie maison à côté de la sienne. Tous les soirs, nous allons nous promener en voiture ou dans son jardin. Il a fait faire une grande terrasse de laquelle on a la vue de la mer. Il s'inquiétait de tout ce qui bouchait à son bien-être et à sa santé. S'il ne l'avait point logée aux Mulini où l'appartement noble était réservé à l'Impératrice, il lui faisait préparer un logement dans son palais de Longone et, lorsqu'il allait à l'ermitage de Marciana où elle ne pouvait le suivre, elle prenait gîte à la Marine et, tous les soirs ; il descendait dîner avec elle. Ses attentions étaient de tous les instants. Avant que son appartement fut prêt à Porto-Longone, elle a voulu y rejoindre son fils qui est allé y passer quelques jours. Il craint qu'elle soit mal logée et la fait prévenir par le grand maréchal pour qu'elle ne vienne pas, ou si elle vient, écrit-il, faites venir une voiture fermée pour la remmener ; elle aurait trop froid pour s'en retourner dans une calèche. Madame le reconnaît elle-même : L'Empereur, écrit-elle, s'occupe toujours de ce qui peut me rendre le séjour de Porto-Ferrajo agréable. Toutefois ce ne fut que lorsque ses meubles furent arrivés qu'elle se trouva logée commodément quoiqu'elle eût pris la précaution de les expédier longtemps d'avance, ils avaient été retenus à l'embouchure du Tibre, toute navigation étant arrêtée par la terreur des corsaires barbaresques qui avaient été signalés. Cela l'avait fort inquiétée et elle en avait porté ses plaintes à son fils, lequel à son tour avait saisi du grief les Anglais, maîtres de la mer. Ceux-ci s'étaient empressés de déclarer qu'il n'y avait point de Barbaresques.

Madame ne se mêla qu'assez peu à la vie officielle telle que l'Empereur l'avait organisée. Néanmoins tous les fonctionnaires lui furent présentés, et le dimanche, après le lever de l'Empereur, elle avait son lever, où tout ce qui avait un rang à Porto-Ferrajo devait assister. Le soir, elle dînait au palais des Mulini et, après dîner, on faisait sa partie de reversis. Elle désirait que le jeu fût intéressé et comme l'Empereur s'amusait à tricher, elle le reprenait comme s'il eut été un enfant.

Son fils, par contre, ne lui passait pas les fantaisies qu'elle eût pu avoir pour son aménagement et son installation dans la maison qu'elle occupait et qui avait été louée pour elle. Il déclarait au grand maréchal que les mémoires des dépenses qu'elle aurait ordonnées devraient lui être présentés. C'est, écrivait-il, le seul moyen qu'elle ne commande plus rien. Mais il occupait pour son service, d'une façon habituelle, le valet de chambre tapissier qu'elle avait amené.

Sa maison d'honneur ne manquait' point d'un certain éclat : moyennant son chambellan et chevalier d'honneur, Colonna, ses deux dames, Mme Blachier et Mme de Blou ; parmi ses domestiques elle avait Saveria qui avait élevé ses enfants et qui ne l'avait jamais quittée. Saveria était maintenant une femme très âgée et fort courbée ; elle vint voir l'Empereur : Eh bien ! Ma bonne Saveria, lui dit-il en italien, es-tu toujours aussi avare ? Madame attacha à sa personne, comme aumônier, un abbé Buonavita, qui avait été curé en Espagne, au Mexique et au Paraguay. Il était d'une extrême médiocrité, mais, étant né en Corse, il était dispensé d'autres mérites.

Madame était Corse dans toute l'étendue du mot..., dit Pons, son accent, ses habitudes, ses souvenirs, tout rappelait et continuait les premiers temps de sa vie et plus d'une fois l'on aurait pu se demander si elle avait jamais quitté Ajaccio. Dès qu'on avait appris en Corse que l'Empereur venait à l'Ile d'Elbe, les Corses, qui de près ou de loin touchaient à la famille ou au clan Bonaparte, s'étaient empressés, comptant qu'il n'y aurait que pour eux des emplois lucratifs et des sinécures. Ils se souciaient peu en général d'entrer dans le bataillon de Chasseurs où d'ailleurs il y avait un officier pour quatre hommes ; ils rêvaient peut-être une compagnie de gardes du corps uniquement composée d'officiers corses ; mais ce qu'ils enviaient surtout c'étaient l'administration des mines, l'exploitation du minerai de fer, les salines, les madragues — la direction, la surveillance, s'entend, il n'est point à parler de travail. Ils se rassemblaient et se groupaient tous autour de Madame qui les tenait sous sa protection et ils formaient, a dit Pons, une faction d'exclusifs, qui aspirait à prendre toutes les places. Et il en arrivait toujours. A la fin Madame renonçait. J'ai bien du regret, écrivait-elle à Lucien, de n'avoir pu faire placer Tavera, mais il n'y a pas une place à donner ; tous les jours, on renvoie des personnes qui viennent pour en demander. C'est une affluence.de monde dont vous ne vous faites pas d'idée. Je crois que tous ceux qui ne savent où donner de la tête viennent ici dans l'espoir d'y vivre, mais comment faire ? faut toujours finir par les renvoyer chez eux.

C'était à Lucien qu'elle faisait ses confidences, heureuse qu'elle était d'avoir retrouvé le fils qu'elle avait pu croire perdu, et qui à présent reprenait, par la grâce du Saint-Père, un rang qu'elle trouvait presque égal à celui de ses autres fils. Au moins serait-il prince. De l'argenterie des temps anciens, des temps de Misère, elle détache une petite cuillère pour lui enseigner les armoiries de la famille. Elle cherche des cadeaux à lui faire, mais, écrit-elle : Notre pays est pauvre en productions, et elle ne trouve à lui envoyer que des œufs de poisson à manger avec des figues. Un meilleur présent est son grand lit d'acajou venu de Paris. Lucien a toute sa confiance. Elle le charge de faire marché pour une maison à Rome, dont elle n'entend pas donner plus de 150.000 francs et, au besoin, pour une maison de campagne. Puis, elle renonce à la campagne, s'en tient à la maison, car elle a dû payer grandement pour Lucien.

C'était à coup sûr une satisfaction de cœur qu'éprouvait l'Empereur à sentir sa mère près de lui, mais il ne pouvait tirer de sa présence aucun secours, aucune distraction, aucun agrément. Madame avait un caractère, elle portait à travers la vie, avec une âme vigoureuse et noble, un cœur maternel d'une générosité admirable ; elle était capable de mouvements héroïques, et elle semblait vraiment avoir été taillée sur un modèle de Plutarque ; mais elle n'avait ni mouvement, ni profondeur dans l'esprit ; tout chez elle était de nature, rien d'acquisition ; l'instruction était nulle ; les habitudes, à force d'être simples, échappaient à la vulgarité ; de même qu'un silence volontaire et une immobilité presque hiératique couvraient les lacunes d'éducation ; mais tout cela ne faisait point qu'elle pût apporter à Napoléon la distraction, la conversation, la gaieté, la vie, dont il avait un besoin d'autant plus grand à mesure que les jours passaient, que l'espoir de l'arrivée de Marie-Louise s'affaiblissait, et que croissaient autour de lui les motifs d'inquiétude.

***

Pauline, par bonheur, allait arriver, et Napoléon l'attendait avec une impatience qu'il ne dissimulait point ; elle était, de ses sœurs, celle qu'il préférait. L'ambition des autres, leur esprit de domination et d'intrigue l'avaient contrarié à des moments, et il n'avait pas plus d'illusions sur leur affection que sur leur fidélité ; Paulette n'avait eu que des aventures qui avaient pu faire jaser, mais qui n'avaient point tiré à conséquence. Elle n'y avait mêlé ni intrigué ni politique. Elle ne dissimulait pas assez une sensualité qui lui faisait prendre à elle-même pour de l'amour ce qui n'était que du désir. Mais quelles que furent la violence et la durée de ces coups de cœur, qui semblaient à des jours troubler presque sa raison, Pauline, par-dessus tous les êtres, plaçait les membres de sa famille. Elle s'ennuyait avec délices près de sa mère et de son oncle, elle s'associait à leurs dévotions, elle faisait leur partie, elle s'astreignait à des obligations de tous les genres. Et de même faire avec son frère, lorsque, ayant triomphé à la fin des angoisses — en grande partie nerveuses — qui lui donnait une santé qu'une intervention chirurgicale, courante de nos jours et alors inconnue, eût seule rétablie — elle se fut décidée à embarquer le 29 octobre en vue de Portici, sur l'Inconstant, qui attendait son bon plaisir depuis le 25 septembre. Taillade, le commandant, avait employé cette longue relâche à faire une cour brutale à Mme Blachier, que Madame avait envoyée au-devant de sa fille, et qui eût grand'peine à sauver sa vertu. Pauline n'avait pu aller jusqu'à Baies tant elle se sentait souffrante ; il avait fallu qu'on la portât sur une chaloupe qui l'avait menée jusqu'au brick de l'Empereur. Une frégate napolitaine l'avait escortée jusqu'au canal de. Piombino et était retournée à Naples sans communiquer avec l'île d'Elbe.

La princesse, accueillie par l'enthousiasme populaire, est mise en possession par l'Empereur de l'appartement au premier étage des Mulini qui reste destiné à Marie-Louise au cas qu'elle vienne. C'est Pauline qui, au défaut de Madame, va tenir la cour de son frère, mais c'est lui le maître et il le fait voir. La déesse des caprices doit à présent oublier qu'elle fut en possession d'ordonner à tous et elle s'y soumet avec une extrême bonne grâce, s'essayant, non à résister, mais à détourner l'orage, seulement lorsqu'il menace les autres. Ainsi l'Empereur s'est pris d'un goût d'exactitude ; il entend qu'on dîne à l'heure — n'est-ce pas à son heure ? — Madame et la princesse s'y conforment scrupuleusement, mais, dès son arrivée, Mme Bertrand, qui doit tous les jours, avec le grand maréchal et le général Drouot, dîner à la table de l'Empereur, se met sur le pied d'arriver en retard. Le retard chez elle est une maladie, qu'il ne faut attribuer ni à sa grossesse, ni à son caractère. Mais à ses nerfs. Elle a la maladie du retard comme sa mère, la comtesse Dillon, a la maladie de mâcher des morceaux de bougie. Au dîner de l'Empereur, elle arrive en retard, l'Empereur la reprend assez rudement et tout aussitôt, la princesse intervient, s'efforce à détourner les chiens et à sécher les beaux yeux remplis de larmes. Et comme, après cette algarade et surtout après la mort douloureuse de l'enfant dont elle venait d'accoucher, Mme Bertrand s'était confinée de plus en plus dans son intérieur, n'allant point dîner au palais et ne paraissant point à la cour, c'était la princesse qui venait la voir et qui cherchait à la distraire.

Pour elle-même, elle se contente d'obéir non pas à l'Empereur auquel elle a désobéi si fréquemment, mais à son frère. Ainsi ne lui permet-il pas de porter ses diamants qui pourraient offusquer les dames elboises ; ainsi lui interdit-il de paraitre en robe blanche ou noire et, un soir, sur une robe de velours noir que pourtant elle a fait faire à l'espagnole avec des bouffants et des ornements de satin rose : Quoi ! Madame, lui dit-il, d'aller changer de robe. Un autre soir, sur une vous venez dîner en domino ! et elle est obligée d'aller changer de robe. Un autre soir, sur une robe blanche toute brodée à l'instant arrivée de Paris : Ah ! Madame, dit-il, vous voilà habillée à la victime ! Et elle se soumet. Dans les rides que donne l'Empereur, si elle passe devant le fauteuil qui sert de trône, comme au temps où son frère régnait aux Tuileries, elle fait la révérence. Elle s'associe aux modestes plaisirs que l'île peut fournir, elle prend goût à des concerts de village ; oubliant qu'elle ne peut marcher, elle danse, et, costumée en paysanne de Procida, elle met sur les dents ses cavaliers les capitaines Cornuel, de l'artillerie, et Loubers, du 2e grenadiers à pied, qui, paraît-il, sont en réputation ; elle organise des comédies de société, où elle donne le ton ; elle est le boute-en-train de Porto-Ferrajo, où tout obéit à sa voix et s'empresse à lui plaire, les vieux comme les jeunes, les ci-devant Jacobins et les Saints de la Grande-Armée, les Corses à la Poggi, et les officiers de la Garde ; mais pour elle, sortie entièrement de sa nature, elle subordonne toutes ses volontés et toutes ses habitudes à l'Empereur. S'il avait voulu la battre : il me fait mal, eût-elle dit, mais laissons-le faire puisque cela lui est agréable. Seulement, elle se dépitait qu'il ne la crût pas malade, qu'il n'entrât pas dans ses manies, qu'il lui fît compliment sur sa mine, qu'il se moquât de ses promenades en chaise à porteur, entre deux officiers de la Garde qui lui faisaient leur cour et Drouot n'était pas des moins assidus.

Par ordre, il est vrai, — Drouot s'était fiancé avec une jeune fille de l'Ile et le mariage, à la veille d'être conclu, n'avait été rompu par le général que sur l'injonction de sa mère. Mais peut-être ce projet formait-il un motif de plus pour que la princesse s'amusât à engager Drouot dans des attentions qui formassent une sorte de cour, telle qu'on pouvait l'attendre d'un tel homme, très simple, très pieux, très empêtré et nullement instruit de la galanterie. Il fallait bien qu'il se rendit aux désirs de la princesse, qu'il l'accompagnât et qu'il marchât près de son palanquin. Mais au fait c'était un médiocre plaisir, car, comment faire parler un tel homme des 'seules choses qui intéressassent Pauline ?

Elle était distrayante par ses saillies, par ce tour d'esprit imprévu, qui subissait, tour à tour et avec la même vivacité, toutes les impressions, par cette adresse à contrefaire les gens, à saisir leurs ridicules physiques et à les imiter aussitôt de façon à provoquer les rires de tous les autres. Pour obliger Napoléon à sortir de lui-même, elle faisait semblant d'avoir un grand besoin de distractions ; elle formait sa cour de ceux qu'il semblait distinguer, elle applaudissait, dans le théâtre que son frère avait bâti, les chanteurs qu'elle-même avait engagés ; elle montait une troupe, mettait tout en train, se rendait régulière aux répétitions, imaginait les costumes et paraissait s'amuser infiniment. Il lui suffisait pour qu'elle fût contente que son frère eût souri.

***

Assurée que sa beauté ne pouvait être éclipsée par celle d'aucune autre femme, qu'elle en recevait au contraire un éclat redoublé, Pauline, à d'Elbe comme jadis à Paris, se plaisait à s'entourer des femmes les plus gracieuses et les plus jolies, et il en est venu de bien des endroits avec des intentions qu'on devine.

Il y a d'abord une Mme Colombani, femme d'un chef de bataillon italien, à la suite de la 35e légère, que Napoléon trouve à l'île d'Elbe et qu'il retient à son service. Cette femme qu'on disait Corse et qui de fait était née à Capri, fut attachée à la princesse Pauline comme dame de compagnie. Elle n'était pas seulement jolie, aimable, dit Pons, elle était aussi exemplaire par la sagesse de sa conduite. Son beau-frère, Colombani, ex-commissaire des guerres, parait avoir été employé par l'Empereur à diverses missions sur le continent.

Vient ensuite la femme d'un chef d'escadron polonais, nommé Bellina par Pons, Bellini par Marchand, Mellini par Peyrusse et Stupiski ou Stupilski par Gourgaud. Elle, était espagnole : Elle n'avait pas une beauté extraordinaire, mais un charme inexprimable. Elle, dansait le fandango avec une grâce qui tournait toutes les têtes. Ce fut elle qui, habillée en homme, vint, dans la nuit du 29 juin 1815, retrouver l'Empereur à Rambouillet pour obtenir la permission de le suivre à Sainte-Hélène. Elle passa en Amérique et fonda à Lima un grand pensionnat de demoiselles où elle fit fortune.

La troisième joua un rôle un peu plus important et on la retrouvera plus tard. Lors d'un des séjours de l'Empereur à Longone, on vit débarquer à Porto-Ferrajo un adjudant-commandant, Antoine-Joseph-Claude Le Bel, accompagné de deux femmes, l'une mitre, son épouse, l'autre sa belle-fille, jeune, très jolie et pleine de manège qui se faisait appeler la comtesse de Moto. Le Bel se rendit auprès de l'Empereur et l'on s'attendait qu'il allait être employé, mais l'Empereur, tout en agréant ses services, lui assigna simplement son traitement de 200 francs par mois et plaça la Comtesse de Molo auprès de la princesse Pauline. Il la connaissait de près depuis quatre ans. Le Bel, qui avait fait sa carrière dans les états-majors, aide de camp du maréchal Kellermann, puis du général Wathier, était, depuis 1809, attaché au général Loison, gouverneur de Saint-Cloud. Il avait épousé une veuve ayant une grande fille de seize ans, brune, avec une taille charmante, de jolis pieds, de jolies mains, une grâce infinie et quantité de talents de musicienne et de danseuse. En 1810, peu de temps après le mariage avec Marie-Louise, la mère fit faire ses offres et la fille ravie fut amenée à 11 heures du soir à Saint-Cloud, par l'Orangerie, dans la chambre de l'Empereur, qui la vit trois ou quatre fois. Elle fut fort chagrine que la liaison eût été si brève : Voyez, ma pauvre Lise, disait la mère au valet de chambre, comme elle a le teint échauffé ! C'est le chagrin de se voir négligée. La chère enfant ! que vous seriez bon si vous pouviez la faire demander ! L'Empereur pourtant ne la demanda pas, bien que, à la messe de Saint-Cloud, elle lui lançât des œillades à faire rougir un régiment de la Garde. D'elle-même, elle vint à Fontainebleau avec sa mère, durant la période de l'abdication ; elle ne fut pas reçue davantage. À présent, il ne parait pas qu'elle ait beaucoup mieux réussi. L'Empereur ne semblait pas la voir avec plaisir, dit Pons ; mais Marchand mieux informé : Charmante personne, que l'Empereur distingua. En tous cas rien n'en transpira : Les cercles de la princesse se distinguaient par une joie pure, par une liberté décente, écrit Pons.

Il a été affirmé que l'Empereur avait eu à l'île d'Elbe des rapports incestueux avec sa sœur ; pour le démontrer, on n'avait qu'une phrase que la princesse aurait tantôt écrite, tantôt fait écrire à une femme de confiance à Paris, et qui aurait été rapportée par Jaucourt à Talleyrand, par Beugnot à Mounier, ou par un policier à Louis XVIII. On ne présente ni la lettre de Pauline, ni celles de la femme de chambre, mais on ne fait pas moins de l'inceste de Napoléon, auquel on prête par surcroît des maladies vénériennes qu'il aurait communiquées à sa sœur, la matière principale de pamphlets auxquels il n'est point permis de refuser confiance.

A cause de certains détails dont la crudité est nécessaire, il suffira de dire ici que Napoléon lui-même a, par deux fois, dans des termes presque identiques, raconté à O'Meara, qui ne pouvait rien en connaître, ce procédé de M. de Blacas dont il était indigné : Lorsque j'arrivai à Paris après mon retour de l'Ile d'Elbe, dit-il, je trouvai dans les papiers particuliers de M. de Blacas... une lettre écrite de l'Ile d'Elbe par une des femmes de chambre de ma sœur Pauline et qui paraissait avoir été dictée dans un moment d'aigreur... M. de Blacas avait fait falsifier cette lettre en y ajoutant des histoires abominables, jusqu'à dire que j'avais couché avec ma sœur et, en marge, était écrit de la main du faussaire : à imprimer[4]. A propos de la falsification des lettres de Murat à Napoléon, l'Empereur lui-même écrivit, dans le Moniteur du 14 mai 1815 cette phrase qui semble contenir une allusion à la lettre attribuée à Pauline. Les falsificateurs royaux ne supposaient pas que les archives où ils puisaient redeviendraient archives impériales ; que le comte de Blacas dans une fuite précipitée, abandonnerait celles de son maitre et ses papiers les plus secrets et donnerait ainsi les moyens de mettre au grand jour, non seulement la basse intrigue que nous dévoilons aujourd'hui, mais tant d'autres qui ont employé tant de temps et tenu une si grande place dans un règne de quelques mois[5].

Il est fort possible que, à l'Ile d'Elbe, l'Empereur, âgé pour lors de quarante-cinq ans, ait distingué, comme dit Marchand, soit Mme Mellini, soit Mme Colombani, soit la comtesse de Molo, soit une Mme Theologo, grecque fort belle, au mari de laquelle il aurait donné un emploi d'interprète, soit encore une Mme Vantini, belle-fille du chambellan ; ce sont les espions de la police française qui rapportent la plupart de ces bruits et, il n'y a guère à en tenir compte ; mais il est remarquable que, sauf dans un rapport en date du 28 décembre, il n'est fait aucune allusion à ce prétendu inceste. Encore est-il dit seulement à propos d'une intrigante venue de Malte à l'Ile d'Elbe en septembre 1814 et qui se faisait appeler la comtesse de Rohan[6] : L'agent secret que j'ai à Livourne pour surveiller l'Ile d'Elbe m'écrit que Buonaparte continue le même genre de vie, faisant sa principale société de sa mère, de sa sœur et d'une comtesse de Roanne (sic) qui parait être venue avec des prétentions sur son cœur, au risque d'exciter la jalousie de la princesse Pauline. L'agent était bien mal informé puisque la prétendue comtesse avait été délicatement priée de quitter l'Ile à la suite du scandale qu'elle avait causé à la table impériale et ses quarante printemps n'avaient paru désirables à aucun des Français de Porto-Ferrajo. Les Anglais sont autrement galants ! disait-elle en partant.

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Que n'avait-elle attendu, elle eût rencontré un généreux insulaire, tel que ceux qui avaient ci-devant, à Paris, à Londres ou à Malte assuré son entretien, celui de Monsieur son fils et de Mademoiselle sa fille : Il n'en manquait point à l'Ile d'Elbe : Tout voyageur faisant son tour d'Italie éprouvait le besoin de venir à Porto-Ferrajo pour voir le monstre et, s'il était possible, le faire parler. L'interview jouait déjà dans la presse anglaise un rôle considérable et ce n'étaient point les premiers venus qui en prenaient, mais de très grands seigneurs, comme le vicomte Ebrington, le fils du duc de Bedford, Lord Fortescue, des officiers généraux de l'armée et de la marine, d'autres officiers d'un grade inférieur, comme le colonel Montgomery-Maxwell, des membres du parlement, comme Mr. Macnamara, même de simples étudiants de Cambridge. II y avait des-femmes et des hommes ; il y avait ceux que Napoléon tolérait sur son passage, ceux qu'il admettait à son audience, ceux qu'il emmenait à San Martino, ceux auxquels il faisait politesse en les envoyant visiter les mines de Rio et en ordonnant à Pons de les régaler. Sans doute disait-il : Je suis pour eux un objet de grande curiosité. Laissez-les se satisfaire, puis ils iront dans leur pays amuser les gentlemans en dénaturant mes faits et gestes. Mais cette curiosité ne lui déplaisait pas et l'on aurait peine à penser qu'il se soit laissé interroger sur lés actes de sa politique, qu'il soit entré dans de telles confidences s'il n'y avait entre les interviews rapportées une concordance entière.

D'abord il s'ennuyait : les hommes qui l'avaient suivi étaient de très braves gens, certes, honnêtes, droits, fort instruits en leur spécialité, mais point brillants. Bertrand qui cachait sous des apparences froides un cœur de feu, en réservait la tendresse pour sa femme dont la continuelle inexactitude le faisait souffrir et dont les fréquentes fausses couches le désespéraient. Quant à Drouot, on n'aurait garde de diminuer les mérites et les vertus du Sage de la Grande Armée, mais il était silencieux, embarrassé et gauche ; il était très pieux et poussait au scrupule son respect des volontés de sa mère. S'il avait des vertus, il avait peu d'agréments, et l'éducation militaire qui lui avait donné une tenue extérieure satisfaisante n'avait pu corriger ce qui venait de l'origine, du milieu et clos habitudes d'enfance. Drouot ne pouvait être pour l'Empereur ni un interlocuteur, ni une ressource. A coup sûr ces deux hommes, que l'Empereur estimait au plus haut point, et qui méritaient le respect de tous, formaient une façade honorable, mais ils ne pouvaient par l'habitude prise, la discipline, le respect, la crainte si l'on veut, la distance à mieux dire, ouvrir ou soutenir une conversation. A la vérité déjà, il ne conversait guère et le temps était' passé où il se plaisait à discuter : mais il parlait, se racontait, s'expliquait : à quoi bon à Bertrand qui, depuis l'Egypte, avait constamment été son compagnon ? à quoi bon à Drouot, en qui il appréciait l'homme de son métier, l'artilleur, mais avec lequel il n'avait vraiment aucun sujet d'entretien : car des choses dont il eût aimé parler, Drouot n'avait aucune notion.

Par là d'autres interlocuteurs, ou d'autres auditeurs lui fussent devenus singulièrement précieux. Point à compter sur les Français de passage ; ceux qui, attirés par leur dévouement ou amenés par l'intrigue, se fussent dirigés sur Porto-Ferrajo. Ceux qu'on attendait et qui avaient reçu le mot de passe, débarquaient à la nuit, restaient quelques heures au palais, se terraient le jour, et reparlaient la nuit suivante. Seul, l'excellent, l'admirable Boinod, venu de Suisse sur la demande de Joseph pour prévenir l'Empereur d'un attentat médité contre lui, était resté à l'île d'Elbe et était devenu inspecteur général aux revues de ces quelques centaines d'hommes ; lui qui jadis administrait des armées, mais Boinod le plus vieil ami de l'Empereur, son ami du temps de la Légion des Allobroges et du siège de Toulon était sourd, d'une surdité qui rendait toute conversation impossible.

Faute d'autres, Pons (de l'Hérault) et Poggi (di Talavo) que Napoléon avait trouvés à l'île d'Elbe devenaient intéressants, de pédants et de sots qu'ils étaient : Pons surtout, vertueux et verbeux, pratiquant avec orgueil l'envie, avec conscience la médiocrité, vertus républicaines. Quelques Italiens, des passants, imaginatifs, porteurs de plans pour la fondation de l'empire latin, la conquête du monde et la rénovation du genre humain et pour les réaliser ne disposant ni d'un homme, ni d'un écu.

Combien, dans de telles conditions, il devait rechercher les Anglais, pour qui, il éprouvait de jeunesse, une prédilection qu'il n'avait pu satisfaire que durant la courte trêve qui avait suivi le traité d'Amiens ! Outre que les Anglais demeuraient à ses yeux de Corse le peuple généreux qui avait offert une hospitalité fastueuse à Paoli et un asile à Théodore, ils lui inspiraient une considération que méritait leur victoire. Il était trop bon juge pour ne point sentir que, durant cette lutte épique de vingt ans, la France, qui constamment avait triomphé de l'Europe, eût eu définitivement raison de ses coalitions, si l'Angleterre n'avait été là pour relever les courages, souffler l'incendie, payer les armes, les munitions et les hommes, prendre à sa solde les rois et les jeter sur la France. Cela méritait la haine, certes, non pas le mépris. Ces Anglais avaient obtenu ce qu'ils avaient poursuivi ; ils avaient eu le succès, mais ils avaient assez mis au jeu pour le mériter. Napoléon ne leur reprochait ni leur victoire, ni les moyens qu'ils avaient employés : brûlots, fusées, machines infernales ; tout au plus les assassins, mais il en attribuait plutôt les expéditions à Monsieur, lequel en effet employait à ces besognes les guinées anglaises. Reste qu'on les lui donnait pour cela.

Mais tout avait glissé, s'était évanoui. Il était resté l'admiration due à la force, le respect dû à la victoire. A Fontainebleau, dès le premier jour, sans égard pour les grades supérieurs et les titres nobiliaires des commissaires autrichien, russe et prussien, c'est à l'Anglais qu'il avait été, le traitant avec une préférence que les autres remarquaient ; entre une frégate française et une anglaise, c'était celle-ci qu'il avait choisi pour le mener à sa destination et quelles grâces n'avait-il pas déployées à l'égard du capitaine Usher de l'Undaunted ; au moment où Usher prenait congé de lui ne l'avait-il pas embrassé à la française, lui disant : Adieu, capitaine, rappelez-vous de moi, et Towers, du Curaçao, l'Empereur n'avait-il pas jugé à propos de se rendre le 4 juin à bord de son navire pour assister-à la fête que donnaient les Anglais pour le jour de naissance du roi Georges ? N'avait-il pas tenu cercle sur le navire au-devant d'un trône dressé pour lui, comme s'il avait été dans un de ses palais de France, et n'avait-il point passé les matelots en revue comme s'ils avaient été de ses équipages ?

A coup sûr, il y avait dans son cas de la politique, mais il y avait aussi de l'inclination personnelle. Dans l'affluence des Anglais qui, de tous les points d'Italie, accouraient à l'île d'Elbe, dans leur empressement, dans le respect et l'attention que la plupart lui témoignaient, il voyait l'indication d'une sorte de revirement dont il se flattait et qu'il escomptait. Il ne semblait point considérer que presque tous ces visiteurs anglais appartenaient à ce parti libéral qui avait paru disposé à vivre d'intelligence avec la France ou qui du moins eût admis une trêve avec elle, comme entre la guerre de la succession d'Autriche et la guerre de Sept ans, celle-ci et la guerre d'Amérique. Mais, outre que ces libéraux se trouvaient à présent, au Parlement, dans une infériorité dont le triomphe militaire de leurs adversaires ne leur permettait pas de se relever avant bien des années, la politique de la Grande-Bretagne, quel que fût le parti au pouvoir, fût demeurée pareille parce qu'elle est imposée par des intérêts et que les intérêts passent avant les sentiments. Sans cloute, après que les intérêts auraient été entièrement satisfaits, se passerait-on le luxe de démonstrations humanitaires ; à condition qu'elles fussent de rapport.

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L'Empereur ne prenait certes point une confiance entière aux témoignages d'admiration et de respect qu'il recevait des Anglais, il savait assez bien, au moins à des jours, ce qu'il en devait penser ; mais à d'autres et à mesure que s'effaçaient les espérances qu'il avait formées de foncier à l'île d'Elbe un établissement durable, il s'accrochait à des projets qui pouvaient au moins prétendre à quelque fondement : on s'était engagé à lui donner une existence indépendante, somptueuse et souveraine, digne de son passé, assurée contre tous les risques de l'avenir, délivrée de toute inquiétude au sujet des siens, où la réunion avec sa femme et son fils lui apporterait au moins le bonheur domestique : rien de cela ne s'était réalisé. Le gouvernement royal avait Méconnu tous les engagements qu'il avait contractés : l'Empereur avait dû s'en convaincre. Réduit qu'il était à engager contre les Bourbons une action de guerre, dans des conditions où, sauf les circonstances et la nécessité, il eût normalement passé pour insensé, il dut se bercer de plus en plus de l'idée que les Anglais pourraient au moins garder une sorte de neutralité entre les Bourbons et lui, et, pourvu qu'il fit des promesses et prit des engagements, laisser la France disposer d'elle-même.

Il était arrivé à un moment où il n'avait plus ni le droit ni le moyen d'hésiter. La mesure était comble. Il se sentait environné de dangers qui chaque jour se resserraient autour de lui et l'étreignaient davantage ; certains pouvaient être imaginaires, d'autres grossis par la fertile imagination des policiers corses qu'il employait ; il se pouvait que la jactance des royalistes chargés de la préparation des attentats-eût d'abord pour objet de s'assurer de bons traitements, d'agréables gratifications et des fonds secrets souhaitables ; mais n'était-ce point assez qu'il fût convaincu des périls qui le menaçaient pour que l'appréhension continuelle lui rendit l'existence insupportable.

Aussi bien, s'il est permis de ne point prendre complètement au tragique certaines apparences, il reste Sassez de faits qui ne peuvent être révoqués en doute et dont la preuve est faite pour justifier toutes les craintes de l'Empereur. L'on peut dire que depuis qu'il a mis le pied à l'Ile d'Elbe, il, n'a pu douter qu'il ne fût entouré d'assassins.

 

Comme on l'a vu, en arrivant à Porto-Ferrajo, il y a trouvé le 6e bataillon de la 35e légère qui y tenait garnison. La plupart des officiers étaient Corses et il a cherché à les retenir à son service. Plusieurs ont accepté. C'est à ces hommes que s'est adressé d'abord le gouvernement occulte du comte d'Artois.

Par ordonnance du 11 mai, le gouvernement royal a confié au général Milet-Mureau une mission extraordinaire dans la 23e division militaire, la Corse. Milet de Mureau, officier du génie, député à la Constituante, général de brigade en l'an IV, sans avoir paru à aucune armée, ministre de la Guerre en remplacement de. Scherer, a été promu général de division par Bernadotte, son successeur. Le Premier Consul l'a nommé en l'an X préfet de la Corrèze et il est resté à Tulle jusqu'en 1810, où le baron Milet de pureau a été remercié avec pension de 3.713 francs. Il avait alors soixante ans. Qu'avait-il fait, quels services avait-il rendus, quelles garanties avait-il données pour que, le 11 mai 1814, le gouvernement de la Restauration l'ait sorti de la retraite et l'ait désigné pour une mission singulièrement délicate : celle de pacifier la Corse et de la rattacher à la France : car, pour le moment, elle s'était livrée aux Anglais, lesquels en avaient occupé les principales villes et l'administraient au nom du roi Georges. Le gouvernement britannique, peu désireux de renouveler la coûteuse expérience de 1794, ne mit aucun obstacle à la mission de Milet-Mureau, lequel parvint, sans trop de difficultés et moyennant une indulgence absolue, à rétablir un semblant d'autorité française.

Durant ce temps, l'adjoint qu'on lui avait donné s'occupait à une autre besogne. Cet adjoint, le comte Paul Chauvigny de Biot[7]. Il était en 1814, proviseur du lycée de Dijon depuis trois ans, lorsque, en vertu de pouvoirs donnés par Monsieur, frère du roi, il déploya le 2 avril le caractère de commissaire civil et militaire. Son rôle fut abrégé par sa nomination, le 11 mai, à la fonction de commissaire général adjoint en Corse : il fut avisé par le ministre de l'Intérieur, mais c'était à Monsieur qu'il devait rendre compte. Plus je réfléchis, écrit-il, sur la mission que Votre Altesse-Royale a bien voulu me confier, et plus je la trouve importante pour le service du roi. Il faut assurer la paix à l'Europe et surtout aux Bourbons cette tranquillité qui peut leur permettre de faire à jamais le bonheur de leurs sujets ; et, pour cela, il n'est qu'un moyen, et ce moyen, c'est la perle de ce fléau de l'humanité. Comment y parvenir, voilà la difficulté ; en exécutant le plan que M. de Chauvigny propose, on en viendra à bout.

Douze officiers corses de la 35e légère, deux officiers français mariés à des femmes corses et un lieutenant de gendarmerie corse sont restés à l'Ile d'Elbe. Par un officier corse, ancien émigré à l'armée de Condé, qu'il a retrouvé, et par un chef de bataillon corse, homme capable de conduire et d'exécuter un grand dessein, Chauvigny fera pratiquer les officiers au service de Bonaparte ; de toutes les façons, il faut, pour le repos du monde, que le monstre n'existe plus. Il faut pour cela que le choix du gouverneur de ce pays soit un homme extrêmement et solidement dévoué à Sa Majesté ; Chauvigny d'ailleurs, en posant sa candidature, fait observer qu'il ne s'agit pas pour lui d'obtenir des faveurs au-dessus de ses espérances, mais il ne faut pas qu'il se trouve dans le cas d'éprouver la plus légère difficulté de la part des autorités supérieures.

On ne trouve point qu'il offrît des garanties suffisantes, mais il reçut une compensation. Lorsqu'il était sorti de France en 91, il était sous-lieutenant au régiment du Maine infanterie ; il avait été lieutenant dans un régiment à solde anglaise, et lorsqu'il avait quitté en 1798, il avait reçu, le 31 octobre, de la part du roi de France un brevet du colonel d'infanterie pour prendre rang du 20 avril ; pour quoi il fut promu maréchal de camp le 2 novembre 1814, avec rang du 4 juin, jour de son embarquement pour la Corse et, par ordonnance du même jour, il fut appelé au commandement de l'école militaire de La Flèche.

 

Pour exécuter un tel dessein ou en combiner un plus adroitement, il fallait un autre homme que Chauvigny, il ne fallait rien moins que l'intrépide partisan qui, durant quatorze années, avait, à l'en croire, mis aux abois la police consulaire et impériale, le successeur que Frotté s'était désigné, le chef de l'armée royale de Normandie — celle-là où avaient servi, avec Geslin et Vanteaux, les principaux des Vivres Viande : il fallait Bruslart, Louis Guérin de Bruslart, l'homme qui haïssait le plus Bonaparte et qui en faisait profession. Tout le monde, aussi bien le comte de Lille que l'Empereur Napoléon, était persuadé que le chevalier de Bruslart était un homme qu'on ne pouvait assez redouter. Reste à savoir ce qu'on en pensait au quai des Théatins.

Quoi qu'il soit de la réalité de ses tentatives, il y a fait croire et c'est ce qu'il faut : l'on a besoin en Corse d'un homme prêt à tout, qui ait contre Buonaparte de personnelles injures à venger et qui ait l'habitude des moyens expéditifs ; c'est pourquoi le ministre de la Guerre lui adresse le 27 juillet, avec sa nomination de gouverneur militaire en Corse au grade de maréchal de camp, commandant à deux maréchaux de camp ses anciens, des instructions ostensibles sur la surveillance à exercer, les tentatives d'embauchage à réprimer, la fermeté exemplaire à déployer. L'on ne doutait point au ministère que Bruslart ne fût de ces héros légendaires, constamment sur leurs gardes, auxquels il suffisait de dormir d'un œil, une heure durant, assis dans un fossé, le fusil entre les jambes. Avec un tel Argus au-devant de l'He d'Elbe, le roi dormirait- tranquille. Reste quelles instructions Bruslart avait reçu de Monsieur.

Il partit, traînant après lui un état-major d'armée, deux aides de camp, un colonel chef d'état-major suppléé par un chef d'escadron, deux lieutenants-colonels, deux commandants dont un Corse dangereux, deux capitaines et un chef de cabinet civil. La plupart de ces compagnons avaient servi à l'Aimée de Normandie, plus ou moins ; d'autres avaient été employés, durant l'interrègne, à des missions près des organisations royalistes de l'intérieur, d'autres enfin n'avaient pas d'histoire. Tout ce monde, chef à la tête, se trouva fort dépaysé devant des obligations d'un service régulier : car M. de Bruslart avait une armée et une flotte à ses ordres : trois régiments, une légion de gendarmerie, deux frégates ; une corvette, un brick, une mouche, deux avisos, vingt fois ce qu'avait l'Empereur. Pour le début, il fit la guerre à son préfet, le baron de Montureux, ancien militaire, aussi neuf que lui en administration, mais prenant sa mission fort au sérieux. On ne saurait dire exactement si Bruslart était aussi convaincu. Toutefois, lorsqu'il débarqua le 13 novembre à Ajaccio, d'où il se rendit presque aussitôt à Bastia, toute la France fut assurée que ce chouan redoutable était envoyé pour assassiner l'Empereur.

Quant à l'Empereur, comme il le disait au colonel Campbell, il savait ce que signifiait une telle nomination : N'était-il pas évident que telles étaient les intentions contre lui dans le choix fait du gouverneur de Corse : un homme qui avait été employé par les Bourbons en Angleterre dans des complots et conspirations avec Georges et autres... Il ne pouvait avoir été choisi pour aucune autre vue, car il n'avait aucun rapport avec la Corse, au point qu'un des régiments qui y étaient en garnison avait été employé contre lui dans la Vendée.

Aussi suffit-il de cet épouvantail pour que désormais Napoléon ne sorte plus pour prendre de l'air qu'accompagné de quatre soldats.

Pourtant quelles furent de la part de ce Bruslart les tentatives sur lesquelles on peut trouver quelques renseignements méritant une sorte de créance ? On a vu quels avis Joseph avait fait tenir à son frère et comment Boinod avait été accueilli. Cela est le premier son de cloche. A la date du 6 septembre, trois individus venus de Corse, convaincus de complot contre la vie de Napoléon, sont fusillés à Porto-Ferrajo.

On ne saurait s'attacher au débarquement d'un aide de camp de Bruslart qui, allant de Livourne à Bastia sur le Zéphyr et  surpris par gros temps, relâcha à Porto-Ferrajo et descendit à terre. Drouot lui intima l'ordre de partir et il partit. Napoléon trouva que c'était une incartade de curiosité-et d'ailleurs de fort mauvais goût. Bruslart, dans un certificat qu'il délivra à cet aide de camp le 1er août 1815, le combla de ses louanges : En revenant de Livourne, dit-il, le mauvais temps l'ayant jeté dans Porto-Ferrajo, cet officier, malgré les dangers où il se vit exposé, se-conduisit avec beaucoup de sagesse et de dignité. Cette relâche, peut-être un cas de mer, peut-être une bravade, devient pour le lieutenant-colonel Laborde, du bataillon de la Garde, un attentat avorté : Cet aide de camp s'était rendu à l'île d'Elbe avec des sicaires pour assassiner Sa Majesté. Ce n'est point là qu'il faut chercher.

Une piste plus sérieuse est fournie par l'un des Costa. Bruslart, a-t-il écrit, pour ourdir un complot dans lequel entrèrent des Cortinains qui avaient autrefois émigré et qui attribuaient à Napoléon leurs souffrances. Ce complot fut éventé. Bartoli et Gaffori en eurent connaissance et ils expédièrent immédiatement à l'Ile d'Elbe un homme de confiance nommé Caviglioli, militaire qui s'était retiré en Corse après la chute de l'Empire, était de Guagno et habitait Corte : il avertit l'Empereur qui se mit sur ses gardes et ne s'exposa plus comme il le faisait à parcourir l'île sans être accompagné.

Le chef de bataillon Sandreschi vint prévenir Mme Cervoni, veuve du général tué en 1809, que Bruslart avait soudoyé des assassins qui devaient s'embarquer dans la plaine d'Alissio pour se rendre à Porto-Ferrajo ; durant que Sandreschi, sur une felouque montée par douze hommes, côtoyait le littoral, trente hommes envoyés par Mme Cervoni et conduits par son père lui-même et son parent Denis Giordani, eurent mission de surveiller la côte et s'opposèrent à ce que la felouque qui devait recevoir les assassins pût atterrir.

Pons parle du débarquement d'un assassin redoutable, qui se vantait d'avoir commis plusieurs assassinats et qu'un hasard presque miraculeux fit découvrir dans la nuit. Il y eut preuve morale qu'il venait assassiner. L'Empereur le fit embarquer sur la Caroline et ordonna qu'on le rejetât en Corse. Ne serait-ce pas du même homme que Napoléon parle au colonel Campbell, le 14 janvier 1815 : Un assassin envoyé contre lui avait été récemment débarqué en l'Elbe d'un des bateaux de guerre français, les gendarmes étaient à sa recherche et il serait sûrement appréhendé. L'Empereur semblait très agité et impressionné, avec la certitude de la vérité de ce qu'il avançait.

Il y eût d'autres alertes : doit-on penser que toutes étaient sérieuses ? En tout cas, il suffisait que Napoléon eût, comme dit Campbell, la certitude de la réalité de ce qu'il avançait.

Il y eut plus que vraisemblablement complot pour l'assassiner, mais il y eut, sans contredit, tentative pour l'enlever. Certains projets paraissent romanesques, tels que celui de s'emparer de lui à l'aide d'une corvette dont l'équipage serait composé d'hommes ayant le costume et l'armement des corsaires barbaresques. On n'a plus idée qu'il y ait eu des Barbaresques, en Méditerranée, jusqu'au tiers du dernier siècle, ni qu'ils fussent redoutables ; ils l'étaient pourtant et, sur les côtes d'Italie, les populations s'enfuyaient lorsqu'un de leurs navires était signalé. On avait stipulé dans le traité du 11 avril que l'on négocierait avec les Barbaresques pour que le pavillon elbois reçût le même traitement que le pavillon français, mais on n'avait eu garde d'en rien faire. L'Empereur n'avait donc pu s'assurer contre leurs attaques que par de bons traitements. Certains Tunisiens ayant été reçus à Porto-Ferrajo ; un de ces barbaresques, au moyen de cet asile, maintenait, dit Mariotti, consul de France à Livourne, une croisière dans ces parages et faisait trembler toute la côte. Rien n'eut été plus aisé que d'emprunter les apparences de ce corsaire et d'enlever Napoléon un jour qu'il fût en mer à bord de son brick ; mais on imagina une combinaison beaucoup plus simple.

Le consul nominé à Livourne par le prince de Bénévent, avec la fonction spéciale d'organiser la surveillance et, s'il convenait, l'enlèvement et l'assassinat de l'Empereur, était un Corse des environs de Bastia qui devait tout aux Bonaparte. Lieutenant au régiment provincial corse, il avait émigré, était devenu capitaine chez les Génois et, assure-t-on, était rentré comme adjudant-commandant au service de France. Ç'avait été pour s'attacher à la fortune des Bacciochi. Elisa l'avait fait ministre pour Piombino, préfet de police à Lucques, commandant une des subdivisions de la 29e division militaire. Il était l'intelligence du prince Félix et ce fut lui qui mena cette campagne où la trahison et la lâcheté des chefs eurent raison de la bonne volonté et du courage des subordonnés. Mariotti, que le prince de Bénévent avait connu, sans doute par la princesse Elisa, était de ces agents qui lui agréaient : il fut, tout aussitôt après la Restauration, décoré de Saint-Louis et du Lys et il reçut par mois — ce qui était sans exemple — 2.000 francs de traitement et 1.500 francs pour dépenses secrètes. Il était dans tous les mystères ; on lisait au roi des extraits de ses lettres, et ses dépêches furent les seuls papiers que M. de Jaucourt brida en quittant le département.

Mais il l'este, sa correspondance avec Talleyrand, alors au Congrès de Vienne. Et il écrit à Talleyrand le 28 septembre : Tous les renseignements que j'ai reçus de Porto-Ferrajo et que j'ai eu l'honneur de porter à la connaissance de Votre Altesse ne présentent pas beaucoup de facilités de faire enlever Napoléon, les précautions extraordinaires qu'il a prises contre tous les étrangers et surtout ceux qui arrivent de France et de Livourne, les changements continuels de sa demeure et l'espérance qu'il entretient dans les militaires d'un changement heureux après le Congrès sont des obstacles qui me mettent nettement dans l'impossibilité de rien tenter contre lui à présent avec quelque sorte de probabilité de succès : Je ne perds pas courage et, en attendant, je proposerai à Votre Altesse un plan qui pourra être réalisé peut-être plus facilement que tout autre.

Napoléon va souvent à la Pianosa sur son brick. On m'a assuré que n'ayant pas de logement pour lui dans cette île, il couche à bord. Le sieur Taillade le commande. Il est resté au service de Napoléon parce qu'il est marié à Porto-Longone et parce qu'il ne pouvait pas espérer d'être compris dans l'organisation de la marine royale ; il est pauvre et Napoléon a réduit sa solde de moitié ; il n'a pas un moment de repos et n'est pas content de son sort ; tout me porte à croire qu'il serait facile de le gagner ; il n'est jamais venu à Livourne et va souvent à Gênes ; il est de la Provence et doit avoir des amis à Marseille ou. à Toulon. Il faut tâcher d'en trouver un qui se charge de se rendre à Gênes sous prétexte de commerce et l'attende pour le rencontrer comme par hasard ; cet autre le sondera avec adresse et, le voyant disposé à servir, lui proposera une récompense s'il enlève Napoléon et le porte à l'île [Sainte] Marguerite.

Taillade n'était point né en Provence comme le croyait Mariotti, mais à Lorient ; il avait été en 1787, à douze ans, embarqué mousse sur la frégate la Dryade et, très lentement, il était arrivé à être enseigne entretenu, en 1808. Depuis lors, il se tenait à bord de la Levrette, stationnée à Porto-Ferrajo : il avait épousé une Mlle Fortini, nièce du maire de Porto-Longone, et, à l'arrivée de l'Empereur qui l'avait pris à son service, il avait été nommé lieutenant de vaisseau.

Doit-on penser que des ouvertures avaient été faites à Taillade et acceptées par lui lorsque, le 6 janvier 1815, rentrant de Civita-Vecchia, ayant M. Ramolino à son bord, il fut pris par un coup de vent qui l'obligea à mettre à la cape en courant sur la Corse. Il arriva ainsi au golfe de Saint-Florent, y pénétra et mouilla. Trois heures après, comme par hasard, arrivèrent à son bord le lieutenant-colonel Perrin, de l'état-major de Bruslart et le commandant de la place de Saint-Florent, un Corse nommé Albertini. Taillade fit descendre Perrin dans la chambre et resta tête-à-tête avec lui. Perrin retourna à terre et Taillade 'vint, avec son second Sari, lui rendre sa visite ; il resta trois heures avec lui, conversant en anglais. — Il avait été prisonnier en Angleterre dorant trois ans et Perrin y était resté pendant toute l'émigration. — A un moment, arriva de Bastia un autre officier de Bruslart qui entra en tiers. Perrin retint à dîner Taillade qui ne rentra à bord que dans la soirée. Le lendemain, au matin, la frégate du roi, l'Uranie, vint mouiller, bord à bord du brick, et le second la visita. On répara jusqu'au 11 : le 12, on repartit ; le brick donna encore dans la tempête et Taillade manœuvra contre toutes les règles. Après avoir manqué périr sur les rochers, il se trouva heureux d'échotier sur la plage de Bagnajo. L'Empereur était là ; à la première nouvelle que le brick était en perdition, il était monté à cheval, il était accouru et il resta sur la plage jusqu'à ce que l'équipage fa entièrement sauvé.

Lorsque le second du brick, Sari, fut descendu à terre, il remit à l'Empereur une note par laquelle oh le prévenait qu'un des aides de camp de Bruslart avait annoncé qu'il tuerait 'l'Empereur : Déjà Napoléon avait reçu le même avis par une autre voie : l'individu désigné était l'officier venu de Bastia à Saint-Florent pour prendre part à la conversation entre Taillade et Perrin ; c'était celui qui avait bravé l'Empereur en débarquant à Porto-Ferrajo : Boëssulan.

Ce ne fut point pour sa connivence avec Bruslart que Taillade fut destitué de son commandement, mais pour l'ineptie de sa manœuvre. Si l'Empereur fut mis en garde contre Boëssulan, il ne le fut point contre Taillade, autrement dangereux. Tout de même Taillade fut mis hors d'état de nuire puisqu'il fut remplacé dans son commandement par le lieutenant de vaisseau Chautard, récemment arrivé de France, avait été employé à commander les vingt-huit marins de la Garde. Taillade lui succéda dans ce commandement, il passa en France sur l'Inconstant, fut promu en mer capitaine de frégate et fut nommé commandant supérieur des marins de la Garde : il les commandait encore à l'armée de la Loire en août 1815. L'Empereur ne croyait point à sa culpabilité. En 1821 il le comprit pour la somme de 30.000 francs dans le 7e codicille, dit codicille de conscience.

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Selon toute probabilité, ce fut là, de la part de Bruslart, l'entreprise clandestine qui fut poussée le plus loin et qui eut le plus de chances de succès. Mais ce n'est là qu'un côté de la question : on vient de voir à l'œuvre le comte d'Artois avec Chauvigny de Blot et Bruslart, le prince de Bénévent avec Mariotti. Ce ne sont là que des brigandages, des complots qui ne revêtent point le caractère politique, qui n'ont point été concertés entre puissances et n'ont point fait l'objet de négociations.

Cela pourtant ne manque point et la diplomatie latente et secrète — surtout secrète — s'emploie avec ardeur à trouver une solution : c'est-à-dire, au mépris du traité du 11 avril, à enlever ou à assassiner l'Empereur.

Dès le 14 avril, Metternich disait au ministre de Toscane : Soyez tranquille ; nous ferons tous les efforts possibles pour faire déguerpir Napoléon de l'Ile d'Elbe et la rendre à la Toscane. Ceci pouvait n'être qu'un propos en l'air : Voici mieux : ceux qui prennent l'affaire en main ce sont les confidents même de Louis XVIII ; Le gouvernement et le roi désirent qu'on envoie Bonaparte ailleurs qu'à l'île d'Elbe, écrit de Paris, le 28 août, Wellington à Lord Liverpool. Dès le 20, Hyde de Neuville, envoyé par le roi, comme agent du ministère secret de M. de Blacas, est à Londres où, à l'aide de Sir Sidney Smith, lequel, comme on sait, ne pensait alors qu'à combattre les Barbaresques et dont il s'est ménagé l'appui, il présente une sorte de mémoire où, sous prétexte d'établir la nécessité et les moyens de faire cesser les pirateries dans la Méditerranée, il propose l'assassinat ou l'enlèvement de Napoléon. L'assassinat plutôt, car il écrit : Qu'il conspire on ne conspire point, qu'il soit effrayé ou non de sa position, il est et sera toujours .un immense danger... Mort, il serait encore à craindre. Hyde ne semble pas avoir été accueilli à Londres : il rentre à Paris. De là, M. de Blacas le réexpédie en Italie pour développer le plan dont l'exécution est remise à son zèle éclairé. Il doit demander au roi Victor-Emmanuel l'autorisation de prendre la Sardaigne pour point d'appui d'une flotte combinée franco-espagnole qui sera commandée par Sidney Smith et agira contre les Barbaresques. Le roi, qui a reçu des mains de Hyde de Neuville une lettre personnelle de son beau-frère le roi de France, démêle aussitôt qu'il s'agit d'un armement combiné entre la France, l'Espagne et la Sicile, pour enlever Bonaparte de l'Ile d'Elbe et chasser Murat de Naples ; il éconduit Hyde qui de même échoue à Florence ; mais ce projet dont Hyde est peut-être l'auteur et qu'en tous cas il a soufflé à Blacas qui l'a fait sien, sera suivi sous des formes diverses jusqu'au mois de février 1815. Au dernier état, il s'agira de 40.000 Français et de 10.000 Espagnols, 12.000 Portugais, 20.000 Anglais, 10.000 Siciliens, qui, sauf les Français, seraient transportés en Sicile sur des vaisseaux anglais : ces 92.000 hommes suffiraient amplement, écrit Wellington le 25 décembre, pour avoir raison de Murat : Napoléon est sous-entendu.

Avant de passer aux mesures d'exécution, Castlereagh et Wellington entendent qu'on leur fournisse la preuve que, durant la campagne de 1814, Murat était d'accord avec Napoléon. A Vienne, le 15 décembre, Castlereagh dit à Talleyrand : Je crois savoir que Murat a entretenu des correspondances avec Bonaparte dans les mois de décembre 1813, de janvier et de février 1814, mais je serais bien aise d'en avoir la preuve, cela faciliterait singulièrement ma tâche. Si vous aviez dans vos archives de telles preuves, vous me feriez plaisir de me les procurer. Sur quoi Talleyrand écrit à Louis XVIII (c'est-à-dire à M. de Blacas) : J'écris aujourd'hui, dans ma lettre au Département, de faire faire des recherches pour trouver celles qui pourraient exister aux Affaires étrangères. Il serait possible qu'il y eût quelque trace d'intelligence entre Murat et Bonaparte à la secrétairerie d'État.

M. de Blacas fournit alors un certain nombre de pièces : la lettre d'Elisa à l'Empereur du 14 février 1814, une lettre de Fouché du 18, une lettre d'Eugène du 20, une lettre de Clarke du 3 mars, quelques autres sans importance : c'est là ce qu'il communique et à quoi Wellington répond le 4 janvier 1815 : Je vous rends les papiers que vous m'avez laissés, ils ne contiennent aucune preuve contre Murat. Ils démontrent seulement qu'il avait pris un parti à regret... Mais ses lettres en général, celle de Clarke surtout, tendent à prouver qu'il était en vraie hostilité avec la France et c'est ce qui lui faut. Repoussé par le gouvernement anglais qui déclare ne vouloir pas renouveler la guerre, M. de Blacas revient à la charge près de Wellington, le 23 janvier. Débouté cette fois encore, il s'adresse à Castlereagh qui, parti de Vienne le 12 février, est arrivé à Paris avant la fin du mois : il lui montre les originaux. Ce sont encore les originaux des lettres authentiques. Castlereagh rentre à Londres et, le 4 mars, M. de Blacas lui envoie : Les copies des lettres dont, dit-il, vous avez vu les originaux entre mes mains. Il ajoute : J'ai retrouvé encore depuis, dans une autre liasse, trois minutes de lettres écrites par Napoléon dont une n'a point de date. J'ai l'honneur de vous en adresser pareillement des copies et ce ne sont pas les moins intéressantes des pièces qui ont été découvertes dans l'immense quantité des papiers où il a fallu faire des recherches. Parmi les neuf pièces qui accompagnent cette dépêche, il n'y a que ces trois prétendues minutes qui comptent, puisque les autres pièces ont été, par Wellington mémo, déclarées sans importance. — Ce sont ces trois minutes qui ont été falsifiées, de façon à compromettre essentiellement Murat. Ces faux ont été fabriqués par M. l'abbé Fleuriel qui, depuis 1793, s'est attaché à M. de Blacas, qui travaille près de lui comme secrétaire dans le cabinet du roi, qui a été nommé à la Restauration chapelain ordinaire de Sa Majesté et écrivain de son cabinet. La lettre de l'Empereur à la reine Caroline, écrite de Fontainebleau le 24 janvier 1813, a reçu la date de Nangis 17 février 1814 ; la lettre qu'on prétend sans date, de l'Empereur à Murat, et que l'on place vers le 3 mars 18r4 est authentiquement datée du 26 janvier 1813 ; enfin la lettre à laquelle on a donné la date du 5 mars 1814 a été écrite le 30 août 1811, Ce sont ces pièces, falsifiées dans leur texte et leurs dates, et savamment interpolées que lord Castlereagh communique le 12 Mars à Wellington. Vous trouverez dans ces papiers, lui écrit-il, en addition aux rapports du général Nugent et de Lord Bentinck, d'amples preuves de la trahison de Murat, pour le moins de son double jeu. Désormais l'Angleterre n'hésite plus et c'est par la publication de ces faux que le ministère justifiera sa ligne de conduite.

Seulement, alors, le 2 mai, Lord Castlereagh aura constaté l'universel soulèvement, contre M. de Blacas, il le reniera donc ; il n'osera point prononcer son nom ; il portera la communication au compte de Talleyrand ; et ce ne sera qu'un demi mensonge, puisque, s'il a reçu les pièces de Blacas, il peut alléguer que c'est à Talleyrand qu'il les a demandées. Il dira donc : Ayant désiré avoir tous les documents relatifs à la conduite de Murat, j'ai prié le prince Talleyrand de faire faine des recherches dans les bureaux de Paris où on a trouvé des nièces très importantes. Je vais donner lecture de plusieurs extraits de plusieurs lettres qui ont été trouvées...

A Paris, l'Empereur prouve que les lettres ont été falsifiées, il offre de donner, dans les bureaux, communication des pièces authentiques à quiconque se présentera ; entre autres viennent et se déclarent convaincus deux ou trois Anglais, Hobhouse et Byrne, mais qu'importe ? Le but est atteint, Murat est renversé, la guerre est déclarée, Napoléon va tomber, cela suffit : La fin justifie les moyens.

***

Avec l'Autriche, M. de Blacas n'a pas eu besoin de se compromettre à ce point et de se rendre l'inspirateur et le complice de faux caractérisés. Il a trouvé des terrains merveilleusement disposés et si M. de Metternich a paru d'abord faire quelques façons, alléguer le traité qu'il avait conclu le ri avril et les engagements qu'avait pris son maitre, il n'a pas tardé à se mettre d'accord avec M. de Blacas par l'entremise de M. de Bombelles. Entre M. de Bombelles au service de François ter et M. de Blacas au service de Louis XVIII, il ne s'agissait point de discuter les intérêts réciproques de l'Autriche et de la France, mais de mettre en commun leurs haines contre les hommes de la Révolution. Tous deux étaient des émigrés, de ceux qui n'avaient jamais transigé et qui étaient décidés à ne transiger jamais et, dès lors, l'entente entre eux était si aisée qu'on peut se demander qui faisait les premiers pas. Ils formaient un des éléments de cette diplomatie occulte qui menait alors l'Europe et dont l'action, tantôt parallèle, tantôt contraire à celle de la diplomatie officielle, explique seule quantité de résolutions qui paraissent sans, justification. M. de Talleyrand, plénipotentiaire officiel, demeurait convaincu qu'à Vienne il avait l'entière confiance du roi, que seul il réglait toute chose et qu'avec lui périrait le secret politique ; de temps à autre, il se faisait donner des louanges démesurées ; il recevait avec satisfaction l'assurance que ses lettres étaient infiniment agréables à Sa Majesté et, durant qu'il en était certain et qu'il se démenait pour chasser Murat ou pour mettre Buonaparte en captivité, tout se réglait entre émigrés, entre gens sans tache ; cette chenille appelée Bombelles, comme dit M. de Jaucourt, rampait vers les Tuileries, résolvait tout, d'accord avec M. de Blacas. Tels étaient en France les débuts du régime parlementaire. Si Louis XV, monarque absolu, avait son secret, Louis XVIII, monarque constitutionnel, ne lui cédait en rien.

Pourtant, il faut rendre cette justice au prince de Bénévent qu'il n'épargnait rien pour fournir à Ferdinand IV les satisfactions qu'il lui devait en échange de son argent. Il faisait l'homme de qui tout dépend et qui doit être d'autant mieux payé. Il lançait contre Murat des épigrammes ou débitait des sentences et il tenait qu'il avait produit le plus grand effet. Les autres y regardaient peu ou point : mais il excellait à brouiller les cartes.

Rien n'est plus étrange : ce personnage a paru investi de la confiance entière de Louis XVIII ; il a laissé la réputation de l'homme qui a tout mené, tout dirigé à Vienne et qui a triomphé sur tous les points. Or, en réalité, si les événements s'étaient déroulés, Louis XVIII aurait trouvé sans doute, à ses projets contre Napoléon, une résistance qu'il n'attendait pas, qu'il n'eût pu vaincre et qui était due aux combinaisons politiques de M. de Talleyrand. Louis XVIII avait deux idées en tête, obtenir de l'Europe que le roi de Saxe et le roi des Deux-Siciles fussent réintégrés dans leurs États. Porté par doctrine vers l'alliance autrichienne, dont il semblait avoir reçu la tradition de M. de Choiseul, le prince de Bénévent y inclinait avec d'autant plus de force à présent que, à se jeter à la tête de l'empereur Alexandre comme il avait fait depuis Erfurt, il n'avait point gagné tout ce qu'il avait espéré. Sans doute, il avait tiré de notables avantages, mais était-ce que certain refus l'avait d'autant plus contrarié que sa demande était plus indiscrète ? était-ce que le séjour d'Alexandre à l'hôtel de l'Infantado avait été troublé par quelque scène où l'ambition ou la rapacité du prince eussent reçu un échec ? C'était au moment même où il avait à collaborer ostensiblement avec le souverain, pour qui, depuis cinq ans au moins, il trahissait l'Empereur et la France, qu'il entamait contre lui une espèce de lutte, contrariant ses desseins et croisant ses projets. Il y portait une passion qu'on ne saurait croire uniquement politique. Il se vantait au roi d'avoir essuyé des mots comme : Je croyais que la France me devait quelque chose (Alexandre entendait dire le roi de France), qui sur tout autre eussent sonné comme un soufflet. Et l'empereur Alexandre ne connaissait point le fond des choses !

M. de Talleyrand avait mis en train, dès son arrivée à Vienne, en octobre, le projet d'enlever Bonaparte, mais croyait-il sincèrement qu'une telle violation du droit des gens pût s'accomplir sans que l'Europe entière — et celui-là en particulier qui s'en était montré le chef, — y coopérât ? C'était l'empereur de Russie qui avait dit : Les convenances de l'Europe sont le droit. A quoi M. de Talleyrand avait répondu par une scène de comédie qui voulait être émouvante, protestant au nom du droit pur. Et, cinq jours après, il écrivait à Louis XVIII : On montre aussi une intention assez arrêtée d'éloigner Bonaparte de l'île d'Elbe. Personne n'a encore d'idée fixe sur le lieu où l'on pourrait le mettre. J'ai proposé une des Açores. C'est à 500 lieues d'aucune terre. Sans doute était-ce bien là où les convenances de l'Europe violaient le droit, à moins que le droit des gens, comme le droit civil, fût à la disposition du souverain légitime : Si veut le Roi, si veut la Loi et que, pourvu qu'on fût légitime, tout se trouvât justifié. Mais fallait être légitime, et, aux yeux du néophyte Talleyrand, inventeur du dogme de la Légitimité, il n'y avait guère que Louis XVIII qui le fût. La question qui seule eût pu arrêter, eût été, selon M. de Talleyrand, la question d'argent, les Portugais ne pouvant assumer les frais qu'entraînerait cette combinaison. Lord Castlereagh, écrivait-il, ne parait pas éloigné de croire que les Portugais peuvent être amenés à se prêter à cet arrangement, mais dans ce cas, ajoute-t-il, la question d'argent reparaîtra. Le roi s'est jeté sur cette idée : Entre nous, a-t-il dit, je dépasserai les stipulations du 11 avril, si l'excellente idée d'une des Acores était mise à exécution. C'est donc qu'il reconnaît le traité de Fontainebleau dès qu'il s'agit de le violer.

Après cet effort de son génie, M. de Talleyrand s'arrête. Il se restreint au projet que suivent toutes les fortes tètes réactionnaires, joindre les destinées de Murat et celles de Napoléon, établir que Murat et Napoléon ont été et demeurent en intimité de projets et de conspirations, se débarrasser de l'homme de l'Ile d'Elbe et de Murat. Mon opinion fructifie écrit-il le 7 décembre avec cette suffisance qui lui fait prendre constamment à son compte tout ce qu'il croit devoir réussir. Voilà beau temps que l'opinion du roi et de M. de Blacas fructifie sans M. de Talleyrand. Louis XVIII est en mesure de répondre qu'il partage entièrement cette opinion : Delenda est carthago. Ce n'est pas par là qu'il est possible de commencer, réplique Talleyrand le 28 décembre, et, de son côté, toutes choses en sont restées là. Aussi bien, dans ses conversations à ce sujet, n'a-t-il jamais pressenti les Russes, et a-t-il laissé de côté l'empereur Alexandre. Traité comme une quantité négligeable ; celui qui, onze mois auparavant, était Trajan, Agamemnon, je sauveur de l'Europe,. celui dont le vice-grand-électeur prenait les ordres pour proposer au Sénat français la déchéance de Napoléon !

L'empereur Alexandre n'a pas été sans ressentir les contradictions diplomatiques dont il rend Talleyrand responsable et qu'aggrave, de la part de l'ancien évêque, un certain ton badin et talon-rouge, où il le prend, si l'on peut dire, à égalité avec Alexandre à l'instar de son nouveau maître qui le prend en supérieur. Aussi lorsque, aux offenses politiques, s'ajoute l'offense familiale et que le roi, pour cette fois d'accord avec son ministre des Affaires étrangères, écarte, de la façon qui peut être le plus sensible au tzar orthodoxe, la proposition qu'il a faite de sa sœur pour le duc de Berry, à l'instant même, Alexandre riposte : Pourquoi n'exécutez-vous pas le traité du 11 avril ? Talleyrand se réfugie dans des pauvretés ; il ne sait pas, il est absent de Paris depuis cinq mois. Le traité n'est pas exécuté, reprend l'empereur, nous devons en réclamer l'exécution ; c'est pour nous une affaire d'honneur, nous ne saurions en aucune façon nous en départir. L'empereur d'Autriche n'y tient pas moins que moi et soyez sûr qu'il est blessé de ce que l'on ne l'exécute pas. Et l'empereur Alexandre sépare Murat de Napoléon. Murat, dit-il, c'est une canaille qui nous a tous trahis ; est-ce à dire qu'il se soucie fort de livrer l'Italie entière à l'Autriche et à la France marchant à présent d'accord, non certes, mais il se réserve de faire de Murat une matière d'échange et, pourvu qu'il n'ait pas à employer ses forces, il pourra donner son appui à une telle combinaison : mais sur le traité du II Avril, il parait intraitable ; il en veut l'exécution pure et simple ; les Anglais ne sont pas moins nets. Dès le 25 décembre, Wellington, écrivant à Castlereagh, séparait la cause de Napoléon de Celle de Murat : Murat, on était tout disposé à le sacrifier. Mais, s'il était parti, Bonaparte à l'île d'Elbe ne serait pas un objet de grande crainte. Sans doute y avait-il des rapports entre Murat et Napoléon, mais, la cause enlevée, l'effet cesserait. Les agents français prétendaient que les relations entre Naples et l'île d'Elbe étaient continuelles, qu'il se perpétrait là des complots mettant en péril la paix de l'Europe, mais les Anglais étaient trop bien renseignés et en même temps trop réalistes pour craindre les 800 hommes de la Garde, même appuyés par l'armée de Murat. Au cas que le gouvernement pontifical eût donné communication des lettres qu'il était parvenu à se procurer, qu'y eût-on trouvé ? que Murat écrivait à Pauline et faisait écrire par ses enfants à l'Empereur lors du renouvellement de l'année : à la vérité il donnait à sa belle-sœur des commissions assez, compromettantes. Je n'écris pas d'affaires à l'Empereur, car nonobstant les affaires que nous avons, je le sais toujours irrité contre moi, il fut souvent injuste à mon égard, mais dites-lui bien que toujours je fus et je serai son ami et le plus reconnaissant de tous ses élèves. Qu'il conserve sa santé et. il en sera convaincu. Une telle phrase eût assurément prêté à des commentaires mais-le prince-régent, aussi bien que Louis XVIII, l'empereur d'Autriche et tous les princes et s6uverains avaient reçu des lettres du même style, où Murat se déclarait leur ami, leur allié, leur élève et leur sauveur.

***

Voilà donc comme, à Vienne, du moins, on était loin des Açores, dit Cap-Vert et de Sainte-Hélène, au moment même où Napoléon s'en croyait le plus menacé : Il parla alors, écrit le 14 janvier le colonel Campbell, des informations qui avaient paru dans quelques journaux relativement à son envoi à Sainte-Hélène ou à Sainte-Lucie, d'une façon qui montrait sa croyance en elles, dit qu'il ne consentirait pas à être enlevé d'Elbe, mais résisterait par la force. Avant cela, dit-il, il faut faire une brèche dans mes fortifications, nous verrons. Ce qu'il dit à Campbell, il le dit à tous les voyageurs Anglais, il le proclama à haute voix durant une parade de sa garde. Toutes les puissances réunies ne pourront pas me forcer à quitter l'île malgré moi. Si elles viennent m'y attaquer, je m'y défendrai jusqu'à la mort.

A ce moment même, sous la pression de la Russie et de l'Angleterre, Talleyrand arrive à proposer au roi la plus étrange des combinaisons : la France vendant l'abolition de la traite à l'Angleterre, moyennant que celle-ci débarrassât le roi de ce qu'il pouvait y avoir de plus pénible dans l'exécution du traité du 11 avril. Cette lettre est du 15 février. Louis XVIII répond le 3 mars, après son entrevue avec Castlereagh regagnant l'Angleterre : Ce que je ne dois encore pas oublier de vous dire, c'est que Lord Castlereagh, quia insisté fortement auprès de moi... sur l'exécution des conventions du avril relatives à la famille Bonaparte, objet sur lequel je reviendrai dans ma prochaine lettre, ne m'a pas dit un mot de la traite des nègres. Il esquive ainsi la question, car jamais il n'a eu l'intention d'exécuter le traité, et il gagne dit temps, comptant bien que quelque jour une incartade de Napoléon le débarrassera de ce souci.

***

En effet, comment l'Empereur dans la situation désespérée où il est placé, trouver une autre issue qu'une ouverture d'hostilités.

Il ne peut vivre que, moyennant l'exécution du traité conclu en son nom par les représentants de l'armée, Caulaincourt, Ney, Macdonald, avec les plénipotentiaires de la Russie, de l'Autriche et de la Prusse, traité auquel a consenti l'Angleterre, auquel a adhéré, le garantissant, en tout ce qui concerne la France, le gouvernement provisoire, et qu'a déclaré devoir exécuter le gouvernement de Louis XVIII. Cet engagement que, à diverses reprises, l'on nia avoir pris, fut remis le 31 mai 1814 aux plénipotentiaires des trois cours et était conçu en ces termes : Je soussigné, ministre secrétaire d'Etat au département des Affaires étrangères, ayant rendu compte au roi de la demande que messieurs les plénipotentiaires des cours alliées ont reçu de leurs souverains l'ordre de faire relativement au traité du 11 avril auquel le Gouvernement provisoire a accédé, il a plu à Sa Majesté de l'autoriser à déclarer que les clauses du traité à la charge de la France seront fidèlement exécutées. Il a en conséquence l'honneur de le déclarer par la présente à Leurs Excellences. Cela a été signé par le prince de Bénévent. Or, les charges que la France et son gouvernement avaient assumées étaient de natures diverses ; il en était de morales et il en était de matérielles.

D'après l'article II, l'empereur Napoléon et l'impératrice Marie-Louise devaient conserver leurs titres leur vie durant. La mère, les frères, sœurs, neveux et nièces de l'Empereur conserveraient également, partout où ils se trouveraient, les titres de princes de sa famille. Dès le premier jour, l'empereur Napoléon fut appelé Buonaparte et l'Impératrice retomba l'archiduchesse. Quant aux membres de la Famille — hormis l'impératrice Joséphine qui fût devenue la duchesse de Navarre, la reine Hortense, duchesse de Saint-Leu et le prince Eugène, — on sait ce que devinrent leurs titres : On ne leur donna même plus du Monsieur. Ils furent Joseph Buonaparte ou Jérôme Buonaparte.

A l'article III, on entrait dans le positif : le premier paragraphe concernait l'Ile d'Elbe dont Napoléon a été mis en possession ; mais le deuxième paragraphe était ainsi conçu : Il sera donné en outre, en toute propriété, à l'empereur Napoléon, un revenu annuel de 2 millions de francs en rente sur le grand Livre de France, dont 1 million réversible à l'Impératrice. De ces 2 millions, le gouvernement français s'est constamment refusé, même sur la mise en demeure des souverains, à payer un centime. Il en est résulté que l'empereur Napoléon dont le trésor particulier avait été détourné à Orléans et livré au comte d'Artois, s'était trouvé, comme on l'a vu, réduit à une somme totale de 3.979.915 fr. 16, dont il convenait de déduire une centaine de mille francs volés ou dépensés, à Fontainebleau ou sur la route. La dépense totale, durant onze mois, a dépassé 2 millions, en y comprenant il est vrai les frais généraux d'installation, les dépenses en tout genre, pour le militaire et le civil qui n'auraient point à être renouvelées. Moyennant la rente française et le revenu de l'île, l'Empereur eût été au large ; les 2 millions dus par le roi de France lui faisant défaut, il ne pouvait ni pourvoir à sa sûreté, ni conserver une dignité de vie, ni solder les 800 hommes de sa garde et l'équipage de son brick ; il tombait à la merci du premier assassin venu ; son honneur, sa liberté, son existence étaient en péril.

L'on a allégué que Napoléon n'avait point personnellement adressé de réclamations au gouvernement royal, et que si celui-ci n'avait point exécuté le traité, il n'avait point par une déclaration ni par un acte formels, signifié la rupture ; cela est faux.

Mettant de côté les attentats préparés contre sa personne, où il n'établissait point absolument le rapport de la cause à l'effet, où même, il ne faisait que soupçonner, sans la prouver, l'ingérence du gouvernement royal ; mettant de côté cet état de guerre qui autorisait toutes les perquisitions et tous les interrogatoires contre quiconque, venait de l'île d'Elbe ou y allait, qui arrêtait toutes les correspondances et plaçait Napoléon et ceux qui l'avaient suivi dans la situation de proscrits, le gouvernement de Louis XVIII, s'il n'avait point pris, vis-à-vis de Napoléon nommément, des mesures comminatoires, n'avait pas manqué d'en édicter à l'égard de tous les membres de sa famille : par les articles VI et VII du traité, il devait être attribué aux membres de la Famille des domaines ou des rentes produisant un revenu annuel, net, et déduction faite de toutes charges, de 2.500.000 francs, et ces domaines ou ces rentes leur appartiendraient en toute propriété et pour en disposer comme bon leur semblerait. Ils conserveraient tous les biens, meubles et immeubles, de quelque nature que ce fût, qu'ils possédaient à titre particulier et notamment les rentes dont ils jouissaient, également comme particuliers, sur le Grand Livre de France ou le Monte Napoleone de Milan.

Dès le 19 août, Louis XVIII donne l'ordre de ne plus payer aux Borghèse les rentes qui leur avaient été attribuées comme dotation. Le 5 septembre, M. de Blacas dit au Conseil : On ne comprend pas comment les Bonaparte, conservent leurs propriétés : il faut établir une saisie. Le ministre de l'Intérieur adhère à cette motion et propose que le roi ordonne le séquestre. Une objection étant faite sur les engagements pris, le roi déclare qu'il n'en a pris aucun vis-à-vis des Bonaparte, mais qu'il en a pris vis-à-vis de l'empereur de Russie pour les biens des Beauharnais. M. de Blacas insiste pour la confiscation, la réunion au domaine de l'État. Le général Dessolle fait quelques timides réserves en faveur du prince Eugène et de la reine Julie, mais l'ordre de dresser on état de tous les biens existants de cette famille est donné par le roi ; et, le 18 décembre, les ministres, savoir le chancelier Dambray, l'abbé de Montesquiou, Ferrand, Blacas d'Aulps, Louis, Beugnot, le maréchal duc de Dalmatie et François de Jaucourt, présentent au roi un rapport ainsi conçu : Sire, les ministres de Votre Majesté estiment qu'il est nécessaire d'arrêter la disposition des biens, meubles et immeubles qui ont appartenu à la famille de Buonaparte et de les conserver par l'apposition. d'un séquestre jusqu'à ce que Votre Majesté en ait autrement ordonné. Ils supplient le roi de les autoriser à cette mesure. Le roi écrit au pied : Approuvé : Louis.

Ainsi, à partir du 18 décembre, Napoléon se trouve, par l'acte d'hostilité de Louis XVIII, constitué en droit de belligérant. Il ne s'agit point ici de l'inexécution du traité, ce qui est le cas pour tous les articles imposant au trésor royal une obligation ; il ne s'agit pas que ce gouvernement ait ajourné le paiement des rentes dues à l'Empereur, et à tous les membres de la Famille — hormis Hortense ; qu'il ait ajourné de même le paiement des gratifications aux personnes désignées par le traité ; qu'il ait refusé le paiement des dettes de la Maison de l'Empereur que, sur tous les points, il ait manqué aux engagements qu'il avait pris, ce pendant que l'Empereur tenait rigoureusement tous les siens : qu'il abandonnait toutes les propriétés qu'il possédait en France soit comme domaine extraordinaire, soit comme domaine privé ; qu'il restituait les diamants de la couronne, qu'il rétablissait au Trésor et aux autres caisses publiques, toutes les sommes et effets qui en avaient été déplacés. Il s'agit ici et là d'actes de brigandage formels et de violations expresses. Il s'agit du vol de ce qui provenait de la liste civile, réservé à l'empereur par l'article XI et livré au comte d'Artois par Dudon, la Bouillerie, et le colonel marquis de La Grange ; il s'agit de l'attentat de Maubreuil couvert par le gouvernement royal, sinon ordonné par le lieutenant général du royaume en violation de l'article XIV assurant le libre voyage des princes et princesses de la Famille et le passage de tous les équipages, chevaux et effets leur appartenant ; il s'agit de la spoliation des princes et princesses et de la mise sous séquestre de leurs biens. Ce sont là des atteintes directement portées au traité, qui ne sauraient être contestées et qui elles seules autoriseraient, de la part de Napoléon, souverain indépendant, toutes représailles.

Mais, en dehors des droits et des devoirs réciproques que crée, entre deux parties contractantes, un traité conclu en présence et sous la garantie de l'Europe, n'est-il pas des droits et des devoirs qu'impose une forme de civilisation et dont la violation entraîne une sorte de mise hors l'humanité ? Le gouvernement royal tout entier, et c'est-à-dire les trois gouvernements qui simultanément exercent en France l'autorité, ont également, quoique avec des procédés différents, violé envers Napoléon toutes les règles du droit des gens, Le gouvernement de Louis XVIII, par les agissements de M. de Blacas fabriquant et utilisant des faux caractérisés pour accabler l'Empereur devant l'Angleterre et l'Euro.pe ; le gouvernement de Monsieur en suscitant Maubreuil, Mollot, Chauvigny de Blot, Bruslart, et en entretenant contre la vie de Napoléon un complot- permanent ; le gouvernement constitutionnel en ouvrant une négociation pour enlever l'Empereur de l'asile que l'Europe lui avait garanti et le transporter aux Açores, à 300 lieues d'aucune terre.

L'Empereur n'a qu'un recours qui lui soit ouvert, les armes ; le traité est aboli du fait des Bourbons ; Napoléon se retrouve vis-à-vis d'eux dans la situation où il était au 2 avril 18i4. En droit, il n'a rien à démêler avec les puissances coalisées avec lesquelles il a ci-devant négocié, car si certaines ont fait des représentations platoniques au gouvernement royal, il l'ignore et n'en a vu aucun effet ; d'ailleurs au même moment, une de ces puissances, conspire avec les Bourbons son enlèvement. Cela ne le regardé point ; il a affaire à ceux qui, en échange du trône de France où les vainqueurs les faisaient monter, ont promis à ces vainqueurs qu'ils assuraient à Napoléon tels et tels avantages. Ils manquent à ces engagements et cent qui les leur ont imposés n'exigent point qu'ils les remplissent : Napoléon n'a de ressource qu'en lui-même ; il n'a de moyens que les armes pour se faire justice ; il faut donc qu'il marche ou qu'il meure.

Tel est le débat réduit à ses proportions pratiques : mais dès qu'il s'engage, les griefs personnels disparaissent et se trouvent noyés dans les griefs de la nation dont Napoléon porte l'étendard. Le duel recommence entre l'ancien et le nouveau régime, entre la monarchie bourbonienne et la société moderne, telle que la Révolution l'a constituée. Certes, Napoléon a reçu et écouté quelques hommes, mais s'il a préparé son action sur certains points du territoire, s'il a combiné la marche qu'il comptait suivre et s'il s'est assuré d'intelligences dans la première place qu'il abordera[8], ce n'est point par des individualités qu'il peut réussir, ce n'est point de personnalités plus ou moins influentes qu'il peut attendre sa victoire. Il y faut l'armée, la nation, la Révolution, c'est avec elles qu'il conspire. Il aura pour lui quiconque a le cœur bleu ; contre lui quiconque a le cœur blanc.

Pourvu qu'il n'aille pas l'oublier !

 

FIN DU DIXIÈME VOLUME

 

 

 



[1] Voir l'Affaire Maubreuil, le Trésor de la Couronne, pp. 109 et suivantes.

[2] Au moment où je terminais ce volume (septembre 1912) la campagne de San Martino fut mise en vente et les journaux, en Italie et en France, se lancèrent en récits sur les séjours qu'y avait fait l'Empereur et les sommes immenses qu'il y avait dépensées. Le Temps (c'était la morte saison) me demanda mon opinion et je la donnai fort simplement. Je dis que la Princesse Pauline étant apparue à l'Ile d'Elbe pour la première fois le 31 mai, et la première visite de l'Empereur à San Martino ayant eu lieu le 1er juin. on ne saurait faire remonter avant cette date l'achat de la propriété ; que les travaux étaient en activité le 3 juillet ; que l'Empereur désirait qu'on lui préparât le 26 juillet un pied à terre de trois pièces ; que le 14 octobre il faisait acheter des baroches pour transporter les briques ; que, le 28 octobre, il accordait 500 francs pour toutes les dépenses de la grande salle : que, le 10 novembre, il visitait les travaux ; que, le 8 décembre, il couchait peut-être ; que, le 10 février, on écrivait : Depuis que son château est fini, son plaisir est d'y aller chaque soir en cabriolet ; mais qu'aucune lettre, à ma connaissance, n'était datée de San Martino, ce qui tendait à prouver qu'il n'y résidait pas, car il n'y travaillait pas. On m'eût peut-être passé cela, mais il y avait une question d'argent : Il fallait faire monter l'enchère et, pour cela, annoncer que l'Empereur avait dépensé 500.000 francs à San Martino, le prince Demidoff 2 millions et le propriétaire actuel 1.500.000. Total 4 millions : on ne pouvait se contenter à moins. J'eus le malheur de dire que je ne croyais pas aux 500.000 francs. L'Elbe retentit de voceri, et certains journaux de Paris y firent écho. Qu'y puis-je ? Napoléon avait dépensé aux bâtiments de San Martino 32.934 fr. 50, cela ne fait que 467.665 fr. 50 de moins. Ce n'est rien.

[3] Sur les sentiments que Napoléon témoigna l'égard de son fils je renvoie le lecteur au volume Napoléon et son fils.

[4] O'Meara, I, 243. Dans l'autre texte. I, 511, de manière à faire croire que j'avais couché avec ma sœur. Confirmation par Marchand. On sait que M. de Blacas était coutumier du fait : On verra plus loin que ce fut par les soins de M. l'abbé Fleuriel, attaché au cabinet de M. de Blacas que furent falsifiées les lettres écrites par Murat à l'Empereur, dont les copies, mises aux mains du Gouvernement anglais, déterminèrent les résolutions du Parlement britannique.

[5] Voir à l'Appendice la discussion des textes publiés et la comparaison à certains textes inédits : que si l'on s'étonne que je ramasse cette ordure et que je prenne la peine de la réfuter qu'on apprenne qu'elle a trouvé en un ministre plénipotentiaire de France un avocat complaisant, et ce ministre, expert à procurer le triomphe de la Justice et de la Vérité, s'est fait contre Pauline et Napoléon, le plus audacieux et le plus acharné des accusateurs.

[6] Je me permets de renvoyer à l'étude sur la Comtesse de Rohan-Miniac de Jersey que j'ai publiée dans Autour de Sainte-Hélène, 2e série, pp. 215 et suivantes.

[7] L'étude détaillée de ces deux personnages m'eut mené trop loin. Elle paraîtra dans un prochain volume.

[8] Je renvoie le lecteur à l'article intitulé : Comment l'Empereur revint de l'île d'Elbe, Petites Histoires, 1re série, p. 85.