Mai 1814-février 1815. Situation des membres de la famille. — Comment on exécute vis-à-vis d'eux le traité de Fontainebleau. — Comment on les accuse de conspirations imaginaires. JOSEPH — JÉRÔME. — LUCIEN. — LOUIS. — MADAME ET FESCH. — PAULINE. Durant que tout ce qui était Beauharnais jouissait ainsi-en France d'un traitement privilégié, les Bonaparte, malgré les stipulations du traité de Fontainebleau, étaient traités en proscrits et, dès les premiers jours, éprouvaient de la part des agents des Bourbons les plus sottes persécutions. Rien n'eût été plus aisé que de constater combien ifs étaient loin, les uns et les autres, de préparer, par des intrigues qu'ils eussent payées, une révolution napoléonienne. Aucun n'avait le moindre goût pour ces téméraires entreprises où il faut compromettre sa dignité et risquer sa vie et comme les relations avec Napoléon eussent pu paraître compromettantes, ils avaient pris soin de les réduire au strict minimum. Par la lettre qu'il avait écrite à l'Empereur le 10 avril, Joseph, au milieu de conseils qui, à coup sûr, n'étaient guère opportuns, avait laissé voir ses craintes que les Alliés ne le contraignissent à résider à l'île d'Elbe, séjour inadmissible pour Julie et pour ses enfants ; mais lui-même avait promis de venir y voir l'Empereur : Si la cruelle extravagance des événements y conduisait Votre Majesté, avait-il dit, j'irais l'y voir et lui prouver mon attachement, mais ce ne serait qu'après avoir conduit dans un asile continental ma femme et mes enfants. L'asile continental s'étant trouvé être Paris et l'hôtel où la princesse de Suède recevait les souverains alliés, on eût pu penser que Joseph ne manquerait point de donner à son frère quelques jours au moins, mais il avait d'abord à chercher, pour lui-même et pour sa famille, une demeure qui fût cligne de sa fortune et qu'il pût approprier à ses goûts. Il avait pensé au château d'Allaman, mais M. de Sellon qui avait consenti à le louer pour quelques mois, refusait de le vendre, même, a-t-on dit — ce qui est pour étonner — de le troquer contre Mortefontaine. Rebuté, il avait, pour trouver une maison, couru les environs en compagnie de quelques Suisses de bonne volonté, assez audacieux pour braver l'opinion de la société qui, à Genève surtout, poussait à la frénésie l'hostilité contre les Bonaparte. A la fin, il se fixa au château de Prangins, vaste habitation dont la construction ne remonte guère au delà du XVIIe siècle, et qui, Initie en forme de quadrilatère, flanquée à chaque angle d'une tour carrée, est assise sur une terrasse aux murs de forteresse, dominant le lac Léman. Un parc ombreux s'étend à la gauche ; d'agréables vignobles couvrent les ondulations d'une colline qui bientôt se relève, se boise et se relie aux montagnes toutes proches. Le roi qui a arrêté son choix dès la fin de juin et quia même pris possession, passe contrat seulement le 27 juillet et achète le' château avec les dépendances pour 94.500 francs de Suisse. Mais il ne saurait se contenter ainsi : tout de suite il adjoint des terres pour 19.367 francs, et, très peu après, il se rend propriétaire du grand domaine de la Bergerie, où courent rapides et joyeuses, à travers les grands hêtres et les chênes majestueux, les eaux claires de la Promenthouse. A son embouchure dans le lac, elle forme un marais où se plaisent des canards sauvages, seul gibier que Joseph puisse espérer, avec quelques chevreuils et quelques lièvres dans les bois. Si ce beau lieu manque du pittoresque, parfois factice, qui faisait l'agrément de Mortefontaine, il produit une impression de repos et de calme, de fraîcheur et de paix à laquelle on ne résiste guère. Et puis le lac Léman ne saurait entrer en comparaison avec le lac de l'Epine et, pour fond du tableau, se dresse en sa majesté le massif du Mont Blanc qui, sous les variations de la lumière jouant sur les neiges éternelles, fournit un spectacle constamment nouveau. Une fois installé à Prangins, Joseph, sans se soucier que la loge du Grand-Orient l'eût dégradé de sa dignité de grand maître — il avait perdu d'autres couronnes — ne manqua point de se rendre hospitalier, car if était éminemment sociable et les quelques familiers qu'il entretenait ne lui suffisaient point : il avait Genève assez près et ce n'était pas un détour que s'arrêter chez lui lorsqu'on prenait cette route. Il accueillit donc Jérôme et Catherine ; il vint à Payerne au-devant de Marie-Louise qui se rendait à Aix. Il la mena dîner Allaman ; puis, par le lac il la conduisit à Prangins où elle reçut, comme dit Méneval, l'hospitalité élégante qui distinguait le maitre de cette agréable demeure. Cela faisait des allées et venues que surveillaient avec une attention haineuse quantité de policiers volontaires. On prétendait qu'au passage de Marie-Louise il y avait eu des cris de : Vive Napoléon et des outrages contre l'auguste famille de France. En allant au-devant de sa belle-sœur, le roi avait, disait-on, mis tous ses ordres, entre autres la Toison d'Or, ce que MM. Muret et Monod, députés vandois à la Diète, trouvaient insoutenable. Et puis, Joseph faisait l'aumône, ce qui ne pouvait avoir pour objet que de se créer des partisans : il avait parcouru lui-même toutes les maisons du village en donnant dans chacune une pièce de vingt francs. Les bourgeoises des alentours étaient exaspérées de haine et d'envie : ces Bonaparte, écrit une de ces dames feraient bien mieux de chercher refuge ailleurs que dans notre pays. L'un de ceux qui s'étaient donné mission de surprendre les manœuvres de Joseph, lequel en réalité s'occupait à annexer des fermes et à planter ses jardins, c'était M. Terrier de Montciel, le ministre de l'Intérieur de Louis XVI au 20 juin 1792. Retiré on Franche-Comté où il avait passé la Révolution entière, il avait paru rallié au gouvernement de l'Empereur ; ç'avait été pour réunir les fils de la conspiration royaliste et se mettre en rapport avec les Alliés. Ayant rendu à Monsieur, grâce à de tels moyens, des services d'un ordre particulier, il l'avait suivi à Paris et avait joué, durant la lieutenance générale, un rôle assez important. A présent il semble qu'il fût en marge, mais il avait créé une police, s'était ménagé quantité de complices, se disait renseigne à merveille sur la Suisse et concentrait ses vues sur Prangins et Joseph. Si cela vous convient, écrivait-il à Beugnot, j'aurai des moyens pour introduire des observateurs dans sa société qui m'instruiront de ce qui s'y passe. Il se vantait d'avoir les facilités, par l'intendant des postes du canton de Vaud et par le directeur des postes de Sion, de connaître toute la correspondance. Il se mettait en quatre et se tenait à l'affût du moindre bruit, au courant du moindre incident. Cette question des correspondances mettait hors de toute mesure le ministre de France : M. le comte Auguste de Talleyrand avait à faire oublier qu'il avait été, depuis, 1805, chambellan de l'Empereur à 12.000 francs de traitement et, depuis 1808, son ministre en Suisse ; qu'il avait reçu à diverses fois, sur la Caisse des théâtres, des gratifications importantes et que, en 1811, l'Empereur, avec une extrême délicatesse, s'était employé à le mettre à même de payer une somme de 200.000 francs : s'ils ne devaient pas être acquittés dans le plus bref délai, avait-il écrit, le comte Auguste de Talleyrand serait dans le cas d'être déshonoré. C'était assurément une grande faveur qu'avait accordée M. de Talleyrand à l'Empereur de permettre qu'il l'obligeât et c'était de quoi, sans doute, il lui tenait rancune. Mettant en mouvement les députés vaudois dont le zèle eût plutôt eu besoin d'être retenu, car ils se déclaraient décidés à ne rien tolérer dans leur canton qui pût être suspect, M. de Talleyrand s'occupait de saisir les fils de la conspiration que tramait Joseph : On prétend, écrivait le directeur de la police, qu'il ne se passe pas de semaine qu'il n'envoie deux ou trois courriers qui prennent la route du Jura ; ceux qui sont chargés des lettres les moins importantes suivent la grande route ; ils vont jusqu'à Fontainebleau, où ils remettent leurs dépêches et en reçoivent d'autres. Les courriers qui prennent la route d'Italie traversent le lac Léman, vont gagner Thonon, puis de là le Valais. Ceux que le prince adresse à Marie-Louise traversent aussi le lac pour aller prendre la Savoie. Il existait, au dire des informateurs, une correspondance des plus actives et des plus compromettantes entre Joseph et la duchesse de Montebello, laquelle se trouvait à Aix-les-Bains, auprès de l'Impératrice. On ne manquerait point d'en pénétrer le secret pourvu qu'on s'adressât à la veuve Jollot, tante de deux femmes de-chambre de la duchesse, demeurant à Saint-Cloud, rue des Pages, chez l'adjoint au maire ; mais qui saurait dire pourquoi un M. de la Fléchère a fait pour le compte de Joseph le voyage de Vienne ; pourquoi le banquier Véret, de Nyon, a, pour le compte de Joseph, fait des envois d'argent à Paris ou à la frontière de France ; pourquoi l'on travaille à force, pour le compté dé Joseph, à l'arsenal de Morges et surtout comment une épée à poignée d'or, dont la lame porte les armoiries du roi de Naples, a pu être trouvée sur la route entre Nyon et Prangins ; énigme qui met à la torture le Conseil d'Etat et lui semble à soi seul une conspiration, si bien que l'on garde cette pièce à conviction sans se demander si le propriétaire n'en est pas tout à portée. En cherchant plus adroitement on eût fait un meilleur
butin : sans que Joseph eût établi une correspondance suivie avec son frère,
ni surtout sans qu'il conspirât avec lui, par deux fois au moins, il lui
avait adressé des émissaires porteurs de lettres et de renseignements. La
première fois, ç'avait été Mme Dargis qui, avec des lettrés qui lui avaient
été remises à Prangins, arriva à Marciana. L'Empereur
ne savait qu'en faire. Elle était sans moyens d'existence. San Martino était
en construction. Une place de concierge allait être à donner. Elle pria
Marchand de la solliciter pour elle. L'Empereur la lui accorda. Cette femme
avait la tête assez exaltée. Elle était de Nancy. Elle crut devoir faire une
pièce de vers pour remercier Marchand. Celui-ci la lut à l'Empereur qui en
rit beaucoup et qui, depuis, lorsqu'il parlait d'elle, disait : Ma folle.
Elle ne l'était pas, mais elle avait la manié d'écrire et d'exprimer ses
sentiments en vers[1]. Le second émissaire que l'on connaisse avait une mission bien autrement importante. De Prangins, Joseph voisinait à Coppet où Mme de Staël, sa très ancienne amie et associée, était venue s'établir, au moins pour quelque temps, et où elle recevait beaucoup de inonde. Le général Filangieri, venant de Paris et passant à Genève, avait été reçu par elle ; il lui avait dit que, de Paris, des hommes déterminés à tuer l'Empereur avaient été expédiés en Corse, d'où le chevalier Bruslart, l'ancien agent de Frotté à l'Armée de Normandie, nommé commandant supérieur de la une division militaire, devait les acheminer sur l'Ile d'Elbe. Filangieri était parte venu à se procurer la liste des assassins ; il la remit à Mme de Staël, qui la fit aussitôt parvenir à Joseph par le général baron de Prangins, commandant en chef des troupes helvétiques, lequel se trouvait chez elle à ce moment. Selon une autre version, ce serait Mme de Staël elle-même qui, avertie par un personnage important que deux individus ayant juré de tuer l'Empereur étaient sur le point de partir pour l'île d'Elbe, serait venue de Coppet à Prangins où elle aurait trouvé Joseph déjeunant avec Talma. Elle se serait offerte pour aller avertir l'Empereur ; Talma lui aurait disputé cet honneur et ce combat de générosité se serait terminé par le départ pour l'île d'Elbe d'un ancien serviteur de la Famille qui habitait près de là. Cet ancien serviteur de la France que Joseph, on se demande pourquoi, travestit en une sorte de domestique était Jean-Daniel-Mathieu Boinod, inspecteur général aux revues avec rang de général de division, du 20 janvier 1810. Né à Vevey le 29 octobre 1756, il avait dû, pour échapper à la tyrannie bernoise, se réfugier en France et, en 92, il avait pris du service ; quartier-maître trésorier de la Légion des Allobroges, le 13 octobre, il fut en 1793 employé comme commissaire des guerres provisoire au siège de Toulon. De là ses relations intimes avec Napoléon. Par lui il fut commissaire des guerres à l'Armée d'Italie, puis à l'Armée d'Égypte ; il fut inspecteur mix revues après Brumaire, ordonnateur en chef durant la campagne dé Marengo. Il vota contre le Consulat à vie, comme il devait voter contre l'Empire : pour quoi, il fut inspecteur général de la cavalerie des camps de Boulogne et membre de la Légion d'honneur. Après le traité de Presbourg, il fut détaché au ministère de la Guerre du royaume d'Italie, puis, en 1809, il devint inspecteur aux revues de l'Armée italienne, et inspecteur en chef ; il rentra au service de France dans le même grade, mais les Bourbons le renvoyèrent. Il était venu installer sa femme et ses enfants à Aubonne, près de Frangins, lorsqu'il fut instruit par Joseph des dangers que courait l'Empereur : cet homme vieux, infirme et sourd, prit aussitôt son parti, traversa l'Italie, s'embarqua à Piombino sur une barque qui transportait à Porto-Longone des ouvriers tanneurs et arriva près de l'Empereur au même moment où un nominé Caviglioli, de Guagno, expédié par Bartholi et Gaffori, les gendres de Costa de Bastelica, venaient le prévenir que Bruslart avait trouvé à Corte d'anciens émigrés corses prêts à tout entreprendre et allait les lancer contre lui. L'Empereur confia à Boinod la direction des services administratifs de l'Île et, au retour en France, il le nomma inspecteur en chef aux revues de la Garde Impériale. On n'avait pas été sans savoir à Paris qu'un émissaire —
de Joseph ou de Jérôme, on ne savait — était arrivé à Porto-Longone. Les visites
de Mme de Staël à Prangins n'étaient pas mieux vues, mais surtout
s'inquiétait-on de ces correspondances à l'infini qu'on attribuait à l'ex-roi
d'Espagne. Le prince de Bénévent donna donc ses ordres au représentant du
roi, lequel sans présenter aucune note, engagea les
députés du canton de Vaud à notifier à Joseph Bonaparte le désir qu'il quittât
ce canton. Le Petit Conseil de Lausanne fit aussitôt faire par son
lieutenant une communication conforme au comte de
Survilliers. Joseph répondit que jamais il ne
s'était mêlé d'aucunes intrigues ; qu'il faisait les vœux les plus sincères
pour le bonheur de la France, pour les princes de la maison de Bourbon, qu'il
vivait tranquille avec sa famille à Prangins, qu'il ne pouvait pas comprendre
d'où pouvaient provenir les calomnies qu'on répandait sur son compte. Il
ajouta qu'ayant acheté dans le canton une propriété, il était infiniment dur
pour lui de la quitter sans savoir où aller ; qu'il ne pouvait croire qu'une
semblable intimation fût exigée par Sa Majesté... qu'il demandait qu'on surveillât sa conduite, que le roi
se persuaderait qu'il n'entretenait aucune correspondance suspecte, qu'enfin
il ne demandait que de finir tranquillement ses jours sur une terre
hospitalière. A quoi, M. de Talleyrand, auquel les députés avaient rapporté
ce discours, répondit que la résidence de Joseph
était beaucoup trop près des frontières de la France, que, fût-il innocent,
il devait toujours être suspect et compromettait le pays de Vaud lui-même,
qu'enfin Bonaparte n'aurait pas souffert qu'un prince de la maison de Bourbon
se fixât si près de lui, que l'assassinat de M. le duc d'Enghien en était
malheureusement une bien forte preuve, etc. Les députés résistèrent et conclurent qu'il leur était impossible d'attribuer à Joseph les torts que le ministre de France lui supposait, que Joseph était arrivé dans le canton avec l'autorisation des puissances, du consentement même du roi de France ; qu'on l'avait laissé acheter une propriété, qu'on ne pouvait le renvoyer sur de simples soupçons sans une note du gouvernement français et qu'ils demandaient que l'on en référât au moins au ministre des Affaires étrangères. Là-dessus, M. de Talleyrand partit pois les verreries de Saint-Louis que devait visiter le duc de Berry : il y fut suivi par le chirurgien Paroisse, que Joseph lui envoyait. C'était une ancienne connaissance de M. le comte de Talleyrand lequel lui avait des obligations personnelles. Paroisse lui répéta tout ce qu'avaient dit les députés de Vaud. Il l'assura que Joseph Bonaparte avait trop à se plaindre de son frère pour jamais désirer son retour, qu'il vivait très retiré, refusant de voir aucun militaire français, de peur de donner le moindre ombrage ; que Sa Majesté elle-même avait dit à la princesse Bernadotte qu'elle voyait avec plaisir son, beau-frère tranquille en Suisse, etc. Talleyrand discuta ; il ne céda rien ; et en quittant Saint-Louis, Paroisse partit pour Paris afin d'y voir le ministre des Affaires étrangères. Cependant, en même temps que Joseph s'enfonçait en Suisse et se rendait à Zurich où il comptait présenter ses réclamations aux ministres des puissances, la reine était arrivée à Prangins. Après un séjour à Paris, Julie s'était comme d'ordinaire, au début de juillet, installée à Mortefontaine où elle avait été rejointe par la princesse de Suède. De Mortefontaine où elle avait laissé une de ses filles malades, elle était venue, le 16 août, toujours accompagnée de sa sœur, à Vichy, où elle avait usé des eaux sous la surveillance de la police, et, au début de septembre, elle prit sur elle d'écrire à son ancien chambellan, M. de Jaucourt, chargé du portefeuille des Affaires étrangères en l'absence lui répondre directement et je n'en trouverai jamais de Talleyrand, qui était à Vienne. Jaucourt s'empressa de renvoyer la lettre à son patron. S'il n'avait été question que d'elle seule, écrit Talleyrand, je n'aurais point trouvé de difficultés à lui répondre directement et je n'en trouverai jamais à faire quelque chose d'obligeant pour elle. Sa manière d'être et sa conduite méritent les égards qui lui sont personnels, mais il s'agit de son mari et le prince de Bénévent opine que Joseph s'est mis dans le cas d'attirer l'attention du gouvernement suisse et du gouvernement français. Il convient donc de demander les ordres du roi et de procéder en conséquence. Cependant Joseph a pris le bon parti : se fondant sur ce que Louis XVIII a dit à sa belle-sœur Bernadotte, qui, sous le nom de comtesse de Gottland a obtenu diverses audiences de la famille royale, il est venu trouver à Zurich les ministres d'Autriche et de Russie : Je croyais, en achetant une propriété aussi près de la France, leur a-t-il dit, en me mettant ainsi sous la main du roi qui peut tous les jours me faire enlever par quelques gendarmes, moi et ma famille, donner au gouvernement français une garantie de ma conduite. Je défie que personne puisse justement m'accuser d'avoir jamais intrigué contre un souverain que je respecte. Je ne désire que le bonheur de la France, que celui du roi et mon seul vœu est de vivre tranquille... Qu'ai-je fait à la France ? Suis-je responsable des fautes de mon frère ? de son ambition effrénée dont j'ai été moi-même victime plus qu'aucun autre ?... La princesse Bernadotte a reçu du roi l'assurance qu'il voyait avec plaisir que j'étais heureux en Suisse ; Madame la duchesse de Bourbon lui a parlé dans le même sens, et, sur une demande verbale du ministre de France, le gouvernement du canton de Vaud me force de quitter le domicile qu'il m'a permis de prendre chez lui et de me mettre en route à l'entrée de l'hiver avec ma femme malade et mes enfants. Et Joseph demande où il peut aller pour vivre tranquille et sans être inquiété. M. le comte de Talleyrand sembla fort 'embarrassé pour répondre à de tels arguments qui lui étaient présentés par le ministre d'Autriche et M. Monod. Il se refusa à passer une note formelle et, à défaut d'une telle note, le gouvernement vaudois parut déterminé à ne pas empêcher Joseph de retourner à Prangins. Joseph y revint en effet dans les premiers jours de novembre et ; s'il y resta, ce ne fut pas certes que le comte de Talleyrand était désarmé ; il avait engagé le général Bourmont commandant à Besançon à envoyer des gendarmes déguisés sur les points par lesquels il soupçonnait que pouvaient passer les émissaires de Joseph ; il avait donné ordre au receveur des douanes de Saint-Louis de faire surveiller par ses agents toutes les lettres qui entreraient en France par d'autres voies que celles de la poste. On en saisit une et il apparut qu'elle avait été fabriquée à dessein. M. le comte de Talleyrand se déclara découragé : Sa proie lui échappait et pourtant comme les préfets de la frontière, surtout M. le marquis de Vaulchier, préfet du Jura, étaient empressés à fournir des renseignements I M. le marquis de Vaulchier, grâce à un dé ses amis, ancien émigré, établi à Morez et grâce au curé de Nyon, espion amateur, avait entouré Joseph d'agents qui renseigneraient sur tout ce qui se passerait dans le château et, au dehors, un commis de Verret, banquier de Joseph, à Nyon, informerait moyennant 50 francs par mois de tous les mouvements de fonds. Un jeune homme, ami intime de Noblet, architecte de Prangins, négocierait avec lui pour 300 francs par mois. Comme certains habitants du château avaient des relations habituelles avec des filles, on s'adresserait à la maîtresse du petit Espagnol qui servait de secrétaire : mais il faudrait bien 3.000 francs pour la tenter ; on aurait à Lausanne, pour dix louis Or mois, quelqu'un qui dirait tout ce qui passerait au Petit Conseil ; enfin, à Genève, il y attrait les Veyrat père et fils, deux des plus adroits coquins de l'ancienne police, qui, chassés de Paris et désirant y rentrer, feraient tout au inonde pour se faire bien noter ; et M. de Vaulchier ferait arrêter amicalement, dans le Valais, tout ce qui prendrait la route d'Italie, et, dans le comté de Neuchâtel, à Berne et à Sion de même, messagers et passagers. Le directeur général de la Police octroya aussitôt les 600 francs mensuels et le dépôt de 3.000 francs ; mais l'on était déjà au 30 janvier 1815. Entre temps, à la date du 18 décembre, le conseil des ministres avait estimé nécessaire d'arrêter la disposition des biens meubles et immeubles appartenant à la famille de Buonaparte et de les conserver par l'apposition d'un séquestre. Les ministres avaient supplié le roi de les autoriser à cette mesure et le roi y avait adhéré. Dès que Joseph avait été informé, il avait demandé à Julie de partir pour Paris afin de réclamer la levée du séquestre mis à Mortefontaine ; elle partit et elle descendit chez sa sœur la princesse de Suède. Ses démarches furent infructueuses, et Joseph eût souhaité qu'elle revint auprès de lui, mais elle se trouva retenue par une grave maladie de sa mère. Mme Clary, qui était née Rose Somis, avait soixante-dix-sept ans : elle vivait chez son fils Nicolas, très entourée et choyée par ses autres enfants. Rien n'égalait l'union qui régnait dans cette famille où la politique comptait peu — sauf comme moyen d'avancement. Certains de ses membres s'étaient ralliés à la Restauration avec un éclat qui n'était point de lion goût, et leur rang n'était point tel qu'ils pussent servir à Julie. Elle n'avait que Désirée, mais celle-ci, par elle-même et surtout par son ami Chiappe, si intimement lié avec Pozzo de Borgo, ambassadeur de Russie, était à même de faire au moins tolérer sa sœur à Paris ; pour les biens, comme pour le mari, il n'y avait point à penser qu'on pût les protéger et, à la première alerte, Joseph, comme étant le plus proche, serait le premier enlevé. ***En quittant Berne le 2 juin, après avoir reçu la visite de
Joseph, Jérôme avait-eu la pensée de prendre la route du Tyrol, mais
l'empereur d'Autriche, qui en vérité comblait de ses prévenances la reine
Catherine, et qui lui-avait envoyé son chambellan et aide de camp le comte
Pallfy pour la conduire à sa destination, l'en avait fait dissuader sous
prétexte que des émeutes s'étaient produites dans ces montagnes. Jérôme,
voyageant à petites journées, avait donc passé par Munich, où, à défaut de la
vice-reine qui ne s'était point dérangée, Blangini, l'ancien maitre de
chapelle de Cassel, avait sollicité de lui présenter ses respects. La princesse lui demanda avec beaucoup d'empressement si
l'archiduchesse Marie-Louise qui était depuis quelques jours à Schœnbrunn en
était partie pour se rendre à l'ile d'Elbe et elle parut très étonnée quand
elle apprit que ce départ n'avait pas encore eu lieu. Le 16 juin, à leur arrivée à Ekensberg, château à une demi-lieue de Gratz, que Jérôme avait loué pour six mois, Catherine tout aussitôt écrivit à sa belle-sœur. Elle la remerciait de la manière aimable dont l'empereur d'Autriche leur avait donné un asile et elle profitait de l'occasion pour la mettre au courant de ses affaires auxquelles elle imaginait sans doute que Marie-Louise prendrait intérêt : comment elle avait été repoussée par son père, comment on lui avait volé ses diamants et comment elle avait perdu trois millions Le château où elle se trouve est bien beau, dit-elle, mais si vaste, que nous nous y perdons avec notre très petite suite ; aussi le roi va-t-il s'occuper de chercher une habitation plus commode et surtout moins grande. Même note dans une lettre qu'elle étira le 19 à son père,
avec lequel elle tient à entretenir, malgré son silence, des relations de
convenance qui lui permettent à quelque moment d'avoir recours à ses bons
offices, car elle n'a point renoncé à l'espoir d'une indemnité et le comte de
Malsbourg a été envoyé par elle à Vienne pour suivre auprès du Congrès les
réclamations de Jérôme. Si elle annonce au roi de Wurtemberg qu'elle ne
connaît pas même Guez qui n'est qu'à une lieue, car son mari et elle se proposent de vivre à Ekensberg aussi retirés et aussi
simplement que possible et que leur situation actuelle le comporte,
c'est qu'elle craint qu'apprenant les somptuosités d'Ekensberg, il ne prenne
point au sérieux les plaintes qu'elle renouvelle au sujet du, vol dont elle a
été la victime. Elle voudrait escompter son appui, mais c'est vainement
qu'elle y fait appel, le roi .étant encore moins bien disposé à l'égard de
son gendre que ne le sont les chefs de la coalition européenne : ainsi,
tandis que l'empereur d'Autriche laisse Jérôme résider dans ses États sous le
titre de comte de Harz pourvu qu'il soit incognito
et exactement comme était le comte de Saint-Leu, le roi de Wurtemberg
s'indigne, trouvant que prendre un tel titre, emprunté du territoire westphalien,
ne peut passer que pour une affirmation de prétentions royales. D'ailleurs,
aux lettres de sa fille, ne fût-ce que pour l'embarras du nom à lui donner,
il ne répond pas. Rejetée par son père et par les siens, où ira Catherine ? N'a-t-elle pas formé le dessein de réconcilier son mari avec Napoléon, de se réconcilier elle-même avec lui ? de se rattacher ainsi au chef de la famille et de se faire pardonner, par sa nouvelle attitude, les motifs de mécontentement qu'elle lui a donnés ? Si, en 1813 et en 1814, elle a manifesté une admiration enthousiaste pour la conduite politique de Jérôme, si elle' a encouragé son mari à une attitude de révolte ; si, dans une circonstance telle que l'abdication de Fontainebleau, elle a prétendu qu'il séparât entièrement ses intérêts de ceux de l'Empereur, elle n obéi uniquement au sentiment qui l'étreint toute, l'amour pour son mari : amour qui la fait passer sur tous les autres devoirs, qui abolit en elle tout raisonnement, qui a raison même de ses fiertés. S'est-elle rendu compte que, si Jérôme demeure brouillé avec Napoléon, il en résultera pour lui, à quelque moment, une situation singulièrement difficile vis-à-vis d'autres membres de la Famille ? A-t-elle voulu lui ménager ce recours, ou bien est-ce à l'impulsion de son cœur et de sa générosité native qu'elle a obéi, on ne saurait le dire, mais il paraît presque certain qu'elle fait porter à l'Empereur cette lettre dont on a trouvé dans ses papiers la minute en date du 23 juin et qui n'eut pu manquer, à ce moment, de l'émouvoir et de lui plaire. Après s'être excusée de ne lui avoir point écrit depuis les événements qui se sont passés en France dans la crainte de lui paraître indiscrète, peut-être même de lui devenir à charge, elle énonce le motif qu'elle a de rompre ce silence : A l'époque très prochaine où je touche de devenir mère et qui est par conséquent le plus intéressant de ma vie, je croirais manquer à un devoir sacré et cher à mon cœur en ne priant pas Votre Majesté d'être le par-Tain de mon enfant. Croyez, Sire, qu'en m'accordant cette faveur vous rendrez le père et la mère bien heureux. Ainsi introduit-elle Jérôme et désormais atteste-t-elle les sentiments de son mari en même temps que les siens propres pour proclamer leur attachement, leur dévouement pour le chef de la Famille. La démarche, bien qu'on puisse penser qu'elle émane de Catherine seule, n'en est pas moins significative ; l'Empereur n'a point pardonné, mais peut-il refuser le parrainage qui lui est offert par sa belle-sœur et du même coup, la réconciliation ne se trouvera-t-elle pas opérée ? Il y a-là un artifice de diplomatie féminine d'autant plus ingénieux qu'il épargne à Jérôme une explication périlleuse et une justification impossible. Ensuite, et jusqu'au moment où Catherine fut délivrée, il ne fut question de rien. Alors Jérôme expédia un courrier à l'Ile d'Elbe pour y porter la nouvelle de la naissance de son fils qui, dans la Famille impériale, devenait, à la génération du roi de Rome, le quatrième appelé à la succession. L'Empereur en effet écrit au, grand maréchal au mois de septembre : Faites partir, par un bâtiment qui irait à Gênes ou à Spezia ; le courrier du roi de Westphalie. Vous répondrez au roi que je me porte bien... Cette réconciliation n'empêche point d'ailleurs Catherine
d'exprimer à toute occasion des sentiments qui concordent peu avec la lettre
qu'on lui attribue : Ainsi, écrit-elle à son père le 9 septembre : Le roi mon époux a été pendant sept années victime de la
tyrannie de l'empereur Napoléon, et le 18 novembre, l'empereur Napoléon ne m'a rien donné pas même ce qui
était stipulé dans mon contrat de mariage. Ceci peut paraitre quelque peu audacieux, étant donnés les comptes, et est contredit par Catherine même. ***Quant à Jérôme, chez qui l'esprit critique était singulièrement développé, il ne manqua point de l'exercer coutre son frère, surtout lorsque Elisa l'eut rejoint à Ekensberg. Elle arrivait de Bologne qu'elle comptait prendre seulement comme gîte d'étape pour attendre l'autorisation de se fixer à Rouie. A peine à Bologne, elle avait appris que le général comte de Starhemberg, commandant pour l'Autriche dans ses anciens États, avait mis sous séquestre ses châteaux et ses biens de Lucques et de Piombino. C'était l'Autriche qui la menaçait car à ce moment on rie pensait pas que la Haute-Italie ne devint pas toute Autrichienne — donc c'était à Vienne qu'elle devait se défendre. Elle dirait qua, comme aux autres Napoléonides, ses biens personnels lui avaient été garantis par le traité de Fontainebleau ; que, non seulement elle ne devait rien aux Lucquois, mais qu'elle avait à répéter sur eux cinq millions pour les améliorations qu'elle avait faites dans la principauté. De plus, si son sort à elle avait été réglé par le traité du 11 avril, les droits de Bacciochi sur la principauté demeuraient intacts ; Félix n'avait point abdiqué sa couronne ; l'Europe n'avait rien fait pour lui et lui devait une compensation ! Sur ces motifs, elle obtint du général Eckehard qui commandait à Bologne, un passeport à destination de Vienne, sous le nom qu'elle avait pris de comtesse de Compignano ; et, quoique enceinte de sept mois, elle se mit en route ; mais, lorsqu'elle approcha de Vienne, elle fut signalée ; l'empereur lui interdit sa capitale et ordonna qu'on la détournât sur Gratz ou sur Laybach. Ne pouvant mieux faire, elle choisit Gratz où elle devait trouver Jérôme. On comptait-elle aller ensuite ? Certains disent dans le Nord de l'Italie, d'autres en France. Pauline écrit à Madame le 25 juin : J'apprends avec bien du chagrin qu'Élisa a été à Vienne. Elle écrit à la reine Caroline que, de là, elle veut aller s'établir à Paris. C'est une conduite dont je la croyais incapable. Elle avait pourtant écrit à l'Empereur qu'elle voulait aller à l'Ile d'Elbe. Je suis sûre que cette résolution fera beaucoup de peine à l'Empereur, car il ne m'a pas caché qu'aucune personne de notre famille ne pouvait s'établir en France sans une lâcheté impardonnable. Contrarier l'Empereur et lui faire de la peine était le moindre des soucis d'Elisa qui, retrouvant Jérôme, disposé comme elle à la critique, ne cessait de déblatérer contre Napoléon de n'avoir pas fait la paix à temps, n'avoir pas assuré leur existence, et n'avoir pas pourvu à leurs couronnes. Dès leur arrivée à Ekensberg, Jérôme et Catherine avaient expédié à Vienne le baron de Malsbourg pour suivre leurs réclamations. Sans doute était-il bien tôt, car le Congrès n'était pas encore en activité, mais il fallait prendre l'avance. Lorsque, le 98 juillet, après une campagne des plus onéreuses, Malsbourg arriva de Vienne annonçant qu'il avait échoué et qu'il ne restait aucun espoir d'une indemnité, la reine écrivit bien sur son journal intime : Il ne faut pas se dissimuler que la Famille ne doit rien posséder et qu'elle doit retomber dans l'oubli, mais elle ne perdit point pour cela ses tenaces espérances ; elle se promit d'attendre pour renouveler ses démarches l'arrivée des souverains et elle se tint assurée que, cette fois, elle réussirait. Pour les diamants volés à Fossard, il semble qu'elle avait été plus heureuse, mais ce sont ici des mystères que nulle recherche n'a pu encore éclaircir et que le hasard permettra seul de percer, car il s'agit d'une de ces négociations entre volés et voleurs, dont les uns ni les autres ne sont pressés de livrer le secret. Depuis le mois d'avril, les réclamations de l'empereur Alexandre, si vives qu'elles eussent été, n'avaient donné aucun résultat. Malgré les ordres de son souverain, Pozzo di Borgo avait apporté dans ses démarches, avec fort peu de goût à servir les Bonaparte, la volonté très arrêtée de ménager Sémallé, Vanteaux, Maubreuil, et les amis du comte d'Artois. Il n'oubliait point les relations qu'il avait eues jadis avec ce prince et qui l'avaient introduit dans ses conspirations. Par un rapport de Boutiaguine à Nesselrode, en date du 1er décembre 19 novembre, on est assuré qu'une fois au moins il présenta des réclamations, mais, dans sa correspondance officielle, celle au moins qui fut publiée, il n'y est fait aucune allusion. Quant au roi de Wurtemberg, il n'était point resté inactif, mais ses agents n'avaient point tardé à constater qu'ils se heurtaient à des influences dont ils n'auraient raison que la bourse en main. Le roi avait donc écrit à sa fille, l'engageant à cesser toute démarche et l'avertissant que, pour rentrer en possession de ses bijoux, le meilleur moyen serait de faire le sacrifice d'une somme de 400.000 francs. Le 26 juillet, la reine note dans son journal intime, l'arrivée à Ekensherg du baron de Gail qui avait été chargé de suivre l'affaire à Paris. Le 28, elle écrit dans ce même journal : Proposition de M. Beugnot, ministre de la Police, à Maubreuil pour qu'il rende mes diamants et l'assurance de son évasion en Angleterre ; refus de celui-ci en disant : Que l'on me reinette un ordre signé de la main du roi Louis XVIII comme quoi je dois rendre les diamants et je les remettrai de suite ; je suis sûr de mon fait ; je resterai encore deux ou trois mois en prison, puis, on me fera sortir et ma fortune sera faite. Preuve évidente, conclut la reine, que ce sont les Bourbons qui ont fait commettre le vol. Qu'il y ait eu marchandage, cela est certain ; les lettres de Dambray à Beugnot, du 22 juin au S août, montrent la marche de la négociation où M. de Maubreuil traite à égalité par son avocat, Mme Delacroix-Frainville, mais la conclusion échappe. Au 27 juillet, Maubreuil en est encore à réserver la rivière, le collier de diamants et l'épaulette de diamants dont l'estimation montait à' plus de quatre cent mille francs ; ce n'était que le surplus qu'il s'engageait à faire retrouver ; encore y mettait-il la condition que la police serait absolument étrangère à ces recherches et que ses agents ne seraient ni accompagnés ni suivis, sans doute parce qu'il eût craint qu'ils ne découvrissent les objets précieux qu'il mettait en réserve. L'honnêteté de M. Dambray se cabrait à la fin devant une pareille impudence qui ne méritait assurément aucun ménagement ; et il me parait presque impossible, écrivait-il à Beugnot, de ne pas abandonner un escroc aussi déhonté à la justice des tribunaux en leur envoyant les pièces et les prévenus, comme Sa Majesté nous y avait autorisés par sa décision du 31 mai dernier. Toutefois, avant que Beugnot donnât ses ordres à cet égard, le chancelier l'invita à voir lui-même le prisonnier : C'est au moins, écrivait-il, la seule espérer quelque tentative dont on puisse encore espérer quelque succès, car on ne peut plus en attendre aucun de l'entremise de son défenseur qui m'a témoigné une répugnance insurmontable à se mêler davantage de cette maudite affaire. Il faut croire que l'entrevue qu'eurent alors M. le comte Beugnot et M. le comte de Maubreuil fut décisive et qu'elle produisit immédiatement son effet. Les agents de Jérôme durent payer 400.000 francs. On n'a point sur ce paiement que cette unique affirmation de la reine. A la comtesse Anna Potocka voyageant en Italie, elle dira qu'elle se décida à donner des ordres à son homme d'affaires qui entra en pourparlers avec M. de Vitrolles et que les 400.000 francs furent versés. Dans son, journal, à la date du 16 juillet 1818, elle transcrira une conversation qu'elle vient d'avoir avec son frère, devenu roi de -Wurtemberg et sa belle-sœur, née grande-duchesse Catherine de Russie. Je leur contai alors, écrira-t-elle, la manière dont nous avions rattrapé mes diamants et les 400.000 francs qu'il avait fallu donner pour les ravoir... La reine me dit : Pourquoi ne revendiquez-vous pas les 400.000 francs que vous avez payés pour vos diamants ? — A qui les demander ? à Monsieur qui m'a fait voler ? Ainsi, à deux reprises au moins, la reine confirme, précise, aggrave la note du 28 juillet 1814 et, il devient bien difficile de ne point penser que Gail arrivé le 26 juillet à Ekensherg et sans doute reparti aussitôt, a remporté l'acceptation du roi et l'autorisation de payer la somme demandée, et, par là, s'explique l'étrange découverte faite le 2 août dans la Seine. Les diamants devaient se retrouver dans la Seine, écrit la reine. En effet. Un nommé Heuet, gardien du dépôt à la Préfecture de police, péchant à la ligne le 9 juillet au quai de la Conférence vis-à-vis l'Esplanade des Invalides, est censé avoir ramené avec son hameçon un peigne en or enrichi de pierreries. Il rapporte le peigne à son domicile, à la Préfecture ; sa femme le montre à un bijoutier qui en offre 3.000 francs. Le lendemain, il retourne avec sa femme à cette place, où l'on pèche des diamants, et ramène un paquet où sont deux peignes et un bracelet. Il cache ces divers joyaux à l'intérieur d'un vieux buste en plâtre placé sur la cheminée, et, comme par hasard, le 30 juillet, lors d'une perquisition motivée par les racontars du bijoutier, un agent, d'un mouvement involontaire de sa canne, fait tomber le buste qui se brise et les bijoux apparaissent. Heuet interrogé raconte ses pèches miraculeuses. Aussitôt, on embauche des plongeurs et les 2 et 3 août, à l'endroit indiqué, on trouve dans le sable une quantité de bijoux. Le 4, ces bijoux sont reconnus comme appartenant à Leurs Majestés Westphaliennes par le joailler Bapst, par Mme Mallet de la Rochette, lectrice de la reine, et par M. Cousin de Marinville, chambellan, maître de la garde-robe du roi. Mun' Mallet observe qu'il ne manque en objets de valeur qu'un peigne en diamants, évalué 12.000 francs, qui doit être celui vendu par le sieur Heuet, un rang de chatons et une agrafe de ceinture en brillants : elle estime au total à environ 43.000 francs, sans y comprendre le peigne ni les montures, le prix des objets manquants à quoi il faut ajouter 82.000 francs d'argent comptant. Pour l'écrin du roi, Marinville, tous comptes faits, estime les objets disparus à 4.000 francs : ce serait en vérité s'en tirer à bon compte — n'étaient les 400.000 francs qu'il avait fallu payer, encore y avait-il eu d'autres conditions. Maubreuil était toujours détenu au secret, si la plupart de ses complices avaient été relaxés. Le 21 novembre, par le canal du comte Zeppelin, chargé d'affaires de Wurtemberg, le gouvernement du roi Louis XVIII fit connaitre à Jérôme que les diamants seraient rendus, si l'on se désistait de faire juger le sieur Maubreuil. Le roi et la reine de Westphalie acquiescèrent le 14 décembre ; en même temps, sur l'ordre du chancelier Dambray, le tribunal correctionnel se déclara incompétent, attendu qu'il n'appartenait qu'à l'autorité supérieure militaire d'en-connaître. M. Dambray renvoya le 12 décembre l'affaire au ministre de la Guerre pour qu'il prit en sa sagesse le parti qui lui parai trait convenable n. Il n'en prit aucun ; Maubreuil, que ses amis avaient vainement tenté de faire évader, continua à être détenu au secret. — Seulement ce fut à l'Abbaye. Quant aux diamants ils restèrent au greffe, sous séquestre. Le 19 mars 1815, la veille du jour où l'Empereur était attendu à Paris, le duc de Raguse, capitaine des gardes de service, envoya son aide de camp dire au secrétaire général adjoint du ministère de la Guerre que l'intention du roi était que M. de Maubreuil fût mis en liberté. Et ce fonctionnaire écrivit aussitôt à M de Blacas, ministre de la Maison du Roi : Je crois devoir faire observer à Votre Excellence que cette mesure serait incomplète si les pièces de la procédure n'étaient détruites. Il vous prie en conséquence de prendre les ordres du roi à ce sujet et de me les transmettre. Ainsi fut fait. Quant aux diamants, il fallut que l'Empereur revint de l'Ile d'Elbe pour que Jérôme rentrât dans son bien. Mais, au mois d'août 1814, le roi de Westphalie n'avait pas la moindre inquiétude au sujet de fa restitution qui tout à l'heure n'allait pas manquer de lui être faite. Les récits de Gail, l'histoire de brigands qui lui avait été contée, avaient distrait durant quelques soirées les habitants d'Ekensberg, mais ensuite on était retombé dans l'ennui épais, lourd et souverain. Le roi, entre sa lemme et sa sœur, également enceintes et proches de leur terme, trouvait sa vie singulièrement monotone et aspirait à s'en distraire. Quant à Elisa, après un mois de séjour elle était excédée de cette cour à l'allemande dans un château désert. Elle avait renoncé à se rendre à Paris où elle avait pensé qu'elle serait médiocrement en sûreté et où l'accueil qu'on avait fait à sa demande de la pension stipulée par le traité de Fontainebleau, n'était pas pour l'attirer ; elle entendait rejoindre à Bologne son mari qui y préparait leur installation ; mais elle souhaitait d'abord de tirer à clair, avec Metternich, ce qu'elle pouvait attendre de Lucques. Lorsqu'il revint de Paris, elle eut avec lui, à Wiener-Neustadt, une longue conférence ; elle n'en obtint rien d'ailleurs que l'autorisation de se rendre en Italie. Le 3 août, elle reçoit du directeur de la police à Gratz des passeports à destination de Bologne et, singulièrement pressée d'arriver, car, si elle tardait, elle serait menacée de faire ses couches sur la grand'route, elle se dispose à partir dès le lendemain. Jérôme se résout à l'accompagner. Est-ce l'amour fraternel et la galanterie qui le portent à ne point vouloir la laisser voyager seule ? est-ce l'ennui qui le chasse de Gratz, l'endroit le plus insipide qu'il connaisse, où il se croit prisonnier à cause des entraves qu'on met à ses fantaisies ? est-ce le désir de se réunir à sa famille dans un bon pays et sous un beau ciel ? en tous cas, il n'entend point attendre ni même ajourner son départ après les couches de Catherine. Il a lui aussi demandé des passeports pour l'Italie au prince de Metternich, il ne les a point reçus et il se doute bien qu'on les lui refusera. Il fait alors, sous un nom supposé, demander des passeports pour Trieste au directeur de la Police qui les délivre sans difficulté. Le 4, il se met en route avec Elisa. Catherine les accompagne à deux lieues du château où elle rentre profondément triste. Jérôme a bien dit qu'il ne serait absent que six à huit jours, qu'il conduirait la grande-duchesse à Trieste et reviendrait aussitôt ; la reine n'a point d'illusions ; elle sait que Jérôme va tenter de franchir la frontière et, aux angoisses que lui inspire sa solitude, s'ajoutent les craintes que lui cause cette nouvelle équipée. Son opinion est que l'empereur d'Autriche et le prince de Metternich ne voudront pas leur donner de passeports pour l'Italie, dans ce moment-ci, car ils ne peuvent se dissimuler que l'Italie est bien mécontente des nouveaux changements qui s'y sont opérés et qu'elle désire former un État indépendant ; elle est prête à faire une révolution et l'Autriche, écrit la reine, doit craindre l'influence que notre famille a réellement en Italie. Mais elle est seulement fixée le 9, où le gouverneur civil de Gratz lui apporte une lettre que le prince de Metternich a écrite le 4 au comte de Harz. Elle est conçue en des termes de courtoisie qui n'excluent pas la fermeté : J'ai prévenu l'empereur,
écrit-il, de la demande que vous avez bien voulu me
faire parvenir de passeports pour l'Italie et votre projet de vous rendre à Rome,
après avoir passé quelque temps à Bologne. L'empereur m'ordonne de vous
prévenir que des considérations très importantes et qui sous plusieurs
rapports se lient à vos propres intérêts, ainsi qu'à ceux de votre famille, portent
Sa Majesté à désirer que vous remettiez encore l'exécution de ce projet de
voyage. L'empereur ne se croit pas en droit de vous engager à vous rendre
directement à Rouie sans que le Saint Père en soit prévenu et il entrevoit
des inconvénients de plusieurs genres à votre établissement à Bologne pendant
l'occupation provisoire des Légations. Sa Majesté Impériale ne désirant pas
moins faire tout ce qui pourrait lui être agréable, ainsi qu'à Mme la
comtesse de Harz, lui propose de se fixer momentanément à Trieste, en
attendant qu'il puisse se rendre en Italie. C'était là une faveur qui .pouvait passer pour inespérée ; mais encore fallait-il qu'on n'apprit point à Vienne le départ prématuré de Jérôme et que Jérôme de son côté ne s'avisât point de franchir la frontière et qu'il fût informé à temps. Or, ce même jour, Jérôme qui ne ménage rien et qui envoie chaque jour à la reine un de ses gentilshommes ou une estafette pour lui porter de ses nouvelles, l'avertit qu'il va droit à Bologne et qu'elle ait à se mettre en route sur-le-champ pour le rejoindre. Par bonheur, peut-on dire, ce même jour, 9 août, à cinq
heures du matin, les voyageurs étant à quatre lieues de Palmanova, Elisa est
prise des douleurs. Qu'on se figure, écrit
Catherine, l'embarras de mon mari. Enfin, comme par
enchantement, un château se présente ; le roi prend son parti il s'y fait
annoncer ; on l'y reçoit très bien et le voilà installé. Arrive une
sage-femme ; elle a l'air très habile, quel bonheur ! Elle a assuré qu'Elisa
accoucherait dans douze heures. Quoique ce soit une position très désagréable
pour la grande-duchesse, ajoute la reine, je suis bien aise qu'un obstacle se
soit présenté qui empêche le roi de continuer sur Bologne. N'est-ce
pas là toute la femme en sa passion et son égoïsme d'amour ? Le château est le château de Passeriano appartenant au comte Manin ; là logea Bonaparte : tout côté, c'est Campo-Formio qu'illustra la paix par qui la France reprit sa place dans le monde et cette étrange rivière qui roule des rochers au lieu de rouler des cadavres comme elle faisait dix-sept ans en arrière, c'est le Tagliamento. Le 10, Elisa accouche d'un fils auquel elle donne les noms de Frédéric-Napoléon[2]. — La reine Catherine a parmi ses prénoms celui de Frédérique, le seul qu'on puisse masculiniser. Jérôme a réfléchi ; qu'irait-il faire à Bologne ? Les objurgations de Catherine, la lettre de Metternich, la présence des troupes autrichiennes ont produit cet effet de le convaincre qu'il y serait mal placé. Assurément il aime suivre ses fantaisies ; mais lorsqu'il trouve en front une-autorité ferme, il s'incline. Donc, au lieu de continuer sur les Légations, il va à Trieste. De là, par Malsbourg qui est constamment sur les roules d'Ekensberg, il envoie à Catherine l'ordre de le rejoindre. Catherine, si joyeuse d'être enceinte, mais redoutant un accident et confirmée dans ses craintes par la récente aventure d'Elisa, n'a nulle envie de voyager. J'espère, a-t-elle écrit dans son journal trois jours avant l'arrivée de Malsbourg, que je ne me déplacerai pas et que je ferai mes couches à Gratz ; mais Jérôme a ordonné, elle obéit. Dès le lendemain elle quitte le magnifique château, loué pour six mois et occupé exactement durant soixante jours — du 17 juin au 17 août ; à ii heures, après avoir arraché de vive-lutte ses passeports à la police autrichienne, elle monte en voiture ; elle apporte à son mari l'heureuse nouvelle reçue la veille au soir du secrétaire Filleul, que les bijoux ont été retrouvés dans la Seine. Catherine n'a garde d'adopter l'itinéraire bizarre qu'avaient suivi Jérôme et Élisa ; elle vient droit par Marbourg et Palmina à Trieste où elle arrive le 20. Elle y trouve déjà installé Jérôme qui, laissant sa sœur tout de suite après qu'elle fut accouchée, est venu en droiture et a loué sur le port une des plus belles maisons de la ville. Elle grande, mais mal distribuée, écrit Catherine ; qu'importe ? C'est un pied-à-terre et le séjour à Trieste ne saurait se prolonger. Dès le 19, Jérôme a écrit à son frère Lucien pour lui faire part de son désir de s'établir, à Rome. Le prince de Metternich, prétend-il, lui a écrit que l'empereur d'Autriche avait fait demander des passeports au Saint Père. Je dois croire que cela est, ajoute-t-il, mais je préfère que vous les demandiez directement vous même au Pape et que vous me les envoyiez. La précaution est bonne, car, à moins que Jérôme pousse les illusions au point qu'il ait cru lire cette phrase dans la lettre de Metternich, il faut bien penser qu'il cherche à obtenir du Pape, grâce à la faveur dont jouit son frère, ce que l'Autriche lui a poliment et fermement refusé. A son arrivée, Catherine s'est hâtée de faire part à son
époux de la bonne nouvelle et sans doute en fut-il réjoui, mais il n'en a
point perdu son attitude royale et c'est du ton de souverain qu'il a écrit à
Beugnot, ministre du roi de France : Monsieur comte
de Beugnot, je reçois aujourd'hui seulement à Trieste où je compte passer
quelques mois et où la reine, mon épouse, fera ses couches, une lettre de Paris qui m'annonce que je dois à vos soins d'avoir retrouvé une partie de nos diamants. Recevez-en tous mes remerciements. Je vous prie, monsieur le comte Beugnot, de remettre les objets retrouvés à M. le baron Ernest-Alexandre de Gail, que j'envoie exprès à Paris. Cette lettre n'étant à d'autre fin, je prie Dieu, monsieur le comte Beugnot, qu'il vous ait en sa sainte et digne garde. Et il signe : Jérôme-Napoléon. Assurément est-il en droit de croire, d'après ce que Filleul a écrit, que Maubreuil s'est exécuté et que ce marché qu'il a autorisé et où le chancelier France est intervenu, cet étrange marché où les ministres de la Justice proposent aux bandits leur grâce moyennant qu'ils abandonnent une part de leur butin, a tout de même été exécuté ; mais il ne sait pas que ce que Maubreuil a lâché ne le sera point si facilement par Louis XVIII, lequel se donnera bien garde d'abandonner un gage de cette importance. ***Le 21, Elisa qui est une vaillante, à la Corse, arrive à Trieste après dix jours de couches. Comme elle a été la confidente des appréhensions de sa belle-sœur, elle amène avec elle un célèbre accoucheur de Pise, M. Vacca. Elle est encore très faible et elle aurait besoin de se ménager, mais, le 22, Catherine, qui a encore passé la soirée au spectacle, est prise dans la nuit par les douleurs. Elle accouche, seulement le 24 à midi, et avec les fers, d'un fils qui reçoit les noms de Jérôme-Napoléon-Charles[3]. Très malade, presque constamment en danger du 30 août au 4 septembre, elle fut soignée avec un dévouement de tout instant par sa belle-sœur qui attendit qu'elle fût entièrement rétablie pour retourner à Bologne, vers la mi-septembre. ***Elisa semblait avoir pris son parti des événements : elle n'avait point d'illusions et savait voir les choses. Sans doute se disposait-elle à faire quelques démarches près du congrès qui allait se réunir à Vienne, mais bien moins avec l'espoir qu'on lui rendrait une principauté qu'avec le ferme propos de rentrer dans ses biens personnels — ceux, s'entend, qu'elle disait avoir acquis de ses deniers, dans les principautés de Lucques, de Piombino et de Massa. Or il y avait là bien de l'inconnu, car les achats de biens nationaux faits au gouvernement princier par Hainguerlot et ses associés, particulièrement le banquier Eynard, étaient singulièrement suspects, aussi bien que les reventes faites par eux à Elisa mais c'était raison de plus pour qu'elle emportât par politique, ce que, la justice ne lui dit peut-être pas alloué. Elle était donc réaliste et son vieil ami Fouché l'y encourageait : Que les révolutions font de mal, lui écrivait-il, que de masques sont tombés depuis que je vous ai quittée Que d'ingrats vous avez faits ! Ils auront beau dire, le bien restera et, tôt ou tard, on vous rendra justice et les. Lucquois vous regretteront. Certes des ingrats, elle en avait fait et elle devait en faire encore. Car, si elle envisageait d'une tête froide les événements politiques et si, en ce qui touchait l'avenir, elle en avait fini avec les rêves de puissance, elle était incapable de raisonner dès qu'un jeune homme avisé, besogneux et sans scrupules lui parlait d'amour et lui faisait croire qu'il l'aimait. Elle n'avait à la vérité que trente-sept ans, mais ils avaient marqué. Elle traînait à sa suite son ancien grand écuyer Cenami, et le faisait vivre ; mais il était à bout de souille et mourut un an plus tard. Elle avait été très touchée de la constance et du dévouement du jeune Lucchesini qui vint la rejoindre à Bologne ; mais il partit un beau matin, emportant pour 30.000 écus de bijoux. C'était cher ! Pour la réserve de sa conduite politique, Elisa obtenait les continuels éloges de la police autrichienne, d'autant mieux instruite qu'elle ne se départissait en rien de sa surveillance, qu'elle inscrivait les visites, écoutait les conversations et décachetait les lettres ; quelque zèle que déployassent les agents, ils ne rapportaient rien qui méritât d'être censuré. Au contraire, la louait-on de montrer un goût de la distraction qui pût profiter au commerce et à l'animation de la ville, de donner des bals et de préparer pour le prochain carnaval l'organisation d'une grande mascarade archéologique : Le Mariage des Samnites. Par là s'acquérait-elle, de la cour d'Autriche, une bienveillance dont elle avait- d'autant plus besoin que, ailleurs, elle était aussi mal traitée que ses frères et sœurs. Par deux fois, elle s'était adressée au gouvernement français pour obtenir le paiement de la pension de 300.000 francs stipulée par l'article XI du traité de Fontainebleau : On lui avait répondu qu'il n'y avait pas de fonds faits à la Trésorerie polo cet objet, et, à force d'être éconduite, elle avait dû comprendre qu'aucun des engagements pris à l'égard des Bonaparte ne serait tenu par le roi : l'Autriche lui fut plus secourable. A Lucques, la commission de liquidation contestait comme simulée la vente qu'elle avait faite du château de Compignano à son procureur Andreozzi Martini et alléguait que l'achat en avait été fait sur les deniers publics : en tout autre cas, Élisa eût perdu son procès avec dépens ; ici, l'empereur d'Autriche, pris comme arbitre souverain, lui adjugea non seulement Compignano, mais tous les meubles et les immeubles sur lesquels elle élevait ses prétentions ; les délégués lucquois protestèrent, mais Elisa était nantie et demeura en possession. ***Les demandes des Bonaparte eussent été à ce montent bien accueillies par les souverains alliés pourvu qu'il ne s'agît ni d'États, ni de couronnes, mais de propriétés particulières et même, pourvu qu'il n'en résultât point des difficultés graves, des stipulations en leur faveur du traité du 11 avril. A coup sûr, les souverains ne devaient point insister au point qu'ils se compromissent, mais, tout le moins, marquaient-ils de la bonne volonté. Le moyen le plus assuré de leur déplaire et de s'attirer leur disgrâce était d'affecter l'attitude royale, d'insister sur des indemnités princières, de créer des affaires par une agitation désordonnée et d'occuper de soi à tout propos. Or, il faut avouer que Jérôme ne manquait à aucune de ces conditions. On eût dit qu'il s'ingéniait, même vis-à-vis de l'Autriche, à se rendre importun. Etabli à Trieste dans une des plus belles maisons de la ville, il ne perdait pas son idée d'aller s'installer à Rome. Rebuté par Metternich, il avait attaqué d'un autre côté, espérant enlever par Lucien, les passeports du Pape : mais il lui en fallait aussi de l'Autriche, et, un mois après sa première démarche, il écrivait de nouveau à Lucien (26 septembre), afin que celui-ci lui procurât l'assurance que le Pape ne verrait pas son établissement à Rome avec peine. Muni de cette assurance, il demanderait à Vienne des passeports qu'on ne saurait lui refuser. Rome lui plaît, parce qu'il y retrouvera sa famille. Il ne saurait aller que là : la Suisse ne peut lui convenir. Le pays de Vaud est, dit-il, le seul où nous pourrions nous établir et nous y sommes beaucoup trop aimés, ce qui est un mal dans ces circonstances. A Rome au contraire, nous n'attirerions l'attention de personne et pourrions vivre agréablement et jouir des avantages d'une grande ville, le centre des arts que nous aimons. Aussi bien a-t-il des intentions modestes. Il désire trouver à Rome un palais tout meublé. Il a besoin de mettre une grande économie dans ses dépenses : Je m'estimerais heureux, dit-il, si en vendant mes diamants et autres objets, je puis m'assurer 250.000 francs de revenus. N'ayant pas de réponse de Rome, Jérôme, le 14 octobre,
fait écrire par Catherine au roi de Wurtemberg, alors à Vienne, pour obtenir
qu'on le laisse aller à Rome ou à Bologne ; le roi répond le 26 qu'il a vu le
prince de Metternich et que l'empereur désire voir ajourner ce voyage jusqu'à
la fin du Congrès, pour éviter toutes les interprétations. La conduite sage, modeste et dénuée de toute intrigue que
nous menons depuis quatre mois que nous sommes dans cet empire, réplique
Catherine le 2 novembre, serait suffisante, je crois, pour enlever tout
soupçon à notre égard et toute interprétation fâcheuse. Mais elle
n'est point davantage entendue : à Rome, Lucien parait au moins avoir obtenu
une demande d'explications au sujet de la vie que compterait mener Jérôme et
des motifs qui l'attirent : c'est, répond celui-ci le 26 novembre, le bonheur de vivre avec vous et en famille. Et il
ajoute : J'ai certainement peu d'envie de me montrer
en public et, si je m'y vois forcé, je me conduirai absolument de la même
façon que le roi Charles et le roi d'Etrurie, sans faire ni plus ni moins
qu'eux. Roi légitimement reconnu par le Saint-Siège comme par les autres
puissances continentales, je ne puis renoncer ni à mon rang ni à mon titre
sans me déshonorer et me déclarer aux yeux de l'Europe comme un aventurier ;
la fortune m'a trahi, mais peut-être reviendra-t-elle encore et, d'ailleurs,
mon âme ne change pas par mes malheurs. Ce n'était pas le moyen d'obtenir des concessions de l'empereur d'Autriche ni même du Pape. Aussi, le gouvernement autrichien, craignant que Jérôme ne se dérobât quelque jour, exigeait qu'il signât un engagement, sur sa parole d'honneur, que, dans ses courses, il ne resterait pas une nuit hors de son présent séjour de Trieste sans se munir d'une légitimation de l'autorité compétente. Peut-être est-cela, ce qui détermina Jérôme à quitter la maison qu'il avait prise en location sur le port et à acheter pour Cent mille florins (à 9 fr. 63 le florin), dans le milieu de la ville, le palais qu'avait construit le banquier grec Constantin Antonopoulo. Il acheta de plus, aux portes de Trieste, une villa : Casa Santa Romana (ou la Campagne de Plattnem), où il mit aussitôt les ouvriers et entreprit des travaux considérables. Enfin il entra en marché pour acheter moyennant le haut prix de 2.640.000 francs les biens comtaux de Cassis, près Aquilée. Un tel luxe d'habitations, pour lesquelles il fallait à mesure des meubles ; puisque le mobilier entier apporté de Cassel à Paris s'y trouvait encore, que le roi l'avait destiné à être vendu aux enchères et que l'annonce de cette vente avait même été insérée dans les petites affiches des 10 et 11 juin, un tel luxe d'habitations entraînait un entourage adapté, et, étant princier, une cour princière. Il y avait en effet une cour ; à la vérité, elle avait été recrutée au petit bonheur et, si l'on examinait en particulier chaque courtisan, on avait des surprises ; à distance, elle imposait. Ainsi, lorsque, au mois de septembre, était partie pour retourner en Allemagne la comtesse de Bocholtz qui était auprès de Catherine comme daine de cour depuis six ans, on l'avait remplacée au pied levé, faut-il l'avouer, par une Mme Spencer-Smith, née baronne de Herbert Natkeal, femme d'un ministre d'Angleterre à Constantinople belle-, sœur de l'amiral Sidney Smith, personne aux aventures romanesques, que n'eût point dû recommander l'étendard qu'elle broda de ses mains pour son beau-frère et que celui-ci arbora sur les murs de Saint-Jean-d'Acre. Arrêtée à Venise en 1806, elle s'était évadée et avait fait naufrage sur les côtes d'Espagne, puis elle avait rejoint son beau-frère qui croisait dans la Méditerranée et elle se trouvait encore à Naples en 1809. Elle avait une sœur, la comtesse Atteins, daine de la croix étoilée et daine de l'ordre de Malte, femme d'un chambellan autrichien préfet de Goritz, et cette comtesse Atteins alternait avec elle à des jours, auprès de la reine. Quelles raisons à ce choix étrange ? Sans doute aucune — la légèreté. Le roi avait tellement de monde à son service qu'on s'y perd : à Paris, Filleul, son ancien secrétaire et Moulard ci-devant trésorier ; le baron de Gayl qui va et vient ; le comte de Furstenstein, qui est intermittent et dont la femme ne parait plus ; Linden qui est à Vienne, Malsbourg qui y fait les commissions ; le baron de Malchus, le baron de Zurwesten, le comte de Wickenberg, le baron de Stölting, le colonel Berger, MM. de Pfuhl, de Bosse, de Hamel ; ministre, capitaine des chasses, chambellans, écuyers, aides de camp, tout un monde, une fourmilière perpétuellement agitée ; on part, on arrive, on parcourt les espaces, on porte des lettres, on remplit des missions, on roule vers Paris, Vienne, Rome, Stuttgart ; on dépiste les espions ; on frète des bateaux, on achète des voitures, on paye doubles, triples, quadruples guides, on presse, on polisse, on fouette, comme si chacun avait en charge le salut de l'humanité. Sa Majesté n'attend pas. Il lui faut, à l'instant, la nouvelle qu'elle souhaite, l'homme qu'elle désire, le papier qu'elle attend et, pour satisfaire son Caprice royal, l'argent coule comme d'une inépuisable fontaine ; l'or s'éparpille sur toutes les routes d'Europe. Sa Majesté ne saurait évidemment se passer d'une maîtresse : Gratz était mal fourni, Trieste le fut mieux : une cantatrice, Rosa Pinotti, qui y était venue en représentation y avait obtenu moins de succès près du public que près de Jérôme et pour avoir fréquenté à Trieste le comte de Harz elle était désormais inscrite par les policiers autrichiens an catalogue des personnes suspectes qu'il fallait surveiller. Et pourquoi faire ? La naissance de son fils avait été pour Jérôme l'occasion d'un envoi de courriers porteurs de la grande nouvelle. En avait-il fait part à tous les parents de Catherine, on est tenté de le croire, et l'on ne peut s'empêcher de rapprocher la lettre qu'il écrit au roi de Wurtemberg de celle que l'empereur Napoléon avait adressée à l'empereur d'Autriche à l'occasion de la naissance du roi de Rome. Il dit : Monsieur mon frère et très cher beau-père, je m'empresse d'annoncer à Votre Majesté l'heureux accouchement de la reine mon épouse. Après trente-six heures de souffrances, elle m'a rendu père d'un prince aujourd'hui à midi. Et, après un récit circonstancié de l'accouchement, il ajoute : Je prie Votre Majesté d'accorder à mon fils son amitié et sa bienveillance, il apprendra de bonne heure à l'aimer et à la chérir comme son second père. Puis, les salutations protocolaires en leur ampleur royale. C'était une rentrée qui, après la lettre écrite le 3 mai précédent, pouvait sembler inattendue ; mais, de fait, il s'agissait de la fameuse indemnité ; à l'occasion de l'ouverture du Congrès, le roi de Wurtemberg ne pouvait tarder de se rendre à Vienne où lui seul pouvait prendre en mains les intérêts de sa fille : Jérôme n'avait point manqué de mettre la main à un mémoire que Catherine avait, d'Ekensberg, adressé à l'empereur de Russie et où elle exposait les prétentions qu'ils avaient formées. Eux aussi, tout comme Eugène et la princesse Auguste, avaient rait leur choix, tranché les territoires et pesé les sujets. Ainsi demandaient-ils l'un de ces trois lots : 1° l'ancien duché de Juliers et les parcelles de l'ancien électorat de Cologne sur la rive gauche du Rhin ; 2° ou bien l'ancien duché de Deux-Ponts, la principauté de Saarbrück et les bailliages de l'ancien Palatinat ; 3° ou bien enfin le comté de Montbéliard avec le pays de Porentruy et les parcelles de l'ancien évêché de Bâle sur la rive gauche du Rhin. Le produit, ajoutait la reine, des pays compris dans chacune de ces trois propositions peut-être évalué à environ deux millions. Dans le cas, concluait-elle, on ces propositions ne s'accorderaient pas avec les vues de S. M. l'empereur de Russie, S. M. la reine s'abandonne avec confiance à sa justice et à sa générosité pour une indemnité en tout autre pays que Sa Majesté jugera convenable. Il parait que l'empereur de Russie n'avait pas laissé ignorer à la reine que des démarches faites par le roi de Wurtemberg auraient le plus grand succès, et Catherine, espérant que la naissance de son fils aurait apporté quelque changement dans les sentiments de son père, comptait qu'il se ferait leur avocat et soutiendrait la justice de leurs réclamations. Les alliés, disait-elle, ne peuvent la contester. Quoiqu'ils aient détruit le royaume de Westphalie ils ne peuvent discuter les droits sacrés que le roi a acquis, au moins sur 1.200.000 sujets prussiens que leur souverain a non seulement cédés par traité, mais qu'il a déliés, par une déclaration authentique, de tout serment de fidélité à sa couronne. Ce pays appartient donc au roi en toute souveraineté et, aussi longtemps qu'il n'y aura pas renoncé, il peut revendiquer ses droits. Ce raisonnement n'était guère solide et le roi de Wurtemberg saurait le faire bien voir à sa fille : celle-ci était mieux inspirée et plus adroite lorsqu'elle ajoutait : Quand vous m'avez mariée, mon cher père, vous avez entendu me faire épouser le roi de Westphalie, le frère de l'Empereur des Français et nullement un particulier ; le roi, mon époux, a été, pendant sept années, victime de la tyrannie de l'Empereur ; dans ce moment où vous allez prendre part au rétablissement de la paix en Europe, peut-on se refuser à vos justes demandes en notre faveur, tandis qu'on écoute celles que l'empereur d'Autriche et le roi de Bavière font pour leurs filles ? Le inonde politique ne peut croire que la vôtre vous soit moins chère. Catherine s'était flattée qu'elle piquerait ainsi l'amour-propre de son père et que, à l'aide de l'empereur de Russie, auquel elle avait répété ses mêmes arguments sur les 1.200.000 âmes prussiennes, elle obtiendrait une principauté, sinon en Allemagne, de quoi elle paraissait se désister, au moins en Italie où le roi son époux la préférerait à présent. Si galant qu'il fût d'ordinaire, l'empereur Alexandre ne parait point avoir répondu à la reine même par ces promesses vagues dont il était prodigue. Quant au roi Frédéric, il ne connaissait point ces propos d'honnêteté et ces phrases de politesse. Il parlait un langage dur et désagréable, celui de la vérité, de la raison et de l'expérience, et il ne mâchait pas les mots. Qui est-ce qui ignore, disait-il, que l'on fait la guerre pour se débarrasser des traités qui nous sont à charge ? C'est là le but de la coalition ; c'est ce qui a amené la guerre que les puissances ont faite à Napoléon. Les vaincus sont devenus les vainqueurs. Naturellement, ils ont repris les provinces perdues et le droit de conquête fait cesser toits les engagements qui avaient été la suite de ce même droit de conquête dont avait usé Napoléon pour créer le royaume de Westphalie ; cela est si clair, si généralement reconnu la marche ordinaire que sérieusement il est impossible d'en admettre une autre. A ceci, ajoute ce puissant
raisonneur, se joint une autre chose dont tous les
membres de la Grande Alliance sont convenus entre eux, c'est que personne de
la famille Bonaparte ne peut ni ne doit être possesseur d'une souveraineté,
grande ou petite. L'Ile d'Elbe est une prison d'État et, si Parme a été
donnée à Marie-Louise, ce n'est qu'autant qu'elle s'est séparée de son époux
et qu'elle est redevenue archiduchesse d'Autriche. Ainsi, nettement,
brutalement et comme il dit en style d'affaires
le roi Frédéric dissipe les équivoques et en finit avec les propos
d'honnêteté. Mais, en même temps, comme, l'empereur d'Autriche l'a fait vis-à-vis d'Élisa, il est tout disposé à appuyer les réclamations que formera le mari de sa fille au sujet de ses biens personnels, au sujet même de la rente que l'État français s'est engagé à lui payer : Le frère de Napoléon, dit-il, a perdu son existence en France. Pourquoi refuserait-il ce que la France peut lui devoir, mais qu'il attendrait vainement d'une souveraineté éphémère, perdue par les conquêtes des anciens possesseurs légitimes comme elle l'était par les succès des armes de son frère ? Il y avait là une ouverture que Jérôme eût pu saisir, et
d'autant plus à propos que ses biens de France étaient à ce moment même
singulièrement en péril. Mais il tenait à sa principauté, Catherine y tenait
comme lui, et les arguments qu'ils invoquaient pour appeler leurs
réclamations témoignaient vraiment d'une admirable inconscience. L'empereur Napoléon, écrit Catherine à son père, a l'Ile d'Elbe en souveraineté ; son fils et l'impératrice
Marie-Louise en ont également une ; la reine de Naples sa sœur conserve ses
États ; le vice-roi a l'espoir d'obtenir une souveraineté ; les rois Joseph
et, Louis, ayant abdiqué avant les derniers événements, n'ont rien à
prétendre. Il n'y a donc que le roi mon époux qui ait de justes réclamations
à faire et cependant l'exclusion semble n'être que pour lui. Toutefois, Catherine n'était point si sotte que de laisser tomber la parole que son père lui avait adressée : Elle saisit donc l'occasion de parler dit traité du il avril qui stipulait .en leur faveur une rente de 500.000 francs ; mais dont rien ne déterminait ni le mode, ni la sûreté de paiement ; la princesse Élisa avait réclamé et avait été éconduite ; cette clause est illusoire et ne deviendra solide, écrit-elle, qu'autant que les puissances alliées qui doivent la garantir détermineront le mode, la nature et l'époque de paiement après l'avoir fait assurer. Le roi de Wurtemberg qui ne connaissait que le droit de conquête — et qui l'exerçait par procureur — ne voulait point savoir qu'un traité eût été signé le 11 avril par ses Hauts Alliés et il répondit à sa fille que ce traité n'avait été ratifié par personne et avait été désavoué par plusieurs. Au reste tous les désagréments qu'éprouvait Jérôme tenaient à sa conduite. Les frères de Napoléon, disait-il, ont prudemment quitté son nom et en ont pris qu'on ne saurait leur contester ; sous ces noms, ils ont conservé leurs propriétés particulières et ont échappé à la proscription ; votre époux seul s'est obstiné à garder le sien ou lui en a substitué un autre — celui de comte de Harz — que les parents et alliés du roi d'Angleterre ne sauraient reconnaître puisqu'il rappelle des prétentions contraires à leurs intérêts ; on regarde donc les propriétés de votre époux comme soumises à la proscription de la famille Bonaparte ; c'est à cela seul que vous devez attribuer tous les inconvénients que vous et lui avez souffert. Ces arguments valaient autant que les affirmations relatives à l'invalidité du traité du 11 avril ; mais il suffisait qu'ils agréassent au roi de Wurtemberg, lequel en tirait cette conclusion inattendue : Voilà, la différence entre les dynasties anciennes dont l'existence se perd dans l'obscurité des temps et celles d'heureux aventuriers dont l'existence éphémère a presque aussitôt cessé que commencé. Si enfin vous voulez être heureuse et voir votre époux partager ce sort, tâchez de l'engager à mettre de côté tout ce qui peut rappeler ce qu'il n'est plus, à se tenir tranquille, à vivre en particulier, sans faste, à préférer les jouissances domestiques à celles qui attirent l'attention, à rentrer enfin dans la condition d'où il n'est pas sorti pour son bonheur ; alors, il pourra encore jouir de quelque félicité et réacquérir l'opinion publique qui est contre lui tout entière. Catherine est tellement indignée de ces attaques contre son mari qu'elle perd de vue l'objet essentiel qu'elle se proposait et, au défaut de la principauté, au défaut des 500.000 francs annuels, la restitution de ses diamants. Elle plaide désespérément pour Jérôme, elle plaide désespérément contre son père, car elle n'est sortie de sa condition que sur l'ordre paternel et pour l'avantage de son pays natal ; son mari est le meilleur des hommes ; un jour, dit-elle à son père, vous lui rendrez la justice que tout être qui le connaît est forcé de lui rendre. Quant à ce que vous dites qu'il désire toujours trancher du grand, je dois vous dire qu'on vous en a indignement imposé. Depuis que nous avons quitté la France, nous avons vécu comme de simples, très simples particuliers, ne voyant personne que les individus de notre maison et sortant à peine tous les quatre ou cinq jours. Nos gens sont sans livrée et nos équipages sans armes. Voilà l'exacte vérité. C'était là ce que la reine appelait l'extrême simplicité. Sans doute, habituée qu'elle était à un train royal, trouvait-elle qu'elle eût déchu si sa maison avait été réduite à celle d'un particulier. Pourtant, malgré qu'elle écrivit lettre sur lettre à l'empereur Alexandre, malgré que son père intervint à la fin pour lui faire restituer ses diamants, elle n'obtenait rien du gouvernement français et les fonds s'épuisaient. Sous prétexte que Jérôme avait des dettes à Paris, on refusa d'abord la restitution ; comme il rapportait tous les mémoires acquittés on prétendit que le royaume de Westphalie devait à l'Empire français zoo 000 francs. — Sans doute, répondit Jérôme, mais l'Empire en doit 1.700.000 au royaume. Le roi de Wurtemberg fut obligé de confesser la mauvaise volonté tortueuse du gouvernement français, lequel, malgré toutes les démarches du ministre de Wurtemberg, tous les désistements de Jérôme, le retrait de toute plainte contre Maubreuil, continuait à regarder les diamants comme de bonne prise. Il y eut mieux et Maubreuil devait trouver un émule dans le cabinet même du roi de France. Jérôme avait un mobilier qui était immense, qui était estimé plus d'un million et qu'il avait destiné à être vendu aux enchères publiques. Ce mobilier était déposé rue Taitbout, n° 15. M. le comte de Blacas, ministre de la Maison, vint l'y voir .et. le trouva d'une magnificence vraiment royale ; ce pourquoi il voulut l'acheter. Il offrit moins de 200.000 francs. Deux objets seuls avaient coûté 180.000 francs. De plus, M. de Blacas entendait que l'argenterie lui fût cédée au poids, sans tenir compte de la façon. Filleul, le secrétaire de Jérôme, refusa ces propositions et prévoyant les difficultés que M. de Blacas pouvait susciter à la vente publique, résolut de tout emporter en Italie. Il vint trouver le directeur de la Police, M. Beugnot, et lui demanda conseil. Beugnot affirma qu'il n'y avait rien à craindre. Filleul fit donc préparer cent deux colis et affréta au Havre, à destination de Livourne, le brick l'Océan, de cent cinquante tonneaux. Sur quoi, le 9 octobre, un commissaire de police se présenta rue Taitbout, tel Dasies à Fossart, et apposa les scellés sur toutes les caisses. Le 24, Catherine protestait auprès de l'empereur de Russie, et expédiait le baron de Gail à son père pour réclamer son intervention, mais il en fut pour les vermeil, argenterie et meubles, tout comme pour les diamants, et, pour en finir avec les réclamations et les récriminations des Bonaparte, le 19 décembre, le roi Louis XVIII prononça la mise sous séquestre de tous les biens meubles et immeubles appartenant personnellement aux divers membres de la famille. Jérôme, outre ses meubles et des fonds chez son banquier, possédait en France ces deux terres de Stains et de Villandry qu'il avait achetées, contre le gré de l'Empereur et qu'il avait payées 950.000 francs. M. de Gail venait d'arriver à Paris ; il eut vent de la décision royale et, de lui-même, à ce qu'on assure, il vint trouver M. Hainguerlot pour aviser à mettre à l'abri les biens immobiliers. M. Hainguerlot, si lié avec Elisa et avec Jérôme que l'Empereur avait failli se brouiller à cause de lui avec sœur et frère, était l'homme le plus apte de Paris à dérouter les séquestreurs. Nul ne s'y entendait comme- lui qui, pourchassé par la justice impériale obstinée à lui faire rendre gorge, était parvenu à conserver intacte une fortune immense dont des immeubles formaient la plus grande partie. Ces immeubles étaient sous le nom de Mme Hainguerlot, née Faucon, et veuve en premières noces, d'un M. Vassal ; mais la précaution n'ayant pas paru suffisante, Mme Hainguerlot avait elle-même pour prête-nom un sieur Foignet. De qui vint l'idée qu'on pût échanger, troc pour troc et sans soulte, des biens patrimoniaux sis en France, tels que Stains et Villandry, contre des biens nationaux situés dans la principauté de Lucques et dans le duché de Massa, que nul n'avait vus et qui étaient venus aux deux compères Hainguerlot et Eynard, d'un marché conclu directement avec la princesse Elisa à laquelle le prix aurait été versé en mains propres... s'il avait été versé ? Propriété aléatoire, certes, mais aux mains d'un Bonaparte la propriété immobilière la mieux établie était-elle moins contestable En tout cas, Gail crut faire un coup de maitre ; il courut en Normandie où se trouvait Mule Hainguerlot, qui d'abord parut refuser ; en vingt-quatre heures, les conditions d'échange furent dressées et rédigées ; le 24 décembre, l'acte fut passé entre le sieur Lanthois, prête-nom de Jérôme et le sieur Foignet, prête-nom de Mme Hainguerlot ; le même jour, les scellés avaient été apposés sur les biens de Louis Bonaparte ; ils devaient l'être le 27 sur les biens mobiliers de Jérôme. Cela parut le ciel ouvert : Nos deux terres ont été sauvées, écrit Catherine. Eu était-elle bien sûre et n'avait-on pas pris le bon moyen pour lui faire tout perdre ? ***La rentrée de Lucien à Rome avait été triomphale : Mes affaires s'arrangent fort bien ici, écrivait-il le 19 juin à Campi ; le Pape me comble de bontés précieuses ; je vais prendre le titre de prince romain et le nom d'une de mes terres. Dans le désastre commun de la famille, lorsque ses frères, rois d'hier, n'étaient plus que des proscrits errant à travers l'Europe, lui, retrouvait son palais, ses villas, sa galerie, et il échangeait le titre vain de sénateur contre celui autrement pompeux de prince. A Rome, il était chez lui. Le Pape ne pouvait oublier que, en ses jours de détresse, Lucien lui avait offert sa fortune et s'était compromis pour sa cause. En le revêtant de la dignité princière, il ne croyait pas s'acquitter encore et, quelle que fit la résistance de ses conseillers, il attesta par ses actes que là où il entendait être le maitre, il savait l'être, et, par sa conduite à l'égard de Lucien, de Fesch, de Madame, de Louis, de Napoléon même, il montra des sentiments qu'il eût paru téméraire de lui attribuer, mais qu'on ne saurait lui contester sans mauvaise foi. En ce qui touche la principauté, la lutte fut singulièrement vive. Dès son arrivée, Lucien avait reçu une promesse qu'il n'hésita pas à rendre publique, mais il fallut plus de trois mois pour que le brevet fût expédié. Telles ont été ses insistances, écrit Pacca à Consalvi le 1er septembre, que Sa Sainteté n'a pu davantage différer son adhésion et que le 18 du mois d'août passé, elle a signé l'acte chirographaire. — A Paris, écrit Consalvi, c'est une rumeur universelle : la principauté romaine, lés armoiries sur la maison, les fréquentes visites au Saint Père. Presque tout le monde convient que sa conduite n'était pas critiquable, mais que voulez-vous que je dise Le nom inspire une telle crainte qu'il fait grand tort à qui le porte. Le roi Louis XVIII, recevant Consalvi en audience, s'était diverti non pas à attaquer la principauté, ce qui eût marqué de sa part trop d'attention à ces espèces, mais à donner des conseils généraux et à faire des allusions, à dire qu'il fallait rester sur ses gardes, que cette race était la pire de toutes, Et Consalvi, si peu convaincu de la bonté de sa cause, s'était cru habile en abordant directement la question et en plaidant les circonstances atténuantes. L'opinion du Château avait été exactement reflétée dans un article du Journal des Débats. Les honneurs consacrés à cette famille, y lisait-on, sont une offense au monde entier. Lucien et Louis Bonaparte ont par leur conduite les plus grands droits à l'indulgence, mais c'est outrager tous les sentiments honorables et la conscience publique que de leur conférer des titres. Encore n'avait-on pas lu le texte du brevet où, prenant en considération le loyal et sincère attachement que Lucien Bonaparte a constamment montré pour le Saint-Siège, et particulièrement pour sa personne... suivant les traces des Souverains pontifes, ses prédécesseurs qui se sont toujours plu à honorer les sujets qui, doués de vertus particulières, ont le mieux mérité de leur pays, Sa Sainteté élevait la terre de Canino à l'honneur et au titre de principauté, titre qu'il conférait à Lucien Bonaparte, transmissible à ses héritiers et descendants, légitimes en ligne masculine qui seraient possesseurs, selon les temps, des biens situés dans ledit- territoire, unis à tous les privilèges, honneurs, prééminences, etc., qui, sont attachés à de semblables titres de principauté, agrégeant ledit Lucien Bonaparte et ses descendants, au nombre et rang des autres princes, nobles, illustres et antiques. Restait la question des armoiries que Sa Sainteté n'avait
point réglée : On ne pouvait songer à l'aigle fraternelle si fréquemment
éployée pourtant, sans troubler le monde, sur les blasons des princes neveux
; toute figure dont on eût chargé l'écu eût paru séditieuse. L'on se souvint
par bonheur du blason des armes qu'avait
produit Charles Bonaparte Tour l'entrée de Napoléon à Brienne et de Marianna
à Saint-Cyr, le blason qui se trouve,
écrivait-il à d'Hozier, sur la porte de sa liaison
depuis un temps immémorial, sur la sépulture que la famille possède dans la
paroisse et dans le palais des anciens podestats à Florence. Les dites armes
ont la couronne de Comte, l'écu fendu par deux barres et deux étoiles avec
les lettres B. P. qui signifient Buona Parte ; le fond des armes
rougeâtre, les barres et étoiles bleues, les ombrements et la couronne jaunes.
On sait que, devant cette somme de barbarismes héraldiques, d'Hozier frémit, et
fit observer qu'on ne pouvait, sauf à enquerre, blasonner couleur sur couleur
; Charles renvoya un dessin rectifiant ses premières assertions et montrant
qu'il portait de gueules à deux barres d'or
accompagnées de deux étoiles du même, l'une en chef, l'autre en pointe
; ce que, pour raffiner, on traduisit, de gueules
à deux cotices d'or accompagnées de deux étoiles à six rais du même
: mais bien que Elisa, à Lucques, à Piombino et à Florence, eût constamment
parti ou écartelé ces armoiries avec celles de ses principautés, le souvenir
en était si bien aboli pour Lucien qu'il réclamait en vain dans son entourage
son écusson perdu — sans doute depuis Marathon. Ce fut Madame qui le retrouva. Elle écrivit à son fils le 19 septembre : Je vous envoie une petite cuiller en argent où il y a les armes de la maison. Heureuse petite cuiller ! Combien il fallait se louer que M. du Rosel de Beaumanoir eût décliné la proposition que lui faisait Mme Lætitia de vendre son argenterie pour payer les vingt-cinq louis que Charles lui avait empruntés ! Cette cuiller portait le salut ; toutefois la couronne de comte eût paru mesquine, la princière courante ; Lucien somma ses armoiries, dont le B. P. disparut, d'une couronne à l'Antique : Ce fut tout ce qu'il garda de Brutus. Il ne lui restait qu'à prêter serment, ce qu'il fit le 23 septembre, et le Diario romano du 24 annonça que S. E. le prince Lucien Bonaparte avait, la veille au soir, prêté serment entre les mains de S. E. et R. le cardinal Pacca, camerlingue de la Sainte Église, le serment de fidélité au Saint-Siège pour l'inféodation de la terre de Canino avec titre de principauté. Sur quoi, il agréa les compliments et les félicitations. Sa mère ne fut pas des moins empressées à lui écrire qu'elle avait appris avec bien du plaisir qu'il avait été nommé prince de Canino et qu'il avait accepté. Telle était sa réputation dans la Famille qu'on lui rendait grâces de s'être laissé imposer une couronne, fût-elle à l'Antique. La police française qui ne voulait point être dupe, témoignait un scepticisme peu courtois au sujet de l'exclusif dévouement que Lucien professait pore le Saint-Siège. On croit, disait un agent, que le nouveau prince n'est à Rome que pour être utile à son frère et le porter à se concerter avec Murat. Dans un rapport placé le 2 septembre, par Beugnot, sous les yeux du roi, on lisait : Lucien qui affichait tant de ressentiment contre son frère quand il était puissant, a, dit-on, quitté Rome pour passer quelques jours à l'île d'Elbe. La réconciliation était tenue pour certaine et de là à penser que Lucien conspirait avec Napoléon, il n'y avait qu'un pas. Rien n'était plus éloigné de sa pensée. Enfin, avait-il écrit à Campi, un plus heureux jour luit pour mois la main de fer est brisée. Ayant perdu l'espoir de recouvrer un siège de pair de France qui lui tint lieu de celui de sénateur, au moins entendait-il qu'on lui payât l'arriéré : son traitement de sénateur, celui de membre du Grand Conseil de la Légion et les revenus échus de sa sénatorerie cela n'était pas sans faire un chiffre et il maintenait à Paris son peintre et ami Châtillon, chargé de l'impression de Charlemagne et des réclamations pour ses arriérés publics. — Entendez-vous avec lui pour les réclamations qu'il doit faire ; il ne faut pas craindre qu'elles soient publiques. Il faut bien que l'on sache que des lettres closes infâmes ont été écrites contre moi, que le Sénat, contre toute loi, y a acquiescé, que je réclame contre, et, que j'obtienne ou je n'obtienne pas justice... n'importe le résultat, l'essentiel est la publicité. Pourtant il avait écrit à l'Empereur, sans doute sur les instances de Madame, une lettre vraisemblablement déférente, puisque Napoléon passait le 17 juillet cette note au grand maréchal : Écrire à mon frère Lucien que j'ai reçu sa lettre du 11 juin, que j'ai été sensible aux sentiments qu'il m'exprime, qu'il ne doit pas être étonné de ne pas recevoir de réponse de moi parce que je n'écris à personne. Il y avait donc eu un rapprochement apparent, mais s'il était sincère de la part de Napoléon, l'était-il autant de la part de Lucien ? Lucien n'écrivait-il pas le 16 juillet à un Corse, de ses plus anciens amis : Voilà enfin l'accomplissement de ce que je volis écrivais de Malte : à force d'injustices, tout s'est écroulé. Mais en même temps qu'il persistait dans ses rancunes contre son frère, l'on peut, de certains indices, conclure qu'il n'avait point renoncé à jouer un rôle politique et qu'il eût volontiers, à son principat nominal, adjoint une souveraineté effective. Ainsi écrivait-il le 6 juillet à un de ses plus intimes affidés : La Corse sera-t-elle heureuse ? Devenu seigneur romain, je n'en reste pas moins Corse : le bonheur de ma patrie me touche l'âme et m'occupe l'esprit. Écrivez-moi souvent : le bonheur de notre pays ne doit jamais nous être étranger et les devoirs changent suivant les circonstances politiques... Si la Corse était livrée à d'insolents petits tyrans, comme il y a trente ans, n'est-ce pas le cas d'évoquer l'ombre du héros de Rostino ?... Adieu, vous devez m'entendre. Cela s'entendait en effet, et l'on peut croire que Lucien eût poussé sa pointe de ce côté, s'il n'eût su bientôt à quoi s'en tenir sur les procédés du nouveau gouverneur de la Corse. Et puis l'arrivée de Mme Lucien devait changer le cours de ses idées. Alexandrine n'était point femme à se laisser oublier et à prendre, en ce retour d'exil et en cette nouvelle fortune, une, attitude réservée. Elle était empressée de jouir de son titre, de ses armoiries, de Londres et de la vie, car, de fait, après toutes les ambitions qu'elle avait conçues et qui eussent pu seules la consoler d'une existence tout à fait hors de ses goûts, elle n'en avait guère eu que des déboires : Elle espérait bien à présent que les mauvais jours étaient passés, que l'heure de son triomphe était venue et qu'elle avait à la fin raison du tyran, son ennemi intime, celui qui lui avait barré les routes qu'elle avait cru aplanir par sa beauté, son intelligence et sa récente vertu. Sans doute y avait-il des dettes un peu partout, en Angleterre, en France, en Italie : mais Lucien venait d'envoyer sa galerie de tableaux à Londres pour y être vendue ; on en publiait je catalogue illustré à l'eau-forte et l'on obtenait dans tous les journaux des réclames que justifiait la curiosité générale : les tableaux paieraient largement les dettes de Londres et d'Italie ; le château du Plessis et une maison à Marseille paieraient les dettes de France et, s'il y avait un compte en souffrance chez Torlonia, Madame en avait déjà apuré une bonne partie en versant, au crédit de Lucien, une somme de 300.000 francs. Mme Lucien était donc venue au mois de juillet faire un voyage à Londres ; elle avait mené avec elle sa fille du premier lit (Anne-Alexandrine) qu'elle faisait appeler Bonaparte et qui demeurait sa préférée ; la fille du premier lit de Lucien, Christine, était, au contraire, hors de la maison et confiée à des parents de sa mère, M. et Mme Boyer, auxquels Madame Mère payait pension. Lætitia, qui avait dix, ans, Jeanne qui en avait sept, Paul qui en avait cinq étaient restés à Thorngrove avec le petit Louis-Lucien aux environs de dix-huit mois. Mme Lucien, dont la beauté dès sa jeunesse avait une lourdeur caractéristique, était devenue quelque peu massive. A Canino et à Thorngrove, elle acquit un embonpoint majestueux et quoiqu'elle n'eût que trente-six ans, elle paraissait bien davantage. Privée qu'elle était, depuis bientôt dix ans, des ressources qu'une grande ville comme Paris ou Londres offre à la coquetterie féminine, elle s'était négligée, mais à présent qu'elle était libre, à présent surtout qu'elle était princesse, elle entendait prendre ses revanches. Aussi, menant avec elle sa fille Anna, elle passait ses journées à courir, les magasins et elle en trouva, dans Pall-Mall en particulier, qui étaient tout à son goût. Nous venons, écrit Anna à sa gouvernante restée à Thorngrove, d'avoir un marchand établi d'une drôle de manière. Il a une boutique, vous croirez que je vous mens, qui prend la longueur d'une rue d'un demi-mille. C'est-à-dire dans Pall-Mall-Street. Il vend de tout ce qu'on peut imaginer en modes. Il y a huit boutiques dans une, sans compter sa femme qui est couturière et marchande de chapeaux. Mme Lucien achetait et commandait à force et sa fille tout de même. Le soir, tantôt c'était Astley avec les chevaux savants, les écuyers prodigieux et une danseuse de corde très jeune et très jolie, ou bien le Wauxhall. Maman même, a été étonnée, écrit Anna, de la supériorité que cette promenade a sur Tivoli. C'était illuminé à jouir. Maman m'a dit la différence : c'est qu'à Tivoli les lumières sont aux arbres et, au Wauxhall, ce sont des arcades, formant un carré en planches, peintes en couleur de rose et or, en forme de festons avec des petites lampes de toutes les couleurs illuminées à jour. Mme Lucien, avec sa fille et l'abbé Chevalier, y but du punch et de la limonade et n'en sortit qu'à une heure du matin ; le lendemain, l'opéra avec la- Grassini ; puis des fêtes populaires à l'occasion des triomphes de l'Angleterre, avec, certain jour, un feu d'artifice qui commence à 10 heures du soir et finit à 5 heures du matin ; puis les tentes dressées dans Green Park, les jeux dans Kensington, et toute la canaille, hommes et femmes, ivre à être portée en terre. Mme Lucien ne se contente point de courir les magasins pour elle et pour sa fille, elle achète sans compter des objets destinés à ses parents de France, car elle est généreuse presque autant que dépensière, et ce n'est pas peu dire. Séparée toute jeune de sa mère, obligée jusqu'à son mariage avec Jouberthou de vivre avec son père et la compagne de celui-ci, elle n'en avait que plus en le désir de conserver des relations avec sa famille maternelle. Sa tante, directrice des postes à Tours, avait eu un de ses fils prisonnier en Russie. De Londres, Alexandrine lui écrit : N'est-ce pas un peu que l'ayant vue si misérable jadis, en l'an VI, elle prendra part d'autant plus à ses splendeurs princières ? En tout cas, la princesse envoie un présent à sa petite cousine, un léger gage de son amitié. Un collier, des boucles d'oreille et une croix de perles, car les perles doivent très bien aller à sa jolie figure circassienne. Négligemment, en fin de sa lettre qui pourrait bien n'avoir été écrite qu'a ce but, elle ajoute : Vous avez sans doute appris les bontés dont le Pape vient de nous combler. Il m'est bien doux de vous en donner la confirmation en me signant, en vous embrassant tendrement et respectueusement, votre très affectionnée nièce. ALEXANDRINE, PRINCESSE DE CANINO. Rentrée le 6 août à Thongrove, la princesse n'y resta que
le temps de faire ses derniers préparatifs et de donner aux paysans des
environs une fête où elle convia les quelques familles bourgeoises avec
lesquelles elle avait établi des rapports. La fête fut royale : il y eut deux
moutons, trois puddings de 75 livres chacun, deux tonnes de bière, des
fromages et du pain à discrétion. La princesse quine ses terres le 22 août et
débarqua à Ostende, avec enfants, chevaux, voitures, domestiques à livrées
éclatantes : Rien n'était assez beau pour elle. D'Ostende, elle vint à
Bruxelles où elle avait donné rendez-vous à sa mère qui repartit chargée des
présents destinés aux petites cousines et d'importantes commissions : Maman vous écrira ce que Sa Sainteté a daigné faire pour
Lucien en témoignage de son estime particulière ; il m'est doux de vous en
donner la confirmation en me signant de nouveau votre très affectionnée
nièce, ALEXANDRINE, PRINCESSE DE CANINO. Par le Rhin et la Suisse elle atteignit l'Italie au début d'octobre, elle traversa. Bologne et y resta quelques heures sans faire visite à sa belle-sœur Elisa rentrée de Trieste. Elle arriva enfin vers le 12 octobre à Rome on elle fut accueillie à miracle. Jusque-là, Lucien avait eu peu de démêlés avec les agents français. Ceux-ci avaient autre chose à penser, ayant mis en mouvement une si grosse machine qu'il fallait leur attention tout entière pour surveiller. Pie VII, lorsqu'il avait su Louis XVIII rétabli par la coalition européenne sur le trônez de ses pères, n'avait pas doute que la restauration de l'autel ne fia la suite forcée de l'autre restauration. De Césène, le 30 avril, il avait écrit au roi pour le féliciter et, en même temps, il avait dénoncé la Constitution française comme attentatoire aux droits de l'Église ; car elle proclamait la liberté des cultes et maintenait l'exercice du Code Napoléon. Or, la religion catholique, disait Sa Sainteté, est la seule qu'un fils de saint Louis puisse reconnaître. Par là, sans y prendre garde, il avait ouvert une négociation dont il n'avait pas prévu les conséquences. Le conseil ecclésiastique institué près de la Grande Aumônerie ne visait à rien moins qu'au rétablissement de l'Église de France telle qu'elle avait été avant 1790 et jusqu'à Ce qu'il fût parvenu à opérer cette révolution il ignorait totalement qu'il y eût en France une hiérarchie catholique, avec des archevêques, des évêques el des ministres de tous les ordres. Ce qu'il signifiait par cette note portée à la page 37 de l'Almanach royal : Le travail relatif à la nouvelle organisation du clergé n'étant pas terminé, nous n'avons pas cru devoir donner des détails sur cette partie. Nulle attaque plus audacieuse contre le Souverain Pontife, mais M. de Talleyrand, grand aumônier, M. de Bausset, évêque d'Alais ; dont l'Empereur-avait fait tin conseiller de l'Université, M. de Latil, aumônier du comte d'Artois, ne prétendaient à rien moins qu'à l'abrogation du Concordat. Ils demandaient que le Saint-Siège rétablit tous les diocèses tels qu'ils étaient avant 1789, et avec la circonscription qu'ils avaient alors. Quand cette opération aurait été faite, ou aurait examiné quels étaient les sièges qu'il convenait de supprimer ; on aurait procédé à leur suppression et ils auraient été réunis aux arrondissements conservés dont les évêques auraient reçu de nouvelles nominations de la part du roi. Ce premier pas conduisait à bien d'autres, et le rétablissement du clergé dans ses prérogatives politiques, de même que sa réintégration dans ses biens, en étaient les conséquences. Pour traiter à Rome une telle affaire, le Conseil du roi y avait envoyé, au mois de juillet, M. Cortois de Pressigny qui, vers 1780, s'était distingué dans les Assemblées du Clergé dont il avait été un des commissaires et qui, évêque de Saint-Malo en 1785, s'était associé à la résistance de l'épiscopat contre les décrets de la Constituante. Il avait émigré en Savoie, puis à Constance et de là en Bavière et, quoiqu'il fût rentré en France en 1800, et qu'il eût donné la démission de son siège, en 1801, il n'avait point admis d'être nommé par l'usurpateur et il avait vécu dans la retraite. C'était un homme des plus médiocres et l'on a peine à comprendre qui, hormis M. de la Luzerne, dont il avait été grand vicaire et qui exerçait sur Louis XVIII une grande influence, avait pu le désigner pour une telle mission. A l'exemple de ses confrères revenus avec le roi, M. Cortois de Pressigny avait repris son ancien titre épiscopal. Ainsi avait fait M. de Talleyrand, appelé archevêque duc de Reims à l'Almanach, M. de la Luzerne, évêque duc de Langres, M. de Clermont-Tonnerre, évêque comte de Châlons, bien -que les sièges de Reims, de Langres et de Châlons eussent été abolis ou réunis par le Concordat ; ainsi avaient fait en leur particulier les prélats qui avaient refusé leur démission, chefs avoués ou honteux de la Petite Église ; mais qu'on étalât .une telle prétention à Raine, c'était une insulte au Pape et ce fut pourtant ainsi que G., évêque de Saint-Malo, se prépara à négocier. Ayant vu l'effet, il glissa, après le G, un a minuscule qui, si l'on veut, signifiait ancien. Arrivé le 20 août, il ne tarda pas à déployer ses prétentions ; à sa suite, outre l'abbé de Bonald, dont le nom était un programme, il emmenait cet abbé de Salamon, qui comme internonce à Paris durant la Révolution avait joué dans les affaires de la religion un rôle assurément important, et qui, rappelé à Rome en i8oG et nommé par le Pape évêque in partibus d'Orthosia, arrivait cette fois avec bien d'autres espoirs. M. de Salamon était natif de Carpentras, an Comtat-Venaissin, et avait été auditeur de rote d'Avignon, avant d'être nommé, en 1785, conseiller clerc au Parlement de Paris. Comment ce Comtadin avait-il mission de rendre la justice aux sujets du roi, c'est ce qu'il est peu aisé d'expliquer : mais, le siège de conseiller clerc ayant péri avec tant d'autres choses, M. de Salamon avait droit à une compensation. Ce qu'il visait était l'auditorat de rote, non à Avignon pour le Comtat, mais à Rome, pour la France. Le souverain nomme sans doute l'auditeur de rote, mais, une fois nommé et agréé, le titulaire a toujours été tenu pour inamovible. Or la charge était occupée, depuis 1803, par Mgr. d'Isoard, condisciple de Fesch au séminaire d'Aix et son ami intime : Mme d'Isoard fut une amie admirable pour Madame et s'employa grandement pour elle en 1793, et pour Lucien en 1795 ; il y avait là une très ancienne liaison. Et comme Mgr. d'Isoard avait suivi Pie VII en France en 1810 et qu'il s'était montré fort ardent pour sa cause, il était tenu par le Pape en estime et même en intimité, Mgr. d'Orthosia et son patron l'ancien évêque de Saint-Malo n'entendaient pas moins qu'Isoard cédât la place, ce qui renversait tous les usages et allait contre tontes les traditions. Cela ne fit que de l'aigreur, mais il y eut pis. Si le Saint-Siège était prêt à recevoir du roi restauré tous les agréments matériels que lui avait enlevés le Concordat, il se refusait énergiquement à renoncer aux avantages spirituels qu'il en avait tirés, c'est à savoir, quoiqu'eût prétendu, voulu, écrit, proclamé le Premier Consul, la destruction de l'Église gallicane. Celle-ci n'avait pu être restaurée intégralement en l'an X puisqu'elle se rattachait essentiellement au régime féodal aboli, au régime conventuel disparu, à un ensemble de traditions sans doute admirables, mais que, après un quart de siècle, il était matériellement impossible de sonder au présent. Dès que le gouvernement de la France revenait à la religion catholique et qu'il traitait non pas avec les évêques de France, chefs de l'Église gallicane, mais avec l'évêque de Rome, chef de la religion catholique, il avait dû accepter la doctrine de celui-ci, quelque préférence qu'il professât pour la doctrine des autres ; et la doctrine du Pape, l'ultramontaine, devait s'affermir, s'étendre, croître en autorité et en prétentions, absorber la gallicane jusqu'à n'en plus laisser la moindre trace et de façon que l'article qui eût été hérésie, à être admis par le Français de 1780, devint hérésie à ne pas l'être par le Français de 1900. De la situation créée par le Concordat résultait pour les évêques non démissionnaires, pour ceux même démissionnaires mais ayant refusé leur-concours, un état d'esprit fort compréhensible. Ils réclamaient leur Restauration. Ils n'admettaient pas plus l'usurpation papale que l'usurpation impériale. Le Pape avait-excédé ses pouvoirs et ce qu'il avait ainsi décrété était inexistant. Après avoir combattit si formellement le schisme constitutionnel, il s'en fallait de bien peu qu'ils ne créassent un nouveau schisme, un schisme gallican où, justifiant et adoptant la Petite Eglise, ils eussent étendu sa doctrine au royaume entier. Cette agression n'était pas moins redoutable pour les évêques nommés et régulièrement institués dont tous les sièges eussent été menacés, que pour le Saint-Siège dont toutes les décisions émises à l'égard de la France depuis la négociation du Concordat eussent été frappées de nullité, condamnées et abrogées. Il suffit d'énoncer les prétentions que M. Cortois de Pressigny et M. de Salamon avaient mission de soutenir — ce que l'ancien évêque de Saint-Malo faisait d'ailleurs d'un ton singulièrement agressif — pour expliquer la faveur que Pie VII témoignait non pas seulement à Lucien, mais à Fesch et à Madame — de fait à tout ce qui était Bonaparte. Et ce fut pis lorsque parut à Rome le comte Jules de Polignac, lequel, nommé ministre plénipotentiaire à Munich, avait pris, pour se rendre à son poste, la route d'Italie, et venait doubler Cortois de Pressigny qui, au gré de Monsieur et de ses amis, n'allait pas assez vite en besogne. Le comte Jules de Polignac était, comme on sait, favorisé d'apparitions qui ne pouvaient manquer de conduire efficacement la diplomatie royale, mais ses sentiments religieux ne l'avaient pas plus empêché jadis de conspirer la mort de Bonaparte qu'ils ne lui commandaient à présent la mansuétude vis-à-vis de sa famille. La vue de quiconque y tenait l'exaspérait et l'idée seule qu'il pût se rencontrer avec un de ses membres lui semblait la plus mortelle injure. Or Mme Lucien se répandait fort et prenait des airs de princesse : Tous ces bas Italiens avaient été la voir. Elle avait été parfaitement accueillie du Pape à Castel-Gandolfo. Il n'y en avait dans la société que pour ces Bonaparte. J'ai vu à ma grande surprise, écrivait Polignac à Jaucourt le 3 novembre, que la princesse Altieri, fille du feu comte de Lusace, interrompant sa villégiature, est venue de quinze lieues pour féliciter Mme Lucien sur son heureuse arrivée. J'ai vu également que sa sœur reçoit les visites de Lucien. J'en doutais, mais, allant un soir faire visite à cette dame, j'aperçus sa voiture et j'ordonnai à mon cocher de ne faire que traverser la cour et sortir par une autre porte... La princesse Massimo et la princesse Altieri étant filles, à la vérité morganatiques, du prince Xavier de Saxe, frère de la dauphine Marie-Josèphe, se trouvaient les cousines germaines de Louis XVIII et de Monsieur. A quoi se fier, si, chez les cousines de son prince, M. de Polignac rencontrait ces espèces ! et M. Jules de Polignac était plus exposé encore à les trouver chez le Pape. Lucien n'en bougeait. On ne conçoit pas, écrit-il, la prédilection du Pape pour cette famille. On ne peut expliquer cela que par la peur. M. l'ambassadeur pense que Sa Sainteté a certaines obligations à Lucien. Et à Fesch aussi sans doute, car Fesch a du crédit : Il vient d'obtenir une place très importante, le logotenente du Tribunal de l'A. C., qui donne la qualité du prélat pour un de ses parents, nommé Cuneo, ajudante di studio d'Isoard. C'est lui et Lucien, ainsi qu'un auditeur de rote appelé Tassoni, qui disent sans cesse au Pape qu'il faut maintenir Isoard dans sa place, car beaucoup de cardinaux trouvent la difficulté qu'on fait dans ce moment très déplacée. Et qu'est-ce lorsque Charlemagne ou l'Église délivrée,
paraissant par toute l'Europe presque au même moment —d'abord à Londres, chez
Longman, puis à Paris chez Didot, enfin à Rome, des presses de la Propagande
— vient attester la haute protection que le Pape accorde à Lucien ! C'est à
Sa Sainteté Pie VII que le poème est dédié et cette dédicace est un manifeste
: après avoir célébré son retour et l'honneur que le Pape lui a fait d'agréer
la dédicace de son poème, il dit : Ma demeure à Rome
pendant tant d'années a fait assez connaître à Votre Sainteté mes sentiments
; votre souvenir et vos lettres nous soutenaient dans l'adversité, moi, ma
femme et nos enfants, lors même que l'espoir de vous revoir semblait éteint
pour toujours. Rentrés maintenant dans notre asile sous votre protection
paternelle, que ne vous devons-nous pas ? En m'autorisant à parler des
bienfaits dont vous nous comblez depuis dix ans et en daignant agréer cette
dédicace, Votre Sainteté ajoute s'il est possible à ma reconnaissance.
Permettez-moi, Saint Père, de vous offrir de nouveau le serment d'une
fidélité et d'un dévouement qui ne finiront qu'avec ma vie et de baiser vos
pieds, en implorant avec ferveur votre sainte bénédiction. Ainsi parlait le prince de Canino. Certes ils pouvaient ensuite paraître redoutables, ces deux volumes in-quarto où quatre mille vers, répartis par dizaine — neuf alexandrins coupés par un vers de six pieds — se succédaient avec une monotonie cruelle, célébrant des événements imaginaires et oiseux, avec la fadeur d'un style déclamatoire, commun et plat. Comme disait le Journal des Débats : Le nom de l'auteur, sa destinée bizarre pendant la longue prospérité de son frère, le choix du sujet, tout est fait pour attirer l'attention du public, mais nous cloutons fort que la curiosité vivement excitée puisse être soutenue longtemps par le mérite littéraire de l'ouvrage. Sans doute ! mais d'abord les deux volumes se présentaient
bien, avaient beaucoup de pages, donc du poids et, comme disent les
libraires, de la main ; cela suffit très
souvent pour inspirer de la déférence, et il n'est plus besoin ensuite
d'ouvrir ni de lire un tel livre, on sait qu'il est considérable, et considérable est bien près de
considéré. Ensuite la curiosité était vivement excitée ; les allusions
abondaient elles étaient d'un genre qui devait plaire aux lecteurs de L'Ogre
de Corse, surtout parce qu'ils y cherchaient le témoignage d'un frère
contre son frère ; chaque vers contenait une invective contre le Cantabre
: ... Une haine implacable Divise nos maisons, nos cœurs et nos Etats. Mais que puis-je envier à ce tigre sauvage Ses trahisons, sa rage Couvrent de déshonneur le nom du musulman. Etranger aux liens de la Chevalerie, Sans pitié, sans vertu, ce farouche tyran Marque par des forfaits tous les jours de sa vie. Ces strophes, disait le Journal des Débats, ne prouvent rien en faveur du talent poétique de l'auteur, mais elles font honneur à ses sentiments. Que le poème se trouvât être un pamphlet, où, pour l'édition de Paris, certaines strophes sur la gloire des Bourbons et sur leur triomphe définitif avaient été ajoutées qui n'avaient assurément pu être ni pensées, ni versifiées à Thornegrove ; que par là Lucien eût entrepris de flatter les royalistes — ce qui assurément ne lui réussissait pas avec M. de Polignac — il n'importait aux gens qui jugent les livres d'après leur aspect et leur masse ; quatre mille vers, c'était, de la part de l'auteur, un effort considérable et de la part d'un amateur, d'un homme qui n'avait point la prétention d'en vivre, cet effort était si rare qu'il donnait à Lucien un lustre particulier. D'ailleurs, entre des poèmes héroïques et épiques tels que Philippe-Auguste, la Navigation, la Maison des Champs, l'Atlantiade ou la Théogonie Newtonienne, les Amours Epiques, les Tropes ou les Figures des mots, Charlemagne était à peine déplacé, et si l'on s'étonnait à un rythme fastidieux, si l'on reprenait quantité d'expressions impropres, malséantes et barbares, l'on avait la ressource, à la deuxième classe de l'Institut, de penser que Lucien avait rétabli de fait l'Académie et qu'il avait bien autant de droits à son fauteuil que jadis le maréchal de Beauvau ou M. de Nicolaï. D'ailleurs, qui sait ? Rien n'obéit davantage à la mode que le goût littéraire. Peut-être la mode du poème épique était-elle la bonne ; au moins, alors, il n'ennuyait pas. On avait le temps. Peut-être trouvait-on un agrément à dérouler lentement des idées qui ne fussent pas neuves et à savourer des épithètes qu'on ne trouvait pas encore usées ? On était plus patient et moins pressé. Et puis c'était aux cosmopolites que Lucien s'adressait et ils pouvaient n'être pas plus difficiles sur la langue que sur l'intérêt. Poète, Lucien était poète ! Devant ses quatre mille vers, les gens du monde n'en doutaient pas et les gens de métier n'étaient pas sans prendre quelque respect. Poète et prince, et frère de l'Empereur, c'était assez de titres pour attirer vers lui quiconque avait le goût de l'extraordinaire et la passion de l'étrange. Ayant habité l'Angleterre, ayant protesté en toute occasion de sa sympathie pour les Anglais ; ayant imprimé son livre en Angleterre et ayant envoyé des exemplaires aux Anglais qu'il avait connus, rencontrés ou simplement entendu nommer, il devait être pour les Anglais, lesquels se gardaient bien de lire son poème, un objet de curiosité et d'admiration. Son palais devint un lieu de pèlerinage pour les lords et la Gentry. Tout Londres, le Londres aristocratique et libéral y passa. La princesse de Galles parcourait alors l'Italie en une compagnie qui, à dire vrai, rappelait celle où l'on voyait, l'année précédente, la grande-duchesse Constantin ; à Milan, elle avait engagé comme courrier un nommé Pergami, auquel elle n'avait pas tardé à confier des fonctions plus augustes ; mais elle le tenait encore dans la coulisse. Elle arriva à Rome tout au début de novembre et descendit à l'hôtel d'Europe, place d'Espagne. Dès le lendemain, il y eut concert en son honneur, chez le banquier Torlonia. La princesse de Galles avait à sa droite Mme Lucien, à sa gauche Mme Torlonia et par derrière M. Lucien. Elle parla constamment durant le concert à Mme Lucien, écrit M. de Polignac, et la duchesse de Chablais était reléguée dans un coin où personne ne lui disait rien. Le cardinal Fesch était le seul cardinal. Le lendemain, grandi fête chez Lucien : tous les Cardinaux et les grands sont invités avec tout ce y a de voyageurs distingués et cela est des plus brillants. La princesse de Galles est partie pour Naples où le roi et
la reine l'attendent avec une impatience d'autant moins dissimulée qu'ils
s'imaginent obtenir par elle l'accession de la Grande-Bretagne au traité
autrichien ; elle y est reçue avec tous les honneurs de la souveraineté,
mais, au milieu des fêtes, elle n'a garde d'oublier Lucien. Le 22 décembre,
en lui écrivant ses regrets que Charlemagne ne lui soit pas encore
parvenu, elle ajoute : Je me propose de donner, le
31 de ce mois, samedi prochain, une mascarade au roi et à la reine. Je prends
la liberté de vous inviter et la princesse et vos aimables filles pour cette
occasion... Et, cher prince, ajoutez à toutes
vos bontés que vous m'avez montrées celle de me faire quelque couplet pour la
reine à (sur ?) ce sujet qui est que, la nouvelle année, tout le monde
lui porte des offrandes ; la mienne consiste dans une boîte assez joliment
travaillée ; elle contient le portrait de ma fille quand elle fut une enfant
de huit ans ; ma tête tudesque est si stérile que je ne saurai rendre cette
idée de moi assez intéressante et assez aimable pour la reine ; je vous
conjure ainsi d'y penser et de me les apporter vous-même. Et elle
conclut : Mes sincères félicitations pour la saison
pour la princesse et acceptez pour vous-même les vœux les plus fervents pour
votre bonheur et de vous prier de ta continuation de votre précieuse amitié
qui fait la base de mon bonheur actuel. C'est avec ces mêmes sentiments que
je me glorifie d'être, pour le reste de nies jours, votre très affectionnée
amie, cher prince, toute à vous. Il y avait de quoi tourner une tête plus solide que celle de Lucien : la princesse de Galles, c'était la reine d'Angleterre de demain et si elle vivait séparée, était-ce sa faute ou celle de son mari ? Elle avait un parti, elle avait des amis, et sa venue faisait impression, même sur les Anglais. Et puis il n'y avait pas que la princesse de Galles, le Pape, les cardinaux, les lords, il y avait les grands hommes comme Herschell, lequel à la vérité avait le droit de complimenter Lucien sur ses vers puisqu'il n'y connaissait rien ; il y avait les journaux, toits les journaux dont Lucien faisait faire la récolte en Angleterre par le Dr Butler ; Pégase l'avait emporté en plein ciel et il planait dans l'azur. IL ne se contentait pas de versifier. Il avait entrepris dès son arrivée de réconcilier Murat avec le Saint-Siège et d'obtenir de son beau-frère qu'il évacuât les Marches et les restituât au Souverain Pontife ; mais alors qu'il ne doutait point d'avoir réussi, un brusque changement d'opinion de Murat l'avait laissé fort décontenancé devant le cardinal Pacca auquel il avait communiqué ses assurances. Au moins n'avait-il pas douté qu'y allant de sa personne, appelé par la princesse de Galles, à laquelle il ferait hommage de l'impromptu qu'elle avait demandé à son zèle, il n'arrêtât avec une aisance singulière les termes de l'accommodement. Mais Caroline ; au lieu d'agréer cette proposition, Savait fait entendre à son frère qu'on le priait de s'occuper de ses affaires et Murat lui avait adressé un paquet de journaux pour lui prouver que l'Angleterre étant avec lui, il n'avait nul besoin de rendre les Marches au Pape. Lucien lui avait retourné ses journaux en lui disant que les discours prononcés au Parlement ne contenaient rien d'explicite et qu'il fallait les examiner avec une imagination moins féconde. Il n'avait pu se tenir de confier toute cette histoire au ministre d'Autriche en y ajoutant contre son beau-frère des propos désobligeants. Dans de telles conditions, comment Lucien eût-il été l'intermédiaire entre Murat, avec lequel on reconnaît qu'il ne correspondait plus et qu'il était brouillé, et Napoléon avec lequel il n'est nullement prouvé qu'il ait jamais correspondu ? Quel qu'eût été l'effort et le zèle des policiers autrichiens, pontificaux et toscans, ils n'avaient pu surprendre aucune intelligence entre le souverain de l'Ile d'Elbe et le prince de Canino : que celui-ci échangeât des lettres avec sa mère et sa sœur, nul doute ; que le cardinal écrivit à Madame et fît même passer les lettres de Murat et de Caroline, on pouvait en être certain, mais que des rapports fussent établis de Lucien à Napoléon pour comploter à eux deux la révolution en Europe, c'est ce que démentaient tous les actes et tous les propos du prince et de la princesse. On peut même assurer que celle-ci envisageait la proximité de l'île d'Elbe comme un des éléments de son triomphe ; il était impossible que sa gloire n'y retentit pas, et, jugeant son beau-frère d'après elle-même, qu'il n'en fût pas extrêmement jaloux. Certes on parlait d'elle parfois, mais ce n'était pas du tout de la façon qu'ils croyaient et le colonel Campbell racontait assez drôlement une anecdote de la perruque, et de la couronne de la princesse de Galles tombant aux pieds de Lucien. On rapportait de même les commérages, les violences dé paroles de Mme Lucien et comment le roi Louis indigné de ces propos avait dû lui imposer silence. Quiconque arrivait de Rome avait des anecdotes à revendre sur sa beauté somptueuse et sa personne où tout, yeux, nez, front, bouche, épaules et le reste était trop grand ou trop gros ; et sa haine féroce contre l'Empereur. Celui-ci dit seulement : Lucien finira par comprendre qu'il a tort de trop laisser jaser sa femme. Lucien jasait aussi, mais moins ; il n'était, point retenu par ce fait étrange qu'il se trouvait être, pour une forte somme, le débiteur de son frère. Les hauts fourneaux qu'il avait établis sur ses-terres étaient alimentés par le minerai de l'île d'Elbe ; faute de ce minerai, ils eussent dû s'éteindre ; or non seulement Lucien n'avait pas d'argent pour payer le minerai, mais il n'en avait pas pour payer le transport. Il devait le transport à l'administrateur des Mines qui en avait fait l'avance, et le minerai au propriétaire des Mines, au souverain de l'Ile d'Elbe, l'Empereur. Il est vrai que de ces choses comme de toutes les autres qui pouvaient toucher à l'argent, Lucien ni sa femme ne prenaient aucun souci. De temps en temps, Lucien formait le projet de payer ses dettes et même il en donnait l'ordre à quelqu'un des personnages qui s'étaient attachés à sa fortune et qui en vivaient ; cela fait, il n'y pensait plus, et il commandait des fêtes somptueuses durant que Mme Lucien avec l'étonnante prodigalité d'une parvenue et un goût formé à Cherbourg, se laissait affubler de tous les fonds de magasin des modistes et des couturières. ***Louis avait adopté une attitude bien autrement correcte et digne ; lui qui avait tant de fois maudit son frère, il ne souffrait pas qu'on en parlât mal devant lui et ce n'était pas sans amener des querelles. Arrivé à Rome le 23 septembre il était descendu au palais de S. E. le prince de Canino son frère, et le 25, il avait été présenté par Fesch au Pape qui l'avait accueilli avec une extrême bienveillance. Son séjour en Suisse s'était prolongé bien au delà de ses intentions par suite de ses démêlés avec Hortense, de l'impossibilité où il s'était trouvé, d'obtenir d'elle des réponses positives, et de l'instabilité de ses propres demandes. Bien qu'en droit comme en fait, tout le inonde l'id obligé de lui donner raison, on ne pouvait s'empêcher de plaindre l'enfant qui serait obligé de vivre avec lui et de subir son autorité. Espérant toujours
une solution, il était resté à Lausanne jusqu'à la fin de juin et il y avait
réglé ses affaires avec Mme de Montolieu qui s'était elle aussi mêlée, après
Beaunoir, de corriger les fautes de Marie. Avec beaucoup de compliments, il
lui avait fait savoir qu'il s'en tenait à son texte parce que sa délicatesse
ne permettait point d'accepter que les modifications faites par elle fussent
mises sous son nom : tardif scrupule puisque c'était lui qui lui avait
demandé de revoir son roman. Mais enfin cela avait cessé de lui plaire ; il
avait reçu d'ailleurs des propositions flatteuses et il avait traité avec
Arthus Bertrand, libraire, rue Hautefeuille n° 23. Il lui abandonna le livre
à condition qu'il en changeât le sous-titre : Marie ou les Peines de l'Amour
devint dans cette deuxième édition revue et augmentée : Marie ou les
hollandaises, et on lut au verso du faux-titre : Cet
ouvrage est le même que celui dont la première édition a paru sous le titre
de Marie ou les Peines de l'Amour. L'auteur qui l'a retouché et
augmenté a désiré d'en changer le titre. Cette édition est la seule qu'il
avoue. Mais cette édition était anonyme et le succès eût tenu assurément au nom de l'auteur. Comme à Charlemagne, on eût demandé à Marie des allusions et elle n'eût point manqué d'en fournir. C'est ce que comprit sur-le-champ un nommé Chaumerot, libraire au Palais-Royal, qui n'avait point de scrupules. Il réimprima l'édition de Gratz sans corrections ni adjonctions et avec le nom de l'auteur. Non seulement, écrit Louis, il a mis mon nom tout du long, mais il l'a mal écrit. Je me nomme Louis Bonaparte et non Buonaparte. D'ailleurs, c'est Louis de Saint-Leu qu'on doit l'appeler ; tel est le nom qu'il a adopté depuis quatre ans et on n'a pas le droit de l'ignorer. Aussi, dédaignant l'audacieux Chaumerot ; il fait faire par Arthus Bertrand un changement de titre — ce qui lui procure sans peine une troisième édition — il y dévoile son nom par son pseudonyme et, au verso, il fait imprimer cet avis : La première édition de Marie ou les Peines de l'Amour, qui a été imprimée à Gratz en 1812 étant parvenue en France, j'autorise M. Arthus Bertrand à publier la troisième édition sous le titre de Marie ou les hollandaises, à la condition expresse qu'il suivra scrupuleusement les changements que j'y ai faits en dernier lieu et dont le manuscrit original lui a été renvoyé. Je n'avoue et ne reconnais d'autre édition que celle qui sera faite par les soins de M. Arthus Bertrand. Et il date : Lausanne, le 1er juin 1814, et il signe LOUIS DE SAINT-LEU. Pour la vanité littéraire il est bien le frère de Lucien, mais il entend moins bien la réclame. Quittant Lausanne, Louis était venu faire une cure aux eaux de Baden aux environs de Zurich. Ce Baden-là, entre les cinq cents autres Baden, la supériorité d'être antique : amœno salubrium aquarum usu frequens, a dit Tacite. Manquer une station thermale qui s'appela Aquæ Helveticæ, Louis n'a garde, et il a pris les eaux en conscience. Même a-t-il eu l'honneur de saluer à son passage l'impératrice Marie-Louise qui, comme on sait, préludait par un voyage en Suisse à son émancipation définitive. Cela ne manqua point d'attirer l'attention de la police et l'on s'empressa de prêter à Louis des ententes avec son frère Joseph de nature à conduire l'un et l'autre à l'échafaud. Louis ne pensait guère à conspirer, surtout en faveur de Napoléon ; s'il eût conspiré, t'eût été pour lui-même, mais à lui seul. A Lausanne, il avait déposé chez un notaire une protestation contre les usurpateurs orangistes, en vue de Maintenir ses droits au trône de Hollande, mais cela s'était passé à huis clos et le secret avait été, bien gardé. Il pensait à des choses, moins frivoles : il souhaitait rentrer en possession de la caisse contenant ses ordres étrangers et de France, ainsi que sa belle épée et prenait ses précautions pour que ces objets auxquels il tenait beaucoup lui parvinssent en bon état à Rome, ce qui montrait assurément moins de détachement philosophique qu'il n'en affectait. Il suivait avec une ardeur soutenue la marche du concours sur la versification qu'il avait obtenu qu'ouvrit la deuxième classe de l'Institut. Il avait donné mille francs à cette fin. Mais il entendait s'amuser pour son argent et il y réussissait d'autant mieux qu'on avait pour ses cinquante napoléons toutes sortes ile complaisances. M. le comte Daru, ci-devant ministre d'État, avait été chargé de faire une analyse raisonnée des treize mémoires admis au concours, en donnant une opinion motivée sur le mérite, les défauts et le résultat de chaque ouvrage, et ce travail devait être imprimé et distribué à la classe ; mais M. Suard, secrétaire perpétuel, avait fait bien mieux 'et, au mépris des règlements, il avait communiqué les manuscrits originaux à Louis, qui en ayant fait prendre copie, se délectait à les lire et à les réfuter. La grande affaire pourtant n'était point cela, mais la querelle avec Hortense dont on a vu les péripéties et qui se compliquait de toute sorte de comptes assez mesquins, chacun tirant vilainement à soi. Revenu quelques jours à Lausanne, il rentrait à Baden pour y attendre son fils aîné qu'il avait envoyé chercher à dessein de l'emmener en Italie. Avant de partir, toutefois, il envoyait des secours à plusieurs de ses anciens serviteurs, à la famille de Cuvilier-Fleury, qui avait été son conseiller de cabinet à Ducoudray son bibliothécaire, à la fille du colonel Donnat son aide de camp. Dire qu'il n'avait pas assigné un but à ces œuvres de bienfaisance serait trop et assurément pensait-il que ses obligés seraient d'utiles témoins dans son procès en annulation de mariage. Ayant perdu l'espoir de régler amiablement ses affaires avec sa femme et d'obtenir son fils autrement que par arrêt de justice, il se décida, au mois de septembre, à se mettre en route pour l'Italie, mais il se trouva arrêté par une crise de rhumatisme à Payerne où Méneval, qui allait de Prangins à Berne, le trouva couché à l'hôtellerie, seul, abandonné et misérable. Durant l'heure que Méneval passa à son chevet, il lui parla des derniers événements avec un vif regret et de son frère avec une véritable affection. Il était encore sous la triste impression de la tentative que son frère avait faite contre sa vie à Fontainebleau et jugeait par cette action désespérée de la grandeur de son infortune. Il dit que le ciel qui n'avait pas permis un tel malheur le réservait sans doute à une nouvelle gloire, mais aussi à de nouvelles épreuves. Si Louis XVIII s'était tué, ajoutait-il, il ne serait pas aujourd'hui aux Tuileries. Cet axiome dont la démonstration eût pu sembler oiseuse, émerveilla M. Méneval. Il constituait, tel quel, le tribut d'attendrissement de Louis au désastre fraternel. Il n'éprouva pas le besoin de faire part de ses sentiments d'une façon moins discrète. Arrivé à Rome, il n'y trouva pas sa mère partie depuis près de deux mois pour l'île d'Elbe. Mais il y trouvait l'oncle Fesch avec lequel, pour le moment, il s'entendait à merveille ; il raffinait même sur la dévotion et passait plus de temps que le cardinal en oraisons. Bien moins que lui il se répandait au dehors et, alors que l'ambassadeur de France et le comte Jules de Polignac signalaient la présence de Fesch dans les fêtes mondaines, que, aux chapelles pontificales, les Anglais admiraient sa carrure forte et robuste contrastant avec la vieillesse émaciée de ses confrères, nul ne parlait de Louis qui semblait mettre son ambition à passer inaperçu. ***Ainsi en avait-il été de Madame durant les deux mois qu'elle avait passés à Rome avant son départ pour l'Ile d'Elbe. Arrivée comme on a vu le 14 mai, elle s'était installée aussitôt avec son frère au palais Falconieri, mais elle ne comptait point y rester et elle cherchait un hôtel où elle menât avec dignité une vie qu'elle pût au besoin restreindre. Elle-pensait comme Fesch et partageait ses inquiétudes. De toutes ses splendeurs, il ne restait au cardinal que sa maison de Paris grevée d'hypothèques et ses biens de Corse qui lui semblaient encore ce qu'il avait de plus sûr. Aussi, après avoir rempli les promesses qu'il avait faites pour l'évêché d'Ajaccio, pour la maison des Frères et des Sœurs, avait-il, par un acte en bonne et due forme, passé ses propriétés de Corse sous le nom de son cousin Multedo. Quant à sa maison de Paris, il aspirait de toutes ses forces à la vendre. Par malheur, il s'en était fait l'architecte et cola disposait mal les acheteurs. Au surplus, cardinal et archevêque de Lyon, ce que, pensait-il, nul ne pouvait lui enlever, il se résignait, avait des renoncements chrétiens qui lui faisaient honneur. J'ai repris mes anciennes habitudes, écrivait-il à Mme de Fontanges, l'ancienne dame de sa sœur, et je n'ai d'autres soins que de désirer que la volonté de Dieu soit faite. Il est temps que je commence à jouir des douceurs de la vie : la paix et la tranquillité en Dieu. J'espère qu'on ne me l'enviera pas ; on n'en fait pas de grands cas dans le inonde ; c'est une richesse inconnue. Du reste, on me trouverait sur le qui-vive si l'on voulait troubler mon repos. Madame n'avait pas à craindre pour l'hôtel de Brienne les mêmes objections que son frère pour l'hôtel de Montfermeil : mais- elle n'aspirait pas moins à le vendre ; elle avait fort peu de confiance au traité de Fontainebleau ; pas plus que sur la pension, elle ne comptait sur la garantie donnée à ses biens personnels. De son château de Pont, le prince de Wurtemberg n'avait point laissé pierre sur pierre et l'on ne manquerait point de dire que le parc et les communs avaient été acquis à titre gratuit. Il fallait liquider l'hôtel. et, le plus tôt possible. Une occasion se présenta qu'elle ne laissa point échapper. En remontant sur le trône de ses ancêtres Louis XVIII s'était empressé de restituer, aux émigrés revenus à sa suite, celles de leurs propriétés qui n'avaient pas été aliénées et qui étaient occupées par des services publics ; ainsi le duc d'Havré était-il rentré en possession de l'hôtel de Rohan-Rochefort, rue de Varenne, qui lui appartenait avant la Révolution et qui, depuis lors, avait servi d'habitation au ministre de la Guerre. Cela était fort bon pour le duc d'Havré, moins pour le ministre de la Guerre, lequel, en attendant qu'on eût transporté à Versailles le siège du Gouvernement, se trouvait sans asile à Paris. Il entra donc en négociations avec le chargé des pouvoirs de Madame en vue d'acquérir l'hôtel qu'elle possédait rue Saint-Dominique, que son emplacement et sa proximité des Bureaux de la Guerre rendaient tout à fait convenable pour l'habitation du ministre. Si bien disposée que fût Madame, les lettres de son chargé d'affaires n'avaient pu la joindre et elle n'avait pu matériellement acquiescer à rien lorsque le 23 mai, le comte Dupont, ministre de la Guerre, proposa au roi de l'autoriser à louer ou à acquérir le ci-devant hôtel de Brienne, situé rue Saint-Dominique pour être affecté à l'habitation personnelle du ministre de la Guerre et à l'établissement d'une partie de ses bureaux. Le roi donna son assentiment et rendit une ordonnance conforme. Restait le prix à débattre ; Madame se conduisit avec une adroite et sage noblesse ; elle déclara qu'elle s'en rapportait au dire des experts ; ceux nommés par le ministre avaient naturellement une tendance à baisser l'estimation, mais, d'autre part, on ne pouvait prendre pour base le prix de complaisance que Madame avait payé à Lucien. Elle écrivit à son secrétaire Rossi : J'ai payé mon hôtel beaucoup plus cher que ne l'a évalué votre expert. Je ne désire pas le vendre ; cependant le Gouvernement le demandant et offrant de l'acheter au prix fixé par les experts, je consens à en faire le sacrifice, mais j'entends que l'expertise serve de règle et non pas le caprice d'aucun particulier. Le ministre ne voulait payer que 600.000 francs, les experts demandaient 800.000 ; et, pour combler la différence, Dupont disait à Rossi que si Madame ne cédait pas, elle s'en repentirait ; cela ne la décida point et ce fut le ministre qui fit le pas. Restait le mobilier, Dupont eût bien souhaité qu'on l'achetât du même coup, car le roi ayant fait don au duc d'Havré du mobilier qui se trouvait dans l'hôtel de Rohan-Rochefort, mobilier qui n'appartenait ni au duc d'Havré, ni à la Couronne, mais-à l'administration de la Guerre, laquelle l'avait acheté et payé, l'on se trouvait dans l'impossibilité matérielle d'exécuter l'article 2 de l'ordonnance du 23 mai, portant que le mobilier qui garnissait l'hôtel de Rohan-Rochefort serait transporté à l'hôtel de Brienne pour former iule partie de l'ameublement de ce dernier hôtel. D'autre part l'acquisition du mobilier de l'hôtel de Brienne donnerait lieu à une dépense considérable, ce mobilier étant d'un grand prix, et, aucun fonds spécial n'ayant été fait pour cet objet, le comte Dupont recula : il se réduisit à demander que l'administration du Garde-meuble de la Couronne pourvût au mobilier de son hôtel et il trouva fort à propos un précédent d'ancien régime : La demande que j'ai l'honneur de faire à Votre Majesté, écrivit-il, est conforme à l'ancien usage ; les hôtels des ministres étaient meublés par les soins chi commissaire général du Mobilier de la Couronne. Cette mesure, ajoutait-il, présente de l'économie et de la régularité et paraîtra sans doute à Votre Majesté devoir être rétablie. Le roi, sans s'arrêter à cet ironique compliment, se hâta d'approuver. Le mobilier donc restait la propriété de Madame et une propriété qu'on ne pouvait guère lui contester, pas plus qu'on ne pouvait en empêcher la sortie. Il ferait à merveille dans le palais qu'elle achèterait à Rome, car c'était l'immense et somptueux mobilier que, en même temps que l'hôtel, elle avait acheté de Lucien ; elle s'empressa de donner des ordres pour qu'on expédiât le plus rapidement possible la portion la plus importante à Rouie et une portion moindre à l'île d'Elbe où elle avait constamment eu l'intention de passer quelques mois chaque année près de son fils Napoléon. Il était le malheureux et elle allait à lui, mais elle avait eu d'abord la joie de voir et d'embrasser son fils préféré, le grand poète, le grand orateur, le grand politique, Lucien ; elle avait pour lui une admiration qu'elle ne dissimulait pas. Elle ne l'avait pas vu depuis dix ans et il était naturel qu'elle souhaitât passer un mois près de lui ; ce mois écoulé, elle fit ses préparatifs pour aller retrouver l'Empereur. Les 'circonstances paraissaient devoir assurer son voyage
dans des conditions souhaitables. Le capitaine Tower, commandant la frégate
anglaise Curaçao était venu, avec le général Montrésor, saluer,
Napoléon à Porto-Ferrajo. Allant de là à Civita-Vecchia, et à Rome, il avait
été prié par l'Empereur de remettre des lettres. à Madame ; il lui fit visite
et, de lui-même, s'offrit à la mener, elle, sa suite
et tout son bagage. Comme, en quittant Civita-Vecchia, la frégate
avait cinglé vers Naples tandis qu'il visitait Rome, il allait la reprendre,
et reviendrait chercher Madame. Elle avait arrangé d'aller s'embarquer au
point de la côte le plus proche de l'Ile d'Elbe ; mais elle accepta
naturellement la proposition dit commandant Tower. Sur ces entrefaites, le
colonel Campbell, commissaire anglais à l'Ile d'Elbe, vint à Rome, et ayant
appris de Fesch que Madame comptait passer sur le Curaçao, il fit des
objections. Il dit qu'il était persuadé que le
capitaine Tower avait agi dans de bonnes intentions, mais sans réflexion,
parce qu'il y avait des règlements dans la marine défendant que des passagers
fussent admis sur les vaisseaux de Sa Majesté sans ordres réguliers et
permission des autorités supérieures. D'ailleurs, le capitaine Tower
venait de recevoir l'ordre de venir joindre l'amiral pour se rendre en
Angleterre. Cela amena des complications ; il fallut que, pour le transport des bagages et des domestiques, l'Empereur mobilisât sa flotte. L'Abeille porta des dépêches au cardinal, un aviso vint prendre les bagages et les gens ; l'Inconstant qui était à Gênes dut revenir à Piombino, afin que Madame eût le moins possible de mer. A la fin, le 26 juillet, sans trop savoir comme elle traverserait, Madame partit de Rome, ayant pour escorte quatre gardiens des terres de Lucien, deux sur le siège de la voiture et cieux à cheval. Elle voyageait sous le nom de Mme Dupont, dans une berline à six chevaux, que suivait une seconde voiture pareillement attelée ; elle était accompagnée de M. Siméon Colonna, son chambellan, ci-devant préfet d'une province à Naples ; de deux dames, Mme Blachier, femme d'un commissaire des Guerres et fille du comte Fachinelli de Mantoue, et la comtesse de Blou de Chadenac, chanoinesse, qu'elle avait engagée à son départ de France. Elle se rendait à Livourne. A son passage à Pise, elle réclama avec tant d'instances une escorte au commandant autrichien qu'il accorda quatre hussards ; mais son arrivée à Livourne mit en émoi le comte de Starhemberg qui exigea qu'elle partit au plus tôt. Elle ne demandait pas mieux, mais elle avait grand'peur de se risquer sur un bateau d'un médiocre tonnage, insuffisamment armé contre les pirates algériens, lesquels infestaient ces mers et ne reconnaissaient pas le pavillon de l'île d'Elbe. Comme le colonel Campbell était venu à Livourne pour l'attendre, elle lui députa son chambellan Colonna et un M. Francesco Bartolucci, auquel Bertrand avait écrit pour qu'il se mit à ses ordres. Ce Bartolucci, personnage important, avait été, au temps de la grande-duchesse, vice-maire de la ville, et la police autrichienne le surveillait car il était connu pour être de la loge des Francs-Maçons et très odieux pour son jacobinisme. Il n'en axait pas moins d'influence, tant qu'il décida le gouverneur toscan, le comte Spannochi, à venir présenter ses hommages à Madame — à la vérité en frac, comme. Spannochi et non comme gouverneur. Donc, Colonna et Bartolucci vinrent trouver Campbell et demandèrent pour Madame le passage à bord d'un navire d-e guerre. Campbell promit d'en parler au capitaine de la corvette attachée à sa mission, lequel en effet consentit. Dans la soirée, accompagné du capitaine Battersby, du navire de Sa Majesté le Grasshopper (la Sauterelle) il se rendit chez Madame qui le reçut à merveille, lui fit la belle conversation et convint de s'embarquer le lendemain, 2 août, à destination de l'île d'Elbe. ***Lorsque l'Empereur était passé au Luc, la princesse Pauline avait marqué le désir de le suivre ou tout le moins de le rejoindre au plus tôt : mais elle avait dei compter avec sa santé et aussi avec d'autres occupations. Retournée le 27 avril au Luc, elle y fut rejointe par Duchand qui passa quinze jours près d'elle. Lorsqu'il la quitta, le 15 mai, pour rentrer à Paris, il emporta cette lettre qui l'accréditait près des hommes d'affaires de la princesse : M. le baron Duchand, colonel d'artillerie, vous remettra cette lettre. Il vient de me quitter. Il a toute ma confiance. Il est chargé pat moi de vous dire de vive voix mes intentions et de causer avec vous de tous mes intérêts. Écoutez-le comme s'il était moi-même. Il a ma procuration, Il vous la remettra quand cela sera nécessaire. Voyez-le souvent, c'est mon seul ami. Il ne tardera pas à me rejoindre quand il vous aura vu et que mes affaires seront en bon. Et en post-scriptum elle écrivait : Vous lui remettrez le nécessaire de M. de Forbin marqué à son chiffre. C'est le nécessaire, comme on a vu, que la princesse avait donné à Forbin, qu'elle lui avait racheté, et dont elle avait fait changer l'ancien chiffre pour le chiffre A. D. La princesse retourna au Muy pour faire ses derniers préparatifs, sans trop savoir, semble-t-il, à qui elle confierait le soin de la conduire à sa destination. L'Empereur avait demandé au commandant Usher, de l'Undaunted, de retourner à Fréjus et de prendre la princesse à son bord pour l'amener à Porto-Ferrajo. L'arrivée de cette frégate avait été annoncée à la princesse par le lieutenant-colonel Koller, commissaire autrichien qui avait accompagné l'Empereur. Il avait écrit à Son Altesse Impériale que S. M. l'Empereur, qui avait fait le voyage sur cette frégate, avait été extrêmement satisfaite des attentions et soins qu'elle y avait trouvés et qu'elle se louait beaucoup du capitaine ; que M. l'amiral anglais commandant les escadres britanniques dans la Méditerranée avait mis cette frégate à la disposition de S. M. l'Empereur. On pouvait bien trouver que Napoléon avait ainsi fait exprimer formellement sa volonté. Mais d'autre part, le commandant Tower, du Curaçao, qui se montrait plein d'attentions pour tout ce qui était Bonaparte, était venu par terre à Fréjus de Nice où sa frégate mouillait en rade, pour offrir ses services. Mais, malgré que l'Empereur dit ainsi fort nettement marqué ses intentions, ce ne fut pas sur un vaisseau anglais que Pauline prit passage, mais sur une frégate napolitaine. De Bologne, le 15 février, Murat, avec lequel Pauline
était toujours restée en correspondance, lui avait écrit : Si vous voulez venir à Naples, je vous enverrai prendre
par une frégate et de la manière que vous le désirerez. Expédiée le 12
mai, la frégate la Lætitia, commandée par le capitaine de frégate
Emmanuele Diez et battant pavillon du contre-amiral baron de Lostanges, un
des héros de la Surveillante, relâcha le 15 à Fréjus. Pauline
l'avait-elle demandée, Caroline, régente, l'avait-elle expédiée d'elle-même,
on ne saurait dire, et Pauline se donna beaucoup de
mal pour établir que la frégate napolitaine avait été envoyée par la reine de
Naples de son propre mouvement. Quoi qu'il en soit, après quatre jours
d'attente, elle s'embarqua. Seulement, sa maison était dispersée, et si bien
qu'elle ne pouvait trouver personne pour l'accompagner que Mlle Quincy, et ce
n'était pas elle qu'il fallait ; la comtesse de Cavour, la dernière restée
fidèle, ne pouvait, en raison d'une maladie de cœur, s'exposer aux hasards
d'une traversée, et Pauline allait se trouver sans dame lorsqu'elle imagina
de demander à la sœur de M. de Forbin, son ancien chambellan et ami, qui
habitait Aix, si elle consentirait à l'accompagner jusqu'à Naples. Cette
dame, Mme de Lestang-Parade, avait de la famille, des besoins et des projets,
et elle consentit. La suite se composa d'elle et du médecin, le docteur
Espiaud. De Saint-Raphaël, on monta donc le 19 à bord de la Lætitia et l'on fit voile ; mais, malgré les talents de M. de Lostanges, la traversée ne fut pas heureuse : la princesse était si souffrante qu'elle demanda qu'on relâchât à Villefranche et elle y débarqua. Le capitaine Tower, dont la frégate le Curaçao était en rade de Nice, se rendit aussitôt en poste près de la princesse qui, à la vérité, refusa ses. services, mais le chargea d'une lettre pour son frère. Ce capitaine avait fait à son bord de grands préparatifs pour recevoir la princesse et il parut très peiné de ne pas l'emmener. En parlant de Napoléon, il ne se servait que de l'expression : Le grand homme. Le capitaine Usher n'était pas .moins -enthousiaste. Ayant trouvé, lors de son arrivée à Fréjus, que la princesse Pauline avait fait voile quelques jours avant pour Naples, avec un navire contre-amiral du roi de Naples, il était retourné à l'Ile d'Elbe où il était arrivé le 25. Le 26, l'Empereur monta à bord, visita la frégate, remercia l'épi-page, auquel il envoya mille bouteilles de vin et 2.000 francs de gratification et fit présent au coin-mandant de son portrait entouré de diamants. La relâche à Villefranche avait eu cela de bon que la princesse avait pu dépêcher fin de ses gens à Marseille, pour en ramener un nommé Pino, employé dans l'intendance de sa maison et ami intime de Michelot, qui y attendait une occasion pour Naples. Elle put avoir de lui des détails sur l'état de sa fortune, sur ce qui se passait au Faubourg Saint-honoré et surtout à Neuilly, où les officiers alliés avaient bu tout le vin qui se trouvait :ans les caves et s'indignaient qu'il n'y en eût plus. Le temps s'étant mis au beau — très beau temps, presque calme — la princesse consentit à remonter à bord le 30 mai et l'on fit voile en même temps que le Curaçao, qui, le 1er juin, à 8 heures et demie, mouilla en rade de Porto-Ferrajo. La Lætitia n'arriva qu'à 2 heures ; aussitôt que l'ancre fut tombée, la place salua la princesse de vingt et un coups de canon que la frégate rendit coup pour coup. Le commandant du Curaçao et deux officiers de marine français, en mission pour rapatrier les Français qui se trouvaient à l'île d'Elbe, M. de Moncabrié, commandant la Dryade et M de Charrier-Moissard, commandant l'Inconstant, le brick qu'avait assuré à l'Empereur le traité de Fontainebleau et qu'on venait lui remettre, vinrent aussitôt présenter leurs hommages à la princesse qui les reçut couchée dans un hamac artistement arrangé et avec beaucoup d'élégance. Le contre-amiral de Lostanges introduisit Mme de Lestang-Parade fit les honneurs et la princesse, heureuse que ces officiers lui fissent leur cour, se montra fort gaie et fort affable. L'Enipereur qui était à Rio, à l'ancien temple de Jupiter ou il déjeunait et où il avait l'idée d'édifier une maison de campagne, avait laissé l'ordre qu'on lui envoyât sur-le-champ une ordonnance et il arriva à 4 heures et demie. Aussitôt il monta à bord de la Lætitia, dont l'équipage, tout entier dans les vergues, le salua de cinq cris de : Vive le roi ! La princesse, qui avait prétexté, pour ne pas descendre à terre l'état misérable de sa santé et son désir de continuer immédiatement sur Naples, finit, sur les sollicitations de l'Empereur, par y consentir, vers les 7 heures du soir. Ce fut une entrée de souveraine. Pauline était dans le canot de la frégate napolitaine, l'Empereur suivait dans le sien. En débordant la frégate, dont l'équipage était dans les vergues, l'Empereur fut salué de cinq cris de Vive le roi ! et de vingt et un coups-de canon. La frégate anglaise salua de cinq hourrahs de l'équipage en tenue sur les vergues. Les équipages français ne crièrent pas. En Mettant pied à terre, l'Empereur et sa sœur furent reçus, aux acclamations du peuple, par les autorités civiles et militaires. Plusieurs fois, la foule se trouva si dense que la princesse dut s'arrêter. Ah ! Madame, lui dit l'Empereur de façon à être entendu, vous pensiez que j'étais dans un pays presque désert et avec des gens à demi sauvages, eh bien ! regardez ! regardez encore et jugez si on peut être mieux entouré que je ne suis ! Les troupes étaient sous les armes et bordaient la haie ; l'Empereur monta dans sa calèche ; la princesse prit la droite, Mme de Lestang le devant et l'on arriva ainsi au palais devant lequel des boites avaient été disposées pour le salut. Rien n'était prêt encore dans cette maison qu'on appelait le palais ; l'Empereur céda son appartement à sa sœur qui s'empressa de dîner et de se coucher, car elle était recrue de fatigue. Le lendemain, l'Empereur lui présenta les principaux officiers et elle s'occupa d'une affaire qu'elle avait fort à cœur. Durant la traversée, elle avait détaché, de son collier de diamants, un certain nombre de pierres qu'elle remit au grand maréchal en le chargeant d'acheter pour elle, dans Ille, un domaine d'une certaine étendue avec une maison qu'elle pût habiter. Il faut avoir un coin, disait-elle, où je puisse décidément être et où l'on puisse être enfin tranquille. Le choix de Bertrand tomba sur un domaine appelé San Martino, qui, à peu de distance de Porto-Ferrajo, avait la vue la plus étendue sur la baie, les montagnes de la chaîne de Rio, la côte et les montagnes du continent. Il n'existait à la vérité sur la propriété qu'une maison délabrée habitée par le régisseur et un magasin assez spacieux ou se conservaient les produits du vignoble. Ce magasin merveilleusement situé fut converti en une demeure modeste mais commode dont l'Empereur fit sa maison de campagne, Bertrand, ne voulant pas paraître, pria le Dr Lapi que l'Empereur avait nominé son chambellan, de s'aboucher avec M. Manganaro qui consentit à vendre sur estimation. Le prix, très élevé, de 180.000 francs fut aussitôt accepté et versé, mais l'Empereur n'étant pas décidé si l'acquisition devait s'en faire au nom de la princesse Pauline ou au nom du prince, l'achat fut conclu par un simple reçu des fonds avancés. De là résulta que Lapi ayant fait une déclaration de command au nom de l'Empereur, celui-ci fut considéré comme propriétaire légitime, ce qui donna lieu par la suite à des difficultés sans nombre. Pauline avait hâte d'aller prendre les eaux d'Ischia dont on lui avait dit merveille, pour revenir à l'île d'Elbe après sa saison. Durant ce temps, on arrangerait pour un appartement. Donc, ce même jour 2 juin, à 5 heures un quart, la frégate hissa ses humiers et se disposa à mettre sous voiles. A 6 heures, l'Empereur et la princesse montèrent en calèche pour se rendre de l'autre côté de la rade au sud-est de la ville. Le canot de la frégate y était déjà rendu, avec le contre-amiral Lostanges, pour recevoir la princesse et la ramener à bord. Les canots des navires anglais et français s'y trouvaient aussi. A 7 heures, l'Empereur et sa sœur descendirent de voiture au bord de la mer. La princesse prit, aussitôt congé de Sa Majesté, lui baisa la main et ensuite elle l'embrassa en répandant quelques larmes et entra dans le canot fort émue. L'Empereur ne parut point l'être. Cependant on démêlait dans sa physionomie une peine intérieure. Il se promena au bord de la mer avec le colonel Campbell jusqu'à 7 heures et demie où la princesse fut rendue à bord. Il remonta alors en calèche et revint en ville. A 8 heures, la frégate appareilla pour Naples. Il ne fut pas rendu d'honneurs à Son Altesse sans doute parce que le soleil était couché. Pauline était-elle chargée de quelque commission pour Murat ? Rien ne le prouve : sans doute doit-on s'étonner de l'accueil fait par l'Empereur au pavillon napolitain et au contre-amiral de Lostanges, resté, malgré les injonctions qui lui avaient été adressées, au service de Murat ; sans doute peut-on s'étonner des honneurs rendus par l'équipage à l'Empereur, bien que le salut n'ait point été, comme on l'a dit au colonel Campbell, le cri de vive l'Empereur ! mais le cri réglementaire Evviva il re ! Pourtant, de ces politesses à un accord et à une réconciliation, il y a loin. On a dit que Murat avait envoyé à l'île d'Elbe l'expression de son repentir et que, en retour, Napoléon avait chargé la princesse Pauline d'aller à Naples apporter à Murat, avec son pardon, le conseil d'être prudent et de se tenir prêt pour les événements imprévus qui pourraient encore éclater. Telle est la version que Caroline tenta d'accréditer : elle est rendue bien peu probable par les lettres que vers cette même date, le roi de Naples adressait au roi de France et à l'empereur d'Autriche, mais tel qu'est Murat, sait-on jamais où s'arrête la duplicité[4] ? Pauline reçut, en arrivant à Naples, un accueil plein de grime et tout à fait fraternel. Comme elle disait avoir besoin d'abord d'une extrême tranquillité, de grand air et de soleil, on l'installa à la Favorite, d'où elle commença, avec son intendant, des correspondances sans fin au sujet de sa fortune d'abord, puis au sujet de tous les objets qu'on devait lui envoyer. Il lui fallait sa belle calèche blanche et sa belle berline verte, la moitié de tout ce qu'elle avait en cave, vins et liqueurs, mais c'était surtout à la liqueur des Iles qu'elle tenait et au rhum. Quant aux meubles, tout de suite : une toilette, deux paires de candélabres, deux pendules, deux tapis de salon, un grand et un petit ; ses grandes livrées et les petites, tant de l'écurie que d'ailleurs, si elles sont bonnes. On n'ôtera pas, dit-elle, les armes de mes voitures et on ne changera pas les boutons de livrée. A coup sûr, elle n'entend pas qu'on fasse des dépenses inutiles, on enverra tous ces objets par eau jusqu'à Marseille, si le roulage est trop cher ; mais, l'essentiel, est que cela arrive promptement à sa destination, car, écrit-elle, je manque de tout. A Paris, pourtant on s'ingénie et l'on fait du mieux qu'on peut ; on vide l'hôtel de tout ce qui appartient eu propre à la princesse ; on expédie d'abord soixante caisses ; on prépare un second envoi de soixante autres et quelles caisses où, dans une seule, tient un billard ; dans une autre, une grande table en acajou, une échelle en acajou, six garnitures de rideaux de lit — lit rose, lit de tulle, lit de voyage en quinze-seize bleu, lit orange, lit de perkale brodée —, toute la tenture et les rideaux du cabinet rose, deux tierches brodées, un bidet et une chaise de nuit en acajou ! Et sur chacun des cent objets de chacune de ces cent vingt caisses, Pauline donne des instructions particulières, autoritaires et confuses. Cela paraîtrait l'occuper entièrement n'étaient ses maux. Ma santé est toujours mauvaise, écrit-elle le 18 juin à Lucien. Les médecins me font espérer qu'en suivant un régime elle pourra se rétablir et surtout en prenant les eaux ; j'ai besoin de tranquillité, j'ai tant souffert !... Avant de retourner passer l'hiver près de l'Empereur, elle
compte aller à Rome : et là se montre une tendresse qui ne saurait surprendre
lorsqu'on sait à quel point Pauline est demeurée corse et, comme au travers
de passagères tendresses qui, semble-t-il, ne sont guère que physiques,
l'essentielle affection, de fond, de race, est pour la famille. Elle n'a
point, elle, de préférence : Lucien, Louis, Jérôme, Joseph, Napoléon, c'est
la même joie à les revoir et à les retrouver. Elle est heureuse à l'idée de
témoigner à Lucien l'extrême attachement qu'elle eut toujours pour lui et sa
famille. Il n'est pas jusqu'à Mme Lucien, de
laquelle elle se rappelle avec intérêt. ... Tes
enfants seront les miens, lui écrit-elle, car
il n'y a pas à croire que j'en aurai jamais. Si parfaits que soient
pour elle le roi et la reine, elle rêve d'être à Rome et d'y passer au moins
quelque temps entre sa mère, le cardinal et Lucien. Je
te prie, mon cher frère, écrit-elle, de
présenter mes respects à Sa Sainteté et lui dire que je compte beaucoup sur
sa bonté et que j'espère qu'il voudra bien me regarder comme une de ses
ouailles les plus fidèles. Comme par là, Pauline ne dissimule point
qu'elle compte demander asile au Pape, elle est, par une pente fatale, amenée
à son mari : Donne-moi, je t'en prie, des nouvelles
du prince Borghèse. Il ne m'a pas donné signe de vie. Et elle ajoute
cette phrase audacieuse : Mon intention serait
pourtant d'être bien avec lui s'il voulait s'y prêter. Evidemment ; mais c'est un peu tard. D'ailleurs, à ce
moment même, par voie d'ambassadeur, Borghèse a ouvert les hostilités. Par
l'ancien administrateur du domaine, David, il, a dès les premiers jours de
juin fait réclamer à l'intendant de la princesse tout ce qui lui appartient
en propre dans les palais de Paris et de Neuilly : surtout les tableaux, les
175 tableaux qui ont formé la galerie dont le sieur Dufresne avait été nommé
directeur, et un certain nombre de pièces d'argenterie : huiliers, salières,
cabarets, sucriers, cafetières, vases à rafraîchir et quelques couverts qu'il
avait apportés de Rome. Cela représentait sans doute un peu d'argent, mais le
moment était mal choisi et l'aigreur arriva vite entre les deux subalternes.
C'étaient là toutes les nouvelles que Pauline avait de son mari : Vous sentez, ma chère maman, écrit-elle à sa mère
le 25 juin, qu'après une pareille conduite, il est
bien difficile que nous puissions nous arranger, surtout d'après ce que je
viens d'apprendre que le prince Aldobrandini et sa famille viennent s'établir
à Rome ; c'est le coup de grâce ! Pauline aimait bien sa famille, mais
comme elle détestait sa belle famille ! Un mois plus tard, le 16 juillet, elle n'était pas plus
avancée : Vous savez, écrit-elle à son
intendant, que je n'ai rien à démêler avec le
prince, n'ayant jamais pu vivre avec lui, et il se conduit dans ce moment-ci
fort mal avec moi. Il ne m'a pas donné signe de vie depuis tous nos malheurs.
Aussi n'avait-elle aucun goût à se dessaisir des gages qu'elle tenait en main
et moyennant quoi elle comptait le forcer à un arrangement. Même en
septembre, alors que le prince avait fait les premiers pas et que, sur la
demande de Lucien, il avait consenti à passer procuration pour la vente de
Neuilly — sous cette restriction que le prix serait déposé chez un notaire
jusqu'après examen de ses droits — Pauline, qui n'avait rien concédé et qui
entendait bien tout obtenir, imagina pour le contraindre un moyen qui est de
comédie. Elle interdit à son intendant de donner
aucun des tableaux du prince à qui que ce soit venant de sa part, malgré tous
les ordres qu'il pourrait lui donner. Comme, ajouta-t-elle, il pourrait chercher quelque moyen de vous forcer à les
lui rendre, je vous autorise à prendre 25 des meilleurs tableaux, à les ôter
des cadres et à les déposer avec le plus grand secret dans une maison
parfaitement sûre. Si on vient à vous les demander vous répondrez que,
d'après l'ordre que je joins ici, vous me les avez envoyés. En prenant cette
mesure, je pourrai faire croire au prince qu'en effet je les ai et ce sera le
vrai moyen pour l'amener à un arrangement convenable, car, jusqu'à présent,
il se refuse à tout... Quant à son argenterie,
trouvez un moyen de me l'envoyer le plus promptement possible, soit par la
diligence, soit par le roulage jusqu'à Marseille et de là, par mer, jusqu'à
Livourne. Ah ! qu'elle est femme et comme elle s'entend à dresser des plans pour tirer ce qu'elle veut — fût-ce de son mari ! Si peu sympathique que soit celui-ci, il fait tout de même un peu pitié, car il demande en vain à Consalvi, à Pacca, au Pape, s'il ne pourrait pas, de Florence où il s'est réfugié, revenir à Rome. On ne lui répond pas ; il arrive ; il trouve dans son palais le roi Charles IV qui n'entend pas en déménager et, mal accueilli de tout le monde, repoussé de Pie VII qui ne veut pas intervenir, il retourne à Florence, d'où il mènera la guerre contre sa femme. Ces affaires d'argent jouent à ce moment dans la vie de Pauline un rôle majeur. Elles sont la préoccupation de tous ses instants. Ci-devant, au temps des splendeurs, elle s'inquiétait déjà volontiers de ses revenus et trouvait moyen d'être à la fois ladre et magnifique, mais, à présent qu'elle a raison de craindre la confiscation et presque la misère, c'est une obsession. Le Gouvernement royal ne se contente pas de ne pas payer la rente de 300.000 francs stipulée par le traité de Fontainebleau, il lui conteste l'arriéré de ses dotations et même l'arriéré de ses rentes sur le Trésor. Comme ses dépenses sont d'environ 20.000 francs par mois et qu'elle a voulu se faire un établissement à l'Ile d'Elbe, les 200.000 francs de diamants qu'elle a démontés durant la traversée sont déjà presque mangés. Dans deux mois, écrit-elle le 6 juillet, je n'aurai plus rien. Elle s'ingénie donc à chercher ce qu'elle pourrait vendre et dans quel ordre : Mongobert d'abord, cela ne fait pas doute, mais il faut un acheteur et il ne s'en présente pas ; ensuite, son argenterie et son vermeil : mais elle ne consentira jamais à ce que son vermeil se vende au poids ; on ne s'en est servi que trois ou quatre fois et c'est du Biennais, et de quelle beauté ! Il faudra bien vendre les palais de Paris et de Neuilly, mais jamais, elle ne consentira à donner celui de Paris à moins de 8 à 900.000 francs tout meublé et celui de Neuilly pour le même prix. Songez, écrit-elle, que Neuilly est tout meublé, qu'il avait été estimé et payé 2 millions au roi de Naples et que j'y ai fait pour 4 à 500.000 francs d'embellissement. En réduisant les dépenses au strict minimum, peut-être pourra-t-on attendre. Vous sentez, écrit-elle, que, malgré mes besoins, jamais de ma vie je ne recevrai rien de personne. Je me restreindrai, suivant les circonstances. Vous devez connaître assez mon caractère pour savoir que je n'aurai jamais d'obligation de ce genre envers qui que ce soit. On ne trouve sur l'heure à vendre, au prix demandé, ni Paris, ni Neuilly. Ce n'est pas cher pourtant. Les personnes qui les connaissent et qui savent le prix que j'en veux, me blâment de les laisser à aussi bon marché et estiment au plus bas prix chacun à un million. Sans doute, mais, plus leur valeur est grande, moins il se présente d'amateur, car, à ce moment, l'argent est singulièrement rare et les meilleures affaires restent sans preneurs. Des Anglais qui seuls se présentent, certains comme M. Craufurd, font valoir que le prix des maisons est aujourd'hui fort bas. M. de Norvins qui annonce un ami qui pourrait être tenté, se retire dès qu'on parle d'un chiffre et-ne reparaît point. C'est Craufurd qui revient à la charge ; l'étrange personnage qui, après trente-quatre années d'une résidence à Paris, interrompue seulement durant la période aiguë de la Révolution, se retrouve en 1814 un Anglais aussi loyaliste et aussi fervent qu'il avait pu l'être au temps où il faisait fortune au service de la compagnie des Indes. Nul ne connaissait Paris comme ce Craufurd, qui, ayant ramené de ses voyages fine ancienne danseuse, dont l'existence avait été au moins aussi agitée que l'océan, l'avait épousée et l'avait, imposée à Paris, elle et les enfants qu'elle avait eus, à l'entendre, d'un duc de Wurtemberg. Nul n'était au courant comme Craufurd, le seul Anglais peut-être qui, grâce Talleyrand ; puis dit-on à Joséphine, eût séjourné à Paris depuis la conclusion de la paix d'Amiens jusqu'à l'entrée des Alliés ; il n'ignorait rien de la littérature française et sa curiosité s'était exercée sur des détails intéressants de notre vie nationale, avec une recherche du pittoresque qui n'était guère de son époque ; il aimait les tableaux, les meubles rares, les bibelots comme on dit, il y était connaisseur et, après sa mort, sa collection eut en 1820 la consécration d'une belle vente. Il savait aussi quel quartier, quelle exposition, quel emplacement l'on doit choisir à Paris pour y établir sa demeure selon son rang, ses fonctions ou ses devoirs. Non pour lui-même, mais pour les ambassadeurs de son pays il avait jeté son dévolu sur l'hôtel de la princesse. Il en avait apprécié la construction noble et commode, le magnifique jardin, l'admirable mobilier, mais il était ménager de l'argent de sa nation et il entendait bien avoir le tout au meilleur compte. Dès le mois de juillet, il était entré en pourparlers avec Michelot qui, malgré les ordres de sa maîtresse, avait pris sur lui de laisser l'hôtel tout meublé pour 850.000 francs. Craufurd ne voulait donner que 800.000. Pour rendre le palais tout à fait digne de sa destination, il avait imaginé d'acheter l'hôtel voisin appartenant à un M. Deschapelles qui en demandait 620.000 francs. Michelot eut beau dire qu'une des affaires n'avait rien à voir avec l'autre et que, après tous les embellissements faits depuis douze ans, Phàtel payé, en l'an X 400.000 francs à Mme de Charost, valait bien 150.000 francs de plus, le mobilier étant compté pour 300.000 francs, Craufurd ne voulut rien entendre et attendit que te besoin que Pauline avait d'argent et la crainte qu'on lui confisquât son bien, fissent baisser ses prétentions. A la fin, le 30 août, Michelot donna parole pour 800.000 francs comptant, espèces ou valeurs, papier de banques de bonnes maisons. La condition paraissait acceptée, lorsque Lord Wellington, de l'aveu duquel toute cette affaire avait été traitée et qui, depuis le 8 août, était ambassadeur en France, la trouva inconvenante et prétendit que la princesse s'en rapportât à la royauté du gouvernement anglais. Mais, comme, de l'ait, il tenait infiniment à l'hôtel, il se radoucit, consentit à payer 150.000 francs comptant et 650.000 francs en effets portant intérêt. Puis, il changea encore, et pour réduire les frais, unit à part le mobilier qu'il paya 300.000 francs comptant, l'hôtel restant pour 500.000. Ce fut sur ces bases que contrat fut passé par-devant Edon et Chodron, notaires, le 24 octobre, entre le fondé de pouvoirs de la princesse et, au nom de S. A. R. le Prince régent du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne, de la part de S. M. le Roi du dit royaume, S. E. Mgr Arthur, duc, marquis et comte de Wellington, marquis de Douro, vicomte de Wellington et baron de Douro de Wellesley, maréchal des armées de Sa Majesté Britannique, conseiller de Sa dite Majesté en son Conseil privé, chevalier du très noble ordre de la Jarretière et de plusieurs ordres illustres des puissances étrangères, ambassadeur extraordinaire et ministre plénipotentiaire de Sa Majesté Britannique auprès de Sa Majesté Très Chrétienne. Quant à Neuilly, nul amateur ne se présenta, pas plus que pour Montgobert et Lieurestauré. On offrait 90.000 francs de la Novellara, une goutte d'eau ! Dans ces conditions, la pension de 300.000 francs stipulée par le traité de Fontainebleau eût certes été bien reçue ; à la vérité elle ne venait point mais Pauline n'eût point été pour la refuser et elle *désapprouvait fortement les personnes de la Famille qui passaient pour hostiles. La reine (de Naples), écrivait-elle à Madame, m'a dit que vous ne vouliez pas accepter les 300.000 francs de pension. Il me semble, ma chère maman, que volis vous trompez tout à fait. Cela n'en est pas une (faveur ?) mais bien une clause d'un traité conclu avec toutes les puissances. Pour moi, je les accepte et je trouve qu'il n'y a rien de déshonorant. Diu veuille seulement que le traité soit suivi ! On sait comme il fut exécuté. En novembre, l'embargo est mis à Marseille sur celles des caisses appartenant à la princesse qui n'ont pas été emportées par le capitaine Tower à Livourne et de là réexpédiées à l'île d'Elbe. Le 18 décembre, le séquestre est déclaré sur tous les biens meubles et immeubles de tous les membres de la famille Bonaparte et le rapport présenté au roi de France est de la main de ce baron Louis qui, tout à l'heure, membre du conseil de la princesse, se tenait si heureux et si fier des tabatières à portrait qu'elle lui. envoyait aux étrennes. Neuilly, n'ayant pas été acquis par la princesse à titre onéreux, va être confisqué et servira aux Bourbons de monnaie d'échange. M. Louis ne sait pas ce qu'est l'arriéré que réclame la princesse, et dont jadis il établit le montant et il ajourne en attendant qu'on nie. Les biens de Guastalla dépendent du bon plaisir de S. M. l'archiduchesse Marie-Louise qui va y être souveraine ; Pauline voudrait garder l'espoir que sa belle-sœur lui en laissera. la jouissance viagère : encore un leurre. De toutes ses splendeurs Paulette a sauvé les 800.000 francs de l'hôtel, les épaves de son mobilier, et ses bijoux. Heureusement ses bijoux représentent une fortune et, pour elle comme pour ses sœurs et belles-sœurs, tels-ont été les placements d'argent. Comme on la juge ruinée, le vide s'est fait autour d'elle. Presque tous mes Français m'ont quittée, ce qui me fait beaucoup de chagrin, écrit-elle. Mes femmes de chambre sont aussi restées en France, je ne suis qu'avec Livie. J'ai été forcée d'en prendre, mais elles ne sont pas au fait. Or pour qui sait comme elle redoute la moindre infraction à ses manies, là moindre faute dans son service, on imagine le supplice. On ne sait ce qu'est devenue Mlle de Quincy ; Mme de Lestang-Parade, qui n'a consenti qu'à si grand'peine à rester jusqu'en septembre, est excédée et veut partir : toutefois elle espère bien faire venir près de la princesse une petite cousine quia un beau talent de musicienne, mais elle ne l'attendra pas. Pauline est malade, elle est condamnée par les médecins à un régime très sévère sur lequel elle raffine ; elle se plaint que, dans-sa tristesse et dans 'sa continuelle souffrance, elle n'ait personne pour la soigner. Dès la fin de juin, elle a dû quitter la Favorite parce que l'air y était trop chaud et elle s'est établie plus près de Naples, au Vomero, dans une maison de campagne dont l'air est très sain, mais où elle n'a ni meubles ni rien. Elle a dû s'occuper à la faire arranger, ce qui, dit-elle, est très cher et très ennuyeux pour elle qui est si souffrante, mais elle ne fait que le strict nécessaire. On lui a parlé des eaux d'Ischia et c'était pour y courir qu'elle a si rapidement quitté l'île d'Elbe, mais, à présent, les médecins trouvent les eaux trop fortes dans l'état où elle est. Au reste, de ce que disent les médecins, elle prend et laisse. Pour le moment, où Espiaud, son médecin, va la quitter pour retourner en France et y faire ses commissions, elle trouve à Naples le docteur Andral, médecin ordinaire de Leurs Majestés Napolitaines qui est un homme à principes et qui notamment a découvert que les maladies des femmes viennent de ce qu'elles ne portent pas de pantalons, et Pauline, enthousiasmée, écrit quatre pages à sa femme de confiance pour qu'on lui envoie tout de suite de certains pantalons comme en a la reine de Naples. Cela est bien essentiel, ce sont les médecins qui me l'ont ordonné. Sans doute aussi que, pour le moment, cela lui plaît ; car, comme l'écrit Caroline à Lucien, elle a pris l'habitude de n'écouter ni mari, ni parents, ni amis, ni serviteurs dévoués. Que faire donc ? L'aimer et la laisser telle quelle, sans la contrarier et la tourmenter d'avis inutiles, puisqu'elle est décidée à ne pas les suivre. Des remèdes, de l'argent, des fanfreluches — il faut voir les lettres qu'elle écrit, le détail où elle entre, les explications qu'elle donne ! — tout cela est bien, mais l'amour ? Il parait bien que la princesse se repose, et qu'elle reste fidèle à Duchand. Deux ou trois fois dans les lettres qu'elle adresse en confiance à Michelot, elle cite son nom. Le 6 septembre, elle écrit : Vous ne me dites pas un mot dans vos lettres du baron Duchand, quoique je vous aie adressé pour lui des lettres que je vous avais expressément recommandé de lui faire passer. Vous savez que c'est un homme dans lequel j'ai mis toute ma confiance et qui la mérite par son dévouement sans bornes, et vous me demandez si vous pouvez lui confier de l'argent ! C'est ici une grande passion et qui brave l'absence : cela est beau. Mais il y a quelque chose chez Pauline qui domine les préoccupations d'argent, de santé, de toilette, d'amour, c'est la pensée de l'Empereur, c'est l'idée de famille. J'ai tant souffert, écrit-elle à sa mère le 25 juin, que j'ai besoin de me retrouver auprès de vous, ma chère maman. Écrivez-moi quand vous comptez aller auprès de l'Empereur à l'Ile d'Elbe. Il parait bien le désirer et il m'avait chargée de vous le dire. Après s'être indignée de la conduite d'Elisa, j'espère, dit-elle, que Joseph ira voir l'Empereur à l'île d'Elbe, comme il le lui a écrit. Ce serait bien mal à lui s'il faisait autrement, car il ne faut pas laisser l'Empereur tout seul. C'est à présent qu'il est malheureux qu'il faut lui montrer de l'attachement. Du moins c'est ma manière de voir. Ne l'a-t-elle point fait connaître, sa manière de voir quand elle a acheté San Martino et qu'elle a ainsi prouvé sa résolution de former à l'Ile d'Elbe un établissement ? quand elle y a fait envoyer une partie de son mobilier que le capitaine Tower apportée à Livourne d'oie on l'a réexpédiée ? Si elle veut se faire belle, n'est-ce pas pour son fière ? Elle a l'idée de l'égayer, de le distraire. Envoyez-nous, écrit-elle à son intendant, une Collection des contredanses des plus nouvelles, de quatre à cinq ans, avec les figures. Ce sera pour l'Ile d'Elbe. Elle insiste pour Mlle Renaud d'Allen, élève et professeur du Conservatoire de musique, jeune personne d'une éducation soignée et d'une bonne conduite que lui a indiquée Mme de Lestang-Parade sa parente, et dont le talent serait d'un grand secours pour les soirées. On lui fera un pont d'or pour la décider à venir. Sur les indications de l'Empereur, elle a engagé à Naples un bon chanteur et une bonne chanteuse, M. et Mlle Gaudiano dui avec M. Sépier, pianiste, et Mme Béguinot, chanteuse, compléteront une Musique à bon compte, car il n'en contera que 2.400 francs. Pauline qui, en personne avisée et accoutumée aux secrets, sait se ménager des moyens de correspondance, n'a pas manqué de retenir le nom de Bartolucci, après que celui-ci lui eut fait part du passage de Madame à Livourne. D'abord, ce sera lui qui fera passer à Porto-Ferrajo les caisses apportées par Tower ; puis, c'est lui qui servira de second relais aux lettres, adressées de Paris à Avigdor, banquier à Nice, que la princesse a connu lors de ses divers séjours ; Avigdor les enverra à Bartolucci, et celui-ci les adressera à Madame Livie, la seule femme qui soit restée à Pauline. Devant ces précautions si savamment prises, on se demande
si la princesse n'a pas voulu jouer au fin les surveillants autrichiens,
lorsqu'elle a prié Mier, le chargé d'affaires de François Ier à Naples, de faire
parvenir à l'Empereur des lettres qu'elle lui écrivait. Elle les a remises
ouvertes ; Mier, sans les fermer, les a envoyées à Florence au commandant
autrichien, le comte Starhemberg, qui, telles quelles, les a acheminées sur
l'île d'Elbe. L'Empereur, sur le montent, n'a pas compris : Monsieur le comte Bertrand, a-t-il ordonné, écrivez à la princesse Pauline que j'ai reçu toutes les lettres,
dites-lui que je suis blessé qu'on m'ait envoyé par Starhemberg des lettres
décachetées comme si j'étais prisonnier et qu'il fût mon geôlier ; que je
trouve cette conduite ridicule et offensante et qu'en agissant ainsi on m'a
manqué et on s'est manqué à soi-même. Il ne manque pas d'occasions par
lesquelles on aurait pu m'écrire. Je pense que vous ne devez pas accuser
réception de ces lettres à Starhemberg. Et en post-scriptum : On peut m'écrire par Starhemberg, mais cacheter les
lettres. Il peut bien penser que si on se sert de lui, il n'y a rien de caché.
Ainsi, le second mouvement ; tout de suite, succède au premier qui est
d'impétueuse colère. Il a senti la faute de couper une voie de
correspondance. Et sans doute, presque tout de suite s'est-il avisé du but
très simple que Pauline s'est proposé : mettre Tes Autrichiens pleinement en
confiance ; car il n'en parle plus, et loin de garder rancune à sa sœur,
moins de huit jours plus tard, il lui témoigne son désir de la voir arriver.
Avec cet empressement à saisir l'avenir qui est un des caractères de sa
nature, il ne comprend pas qu'elle tarde ; dès le mois de juillet, il la
voudrait près de lui ; en août, il compte les jours et s'étonne que chacun ne
l'amène point : elle sera là, sans aucun doute, dans les premiers jours de
septembre. Le 9, il écrit : Madame ayant pris la
maison qui était destinée à la princesse, elle sera logée dans les premiers
étages de ma maison, où elle sera très bien. Elle n'arrive pourtant
pas. Il annonce que son brick l'Inconstant sera le 25 à Civita-Vecchia
pour la recevoir et la mener à Porto-Ferrajo. C'est bien là le terme que
Pauline a fixé, mais sa santé la retient
encore tout un mois à la Favorite où elle est redescendue ; elle ne saurait
aller jusqu'à Civita-Vecchia : ce serait lui demander un effort
impossible, car, lorsque, le 27 octobre, elle annonce à sa sœur Elisa que son
départ est fixé au lendemain, ce n'est pas sans les plus vives appréhensions
qu'elle envisage son voyage. L'Inconstant, ayant à bord Mme Blachier que Madame a envoyée au-devant de sa fille, arrive à Civita-Vecchia, y trouve de nouveaux ordres et tout au début d'octobre, il vient mouiller en rade de Bides, où il attend vingt jours le bon plaisir de la princesse, laquelle vient à la fin s'embarquer à Portici. Un détachement-de la Garde avec quatre officiers supérieurs, est sur le brick. Murat décore les officiers de la croix de son ordre que Napoléon leur interdit de porter ; il fait des cadeaux aux grenadiers, et il ordonne à une frégate napolitaine d'accompagner l'Inconstant jusqu'au détroit de Piombino : elle retournera d'ailleurs sans avoir vu l'île d'Elbe. Bien que l'Empereur ait dit à Sainte-Hélène qu'il dédaigna toute communication avec le roi de Naples, on ne saurait mettre en doute que Murat à diverses reprises, avant même le départ de Pauline, lui eût écrit : la lettre que l'Empereur adresse, le 9 septembre, au grand-maréchal, le prouve amplement : J'ai reçu du roi de Naples, écrit-il, une lettre fort tendre. Il prétend m'avoir écrit plusieurs fois, mais j'en doute. Il paraît que les affaires de France et d'Italie lui montent la tête et le rendent fort tendre. Cela est des premiers jours de septembre et le 15, le roi Joachim confisque par décret et réunit à son domaine royal les dotations faites par l'Empereur, en vertu de la constitution du royaume, au duc de Reggio, au duc d'Otrante, au chic de Tarente, au duc de Gaète, au comte Regnier et au jeune comte Walewski. Si Murat était tendre dans ses épîtres, il ne l'était guère dans ses actes. Il convient donc d'attribuer à ces ouvertures la valeur qu'elles eurent sans doute : Murat ne renonçait jamais à tromper ou du moins il s'y essayait, et il croyait adroit de se répandre en effusions vis-à-vis de ceux qu'il trahissait ; de même ne faut-il pas s'attacher à une légende selon laquelle Murat aurait fait passer à l'Empereur de fortes sommes d'argent par l'intermédiaire de sa belle-sœur Pauline. La vérité est que Caroline avait fait prêter à sa sœur par le comte de Mosbourg 16.000 francs qui furent remboursés à celui-ci le 7 décembre 1814. |
[1] Il parait possible qu'il y ait un rapport entre les poésies de Mme Dargis et celles publiées dans la Nouvelle Revue Rétrospective de M. Paul Cottin sous le titre : Souvenirs de l'adjudant Pierre Labadie.
[2] Il est mort à Rome le 7 avril 1833 d'une chute de cheval.
[3] Jérôme-Napoléon-Charles, dont son oncle le roi Guillaume de Wurtemberg se chargea en 1832, reçut une éducation militaire, et entra dans l'armée wurtembergeoise où il obtint le grade de colonel. Il donna sa démission en 1840 lors des menaces de guerre contre la France que provoqua la question d'Orient. Atteint en 1842 (?) d'une maladie de l'épine dorsale pour laquelle on ne connaissait d'autre spécifique que les eaux de Vernet dans les Pyrénées orientales, il demanda vainement au gouvernement du roi Louis-Philippe, l'autorisation de faire une cure dans cette bourgade perdue. On la lui refusa. La maladie devint inguérissable et il vint mourir le 12 mai 1847 à la villa de Castello, près de Florence.
[4] Je me réserve de traiter d'ensemble dans un chapitre postérieur l'Avant-dernière aventure de Murat : je ne saurais en distraire ce qui est de cette question essentielle.