NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME X. — 1814-1815

 

XXXIII. — LES BEAUHARNAIS EN FRANCE.

 

 

(Avril 1814-février 1815).

HORTENSE. — PROCÈS ENTRE HORTENSE ET LOUIS.

 

Lorsque, dans la nuit du 30 mars, Hortense eut pris son parti, qu'elle se fut déterminée à rompre avec son mari, et, sans tenir compte des ordres de l'Impératrice régente, à rejoindre sa mère à Navarre ; lorsqu'elle se fut résolue à enlever ses fils à leur père qui les réclamait, et à la dynastie dont ils étaient, après le Roi de Rome, les héritiers désignés, on peut penser qu'elle avait agi d'impulsion, sans raisonner dans quelle étrange situation elle allait se mettre. Il y avait là de la niaiserie, de la violence, de l'obstination, l'attrait de rompre ses liens et de se sentir libre : mais elle avait trente et un ans, elle avait traversé 'depuis la Révolution assez d'événements pour qu'on dût penser qu'elle avait appris à se conduire. C'était à quoi l'on -se trompait : son inexpérience de la vie ne se pouvait comparer à rien et elle demeurait une pensionnaire à talents d'agrément, pour qui rien n'avait d'importance, hormis ses antipathies, ses répugnances et ses tendresses.

En route dès le petit jour, le 31, elle évite la forêt où elle croit trouver des cosaques et prend la grand'route de Rambouillet à Maintenon où elle court bien plus de risques. A Maintenon, elle demande à un régiment de cavalerie qu'elle y trouve, une escorte qu'on lui donne et, avant la nuit, elle arrive au château de Louye qui appartient aux d'Arjuzon et où ils lui ont offert un asile. Elle congédie son escorte, et, le lendemain 1er avril, à 5 heures du matin, elle repart ; à quatre lieues de Navarre, elle rencontre M. Fritz de Pourtalès venu au-devant d'elle avec les chevaux de l'Impératrice.

A l'arrivée, Joséphine parait éperdue de joie ; elle était si abattue, si consternée, si fondue en-larmes, sans nouvelles de sa fille ni de son fils ; elle tremblait surtout pour Malmaison et c'était là son patriotisme : On a prétendu, écrivait-elle à sa fille le 31, que le pont de Neuilly était occupé par les ennemis : ce serait bien près de Malmaison. Elle craignait que Hortense ne dût s'arrêter à Chartres et sa venue la ravit, mais elle ravit bien moins l'entourage qui s'était accru de toutes les personnes tenant plus ou moins à la Maison que la peur avait chassées de Paris. Il y avait Mme Mollien, la duchesse de Bassano, Mme d'Audenardé, les Pourtalès, d'autres encore et des quantités d'enfants et de domestiques ; quelques-uns témoignaient une fidélité qui les honorait ; la plupart montraient une joie indécente à la pensée que les Bourbons allaient revenir et qu'ils retrouveraient leurs biens, leurs titres et des places dignes d'eux. C'est à peine s'ils consentirent à se gêner pour faire place à la reine, à ses enfants et à sa suite : M. et Mme d'Arjuzon, Mme de Mailly-Couronnel, Mlle Cochelet, six ou sept domestiques. Le 3, venant de Fontainebleau, arriva un auditeur au Conseil d'État, M. de Maussion, envoyé par le duc de Bassano à sa femme avec la nouvelle de la capitulation de Paris. La reine, persistant en ses imaginations romanesques, pensait aller s'établir à la Martinique. J'élèverai bien mes enfants, disait-elle, et ce sera ma consolation. Mlle Cochelet qui demandait à l'accompagner outremer, partit le 3, avec M. de Maussion, pour Paris où elle allait tout préparer.

L'Impératrice, dès ce moment, n'avait qu'une idée[1], rentrer à Malmaison, retrouver ses habitudes, savoir ce qui en serait de son existence future et comme elle serait assurée. Elle avait reçu du chevalier Lenoir, conservateur des antiquités de Malmaison, des nouvelles rassurantes ; rien n'avait été pillé par les cosaques ni dans le parc, ni au château. Cela était à merveille, et elle ne tenait plus en place et voulait retourner chez elle. Toutefois, elle consentit à attendre que, à Fontainebleau, M. le duc de Vicence eût assez avancé les négociations pour qu'elle connût quel serait son lot et quel celui de ses enfants. L'Empereur y avait pourvu avec une admirable générosité : pour elle, un million en domaines et en inscriptions sur le Grand Livre de France avec jouissance et pleine disposition de ses biens meubles et immeubles particuliers ; au prince Eugène, vice-roi d'Italie, un établissement convenable hors de France et sur les 2.500.000 francs réservés aux membres de la Famille impériale, 400.000 francs à la reine Hortense et à ses enfants. Par là il semblait l'investir de la tutelle et de la garde de ses fils, autant du moins qu'il en conservait le pouvoir. Il avait pensé à tout et il avait, entre autres ordres suprêmes, donné celui que, à Blois, sur le trésor de la Couronne, l'on payât l'arriéré des traitements aux ayants droit de la Famille. On devait 700.000 francs à l'Impératrice, 600.000 à Hortense. Personne n'ayant mandat pour recevoir cet argent, M. Mollien, ministre du Trésor, le fit déposer chez M. Lefebvre, receveur général du Loiret ; mais lui, dont la femme trouvait à ce moment même à Navarre une hospitalité généreuse, ne fit rien dire à l'Impératrice ni à la reine. Cette somme fut remise au chic d'Angoulême qui ne la rendit jamais.

Sous l'escorte de M. de Maussion, Mlle Cochelet a gagné Paris et tout de suite elle s'est trouvée jetée dans une société où elle était extrêmement répandue avant la guerre, la colonie russe qui, chassée de Paris en 1812, y était tout de suite rentrée à la suite des Coalisés. Mlle Cochelet, au moment du départ de ses amis, s'était rendue dépositaire des papiers des uns et des diamants des autres, en sorte qu'ayant rendu des services, elle pouvait en demander. Ce n'était pas une mauvaise fille cette Cochelet, et elle était certainement dévouée à sa compagne de pension qui était devenue sa bienfaitrice, mais, d'origine très vulgaire, elle cherchait la réputation de femme d'esprit, de, femme à talents, d'épistolière, et par là, se faisait une sorte de petit salon dans l'antichambre ; affolée à la pensée de fréquenter des grands seigneurs, des princes, des empereurs, et qui fussent russes, elle avait, elle lectrice, confidente et, à des moments, directrice d'Hortense, la fille et la belle-sœur de Napoléon, la même forme d'esprit que les émigrés rentrés tout à l'heure et le même degré de patriotisme. Par tous les moyens de persuasion, elle agit sur la reine pour la détourner de se solidariser avec les Bonaparte, pour l'amener à Paris, pour la mettre en contact et en relations avec les Russes, pour lui conserver sa fortune et assurer son indépendance en la plaçant sous la protection des ennemis de Napoléon. C'était une façon, à la vérité, peu exaltée, mais très humaine, de comprendre le dévouement. Et, pour décider Hortense, elle lui rapportait tous les propos qu'on lui tenait : Ecrivez-lui, disait Nesselrode, qu'elle reste encore où elle est avec sa mère et ses enfants et qu'elle fixe elle-même son sort. Tout ce qu'elle voudra sera fait. Le prince de Bénévent a dit en conseil, alors qu'on discutait sur le sort à faire aux Bonaparte : Je plaide pour la reine Hortense seule, c'est la seule que j'estime. M. de Metternich a eu des mots délicieux ; M. le clac de Vicence a chargé Mlle Cochelet de dire à la reine de venir à Malmaison, que le sort de ses enfants en dépendait. Le duc Dalberg disait à M. Tascher : On la regarde comme étrangère à la famille Bonaparte puisqu'elle est séparée de son mari ; elle devient l'arbitre de ses enfants ; on les lui a laissés, elle peut être fort heureuse, elle est si aimée, si estimée ! Et pour dernier coup, Mlle Cochelet fait paraitre l'empereur de Russie. Il veut aller voir la reine à Navarre si elle ne vient pas à Malmaison... Songez, dit-elle, qu'il a entre ses mains la destinée de vos enfants. Dans le traité de Fontainebleau on a placé vos enfants avec vous, c'est un grand point de sécurité pour vous et cela prouve toute l'estime qu'on vous porte, car chacun s'occupe des détails qui peuvent toucher votre cœur maternel.

Ainsi comme s'il se fit agi de remporter une victoire, en provoquant sa défection, semblait-on s'acharner à la tenter. Elle pourtant résistait ; elle interdisait à sa confidente des démarches qu'elle devrait désavouer. Elle prétendait à la tranquillité qu'elle trouvait préférable à tout ce brillant agité qui l'entourait. Elle ne croyait pas qu'elle pût l'ester en France : Le vif intérêt qu'on me montre, pourrait, par la suite, écrit-elle, donner de l'ombrage. Cela était plein de sens et elle comprenait même quelle faute elle avait commise et y cherchait des excuses. Je suis encore toute troublée, écrit-elle, du sort qu'en destine à l'empereur Napoléon : Est-il vrai ? Est-il arrêté ? Donne-m'en des détails. Si je n'étais pas venue auprès de ma mère, je suis sûre que je n'aurais pas pu m'éloigner d'eux dans ces moments malheureux. Ah ! j'espère qu'on ne me demandera pas mes enfants ; c'est alors que je n'aurais plus de courage. Et elle écrit à l'Empereur, et la lettre, envoyée à Mlle Cochelet, est par elle remise à Nesselrode qui la fait passer au duc de Vicence !

Le 12, au moment où Joséphine a déjà décidé son départ, Hortense persiste dans sa résolution : ce sont des enfantillages, lui dit-on : c'est toujours ainsi qu'on traite ce qui est du devoir. Je reste, répond-elle, je n'ai que de trop bonnes raisons. Je ne dois pas séparer ma cause de celle de mes enfants. C'est eux, c'est leurs parents qui sont sacrifiés dans tout ce qui se fait. Je ne veux donc pas me rapprocher de ceux qui renversent leur destinée... Je ne doute pas que l'empereur de Russie ne soit excellent pour moi ; j'en ai entendu dire beaucoup de bien, même par l'empereur Napoléon, mais si j'ai été autrefois curieuse de le connaître, dans ce moment je ne veux pas le voir. N'est-ce pas notre vainqueur ? Voilà qui amuse fort Mlle Cochelet et prête à des calembours faciles : Le 20 cœur, dit-elle, et le mot court la société russe et Nesselrode, qui le trouve à son goût, le confisque pour son usage. Pourtant avec la reine, Mlle Cochelet ne s'y risque pas. Elle la sait sérieuse sur certains sujets et incapable de les prendre en riant.

Le 13 avril, Hortense a congédié sa maison d'honneur et elle a rendu à ses dames du Palais le serment qu'elles lui ont prêté. Sa mère va partir pour Malmaison. Elle-même, où ira-t-elle ? Pas un instant elle n'a pensé à rejoindre son mari : leurs sentiments réciproques sont de même nature. D'ailleurs, elle ne le trouverait plus à Orléans. L'Empereur ? Mais ne le gênerait-elle pas ? L'Impératrice Marie-Louise peut-être ? Elle part donc de Navarre, le 14 au matin, et vient se reposer à Louve chez les d'Arjuzon. Là, son écuyer, M. de Marmot, lui apporte un paquet de lettres de tous les gens qui se disent ses amis. Mlle Cochelet atteste les dieux et les hommes que c'est là une imprudence fatale si la reine va trouver sa belle-sœur ; le prince Léopold en a les larmes aux yeux ; Mme de Caulaincourt, mère du duc de Vicence, et ancienne dame d'honneur de la reine le lui défend ; Lavallette en est atterré, Czernitcheff, qui est bon juge aux choses d'honneur, déclare que cela serait de l'excès ; où qu'elle se tourne Hortense ne voit que des gens prosternés et en attitude de suppliants. L'empereur de Russie a dit au prince Léopold qu'il voulait aller à Navarre et il a ajouté : Vous savez que j'aime et que je respecte cette famille ; le prince Eugène est le prince des chevaliers ; j'estime d'autant plus l'impératrice Joséphine, le prince Eugène et la reine Hortense que leur conduite envers l'empereur Napoléon est supérieure à celle de bien d'autres qui auraient dit montrer plus de dévouement.

Ces arguments, si touchants soient-ils, n'empêchent pas la sœur du prince des chevaliers d'aller à Rambouillet. Elle compte que l'impératrice Marie-Louise, laquelle, en bien des circonstances, lui a témoigné une affectueuse confiance, se trouvera heureuse de la voir ; qu'elle l'accueillera avec tendresse et peut-être que, en cette douloureuse épreuve, elle recevra de sa présence un encouragement moral qui ne sera pas inutile. Et dans ce cas, Hortense, elle aussi, eût éprouvé un réconfort qui l'eût mise dans le chemin du devoir. Il y a une contagion de bien faire, comme il y en a une de mal agir. Mais, à Rambouillet, elle est reçue avec froideur, avec une sorte de gène communicative. Les entours étaient décidés et avaient à remplir leur tâche, qui était d'empêcher qui que ce soit des Bonaparte d'approcher l'Impératrice et d'agir sur elle. Marie-Louise elle-même avait pris son parti et se sentait reconquise par l'Autriche : elle attendait son père et c'était son sort, le sort de son fils qu'elle allait jouer. Hortense vit qu'elle était de trop et elle prit congé — sans qu'on la retint.

Où aller à présent ? Elle ne pouvait penser à retourner à Navarre d'où tous les gens de sa mère étaient partis ; restait Malmaison. Justement, ce jour-là, l'empereur Alexandre avait, par Nesselrode, fait savoir à Mlle Cochelet qu'il irait y voir l'impératrice Joséphine. Au moment où il en partait arriva la reine avec ses enfants. Joséphine avait été comme à son ordinaire quand elle voulait plaire, avec une nuance de plus d'abandon, de soumission si l'on peut dire. Hortense se réserva ; elle refusa de se jeter à la tête du vainqueur, de jouer à la famille de Darius ; elle fut polie, rien de plus ; elle resta très froide, très digne ; elle ne répondit rien aux offres qu'on lui fit pour ses enfants. L'empereur en fut d'abord légèrement piqué ; puis il trouva son amour-propre engagé à triompher de cette sorte de résistance. Il retourna à Malmaison, fit de grands frais auprès de la reine, qui, en coquette qu'elle était, joua l'indifférente, repoussa ses offres de service, s'établit avec lui si l'on peut dire en cette sorte de flirt défensif auquel certaines femmes excellent.

A coup sûr, l'empereur de Russie eût trouvé pour agréable d'offrir à Joséphine et à Hortense des services même désintéressés. S'agissant de fortune, d'agréments de position ou d'argent, il était tout à elles, mais il ne fallait point toucher encore aux questions du morcellement de l'Europe et réclamer la part d'Eugène. Les dames Beauharnais, comme on disait déjà au Château, ne l'avaient point fait, ayant pour cela trop de tact et d'adresse. Le travail n'était point assez avancé et il fallait amener l'empereur peu à peu et sans presque qu'il s'en doutât à prendre de lui-même parti pour Eugène, et, soit sur un plan arrêté pour servir son frère, soit sous l'action d'une sympathie triomphant des résistances, soit enfin par l'effet d'une cour suffisamment assidue, Hortense ne refusa point sa porte aux quotidiennes visites, pas plus qu'elle ne rebuta ces conversations où l'intérêt s'efforçait de se témoigner, comme pour parvenir à une très étroite entente qui n'avait peul-gant presque rien à voir avec l'amour.

Toutes sortes de menus agréments qui marquent des attentions résultent de ces visites d'Alexandre. Les Suédois ont dû évacuer les locaux de l'hôtel : le maire du H e arrondissement a reçu du général Sacken l'ordre de faire remettre en état les écuries. On n'a garde de manquer à. une femme qui est -ainsi honorée de la visite quotidienne de l'arbitre de l'Europe. Pourtant à lui, Hortense ne parle pas ; bien plus pressée, Joséphine, dès qu'elle a été installée à Malmaison, a supplié son fils d'arriver à Paris polir obtenir, en ce qui le touchait, la réalisation des promesses faites à son sujet par le traité du 11 avril. Déjà, d'ailleurs, Eugène s'était mis en correspondance avec l'empereur Alexandre et il en avait reçu une lettre en date du 26, qui excédait vraiment les bornes de la bienveillance : La loyauté, lui disait Alexandre, fut toujours la première vertu des princes comme du soldat et la noble franchise avec laquelle Votre Altesse Impériale me parle de ses devoirs passés, de ses espérances présentes, de ses sentiments, de ses regrets même, ajoute encore à mon estime. Elle était acquise à sa valeur, à ses talents militaires et à son caractère. Je la dois également aujourd'hui à ses principes, à sa conduite, et il me sera bien agréable, dans les arrangements qui vont se traiter, de trouver l'occasion de lui donner des preuves de l'intérêt réel que je lui voue à elle et à sa famille et des nouveaux témoignages de mes invariables sentiments.

Eugène multipliait les démonstrations, puisque, le 27, il obtenait d'Alexandre une nouvelle réponse, mais il sentait que, par sa présence seulement, il obtiendrait quelque réalité. Laissant donc à Munich sa femme fatiguée par son voyage précipité, il prit la route de Paris. Je sens, écrit le 9 mai à Joséphine sa soumise et tendre fille la princesse Auguste, je sens que ce voyage est nécessaire, mais aussi combien il est pénible pour mon Eugène. J'attends avec impatience des nouvelles de son arrivée pour savoir comment il vous aura trouvée et ce que nous pouvons espérer pour notre sort. Le même jour, 9, de très bonne heure, Eugène arrive à Malmaison. Je m'étais fait devancer, écrit-il à sa femme, par une lettre au roi de France, car je ne pouvais en aucune manière arriver à Paris sans me présenter d'abord à lui ; aussi, à peine avais-je embrassé ma mère que j'ai reçu l'autorisation de me présenter aux Tuileries. J'ai effectivement présenté nies hommages à Louis XVIII, qui m'a parfaitement reçu et m'a demandé de tes nouvelles avec beaucoup d'intérêt. J'ai vu, chez le roi, Monsieur et le duc de Berri, son fils. Je compte demain les voir chez eux et me présenter aussi chez les empereurs et les rois alliés.

Comment s'était-il présenté chez le roi on a dit beaucoup qu'il l'avait été sous le nom de marquis de Beauharnais. Par la suite, la reine Hortense le démentit. D'abord, écrivait-elle en 1828 au général Guillaume de Vaudoncourt, ce n'était pas son titre, ensuite on n'annonce pas chez le roi, et la Charte reconnaissant tous les titres, il n'aurait pas eu toute l'élévation qu'on devait attendre de son noble caractère à renier celui de prince Eugène qu'il avait gagné, illustré et que rien ne le forçait à quitter. On eût aisément pu répondre qu'il ne s'agissait plus là d'un titre, — à moins que ce ne fût celui de prince de Venise — que la Charte eût reconnu, mais qu'il s'agissait d'une qualité garantie par le traité du 11 avril à Eugène Napoléon comme aux autres Napoléonides et qu'on leur refusait sans en donner aucune raison.

Tout l'intérêt est là, de même que la question n'est pas que le prince Eugène eût ou non été annoncé, mais qu'il eût fait la démarche et qu'il s'en applaudit. Cela donne sa mesure. D'ailleurs, malgré se prodigue en visites aux empereurs, rois et princes, et qu'il reçoive de tous un accueil des plus gracieux et des promesses qui ne leur coûtent point, mais du moins, qui sont fort belles, Eugène se trouve lancé dans la société qui fréquente chez sa sœur et chez sa mère et qui est à coup sûr la plus mélangée qu'on puisse réunir. Il y a d'abord le monde militaire, les jeunes officiers qui furent ses camarades et qui sont les camarades de Flahaut, certains comme La Bédoyère, Lawœstine, Lascour, Anatole de Montesquiou plus ardents contre les Bourbons que quiconque ; c'est ensuite ce qui est d'Empire, qui parut dévoué jadis, qui fut le plus avant dans la confiance de Napoléon et dont la fidélité doit inspirer tous les doutes. Il y a d'anciens ministres, d'anciens ambassadeurs, des femmes de maréchaux qui vont danser chez Blücher ; il y a le monde qui se jette à la tête des Bourbons et affecte un enthousiasme qui fait peu d'honneur à ceux qui le témoignent ; puis quelques braves gens comme Lavallette, qui peu à peu s'écartent ; car, on n'est pas même entre soi, à se dire ses vérités. Il y a tout un monde d'opposition à l'Empereur dont la présence est tout à fait singulière. Il y a Mme de Staël et Mme Récamier, avec le prince Auguste de Prusse. Il y a Mme du Cayla, qui fut élevée chez Mme Campan en même temps qu'Hortense et qui délire de son royalisme à la Talon ; il y a M. Sosthène de La Rochefoucauld, ami de Mme du Cayla, celui-là qui, émule de M. de Maubreuil, passa une corde au col de la statue de la Colonne ; l'homme qui, entre les gens du monde, à été le plus ardent dans ses propos et le plus violent dans ses actes. C'est à M. de La Rochefoucauld que Hortense écrit le 30 avril, un mois après l'attentat qu'il avait inspiré et auquel il avait participé : Savez-vous ce que je sens le plus vivement dans ce moment-ci ? C'est l'intérêt qu'on me montre... Votre lettre me prouve que je n'ai rien perdu et l'amitié console bien facilement des plus pénibles positions. Je suivrai vos conseils cependant pour rendre la mienne plus naturelle... Parlez de moi à celle qui me marque aussi tant d'amitié ; j'écris pour vous deux, sachant que ce que je sens est également partagé entre volis et elle. Et des lettres à cet homme : des lettres qui sentent le devoir de demoiselle, des lettres sur le thème : mépris des grandeurs, dédain de l'infortune, exaltation de l'amitié. Sait-elle ce qu'il a fait lorsqu'elle lui écrit : Mon frère vient d'arriver, j'en suis bien heureuse et j'ai besoin de vous le dire... Je suis restée bien peu de temps avec mon frère et cependant j'ai trouvé le moment de lui parler de vous et de notre amie. J'ai voulu qu'il connût de suite tout ce qui m'intéresse et c'est un ami de plus que je vous offre. A la vérité, Eugène, ainsi donné, se reprit et à entendre les propos qu'il tint à Mme du Cayla, l'on peut se demander quelle sorte de cordialité régnait dans le salon de la rue Cerutti.

Hortense, comme sa mère, était possédée de l'idée de tenir un salon ; un salon qui ne fût à aucun parti et où fréquentassent des gens de toutes nuances et de toutes nations pourvu qu'ils fussent bien du Monde. Quand un peuple est vaincu, il n'a point à être courtois vis-à-vis de ses vainqueurs. Mais qu'est-ce d'une Bonaparte qui trouve son plaisir à accueillir dans son salon quiconque a été le plus notoirement ennemi des Bonaparte' comment peut-elle écrire à M. de La Rochefoucauld le jour de l'entrée de Louis XVIII à Paris : Vous êtes heureux et vous n'avez pas besoin de me le dire. C'est mal. Je partage votre bonheur de revoir ceux que vous avez toujours été élevé à aimer et je pense aussi à celle qui doit souffrir, car il est impossible que la duchesse d'Angoulême ne se retrouve pas dans tous ces lieux avec une grande émotion. Je me rappelle celle bien vive que j'ai éprouvée en entrant pour la première fois aux Tuileries et c'est en devinant la sienne que je sens combien elle m'intéresse. Ainsi éprouve-t-elle le besoin de féliciter M. de La Rochefoucauld, mais aussi de comparer ses sensations à elle, la protégée de M. Tallien et de Barras, à elle qui doit tout à la Révolution et ne vaut que par elle, aux sensations de la fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette, de la sœur de Louis XVII ! C'est là un trait de caractère qu'il ne faut pas oublier. De même que ses amies les maréchales d'Empire, Hortense voudrait être de ce inonde, y entrer de plain-pied ; sa mère, plus bavarde, parle des obligations que lui ont les Bourbons, des gens qu'elle a sauvés et qui ne viennent pas la voir, des personnes de sa maison qui passent toucher leurs appointements sans demander à être reçues par elle. Elle continue à regretter la visite que le duc de Berri, lors de son débarquement, avait pensé lui faire à Navarre ; elle s'attriste que les princes Bourbons ne viennent pas à Malmaison ; elle se plaint qu'on lui ait manqué en enlevant de Notre-Dame le corps de son petit-fils ; elle est pleine d'illusions sur elle-même et sur les autres ; chacune en se dissipant lui cause une véritable souffrance, et son inconscience est dépourvue de toute dignité. Pour prendre revanche des Bourbons qui ne viennent point, elle ouvre sa maison toute grande aux vainqueurs : il n'en est point qu'elle n'attire. Elle leur fait les honneurs de la maison et de l'épouse de Napoléon. Elle multiplie ses toilettes, et répond aux visites par des invitations à dîner : Russes, Prussiens, Anglais affluent chez elle et elle se donne l'illusion qu'à son tour elle a conquis les vainqueurs. En effet ils étaient curieux de la voir et ils s'émerveillaient qu'étant devenue ce qu'elle paraissait être, elle les accueillit comme elle faisait. Ils y venaient, certes, comme au spectacle ; et puis aux Tuileries on les recevait si mal. Plus on leur avait d'obligations, moins on leur témoignait de reconnaissance et c'était chez les Beauharnais qu'on les accueillait comme si l'on était à leur égard pénétré de gratitude.

 

Hortense n'est point aussi loquace que, sa mère, mais elle est tout autant qu'elle perdue dans l'irréalité. Avec un peu moins d'empressement, elle reçoit les étrangers les plus notables, peut-être uniquement parce qu'ils sont marquants, qu'ils témoignent le désir de venir, et qu'elle trouverait peu poli de les écarter. ll en est qu'elle attire et qu'elle sollicite ; c'est qu'elle est la victime de cette curiosité qui s'exerce sur toute femme tenant un salon, qu'elle est mal informée et assez sotte.

Et elle est femme, elle a trente ans et elle est jolie : elle en aurait soixante et elle serait laide qu'il en serait tout de même. Cet empereur qui s'occupe d'elle et qui lui prodigue ses offres de services, qui lui fait une cour à ce point assidue que, pour elle, il oublie les obligations de sa représentation officielle ; qui fait dépendre en quelque façon de l'accueil qu'elle, lui fera, le sort de Joséphine et celui bien autrement important d'Eugène, peut-on vraiment exiger qu'elle le rebute ? L'on ne saurait penser au patriotisme ; à remuer les lettres qu'on a de la plupart de ces femmes, il semble qu'elles n'en aient ni plus ni moins que les dames revenues d'émigration, avec lesquelles elles seraient si heureuses de se rencontrer, pourvu qu'elles fussent à égalité et qu'elles ne subissent pas l'affront suprême, elles qui se croient arrivées, d'être traitées en parvenues. Pas plus de conscience nationale que de conscience- familiale ; Hortense ne se tient pas plus solidaire des Français qu'elle ne se tient solidaire des Bonaparte. Elle sait que l'empereur de Russie eut assurer son sort qu'il trouve aventuré sur le traité de Fontainebleau ; déjà fais admettre par le roi qu'on laissera à l'Impératrice Joséphine, sa vie durant, la forêt de Navarre, mais, pour Hortense, il faut plus et mieux, et quelque chose qui passe à ses fils, et c'est ce qui rend la négociation difficile et motive de quotidiennes consultations. Le 14 mai, la reine donne à Saint-Leu une partie de campagne où Alexandre se trouve avec l'Impératrice, le prince Eugène, la maréchale Ney et le duc de Vicence. On fait, dans la forêt de Montmorency, une promenade, en char-à-bancs découvert. Chacun des Beauharnais, à sa façon, entretient le souverain de ses intérêts ; Hortense dédaigneuse, Eugène, direct et militaire, réussissent mieux que Joséphine quémandeuse et pleurarde, mais elle est de son temps. Peu ou pas couverte, elle prend froid. Elle est dans des dispositions morales qui la dépriment ; elle souffre de l'ingratitude des Bourbons, du manque d'égards de la nouvelle cour, des articles des journaux ; elle ne comprend pas. Ainsi disposée, toute indisposition est grave et il faudrait du repos et du lit, mais l'Impératrice, qui se fuit elle-même, n'en reçoit pas moins tout ce qui se présente, aussi bien Mme de Staël qui, à brûle-pourpoint, lui pose des questions sur ses sentiments pour l'Empereur, dite les Anglais débarqués d'hier, fussent-ils comme la comtesse de Tankerville, née Gramont, des intimes d'Hartwell. Elle accueille, et avec quelle grâce, le roi de Prusse et ses jeunes fils, le prince de Cobourg, les grands-ducs de Russie. Que ne donnerait-elle pas pour avoir l'empereur d'Autriche, et, comme il s'excuse disant qu'il craint que sa présence ne lui fasse de la peine : Pourquoi donc ? répond-elle, pas du tout, ce n'est pas moi qu'il a détrônée, c'est sa fille ! Pour Alexandre, elle le comble de présents, menus tels que l'album de romances de la reine Hortense avec les dessins originaux, ou admirables, tels que le camée offert par le Pape au moment du Couronnement, ou exquis tels qu'une tasse de porcelaine de Sèvres avec son portrait peint par Mme Jaquotot.

Son indisposition ne l'empêche pas de se décolleter dans des robes délicieusement légères, de se promener dans le parc après le dîner, d'ouvrir le bal avec l'empereur, de jouer aux barres sur la pelouse devant le château ; car il ne faudrait point penser que ses cinquante et tin ans l'empêchent de chercher à plaire et d'employer, pour y parvenir, tous les raffinements de toilette, de coquetterie, d'allure jeune. Mais, le 26, malgré son courage mondain qui la mène aux fêtes comme un soldat au feu, elle est terrassée ; elle doit s'aliter ; on lui applique sur le cou un large vésicatoire : Ce jour-là, a dit Alexandre Lenoir, conservateur des antiquités de Malmaison, elle était attendue aux Tuileries pour être présentée à Louis ; sa visite n'eut pas lieu ; je le sus le même jour par un huissier que je vis au château. Le 27, l'empereur de Russie doit dîner ; elle ne peut se lever ; Eugène aussi est au lit avec un fort accès de fièvre. Il y a pourtant grande compagnie, car quiconque s'inscrit est prié. Alexandre qu'on n'a pu prévenir à temps, vient, voit Eugène dans sa chambre, dîne. Après le repas, Hortense s'excuse, remonte ; les invités se retirent. Dans la nuit, aggravation sensible, la fièvre monte, l'arrière-gorge prend une couleur rouge foncé ; au matin, consultation ; on commence seulement à être troublé, point inquiet. Dans trois ou quatre jours, écrit Eugène à sa femme, les plus forts accès de la maladie seront passés... Aussitôt que notre mère sera rétablie, je prendrai congé de tout le monde et je partirai pour Munich. Dans la journée, Horeau, le médecin de l'Impératrice, réclame une seconde consultation. La maladie a dégénéré en lièvre putride ; les médecins ont perdu tout espoir. Ils appliquent néanmoins un nouveau, vésicatoire sur la poitrine, mais l'effet est nul. Dès lors l'agonie est commencée et la connaissance est supprimée.

Hortense qui ne sait pas, qui n'est pas renseignée, à laquelle les médecins ont caché la mort prochaine, s'inquiète à présent. On lui a dit que la maladie serait longue, façon de lui dire qu'elle est grave et elle l'a pris à la lettre. Elle organise donc les tours de veille ; chacun à son tour veillera la nuit entière, depuis elle jusqu'aux femmes de chambre. Elle veut commencer, on lui fait des objections auxquelles elle se rend ; ce sera sa femme de chambre qui passera cette première nuit — la dernière qu'ait vécue l'Impératrice. Au matin, on s'aperçoit que l'agonie qui a duré toute cette nuit, va se terminer. Durant que, en bas, ses 'enfants entendent la messe, car c'est la Pente- côte, en haut l'abbé Bertrand lui administre les derniers sacrements. Lorsqu'ils remontèrent et qu'ils comprirent, la reine s'évanouit et on dut l'emporter hors de la chambre ; Eugène, recueillit seul le dernier soupir de sa mère.

C'était le 29 mai, à midi.

Hortense et Eugène ne rentrèrent point dans la chambre mortuaire. Deux heures après que leur mère eut expiré, ils partirent pour Saint-Leu. Ils n'assistèrent point à la veillée funèbre, ils ne rendirent point les suprêmes devoirs ; ils ne participèrent point aux obsèques.

Ils prirent le deuil — pour six mois : six semaines très grand deuil en étoffes de laine ; six semaines grand deuil, crêpe et soie, et trois mois de deuil en diminuant. Cela est la règle et l'Almanach impérial le commande ainsi. Ils firent part, dans la journée noème, au roi, aux princes et aux souverains étrangers ; quant à Napoléon, ils pensèrent le le' juin à lui annoncer la mort et Eugène écrivit au directeur de la Police pour demander un passeport pour le courrier qui devait aller porter alors la nouvelle à l'Ile d'Elbe. Il n'y a point trace qu'il ait fait part à la belle-mère, aux belles-sœurs et aux beaux-frères de sa mère, lesquels d'ailleurs ne semblent point avoir pris le deuil.

Par un effort d'habileté qui montre en Eugène un diplomate- avisé, moyennant des concessions adroites, des transactions ingénieuses, les obsèques de Joséphine prirent un caractère presque impérial, de l'impérial de demi-caractère. Point d'armoiries, sur, es tentures, mais vingt mille personnes, défilant dans. la chambre ardente ; point de billets de part, mais, sur les registres de l'état Civil, un acte de décès où il est rappelé que -la défunte fut impératrice, sacrée et couronnée. Le prince Eugène a annoncé le décès au roi et aux princes, mais ces derniers ont fait reporter des compliments. Le 2 juin, à midi, lorsque, après les bannières des confréries, un fort détachement de la garde impériale russe et les gardes -nationales du canton, le convoi s'avance, entre deux haies de Russes et de gardes nationaux, de Malmaison à l'église de Rueil, les petits princes mènent le deuil et, après eux, marchent le général Sacken représentant l'empereur Alexandre-, lé prince de Mecklembourg, le grand-duc de Bade, le marquis et le comte de Beauharnais, et ensuite, en foule, les 'officiers généraux, tant français qu'étrangers, les maires, les curés,-puis le peuple, un peuple vraiment très recueilli, très attendri, venu de tous les environs, car, à Malmaison, la bonne Impératrice avait été vraiment la bonne châtelaine.

Après le service, il y eut l'oraison funèbre que prononça M. de Barral, archevêque de Tours. Il parla de l'Impératrice en bon parent et de Napoléon en bon royaliste : celui qui, pour écrire l'histoire, suivra M. de Barrai, se perdra aux sentiers fleuris où le conduira cette éloquence épiscopale, mais il y apprendra comme Eugène, héros modeste, aimait à être loué.

En robe de fleuret noir, avec crêpe lisse au col et aux manches, Hortense, le lendemain de la mort de sa mère, a reçu l'empereur Alexandre, lequel avant de quitter Paris — car les dernières signatures ont été échangées — a voulu lui porter ses condoléances, et lui remettre l'espèce d'acte dont il avait imposé la rédaction au roi de France. Il est vis-à-vis d'Hortense d'une tendresse amicale et respectueuse ; vis-à-vis d'Eugène d'une cordialité presque fraternelle : il le comble d'égards et de promesses, mais il ne peut à lui seul régler son sort, il y faut l'Europe.

Toutefois, si, pour ce qui touche l'établissement indépendant, il en est ainsi, ne doit-on pas chercher l'intervention d'Alexandre dans le règlement de certaines questions qu'ouvre la mort de Joséphine et qui reçoivent au profit d'Eugène une solution tellement inattendue qu'elle ne saurait s'expliquer autrement. Ainsi, mise à part la propriété de Malmaison, qu'on pouvait prétendre avoir été acquise des deniers de Joséphine, puisqu'elle en avait bien payé de ses deniers la millième partie, qu'allait-il arriver du duché de Navarre, acheté par le Domaine extraordinaire, et conféré à titre gratuit ? Le gouvernement royal n'allait-il pas le confisquer ou le séquestrer ? Point du tout. Sans doute, les forêts qui, viagèrement, selon le décret du 11 mars 1810, avaient été affectées à portion du douaire et qui, vraisemblablement, devaient former la dotation d'un million prévue par le traité du 11 avril, firent alors retour au Domaine, mais le duché, tel qu'il avait été constitué par les lettres patentes, fut dévolu à Eugène, attendu que l'Impératrice n'avait pas fait avant sa mort la désignation d'un prince dans la descendance de son fils. Eugène ne fut pas même requis de prêter au roi le serment obligatoire aux termes de l'article 37 du titre III du Second statut du 1er mars 1808, et, advenant qu'il fut prince bavarois et pair du royaume, il n'en jouit pas moins jusqu'à sa mort de son duché français[2].

On ne salirait clouter que l'acte concernant la dotation de Navarre n'eût été rédigé et qu'il n'eut eu son effet si Joséphine avait vécu : mais il n'aurait produit qu'une action viagère et l'on ne saurait penser que la rente d'un million, accordée par le Traité de Fontainebleau eût pu passer à ses héritiers. De ce côté, ceux-ci n'avaient donc rien perdu.

La reine Hortense, par l'acte qu'avait imposé l'empereur Alexandre, avait gagné des avantages qu'elle n'eût jamais pu attendre d'une exécution même loyale du traité de Fontainebleau.

L'allocation de quatre cent mille francs par an — en domaines ou en rentes sur l'État — que promettait le traité de Fontainebleau, était consolidé en un duché érigé à son profit et au profit de ses fils, ce qui portait des dignités en même temps qu'une fortune. Mais quel nom donner à ces enfants. C'était là une des difficultés qui avaient formellement entravé la négociation. Il était simple, à la vérité, de ne pas leur donner de nom du tout et de les déclarer bâtards, sinon d'une façon expresse au moins par une prétérition adroite : il suffisait de dresser les lettres patentes au nom de Mademoiselle de Beauharnais. Il ne faut pas croire qu'Hortense ait senti l'injure de cette proposition, comme femme, comme épouse ou comme mère ; mais elle la ressentit profondément comme reine. Je crois de mon devoir, dit-elle, de ne pas permettre qu'on oublie que j'ai été reine, bien que je ne tienne pas à me faire nommer ainsi ; je n'accepterai cette compensation offerte à tout ce que perdent mes enfants que de ceux qui reconnaîtront ce qu'ils furent ainsi que moi. Ainsi avait-elle discuté sans tenir aucun compte de l'état civil de ses enfants ni de celui de leur père et sans s'occuper qu'il consentit ou non à ce qu'elle allait faire.

Après beaucoup de consultations avec Nesselrode auquel Hortense écrit : J'ai besoin de vous remercier de tout ce que vous faites pour moi ; il m'est doux de vous devoir quelque chose ; après des conférences, où Mlle Cochelet était en tiers avec Nesselrode et le duc de Vicence, celui-ci proposa qu'on substituât à Mlle de Beauharnais ces mots : Hortense-Eugénie, désignée dans le traité du 11 avril. Il y voyait des avantages à l'infini, entre autres de contraindre le roi à une première application de ce traité de Fontainebleau que M. de Blacas était si fort disposé à mettre en oubli. Mlle Cochelet assure que telle fut la forme de la négociation : cela se peut ; mais il faut compter avec sa mémoire.

 

Alexandre s'était fait fort d'imposer à Louis XVIII l'obligation d'exécuter sous une forme ou l'autre les engagements vis-à-vis d'Hortense : Il y travailla consciencieusement, car il n'avait pour une telle entreprise à compter sur l'appui d'aucun de ses alliés et tous les procédés dilatoires, tous les atermoiements, toutes les chicanes, M. de Blacas, avec qui l'on traitait, n'avait pas manqué de les employer. Et comme, pour des raisons essentielles, M. de Blacas agissait seul, hors de toute intervention des ministres, il n'avait personne pour l'instruire, lui si prodigieusement ignorant des formes, des choses et des êtres.

 

D'autre part, qui donc, du côté d'Hortense ou du côté de l'empereur de Russie, était assez instruit du droit ancien et du droit nouveau, des formules jadis employées pour les érections de duchés et de celles nouvellement introduites, de tout ce qui rendait un tel acte, comportant de telles conséquences, inattaquable et irrévocable, qui donc était assez expérimenté pour guider ces deux inexpériences : celle d'Alexandre, apte probablement à rédiger un ukase, mais non une ordonnance à la française et celle d'Hortense, la femme la plus ignorante, certes, en de telles matières ? Qui ? Nesselrode, qui n'en savait pas plus que son maitre, et M. le duc de Vicence.

 

Alexandre laissa faire M. le duc de Vicence : il avait pour l'ancien grand écuyer de France, l'ancien ambassadeur en Russie, l'ancien aide de camp de Napoléon, une prédilection qu'on s'explique lorsqu'on connaît les services que M. le duc de Vicence avait rendus à la cause des Alliés ; il le tenait constamment avec lui ; il demandait à déjeuner à Mme de Caulaincourt ; il obligeait le comte d'Artois à s'asseoir à la même table que l'homme réputé pour avoir arrêté le duc d'Enghien. Mais cette extraordinaire faveur ne rendait point le duc de Vicence expert aux choses du droit et aux formes juridiques. Nul de ceux qui entouraient la reine n'y avait plus d'aptitude : ni le baron Devaux, ancien chef d'escadron, son intendant, ni M. de Marmold van Eeck, son écuyer, ni l'abbé Bertrand, son chapelain. En sorte que l'on s'explique à merveille, cette phrase écrite par l'empereur Alexandre à Mlle Cochelet Blacas trouve notre rédaction bonne et croit qu'elle ne souffrira aucune difficulté. C'eût donc été de la façon de Mlle Cochelet en collaboration avec l'autocrate !

L'affaire de la reine et celle de Joséphine s'étaient traitées à part et par un autre négociateur que les affaires bien plus importantes. Telles les traités de la paix générale entre la France d'une part, et, de l'autre, l'Autriche, la Russie, la Grande-Bretagne, la Prusse, le Portugal et la Suède, où comme plénipotentiaire français intervenait le prince de Bénévent. Telle la déclaration exigée de Louis XVIII par les souverains alliés relativement à l'exécution du traité du 11 avril, où les ministres des Alliés avaient en tête le prince de Bénévent, ministre des Affaires étrangères ; mais la négociation relative à la reine Hortense — et sans doute à Joséphine — demeurait personnelle au roi, et c'est pourquoi il la faisait traiter par son confident M. de Blacas. Cela pour beaucoup de raisons : qu'il fallait que la conclusion restât secrète pour qu'elle ne pût servir de pont aux autres membres de la Famille ; bien que la signature de cet acte privé fût la condition de la conclusion des traités politiques, le roi ne voulait point en convenir de crainte de donner ouverture aux prétentions d'autres puissances. D'ailleurs, les termes quels qu'ils fussent qui seraient employés engageaient peu. A la date du 30 mai, l'on vivait encore sous le régime de Bon plaisir, ou, ce qui était pareil, de la Déclaration de Saint-Ouen du 2 mai ; la Charte constitutionnelle ne devait être promulguée que le 4 juin, et dans cet intervalle si veut le roi, si veut la loi.

Ce fut en s'attachant à toutes ces considérations que l'on rédigea cet acte, qui sort tellement des formes usitées qu'on ne saurait se passer d'en lire le texte[3] :

Louis, par la Grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre,

A tous ceux qui ces présentes verront, SALUT :

Aujourd'hui trentième jour du mois de mai de l'an 1814 ; étant dans notre résidence royale des Tuileries, eu égard à la position de Madame Eugénie-Hortense de Beauharnais, désignée dans une Convention faite le 11 avril dernier, et aux invitations qui nous ont été adressées par les liantes parties contractantes pour donner effet à ladite Convention, nous lui avons confirmé et confirmons par ces présentes le titre de duchesse, érigeant pour elle la terre de Saint-Leu en duché qui passera à ses enfants de mêle en mâle, par ordre de progéniture, et y attachant, en domaine ou rentes sur le Grand livre de France, un revenu annuel de quatre cent mille francs, déduction faite de toute charge, pour qu'elle puisse en jouir en toute propriété, avec faculté de l'aliéner et d'en disposer sans avoir besoin de l'autorisation de son époux, qui, sous aucun prétexte, ne pourra jamais y rien prétendre, bien entendu cependant que nous nous réservons le droit de transiger avec la duchesse de Saint-Leu pour rachat ou échange desdits domaines ou rentes, de sorte toutefois que son revenu soit toujours de 400.000 francs, conformément à la Convention du 11 avril dernier.

Car tel est notre bon plaisir, et afin que ce soit chose ferme et stable, nous avons signé la présente et y avons fait apposer notre scel ordinaire.

Signé : LOUIS.

Par le Roi :

Signé : BLACAS.

Le nom de la bénéficiaire de l'acte est donc resté tel que l'a voulu M. de Blacas : à la vérité, Madame, non Mademoiselle, mais ceci n'importe. C'est sans doute d'une femme non mariée ou d'une femme divorcée qu'il s'agit, puisqu'on lui donne son nom seul de famille, mais comment le croire, puisque cette femme est dispensée d'autorisation maritale et que son époux est exclu de l'administration des biens ? Qui est-ce donc ? Ce n'est point une jeune fille puisqu'on l'appelle Madame et qu'on parle de ses enfants. Et ce duché ? Qu'est-ce que ce duché ? Quand donc fut-il érigé, qu'on le confirme à présent ? Mais, s'il n'y eut point érection pour Saint-Leu, il y en eut pour Navarre, et n'a-t-on pas copié l'acte qui devait concerner Navarre ? D'ailleurs, une érection de duché implique une énumération de motifs : À ces causes... et quelles mettre ici ? Mieux vaut glisser.

Mais Saint-Leu, le nom de Saint-Leu ? Comment Hortense peut-elle faire croire qu'elle ignore le nom qu'a pris officiellement son mari depuis le mois de juillet 1810. C'est le seul nom et titre que je porte, a-t-il écrit à sa mère, à Decazes, à Lavallette ; l'Empereur sait que son frère se fait appeler ainsi ; son fils aîné, les sous-gouvernantes ne peuvent lui écrire que sous cette adresse et l'on vient dire au nom d'Hortense : Elle ignorait alors que son mari, que l'on appelait toujours le roi de Hollande ou le Roi Louis, même depuis son abdication, avait de son côté pris le titre incognito de Comte de Saint-Leu.

A ce mari, pas un mot de cet acte qui ne soit un outrage ; on lui enlève ses droits conjugaux, on lui ravit ses enfants ; on lui prend jusqu'au nom qu'il porte et on se pare d'un titre supérieur en dignité à celui qu'il s'est donné. Tout semble combiné pour l'exaspérer, et l'on s'étonnera ensuite de ses résolutions !

Pourtant on va avoir besoin de ses autorisations pour régler la succession de l'Impératrice et, comme écrit Eugène à sa femme : Tu ne peux te faire une idée du peu d'ordre qui régnait dans les affaires de notre pauvre mère.

Cependant il faut y voir clair, et le plus rapidement possible. Aussi procède-t-on avec une précipitation étrange : les agents du prince et de sa sœur, Hennin et Devaux vident les tiroirs ; trouvent des papiers ; Hennin les apporte à Eugène ; ce sont des lettres de l'Empereur à Joséphine, des lettres profondes, admirables et touchantes : Brûlez ! Sur l'observation de 'l'intendant : Soit, prenez ! Il faut aller vite. Il a hâte de retourner près de sa femme, de lui rendre compte des espérances qu'il a conçues sur les promesses que lui a faites l'empereur Alexandre. Déjà, à cause de la maladie et de la mort de sa mère, il a retardé son départ de près d'un mois ! car il ne pouvait en ce moment prendre congé de personne. Et c'était bien fâcheux. Mais n'était-il pas convenable qu'il demeurât une ; quinzaine de jours dans la retraite avant de paraître : Cela venait mal ; tout lui succédait au moins en apparence ; s'il l'avait voulu, il aurait eu Gênes, mais c'était peu de chose ; une principauté en Allemagne eût été mieux. Les Français désireraient beaucoup, c'est lui qui l'assure, que je-fusse encore utile à leur malheureux pays, mais il a tenu tout d'abord à rester indépendant ; aussi sa femme ne doit pas croire qu'il ait pu penser à accepter le bâton de maréchal de France ! C'est une principauté qu'il faut à elle et à lui. A présent cette mort est bien contrariante. II y avait beaucoup de dettes. Cela est vraiment affligeant. Et voici encore qu'un incident retarde tout. C'est, dit Eugène, la procuration du mari de ma sœur, ce papier est indispensable et je ne le vois pas arriver. Il est fâcheux à coup sûr qu'on n'eût pu en être dispensé par un acte royal et c'est là qu'on voit Hortense au naturel : elle parle toujours de son désir de vivre en simple particulière et elle prétend constamment être placée au-dessus des lois.

Quelque diligence que fassent ses représentants, Eugène se lasse. Plutôt que d'attendre la lettre de Louis, il passe, le 15 juin, procuration générale à Soulange-Bodin et il demande ses audiences de congé. J'ai été ici parfaitement reçu par le roi, par les princes et les princesses de la famille, écrit-il à sa femme le 19 juin. Ils ont tous eu la bonté de me témoigner du regret de la mort de notre mère et certes, c'était bien pour moi la chose la plus douce à entendre. La duchesse d'Angoulême s'est informée particulièrement avec beaucoup de bonté de ta santé.

Ce résultat de son voyage l'enchante et, comme il pense retrouver bientôt sa sœur aux eaux où elle achèvera de rétablir sa santé, tout est bien. Il quitte donc Paris le 24 juin et va droit à Munich. Marie-Louise qui l'y verra, lorsqu'elle viendra à Aix, sera scandalisée par l'entrain, la gaîté, l'extraordinaire oubli qu'il montrera de la mort de sa mère.

***

Malgré qu'elle doive être inquiète des projets de son mari, Hortense, après une très brève retraite, entrebâille sa porte et, selon qu'on entend sa confidente, tout ce qui est étranger se précipite pour être présenté ; selon qu'on écoute ceux qui ont été attirés à Saint-Leu, ils y sont venus sur des invitations en règle. Ainsi pour Pozzo di Borgo, l'ennemi personnel de Napoléon, le Corse qui depuis 1792 l'a poursuivi à travers l'Europe comme au travers du maquis, travaillant à susciter pour l'abattre et la France avec lui — tous les souverains et les oligarques. Un matin, écrit Mlle Cochelet, M. Boutikine (Boutiaguine) me fit demander la permission d'amener à Saint-Leu M. Pozzo di Borgo qui désirait beaucoup être présenté à la reine. Et Pozzo écrit à Nesselrode : La duchesse de Saint-Leu m'ayant fait savoir qu'elle désirait me parler, je me suis rendu chez elle le 11 de ce mois. Sur quoi, la reine l'a invité à dîner. Il se trouve avec des jeunes colonels, tels que La Bédoyère et Lawœstine, qui, parlant très haut, tournent en ridicule les Alliés et ceux qui ont eu le courage de revenir sur le dos des cosaques. Pozzo a lieu d'être mécontent et il dit : Si c'est ainsi que se compose le salon de Mme la duchesse de Saint-Leu, je n'ai que faire d'y revenir. Au surplus, dès le premier coup l'a-t-on mis à contribution et la reine lui a-t-elle demandé de recommander à M. de Blacas un mémoire de M. Cochelet, le frère de la terrible lectrice. Cela a contrarié Pozzo. Il a donné le mémoire à Blacas, mais, écrit-il, ces sortes de recommandations pourraient le gêner beaucoup.

Par le monde qu'elle reçoit, Hortense ne semble point en si grande douleur qu'on le prétend. Tout comme avant la mort de sa mère, elle provoque l'affluence à Saint-Leu ; elle y donne des dîners priés où les ennemis de Napoléon se rencontrent avec ses plus affidés serviteurs. Il y a, de la part de la maîtresse de maison, en même temps qu'une curiosité de pensionnaire, une inexpérience enfantine. Elle parait ignorer, non seulement tout ce qui est de la société, mais tout ce qui est de la France. Elle se dispose d'ailleurs à partir pour les eaux et, comme par hasard, elle choisit Aix-les-Bains où doit venir l'impératrice Marie-Louise et où s'empresseront toutes les élégantes. La duchesse de Saint-Leu, qui avait l'intention de se-rendre dans cet endroit, écrit Pozzo, a été déconseillée par moi de le faire. Pour Mlle Cochelet, c'est Blacas qui a fait venir Boutiaguine pour lui dire que la Cour verrait avec peine la reine se réunir avec sa belle-sœur. Le résultat est pareil ; Hortense renonce à Aix, elle ira à Plombières ; ces équivalences dés eaux thermales étaient formellement admises et, pourvu que ce fussent des Eaux, on n'y regardait point. On a prétendu que la reine aurait hésité à emmener ses enfants, qu'elle aurait consulté le duc de Vicence, lequel aurait développé tous les arguments politiques qui devaient la déterminer à laisser ses enfants en France : que, s'ils sortaient de France, on les empêcherait peut-être d'y rentrer, qu'on s'emparerait entièrement du duché de Saint-Leu qu'on avait eu tant de peine à obtenir et dont on mettait tant de peine à compléter les revenus. On ne va pas franchement avec la reine, ajoutait-il ; elle doit donc se méfier des intentions qu'on a pour elle et ne donner aucune prise à ses ennemis. Son amour maternel l'entraina donc, comme ci-devant, presque a chaque fois qu'elle allait aux eaux, à laisser ses fils à Mme de Boubers que secondait l'abbé Bertrand et à partir avec Mlle Cochelet, Mlle de Caumont, ci-devant chez Joséphine, qu'elle menait à la vice-reine, deux domestiques et un courrier. MM. de Flahault et de la Bédoyère avaient voulut l'accompagner, elle avait refusé leurs services.

Était-elle réellement malade ? On pourrait le croire à lire ce qu'écrit Mme de Souza à Mme d'Albany : Votre passion est aux eaux. Je n'ai jamais vu une maigreur semblable à la sienne, mais Mme de Souza était intéressée à ce que la reine fût moins maigre.

Munie d'un passeport pour Plombières délivré sous le nom de Mme de Prégny, elle quitta Saint-Leu le 25 juillet. A Plombières, elle trouva la famille de Sainte-Aulaire, le général Dulauloy et sa femme, le duc de Bassano avec tous les siens : mais ce dernier pensa qu'il se compromettrait en buvant à la même source que la reine Hortense et il s'en fut à Luxeuil. Il eut bien tort ; à peine était-elle là depuis une semaine qu'arriva, pour lui porter des lettres de son frère et de la grande-duchesse de Bade, M. Cornaro, aide de camp du vice-roi, et, presque aussitôt, elle laissa Plombières. Vous voyez la femme la plus faible du monde, écrit-elle à M. de La Rochefoucauld et cela ne vous étonnera pas : je voulais restée tranquillement, tristement dans ce Plombières où bien des souvenirs me faisaient mal. Eh bien ! je pars demain pour Ba den et voici mes raisons : ma belle-sœur se trouve bien des eaux et compte les prendre tout le mois ; elle ne viendrait donc ici que dans longtemps et l'on me désire tant là-bas que je cède et que j'y vais passer huit jours. La grande-duchesse, le roi de Bavière, tout le monde me trouvait ridicule de rester seule ici au lieu d'être en famille ; et je commence à croire qu'on a raison, car les jours heureux sont rares dans la vie ; mais je ne vous cacherai pas que je suis triste de m'éloigner un peu plus de mes chers petits enfants ; enfin ce ne sera pas pour longtemps.

Elle eût pu s'épargner ces contes. Le plaidoyer du duc de Vicence que rapporte la lectrice est là pour prouver qu'elle avait formé le projet d'aller hors de France, puisque c'est là le principal argument pour laisser ses enfants. D'ailleurs n'avait-elle pas partie liée avec son frère ? Celui-ci était allé au-devant pour préparer les voies et savoir comme sa sœur serait accueillie en ce congrès des souveraines réuni à Bade. Les nouvelles ont été bonnes puisqu'il a envoyé Cornaro.

Aussi arrive-t-elle à Bade le 10 août. Son frère est venu à cheval au-devant d'elle et il la ramène à l'appartement qu'il occupe et dont il lui offre la moitié : impossible en effet de trouver une chambre dans les hôtels ou dans les maisons particulières. Il y a foule de têtes couronnées : autour de la margrave de Bade, sont réunies ses filles, l'impératrice de Russie, la reine de Bavière, la reine de Suède, la princesse Amélie de Bade, la princesse héréditaire de Hesse-Darmstadt. La présence du roi de Bavière légitime celle de sa fille la princesse Auguste, et il a bien fallu qu'on agréât Stéphanie de Beauharnais puisqu'elle est chez elle, mais son mari, le grand-duc de Bade, se montre fort peu, car l'hostilité que ses sœurs témoignent à sa femme, le dédain qu'elles affectent ne lui eût point paru supportable.

La reine Hortense entre dans tout, elle est des dîners chez l'impératrice de Russie, le roi de Bavière et le grand-duc ; elle se plaît fort à se faire courtiser par le prince Ypsilauti qui a perdu un bras à la dernière guerre et qui, de ce fait, paraît tout à fait intéressant. De ce séjour à Bade, Hortense elle-même a fait le récit à l'empereur Alexandre et on y apprend comme elle est contente d'elle-même. Je suis restée quinze jours à Baden, écrit-elle, toujours courant dans les montagnes et passant le soir avec la grande-duchesse, mon frère et ma sœur, à dessiner et à faire de la musique. Je n'ai eu qu'à me louer de toute votre famille. L'impératrice parait intéressante et douce ; on suppose qu'elle doit vous aimer et on la croit triste de ne pas l'être. La reine de Suède est jolie et sa timidité ne lui ôte pas un air de malice qui a dû beaucoup l'aider à supporter ses chagrins. La princesse Amélie me ferait l'effet de savoir mener la maison quand la margrave n'est pas là, Quant au roi de Bavière, il est sous le charme de la reine et j'oserais dire qu'il m'aime beaucoup, si d'un roi cela voulait dire quelque chose. La grande-duchesse est française dans toute la force du mot, vive, légère ; spirituelle, raisonnant, déraisonnant avec toute la grâce possible. Nous avons beaucoup parlé de vous, et ici la reine intercale un morceau qui s'adressant à Alexandre, s'il ne prend pas l'air d'un aveu, autorise tout le moins et appelle la déclaration. C'est un des plus curieux traits de son caractère : J'ai envie, écrit-elle, de vous répéter une de nos conversations, mot pour mot :Vous avez vu l'empereur ? Il est charmant. Est-ce vrai qu'il vous fait la cour ?L'empereur a eu beaucoup de bonté pour moi et pour ma famille ; je crois que ma position seule l'a intéressé. Il a désiré réparer le mal qu'involontairement il nous avait fait, mais voilà tout. Je crois même qu'il ne ferait la cour à aucune femme. — Comment ! Il fait la cour à toutes ! Il est même fort léger et, vous avez beau dire, vous ne lui êtes pas indifférente ; il m'a beaucoup parlé de votre frère, de votre mari et de vous fort peu. — Voilà une preuve qu'il s'en occupe peu et cela de m'étonne pas. — Non ! Non ! Je vous l'ai dit en revenant d'Erfurt : Si vous le voyez jamais, vous m'enlèverez cette conquête-là et ce que je craignais est arrivé. C'est comme le prince Ypsilauti qui était fort amoureux de moi. Depuis que vous êtes ici, il n'y fait plus attention. — Vraiment, ma cousine, on dit que je suis coquette et vous avez un air qui attire bien plus que moi et, si j'aimais quelqu'un, vous seriez la seule femme que je craindrais. — Vous me flattez trop, mais vous ne voyez pas juste, car personne ne fait attention à moi, à commencer par l'empereur. Mais comment se fait-il qu'il sache ce que vous faites, car je lui disais un jour que vous étiez à Plombières : Pas encore, m'a-t-il répondu, on m'a écrit de Paris qu'elle avait retardé son voyage étant souffrante. Vous voyez, ma chère cousine, qu'il sait ce que vous faites et cela prouve qu'il s'y intéresse puisque quelqu'un de Paris l'en instruit. — Je ne vois là dedans qu'un homme qui ne sait que mettre en nouvelles et qui parle de moi faute de mieux. D'ailleurs les bontés de l'empereur pour nous n'ont pas été un secret, car, si je suis tranquille c'est à lui que je le devrai, mais il y a bien loin d'un intérêt banal causé par la position ou d'un intérêt de cœur. Voilà à peu près notre conversation et Hortense ajoute : Je vous, passe ce que nous avons dit de votre caractère, et cela lui est une occasion d'accentuer encore, en parlant de l'homme qui a cherché à, qui a su parler à son cœur. A la vérité, elle ne met point l'amour en avant, mais l'amitié et la confiance ; on sait ce que parler veut dire.

Elle a dit ce qu'elle a pensé des personnes royales qu'elle a rencontrées à Bade, mais, ces personnes, qu'ont-elles pensé d'elle ? On lui a trouvé bien des talents ravissants, mais on l'accuse de manquer de tact et d'esprit. Elle a demandé à l'impératrice Élisabeth si elle était bien logée à Saint-Pétersbourg et cela a paru si inattendu à l'impératrice qu'elle en est demeurée interloquée. Elle a éprouvé le besoin de dire à la reine de Suède (la femme, combien malheureuse, de Gustave IV) que la conformité dé leurs destinées l'attachait doublement à elle. Bref elle a paru familière, bourgeoise, peu élevée. Il est certain que jamais position ne fut plus délicate, mais pourquoi s'y mettre ?

Dans ces lettres à Alexandre, Hortense ne fait point mention de Mme de Krudner, qui commençait pourtant à jouer un rôle. Quand elle était avec la reine Hortense, elle s'efforçait d'élever ses regards à la contemplation de ces réalités invisibles devant lesquelles disparaissent toutes les piqûres de la médisance, les envies et les ignobles passions de la terre et la pressait de recevoir dans son cœur cette bonne nouvelle de l'amour de Dieu qui seule peut le calmer et le rassasier d'ineffables joies. Il peut paraître qu'Hortense n'était point encore au point qu'il faut pour les apprécier.

Le 28 août, la reine quitta Bade pour revenir en France. Le prince Eugène à cheval l'accompagna durant une poste. De Munich où il allait se rendre et où il séjourna un mois environ, il partit le 25 septembre pour se rendre à Vienne où il retrouverait l'empereur Alexandre et travaillerait à obtenir de l'Europe dansante qu'elle remplit les promesses de l'Europe armée. Il resta en correspondance étroite avec sa sœur et c'est par ces lettres, ouvertes dans lés divers cabinets noirs, qu'on peut le mieux suivre certains sentiments d'Hortense : d'autant qu'on peut placer en parallèle les épîtres qu'elle adresse à son protecteur.

En arrivant à Saverne, écrit-elle à l'empereur Alexandre, des officiers français s'étaient groupés autour de ma voiture et j'entendis qu'ils disaient : C'est la reine Hortense et ce ne seraient pas des officiers français qui ne la reconnaîtraient pas toujours. Je n'eus pas l'air d'entendre et ayant changé de chevaux, j'arrivai au bas de la montagne. Je voulus la monter à pied et en prenant un petit chemin plus roide. Etant seule avec Cochelet ; je me retournai et je vis quatre officiers. J'ignorais si c'étaient les mêmes qui m'avaient nommée à la poste et je me décidai à garder toujours mon incognito. Un jeune, assez agréable, m'offrit le bras dans un endroit difficile. J'avoue qu'il me prit une envie de rire. Je refusai d'abord, ensuite j'acceptai. Enfin, au bout de quelque temps, ils m'avouèrent qu'ils m'avaient reconnue que je serais toujours la reine Hortense pour eux, que leur régiment était à 'mon service, que je n'avais qu'à dire un mot, qu'ils seraient trop heureux de me donner leur vie. Vous devez penser de ma manière de répondre. Je leur dis qu'ils devaient penser à leur pays avant tout, que l'Empereur avait abdiqué, que leur souverain était rempli de bonnes intentions, qu'il fallait être sage, éviter la guerre civile et aimer son pays avant tout. Il serait trop long de vous rapporter les pourparlers ; seulement, en arrivant au haut de la montagne où l'on venait de construire un arc de triomphe pour le duc de Berry qu'on attendait, ils m'y ont fait passer en disant : Honneur à la reine ! C'est pour elle ! Elle y aura passé la première et nos cœurs sont satisfaits. Arrivés à la ville, je m'en suis débarrassée avec toutes les peines du monde et craignant beaucoup que cette aventure ne soit connue.

Ce mélange de niaiserie et de vanité montre le caractère et achève de le faire connaître. Arrivée à Paris le 30 août, elle repart le 6 septembre à midi pour le Havre, laissant encore ses enfants à Saint-Leu. N'ayant point retenu d'appartement et gardant l'incognito, elle se trouve fort heureuse de louer une petite maison appartenant à de vieilles gens qui, par une étrange coïncidence, sont les mêmes qui ont logé la vicomtesse de Beauharnais lorsque, après sa séparation, elle retourna à la Martinique et que, pour attendre un navire, elle dut quelque temps s'arrêter au Havre. La vie que Hortense mena là durant une douzaine de jours fut, parait-il, des plus calmes : elle s'était persuadée qu'elle avait besoin de six bains de mer, et qu'elle devait s'en trouver bien. Au bout de douze jours, elle rentra à Saint-Leu où elle reprit sa vie habituelle : visites, dîners, réceptions restreintes, musique, dessin, promenades. On eût dit que, malgré les avertissements et les mises en demeure de son mari, elle n'avait nullement conscience qu'il pût la contraindre ni à consentir une séparation légale ou le divorce, ni à partager avec lui l'éducation de son fils. Pourtant, de la part de Louis, les ouvertures remontaient à six mois.

***

Le 20 avril, il avait chargé un Hollandais nommé Bohr qu'il avait près de lui en Suisse, de remettre à la reine une lettre où il lui disait : Maintenant, Madame, après tout ce qui, a eu lieu entre nous et tout ce qui vient de se passer à Paris, mon parti est pris, et bien irrévocablement pris. Ce parti est celui d'une séparation légale, entière et parfaite. Nous sommes trop vieux, nous connaissons trop tous deux l'impossibilité de notre réconciliation pour perdre notre temps à discuter nos plaintes et nos griefs réciproques. Je vous propose donc, Madame, de consulter, chacun de notre côté, nos lois civiles, puisque je suis dégagé maintenant de toute obligation envers la Hollande. Ils s'adresseraient tous deux ensuite au chef de l'Église pour lui demander de dénouer les liens religieux.

En même temps qu'il faisait porter cette lettre à la reine, il en envoyait copie à M. Decazes qu'il chargeait d'obtenir une réponse, et il lui écrivait : Isolé depuis longtemps, souffrant et malheureux depuis l'époque qui devait me donner tout le bonheur permis à chaque honnête homme sur la terre, depuis mon mariage, il est temps enfin que je voie où j'en suis à cet égard et que je cherche les moyens de faire cesser l'isolement affreux dans lequel je me consume. Dans cette lettre où il sollicitait avec instances M. Decazes de venir passer quelques jours avec lui à Lausanne, il posait vraiment des questions touchantes. Je vous demande, disait-il, de me donner des nouvelles de mes enfants. Où sont-ils ? Que compte faire leur mère ? Où veut-elle demeurer ? Et en terminant : Vous verrez que j'ai fait tout au monde pour avoir mes enfants quand je suis parti de Paris, mais je n'ai pu y réussir.

Le refus de se joindre à la Famille impériale, l'enlèvement des enfants, la fuite à Navarre constituaient déjà de suffisants motifs à une séparation et le fait de n'avoir pas une fois donné à ce père dès nouvelles de ses fils ne pouvait manquer d'être considéré comme un grief nouveau : Tout le moins convenait-il d'entrer en explications ; mais, un mois après cette lettre, Louis n'avait encore aucune nouvelle. Aussi, le 15 mai, écrivait-il à M. Decazes : Donnez-moi je vous prie des nouvelles de mon fils et de son frère. J'ai écrit au comte d'Arjuzon pour qu'il m'en donnât et pour savoir si leur mère avait reçu une lettre très importante pour mes affaires personnelles dont j'ai chargé M. Bohr, dont elle ne peut me refuser le récépissé et la réponse ; si elle ne le veut pas, je serai donc forcé, bien malgré moi, de recourir à des voies légales, mais j'espère dans le désir et le besoin que la mère de mon fils doit. avoir elle-même devoir nos affaires arrangées ou pour mieux dire terminées... Il est impossible que je reste plus longtemps isolé et enchaîné à des liens odieux.

Sans doute, bien qu'ayant parlé des voies légales, Louis s'attendait que tout pourrait se terminer par un arbitrage, car autrement eût-il proposé à Decazes d'être son avocat. Je vous aurais la plus grande obligation, lui écrit-il, ce serait d'autant mieux que vous êtes instruit des deux côtés de la situation des choses, qu'il s'agit de parvenir à un but nécessaire aux deux partis également, qu'ils doivent désirer de terminer à l'amiable ou du moins de concert et avec le moins de bruit possible.

Le lendemain, il expédie à la reine une nouvelle lettre par laquelle il lui demande d'envoyer son fils aîné par M. d'Arjuzon et Mme de Boucheporn. Il adresse le même jour une lettre à M. Decazes, pour le mettre au courant, le prier de s'informer si la reine répond à la lettre qu'il lui écrit par le même émissaire qui lui remettra cette lettre. Il désire une très prompte réponse. Le climat, dit-il, est trop vif pour moi ici et j'ai besoin de chercher un pays plus chaud. Comme il n'a même pas encore une réponse provisoire à la lettre qu'a portée M. Bohr, il insiste pour que la reine se détermine enfin à quelque chose.

Louis n'a encore reçu de la reine aucune communication lorsqu'il apprend qu'elle a sollicité et obtenu du roi de France une donation transmissible à ses fils et un titre de duchesse de Saint-Leu. Blessé au vif dans son amour-propre et' dans son autorité paternelle, ému profondément de ce qui lui parait une usurpation de ses droits, une confiscation de ses propriétés, mais ne connaissant ni le texte de l'acte royal, ni sa portée, ni sa date même, ne pouvant par suite protester efficacement contre un document qu'on a soin de tenir secret et ne voulant point le faire publiquement pour ne pas engager avec la reine une polémique scandaleuse, il imagine de dresser sa protestation contre le traité du 11 avril dont la donation faite à Hortense et à ses fils peut passer pour être la conséquence. Sans doute écrira-t-il plus tard : En 1814, à l'époque du traité de Fontainebleau, il (l'Empereur) me fit comprendre dans les dispositions qui concernaient les autres personnes de ma famille, et cela malgré mon refus formel, comme vous pouvez le voir par ma protestation publiée dans les gazettes de Lausanne où je me trouvais alors ; mais si ç'avait été le traité de Fontainebleau qu'il eût visé, attendu plus de deux mois pour dresser sa protestation ? Aussi bien, il suffit de lire : s'il juge opportun de réclamer du même coup son trône de Hollande et de formuler quelques récriminations, ce n'est point Napoléon qu'il vise, c'est Hortense : Le roi de Hollande, dit-il, portant depuis le mois de juillet 1810 le nom de comte de Saint-Leu, ayant lu dans la Gazette de Lausanne du 17 de ce mois, sous le n° 48, une Convention signée à Fontainebleau le 11 avril passé, dans laquelle il se trouve compris, déclare qu'il renonce à tous les avantages que lui fait l'article VII dudit traité. Il déclare en outre que nul n'ayant le droit d'accepter des avantages quelconques ou de stipuler pour ses enfants sans son consentement, il renonce pour eux et désapprouve tout ce qui pourrait encore l'être à leur égard durant leur séparation d'avec lui. Et, après une énumération fort confuse des propositions qui lui ont été faites depuis 1810 et qu'il a constamment rejetées, de ses protestations contre le Sénatus-consulte du 10 décembre 1810 qu'il a fait déposer entre les mains de M. Boudt, notaire royal à Amsterdam, il conclut en forme de décret : En conséquence, le comte de Saint-Leu déclare ici que toute acceptation ou tout autre acte de propriété qu'on pourrait avoir exercé sur ledit apanage été non seulement à son insu, mais contre son ordre formel, et il ordonne à tout détenteur ou administrateur desdits biens de s'en dessaisir immédiatement s'ils les tiennent et régissent en son nom et en ceux de ses enfants ou de leur mère et de les restituer sans autre délai aux personnes de ils les ont reçus directement et de ne conserver d'autres dépendances à sa propriété de Saint-Leu que celles qui y étaient en 1809 et qui seules lui appartiennent. Et pour donner forme authentique à cette protestation donnée à Lausanne le 18 juin 1814, il la dépose en original aux minutes de Me Bressenel, notaire public, et il en fait insérer l'essentiel dans les journaux.

Or c'est ce moment même que la reine a choisi pour poser à son mari des conditions telles qu'elles ne seraient point pires s'il avait tous les torts et où les préoccupations d'intérêt se trouvent fâcheusement mêlées. Decazes qui a reçu fort tardivement la lettre de Louis et qui n'a pu, à cause du deuil de la reine, être reçu par elle, lui a finalement transmis les commissions dont il était chargé. J'ai trouvé, rapporte-t-il, Sa Majesté extrêmement éloignée du divorce... Cependant, lorsque je lui ai fait sentir les droits de Votre Majesté sur ses enfants et la nécessité où elle pourrait être de s'en séparer si Votre Majesté usait de tous ses droits, elle a fini par me déclarer qu'elle adhérerait à tout ce que vous désirerez et se prêterait à une demande de divorce, si Votre Majesté consentait, de son côté, à lui abandonner ses enfants et à laisser à ceux-ci la propriété et la jouissance de Saint-Leu et de l'hôtel de Paris, avec faculté de les aliéner pour en placer le prix en fonds publics ou autrement, mais d'une manière fixe, en France ou hors de France, selon l'exigence des cas. Decazes fournissait ensuite les formules des actes à établir pour parvenir le plus tôt possible au divorce ; il fallait se presser, car tout annonçait que la monarchie légitime allait en provoquer l'abolition. Il déclinait la proposition de devenir l'avocat de Louis, mais, selon sa coutume, il n'avait garde d'oublier sa parenté, et il s'empressait de présenter un sien oncle, M. Pierre Séjourné, un autre lui-même, qu'il avait ci-devant placé chez la princesse Pauline. D'ailleurs, Decazes ne poussait point au procès, loin de là ; il s'efforçait à calmer le roi et à lui démontrer que les sacrifices qu'on lui demandait étaient des plus médiocres. En cédant la propriété entière de Saint-Leu et de l'hôtel, ce serait d'un quart seulement qu'il ferait le sacrifice puisque, en cas de divorce, aux termes de l'article 305, la moitié des biens de chacun des époux devenait de plein droit propre aux enfants. On ne lui demanderait rien des biens qu'il aurait acquis hors de France et, par là, tout pour lui devenait bénéfice. De même, Decazes exposait d'une façon insidieuse l'autre prétention, plus grave encore, qu'Hortense avait mise en avant. Quant à la clause que la reine gardera les princes, je n'ai, disait-il, aucune observation à faire à Votre Majesté. Elle seule sait ce qu'elle a à faire. Je lui dirai seulement que la reine m'a objecté que si le prince Napoléon suivait Votre Majesté et était élevée hors de France, il était probable ou du moins possible qu'il lui en fermât par cela seul l'entrée comme elle paraît être interdite à tous les princes de la Famille, d'après ce qu'a dit Monsieur il y a quelques mois, les princesses seules ayant le droit de rester en France ; qu'il pourrait arriver que Votre Majesté se remariât et eût d'autres enfants ; que la reine était bien déterminée à ne jamais passer à de nouveaux liens ; que l'éducation des princes pourrait être plus complète et plus soignée en France ; qu'il y aurait de l'inconvénient à séparer les deux frères et à les rendre ainsi étrangers l'un à l'autre. C'est à Votre Majesté, concluait-il, à apprécier les mérites de ces raisons. Au résumé, il proposait la séparation de corps qui automatiquement, après trois années, se trouverait convertie en divorce. Ce serait le même temps qu'il faudrait pour le divorce par consentement mutuel dont les formalités ne pourraient d'ailleurs être accomplies facilement, étant donnés l'éloigne, ment de Louis et le dispersement de la Famille hors de France ; restait l'injure grave, refus par exemple de recevoir la reine, mais cela encore était plein d'inconvénients, et il en revenait à la séparation et à la nullité qu'il faudrait poursuivre à Rome.

Louis n'accepta point les concessions que la reine prétendait lui vendre si cher. S'il attendit plus d'un mois pour répondre à la lettre que Decazes lui avait écrite, c'est qu'il mûrissait sa résolution et, à proportion que le temps s'écoulait, les objections se présentaient plus nombreuses à son esprit contre le rachat qu'il eût fait ainsi de sa liberté contre ses biens de France. Sans doute avait-il annoncé jadis qu'il les abandonnait et l'avait-il répété à toute occasion, mais il n'était jamais passé à des actes légaux et, étant donné que à présent la reine avait hérité de sa mère, il ne trouvait point opportun de se dépouiller à son profit : Je suis assez surpris, écrit-il le 2 août, que la mère de mes enfants mette à l'annulation de notre mariage des conditions d'intérêts pécuniaires telles que celles dont vous me parlez, c'est-à-dire la cession de Saint-Leu et de l'hôtel à Paris. Notre séparation est une grande affaire à laquelle j'ai besoin de réfléchir encore ; en attendant, je vous prie de .lui dire que les conditions ne s'accordent guère et ne prouvent point son aversion pour la chose. Quoi qu'il en soit, dès que je serai établi à demeure, j'aviserai aux moyens les plus justes, les plus doux pour arriver à la fin d'un état de choses affligeant pour elle et pour moi. Sans doute par les sentiments d'indulgence et de modération qui l'ont guidé depuis douze ans a-t-il laissé à la reine et à ses enfants la jouissance de ses biens, mais s'il ne s'est jamais occupé de la fortune de la reine, il n'en sait pas moins qu'elle existe, et l'on doit en faire masse avec la sienne pour établir un partage régulier. Je fus, dit-il, un peu étonné, je vous l'avoue, que vous, magistrat, ancien officier de ma maison, et qui me témoignez de l'attachement, me conseilliez de céder tout ce que j'ai en France, quelque peu que ce soit ; à une femme qui m'a rendu si malheureux et qui possède des richesses injustement acquises et contre l'ordre de son mari, qui enfin est la principale cause de ce que ses enfants ne se sont pas maintenus en Hollande. Quant aux enfants, ajoute-t-il, ce que la reine a fait dans les derniers temps est si cruel et si pénible à rappeler que je dois me taire. Quand on a prouvé être aussi étrangère aux devoirs d'épouse, il n'est pas étonnant qu'on ignore à ce point les droits d'un père et qu'on prenne si peu de ménagements et qu'on fasse si peu d'attention à lui. C'est ainsi que quelques femmes considèrent leurs maris et, quelque odieuse que cette idée soit pour moi, j'en rougis pour elle encore plus que je n'en souffre. Une seule considération l'emporte sur les deux autres : c'est la douleur que ses enfants auront d'un tel état quand ils seront en âge d'en juger. Enfin, il revient à la succession de l'impératrice qu'Hortense a recueillie ; il ne veut rien pour lui-même de ce qui dérive de son fatal mariage, mais il n'aime point à être dupe jusqu'au bout et il entend sauvegarder le droit de ses enfants comme s'ils étaient nés d'une autre mère. Il y trouvera d'ailleurs le seuil intérêt pécuniaire qu'il avoue et qu'il puisse désirer : celui de conserver ses propriétés particulières spécialement sa maison à Paris et Saint-Leu dont il lui semble qu'il a été privé assez longtemps et qu'il ne désire plus de vendre à quelque-prix que ce soit. En terminant, il essaie d'atténuer ce qui dans le style de sa lettre serait blessant pour son correspondant : Cette lettre est un peu froide, mon cher Monsieur Decazes, lui dit-il ; je vous prie de ne l'attribuer qu'an sujet qu'elle traite ; n'y voyez aucune .altération à mes sentiments d'estime, de confiance et de considération dont je vous renouvelle avec plaisir l'assurance.

Cela n'empêche que treize jours après, le 15 août, il lui enlève la- négociation et, soit qu'il se trouve embarrassé d'avoir, devant un tel témoin, à retirer lui-même ce qu'il a tant de fois offert, soit qu'il soupçonne Decazes d'avoir pris parti pour la reine, il lui exprime fort nettement qu'il se passera désormais de ses services. Je suis aise, lui écrit-il, de trouver cette occasion sûre, Monsieur Decazes, pour vous remercier des soins que vous avez bien voulu donner à mes affaires sans autre but que celui de votre obligeance pour moi ; j'en conserverai toujours le souvenir et je me trouverai heureux toutes les fois que je pourrai vous en témoigner nia reconnaissance et vous en donner des preuves. C'est là un congé en due forme. C'est qu'en effet Louis est déterminé à changer d'attitude, à cesser des négociations où il n'a rien gagné, pas même une réponse, et, sans s'arrêter à des considérations de pitié pour la mère, à réclamer et à exercer dans leur plénitude ses droits paternels.

Ce qui l'y a déterminé, c'est le voyage à Bade d'Hortense, laissant derrière elle ses 'enfants. Il exige donc qu'on lui remette l'aîné de ses fils.

Le 28 août, le jour même où Hortense quitte Baden-Baden, il lui écrit de Baden en Suisse : Ce que je vous dis ici, Madame, n'est point l'expression d'un simple désir, c'est celle d'une volonté bien prononcée et invariable puisqu'elle est dictée par mon devoir le plus cher. Je vous avais écrit que je ne voulais point avoir mon fils sans votre consentement ; mais, maintenant, je suis décidé à faire valoir les droits que me donnent toutes les lois divines et humaines. Je pourrais demander les deux enfants, mais je consens avec plaisir à ce que vous gardiez le plus jeune. Je ne dois pas douter que vous veillerez sur lui comme j'aurai soin de son frère aîné. Et il continue : Je vous prie de consentir de bonne grâce à la demande que je vous fais, de ne vous arrêter à aucune considération contraire à ma volonté bien décidée. Je vous demande surtout de ne pas faire d'objections car je n'en admettrai aucune. Croyez, Madame, lue le moindre esclandre doit me peiner et me peine plus que je ne saurais le dire. Ce n'est qu'à mon corps défendant que je m'y soumets. Et il termine ainsi : Si vous ajournez votre réponse, je prendrai votre silence pour un refus et je me verrai contraint aux démarches patentes et officielles qu'il est si essentiel d'éviter.

La reine croit être habile en répondant comme elle fait : il semble que les arguments qu'elle emploie sont les plus mal choisis qu'elle puisse présenter et que, en vérité, elle ait entièrement perdu de vue le nom que portent ses enfants et l'héritage impérial qu'ils peuvent être appelés à recueillir ; mais elle est mère et par là trouve des mots qui attendrissent : Sire, écrit-elle, je reçois votre lettre du 28 août où vous me demandez mon fils aîné. Je dois encore vous représenter sa position et la vôtre. Il a la permission de rester en France : il doit y être élevé ; il y est près des meilleurs maîtres ; il peut avoir l'espoir de servir son pays un jour ; pour tout homme d'honneur, c'est son devoir et ce sera peut-être son ambition. Voulez-vous lui faire perdre tout cela ? Si c'est moi qui ai eu le bonheur d'assurer son avenir, est-ce une raison pour que vous ne jouissiez pas du bonheur de vos enfants et ne craignez-vous pas que dans un âge plus avancé, ils ne puissent vous reprocher un jour tout ce que vous venez dé leur faire perdre ? Je ne vous parlerai pas de ma tendresse pour eux. Mais vous avez pu vivre sans eux depuis qu'ils sont nés et une mère le pourrait-elle ? Malheureusement, votre santé peut vous empêcher de vous occuper d'eux autant que leur jeune âge en a encore besoin. Et la mienne, avec les soins que je prends chaque année, se trouve toujours assez bonne pour les soigner, pour les veiller s'ils sont malades. Pendant le temps que je passe aux eaux, ils sont tranquillement à la campagne, près de tous les secours et de tous les talents et toujours avec Mme de Boubers qui les a élevés et qui a votre confiance. Je vous demande s'ils peuvent être mieux et je puis vous assurer que si vous aviez un sort plus heureux à m'offrir pour eux, je ne balancerais pas un instant. Ensuite, je vous prie bien de croire qu'il n'a jamais été dans mes intentions de séparer un père de ses enfants et, quand vous serez fixé quelque part, nous pourrons nous arranger pour que, de temps en temps, quand leur sort sera affermi ici, je les mène ou les envoie passer quelques mois avec vous.

Tel était le suprême effort qu'Hortense faisait sur elle-même :Elle ne répondait rien à aucun des griefs qu'avait formés son mari, ni au duché, ni au nom, ni à l'acceptation pour les enfants — enfants sans nom et pareils à des bâtards — du don royal ; elle ne parlait point de son voyage à Bade où les Eaux auraient eu pour cette unique fois les propriétés de celles de Plombières, lesquelles d'ailleurs avaient celles des Eaux d'Aix ; elle n'avait garde de dire un mot de cette méthode d'éducation que Louis avait ci-devant si violemment critiquée et qui mettait les enfants uniquement aux mains de l'ancien maitre de la grande classe à l'institut Campan. De tout -cela, elle ne s'occupait point et, de même elle ne répondait à rien de ce qu'il demandait, offrant en dernière analyse, à ce père qui réclamait ses droits de garde et d'éducation, des petites rencontres qu'elle réglerait à sa convenance et dont elle déterminerait l'époque, la durée et le lieu : alors que pour remuer d'une ville à t'autre, il fallait aux Bonaparte mettre en mouvement l'Europe entière.

En même temps qu'elle tente ainsi près de son mari une démarche qui lui semble sans doute être de conciliation, elle écrit à l'empereur Alexandre pour Je plaindre d'être tous les jours tourmentée au sujet de ses petits enfants par leur père qui les réclame et qui dit que, si son sort doit être malheureux, celui de son fils doit l'être aussi. Vous voyez, dit-elle, que ce n'est pas une mère qui parle. Elle résiste encore en pensant à l'avenir de ses enfants, mais elle ne serait pas étonnée de voir encore quelque article dans les journaux et peut-être un procès. Enfin, termine-t-elle, je m'abandonne à la Providence et toujours je pense à vous, à vos conseils, quand je me résigne. L'appel à l'empereur reste encore indirect, mais il ne va point tarder à prendre un caractère singulièrement gênant pour celui auquel il sera adressé.

A la fin de septembre, Hortense reçoit à Saint-Leu la visite d'un émissaire de son mari : c'est M. Briatte, qui a accompagné Louis en Hollande où il était qualifié en 1808, chef du Cabinet topographique, et qui, en 1812, a été nommé par l'Empereur conseiller référendaire de- seconde classe à la Cour des Comptes : un jeune homme en habit noir, avec un air sec et absolu. Il arrive avec des ordres formels et si la négociation a été enlevée à Decazes, la reine ne doit-elle point s'en prendre à elle-même, qui a laissé son mari sans réponse et a tout fait pour l'exaspérer ? M. Briatte, et c'est la dernière démarche que Louis doive et puisse faire avant de commencer les actes de procédure, vient au nom du père, réclamer l'aîné de ses fils. Hortense est formellement décidée à résister et la lettre qu'elle a écrite n'a été que pour gagner du temps.

A défaut de la magistrature qui lui donnerait infailliblement tort si elle s'en rapportait à la loi, elle compte invoquer la puissance souveraine, arrêter ainsi le cours de la justice et, moyennant qu'on invoque à son profit la raison d'État, garder son fils. Sous prétexte, dit Mlle Cochelet, de remercier le roi de lui avoir permis de rester en France et d'avoir signé le traité du 11 avril et les lettres patentes du duché de Saint-Leu, elle lui demande une audience et elle est reçue le 3 octobre : à l'empereur Alexandre qui l'avait constamment détournée d'une telle démarche et qui avait voulu se constituer son unique protecteur, elle écrit le lendemain, une lettre où elle se montre tout entière et qui ne laisse aucun doute sur ses façons de sentir : Je voudrais bien être grondée par vous, écrit-elle, je le mérite puisque je n'ai pas en tout suivi vos conseils ; ainsi, grondez-moi, je vous prie, et ensuite je vous dirai mes raisons. Le roi de France disait que tous les mécontents se réunissaient chez moi, que l'on complotait. Votre ambassadeur disait qu'il fallait les voir une fois, qu'ils le désiraient, que ce serait une garantie et que cela seul les engagerait à me laisser tranquille et à ne plus s'occuper de moi. Mon frère, le duc de Vicence disaient que, voulant rester en France et si près d'eux, il fallait les avoir vus une fois. Je vous avoue que cela m'était fort égal. Je ne voulais rien lui demander, seulement le remercier d'une chose qu'il avait plutôt faite pour vous que pour moi et, en même temps, tâcher de le sonder sur mes enfants que leur père demande et que je voudrais qu'il puisse prendre sous sa protection. Cette démarche, elle ne me déplaisait que parce que vous ne l'aviez pas approuvée, mais je pensais bien que c'était pour m'éviter une chose désagréable, mais je voulais en courir le risque et tâcher de prendre tous les moyens pour tâcher de conserver mes enfants près de moi. D'ailleurs quand une chose n'est pénible que pour moi, j'ai toujours assez de courage pour la faire. Je me décidai donc à demander une audience particulière, car vous pensez bien que je n'aurais jamais consenti à y aller autrement. Après me l'avoir fait un peu attendre, je reçois la réponse, j'y vais : il a été fort bien. Quand je suis entrée, il était seul et m'a paru un peu embarrassé, mais ensuite il m'a parlé le premier de mes inquiétudes pour mes enfants et je l'ai prié de les prendre sous sa protection. Je vous assure que je n'ai été nullement embarrassée. En sortant, c'était à qui me reconduirait, ferait avancer ma voiture, car, parmi le monde qui était là, se trouvaient bien des personnes que j'avais connues et bien traitées. La duchesse de Devonshire qui était dans un des salons s'est fait présenter à moi. Or, il m'a pris un moment une envie de rire de me voir à la même place où j'étais autrefois et, je puis dire, dans la même attitude, car je ne sais pas si c'était la crainte de revoir en moi un petit bout de l'oreille de l'empereur Napoléon qui avait rendu tout le monde aussi respectueux. Au reste, tout cela est bien loin de se ressembler. Mlle Cochelet, qui m'attendait dans un autre salon, pourrait vous rendre compte des vieux visages qui sortent de dessous terre et dont l'air martial peut bien dater de 1400. A présent, me voilà toujours en mesure de résister un peu à mon mari, quoique je n'espère pas que le roi puisse s'en mêler si cela devenait une chose d'éclat.

Quand on réfléchit que ces choses ont été ainsi pensées par Hortense et qu'elle- n'a pas craint de les écrire, l'on se demande si c'est par le recul des temps que l'on est tenté de prêter à de telles paroles une portée sacrilège ou si les contemporains, vivant à Paris, dans la même atmosphère, n'envisageaient point les choses comme le faisait la reine. Napoléon était parti, et, de se retrouver dans son propre cabinet, dans le décor même préparé pour lui, n'éprouvaient-ils pas seulement une gêne ou au plus une ironie ? N'était-ce pas cette Hortense qui comparait l'entrée aux Tuileries de Mme Beauharnais à celle de Madame de France, et qui n'avait — elle le dit — aucune émotion à revenir en suppliante trouver le roi de France là où elle avait vu son père et beau-frère, l'Empereur ? Faut-il croire que, pour le cœur comme pour l'esprit, c'était égal et qu'à l'un et à l'autre celui-ci et celui-là parussent semblables ? qu'il était indifférent de demander protection au premier comme au second, pourvu qu'ainsi, l'on se trouvât protégé contre les lois et soustraite à leur action ?Pourtant cette femme passe pour être intelligente, pour être aimante, pour avoir été une fille attentive, une mère pleine de tendresse ; l'on dira même une patriote et, sans doute, qu'elle fut dévouée à l'Empereur. — Peut-être même le fut-elle à des moments, mais l'on ne saurait croire qu'elle eût l'épiderme sensible ni qu'elle sût ce qu'il fallait dire. — Et le lendemain de cette lettre qui montre une telle carence de tact et d'orgueil, elle en écrit une autre à l'empereur de Russie pour s'extasier sur les peines qu'il éprouve à éloigner une maîtresse qu'il aime. J'ai besoin de vous savoir plus calme, car vos peines m'ont été au cœur et qui peut être heureux quand ses amis souffrent ? Je suis reconnaissante aussi que vous m'en-ayez parlé, c'est me prouver votre amitié et c'est un besoin pour moi. Que je serais heureuse si j'étais près de vous ! Je vous entendrais si bien ! Il doit être si triste (de perdre) l'intérêt de sa vie entière, et qui vous sait gré d'un sacrifice dans ce monde ? Enfin on est content de soi ; on fait ce qu'on croit devoir faire et la récompense est dans son cœur et dans celui de ses amis. Pensez un peu à celle qui vous apprécie si bien et, si sa tendre amitié peut un peu consoler vos peines, dites-vous bien que ce sera son plus grand bonheur. Elle revient sur ce sujet huit jours après et dans quels détails de confidence : Je suis bien occupée de vous, écrit-elle ; je vous devine dans ce grand monde tâchant de vous étourdir et le pouvant à peine, car le cœur triste est un mal qui ne peut s'éloigner de nous. C'est surtout quand vous serez retourné à Pétersbourg que ce bonheur d'habitude vous manquera. Mais pourquoi vous séparer entièrement ? Je sais bien que c'était le désir de tout ce qui vous entoure, car je vous en ai parlé un jour, mais vous rendra-t-on la tendre affection que vous voulez sacrifier ? Une amie de la vie ne se remplace pas. Remplissez vos devoirs, mais jouissez au moins de l'amitié d'une personne qui avait médité votre estime. Je crois que l'éloigner entièrement de vous est un sacrifice trop grand ; j'en suis tourmentée pour votre bonheur. Que d'objets d'affection vous perdez ! Parlez-moi de vous avec détail. Si vous avez du courage j'en jouirai avec vous ; si vous n'en avez pas je vous comprendrai bien et je tâcherai de vous en donner. Voilà ce qui l'agite, voilà où elle se plaît, voilà sur quoi indéfiniment elle raisonne ou déraisonne : les problèmes sentimentaux. Que l'amour soit en jeu et elle s'y applique toute. Elle rend l'amitié même amoureuse, elle s'y livre entièrement et il semble que ce soit là l'unique objet qu'elle poursuive. Faut-il croire qu'elle soit intéressée et que dans ces démonstrations de sympathie qui choquent par leur exubérance, elle se propose de se rendre favorable celui auquel elle les adresse ? En vérité, il ne semble pas. Elle est de premier mouvement et cède sans le raisonner au sentiment qui l'émeut. Ainsi, écrit-elle à Alexandre le 23 octobre : On dit que vous devez passer quelques jours à Carlsruhe ; je ne vous cache pas que j'ai éprouve un petit mouvement d'humeur en pensant que j'étais dans ce pays il y a quelque temps et que je ne puis y aller quand vous y êtes. J'aurais été si heureuse de vous y voir ; mais, nous autres, pauvres femmes, nous ne devons pas nous écarter des convenances. C'est mon cœur qui m'avertit qu'en le désirant beaucoup, il ne faut pas le faire parce qu'on pourrait juger que je le désire trop. L'idée est jolie et joliment exprimée, mais à quoi mène-t-elle ?

L'étrange est que, au milieu de ses effusions adressées à l'empereur Alexandre, des galanteries qu'elle écrit à M. de la Rochefoucauld, des conseils qu'elle donne à son frère sur la conduite qu'il doit tenir à Vienne, elle ne glisse pas, durant ces vingt premiers jours d'octobre, un mot qui ait rapport à son procès. Il semble qu'elle ait oublié qu'elle en eût un, qu'elle ne réalise pas que, durant ce temps, les formalités s'accomplissent et que, faute par elle de suivre le conseil que lui donnent l'empereur. Alexandre, son frère Eugène, tous ceux qu'elle consulte et tous ceux qu'elle devrait écouter, faute de rendre à Louis son fils aîné, elle court au plus scandaleux des procès et à un échec inévitable. Mais elle s'est butée à son idée, et ce côté de son caractère qui est l'entêtement, l'entêtement invincible que nul ne saurait raisonner, apparaît ici avec une netteté surprenante : elle écrit à Alexandre le 26 octobre : Décidément je n'ai pu rien obtenir de mon mari ; il vient d'envoyer sa procuration à ses hommes d'affaires. Il veut absolument mon fils. Je sens que je sacrifierais mon bonheur à faire ce que je dois, mais, malgré que les lois soient contre moi, je crois de mon devoir de résister encore. L'avenir de mon fils, son bonheur, son éducation, tout serait perdu et, sans espoir de gagner ma cause, je me laisse entraîner dans une affaire qui va faire du bruit et je m'expose à un procès pour conserver mon fils le plus longtemps que je pourrai. Si j'étais sûre qu'il peut être bien, je vous assure que je sacrifierais bien le bonheur de le voir à son bien-être ; mais que puis-je attendre d'une personne qui dit : si je suis malheureux je veux que mon fils le soit aussi ? Vous voyez que ce n'est pas une mère qui parle. Tout le monde me dit que je-perdrai, qu'il faut faire le sacrifice de mon fils, que, selon les lois, il aurait même le droit de me faire venir demeurer avec lui, mais je ne puis que penser : mon fils serais perdu. J'en ai la ferme conviction. Il va donc de mon devoir de tout entreprendre pour le conserver près de moi et c'est ce que je vais faire. Voilà ce qu'elle a résolu, et le reste est compliments, apologie, détraction des hommes qui ne connaissent pas les entrailles maternelles.

Tout entreprendre, c'est en effet ce qu'elle va faire. Elle a choisi ses avocats entre ce qui peut passer pour le plus pur en royalisme, le plus violemment hostile aux Bonaparte. C'est d'abord Bellart, qui, en 1814, membre du Conseil général de la Seine, se fit, le 1er avril, promoteur et rédacteur d'une adresse aux Parisiens où on disait : Vos magistrats seraient traîtres envers vous, si, par de viles considérations personnelles, ils comprimaient plus longtemps la voix de leur conscience ; elle leur crie que vous devez tous les maux qui vous accablent à un seul homme, le plus épouvantable oppresseur qui ait pesé sur le genre humain. C'est Roux-Laborie, le secrétaire du Gouvernement provisoire, l'homme qui a inventé et lancé-Maubreuil, qui lui a procuré l'outillage de l'assassinat ; c'est Chauveau-Lagarde, le défenseur de Marie-Antoinette, Bonnet, le défenseur de Moreau, Desèze, le défenseur de Louis XVI. C'est le Conseil près le Chancelier tel qu'il a été rétabli le 19 juin et dont fait encore partie Delacroix-Frainville, le seul qui soit un jurisconsulte et qui se connaisse aux affaires. Cette assemblée devra se réunir le 3 novembre chez M. Desèze.

Elle écrit en même temps à Louis XVIII qui lui fait répondre des phrases polies par M. de Blacas. Sa Majesté, qui est toujours à votre égard dans les mêmes sentiments, me charge de vous transmettre de nouveaux témoignages de sa bienveillante protection. Il ne doute pas que les motifs qui dirigeraient votre conduite dans cette circonstance pénible, ne justifiassent les démarches auxquelles vous-seriez contrainte d'avoir recours et ne vous donnassent ainsi, Madame, les droits les plus assurés à l'équitable appui de notre auguste souverain.

Cela n'engageait point. Il fallait une autre intervention et Hortense prétendit la provoquer en s'adressant de nouveau au roi, lequel, ordonna qu'une conférence fût tenue dans la soirée du 1er novembre entre le chancelier et le ministre de l'Intérieur, l'abbé de Montesquiou. Dès le lendemain, M. Dambray répondit à Hortense une lettre dont les termes soigneusement pesés semblaient mettre fin à toute sollicitation. Sa Majesté, écrivait-il, s'est montrée sensible à vos peines et (nous) a répété les témoignages de bienveillance et d'intérêt qu'elle vous donne en toute occasion ; mais elle a persisté à penser que l'obligation de ne régner que par les lois et de ne jamais s'écarter des règles de la justice ne lui permettait pas d'intervenir dans une discussion de famille pour dépouiller un père du droit qu'il tient de la Nature et de la Loi.

L'intention du roi, en vous reconnaissant duchesse, en vous donnant un grand titre et une dotation héréditaire de mâle en mâle, a été sans doute que l'enfant destiné à la recueillir fût élevé dans son royaume, qu'il reçût une éducation française propre à lui former des sujets fidèles et dévoués, mais si le père de cet enfant est assez aveugle sur ses vrais intérêts pour le soustraire à la domination du roi et l'exposer à perdre ce qu'il pouvait espérer de sa royale protection, Sa Majesté ne peut que plaindre et l'enfant et la mère ; la mère au moins conservera tous ses droits à ses bontés et ces droits seront encore fortifiés de tous ceux que peut donner le malheur auprès d'un prince généreux et sensible. Le roi veut et doit laisser aux tribunaux à prononcer sur les réclamations d'un père qui n'a pas cessé de l'être, même en abdiquant son pays. C'est aux juges à poser eux-mêmes des bornes à une autorité paternelle si mal entendue et si imprudemment exercée ; c'est aux juges à décider jusqu'à quel point un père fugitif peut abuser des droits naturels qui survivent aux droits civils, pour détruire à l'avance la fortune ou les espérances de ses enfants. Il est possible, et peut-être fort probable, que les tribunaux vous accorderont un délai qui donne à ce père imprudent le temps de réfléchir sur les conséquences d'un  projet aussi funeste au bonheur de sa famille, mais c'est là encore une fois, Madame, une contestation privée dans laquelle le roi ne pourrait intervenir que par des actes d'autorité arbitraire qu'il s'est interdit. Il a comblé à l'égard de vos enfants la mesure de la générosité, mais il ne veut pas les forcer à jouir de ses bienfaits malgré leur père.

En leur forme courtoise, jamais parole plus dure, jamais épigramme plus pointue, reproche plus sanglant. Mais sur elle rien ne trace, pas même que le roi ait comblé à l'égard des neveux de l'Empereur la mesure de sa générosité ; le jour même où elle reçoit cette lettre, elle écrit à Boutiaguine pour qu'il demande à Nesselrode d'intervenir et elle adresse à l'empereur de Russie une lettre officielle où elle exprime cette fois tout le fond de sa pensée. Après des compliments, elle dit : Mon mari veut reprendre son fils aîné et par là lui faire perdre la position que votre bienveillance lui avait acquise. Si l'on ne me retire de la loi commune eu France, je suis perdue ; mais, d'après le traité qui fixe mon sort réuni à celui de mes enfants et d'après les lettres-patentes du roi de France, je pourrais être jugée politiquement et par là éviter que les tribunaux ne s'emparent de mon affaire, mais je crains que le roi, tout en me montrant une grande bienveillance, ne veuille pas se prononcer. J'ai donc recours à vous, Sire. Certainement, si l'Empereur Napoléon redemandait son fils, il ne l'obtiendrait pas. Ne puis-je pas être jugée de même, si M. le prince Talleyrand écrivait ici ? Enfin, vous avez voulu être le protecteur de ma famille et je mets avec confiance mes intérêts entre vos mains.

Pour suivre de plus près la campagne qu'elle allait mener contre son mari, la reine, à la mi-novembre, rentre à Paris et, soit qu'elle imaginât qu'elle trouverait ainsi des alliés et se rendrait redoutable, soit, plus vraisemblablement, qu'elle cédât au goût qu'elle avait toujours éprouvé pour le monde, et qu'elle satisfaisait à présent en accueillant quiconque se présentait, elle ouvrit à deux battants les portes de son salon et prit des soirs où elle reçut, le lundi particulièrement. Les femmes, qui tenaient au régime impérial, qui avaient été dédaignées ou mal reçues aux Tuileries s'empressèrent à l'hôtel de la rue Cerutti redevenue rue d'Artois ; et, à leur suite tous les jeunes élégants, les dadais de Berthier, la fleur des quartiers généraux, quelques chambellans qui n'avaient point été forcés à l'être et même divers auditeurs du Conseil d'Etat : Forbin, Ph. de Ségur, La Grange, Broglie, Flahaut, La Bédoyère, Jacqueminot, Lawœstine ; mais, dit la reine : Mon salon est trop bonapartiste ; et elle attira des Anglais : ce fut une ruée : Lord et Lady Kinaird, M. Bruce, Lord et Lady Charlemond, Lady Sandwich, Mrs Hope, Lord William Russel ; même Wellington, et la venue de cet homme la ravit. Un certain nombre de Russes suivirent : le prince Wolkonski, Pahlen, Lapteff, Boutiaguine ; elle essaya bien encore de recruter dans le faubourg Saint-Germain quelques personnages qui consentissent à figurer, mais elle n'obtint que de ce qu'on trouvait partout ; ceux-là qui avaient été ses obligés et étaient restés avec elle en visite du matin ou qui même échangeaient des lettres, consentaient à la voir en particulier, mais s'abstenaient des réunions : ainsi qu'eussent fait M. de Rivière, aide de camp de Monsieur, et M. Sosthène de La Rochefoucauld, à des jours où Lascours, La Bédoyère, Flahaut, Ségur, Lavallette, Perregaux et Broglie se trouvant réunis, s'excitaient, à propos par exemple de l'affaire Exelmans et en telle sorte que la reine, se levant, leur disait : Je vous vois occupés de choses beaucoup trop graves pour des femmes, je vous laisse le champ libre et je me retire.

Dès qu'il y avait à Paris un salon tenu par une Bonaparte — si peu qu'Hortense le fût — ce salon ne pouvait être incolore ; les hommes et les femmes qui, par leur nom, leur carrière, leurs opinions et les résistances qu'ils rencontraient ailleurs, étaient restés ou redevenus fidèles devaient y venir, quitte à y être moins bien accueillis que les adversaires ; ils ne pouvaient manquer de s'y grouper et d'y parler avec quelque confiance et par là écartaient-ils ceux-là que la maîtresse de la maison eût davantage souhaité attirer. Aussi s'apercevait-elle trop tard que, lorsqu'on est fille, femme, sœur de vaincus et de proscrits, c'est une tâche peu facile de tenir un de ces salons éclectiques où les plus gracieux sourires doivent aller aux vainqueurs et aux proscripteurs. C'est une grande faute à moi d'être restée en France, je le vois chaque jour davantage, finit-elle par dire.

C'était un bon jour : les autres elle disait : Je n'ai pas perdu un ami, ma société est toujours la même, les étrangers désirent beaucoup venir chez moi. Que de raisons pour inspirer la jalousie ! Et elle n'était pas fort mécontente qu'on l'enviât ; dès Saint-Germain, elle était désireuse de succès et l'on ne peut douter que de là ne fussent venus ses premiers dissentiments avec son mari. Cela qu'elle trouvait à présent à satisfaire, avait été pour cette fille adoptive de Bonaparte, pour cette femme et cette reine, l'objet d'ambitions continuelles, et il semble que cette sorte d'enivrement qu'elle y trouvait avait comme effet de lui faire perdre de vue la gravité de sa situation. Au moins en entretient-elle à peine l'empereur Alexandre, tandis qu'elle s'occupe infiniment d'une femme qui a toujours le cœur bien égratigné, qu'elle aspire surtout à connaître une autre femme, la personne qu'aima Alexandre et qui va venir en France. Que désirez-vous que je fasse ? écrit-elle, j'aurais sûrement du plaisir à la voir, à lui parler de vous. Mais cela vous conviendrait-il et sait-elle que vous m'avez parlé d'elle ? Et les affaires d'amour de Mlle Cochelet l'occupent presque autant que les affaires d'amour d'Alexandre : mais celles-là seulement. Je vous répète, du fond de mon cœur, lui écrit-elle, que j'ai la plus tendre amitié pour vous et que je n'ai besoin que de votre affection. Je ne vaux pas que vous vous occupiez de moi autrement. Je me trouve très bien comme je suis et vous troubleriez le sentiment que je vous porte s'il s'y trouvait mêlé un intérêt qui en ôterait tout le charme.

Que cela est féminin ! Mme la duchesse de Saint-Leu, écrit le 20 décembre Boutiaguine à Nesselrode, m'a fait inviter à me rendre chez elle sur-le-champ. Elle m'a dit qu'elle se trouvait dans le cas de réclamer près de moi l'efficacité de la protection que S. M. l'empereur daigne accorder à elle et à ses enfants ; qu'elle venait d'être prévenue que, aujourd'hui, le gouvernement mettrait le scellé à sa maison ; qu'elle me demandait irrévocablement, au nom de l'empereur, de pouvoir déposer à l'hôtel de son ambassade, des diamants et autres objets de prix, qu'elle a déjà fait charger dix caisses sur deux voitures et qu'elle me priait de les lui garder jusqu'à la première occasion on elle pourrait les retirer.

Boutiaguine, fort peu rassuré sur les conséquences qu'aurait sa complaisance, accepta pourtant de recevoir les caisses : il était temps et, grâce à cet avis qu'avait donné à Mue Cochelet un employé de la mairie, les objets les plus précieux étaient à l'abri, lorsque, accompagné du greffier de la justice de paix du 2e arrondissement, parut, dans l'hôtel de M. Louis Bonaparte, rue d'Artois, François Poirier, vérificateur de l'Enregistrement et des Domaines. Et, devant le greffier comparait Madame Eugénie-Hortense de Beauharnais, duchesse de Saint-Leu, à laquelle ayant communiqué le motif de notre transfert, nous a dit : que, soit dans son hôtel à Paris, soit dans son duché de Saint-Leu, elle est hors de la puissance de M. Louis Bonaparte, qu'elle est chez elle, que tous les meubles qui garnissent l'hôtel où nous sommes lui appartiennent et qu'il n'existe que deux malles de papiers appartenant à M. Louis Bonaparte qu'elle offre de représenter ; et le greffier se contenta en effet de mettre les scellés suie deux malles, remplies de papiers et de registres de comptabilité que présenta M. Devaux et dont il fut constitué gardien. C'est ainsi qu'il faut interpréter le chant de triomphe de Mlle Cochelet. M. Devaux, dit-elle, fit valoir les traités faits avec la reine ; sa position particulière et séparée, et, pour cette fois-ci le bon droit eut plein succès. Peut-être Louis eût-il trouvé à objecter à ce bon droit ?

Malgré que le sieur Poirier se fût ainsi contenté cette fois, il pouvait revenir et la reine ne trouva point inopportun de chercher un protecteur qui fût moins lointain et moins Occupé que l'empereur Alexandre et qu'elle n'eût point déjà excédé de ses réclamations. Elle s'adressa à Lord Wellington qui avait paru chez elle, à là vérité, mais in fiocchi. Il vint donc. On a remarqué, dit un agent de la police, qu'il est resté avec elle dans son cabinet pendant plus d'une heure et que, pendant tout le temps qu'il a figuré au cercle, il a, contre son ordinaire, qui est une extrême hauteur et un grand sérieux, montré à la duchesse la déférence la plus grande et la plus respectueuse et à sa société les attentions les plus marquées. La reine, parait-il, lui avait demandé d'exiger au nom du gouvernement anglais que le gouvernement français remplit ses engagements envers l'Empereur et sa famille, et il aurait dit : C'est une injustice que l'Angleterre ne souffrira pas. Je rappellerai au gouvernement français que le traité de Fontainebleau est sacré et qu'il doit avoir son entière exécution. Sans doute le ministère anglais devait-il faire des démarches en ce sens, mais Hortense y avait-elle influé et, elle qui répudiait tout ce qui était des Bonaparte lorsque leur alliance était onéreuse, s'en réclama-t-elle lorsqu'elle put penser en tirer un bénéfice ?

Malgré qu'à Paris on s'occupât d'abord à ce moment du mécontentement qu'on soupçonnait ou qui se manifestait chez les officiers de l'ancienne armée, et que tout ce qui était de la société particulière de la reine fia devenu éminemment suspect, Hortense continuait à réagir ; parlant de Flahaut à Mme de Souza, elle lui disait qu'il était temps que les têtes exaltées se modérassent et restassent tranquilles. Elle priait à dîner le marquis de Rivière et ses billets à M. Sosthène de La Rochefoucauld montrent assez quelle confiance elle mettait en lui.

Cependant, malgré toutes les démarches pour retarder le jugement, la cause était en état et allai être plaidée. Louis avait confié son dossier à Me Tripier, le jurisconsulte le plus consommé, l'homme du Droit par excellence, n'ayant jamais jusque-là manifesté une opinion politique et uniquement occupé d'affaires civiles. Me Tripier arriva la barre avec l'intention arrêtée, selon les instructions de son client, de se placer sur le terrain légal et de n'en point sortir. Ce terrain-là ne pouvait agréer à Hortense ; aussi le défenseur qu'elle choisit était-il d'abord un orateur, et avait-il gagné sa réputation dans des procès criminels ; il était marqué comme royaliste et n'avait point caché son aversion contre le Premier Consul et l'Empereur. De lui-même, si la reine ne l'y eût point poussé, il eût abordé la cause du côté sentimental, mais une note fort détaillée qu'elle lui fit remettre ; — Note sur la vie intérieure de Madame la duchesse de-Saint-Leu et sur l'éducation donnée par elle à ses enfants — montre assez quels développements, elle proposa à son éloquence. Cette note présente les vertus privées de la duchesse sous le jour le plus flatteur ; désir de retraite, vie douce et paisible au sein de l'amitié, culture des arts, exercice des devoirs de la maternité ; uniquement occupée de ses enfants qu'elle ne quitte jamais qu'elle emmène aux eaux tous les ans, partageant sa vie entre la lecture, les arts et la contemplation de la nature, dans les montagnes qui semblent élever son âme ; généreuse, mais ordonnée, le soin de ses affaires a toujours été pour elle un devoir rempli avec exactitude ; chagrins inséparables d'un intérieur peu heureux ; mais consolations trouvées dans la pratique continuelle de la bienfaisance, à venir au secours d'une classe opprimée ; compagnes de pension, mort de Mme de Bawr ; dans ces affreux instants Mme la duchesse n'a trouvé de refuge que dans ses enfants et ces soins si touchants, si soutenus qu'elle leur prodigua, — les élevant dans les principes de la saine morale et de la vraie sagesse. Suit le tableau fidèle de son existence actuelle qui suffit pour apprécier le sentiment profond qui est le mobile de toutes ses actions et on peut dire l'âme de toutes ses pensées. Il n'y est naturellement fait aucune mention du degré ni du mode d'instruction des enfants, mais de l'éducation, des soins physiques, des récréations, du dîner, etc. Un petit nombre d'amis terminent la soirée et le lendemain revient offrir encore la vie d'une mère uniquement consacrée à ses enfants.

Ainsi compte-t-elle attendrir les juges — et aussi l'auditoire ; car l'opinion de Paris paraît lui importer presque autant que le jugement et se dispose-t-elle à remplir de ses amis la salle d'audience : Demain, on s'occupe de moi au Palais, écrit-elle à M. Sosthène de La Rochefoucauld, mais, pour avoir des places, il faudrait y être de bonne heure, quoique mon affaire ne doive venir qu'à onze heures. Si cela vous donne trop de peine d'y aller, priez pour moi. Cela me fera autant de bien. Je suis toute triste de quitter mes petits enfants ; il faut toujours souffrir dans la vie et se recommander à l'amitié pour trouver des consolations.

Après une audience de forme qui avait déjà motivé, dans les journaux royalistes, des articles vigoureux en faveur de la reine, le débat s'ouvrit le 7 janvier devant le Tribunal présidé par M. Try. Me Tripier, en renouvelant et en développant ses conclusions, s'attacha uniquement à combiner quelques dispositions du Droit romain avec les articles du Code civil sur la puissance maritale et la puissance paternelle. — Ces principes une fois fermement établis, je ne m'occuperai pas, a dit le défenseur, de prévoir les difficultés, les prétextes à l'aide desquels une doctrine aussi extraordinaire que celle annoncée pourrait être soutenue et consacrée... Mais, quels que soient les faits particuliers dont on pourra vous entretenir dans la suite, les principes que je viens de poser resteront dans vos esprits comme la base fondamentale d'une bonne et saine doctrine.

Tripier avait formé son siège sur l'article 373 : il avait évité presque toute allusion à l'état, au rang, au nom même de ses clients et avait uniquement envisagé la cause. Dès les premiers mots de la plaidoirie de M. le chevalier Bonnet, à l'audience du 19 janvier, on put juger que c'était fini de cette discussion juridique qui évitait de passionner le débat et fuyait le scandale. Il fut visible qu'on le cherchait : ce n'est, dit-il, ni pour le père qu'il plaide, ni pour la mère, mais pour l'enfant : c'est son intérêt qui d'abord est en jeu. Lorsqu'il y a séparation entre les époux, le Tribunal, arbitre de l'intérêt de l'enfant, en remet la gardé tantôt à l'un, tantôt à l'autre. Or, ici, bien qu'il n'y ait pas eu séparation judiciairement prononcée, il y a séparation effective. Il y a, à la réunion des époux, un obstacle plus fort que tous les arrêts de justice : M. de Saint-Leu a abdiqué sa patrie ; il est fugitif, il est cosmopolite ; tantôt il habite à Gratz en Styrie, tantôt à Lausanne ; il réside aujourd'hui à Rome, tandis que Mme la duchesse de Saint-Leu est domiciliée en France et garde le domicile conjugal, l'hôtel anciennement acheté par son époux.

Ce moyen épuisé, Me Bonnet passe à ceux que fournit la dotation séparée accordée à Hortense et à ses fils par un acte du chef du gouvernement, la dotation séparée qu'elle reçut par le traité du 11 avril. On objectera, dit Me Bonnet — et c'est une volontaire erreur— que notre monarque légitime n'a point ratifié cette convention dans toutes ses parties. Il l'a consacrée du moins dans, la partie qui se réfère au procès. S'appuyant alors sur l'érection du duché de Saint-Leu : Tout est terminé, s'écrie l'avocat, par cet illustre bienfait qui a trouvé des cœurs reconnaissants ! Que penser de cette indiscrète réclamation qui tend à faire un étranger du jeune dite de Saint-Leu, à l'arracher du pays où est placée toute sa fortune, toute sa dignité, où est placé l'unique objet de son ambition ? Peut-on l'enlever à sa mère, à sa patrie, à son roi ? Devra-t-il suivre Louis Buonaparte au milieu de son exil, de sa vie errante, de son cosmopolitisme ? Je ne veux pas jeter un mil indiscret sur les vues politiques qui peuvent être entrées dans cette disposition ; je ne veux pas examiner si le séjour de l'enfant en France ; n'est pas dans l'intérêt de toi1s ceux entre qui ces conventions successives ont été faites. Il appartient tout au plus au ministère public de lever un-coin de ce voile... Mais l'objet important, c'est l'intérêt de l'enfant. Qu'importe que le comte de Saint-Leu ait renoncé aux bienfaits du gouvernement ? Je n'entends ni le louer ni le blâmer ; je n'examinerai pas si c'est là l'effet d'une philosophie exaltée... Le Souverain légitime a investi Napoléon-Louis d'une dignité ; il a été dans son intention que Napoléon-Louis restât Français.

Le 27 janvier, pour la réplique de Tripier, même affluence ; d'abord l'avocat de Louis que secondait Billecocq, discuta le point de droit qu'avait prétendu soulever Me Bonnet ; puis il passa à la question de la séparation et l'on put juger à ce coup que Me Tripier usait quand il lui plaisait de l'éloquence comme d'une- massue : Si la séparation existe, dit-il, c'est à elle toute seule que Mme de Saint-Leu doit l'attribuer : Il lui est facile de lever cet obstacle, de s'épargner la douleur de la séparation de son enfant. En supposant que, dans la rigueur du droit, elle ne puisse être contrainte par son mari à se réunir à lui, au moins rien ne l'enchaine. Pourquoi ne pas faire ce léger sacrifice à son mari et à son affection maternelle ? Peut-être des personnes d'une morale sévère reprocheraient à Mule de Saint-Leu sa conduite. Après avoir .uni son sort à celui de M. de Saint-Leu à une époque où tout lui présageait une grande prospérité ; après avoir reçu de cette alliance les titres les plus faits pour flatter l'orgueil, peut-être serait-il aujourd'hui de la loyauté, de la grandeur d'âme de Mme de Saint-Leu d'apporter des consolations à son époux dans l'adversité ; mais si elle ne peut pas faire ce sacrifice qu'elle n'en impute qu'à elle-même les conséquences.

C'étaient là, selon Tripier les arguments-de droit : il passa ensuite aux faits et, après une apologie curieuse du roi de Hollande, il aborda les titres mêmes qu'invoquait Hortense pour prouver la séparation ; il en démontre le néant juridique ; pour montrer quels étaient les sentiments paternels de Louis, il donna lecture de parties de la lettre qu'il avait jadis écrite à M. de Bonald en le priant d'être le gouverneur de son fils, et il fit justice de l'argument qu'avait tiré Bonnet de l'utilité politique du séjour de l'enfant sur le sol français.

Les journaux n'étaient pleins que de ces débats : mais il s'en fallait que tous prissent le parti de la reine et le Journal de Paris, en publiant l'histoire d'un grand procès entre un roi et une reine pour un petit duc, ne lui ménageait point les vérités.

Restait la réplique de Bonnet : L'affluence était si prodigieuse, écrit le rédacteur du Journal des Débats, que Me Bonnet étant arrivé un peu tard a eu de la peine à se faire jour au travers de la foule. Il aborda d'abord le point de droit, mais il sentit sa faiblesse et il passa — évidemment sur instructions ide sa cliente — à un ordre de faits sur lequel il semblait que–les-deux parties fussent d'accord pour se taire. Mon adversaire insiste, dit Me Bonnet : Peut-être serais-je coupable si je retenais ici des SECRETS que j'aurais voulu vous cacher, qui n'en sont plus pour un grand nombre de personnes, mais qui sont encore inconnus de la plupart de ceux qui m'écoutent mon adversaire me force à m'expliquer en médisant sans cesse qu'il faudrait une séparation judiciaire et qu'il n'y aurait que ce cas qui pourrait autoriser la justice à statuer sur les enfants. Et alors, pour établir que la séparation légale existe, Me Bonnet reprend l'histoire des relations entre Louis et sa femme depuis l'origine ; il arrive à la demande de séparation de 1809 et il cherche à démontrer qu'alors la séparation fut prononcée par Napoléon, il verse aulx débats et il lit, non seulement les lettres que Louis écrivit à sa femme, mais celles qu'il a adressées à un de ses agents pour presser la séparation et qu'on s'est procurées on ne sait comment et il termine sur la lettre qu'Hortense répondit à son mari le 28 août. Faibles orateurs que nous sommes, dit-il à la fin. Aurions-nous la prétention d'ajouter quelque chose à ces expressions de l'amour maternel.

Lorsque le 10 février, l'audience s'ouvrit, la foule était extraordinaire, le groupe des curieux que lie pouvait contenir l'auditoire se prolongeait dans la grand'salle à une distance où l'on ne pouvait ni voir ni entendre. On a cru un moment que plusieurs spectateurs seraient étouffés soit par leur affluence, soit par la chute d'une porte sortie de ses gonds. Les huissiers et la force armée sont accourus pour rétablir l'ordre.

Me Tripier se maintint sur ses positions, réfutant point par point les arguments de l'adversaire, mais demeurant dans la défensive, n'apportant aucune pièce nouvelle. Seulement contesta-t-il formellement le droit qu'on avait pris de se servir des lettres écrites par le roi à l'un de ses mandataires. Comment pourra-t-on nous faire concevoir que l'un de ces mandataires aurait été assez imprudent pour livrer à Mme de Saint-Leu une lettre écrite par son mari... Il est impossible qu'un mandataire tourne contre son mandant une lettre écrite sous la foi du secret. Une partie de la réplique de Bonnet roula sur ce sujet et elle était singulièrement embarrassée ; pour finir, il revint à la politique qui exigeait, dans l'intérêt de l'enfant, qu'on lui conservât les honneurs, les dignités, les richesses et la patrie.

Hortense était fort satisfaite. Mon avocat a parlé le dernier, ce qui est, selon moi, un grand avantage, mais tout cela ne sera jugé que dans quinze jours. Elle avait le plus grand espoir et gardait un magnifique sang-froid. Au Carnaval, la troupe du Bœuf Gras vint à son hôtel comme à celui d'une souveraine et conduisit son Amour jusque dans l'appartement de la reine. Le procureur du roi, M. Courtin, avait conclu en sa faveur et tout Paris en avait inféré que la Cour s'intéressait à la duchesse. On ajoutait à ce sujet, écrit un agent : Les tribunaux seront à l'avenir des Cabinets où tout se décidera par la raison d'État. Le public se trompait aussi bien que la reine. Le 8 mars, la sixième chambre du Tribunal civil de la Seine rendit un jugement motivé à la Tripier :

Attendu, disait-il, que la Loi établit l'autorité des père et mère sur leurs enfants et en confie l'exercice au père seul pendant le mariage ; qu'il en résulte que le père, revêtu de cette autorité comme chef de famille, est constitué le seul juge de l'intérêt de l'enfant et des circonstances dans lesquelles, pour cet intérêt, il doit user de son pouvoir et du mode de l'exercer ;

Attendu que ce pouvoir ne peut être modifié que dans deux cas, l'un, prévu par le Code civil, celui du divorce demandé et prononcé, l'autre admis par la jurisprudence, celui de la séparation de corps demandée et prononcée ;

Que les parties ne se trouvent dans aucune de ces deux positions...

Le tribunal ordonne que, dans trois mois à compter de ce jour, le fils aîné du comte de Saint-Leu et de la duchesse de Saint-Leu sera remis au comte de Saint-Leu à l'effet de l'exécution du présent jugement.

 

Dans le délai de trois mois — Cent jours ! — On était au 8 mars. Le 1er, l'Empereur, revenu de l'île d'Elbe, avait débarqué au golfe Juan. Le gouvernement du roi avait autre chose à faire que d'exécuter le jugement de la sixième chambre du Tribunal de la Seine...

 

 

 



[1] Je ne saurais entrer ici dans les détails que j'ai donnés dans Joséphine répudiée, et je me permets d'y renvoyer le lecteur pour ce qui concerne l'impératrice.

[2] Voir ce qu'il advint par la suite de ce duché dans Joséphine répudiée.

[3] Malgré qu'on ait donné ce texte pour inédit lors de la publication qui en fut faite il y a quelques années dans une revue, il convient d'indiquer qu'il avait paru dès 1820 en pièce justificative de la Requête du chevalier Desgraviers au Roi.