NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME IX. — 1813-1814

 

XXXI. — LA CATASTROPHE DE L'EMPIRE.

 

 

(10 Janvier — 8 avril 1814.)

 

Le 10 janvier, l'Empereur a vu Joseph ; il a causé avec lui ; il a réglé, tant bien que mal, une situation qui, sans cette intervention décisive, eût jeté dans ce drame des derniers jours des scènes d'un comique inattendu, eût introduit dans les dialogues épiques des répliques d'une fantaisie déconcertante, et, sous les murs de la capitale qu'allaient investir ces souverains plus nombreux qu'en une Iliade, eût amené des rencontres telles que de Sancho Pança et même de Don Quichotte — le comte de Téba ne sera-t-il pas blessé, dit-on, en défendant les Buttes Chaumont ? — avec M. le baron Thunder-ten-Tronckh.

Que l'Empereur, en arrêtant ce débordement, dans les jardins du Luxembourg, d'un Mançanarès qui n'était pas même authentique, en consignant à la porte d'un de ses palais impériaux cette mascarade espagnole, ait prétendu rendre un air de sérieux et une apparence de dignité à son frère ainé ; que, pour une infinité d'excellentes raisons, il ait souhaité, de la part de Joseph, une renonciation qui, marquant, de sa part à lui, l'abandon de toute prétention sur l'Espagne, aplanit les négociations avec le prince des Asturies et facilitait la paix avec l'Europe, rien de plus opportun, de plus sensé et de plus logique.

Mais, du même coup, Joseph a repris le rang, les prérogatives et les privilèges de premier prince du sang et de grand électeur. Le 16 janvier, le Sénat, le Conseil d'État, les Cours de Justice, les hauts fonctionnaires sont venus le saluer comme tel et lui ont été présentés parles officiers de sa maison, M. de Jaucourt, premier chambellan, s'empressant à son service.

Dès lors, est-il possible de le laisser dans la coulisse, saris charge et sans emploi ? Peut-on penser que, s'il reste à Paris sans être admis dans le gouvernement, il ne se laissera pas entraîner ou impliquer dans quelque intrigue, même dans quelque conspiration ? D'autre part, s'il est dans le gouvernement, n'y sera-t-il pas plus dangereux encore ? L'Empereur l'a constamment redouté puisque, pour cette unique raison, il l'a maintenu, coûte que coûte, en Espagne. Il a appris — au moins par ses lettres doit-on le croire — ce que vaut joseph ; il connaît l'histoire de ce règne : ces cinq années désastreuses, cette succession ininterrompue de sottises militaires et d'inepties politiques que couvre d'une redondante apologie une suffisance que rien ne démonte. Pourtant, s'il veut occuper Joseph et l'empêcher de nuire, il lui doit la première place : c'est une conséquence inéluctable des Constitutions impériales, de la loi d'hérédité telle qu'il l'a faite lui-même, de l'esprit de famille qui l'a inspiré.

Lui livrer une part majeure du pouvoir serait pourtant incompréhensible si Napoléon avait réalisé le caractère de son frère ; s'il avait, autrement que par boutades, sous la pression des faits, par une sorte de contrainte de la vérité, émis des opinions, et que ces opinions, si équitables et si pénétrantes, fussent des jugements définitivement acquis. Mais, là comme toujours, en cet extrême péril comme aux jours les plus sereins de son règne fortuné, il retourne avec une sorte de maladive passion à ses illusions. Il a constaté en juillet ce que valait son frère ; dès novembre, il l'a presque oublié ; en décembre, il n'en a plus qu'un souvenir vague, confus et qui s'efface. En janvier, on peut croire que tout a disparu de sa mémoire et que, en mettant Joseph au premier rang de ses collaborateurs, ce n'est point à la nécessité qu'il cède, mais à la confiance qu'il a prise dans les talents de son aîné, comme administrateur, politique et même militaire.

Pourquoi pas les deux en même temps ? Napoléon n'a personne qu'il puisse employer dans une place où il sent, cette fois, la nécessité d'avoir un représentant, la Régente ne pouvant vraiment, quelque opinion qu'il ait pris d'elle, passer des revues, organiser des troupes et donner ou même transmettre des ordres militaires. Des grands dignitaires. Cambacérès est tout à fait déprimé ; Lebrun, revenu de son gouvernement, se dit malade et s'abstient de paraître ; Talleyrand, qui au contraire se prodigue, en sorte qu'on rie voie que lui — tel le criminel qui se crée des alibis — n'est rien moins que sûr ; des ministres, certains sont dévoués et honnêtes, comme Gaudin, Mollien, Montalivet, Bigot, Collin, Lacuée ; d'autres se ralentissent dans leur zèle et paraissent étrangement mous ; d'autres enfin se préparent à trahir, si ce n'est déjà fait. D'ailleurs, dans une crise, ce n'est pas un ministre, pas même un grand dignitaire qui peut représenter l'Empereur. Moins encore un maréchal, dont l'ambition peut toujours inquiéter. Il faut donc revenir aux frères, comme en 1805 ; mais, des frères, un seul, et c'est l'aîné, c'est le premier prince du sang, a consenti — bon gré mal gré — à abdiquer ses prétentions royales, à reprendre son rang dans la Famille, à se ranger auprès du trône pour lutter contre l'invasion.

***

Napoléon n'a pas à choisir : Louis à la vérité s'est résigné .à admettre un tempérament : Comme le Nassau a pris sa place, au mépris des sentiments des Hollandais dont il ne doute pas, il consent, pour le moment, à rester en France sans faire valoir ses droits, mais il n'entend y recevoir ni rang, ni apanage, ni titres, lesquels eussent été en opposition avec sa déclaration de Lausanne, lesquels l'eussent empêché de s'éloigner de la France dans le cas où la victoire eût rendu la Hollande à celle-ci et qui, dans ce cas, eussent été un assentiment tacite à la Réunion. Il ne trouve pas que les qualifications de roi ou de majesté soient des titres, car il les reçoit fort bien ; de même, s'habille-t-il en grenadier hollandais, en grenadier de sa garde, dont il survit seul, et porte-t-il ses ordres, ceux qu'il créa et dont il reste seul décoré, mais il ne les sort guère. Il vit chez sa mère, voit assez peu ses frères, souvent ses enfants, jamais sa femme, n'a paru que deux fois aux Tuileries, le 10 janvier, où il a été reçu par l'Empereur par la médiation de l'Impératrice — l'entrevue a été froide — et le 23, veille du départ de l'Empereur pour l'armée. D'ailleurs, il est dans un état de santé déplorable et presque perclus de tous ses membres. Il a essayé vainement de se tenir à cheval et il ne peut même pas rester debout quelque temps de suite.

Dans cet état, il est devenu extrêmement dévot et il emploie beaucoup de temps à ses oraisons ; même il chante en vers la Perle des illusions en mettant toutes ses souffrances physiques et morales aux pieds du Créateur. Il fait bien du reste de se tourner vers Dieu, car il n'a guère éprouvé de joie à retrouver sa famille :

Des nœuds du sang l'étroite chaîne

Est une habitude qu'entraîne

Et qu'affaiblit l'âge glacé...

Et ses sentiments pour l'Empereur sont tels qu'à Gratz :

Équité, devoir, conscience

Ne sont dans l'esprit des puissants

Pour dompter la faible innocence

Que les utiles instruments...

Il n'a pour consolation que la littérature et, en attendant que la deuxième classe de l'Institut décide s'il sera loisible de faire des vers sans rime — ce qui le délivrera lui-même d'une grande inquiétude — il a jugé le moment opportun pour réimprimer son chef-d'œuvre, Marie ou les Peines de l'Amour ; seulement, vu les corrections à y faire pour le porter au degré de perfection, il a appelé un collaborateur — et quel !

Robineau dit Beaunoir, père des Pointus, fournisseur ordinaire de Nicolet, auteur de plus de deux cents parades, personnage follet qui passa à la Bibliothèque royale, dirigea le Théâtre de Bordeaux, émigra, joua en Belgique un bout de rôle politique, fut presque une puissance en Russie où, trois années durant, il présida aux trois théâtres de la Cour, prit en Prusse des airs de lecteur de la reine, rentra en France en 1801, fit divers à-propos pour les fêtes impériales, et, pour ne pas déchoir, car il avait le sens de ce qu'il devait à Nicolet, s'improvisa correspondant littéraire de divers princes, et eut, entre autres clients, le roi de Westphalie et le roi de Hollande. Mais, depuis le baron de Grimm, le métier a bien perdu de ses agréments ; il ne mène plus l'écrivain aux postes diplomatiques et aux pensions moscovites ; il ne lui assure même plus la modeste aisance dont se contentait un Helvète tel que Meister. — Il n'est tel que d'être étranger pour parler congrûment de la littérature française. Robineau, dit Beaunoir, n'a point été payé, par le comte de Saint-Leu, de neuf mois de correspondances adressées à Gratz en Styrie, ce qui, à cinq napoléons par mois, fait exactement 900 francs. A la place de cette petite somme qui dans ce moment paraît le gêner, il accorde très volontiers à Robineau, dit Beaunoir — et même M. de Beaunoir — la permission d'être l'éditeur de son roman de Marie ou Beauté et Bonté, à condition qu'il y fera des changements qu'il croira nécessaires et qu'on ne soulèvera qu'en partie le voile dont il veut être entouré. Beaunoir, à son tour, prétend traiter avec un libraire, mais comment sera-t-il payé ? Le prince ne veut pas que son écriture paraisse ; il faudra donc que l'on copie en entier son manuscrit sous ses yeux et qu'on y fasse ensuite les changements. Ce sera un ouvrage de deux mois en y donnant tout sou temps. La lettre étant datée du 28 janvier, voilà du travail pour Louis jusqu'au 30 mars : le 30 mars !

Et c'est en vérité à cela qu'il s'occupe : mais Marie n'est pas au bout de ses aventures ; elle changera encore de sous-titre : Elle a connu les Peines de l'Amour ; elle porte à présent Beauté ou Bonté, elle s'appellera ou les Hollandaises, dans la deuxième édition, revue et corrigée, qui ne paraîtra qu'après la paix, car Louis compte que les événements nuiraient à son succès.

Comme Napoléon n'écrit point des romans, mais qu'il fait de l'histoire, il devra se passer de la collaboration du comte de Saint-Leu.

***

Pour Jérôme les choses vont encore moins simplement que pour Louis : Jérôme n'a point abdiqué son trône de Westphalie ; sa royauté l'accompagne et, à Compiègne, il reste roi pour ses maîtresses, ses ministres, ses aides de camp, ses pages et ses cuisiniers, tout comme il l'était à Cassel — si bien qu'à cette cour, durant que la France agonise, ce sont des partis qui se forment, des cabales qui se montent, des appétits qui s'aiguisent et chacun s'ingénie à attirer sur soi les bonnes grâces de ce maitre dont la bourse se vide, dont le crédit est suspendu, dont la ruine est toute proche, et qui, cependant, comme s'il disposait d'un inépuisable trésor, répand à pleines mains les napoléons — la frappe des jérômes étant suspendue.

L'administration impériale fait tout ce qu'elle peut pour contenter les exigences de ce roi qui n'est jamais satisfait et pour lui rendre tolérable ce séjour dans un palais où il ne veut voir qu'une prison. Les gens de service réclament-ils, dans cette maison impériale si bien fournie, meublée, pourvue, des objets nouveaux ? le Garde-Meuble, sans broncher, en achète pour 3.200 francs. Un valet de pied du roi, de complicité avec l'emballeur de la reine, augmente-t-il ses gages de vols de mobilier ? le gouverneur recherche et découvre les coupables, mais ne les saisit ni ne les arrête et se contente de faire son rapport. Le roi, avant le goût de prendre l'air en foret et de se promener sans doute jusqu'à Paris, fait-il, à deux heures du matin, dans la nuit du 27 décembre, sauter le cadenas et forcer la serrure de la grille qui ferme la communication du parc avec le palais ? le gouverneur n'a garde de faire des représentations, quelque audacieux que l'acte doive lui paraître.

 

L'Empereur, qui est informé de tout, qui reçoit de son frère de continuels désagréments, n'en pense pas moins à son avenir et, le janvier, dans les instructions qu'il donne à Caulaincourt pour le Congrès de Châtillon, il a soin de formuler : Si on ne laissait pas au roi de Westphalie ses États en Allemagne, il faudrait lui donner une compensation en Italie.

Le remerciement ne se fait pas attendre : pour infiniment de raisons, Napoléon désire que Jérôme reste à Compiègne. Cantonnée dans le château, la cour westphalienne peut le saccager, mais ses éclats n'en sortent pas, ou, s'ils retentissent dans la petite ville, celle-ci n'est point bégueule ; le Bien-aimé y a réglé le ton, et l'on y a l'expérience de ces histoires. De Compiègne à Paris, il y a assez loin pour que ces bruits se perdent ou du moins s'atténuent, malgré que, en vérité chaque jour, deux ou trois des courtisans de Sa Majesté Westphalienne fassent, on ne sait pourquoi, le voyage.

De plus, pour les négociations engagées avec les souverains, où le royaume de Westphalie est d'avance sacrifié, la présence de Jérôme à Paris serait un embarras et un danger. Jérôme n'entend ni quitter son titre ni dissoudre sa cour : si l'Empereur tolère à Paris l'affichage de telles prétentions, quel argument contre sa bonne foi ? Jérôme, d'ailleurs, ne se laissera pas dépouiller sans protester, sans que Catherine proteste ; il voudra que Furstenstein le représente à Châtillon ; il intriguera, comme il a fait déjà près du roi de Wurtemberg ou de l'empereur de Russie. De Compiègne, il est moins malfaisant.

Enfin, si faible que soit Napoléon à l'égard de ses frères, et de ce dernier-né en particulier, il n'a pu vraiment oublier si vite, après le généreux pardon de Dresde, les incartades nouvelles de Jérôme : l'évacuation de Cassel, la méconnaissance de ses ordres, et l'achat de Stains. — Cela surtout.

Or, malgré les ordres qu'il a donnés, il apprend que l'on continue plus activement que jamais de tout préparer à Stains pour l'établissement du roi. Le 13 janvier, il écrit à Savary de faire appeler l'architecte, de prendre des renseignements sur toutes les espèces de travaux qu'on y fait, et de lui donner l'ordre de congédier tous les ouvriers ; même injonction à l'homme d'affaires du roi : l'Empereur a commandé qu'on fit cesser tous les travaux, qu'on ne reçût personne et que la maison fût fermée. A la moindre contravention, le séquestre sera mis sur la terre, aucun prince et roi étranger ne pouvant acquérir en France sans la permission de l'Empereur. De plus, Savary fera connaitre à l'homme d'affaires du roi — mais il faudrait qu'il fût un Français et non un étranger — qu'il est nécessaire qu'il reste à Compiègne et ne s'en éloigne pas à plus de deux lieues ; qu'il est scandaleux que, dans la position des affaires, ou ne voie que ses cuisiniers et sa livrée aller dans tous les sens. Vous lui ferez dire cela, termine-t-il, par un Français qui aura sa confiance et vous chargerez ce Français de lui faire connaître qu'on ne transgresserait pas mes ordres impunément.

Cela est du 13. — Or, depuis le 11, Jérôme est venu tranquillement s'installer à Stains avec Catherine et il a omis d'en informer l'Empereur. Il est roi, il fait ce qui lui plaît et, quant aux menaces fraternelles, il sait le compte qu'il en faut tenir. A Compiègne, le froid, bien autrement vif, paraît-il, qu'à Stains, nuisait essentiellement à la santé de la reine, dans l'état de grossesse où elle se trouvait. Ce château, très grand, très vaste, n'étant chauffé que par des cheminées, ne pouvait, écrit le 14 Catherine à son père, être habitable par un froid de dix à douze degrés, sans parler des frais énormes que ce séjour nous occasionnait, dans un moment où le roi ne retire rien de chez lui. C'est pourquoi ils sont venus à Stains avec quelques personnes de leur cour.

Bravé ainsi en face, avec cette préméditation d'insolence — et dans quel moment ! — l'Empereur, malgré les menaces qu'il a faites, recule devant le scandale et ne prend aucune mesure contre son frère révolté. Seulement, il le met en quarantaine, le bannit de sa vue, n'admet pas qu'on prononce son nom. Il l'abandonne à ses amours, ses critiques, ses apologies et il coupe.

Le 23, la veille de son départ, il reçoit Louis et cause avec lui ; Jérôme qui, sans rien demander, est venu à Paris, envoie à l'Empereur, par le général de division comte de Wickenberg, une lettre où il sollicite une audience. L'aide de camp est congédié sèchement et le roi reçoit l'injonction de retourner à Stains.

***

Ainsi Joseph seul. L'Empereur est bien décidé à l'employer, mais l'on peut se demander s'il sait bien à quoi. Le 21 janvier, lorsqu'il règle, dans un Conseil extraordinaire, la forme du gouvernement durant son absence, il décide bien que l'Impératrice-Régente aura deux conseillers, l'un pour le civil, Cambacérès, l'autre pour le militaire, Joseph. Mais de quel militaire s'agit il ? Le 23, à cette mémorable scène où, dans la Salle des Maréchaux, l'Empereur recommande aux officiers de la garde nationale sa femme et son fils, Joseph assiste, et pourtant l'Empereur n'a point la pensée de le présenter, de le faire reconnaître pour sou lieutenant, pour le commandant en chef de demain. On dirait qu'avant d'abandonner à son frère une telle part de son pouvoir, il hésite, qu'il a besoin de se consulter, de se convaincre que la nécessité à laquelle il obéit est inéluctable. Le 24 seulement, il se décide à lui adresser ses instructions en même temps qu'il ordonne au trésorier de la Couronne de lui remettre 500.000 francs en imputant cette dépense sur les gratifications de l'année 1814.

Malgré cette décision du Conseil extraordinaire, malgré les instructions dictées par l'Empereur, Joseph n'a reçu encore aucune investiture officielle. Ce sera seulement à Saint-Dizier, le 28 janvier, que l'Empereur signera le décret par lequel son bien-aimé frère le roi Joseph est nommé son lieutenant-général ; il aura en cette qualité le commandement de la garde nationale de Paris tel que l'Empereur se l'était réservé, et celui des troupes de ligne et des gardes nationales de la 1re division militaire ; il commandera la Garde impériale sous les ordres de la Régente ; il prendra toutes les mesures nécessaires pour la défense de la capitale et de ses environs.

Ce décret donne force exécutoire aux instructions plus détaillées du 24, lesquelles atténuaient dans une mesure cette autorité qui eût pu sembler immense. Joseph, en sa qualité de lieutenant-général de l'Empereur, commandera sans doute la garde nationale, mais en faisant passer ses ordres par le maréchal Moncey, major-général ; il commandera de même les troupes de la 1re division militaire à travers le général Hulin, les dépôts de la Garde à travers le général Ornano. Pourtant, il aura un bureau militaire dont le chef sera le major Allent, et un état-major composé de quatre aides de camp généraux, de quatre officiers d'ordonnance et de huit capitaines-adjoints de la garde nationale. Officiers d'ordonnance et aides de camp sortent du service espagnol, et ces généraux n'ont guère paru qu'à la cour de Madrid. Strolz, qui, en 1806, a quitté la France pour Naples était alors major ; Expert, à la même date, chef de bataillon ; Lecapitaine, en 1808, chef de bataillon Jascher, en 4806, lieutenant : ce sont à présent les généraux de division qui, ayant, depuis huit ans, perdu tout contact avec les troupes françaises, serviront de guides et de conseillers militaires à Joseph. Tous les autres Français-Espagnols ont été employés par l'Empereur qui a refusé ceux-ci ; peu importe à Joseph qu'ils soient incapables, pourvu qu'il leur donne les étoiles.

Le service, avec rapport tous les matins et revue tous les jours ou au moins tous les cieux ou trois jours, n'est pas que de parade. Activer l'organisation des douze légions de la garde nationale, trouver des armes, provoquer l'instruction, recevoir les rapports des aides-majors généraux ; former douze compagnies de canonniers avec les élèves de l'École Polytechnique, les Invalides, les étudiants en droit et en médecine ; constituer le génie de la garde nationale dont le chef est le général Chasseloup, et qui aura pour officiers les ingénieurs de tous grades des services publies ; mettre en état de défense les trente barrières et, s'il est possible, remuer un peu de terre sur les points les plus exposés, ce n'est encore que le moindre objet de la mission de Joseph.

Pour les troupes de ligne, pour l'artillerie, pour les dépôts de la Garde, pour la cavalerie, le détail est immense, mais Joseph n'aurait qu'à exercer une surveillance sur des sous-ordres tels que les généraux Fririon. Roussel, Charpentier, Ornano, d'Aboville, Deriot, pour tirer parti des éléments qui vont affluer. Seulement, outre que cela oblige à un travail continuel de transmissions, Joseph, bien que ses instructions lui confèrent une action directe sur tous les officiers généraux, fera passer ses ordres par Clarke dont le zèle est singulièrement ralenti.

Ces détails d'administration se rattachent à l'ensemble des mouvements militaires dont Paris est le centre et dont il peut devenir l'objectif. Par là une immense responsabilité va peser sur celui qui exercera une telle mission et qui, loin de disposer de moyens extraordinaires — révolutionnaires, si l'on veut — pour attirer les ressources dont l'emploi lui est prescrit, doit agir comme si elles affluaient d'elles-mêmes entre ses mains, comme si elles étaient fournies régulièrement par l'organisme normal de la nation, alors que déjà la plupart des rouages fonctionnent à peine, qu'ils ont été affaiblis, loin d'en être renforcés, par l'envoi dans les départements de sénateurs, commissaires extraordinaires de l'Empereur — réminiscence fâcheuse de la Convention, — et que, sur vingt-quatre points du territoire, Somme, Deux-Sèvres, Seine-Inférieure, Calvados, Vaucluse, Dordogne, Vendée, Nord et Pas-de-Calais, on signale des insurgés en bandes, la plupart conscrits réfractaires, faisant tête aux colonnes mobiles dans des rencontres sanglantes et attestant leur patriotisme par le cri de : Vivent les Russes !

Le détail de l'administration intérieure, combien réduite ! reste aux mains de l'archichancelier et des ministres, en sorte qu'au lieu d'une direction unique, concentrant tous les efforts et tous les moyens en vue de procurer des soldats, de les habiller, de les nourrir, de les armer, de les payer, c'est le tiraillement perpétuel entre hommes qui ne veulent point sortir de leurs habitudes, transgresser leurs règlements, tolérer des empiètements, déranger leur routine. Pour obtenir un concours qu'ils sont toujours au moment de refuser parce que les formes ne sont pas suivies, il faut des conseils, des délibérations, la signature de l'impératrice-Régente. Si c'est Joseph qui préside, la résistance ne sera que plus vive venant d'hommes qui, la plupart sincèrement dévoués à l'Empereur, n'en sont que moins bien disposés pour ce frère dont ils ont depuis vingt ans apprécié le caractère.

Et pourtant, Joseph devra exercer une surveillance assidue sur tous les éléments politiques du Gouvernement, renseigner à tout instant l'Empereur sur la situation politique de Paris, se tenir constamment en communication avec l'Impératrice pour la rassurer et, au besoin, la diriger, sans toutefois lui communiquer rien qui l'effraie et en ayant soin de ne pas se rendre assidu au point d'éveiller la jalousie maritale de Napoléon et de lui inspirer des soupçons sur ses intentions. Comme ses pouvoirs ont été strictement limités et qu'une certaine défiance a dicté leur teneur, il observera sans gouverner, il renseignera sans qu'on lui réponde, il commandera sans être obéi, car les ministres, continuant à correspondre directement avec l'Empereur, peuvent à tout moment lui opposer des ordres qu'ils auront reçus, et, s'il surveille, il ne manquera pas d'être surveillé.

L'Empereur lui assigne une tâche à laquelle lui seul pourrait suffire, à condition encore qu'il fût libre d'agir, qu'il n'eût point sur chaque article à référer et à discuter, qu'il pût, pour le bien de la chose, prendre telle mesure qu'il croirait nécessaire, l'imposer d'autorité, l'appliquer par des moyens extra-légaux. Sur ce dernier point, qui sait s'il ne se fût point arrêté ? C'est le respect de la légalité qui a tué l'Empire : dans la correspondance du Gouvernement avec les préfets et avec les généraux, ce qui surprend le plus, c'est le fétichisme des règlements, c'est la religion de la loi. Faute de subordonner au salut de la nation les droits des particuliers et de mettre en réquisition permanente les ressources dont ils disposent, faute d'agir sur le territoire entier comme dans une place assiégée, on laisse inutilisées les forces qui pourraient, seules refouler l'invasion et, par suite, on livre à l'ennemi les moyens qu'on n'emploie pas. Cela serait révolutionnaire et l'Empereur, s'il veut la guerre nationale, n'entend pas, pour la soutenir, revenir aux formes du Comité de Salut public. Il veut que tout soit fait avec ordre, avec méthode, selon les règles qu'il a posées et qui sont légales, par le moyen des administrations qu'il a instituées, avec le visa et le timbre des autorités compétentes, car ce despote est un formaliste.

Quelque homme qui fût mis en cette place, il eût été inférieur à la tâche. Tel que le programme était tracé, telle que l'exécution en était prescrite, tels que les obstacles se dressaient à chaque pas, le plus hardi eût frissonné et, plutôt, se fût enfui pour s'enrôler dans le premier régiment qui passât. Mais Joseph semble trouver que cela est tout simple ; il ne cherche point à se dérober ; il n'allègue pas son incompétence en matière militaire, l'ignorance où il vit depuis huit ans des hommes et des choses de France, l'immensité du labeur, les difficultés de la position, l'absence de pouvoirs positifs et d'autorité définie, l'impopularité qui l'entoure et le prestige qui lui manque. Il accepte la lieutenance de l'Empereur, comme il a accepté la légation de Parme ou le trône de Naples, le commandement du 4e de ligne ou le trône d'Espagne. Dès lors qu'il se présente, il doit réussir. D'un bout de sa carrière à l'autre, l'homme est pareil ; la vie ne lui a rien appris, n'a modifié en rien le fond corse. Mais il a aussi les qualités de sa race : il est prévoyant et politique. Il a, lorsqu'il ne s'agit point de lui-même, du bon sens et des vues justes.

 

A quoi sert-il et que fait-il ?

Dès le 26, quoique le décret l'investissant ne soit pas arrivé, il assiste au Conseil des ministres tenu aux Tuileries sous la présidence de l'Impératrice et l'on peut croire que, dès ce moment, et jusqu'à la terminaison de cette première crise, il se donne autant de mai qu'il est dans sa nature d'en prendre, pour préparer la défense. Il presse beaucoup tous les généraux qui sont ici, écrit Savary à l'Empereur le 27, mais quoi qu'il dise ou qu'il fasse, cela n'ira jamais aussi vite que lorsque Votre Majesté y est elle-même. D'ailleurs, certains généraux n'ont qu'une activité et une bonne volonté médiocres. Le général Chasseloup ne met aucune bonne grâce aux travaux du génie et prétexte des infirmités ; le roi se décide à charger du commandement le général Dejean, qui est d'un zèle digne des plus grands éloges. Chasseloup, tant qu'il a dirigé le génie militaire, s'est refusé à employer le corps du génie de la garde nationale ; il n'a même pas voulu des élèves de l'École Polytechnique, les éléments civils, disait-il, ne valant rien pour la défense.

Il est vrai que ce génie de la garde nationale n'existe que sur le papier. A la date du 29, aucun des officiers n'est encore nommé et hi procédure qu'on institue pour leur désignation montre assez, par le formalisme des ministres, comme ils ont peu le sens des événements. Le ministre de l'Intérieur autorisé par l'Empereur à présenter à l'Impératrice-Régente les nominations de la garde nationale, quelque grade qu'elles comprissent, adresse simplement au secrétaire de la Régence, le duc de Cadore, le projet de décret pour être revêtu de la signature impériale ; et, si le secrétaire de la Régence n'avait pas cru devoir donner connaissance de ce projet à S. M. le roi Joseph, celui-ci, commandant en chef de la garde nationale, n'aurait été informé que par le Moniteur en admettant qu'on la publiât — de la nomination des officiers.

Il est ainsi dans la plupart des cas. Les ministres et, les hauts fonctionnaires voient d'un mauvais œil cet intrus qui pourrait empiéter sur leurs attributions et se mêler de leurs affaires. Ils n'acceptent pas volontiers de lui soumettre leur travail, se croiraient diminués s'ils ne continuaient à correspondre directement avec l'Empereur, et chacun tire de son côté.

 

Pourtant, en quel moment eut-on davantage besoin de s'unir ? En quel moment la nécessité s'imposa-t-elle plus d'une volonté forte, groupant les énergies et brisant les résistances ? A Paris, l'anxiété est immense ; les espérances se rattachent uniquement à des bruits d'ouverture de congrès à Châtillon dont on ne parle encore que vaguement ; de partout, des nouvelles désastreuses : défection de Murat, invasion de la Toscane, les Echelles forcées, surtout Paris menacé par l'ennemi. On y est calme, mais de ce calme qui tient de la stupeur. L'archevêque a ordonné, à la suite de l'office ordinaire, les prières de quarante heures et un Miserere à grand orchestre, ce qui a achevé de bouleverser toutes les figures. Le désordre est partout. Il y a, à Paris, deux mille pièces de canon dont on ne sait quoi faire. C'est le ministre de la Police qui, soudain, a l'idée qu'il y a, à Saint-Cyr et à Saint-Germain, des Écoles militaires dont les cadres et les élèves pourraient servir : Je la communique, écrit-il, au roi et au ministre de la Guerre. On n'a garde d'en tirer parti ; le 30 mars seulement, on s'avisera que le bataillon de Saint-Cyr devrait être évacué sur Tours, et, pour l'escadron de Saint-Germain, malgré qu'il se soit révolté le 6 mars, pour obtenir de marcher à l'ennemi, on trouvera bon de l'envoyer à Evreux. On voit, aux revues, des conscrits en quantité, pleins de bonne volonté, gais et sans armes. A onze heures du soir, des agents de police rencontrent, dans le faubourg Saint-Martin, un détachement qui, entré en ville le matin et devant partir le lendemain pour l'armée, a attendu toute la journée devant le bureau des logements, sans obtenir d'être logé, et s'est égaré à la recherche du commissaire des Guerres qui devait lui faire délivrer des vivres et qui habite rue Saint-Dominique. Des trainards, quittant leurs corps, arrivent par bandes, entrent comme ils veulent aux barrières. La ville est pleine de militaires de toutes les armes ; les cafés, les restaurants, les cabarets ne désemplissent pas. Nulle mesure n'est prise par la police militaire ; mais une organisation secrète — dont le chef est le munitionnaire en chef des Vivres-viande de l'Empire — s'occupe de ces isolés, les nourrit, les abreuve, les solde, les empêche de rejoindre et, au profit du Comte d'Artois, paralyse ainsi la défense.

Les étudiants en droit et en médecine, réunis aux élèves de l'École Polytechnique dans l'amphithéâtre de l'École de Médecine pour l'appel des canonniers de la garde nationale, poussent des cris séditieux, tirent des pétards, insultent le sénateur Lespinasse qui, en qualité de commandant en chef de l'artillerie, préside au tirage, le chassent de la salle, le poursuivent de huées jusque chez lui. Nulle répression.

A la Bourse, le 5 p. 400 consolidé, descendu fin janvier à 46 francs, ne remonte légèrement que sur les bruits de paix. Tout ce qui est financier est hostile. Tous les ressorts se relâchent, tous les dévouements faiblissent. On a grande envie de bien faire, écrit Savary, mais on trouve la besogne difficile.

On, c'est Joseph.

En cette première crise, de la fin de janvier au 19 février, où chaque jour l'Empereur, comme un sanglier aux fermes, fait tête aux chiens avec ces quelques soldats qui fondent entre ses mains — les bons tués, les médiocres aspirés par la grand'ville si proche — où, chaque jour, il force, sur un point, l'ennemi à reculer, où, à la fin, victorieux à Champaubert (10 février) à Montmirail (11 février), à Vauchamp (14 février), à Montereau (18 février), il donne à Paris un peu d'air et semble ramener sous ses aigles la fortune contrainte, dans cette crise qui le dépasse, Joseph, au moins, fait ce qu'il peut. Non qu'il s'ingénie, qu'il prenne des initiatives, qu'il crée des ressources, qu'il découvre des armes, qu'il pourchasse les déserteurs, qu'il contraigne les récalcitrants par des mesures de rigueur, mais il s'applique, il s'efforce, il renseigne, il préside des conseils, il passe des revues, il propose des décrets ; de lui-même, il ne s'enhardit point à rien décider, mais l'Empereur le tolèrerait-il ? Même un changement, si léger soit-il, aux nouvelles qu'il envoie pour le Moniteur, doit lui être soumis. Si, de Moscou, il entendait tout régir, combien plus de Nogent, de Château-Thierry ou de Meaux ? S'il a établi l'Impératrice comme régente et s'il a nommé un des ministres qui avaient le plus de part à sa confiance secrétaire de la Régence, ce n'est pas pour que Marie-Louise décide sur les propositions de Champagny, c'est, semble-t-il, pour que Champagny, secrétaire de la Régence, centralise les projets et les envoie à Maret, secrétaire d'état, lequel suit le quartier général ; Maret alors les présentera à l'Empereur, qui les approuvera ou non, et il les retournera à Paris où ils seront mis en forme et promulgués sous le seing de la Régente. La jalousie que Napoléon a de son pouvoir ne lui permet pas d'en abandonner la moindre parcelle — même à sa femme, moins encore à Joseph, en sorte que, loin de concentrer l'autorité, de la rendre plus active et plus nerveuse, il n'a fait que la ralentir et la discréditer en compliquant les rouages et en multipliant les transmissions.

 

Joseph, dans la mesure que lui a tracée non le décret de Napoléon, qui est extensif, mais son caractère, qui est restrictif, s'efforce à sa mission qui consiste à recevoir des lettres, à transmettre quelquefois des ordres, à entendre les rapports que veulent bien lui faire les ministres, à rassurer l'Impératrice, à rendre compte à son frère du peu qu'il apprend, à passer des revues où il ne voit rien et où rien de ce qu'il pourrait voir ne lui apprendrait rien : dans cette position étrangement fausse, même douloureuse pour tout autre, il montre une sorte d'activité qui, si elle ne peut avoir des résultats, prouve au moins de la bonne volonté, car, pour la déployer, il fait sur lui-même un grand effort.

Même, sortant à des moments de la passivité de son rôle, il se prend à ouvrir des avis, à donner des conseils où il est impossible de méconnaître un sens droit. Ainsi fait-il en ce qui touche les prières ordonnées par le cardinal-archevêque, le projet qu'a formé la Régente de venir en pèlerinage à Sainte-Geneviève et de faire sortir, pour la promener solennellement, la châsse de la patronne de Paris. Cambacérès estime que cela serait fort goûté du public, Joseph, qui ne partage pas cette opinion, écrit à l'Empereur : Pour les bons catholiques, que Votre Majesté se persuade bien que, tant que sa réconciliation avec le vicaire de Jésus-Christ ne sera pas publique, le Gouvernement n'obtiendra rien d'eux. Non, Sire ! il n'y a pas en France d'autres sectaires religieux que ceux qui reconnaissent le Pape pour chef spirituel. Les autres ne sont pas des catholiques mais des incrédules ou des protestants. Ainsi, tant que je ne lirai pas dans le Moniteur : Le Pape est retourné à Rome ; l'Empereur a ordonné qu'il y fût accompagné et reçu comme il convient, je ne pense pas qu'aucune cérémonie religieuse ait aucun bon effet pour Votre Majesté dans l'esprit des catholiques.

Six mois plus tôt, Joseph eût eu cent fois raison ; à présent, devant l'invasion menaçante, est-il croyable que ceux des catholiques qui sont en même temps de bons Français aient besoin, pour prendre les armes, qu'on leur annonce la délivrance du Pape ? Est-il vraisemblable que leur ressentiment contre le persécuteur de Pie VII ait paralysé jusque-là leur patriotisme ? Et pour les autres, ceux qui couvrent leur haine contre le Révolution du masque de la religion, leur parti est pris de longue date et ce ne sont pas des notes au Moniteur qui les ramèneront à l'Empire ; ils appartiennent à la royauté légitime, qu'ils rêvent la vassale des prêtres et qui, en attendant, est la protégée des Cosaques. A de tels catholiques, ce ne sont pas des avances qu'il faut faire, ce sont des commissions militaires qu'il faut envoyer.

 

Sur un autre point, Joseph prend plus heureusement l'initiative, lorsque, d'accord avec Cambacérès, il ouvre la question de ce qu'il conviendrait de faire au cas où l'Empereur éprouverait de grands revers et où l'Impératrice devrait quitter la capitale. Cela est courageux, car, à toute occasion, l'Empereur repousse l'idée, refuse de s'y arrêter, se jette dans le vague, et, lui si précis, n'a plus, devant le désastre, que confusion dans l'esprit et colère dans la voix. Cela est politique, car, de ce côté, rien n'a été prévu et le danger vient de là.

Joseph a le sentiment très exact que, si l'Impératrice part sans laisser à Paris une espèce de gouvernement quel qu'il soit, mais qui soit réellement dévoué à l'Empereur, les premiers intrigants se mettront à la tête d'un mouvement quelconque. S'il emploie cette forme pour désigner les royalistes, c'est que, malgré les avertissements qu'il a reçus, malgré les manifestations qui se produisent, l'Empereur ne veut pas encore admettre que les Bourbons soient un péril. Il ne voit derrière eux qu'une infime minorité française, en quoi il a raison ; mais il ne voit, ni que cette minorité agissante recrutera infailliblement tous les chevaliers d'industrie et tous les déclassés qui se trouvent à Paris, ni qu'elle aura pour protecteurs les souverains coalisés contre la France, ni que, la trahison s'en mêlant, plusieurs des hauts fonctionnaires de l'Empire pourront, sans mandat que d'eux-mêmes, s'improviser gouvernement pour traiter avec les Bourbons. Joseph est mieux renseigné ou mieux inspiré : aussi vise-t-il les royalistes ; aussi voudrait-il qu'une commission de gouvernement provisoire, avant à sa tête un prince, même un prince du sang, reçût des pouvoirs pour maintenir l'ordre, entre le moment du départ de l'Impératrice et celui de l'entrée de l'ennemi. Une telle proposition cache-t-elle un piège de sa part ? Se destine-t-il à lui-même un rôle qui pourrait, à coup sûr, promettre d'étranges succès à celui qui ne le jouerait pas avec un dévouement et une fidélité admirables ? L'idée peut en venir. Elle ne parait pas venir à Napoléon qui pourtant, d'instinct, écarte Joseph, peut-être parce qu'il le destine à suivre l'Impératrice et qui tourne sa pensée sur Louis qui se dérobe. Puis, devant la fortune qui parait lui revenir, il laisse tomber ce projet. d'une commission de gouvernement, seul moyen qui eût pu prévenir le renversement de la dynastie.

Joseph est allé plus loin : bien que, avant son départ de Paris, l'Empereur eût formellement ordonné que l'Impératrice quitta la capitale si l'ennemi s'approchait de façon à la menacer, Joseph ose écrire à son frère, le 7 février, à onze heures du soir : Je fais bien des vœux pourvue le départ de l'impératrice puisse n'avoir pas lieu. Nous ne pouvons nous dissimuler que la consternation et le désespoir du peuple pourront avoir de tristes et funestes résultats. Je pense, avec toutes les personnes dont on pourrait apprécier l'opinion, qu'il faudrait supporter bien des sacrifices avant d'en venir à cette extrémité. Les hommes attachés au gouvernement de Votre Majesté craignent que le départ de l'impératrice ne livre le peuple de la capitale au désespoir et ne donne une capitale et un empire aux Bourbons.

Mais, sur ce point. Napoléon est intraitable. La lettre de Joseph l'étonne beaucoup. — J'avoue, répète-t-il, que votre lettre m'a fait mal parce que je ne vois aucune tenue dans vos idées et que vous vous laissez aller aux bavardages d'un tas de personnes qui ne réfléchissent pas. Les idées qui se pressent dans son cerveau, qui angoissent son esprit, qui torturent son cœur, il les jette pêle-mêle en cette lettre du 8 février, si émouvante par ses répétitions, ses retours, ses affirmations brusques, ses formes désespérées, dans ce testament de mort qui atteste sa volonté de ne point survivre à la chute de son empire, dans cette lamentable prophétie où il annonce la succession des crimes que inédite la maison d'Autriche — vaticination inspirée d'une Cassandre pleurant sur la ruine prochaine de sa patrie, de sa cité et de sa famille. Jusqu'à cette écriture que la nervosité crispe à la rendre indéchiffrable et qui, par le mystère de ses hiéroglyphes, ajoute une part d'incognoscible qui accroît le mystère et l'émotion[1]...

L'Empereur n'a qu'une idée : c'est que l'Impératrice et le Roi de Rome soient soustraits à l'ennemi. Il y revient cinq fois : Je vous ai ordonné, pour l'Impératrice et le Roi de Rome et notre Famille ce que les circonstances indiquent... Si, par des circonstances que je ne puis prévoir, je me portais sur la Loire, je ne laisserais pas l'Impératrice et mon fils loin de moi parce que, dans tous les cas, il arriverait que l'un et l'autre seraient enlevés et conduits à Vienne. Cela arriverait bien davantage si je n'existais plus... S'il arrivait bataille perdue ou nouvelle de ma mort, faites partir l'Impératrice et le Roi de Rome pour Rambouillet... mais ne laissez jamais tomber l'Impératrice et le Roi de Rome entre les mains de l'ennemi. Soyez certain que, dès ce moment, l'Autriche, étant désintéressée, l'emmènerait à Vienne avec un bel apanage et sous le prétexte de voir l'Impératrice heureuse, on ferait adopter aux Français tout ce que le régent d'Angleterre et la Russie pourraient leur suggérer... — L'Impératrice et le Roi de Rome à Vienne ou entre les mains de l'ennemi, vous et ceux qui voudraient se défendre seraient rebelles. Quant à mon opinion, je préférerais qu'on égorgeât mon fils plutôt que de le voir jamais élevé à Vienne connue un prince autrichien et j'ai assez bonne opinion de l'Impératrice pour être aussi persuadé qu'elle est de cet avis, autant qu'une femme et une mère peuvent en être. Je n'ai jamais vu représenter Andromaque que je n'aie plaint le sort d'Astyanax survivant à sa maison et que je n'aie regardé comme un bonheur pour lui de ne pas survivre à son père.

Laisser l'Impératrice à Paris dans le cas où l'ennemi se rapprocherait, c'est trahir. Cela clôt tout débat ; Joseph n'a plus le droit même de présenter une objection et, si l'éventualité se réalise, quelque motif qu'il puisse avoir de penser différemment, il n'aura qu'à obéir. Il écrit : Votre Majesté peut être assurée que ses intentions seront remplies autant que cela dépendra de moi et que, dans divers cas, cette lettre pourra être utile à l'accomplissement de votre volonté et que, sous ce rapport, ma lettre aura obtenu un grand but, celui de l'expression écrite de la volonté de Votre Majesté, ce qui peut devenir indispensable pour décider divers personnages dont l'incertitude serait ainsi terminée.

Mais, là Joseph s'arrête : soit qu'il craigne de revenir sur un sujet aussi douloureux, soit que, le péril s'éloignant, il le juge hors de propos, soit enfin que la manifestation des idées de l'Empereur lui paraisse suffisante ou que, devant le refus de Louis, il craigne de se mettre lui-même en avant et qu'il ne trouve nul homme à proposer dont il soit à peu près sûr, il ne sollicite plus des ordres en vue de préparer une organisation quelconque de Commission pour le cas où la Régente serait obligée de quitter Paris. L'Empereur ayant ordonné que les grands dignitaires, les sénateurs, les conseillers d'État partissent avec la Régente, il en résulte qu'on n'y laissera que des autorités locales, ayant des pouvoirs nettement définis pour la police et l'administration, mais réputées incapables de prendre des engagements au nom de la nation.

Quoi qu'il en soit de l'issue, Joseph a fait preuve, en ce cas, d'une prévoyance dont on (kit lui tenir compte et qui, vis-à-vis de l'Empereur, est presque de l'audace. Le 10 février, le secrétaire de la Régence, le duc de Cadore, s'est enhardi jusqu'à communiquer au duc de Bassano ses inquiétudes au sujet des Archives de la Secrétairerie d'État, mais en quels termes ! avec quelles réticences ! Votre Excellence, a-t-il écrit, est sûrement instruite de l'alarme qui règne dans Paris. Cette capitale n'avait jamais vu l'ennemi si près de ses murs. Mais, entre l'ennemi et nous, se trouvaient l'armée et le génie de l'Empereur. Il y a donc beaucoup de motifs de sécurité. Et ce n'est qu'après cet exorde qu'il introduit timidement, par un cependant une demande d'instructions. C'est surtout, finit-il, dans une pareille circonstance que nous avons à nous féliciter d'avoir si près de nous le chef dont nous devons suivre l'impulsion et exécuter les ordres.

Si tel est, vis-à-vis du secrétaire d'État, le langage du ministre qui a été établi le conseiller et le directeur de la Régente, celui de Joseph vis-à-vis de l'Empereur n'est-il pas courageux ?

Et, de même, lorsqu'il presse l'Empereur de faire la paix : lui aussi semble partager cette commune illusion que la paix dépend de la volonté de Napoléon, que Napoléon n'a qu'à signer les propositions de Francfort, ces propositions fameuses dont M. de Saint-Aignan, beau-frère de M. de Caulaincourt, est seul à présent è attester la réalité. Conscient ou non, M. de Saint-Aignan a été le plus merveilleux instrument que les Coalisés pussent trouver pour répandre et accréditer leur sincérité, leur modération, leur désir de traiter avec l'Empereur ou à tout le moins avec sa dynastie, leur respect des droits de la France — quoi encore ! Napoléon seul sent, et confusément encore, que ces belles dispositions ne sont que mensonge et fourberie. nais Joseph y donne à corps perdu ; il croit à M. de Saint-Aignan, à M. de Caulaincourt, à l'empereur Alexandre. Il prêche l'Empereur, croyant n'avoir qu'à le convaincre pour que la paix soit conclue, ne se rendant pas compte un instant que, pour un siècle encore, l'Europe monarchique verra constamment dans les Napoléons, organisateurs de la démocratie, soldats — même malgré eux — de la Révolution, ses pires ennemis et que, pour frapper d'impuissance ou de décomposition cette misérable France, elle n'hésitera à leur imposer que les légitimes ou les anarchistes.

Le 9 février, Joseph écrit : Les choses sont plus fortes que les hommes, Sire ; et lorsque cela est bien démontré, il me parait que la véritable gloire est de conserver ce qu'on peut de ses sujets et de son territoire, et le parti de commettre une vie précieuse à un danger trop évident n'est pas glorieux, puisqu'il n'est pas avantageux à une masse d'hommes qui ont attaché leur existence à la vôtre. Le 11, il écrit : Les serviteurs les plus dévoués de Votre Majesté se distinguent plus particulièrement par l'intime conviction qu'ils ont qu'avec la paix, Votre Majesté trouvera dans les ressources de son génie et dans la confiance de la nation. les moyens de rétablir bientôt les affaires.

Au fort de la crise, l'Empereur n'a pas mal accueilli ces exhortations. Lui-même était disposé à signer, même aux pires conditions : Il devait ce sacrifice de son amour-propre à sa famille et à son peuple ; mais, le succès obtenu. Joseph persiste et l'Empereur se déjuge. Dès qu'ils ont refusé, dit-il, que la chance de la bataille a eu lieu et que tout est rentré dans les chances d'une guerre ordinaire où le résultat de la bataille ne peut plus menacer la capitale et que toutes les données possibles sont pour lui, il doit à l'intérêt de l'Empire et à sa gloire de négocier une véritable paix. Joseph comprend qu'il ne gagnera rien, et, pour le moment, il se tait, mais à toute occasion, risque à être accusé de faiblesse et presque de trahison, il recommencera à protester en faveur de la paix.

Telles sont, à la terminaison de la première crise, les positions prises. Joseph, s'il n'a point déployé des qualités d'initiative et d'organisation, que, si même les avait eues, il n'aurait pu montrer sans offusquer l'Empereur, a fait preuve de bonne volonté, de bon sens et d'un certain courage moral. Même, par la réserve de son attitude, est-il parvenu à n'éveiller chez l'Empereur aucun sentiment de jalousie. A peine s'est-il fait reprendre une fois, d'un ton encore plutôt attristé que violent et sur un sujet qui pouvait être envisagé de différentes façons.

Le plus bel éloge qu'on puisse faire de Joseph, c'est qu'il a cherché à se rendre utile.

***

On n'en saurait dire autant de Louis et de Jérôme.

Le 5 février, Joseph a eu l'idée de proposer Louis à l'Empereur pour rester à Paris en qualité de commissaire impérial, si, par un des plus grands malheurs qui puissent arriver, l'ennemi devait entrer dans la capitale... Entre le départ de l'Impératrice et l'entrée de l'ennemi, a-t-il écrit, il y aurait un intervalle pendant lequel une commission de Gouvernement provisoire devrait avoir à sa tête un prince. Bien qu'aucun nom n'eût été prononcé, l'Empereur n'a pu s'y méprendre et, sans s'arrêter à l'hypothèse qu'il pût s'agir de Joseph lui-même, il a répondu le 6 : Dans tout événement imprévu, l'idée de mettre à la tête de Paris le roi Louis nie parait très bonne. Le 7, Joseph parle donc à Louis de rester à Paris ; mais Louis n'a garde de donner une réponse de premier mouvement et d'accepter, si cruel que soit le devoir, la seule mission que sa santé lui permette de remplir. Il écrit une longue lettre à Joseph qui prend le parti de l'envoyer à l'Empereur, et l'Empereur répond le 8 : J'ai lu la lettre du roi Louis qui n'est qu'une rapsodie. Cet homme a le jugement faux et met toujours à coté de la question... Le roi Louis parle de la paix, c'est donner des conseils bien mal à propos, dit-il dans la même lettre et, à la fin : Quant à Louis, je crois qu'il doit vous suivre ; sa dernière lettre me prouve qu'il a la tête trop faible et il nous ferait trop de mal.

Ce qui est étrange, c'est que, le connaissant, il ait lm même avoir l'idée de le mettre en une telle place. — Mais il n'a que lui.

Le malheur est que cette marque de confiance — quoique avortée — a eu pour conséquence d'enhardir Louis à accabler son frère de déclamations oiseuses sur la nécessité et les douceurs de la paix, de prédictions factieuses sur l'écroulement prochain du Gouvernement impérial. Cela lui procurera par la suite l'orgueil de triompher de ces mots prophétiques et l'occasion d'écrire cette phrase mémorable : La fortune n'est jamais plus trompeuse que lorsqu'elle commence une prospérité extraordinaire ; tout réussit, tout succède aux vœux de ses favoris ; les voiles sont enflées ; la nier et les éléments favorables et dociles aux désirs ; mais, que l'on attende la fin de la course, et l'on verra que les maux sont en raison des biens ; que le temps perdu par le malheur est regagné par lui ; tout est compensé dans ce inonde et dans l'autre. Telle sera la morale que le roi de Hollande tirera de la catastrophe de l'Empire : elle n'attestera guère ses sentiments fraternels, mais elle montrera qu'il a lu Azaïs.

***

Jérôme, ne se croyant point en sûreté à Stains, ou s'y ennuyant, est rentré à Paris le 1er février, et, sans solliciter de qui que ce soit aucune autorisation pour résider, s'est établi dans l'hôtel du cardinal Fesch. De là, il a écrit, demandant à être, ainsi que la reine, reçu par l'Impératrice-Régente Marie-Louise en a référé à l'Empereur qui, le 2, a répondu par la défense de recevoir, sous aucun prétexte, le roi ou la reine, soit en public, soit incognito. L'Impératrice en faisant part à Joseph de cette décision l'a prié de leur peindre tous ses regrets.

Jérôme qui avec ses vingt-neuf ans, est ingambe et leste, a conscience pourtant du rôle misérable qu'il joue, lui qui porte l'uniforme, qui a des prétentions au militaire, qui a commandé des armées, en restant seul, bras ballants, pendant qu'on se bat à vingt lieues de Paris. Le 5, il demande à Joseph de rappeler à l'Empereur qu'il est prêt à remplir la destination qu'on jugerait à propos de lui donner. Silence de Napoléon. Le 6, même proposition et même silence. Le 7, Joseph écrit : Jérôme est contrarié que Votre Majesté ne se soit pas encore expliquée sur la demande que j'ai faite pour lui dans deux de mes précédentes lettres. Même silence. Ce n'est que le 21, sur une nouvelle insistance de Joseph, que l'Empereur fait connaître ses intentions sur le roi de Westphalie : il l'autorise à prendre l'habit de grenadier de la Garde impériale, autorisation qu'il donne à tous les princes français. Le roi donnera congé à toute sa maison westphalienne : ils seront libres de retourner chez eux ou de rester en France. Il présentera sur-le-champ à la nomination de l'Empereur deux ou trois aides de camp, un ou deux écuyers et un ou deux chambellans, tous Français, et, pour la reine, deux ou trois dames françaises pour l'accompagner... Tous les pages de Westphalie seront mis dans des lycées et porteront l'uniforme des lycées... Immédiatement après, le roi et la reine seront présentés à l'Impératrice et ils seront autorisés à habiter la maison du cardinal Fesch. Le roi et la reine continueront à porter le titre de roi et reine de Westphalie, mais ils n'auront aucun Westphalien à leur suite. Et, cela fait, ajoute l'Empereur, le roi se rendra à mon quartier général, d'où mon intention est de l'envoyer à Lyon prendre le commandement de la ville, du département et de l'armée, si toutefois il veut rue promettre d'être toujours aux avant-postes, de n'avoir aucun train royal, de n'avoir aucun luxe, pas plus de quinze chevaux, de bivouaquer avec sa troupe et qu'on ne tire pas un coup de fusil qu'il n'y soit le premier exposé.

L'Empereur est si bien convaincu que Jérôme acceptera avec joie de telles conditions qui ménagent, jusqu'à sa vanité royale, qu'il écrit au ministre de la Guerre et qu'il annonce des ordres pour Jérôme. Il pourrait, pour ne pas perdre de temps, écrit-il, faire partir pour Lyon sa maison, c'est-à-dire une très légère voiture pour lui, une voiture de cuisine, quatre mulets de cantine et deux brigades de six chevaux de selle ; un seul cuisinier, un seul valet de chambre, avec deux ou trois domestiques et tout cela composé de Français. Il faut qu'il fasse choix de bons aides de camp : que ce soient des officiers qui aient fait la guerre, qui puissent commander des troupes et non des hommes sans expérience, comme les Verdun, les Bruguière et autres de cette espèce. Il faut aussi qu'il les ait tout de suite dans la main. Enfin, il faudrait voir le ministre de la Guerre, pour lui choisir son état-major.

Ainsi, selon sa façon, l'Empereur, en pardonnant, abolit le passé ; il ne récrimine point ; il ne revient sur aucun de ses griefs, mais il prend ses précautions pour que Jérôme, après avoir juré pour la dixième fois qu'il suivra religieusement les ordres de son frère, ne renouvelle pas les aventures de 1809 et de 1812. Qu'après l'expérience des deux évacuations de Cassel, il prenne assez de confiance dans les talents et dans le sang-froid de Jérôme pour lui confier la seconde ville de l'Empire, c'est sans doute de quoi s'étonner ; mais au moins pense-t-il que Jérôme est fidèle et, à Lyon, il a besoin d'être assuré d'un lieutenant qui ne trahisse pas sa cause et qui ne livre pas aux Coalisés la ville, le département et l'armée.

On pourrait croire que Jérôme va sauter sur cette proposition, remercier et partir. Que non pas ! D'abord il discute et chicane. Il n'entend pas — et Catherine sans doute pas davantage — renoncer à sa cour westphalienne. Il consent à la réduire, mais il en veut l'ombre au moins pour entourer son ombre de royauté, car, s'il cessait de paraître roi, on ne lui rendrait pas son trône à la paix, ce sur quoi il compte fermement. Il a déjà congédié beaucoup de ses Westphaliens ; une partie des pages s'en va aussi, écrit Joseph à l'Empereur le 5 mars ; mais un tel roi ne saurait se passer d'avoir à sa suite au moins quatre généraux de division de son armée. Comme si ce n'était point assez pour prouver son goût à aller aux avant-postes, Jérôme renouvelle la querelle qui, en 1812, a fait l'occasion de sa désertion ou qui du moins en fut le prétexte ; il marque derechef la prétention que l'Empereur a si vertement rétorquée le 31 juillet 1813 : Il tiendrait beaucoup aussi, écrit Joseph, à ne recevoir dans son commandement d'ordres que de Votre Majesté.

Cela doit tout rompre, et rompt tout en effet. Jérôme ne peut se flatter que l'Empereur lui répondra autrement qu'il n'a fait jamais, et, en présentant cette demande, il ne saurait avoir aucune illusion : c'est donc de propos médité qu'il retire à la France son concours et qu'il se réserve pour la Westphalie. En attendant, nous vivons ici d'une façon fort retirée, écrit Catherine à son père. Cela s'explique.

***

En écartant de Paris par ses victoires le péril immédiat, en émoussant l'acuité de la crise, en arrêtant les entreprises audacieuses des Alliés, en leur prouvant qu'il y aura une France et une armée tant qu'il existera lui-même, Napoléon a cru enflammer le sentiment national, réunir toutes les volontés pour chasser l'ennemi du territoire, susciter un mouvement irrésistible qui fournît à son génie militaire les éléments nécessaires pour terrasser, sur le sol français, les Coalisés qui l'ont osé souiller.

Etrange illusion ! Les Coalisés, en répandant et. en faisant répandre qu'ils ont offert la paix à Napoléon, ont d'avance réduit à néant tous les efforts qu'il pourrait tenter pour rendre nationale la résistance à l'invasion. Ce ne sont point eux qui veulent la guerre, c'est lui.

Napoléon voulait une paix honorable qui laissât à la France ses limites naturelles et lui maintînt en Europe le rôle qui, depuis des siècles, lui incombait. Il n'admettait point qu'elle dût subir toutes les exigences du vainqueur précaire dont il avait déjà rabattu l'orgueil et dont il s'apprêtait à confondre l'insolence. Mais il ne lui eût servi de rien de se déclarer prêt à tout accepter. Les Coalisés n'eussent pas manqué d'élever, à chaque concession, une prétention nouvelle et leurs surenchères eussent bien su le contraindre à la révolte qu'ils attendaient. Le but est trop marqué, les démarches trop certaines, les intrigues trop bien nouées pour qu'un doute puisse subsister. Dès leur entrée en France, les Coalisés avaient chacun formé leur système et désigné leur candidat pour régner en France, suivant que, pour eux-mêmes, ils en attendraient plus ou moins — mais ils étaient unanimes contre Napoléon.

Napoléon pourtant n'est plus l'Empereur-Roi affectant l'universelle monarchie ; il n'est plus le successeur de Charlemagne, hésitant entre Rome et Paris pour y fixer la capitale de sa domination ; il n'est plus le chef de cette fédération où se rangeaient sous son sceptre, en attitude de vassales, l'Espagne et l'Italie, l'Allemagne et la Pologne ; il n'est plus le maître de l'Occident, celui dont la parole était reçue comme un ordre des frontières de l'Albanie jusqu'aux Colonnes d'Hercule et aux embouchures de l'Elbe. Mais il est redevenu ce qu'il fut aux jours glorieux du Consulat — il est la France, et il est la Révolution.

Or, ce que les Coalisés prétendent, ce n'est pas tant abaisser l'orgueil de celui qui les a vaincus, humiliés et dépouillés, c'est alors que les puissances continentales se sont, depuis vingt années, démesurément étendues, agglomérées et enrichies, réduire la France, enfermée dans ses limites de 89, à prendre l'attitude et le rôle d'un État secondaire, à perdre dans les conseils de l'Europe la voix délibérative que lui assurent trois siècles d'histoire et, en abandonnant ses traditions, ses doctrines, le juste orgueil qu'elle a pris de sa civilisation, de sa force et de sa gloire, à mener, sous l'œil de ses maîtres, l'existence tolérée d'une nation mineure. Ce qu'ils veulent, c'est partager la France, rompre l'équilibre heureux qui, de tant de races diverses, amalgamées au même creuset, a fait éclore une nationalité résistante et souple, compréhensive et spirituelle, aussi bien prête aux grands efforts de la pensée qu'aux audaces immodérées de l'action ; c'est rejeter dans l'ombre où les nations, dont le rôle est terminé, se consolent avec le vain souvenir des siècles morts, cette France gouailleuse et révoltée, cette France vaniteuse et superbe, cette France prête à tous les sacrifices et préparée pour toutes les grandeurs, dont ils détestent autant Louis XIV que Napoléon, Condé que Marceau, Hoche que Turenne, dont ils envient toutes les gloires, dont ils haïssent tous les héroïsmes, dont ils voudraient — les nains ! — abolir toute l'histoire !

Napoléon n'est plus en question, mais la France. Si l'on a formé la résolution de ne point traiter avec lui, quelque disposé qu'il soit à prouver sa modération et sa bonne foi, c'est que l'on sait bien qu'il n'acceptera jamais pour la France une telle déchéance. Si l'on est prêt à traiter avec d'autres, c'est que, pour ce rôle qu'un soldat de fortune repousse comme un déshonneur, l'on a sous la main des légitimes qui s'offrent et sollicitent et qui en mendient l'opprobre. Et ce sera ceux-là que la France devra subir, si, comme il semble, elle veut la paix à tout prix.

La lutte qu'elle mène depuis 1792 a été rude. Elle a détruit dans la nation bien des éléments de résistance ; elle a écrémé, sur vingt générations, les êtres les plus audacieux, les plus mordants, les plus capables d'activité et de dévouement, mais jamais, même aux pires jours, la France n'a réalisé pour la résistance, ce-que la Prusse réalise en ce moment pour l'attaque. Si, dans quelques parties du territoire — et surtout pour comprimer des révoltes civiles — la République, au temps de la Convention, a décrété la levée en masse, cette levée en masse a été nominale, passagère, civile, elle n'a point été organisée militairement, ni d'une façon permanente ; jamais Bonaparte consul ou empereur n'a appliqué à toutes les classes de la société le service militaire obligatoire, qui, dans d'autres États monarchiques d'Europe, est légal et paraît entré dans les mœurs.

La France n'est pas épuisée comme on le dit : la preuve en est dans le nombre des réfractaires à la conscription qui passent deux cent mille, dans le nombre plus grand encore des réfractaires à la garde nationale mobile, dans le nombre infini des jeunes hommes riches qui, par quelque moyen, se sont sous-.traits au service. Dans certaines régions, pas un homme ne marche, et ceux-là surtout crient à la tyrannie qui ont su éviter d'aller aux coups.

Pourtant, il suffirait des braves gens que fournissent certaines provinces pour continuer la lutte, si la bourgeoisie, se sentant pour la première fois atteinte dans ses enfants jusque-là jalousement préservés, n'était disposée à abandonner la patrie même pour obtenir la paix.

Cette bourgeoisie, toutefois, ne prendrait pas dans les départements l'initiative d'un mouvement contre l'Empire. — Au nom de quoi le ferait-elle ? Elle en laisse la responsabilité à ces émigrés rentrés auxquels Bonaparte a rendu une patrie, un foyer, une fortune, et qui, secondés par quelques prêtres qui lui doivent la vie, la liberté et le droit de professer leur religion, prouvent leur gratitude en servant de guides et d'éclaireurs à l'envahisseur. Cela est peu de chose : il suffirait pour réduire ces traîtres à une discrète abstention, de quelques exemples bien frappés.

Ce n'est pas en province qu'est le danger, c'est à Paris. C'est de Paris que sont partis tous les mouvements révolutionnaires, acceptés ou subis par la province. Celle-ci, même ayant pour elle le droit et l'immense majorité de la représentation nationale, a toujours été vaincue.

Tant que Napoléon a été aux Tuileries, les factieux n'ont point osé se réunir ; lors de la crise immédiate et brusque du début de février, ils n'ont eu le temps encore d'échanger que quelques propos vagues, ce qui a produit ces petites intrigues particulières que Savary voyait poindre le 8 février, entre ces mêmes hommes qui pensent bien plus à eux qu'à l'intérêt général, ces hommes au caractère ingrat, a-t-il ajouté le 9, que l'Empereur a spécialement comblés de bontés depuis nombre d'années. A présent, ils se cherchent, ils s'entendent, ils forment des groupes ; ils contractent des assurances mutuelles. Eux aussi sont unanimes coutre l'Empereur, mais certains accepteraient la Régence pourvu qu'ils jouassent dans ses conseils le rôle principal ; d'autres vont aux Bourbons, certains au fils d'Égalité, à un prince étranger, à n'importe quoi, pourvu que leurs têtes, leurs fortunes, leurs places et leurs titres — ce qu'ils nomment les principes et les intérêts de la Révolution — leur soient garantis. Ils se prêteraient d'ailleurs aux projets quelconques des Coalisés.

Sur un seul nom, Alexandre, s'il s'obstinait, trouverait une résistance et c'est celui de Bernadotte : Lorsque, avec le général Reynier, récemment échangé contre Merfeldt, il a eu, à Langres, cet étrange entretien de deux heures d'horloge, où il s'est efforcé à provoquer contre Napoléon la révolte des généraux et où il a mis en avant, pour remplacer Napoléon, Bernadotte qui, a-t-il dit à Reynier, a de la popularité chez vous, qui a un beau caractère, c'est par un sourire de mépris que Reynier a répondu d'abord, puis, poussé : C'est, a-t-il dit, de tous les généraux de l'armée le moins estimé et celui qu'on recevrait le dernier. A Paris, on n'est guère mieux disposé pour Bernadotte, et, bien que l'on ait dépêché, pour tâter à son sujet les chefs de l'Armée du Nord et les administrateurs de la frontière, un émissaire, dont le nom seul prouve les attaches, on ne trouve pas en général au prince de Suède le caractère convenable, non plus qu'on n'attend de lui des sûretés suffisantes.

Le centre autour duquel gravitent tous ceux qui, croyant à la chute inévitable de Napoléon, cherchent à séparer leur fortune de la sienne et à la préserver sous quelque régime que ce soit, c'est le prince de Bénévent. Il est l'homme le mieux renseigné de Paris et il l'est de première main. A-t-il conservé quelque moyen de correspondre avec l'empereur Alexandre, et le cousin Henri qui, en 1811 et 1812, se faisait l'informateur — d'ailleurs peu désintéressé — de M. de Nesselrode, de concert avec M. le duc de Vicence, a-t-il par celui-ci, plénipotentiaire de l'Empereur, à Châtillon, ou parmi des sous-ordres qui l'accompagnent — et qui sont ses hommes à lui — maintenu le contact avec les Coalisés ? En tous cas, il est averti le premier, par La Besnardière et par d'Hauterive, si ce n'est par Caulaincourt, de tout ce qui s'écrit et se dit à Châtillon ; par le duc Dalberg qui est son homme, il reçoit les informations des Alliés et, par lui, il expédie M. de Vitrolles au comte d'Artois comme, d'accord avec lui sans doute, il a expédié Roux- Laborie à Bernadotte. Mais, par Dalberg, il garde encore d'autres contacts. La duchesse Dalberg est daine du palais comme la comtesse de Périgord ; par elles, par Mme de Brignoles par Saint-Aignan, le grand ami de la duchesse de Montebello, dame d'honneur, Talleyrand sait tout ce qu'on dit aux Tuileries, lorsqu'il n'y est pas — et il n'a garde de manquer un conseil, un lever, un cercle. Chez Clarke, il a tout le Inonde qu'il veut, à commencer par Clarke, et, comme les nouvelles arrivent quelquefois d'abord chez Joseph, il a au Luxembourg son bon ami, M. de Jaucourt, premier chambellan, qui les recueille d'origine pour les lui porter toutes fraîches. Jaucourt est le mari de cette Perrette Bontemps, divorcée du duc de La Châtre, qui fut toujours pleine d'égards pour l'évêque d'Autun, et, pour Jaucourt, ce protestant renforcé — mais non rigide, témoin les adoptions qu'il fera — il est lié avec Talleyrand depuis la Constituante pour le moins. En constatant l'étonnante coïncidence des mouvements des Coalisés avec l'émission des ordres de Paris, en relevant, dans le département de Seine-et-Marne, l'existence de relais mystérieux, de château à château et de presbytère à presbytère, qui ont leur direction vers l'ennemi, on se demande si le premier de ces relais et le point de départ des émissaires n'est pas au château de ce Jaucourt, au château de Presles, près de Gretz. En tous cas, Jaucourt est une des chevilles ouvrières de la machine ; mais l'on serait embarrassé de dire jusqu'où M. de Talleyrand a étendu ses procédés d'informations et combien de correspondants il a recrutés pour son agence. Il a du inonde à lui aux Tuileries comme au Luxembourg, à Malmaison comme à la rue Cerutti, rue de Grenelle et quai des Théatins. Place Vendôme, M. Molé, grand juge, est tout à lui, mais pas plus que le préfet de Police, M. Pasquier, au quai des Orfèvres et le préfet de la Seine, M. Chabrol de Volvic, à l'Hôtel de Ville. Même le redoutable gendarme Savary se rend sensible et éprouve le besoin de donner des gages à la faction, au point qu'il confie à Saint-Aignan allant au quartier général beaucoup de petits détails qui ne peuvent pas trouver place dans une dépêche officielle.

C'est donc un gouvernement occulte qui siège rue Saint-Florentin, à l'hôtel de l'Infantado. De là le vice-grand électeur tient tous les fils et fait agir tous les pantins — les officiels au moins, car, très au-dessous, très loin, très bas, dans des régions que dédaigne Talleyrand, qu'ignore Savary et qui étaient familières à Fouché, s'agitent des conspirateurs qui envisagent l'Empire comme une diligence et qui emploieront pour l'attaquer des procédés pareils. De cela, S. A. R. le prince de Bénévent ne prend point souci. La grandeur de sa race qui l'obsède et qui légitime à ses yeux tous ses actes dont il n'est comptable qu'envers ses ancêtres, l'empêche de le voir.

 

On ne saurait douter que sa très ancienne liaison avec Joseph ne lui donne sur celui-ci des moyens d'action particuliers. A Mortefontaine, lors du traité américain, à Lunéville, à Amiens, ils se sont rendus de mutuels services et ont stipulé l'un pour l'autre des agréments qui n'ont pas figuré dans les instruments des traités. A-t-il tout à fait oublié qu'après Eylau, il disait à Dalberg qu'au cas où l'Empereur mourrait, il faudrait lui donner pour successeur son frère Joseph, en se hâtant d'annoncer à l'Europe que la France rentrait immédiatement et sans nulle réserve au delà du Rhin ? Joseph a largement payé, après Tilsitt, la reconnaissance de Naples par la Russie, comme si Talleyrand y avait influé ; et c'était un lien que le vice-grand électeur disait avoir formé avec le grand électeur que d'avoir été choisi par l'Empereur pour le suppléer. Plus tard, n'était-ce qu'à Murat que Talleyrand avait pensé et l'étrange discours que tenait Rœderer en 1810 n'avait-il pas été concerté avec lui ?

Comme la Régence, comme les Bourbons, comme Bernadotte, Joseph fournit encore une hypothèse aux spéculations politiques : du moins, en lui faisant croire que son nom peut venir sur le tapis ou que sa personne peut être comprise dans une combinaison de régence, Talleyrand garde sur lui une influence et paralyse une mauvaise volonté qui, de la part du lieutenant de l'Empereur, serait de conséquence.

L'on ne saurait dire jusqu'à quelle intimité les conversations ont été poussées : Si les deux grands électeurs ne les eurent point tête-à-tête, Jaucourt, allant constamment de l'un à l'autre, pouvait servir de messager et les intermédiaires complaisants ne manquaient pas.

 

Par contre, de l'Empereur à Joseph, le fossé s'élargit chaque jour, par suite de leurs opinions différentes sur la paix. Après les victoires qu'il vient de remporter, Napoléon s'est rendu moins facile. De ce qu'il les a arrachées à la Fortune, il croit que celle-ci lui revient tout entière ; il n'est plus disposé à céder tout ce que les Coalisés exigent. Il s'en tient aux préliminaires de Francfort — les limites naturelles — et il prétend encore ne s'y soumettre que l'ennemi étant. chassé hors du territoire. Or, les Alliés n'ont garde à présent d'accepter pour leur compte les bases prétendues dont ils ont fait un appât pour la crédulité française et, contre l'Empereur, la mieux fourbie des armes de guerre.

Joseph parait croire (lettre du 18, onze heures du soir) qu'il dépend de l'Empereur seul de les agréer. Ces bases, écrit-il, peuvent très convenablement être signées par les deux parties. Quant à Votre Majesté, que l'ennemi ait, ou non, repassé le Rhin lors de la signature, peu importe, s'il signe en deçà du Rhin ce qu'il a proposé au delà Cette signature prouvera qu'ils eu tort de refuser des conditions qu'il avait proposées d'abord et je trouve l'honneur français aussi sauf par la signature des conditions proposées à Francfort, soit qu'elles soient signées ici ou là pourvu que les limites naturelles soient reconnues.

L'Empereur, en réponse, envoie le 20 à son frère copie des propositions des Alliés : Vous verrez par là, écrit-il, que vos sermons sont hors de saison et que je n'ai nullement lieu d'être prêché pour signer une paix honorable si elle est possible.

Joseph parait s'incliner ; il semble partager l'indignation de l'Empereur : Je ne pense pas, écrit-il, qu'il y ait un seul Français qui puisse avoir des opinions différentes. Il y revient le 21 : Tout le monde convient que Votre Majesté n'a pas dû accorder de suspension d'armes. Tout le monde désire la paix avec les limites naturelles. Personne aujourd'hui ne voudrait des anciennes limites.

Le lendemain, le vent a tourné. D'abord, ce sont les mauvaises nouvelles qu'il a reçues des départements du Midi ; les rapports que lui ont fait l'archichancelier, les ministres de l'Intérieur et de la Police ; les soupçons qu'il a formés contre Soult, sa hèle noire, le seul homme en place dont il pourrait se permettre de suspecter les intentions ; puis, c'est l'administration qui tombe en dissolution, l'argent qui manque, le système des réquisitions qui finit par neutraliser toutes les affections et isoler le Gouvernement ; c'est l'impossibilité qu'il allègue de doubler la garde nationale de Paris sans la dénaturer, de faire d'elle un instrument de guerre au lieu d'une sauvegarde contre les désordres anarchiques. — La ville de Paris, écrit-il, ne peut être mue, exaltée, que par l'espoir d'une paix prochaine et n'est nullement disposée à entreprendre aucune défense réelle contre un corps d'armée, ni à envoyer hors de son enceinte des détachements de sa garde nationale.

C'est là manière de revenir à la paix, la paix à tout prix, même avec les anciennes limites, et l'Empereur le comprend à merveille : pourtant il répond avec calme et il discute : Il y a remède à tout, écrit-il, avec du courage, de la patience et du sang-froid. Il n'y en a pas, quand on réunit tous les faits pour en former des tableaux et qu'on se bouleverse l'imagination. Cette manière de voir n'est propre qu'à faire naître le découragement et le désespoir. Il accepte même les idées que Joseph suggère ; par une incroyable faiblesse — préférant ainsi, à la défense de Paris par le peuple, l'ordre et la hiérarchie bourgeoise ; par crainte d'effrayer ceux-là même qui sont déterminés, comme l'atteste Joseph, à ne pas se battre, et d'éveiller dans la capitale de l'Empire, les souvenirs de la Révolution, il renonce à doubler la garde nationale du moment que cela lui parait mauvais. Il envoie à Soult des ordres sévères ; il donne des nouvelles qu'il veut rendre -bonnes ; il s'efforce de rassurer les âmes, d'exciter les courages. Il ne s'émeut point, comme il eût fait, contre des opinions qui le blessent au plus vif de son orgueil.

Comme s'il voulait prouver à Joseph, en même temps que la confiance qu'il place en lui, la bonne volonté qu'il met à chercher à traiter, il le charge, à deux jours d'intervalle, d'envoyer au prince de Suède quelqu'un qui lui fit sentir la folie de sa conduite et le porte à changer, et d'expédier en toute diligence à Murat quelqu'un des siens pour le faire revenir. On a vu le résultat de la mission Faipoult. A Bernadotte, Joseph expédie un nommé Franzemberg, médecin que jadis le général ramena de Vienne[2] et qui depuis huit ans est attaché comme secrétaire à Désirée. Chiappe, qui est mêlé à toutes les affaires de la princesse, paraît bien intervenir dans celle-ci, et Désirée a remis à Franzemberg des lettres pour son mari. Franzemberg s'en va à Lille, d'où le général Maison l'adresse à Bernadotte, qui est à Liège. Bernadotte lui donne une audience de deux heures dont il ne dit rien aux Anglais qui sont à son quartier général. Il le garde sept jours et le congédie avec des mots : qu'il temporise pour donner le temps à l'Empereur de faire la paix. Franzemberg est de retour le 13 mars à Paris, d'où Joseph l'expédie le 15 au quartier général. L'Empereur attache assez d'importance à ce qu'il rapporte quoique, parmi de bonnes choses, il en dise beaucoup qui sont fausses, pour désirer, le 17, que Joseph le renvoie au prince de Suède avec la déclaration qu'ont faite les Alliés à Châtillon qu'ils voulaient, à eux quatre, traiter pour toutes les puissances.

Cela ne pouvait mener à rien, sauf peut-être à compromettre Bernadotte aux yeux de ses alliés, et, moyennant un complet retour de la Fortune, à l'attirer vers une nouvelle trahison. Cela n'allait pas au but et, si Joseph s'y employait, c'était avec la certitude de ne pas réussir ; il ne voyait à la situation qu'un remède : la paix, et, dans ses lettres, il continuait à y multiplier les allusions. L'Empereur à la fin paraît lui céder. Le 2 mars, il ordonne de réunir, sous la présidence de la Régente, les grands dignitaires, les ministres, les ministres d'État et le président du Conseil d'État... et de leur faire donner lecture des pièces qui font connaître l'état de la négociation de l'armistice, afin, dit-il, que les conseillers naturels de mon gouvernement connaissent l'état de la question. Le duc de Cadore, ajoute-t-il, tiendra procès-verbal de ce que dira chacun. Je ne demande pas un avis en forme, mais je suis bien aise de connaître les diverses sensations des individus.

Cette fois, les conditions sont si nettement posées qu'il est impossible qu'on équivoque : d'une part, l'Empereur accepte nettement et formellement la paix sur les bases de Francfort ; d'autre part, les Alliés refusent tout ce qui n'est pas la capitulation pure et simple de la France, réduite à ses limites de 92 et renonçant à toute influence en Europe.

L'Empereur a jugé ses ministres et ses conseillers d'après lui-même. Il a pensé qu'en leur montrant la France obligée d'abandonner ses limites naturelles, les limites qu'elle a atteintes sous la Convention, que, en arrivant au Consulat, il a trouvées telles, et qu'il a juré solennellement de maintenir, il provoquera une explosion de patriotique indignation, qui, devant le pays, légitimera la résistance.

Retardé de deux jours par l'envoi des pièces que les secrétaires n'ont pu joindre à la lettre de l'Empereur et qui n'arrivent à Paris que le 3 à dix heures du soir, le Conseil est tenu le 4. On s'est assez généralement réuni à penser, écrit Joseph, que la nécessité de voir la France réduite au territoire qu'elle avait en 1792 doit être acceptée plutôt que d'exposer la capitale. On regarde l'occupation de la capitale comme la fin de l'ordre actuel et le commencement d'une guerre et d'une convulsion dont on ne prévoit pas l'issue. Tout l'art donc — dans le cas où de nouveaux succès ne permettraient pas à Votre Majesté d'exiger les conditions de Francfort — serait de faire signer un traité définitif qui restreignit la France aux limites de la monarchie du dernier Bourbon, mais qui la délivrât sur le champ de la présence de ses ennemis, lui rendit ses prisonniers... La paix prochaine. quelle qu'elle soit, est indispensable, mais, bonne ou mauvaise, il faut la paix. Et il dit encore : Sans argent, sans armes au-delà de celles qui sont aux mains de vos soldats, que peut faire Votre Majesté aujourd'hui ? Ne point désespérer du lendemain. C'est là où est le courage, l'honneur, tout est là puisque là est le salut de l'État. Vous resterez à la France, elle vous restera, la même France qui étonné l'Europe. Et non content d'avoir ainsi formulé avec dureté un avis qu'il soit partagé par les principaux serviteurs du régime, et qui prend ainsi une importance décisive, il y revient le 9 mars. Après la nouvelle victoire que vous venez de remporter (à Craonne), écrit-il, vous pouvez signer glorieusement la paix avec les anciennes limites. Cette paix rendra la France à elle-même, après la longue lutte commencée depuis 1792, et n'aura rien de déshonorant pour elle, puisqu'elle n'aura rien perdu de son territoire et qu'elle aura opéré dans son intérieur les changements qu'elle aura voulus. Et il essaie alors d'enguirlander l'Empereur, en le comparant à Louis XII, Henri IV et Louis XIV si, renonçant à un caractère factice et à de grands efforts journaliers, il consent enfin à faire succéder le grand roi à l'homme extraordinaire. Enfin le 11 : Votre Majesté doit sentir qu'il n'y a plus d'autre remède que la paix, et la paix la plus prochaine. Chaque jour de perdu nous fait personnellement un tort considérable ; la misère particulière est à son comble et le jour où l'on serait convaincu que Votre Majesté a préféré la prolongation de la guerre à une paix, même désavantageuse, il n'est pas douteux que la lassitude tournera les esprits d'un autre côté... Je ne peux pas me tromper parce que ma manière de voir est conforme à celle de tous. Nous sommes à la veille d'une dissolution totale : il n'y a d'autre salut que dans la paix.

Déjà l'Empereur s'est énervé à certains bruits et à certains rapports. Sa jalousie s'est éveillée et elle n'est pas seulement politique. Il a cru comprendre que son lieutenant prenait un peu trop au sérieux le rôle de consolateur qu'il lui avait attribué près de l'Impératrice. Soit sur l'ordre qu'il lui en a donné, soit d'elle-même, Marie-Louise a subitement modifié le protocole de ses lettres et, de l'intimité de Mon cher frère, a sauté à l'officiel de Monsieur mon frère et très cher beau-frère — détail qui serait insignifiant n'étaient les êtres, n'était l'aveu par Marie-Louise que cela doit contenter l'Empereur que le roi ne vient plus chez elle le matin. Joseph, de plus, pour tirer l'Empereur davantage vers la paix. a prétendu employer l'Impératrice qui serait intéressée à la Régence ; mais Marie-Louise n'a pas donné dans le piège ; elle a écrit tout simplement à Napoléon ce que lui avait dit Joseph. J'ai vu avec peine que vous avez parlé à ma femme des Bourbons et de l'opposition que pourrait y faire l'empereur d'Autriche, a écrit l'Empereur. Je vous prie d'éviter ces conversations. Je ne veux pas être protégé par ma femme. Cette idée la gâterait et nous brouillerait. Déjà sous la réserve du ton, se marque là une volonté très nette de couper court aux conversations, mais ce n'est ici que le mari, voici l'Empereur.

Le 10 ou le 11 mars, le fidèle Méneval, qu'il a placé comme secrétaire des Commandements près de l'Impératrice, lui écrit qu'on machine quelque chose et qu'il doit se méfier. Déjà à la fin de février, il y a eu, entre certains hauts fonctionnaires, un échange d'idées : on a proposé à Joseph, sinon de provoquer la déchéance de l'Empereur, au moins d'exiger son abdication ; après quoi, Joseph, lieutenant-général de la Régence, eût traité avec les Coalisés aux conditions que l'Empereur repoussait. Joseph a reçu la confidence et il n'en a pas rendu compte à Napoléon.

C'est bien mieux à présent. La délibération du 4 mars que l'Empereur a provoquée et que Joseph, dit-on, a ainsi formulée : Sire, vous êtes seul, votre Famille, tous vos ministres, votre armée, veulent la paix que vous refusez, n'a pu rester secrète. Trop de gens y ont été mêlés qui ont fait leurs confidences, et qui ont profité des avis qu'ils ont recueillis pour répandre le découragement. Ils ont abrité leur opinion individuelle, qu'ils n'eussent point sans doute osé émettre, derrière l'irresponsabilité collective d'un conseil convoqué par l'Empereur et, tous ensemble, ils ont émis un avis contraire à celui qu'il attendait et dont il est décidé à ne pas tenir compte : Partout, écrit-il en effet, j'ai des plaintes du peuple contre les maires et les bourgeois qui les empêchent de se défendre : je vois la même chose à Paris. Le peuple a de l'énergie et de l'honneur. Je crains bien que ce ne soient certains chefs qui ne veulent pas se battre et qui seront tout sots aies l'événement de ce qui leur sera arrivé à eux-mêmes.

Alors, puisque l'Empereur ne tient pas compte de la délibération qu'il a provoquée, on imagine .de le contraindre par une manifestation qu'on rendra publique : une adresse signée par les membres du Conseil de Régence, les ministres, les sénateurs, les conseillers d'État, le mettra en demeure de conclure la paix ou, sinon, d'abdiquer. Et l'on suivra dans ce dernier cas la procédure imaginée un mois auparavant.

Mais l'Impératrice et Méneval ont prévenu l'Empereur : La première adresse qui me serait présentée pour demander la paix, répond-il à Méneval, je la tiendrais pour une rébellion. Le 14, il ne se contente pas de faire connaître au roi qu'il ne tolérera pas de semblables démarches, il prend des mesures pour mettre hors de ses mains le trésor de la Couronne, la seule puissance effective qui lui reste. Mon intention, écrit-il à La Bouillerie, est que vous n'avanciez aucun fond sans un ordre de moi et, au cas d'une urgente nécessité, d'une signature de la Régente qui a seule l'autorité, moi absent, et eu qui seule réside entièrement ma confiance. A tous, il marque les mêmes sentiments, accusant, par sa confiance exclusive en l'Impératrice, la défiance que lui inspirent Joseph et ses serviteurs espagnols. Ces gens-là, écrit-il à Clarke, ont un esprit particulier. Cela sent la faction et je ne veux pas de factions. A Savary qui est ou traître ou bien maladroit — peut-être l'un et l'autre il reproche de rien écrire de ce qui se fait à Paris. Il y est question d'adresses, de régence et de mille intrigues aussi plates qu'absurdes et qui peuvent tout au plus être conçues par un imbécile comme Miot[3]. Tous ces gens-là ne savent pas que je tranche le nœud gordien à la manière d'Alexandre. Qu'ils sachent bien que je suis aujourd'hui le même homme que j'étais à Wagram et à Austerlitz ; que je ne veux dans l'État aucune intrigue ; qu'il n'y a pas d'autre autorité que la mienne et qu'en cas d'événements pressés, c'est la Régente qui a exclusivement ma confiance. Le roi est faible ; il se laisse aller à des intrigues qui pourraient être funestes à l'État et surtout à lui et à ses conseils, s'ils ne rentrent pas bien promptement dans le bon chemin... Sachez que si on avait fait faire une adresse contraire à mon autorité, j'aurais fait arrêter le roi, nies ministres et ceux qui l'auraient signée... Je ne veux pas de tribuns du peuple : qu'on n'oublie pas que c'est moi qui suis le grand tribun.

Hélas ! Il se pave de mots ici, comme lorsqu'il écrit à Joseph : Aujourd'hui, comme à Austerlitz, je suis le maître ! Il n'est plus le maitre. Dès que la victoire cesse de lui être fidèle, il a tout à craindre, et de ceux-là surtout dont il a le plus élevé la fortune : car, pour conserver les biens qu'ils ont reçus de lui, ils sont prêts à entrer en composition avec quiconque les leur garantit. Il annonce qu'il fera arrêter tous les hommes de son gouvernement. — Par qui ? — Par Cambacérès peut-être, car celui-là seul trouve grâce. Je suis assuré, lui écrit-il, le 16 mars, qu'on ne vous a pas fait part de ces projets insensés parce qu'on était sûr d'avance que vous les blâmeriez.

 

Ainsi Cambacérès seul : Pourtant, le 16 mars, au moment de risquer le seul coup de partie qui puisse le sauver, au moment d'abandonner la défense de Paris pour aller manœuvrer sur les derrières de l'ennemi, ce n'est pas à Cambacérès, mais à Joseph qu'il confie ses volontés. Il ne s'occupe pas de ce qui se passera à Paris ; il ne revient pas sur les idées que Joseph avait suggérées en février ; il ne nomme point le commissaire impérial dont il avait parlé alors ; il ne donne aucun ordre, aucune indication, ni pour la défense, ni pour la répression des intrigues royalistes, celles-ci pourtant formellement dénoncées par Joseph. S'il ne sait pas que, dans le Midi, dès le lendemain de Vitoria, l'entente a été conclue entre les royalistes et les Anglais ; s'il ignore encore que, le 13 mars, ces mêmes royalistes ont livré Bordeaux à Wellington ; il ne saurait se dissimuler, car Joseph l'en a averti à tout instant, l'esprit pacifique de la garde nationale, telle qu'il a cru devoir l'organiser ; il a été pour le moins instruit — car l'attitude de Savary étant devenue des plus suspectes, l'on se demande jusqu'à quel point il a été renseigné — des placards royalistes affichés dans Paris, sinon des réunions tenues en divers lieux et des conjurations préparées ; il ne peut garder aucune illusion sur l'état d'avancement des travaux de défense, puisque, jusques et y compris le 13 mars, il a repoussé tous les plans que Joseph lui a soumis, les trouvant trop compliqués, voulant des choses très simples, de façon que ce sera le 23 seulement que Joseph pourra donner l'ordre au comte Dejean de commencer les ouvrages destinés à protéger les environs de la capitale et que, ce même jour, le général comte Maurice-Mathieu, chef de l'état-major de S. M. le roi Joseph, adressera au général Hulin et au maréchal Moncey des espèces d'instructions sur la défense, par les gardes nationale à organiser dans les faubourg, des ouvrages à construire, dès que S. M. l'Empereur aura approuvé le plan du projet qui est sous ses yeux. Et ce plan, l'Empereur ne le renverra point !

Qu'a-t-il pensé ? Que l'ennemi n'arriverait jamais à Paris ? Que, même s'il se hasardait jusque-là l'armée, la garde nationale, le peuple lui tiendraient tête ? Mais il n'y a pas d'armée, la garde nationale n'est qu'une garde bourgeoise, et le peuple est désarmé. Alors quoi ? Il semble n'avoir réalisé qu'à des moments très brefs l'idée de l'ennemi s'avançant sur Paris, pas s'en emparant ; ne s'y être arrêté que le moins possible, ne s'être jamais fixé aux mesures à prendre dans ce cas extrême, qu'il n'envisage pourtant pas de la même façon le 8 février et le 16 mars. Le 8 février, si l'ennemi arrive à Paris, c'est qu'il aura perdu la bataille et qu'il sera mort. Le 16 mars, ce sera que, contre toutes les probabilités, l'ennemi, sans s'inquiéter du mouvement qu'il va faire sur sa ligne de communication, aura écarté le rideau de troupes qui seul lui cache Paris et qu'il y aura marché. Paris ne manquera pas de -se défendre assez de temps pour qu'il puisse accourir. Dans son esprit, semble-t-il, ce Paris qui n'a ni fortifications, ni soldats, ni gardes nationaux armés, est pourtant quelque chose d'intangible devant quoi les Coalisés reculeront. Le Paris de la Révolution, le Paris qu'il a commandé en vendémiaire est resté dans sa mémoire et lui fait illusion — mais c'était là le Paris anarchiste auquel, sur les représentations de Joseph, il a renoncé à donner des armes.

Paris se défendra, voilà qui est acquis, mais la première précaution sera de mettre à l'abri l'impératrice et le Roi de Rome. Sur ce point, les ordres sont formels ; ils ne prêtent ni à discussion ni à controverse : Ne pas permettre, dit-il, que, dans aucun cas, l'Impératrice et le Roi de Rome tombent entre les mains de l'ennemi. Et il écrit : Si l'ennemi s'avançait sur Paris avec des forces telles que toute résistance devint impossible, faites partir dans la direction de la Loire, la Régente, mon fils, les grands dignitaires, les officiers du Sénat, les présidents du Conseil d'État, les grands officiers de la Couronne, le baron de La Bouillerie et le Trésor. Ne quittez pas mon fils et rappelez-vous que je préfèrerais le savoir dans la Seine plutôt que dans les mains des ennemis de la France. Le sort d'Astyanax, prisonnier des Grecs, m'a toujours paru le sort le plus malheureux de l'histoire.

Pas plus qu'il n'a le droit de suppléer à la nomination par l'Empereur du commissaire impérial, Joseph n'a le droit de retarder le départ de l'Impératrice, dès que se présente l'éventualité prévue par l'Empereur.

Le 28 mars, lorsque Marmont et Mortier arrivent sous Paris, suivis de si près par des forces ennemies auxquelles il parait impossible qu'ils puissent résister, Joseph n'aurait pas même à mettre en discussion, devant le Conseil de Régence, s'il est préférable que l'Impératrice reste ou parte, il n'aurait qu'à obéir et qu'à faire obéir. Ce qu'on peut lui reprocher ici, c'est d'avoir ouvert une délibération, d'avoir provoqué des votes, d'avoir décliné la responsabilité en disant à Marie-Louise qu'elle décidât elle-même.

Le Conseil de Régence peut être unanime dans l'opinion que l'Impératrice doit rester ; hurleuse peut s'indigner qu'on décapite la défense en emmenant l'Impératrice et le Roi de Rome ; Jérôme peut se rendre aux Tuileries, prétendre forcer les portes du Conseil, réclamer de l'Impératrice qu'elle l'appelle à donner son avis sur le départ — ce qui amène simplement Marie-Louise à lui envoyer l'archichancelier pour lui exprimer tous ses regrets de ne pouvoir faire droit à sa demande ; il peut revenir le lendemain au moment où l'on monte en voiture, nul n'a le droit de discuter, dès que Joseph a présenté l'ordre de celui qui ne commande pas ici seulement comme empereur, mais comme mari et comme pire.

Mais Napoléon n'a pas enjoint seulement de faire partir sa femme et son fils, et que doit-on penser de Joseph, lorsqu'il néglige sciemment d'exécuter la seconde partie politique de ses instructions ? Le 8 février, l'Empereur a compris dans l'énumération de ceux qui devraient partir tous les sénateurs et les conseillers d'État : il s'est restreint, le 16 mars, aux grands dignitaires, aux ministres, aux officiers du Sénat, aux présidents du Conseil d'État, aux grands officiers et au trésorier de la Couronne : mais cette liste est précise, elle comprend vingt-six noms seulement : Cambacérès, Lebrun et Talleyrand, seuls grands dignitaires présents à Paris, Molé, Gaudin, Decrès, Mollien, Clarke, Bigot, Montalivet, Lacuée, Savary, Colin de Sussy, ministres, Lacépède, Valence, Pastoret, Laplace, Lefebvre, Clément de Ris, officiers du Sénat, Boulay, Regnaud, Defermon, présidents du Conseil d'État, Montesquiou, Ségur, Champagny et La Bouillerie, grands officiers de la Couronne. C'est vingt-six lettres à faire écrire et à faire porter par vingt-six estafettes, travail qui n'a rien de surhumain. Joseph connaît la nécessité de faire quitter Paris aux grands fonctionnaires de l'Empire ; il s'est réjoui le 9 février de tenir l'expression écrite de la volonté de l'Empereur, ce qui peut, a-t-il écrit alors, devenir indispensable pour décider divers personnages dont l'incertitude serait ainsi terminée.

Or, c'est le 30 mars seulement, vingt-quatre heures après le départ de l'Impératrice, alors que mille excuses peuvent être alléguées, mille procédés dilatoires employés par ceux qui se disposeraient à trahir, alors que toute mesure de coercition est impossible, que l'ennemi est en vue et que la poudre parle, c'est alors que le lieutenant de l'Empereur écrit à Lebrun : Monsieur l'architrésorier, je pense qu'il est convenable que les grands dignitaires se retirent de Paris, sur les traces de l'Impératrice, route de Chartres. Veuillez prévenir les autres grands dignitaires. Les autres grands dignitaires, qui est-ce ? Il n'y en a qu'un et c'est Talleyrand, puisque Cambacérès est parti avec l'Impératrice. Et c'est sous cette forme dubitative et anonyme, en ce style étrangement courtois que Joseph invite à suivre l'Impératrice celui dont l'Empereur écrivait, le 8 février : Méfiez-vous de cet homme. Je le pratique depuis seize années, j'ai même eu de la faveur pour lui, mais c'est sûrement le plus grand ennemi de notre maison, à présent que la Fortune l'abandonne depuis quelque temps.

S'assurer de Talleyrand, le mettre personnellement en demeure de partir, l'y contraindre, si besoin est, c'est le premier devoir de Joseph. Qu'il laisse à Paris Lebrun qui proteste de ses maladies, cela déjà est méconnaître les ordres qu'il a reçus, mais qu'il y laisse Talleyrand, nominativement désigné comme l'homme dangereux, cela est bien autrement grave et ouvre toutes les hypothèses. Faiblesse ou négligence, dira-t-on, mais n'est-ce que cela ?

Et, à ce Talleyrand, il abandonne tous les éléments dont sera formé demain l'espèce de gouvernement qui, siégeant au nom et par la grâce des Coalisés, donnera l'apparence de la légalité à l'emploi qu'il leur plaira faire de la France. Si, se conformant à la lettre de l'Empereur du 8 février, Joseph avait fait partir sur la Loire le Sénat et le Conseil d'État, point de Jaucourt, de Beurnonville, de Dalberg, ni de Louis ; point de Gouvernement provisoire ! Mais il attend jusqu'à la dernière heure. C'est seulement le 30, vers une heure de l'après-midi, qu'il écrit au grand juge, M. Molé : Monsieur le comte ; je pense que vous devez prévenir les ministres qu'il est convenable qu'ils se retirent sur les traces de l'Impératrice. Prévenez les sénateurs, les conseillers d'État, etc. Et c'est par un homme à la livrée du grand juge que, vers deux heures, les présidents du Conseil d'État sont avisés. Vient qui veut ou qui peut. Quiconque est dans le secret, quiconque, sans y avoir été mis, sait qu'il a un secret, quiconque désespérant de la fortune de l'Empereur ménage sa propre fortune, les vétérans de Ré vol ut ion habitués à t ouiller lestement de Robespierre à Barras et de Barras à Bonaparte, les idéologues qui, depuis Brumaire, al tendent leur revanche, les royalistes qui, sur leur fauteuil sénatorial, compriment depuis quatorze ans leur dévouement pour leurs princes, ces figurants qui, pour l'honneur qu'ils ont d'une lointaine alliance avec Joséphine ou avec les Beauharnais, sont parvenus à glisser leur nom sur les listes des promus, tous ceux-là jacobins nantis, monarchiens en mal d'un Bourbon, girouettes en attente d'un vent de fortune, n'ont garde de se conformer à ces invitations gracieuses et, pour cette fois, violent les convenances.

Joseph a-t-il pensé à rester avec eux à Paris ? Ou serait presque tenté de le croire. Il est si étrange que l'homme sur qui retombe brusquement la responsabilité entière de la défense — puisque, à dater du 21, il ne reçoit plus aucune nouvelle de l'Empereur ; l'homme qui devrait, par un immense effort, porter tous les Parisiens à remuer la terre et qui les trouverait aussi bien disposés pour construire des redoutes que jadis pour terrasser le champ de la Fédération, l'homme qui a sous la main des milliers de canons à disperser sur tous les points de l'enceinte ; l'homme dont ce peuple attend des armes, des munitions, un semblant d'organisation, et qui n'a qu'à tenir trois jours pour sauver Paris. la France et l'Empire, ne remue pas une motte de terre, ne bouge pas un canon, ne distribue pas un fusil, — en huit jours ne prévoit rien, ne fait rien, ne commande rien. — Si ! des parades où, les bras croisés, en attitude impériale, il voit défiler devant lui la garde nationale au grand complet, tous les dépôts de la Garde et jusqu'aux voitures des équipages, des vivres et des administrations. En vain chercherait-on des ordres militaires — hors celui qui enlève à la défense les dix huit cents cavaliers de la Garde dont il fait, sans aucune utilité, l'escorte de l'Impératrice ; en vain, des mesures prises pour fortifier, aviner, approvisionner la ville ; même des indications sur les impressions qu'il a pu subir : Par jour, on trouve une lettre au ministre de la Guerre, rarement deux, souvent pas — et l'on ne saurait douter que, de ses archives, on n'ait tiré pour le publier tout ce qui paraissait avoir pour sa mémoire un intérêt et servir à son apologie.

Est-ce indolence, ineptie, crainte des responsabilités ou bien est-ce entente avec ceux qu'il va laisser derrière lui et qui, s'ils n'ont pris des engagements, lui ont au moins donné des espérances ? A-t-il perdu la tête et s'est-il dit qu'après tout, ce n'était pas son affaire à lui, mais celle de l'Empereur ? A-t-il, jusqu'au dernier moment, compté que cela n'arriverait point, que cela n'était pas possible, qu'un hasard heureux sauverait Paris ? Ou bien, se tenant volontairement lié par les instructions qu'il avait reçues, s'est-il contenté de les suivre à la lettre ? C'est alors un de ces cas où la lettre tue.

Mais, admissible pour ce qui est des préparatifs de défense, cette explication ne vaut rien pour les départs. Quoi qu'on tente pour justifier la conduite de Joseph, ce point reste obscur et de là on peut et on doit tout soupçonner.

 

Au lieu de faire partir ceux qui sont dangereux, il fait partir ceux dont la présence n'aurait aucun inconvénient. Peut-être certains partent-ils d'eux-mêmes, car la panique est partout ; néanmoins, il ne semble pas. Le 6 février, l'Empereur lui a écrit : Vous vous souvenez de tout ce que je vous ai dit pour les princesses ; il a répondu le 7 : Il me semble que Votre Majesté m'a dit que les princesses devaient suivre l'Impératrice ; s'il en était autrement, il faudrait que je le susse d'une manière positive. Et le 8, l'Empereur lui a mandé : Je vous ai fait connaître que Madame et la reine de Westphalie, logée chez Madame, pourraient bien rester à Paris. Si la vice-reine est revenue à Paris, vous pourriez aussi l'y laisser. Les ordres — encore donnés par prétérition — ne concernent donc que Julie et Hortense. Or, Catherine, souffrante, enceinte, ayant mille raisons de rester à Paris, devance l'Impératrice et se trouve déjà à Rambouillet lorsque Marie-Louise y arrive, le 29, à cinq heures et demie du soir. Madame, qu'accompagne le roi Louis, y arrive dans la soirée.

Hortense, qui est pour rester, qui ne veut pas être prise sur une grand'route, a attendu, dans le salon de l'Impératrice, la décision du Conseil au sujet du départ, et de là elle a écrit à sa mère qui est à Malmaison et à laquelle personne n'a pensé. Elle lui a conseillé de partir pour Navarre et lui a envoyé un ordre pour se faire suivre de sa garde — seize hommes, tous blessés. — Car, lui a-t-elle mandé, si l'on décide que l'Impératrice doive rester, on fera sûrement le siège de Paris et tu serais fort mal à Malmaison. Après avoir dit des mots piquants à Marie-Louise, qui ne peut en vérité que se conformer aux avis du Conseil et aux ordres de l'Empereur, elle est rentrée chez elle, rue Cerutti, où, trois fois dans la nuit, on la réveille pour lui présenter des lettres de Louis. Il lui écrit que, l'Impératrice partant, elle ne peut, à cause de ses fils, rester à Paris et que, bien qu'il blâme le départ, on ne doit pas moins se soumette. Hortense promet de partir ; puis, pendant que ses fils sont chez leur père qui a voulu les voir, elle change d'avis et, à Regnaud de Saint-Jean d'Angély qui, en colonel de la garde nationale, est venu lui parler du découragement produit par le départ de l'Impératrice, elle promet de rester, si bien qu'elle laisse Louis s'en aller à Rambouillet, convaincu que ses fils le suivent et qu'il va les revoir tout à l'heure. A la nuit tombante, nouvelle visite de Regnaud qui vient rendre à la reine sa parole et qui l'engage à ne pas perdre un instant. D'ailleurs lui-même rejoint. Puis, message de Louis qui réclame ses fils, et fait dire à la reine que, Paris étant pris, on pourrait s'en saisir comme otages. Sur ce mot, affolement d'Hortense qui, à neuf heures du soir, se met en route. Seulement, elle n'a garde d'aller tout droit à Rambouillet où est son mari ; elle s'arrête, pour coucher, à Glatigny, près de Versailles où la mère d'une de ses compagnes de pension a une maison. De là le lendemain, 30, elle s'en va d'abord au petit Trianon, puis à Versailles, enfin à Rambouillet, où elle arrive fort tard et reste à coucher. Dans la nuit, arrive un officier, messager du roi Louis, lequel, craignant pour ses enfants, envoie l'ordre exprès de la Régente pour que la reine ait au plus tôt à venir se réunir à eux à Blois. Sur quoi, elle s'écrie — c'est sa confidente Mme Cochelet qui le rapporte : Est-il possible qu'au milieu de si cruels événements, j'aie encore à redouter des persécutions particulières au lieu de l'intérêt et de la protection que j'aurais le droit d'attendre... J'allais à Blois, mais maintenant je vais près de ma mère à Navarre. Et le lendemain, séparant, elle Beauharnais, sa fortune de la ruine des Bonaparte, enlevant ses fils au mépris du droit paternel et des promesses qu'elle a renouvelées la veille. elle s'en va tout simplement en Normandie, se libérant ainsi, par un coup d'audace, du mari qui lui est insupportable, de la famille qu'elle déteste et de la dynastie qui ne lui sert plus à rien. Peut-être n'est-ce là que de l'inconscience — mais telle que chez sa mère.

 

Julie a mis plus d'intelligence dans ses décisions, plus de suite dans ses actes, plus de décence dans sa conduite.. Elle risquerait davantage, étant logée au Luxembourg, palais impérial, si elle y attendait l'ennemi ; elle n'a plus à Paris d'hôtel qui lui appartienne depuis que Joseph a vendu ou donné, le 21 août 1810, l'hôtel Marbeuf à sa nièce Anthoine, alors Mme de Salligny, duchesse de San Germano, à présent la duchesse Decrès ; mais elle trouverait toujours un asile chez sa sœur, la princesse de Suède, dans cet hôtel de la rue d'Anjou, don du Premier Consul, où Désirée, qui n'a garde de sortir de Paris, attend avec confiance les alliés de son mari — sinon son mari lui-même, car il préfèrera descendre à l'hôtel Marbeuf.

Le 29, Julie ne s'est point souciée d'accompagner Marie-Louise ; le 30, quand, à la pointe du jour, la canonnade commence à gronder, elle refuse encore de partir si on ne lui apporte un ordre précis et circonstancié ; elle dit qu'elle l'attendra ; elle ne saurait approuver la conduite de l'Impératrice et elle a là-dessus des idées qu'elle expose aux divers envoyés de son mari. A huit heures, l'ordre arrive, mais en une forme qui n'a rien d'impératif : Je pense toujours que, si ta santé te le permet, tu dois partir avec les enfants, Miot, Presle et les autres personnes que tu voudrais avoir avec toi... La maison de ta sœur est ton meilleur refuge, mais j'espère que tu pourras partir. Point d'affaires elle reste. A dix heures enfin, Joseph lui expédie le général Expert, son aide de camp, ci devant son majordome, avec une injonction cette fois formelle : Elle part donc, avant midi et, étant arrivée tout droit à Rambouillet avec ses propres équipages, elle trouve ses chevaux trop fatigués pour continuer la route ; elle prend donc la poste et, dans la soirée, rejoint l'Impératrice à Chartres.

 

Joseph a donc su, au moins par sa femme, devant laquelle il semble pourtant bien petit garçon, se faire écouter et obéir. Sans doute, ces ordres si piètrement donnés, ces directions si maladroitement indiquées, cette étrange façon de dire en un tel moment : Faites donc comme il vous plaira, cette inconscience des responsabilités encourues, cette absence de précision sur telle matière que ce soit, peuvent tenir à une sorte de désarroi mental : tel Joseph se montre ici que lors des trois évacuations de Madrid et de la bataille de Vitoria. Peut-être doit-on lui infliger des circonstances atténuantes qu'on tirerait de son ineptie ; ou n'y a-t-il pas lieu de penser qu'il s'est tenu à des velléités et que, pour trahir, comme pour servir, il n'a pas su prendre de décision ?

Ne quittez pas mon fils lui a écrit Napoléon le 16 mars. Il fait partir le Roi de Rome et il reste à Paris. Il y reste, dit, d'après la proposition qu'il en avait faite au Conseil, ainsi que les ministres de la Guerre et de la Marine et le premier inspecteur du Génie, afin d'atténuer le mauvais effet que devait produire le départ de l'Impératrice et pour reconnaître par eux-mêmes les forces ennemies qui marchaient sur Paris et ne quitter la ville, pour rejoindre la Régente sur la Loire, qu'après s'être assurés de l'incontestable supériorité de l'ennemi.

Ce n'est point là ce qu'il a dit dans une proclamation aux citoyens de Paris qu'il a fait afficher le 30 mars au matin. Il y disait : Le Conseil de Régence a pourvu à la sûreté de l'Impératrice et du Roi de Rome : Je reste avec vous. Armons-nous pour défendre cette ville, ses monuments, ses richesses, nos femmes, nos enfants, tout ce qui nous est cher. Que cette vaste cité devienne un camp pour quelques instants et que l'ennemi trouve sa honte sous ses murs qu'il espère franchir en triomphe ! L'Empereur marche à notre secours ; secondez-le par une courte et vive résistance et conservons l'honneur français.

Ne quittez pas mon fils, dit l'Empereur. Je reste avec vous, écrit Joseph. Ou il désobéit ou il ment — peut-être les deux ensemble.

Il a passé la nuit du 29 au 30 dans son palais du. Luxembourg. Le 30 à cinq heures du matin, il en part et va s'établir à Montmartre, sur la route de Clignancourt, au point où elle coupe la route des Cinq-Moulins, dans un pavillon où Jérôme vient le retrouver. il y a déjà pléthore de chefs : les maréchaux Marmont et Mortier commandant les débris de leurs corps d'armée, le général Compans avec l'ombre de sa division, le général Ornano avec les dépôts de la Garde, le général Hulin avec quelques dépôts de la ligne. le maréchal Moncey avec la garde nationale ; de plus le général Clarke qui s'étonne de voir le feu, le général Lacuée, qui en 1792, aurait pu le voir aux Pyrénées s'il y était resté, et l'amiral Decrès pour qui c'est une nouveauté, et, sans parler des généraux sans commandement qui abondent, un immense état-major, dont le chef est le général Maurice-Mathieu réclamé par Joseph comme un homme de conseil et de cœur, parce qu'il est neveu par alliance de Julie, une foule de généraux aides de camp espagnolisés auxquels se joignent les Westphaliens dont Jérôme s'est fait suivre, et tout ce monde disserte, critiqua, discute, et nul ne songe à se battre, et pas un ordre n'est donné.

Jérôme, à en croire un fragment de récit qu'a laissé son fils, aurait eu au moins des velléités d'énergie. Lorsque tous les faubourgs demandaient des armes, il reprocha au ministre Clarke de ne pas faire distribuer des armes qui étaient dans l'arsenal et dont il connaissait l'existence. Pour toute réponse, celui-ci repartit brusquement : L'Empereur ne m'a pas prescrit de recevoir les ordres de Votre Majesté. — C'est fort heureux pour vous, lui répondit Jérôme en lui tournant le dos, et, se retournant vers son frère, il lui dit : Entouré d'hommes tels que le ministre de la Guerre, vous ne pouvez qu'échouer. A un moment, il voulut sortir du rôle de spectateur qui lui était imposé et demanda avec instance, à son frère, deux bataillons pour reprendre à l'ennemi un point qu'il jugeait important. Cette proposition ne fut pas accueillie, mais Jérôme qui tient à s'innocenter, cite des témoins.

Dans ce désarroi du commandement, chacun, Marmont, Compans, Mortier se bat pour son compte. Vers onze heures du matin, toutes les attaques de l'ennemi ont été déconcertées, sauf au village de Montreuil. Mais le major Allent, qui suit les mouvements des Coalisés sur la Carte des chasses, voit leurs masses s'épaissir à tout moment. Le capitaine des sapeurs-pompiers Peyre, tombé la veille dans leurs avant-postes et renvoyé par eux, arrive porteur de la proclamation du prince Schwarzenberg aux Parisiens ; on ne peut plus douter que Paris ne soit attaqué par les deux grandes armées des Alliés.

Joseph délibère avec les ministres et son major général et, à midi un quart, il expédie, par son aide de camp, le général Strolz, à Mortier et à Marmont l'autorisation, s'ils ne peuvent plus tenir leurs positions, d'entrer en pourparlers avec le prince Schwarzenberg et l'empereur de Russie qui sont devant eux : ils se retireront sur la Loire.

Vers une heure et demie, le général Dejean, aide de camp de l'Empereur, arrive au Luxembourg : il n'y trouve que Miot à qui parler : Il dit que l'Empereur est à Fontainebleau, qu'il a avec lui une partie de sa Garde, que, si Paris veut tenir un jour — le jour même où l'on est — l'Empereur sera infailliblement le lendemain sous les murs et en état de défendre la ville. Miot ne peut que lui indiquer Montmartre, quartier général du roi. Dejean rejoint Joseph — on ne sait à quel endroit — et c'est pour s'entendre dire qu'il est impossible aux corps des ducs de Trévise, et de Raguse de faire tête aux ennemis.

Rien n'est perdu ; l'empereur Alexandre a donné ordre qu'on arrêtât les colonnes d'attaque en vue de la ville. Quelques boulets sont tombés dans les rues, mais il n'y a, dans la population, ni panique, ni désespoir, au contraire un enthousiasme pour la défense et une ardeur dont témoignent les gardes nationaux, qui, quoi qu'en ait dit Joseph, vont au feu hors des murs et tiraillent en braves gens. A juger les âmes des Parisiens d'après la sienne, ce roi aurait pris les moyens de déshonorer nos pères, si, pour sauver au moins l'honneur, quelques légions n'avaient, contre ses ordres et après sa fuite, continué le combat.

Joseph, emmenant une prodigieuse escorte, son frère, les ministres, son somptueux état-major, file à cheval par le bois de Boulogne et le pont de Sèvres sans donner aucun ordre militaire, sans prendre aucune mesure en ce qui touche Paris, sans laisser aux autorités civiles aucune instruction. Il a dit qu'il n'avait passé les ponts qu'à quatre heures du soir, pour faire croire qu'il était resté à Paris tant qu'on s'était battu ; or, à quatre heures, on constate son passage à Versailles.

Notre armée n'avait pas de chef, comptant pour rien le roi Joseph qui était à Montmartre, a écrit le général d'Aboville qui commandait l'artillerie. Joseph Bonaparte se sauva de Paris pendant la bataille : c'était un brave militaire, a écrit cruellement Langeron qui, avec ses Russes, prit Montmartre.

 

Tel est le désarroi de son départ, qu'il en oublie, aux écuries de l'Empereur, deux millions, chargés par ses ordres, depuis la veille 29, sur un fourgon tout attelé. Ces fonds destinés à un service urgent, ont été confiés par bonheur à un honnête homme, M. Scheffer, sous-caissier du Domaine extraordinaire, désigné par La Bouillerie, trésorier général. Scheffer ne doit partir que sur l'ordre du roi ; il n'en a reçu aucun : il s'adresse au général Dériot, chef d'état-major de la Garde, pour avoir une escorte, mais les dépôts sont partis pour se rendre à Chartres ; il ne reste que des chasseurs à cheval démontés dont Dériot lui donne cent cinquante avec deux officiers. Scheffer fait diligence, arrive à Chartres le 1er avril, rejoint Joseph à Blois, lui rend compte qu'il apporte les deux millions. C'est bon, dit le roi, mettez-les là.

Les rois sont donc venus tout d'une traite souper à Rambouillet où leur suite et leur escorte ont rempli si bien le château et ses dépendances qu'Hortense arrivant, ne peut trouver pour ses gens ni logement ni nourriture.

 

Joseph n'oubliait pas son souper, mais, durant ces journées du 29 et du 30, il n'avait pas même songé à envoyer des nouvelles à l'Impératrice. De Rambouillet, le 29, à cinq heures et demie, Marie-Louise lui écrit pour lui en demander : pas de réponse ; le 30, pas de courrier. L'Impératrice part à onze heures et demie de Rambouillet, elle fait toute la route jusqu'à Chartres et, à Chartres, à sept heures et- demie du soir, c'est par un officier que Jérôme envoie à Catherine que l'Impératrice apprend qu'on se bat devant La Villette et que l'ennemi se replie ; dans la nuit, encore par Catherine, que les rois sont en route et qu'ils seront rendus à Chartres à cinq heures du matin.

Mais, si Joseph voit un instant l'Impératrice avant qu'elle parte pour Châteaudun, il ne l'accompagne pas ; Il n'a pas davantage l'idée d'aller retrouver l'Empereur à Fontainebleau où, par Dejean, il sait son arrivée. Il reste à Chartres et, des lettres de Berthier étant arrivées pour Cambacérès, il les ouvre et y trouve l'ordre de diriger l'Impératrice sur Orléans et sur Blois, point sur Tours. Il transmet ces lettres et d'autres que l'Empereur écrit à l'Impératrice. En même temps, l'Empereur lui a enjoint sans doute de quitter Chartres avec les ministres qu'il y a gardés, on ne sait pourquoi, et qui ne partent que dans la nuit.

Dans ces lettres, que les héritiers du roi Joseph n'ont pas publiées et qui importeraient essentiellement à sa justification ou à sa condamnation, n'y avait-il rien autre ? L'Empereur sans doute a dû louer, comme ils le méritaient, le courage, l'activité et le dévouement du roi Joseph : il a dû les louer dans les mêmes termes qu'après Vitoria. Mais, en même temps, l'on peut croire qu'il a révoqué les pouvoirs de son lieutenant. Désormais au moins, Joseph ne prend plus ce titre, il ne met plus son nom à aucun acte officiel. Il rentre dans le néant, dont son frère l'a tiré pour son malheur et pour le malheur de la France.

Le 2 avril, il rejoint l'Impératrice à Vendôme, au moment où elle part pour Blois et, sous des prétextes  de commodités et de chevaux, il ne la suit qu'à un jour d'intervalle, s'attardant sur la route, comme s'il s'attendait à être rappelé par ses amis de Paris.

 

A ce moment tout est consommé. Les conspirateurs royalistes, sortant de l'ombre où Savary les a laissés s'organiser, ont étourdi de leurs acclamations les souverains alliés et ont proclamé à Paris la contre-révolution[4]. Le prince de Bénévent qui, s'il a échangé des. propos avec Joseph, ne les a point tenus pour plus sérieux que ses serments, s'est empressé pour ne point se laisser devancer par les royalistes purs qui pourraient arracher la restauration sans phrases de l'ancien régime, et il a suggéré à l'empereur de Russie, son hôte, la déclaration que les Alliés ne traiteraient plus avec Napoléon Bonaparte ni avec aucun membre de sa famille, mais en même temps qu'ils reconnaîtraient et garantiraient la Constitution que la nation française se donnerait. — Les souverains alliés ont invité par conséquence le Sénat à désigner un gouvernement qui pût pourvoir aux besoins de l'administration et préparer la Constitution qui conviendrait au peuple français.

Par là le prince de Bénévent, en même temps qu'il se débarrassait de la Régence comme du roi Joseph, a cru parer le coup droit que les Blancs lui avaient porté, et il a rallié autour de lui tous ceux qui redoutaient le retour de l'ancien régime et la contre-révolution.

Le 1er avril, sous cachet aux armes du prince vice-grand électeur et sous son contreseing, il a expédié à chaque sénateur présent à Paris ce billet : Le prince de Bénévent reçoit de Sa Majesté l'empereur Alexandre l'invitation de porter au Sénat les propositions des puissances alliées. Il se rendra au palais du Sénat à trois heures et demie précises. Il vous prie de bien vouloir vous y trouver.

Tel est l'acte de naissance de la monarchie restaurée : que vient-on récuser des témoins aussi intéressants et aussi qualifiés. Les contemporains étaient moins délicats. Par ordre de l'empereur de Russie, le Sénat s'est assemblé, dit le Courrier de Londres, organe officiel des Bourbons.

Le Sénat lit d'abord un gouvernement provisoire, où, pour récompense d'avoir été espion au Luxembourg, le premier chambellan de Joseph, M. le comte de Jaucourt, eut sa place, connue, pour récompense d'avoir renseigné les Alliés depuis le Rhin, M. le duc Dalberg, francisé depuis quatre ans. Pour représenter l'armée de la Révolution, on prit Beurnonville qui, il ne faudrait peut-être pas trop l'oublier, était un des plus hauts dignitaires dans la franc-maçonnerie : sans doute, dans l'embarras où l'on était de trouver un soldat, sa prétentieuse nullité fut fournie par Jaucourt, dont la sœur, mariée au duc de Lorge, était cousine de la Durfort que Riel, dit Beurnonville, avait épousée après son divorce. Pour représenter les royalistes, Talleyrand déterra de même l'abbé de Montesquiou, son ami de la Constituante, fort peu monarchiste alors, mais converti par l'émigration, rentré en grâce près du comte de Lille et mêlé dès lors, sans s'y compromettre, à toutes les menées de la faction. Sans ce rentrant, il n'y avait là qu'une tablée de whist de l'hôtel de l'Infantado. M. de Talleyrand, dans sa hâte, avait employé ses familiers et ses complaisants : le policier Laborie, secrétaire général adjoint, complétait, avec l'imbécile Dupont de Nemours, le gouvernement qui allait disposer de la France et rappeler au trône de saint Louis la race auguste des Bourbons.

En vérité, M. de Talleyrand était bien ingrat de ne point dédier au roi Joseph une des premières adresses de son gouvernement. Si, des dix-huit cents cavaliers de la Garde dont il avait privé la défense de Paris sous prétexte de les faire servir d'escorte à l'Impératrice, le lieutenant de l'Empereur avait détaché un brigadier et quatre gendarmes d'élite pour presser le départ de M. de Talleyrand et lui montrer sa route, le prince de Bénévent contresignerait à Blois, avec le prince de Parme, les proclamations de la Régente au lieu des actes de déchéance du Sénat.

Mais Joseph parait n'avoir conscience ni du rôle néfaste qu'il a joué ni des responsabilités qui pèsent mur lui. Le 2, de Vendôme, comme s'il ignorait tout ce qui s'était passé l'avant-veille à Paris, il écrit par deux fois à l'Empereur pour l'exhorter à faire la paix : L'état des départements, écrit-il à onze heures du matin, est tel que je ne doute pas que Votre Majesté ne fasse l'impossible pour traiter, et, le même jour : S'il est possible de traiter, il faut le faire à tout prix : le parti royaliste lève, la tête : la paix, quelle qu'elle soit, abat un parti que la prolongation de la guerre va rendre plus menaçant.

Dans la soirée, il arrive à Blois avec Jérôme.

 

Tant bien que mal, avec ce qu'elle peut avoir de courage et d'énergie, Marie-Louise fait front aux événements. Dans une position désespérée, elle montre au moins de la soumission à son mari et une forme de dévouement à son fils. Montalivet et Mollien s'efforcent d'établir un semblant de gouvernement, ayant un semblant de trésor. Savary même s'ingénie pour arrêter les correspondances factieuses arrivant de Paris. Chacun, sauf Clarke, a l'air de s'employer. Joseph parait hors du jeu. L'Empereur ne semble plus le considérer que comme chargé des affaires de la Famille. Pas un mot de politique dans la lettre qu'il lui écrit le 2 et que Joseph trouve à son arrivée : Je vous ai fait écrire sur la nécessité de ne pas encombrer Blois. Que le roi de Westphalie aille en Bretagne ou à Bourges. Je pense que Madame ferait bien d'aller retrouver sa fille à Nice et la reine Julie et vos enfants de se rapprocher de Marseille... il est naturel que le roi Louis qui a toujours aimé le Midi, aille à Montpellier. Il est nécessaire d'avoir le moins de monde possible sur la Loire et que chacun se case sans exciter de rumeur... Recommandez à tout le monde la plus stricte économie.

A cela, Joseph répond le 3 : Maman et Louis sont prêts à remplir vos vues. La première aura besoin d'argent : il lui est dû six mois de sa pension. Jérôme n'a pas non plus d'argent. Ma femme n'a plus personne à Marseille... Jérôme ne pourrait-il pas être envoyé au commandement de l'Armée de Lyon.

Ce sont là les consolations qu'offre la Famille. Pour les porter lui-même — et pour rapporter sans doute des bons sur le Trésor de La Bouillerie —Joseph, qui, on doit le remarquer, n'a pas dit à l'Empereur un mot des deux millions que Scheffer vient de lui remettre, — part le 4 pour Orléans, d'où il gagnera Fontainebleau. A Orléans, il se laisse dire que la route est coupée. On croit avoir vu des Cosaques. Les courriers passent, des officiers vont et viennent, mais un "roi ! Pourtant avec les deux mille sabres qu'il y a à Blois, on passerait partout. Ne serait-ce que pour lui baiser les mains, comment hésiter à risquer l'aventure ? Joseph, prudent, retourne le 6 à Blois. On n'y sait rien, on n'y fait rien. C'est l'agonie : on attend la mort. Le 7, avant midi, arrive de Fontainebleau l'adjudant-commandant Galbois porteur de lettres de l'Empereur et du duc de Bassano : c'est la fin. L'Empereur ; aux mains de Caulaincourt et des maréchaux, à dû abdiquer, mais, pendant que tous les siens l'abandonnent, lui, perpétuant jusqu'au dernier jour la Miche qu'il s'est imposée depuis qu'il a l'âge d'homme, de soutenir cette Famille dont chacun des membres s'est rendu comme à dessein l'instrument de sa perte, lui, dit encore : Qu'on fournisse de quoi vivre à ma famille, c'est tout ce qu'il me faut : et, en effet ce qu'on a demandé pour lui à l'Europe ce qui semble devoir titre accordé, ce veut qu'on lui garantisse solennellement, c'est .un revenu de trois millions, à partager entre les frères et les sœurs.

C'est là la nouvelle qu'apporte Galbois. Elle est mal reçue. Jérôme s'emporte beaucoup contre son frère à propos de l'abdication. Chez Joseph, vers midi, Louis, Jérôme, Madame, Julie et ses deux filles se réunissent. On fait venir Miot, qui, comme conseiller d'État a suivi la Régente. On lui fait lire la lettre du duc de Bassano, transmettant le texte de l'abdication et une note verbale sur les six millions. Toute la Famille n'a qu'une peur : que les puissances alliées ne leur imposent l'obligation de se rendre à l'ile d'Elbe, et ne mettent cette condition à la jouissance du revenu qu'elles leur assignent. Vite, il faut que Miot parte pour Paris,- détourne b coup et obtienne des passeports pour que chacun puisse à son choix se retirer dans quelque partie de la Suisse ou de l'Allemagne. Et, muni de lettres de Joseph pour Talleyrand, de Julie pour Jaucourt, de Louis pour Schwarzenberg, de tous pour la princesse de Suède, il part à onze heures du soir avec un passeport de Clarke.

A présent, la route est libre : on peut aller à Fontainebleau, au moins pour prendre congé, au moins pour attester par un acte d'hommage et de piété qu'il y a encore une parcelle d'honneur, de tendresse, de pitié dans ces cœurs qu'il a faits royaux. Qui montrera l'exemple ? La mère si comblée de respects, d'honneurs et d'argent ? Le frère aîné qui reçut trois couronnes, le cadet tant de fois pardonné, l'austère catholique qu'est Louis, l'ange de charité qu'on appelait Julie Clary ? — Personne ! Ce n'est pas vers Fontainebleau que les frères veulent aller, c'est on ne sait où, vers Bourges, mais ils prétendent emmener avec eux l'Impératrice.

 

Le 8, à huit heures du matin, Joseph et Jérôme se présentent chez Marie-Louise. Ils lui disent qu'à Blois, il n'y a plus de sûreté pour elle, qu'il faut aller à Bourges et y porter le siège du Gouvernement. Sur son refus très net, Joseph s'emporte : Madame, dit-il, je vous ferai attacher si vous ne partez pas. Jérôme est plus violent encore. On prétend que des mots il est passé aux gestes. L'Impératrice appelle au secours. M. d'Haussonville, chambellan, sort de l'appartement en criant : A la garde ! A la garde ! On enlève l'Impératrice ! Les officiers de l'escorte accourent, protestent à l'Impératrice qu'ils n'obéiront qu'à elle seule et qu'on ne lui fera pas quitter Blois contre sa volonté. Le préfet vient dire qu'elle n'a rien à craindre et que la garde nationale saura la protéger jusqu'à ce que le Gouvernement en ait autrement ordonné. Dans le palais — tout est palais dès que l'Empereur ou l'Impératrice y logent — c'est une réprobation universelle qu'accroissent les intérêts personnels et le désir d'en finir le plus tôt possible. Les deux rois déconcertés rentrent dans le silence et se terrent.

Que voulaient-ils ? Garder Marie-Louise comme otage pour obtenir des conditions Meilleures ? Rejoindre, avec elle et le Roi de Rome, l'année d'Augereau, ou l'année de Suchet, ou l'armée de Souk pour continuer la lutte ? La seconde hypothèse, combien absurde ! est la seule à envisager. Mais l'Empereur ayant abdiqué, que sont-ils ? Rien sans doute, mais si l'Empereur est mort ? C'est le 8 au matin qu'a lieu cette scène. Le 9, dans la nuit, Méneval recevra de Fain, qui est à Fontainebleau, près de l'Empereur, une lettre, en date du 8, où l'Empereur, semblant croire encore à la possibilité d'une Régence, fait dire que, dans cet état de choses, il était nécessaire que l'Impératrice se tînt constamment informée du lieu où se trouverait son père, car il fallait tout prévoir, même la mort de l'Empereur. Semblable avis est-il parvenu aux princes ? Joseph s'est-il souvenu de ce paragraphe de la lettre du 8 février : Si je meurs, mon fils régnant et l'Impératrice régente doivent, pour l'honneur des Français, ne pas se laisser prendre et se retirer ; au dernier village avec leurs derniers soldats. Ont-ils cru l'Empereur mort et n'étant avertis d'aucun des émissaires que l'Impératrice a expédiés à son père, ont-ils cru que, par elle, sur l'empereur d'Autriche, il y avait encore quelque chose à tenter

En tous cas, ils sont bientôt désabusés : le 8, à midi, le général Schouwaloff, aide de camp de l'empereur Alexandre, est arrivé à Blois avec M. de Saint-Aignan et s'est mis, de la part de son maître, à la disposition de l'Impératrice. Il doit d'abord la conduire à Orléans. On partira le 9 à dix heures du matin : Chose étrange ! Joseph, Julie, Louis, Jérôme, Catherine, Madame, qui ne savent où aller suivent, l'Impératrice qui, avant de quitter Blois, leur a fait offrir par La Bouillerie un viatique ; Jérôme pour sa part, accepte cinq cent mille francs.

Avant le départ, comme une manifestation suprême de ses sentiments fraternels, Jérôme écrit à sa sœur Elisa : L'Empereur, après avoir fait notre malheur, se survit ; ce n'est plus le même homme. Quant à lui, Jérôme, il va demander à l'empereur de Russie un passeport à titre de souverain étranger et il se retirera à Stuttgart. Sa position est des plus difficiles, parce qu'il est, depuis plus de deux ans, brouillé avec l'Empereur, à cause de la malheureuse guerre de Russie qu'il avait déconseillée... Quel aveuglement, s'écrie-t-il, mais surtout que de chagrin de voir un grand homme se survivre ainsi !

Pour Joseph, il donne à l'Empereur des conseils, et ce sont des folies. D'Orléans, où il s'est lui-même rangé sous la protection de Schouwaloff et où il attend les passeports que, depuis trois jours, il a chargé Eliot de lui procurer, il écrit à l'Empereur pour lui rappeler ses vieilles et funestes prédictions. — Il faut prendre un parti décidé et finir cette cruelle agonie, lui dit-il. Pourquoi ne pas recourir à l'Autriche, s'il le fauta Pourquoi ne pas parler aux Français un langage vrai et enfin proclamer la paix, abolir la conscription, les droits réunis, pardonner à tout le monde, adopter une Constitution vraiment monarchique ? C'est le 10 avril que ces choses sont écrites : nul doute à garder. Il y parle d'Orléans où il est, de l'ile d'Elbe où il ne résidera pas, mais où il promet sa visite.

Est-il frappé de folie ou la surprenante illusion dont a été faite son existence lui fait-elle envisager encore que l'Empereur n'a qu'à vouloir, en ce moment où tout lui manque, les chefs et les soldats, les employés et les sujets, l'argent et le sol, le gouvernement et l'Empire, pour tout reprendre, tout recouvrer, déchirer l'abdication qu'il a signée, abolir le traité qu'il a conclu, écarter les Bourbons que le Sénat a proclamés et que les trois quarts de la France ont reconnus. Un effort quelconque, écrit Joseph, pourrait tirer la France de l'abime où elle va tomber. Décision prompte, militaire et politique et tout peut être réparable en faveur de votre fils : avez le courage de le tenter ! Et il philosophe sur les Bourbons !

 

Durant ce temps, dans ce palais de Fontainebleau qui se vide chaque jour davantage de courtisans et de serviteurs, celui qui fut le maître de l'Europe et qui put se croire le maître du monde, abandonné aux angoisses de son empire renversé et de sa gloire détruite, repasse, dans l'oisiveté qu'il subit pour la première fois et qui lui est plus néfaste peut-être que l'adversité, les péripéties de son désastre. Pour l'encourager, pour l'occuper, pour penser avec lui, pour distraire ses yeux de la mort qui lui fait signe, personne : ni sa femme, ni son enfant, ni sa mère : Nulle tendresse où il se réconforte, nul cœur où il se soulage, sur qui il appuie sa tête douloureuse. De tous les siens, pas un ne s'est trouvé pour risquer ces quelques lieues de voyage qui ne rapporteraient que des larmes. Mais lui, durant ce temps, surmontant ses répugnances — car il a du dégoût à réclamer des gros sous quand il vient de perdre un empire — lui du moins, et pour tous les cas, et en prenant toutes les précautions, et en s'entourant de toutes les garanties, et en exigeant les signatures de l'empereur de Russie, de l'empereur d'Autriche, du roi de Prusse, du prince régent d'Angleterre, des membres du Gouvernement provisoire de France qui s'engagent à apporter la ratification du Bourbon qu'ils ont rappelé au trône, lui, prétend assurer le sort des siens. Certes, il sera médiocre par comparaison à ce qu'il le fit jadis. Un million l'année pour Joséphine, un établissement convenable hors de France pour le prince Eugène, 400.000 francs de rente pour Hortense et ses enfants, c'est la part de la famille d'adoption ; 300.000 francs de rente pour Madame, cinq cents pour Joseph et Julie, deux cents pour Louis, cinq cents pour Jérôme et la reine, trois cents pour Élise, trois cents pour Pauline, avec la conservation de tous les biens meubles et immeubles de quelque nature que ce soit qu'ils possèdent à titre particulier, avec la libre sortie de leurs équipages et de tous leurs effets... Et, pensant à leur vanité en même temps qu'à leur bien-être, il exige et il obtient que la mère, les frères, les sœurs, neveux et nièces de l'Empereur conserveront partout où ils se trouveront les titres de princes de sa famille.

Et c'est la suprême pensée de cette agonie... agonie, en vérité, car ce n'est que par un hasard qu'il échappera tout à l'heure à la mort libératrice vers qui il aura tendu les bras.

 

FIN DU NEUVIÈME VOLUME

 

 

 



[1] Il faut remarquer ici qu'il existe de cette lettre quatre versions : celle de la Correspondance où la lettre est publiée d'après l'expédition originale communiquée par les héritiers du roi Joseph celle des Mémoires du roi Joseph (IX, 27), celle du Supplément à la Correspondance de Napoléon Ier (p. 200) et celle de Les Rois frères de Napoléon (p. 66.) Ces trois dernières versions ont été fournies par M. le baron Du Casse, chargé, comme on sait, par les héritiers du roi Joseph de publier certains de ses papiers sous le titre de Mémoires. Or, telles phrases diffèrent totalement dans les quatre versions et si, sur certains points, les différences portent sur les incidences, ailleurs elles se trouvent modifier essentiellement des passages capitaux. L'importance de cette constatation semble telle que je n'hésite point ici à donner les textes :

1er §.

Correspondance : Je vous ai répondu sur l'éventualité de Paris. Vous n'avez plus à y revenir. Cette fin-là touche à plus de gens qu'a nous !

Mém. du roi Joseph : Je vous ai répondu sur l'événement de Paris pour que vous ne mettiez plus en question latin qui touche à plus de gens qu'à moi.

2e §.

Correspondance... et vous êtes de l'opinion du premier homme qui vous parle et qui parait refléter une opinion.

Mém. du roi Joseph : et vous êtes de l'opinion du premier homme qui vous parle et qui vous reflète cette opinion.

3e et 4e §§.

Correspondance : Je vous répète donc en deux mots que Paris ne sera jamais occupé de mon vivant.

J'ai droit à être aidé par ceux qui m'entourent par cela même que je les ai moi-même aidés.

Mém. du roi Joseph : Je vous répète donc en deux mots que Paris ne sera jamais occupe de mon vivant.

J'ai droit à être cru par ceux qui m'entendent...

7e §.

Correspondance : C'est la première fois depuis que le monde existe que j'entends dire qu'il faudrait une somme de 20.000 napoléons à l'Impératrice-Reine pour vivre trois mois.

Mém. du roi Joseph : le § est supprimé.

Supplément à la Correspondance : C'est la première fois depuis que le monde est monde que j'entends dire qu'en France une population de 300.000 hommes assiégée ne pourrait pas vivre trois mois.

Les Rois frères de l'Empereur : C'est la première fois depuis que le monde existe que j'entends dire qu'en France une population de [illisible] âmes assiégée ne pouvait pas vivre trois mois.

11e §.

Correspondance : Tout notre parti se trouverait par là détruit par cette horrible ligue entre les républicains et les royalistes qui l'auraient tué au lieu que dans le cas opposé l'esprit national et le grand nombre d'intéressés à la Révolution rendraient le résultat incalculable.

Mém. du roi Joseph : Tout parti se trouverait par là détruit, car... au lieu que, dans ce cas opposé, l'esprit national du grand nombre d'intéressés à la révolte rendrait tout résultat incalculable.

Supp. à la Corresp. : le § est supprimé.

12e §.

Correspondance : Ce malheureux roi de Saxe eut le tort de se laisser prendre a Leipzig. il perdit ses Etats et fut fait prisonnier.

Mém. du roi Joseph : Ce malheureux roi de Saxe arrive en France. Il perd ses belles illusions.

Supp. à la Corresp. : Supprimé.

Les Rois : Même version qu'aux Mém. avec la mention deux lignes indéchiffrables.

N'ayant point eu en mains le document, j'ai dû m'en rapporter à ceux qui ont pu l'examiner : les employés du bureau de la Correspondance et M. Du Casse. Il semble bien que l'on ne doive retenir que les portions sur lesquelles loua se sont mis d'accord en adoptant la même version.

[2] Voir les Diplomates de la Révolution, p. 193. Franzemberg passait pour Français et était, comme médecin, établi à Vienne depuis longtemps, lorsque Bernadotte l'employa en 1798 pour les affaires fâcheuses de son ambassade.

[3] Miot de Mélito qui a connu cette lettre a allégué qu'il ne s'agissait pas de lui, mais de son frère le colonel Miot, écuyer du roi, dont les agents qui écoutaient chez Talleyrand, où Jaucourt rapportait tout se qui se disait au Luxembourg, avaient retenu le nom qui revenait souvent. Mais cela ne prouve rien.

[4] Dans une étude sur l'Affaire Maubreuil, j'ai tenté de condenser les renseignements que j'avais rencontrés sur la conspiration royaliste et d'indiquer par quoi et comment elle a déconcerté certains des plans de Talleyrand. Il m'est impossible, quoique par bien des côtés cette affaire touche aux Bonaparte, d'introduire ici des détails qui pourtant mériteraient d'être rapportés.