NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME IX. — 1813-1814

 

XXX. — LA PERTE DE L'ITALIE.

30 janvier 1813 — 8 avril 1814.

 

 

III. — COMPLICITÉS ET RESPONSABILITÉS. - ÉLISA. - EUGÈNE. - MURAT

9 novembre 1813 — 8 avril 1814.

 

Si l'Empereur a tardé si longtemps à sévir, s'il l'a fait d'une manière incomplète et de façon à laisser quelque chance d'être crus aux apologistes de Murat, c'est que, de positifs et formels qu'ils avaient été jusqu'à un moment, les renseignements qu'il a reçus d'Élisa et d'Eugène se sont rendus, par des endroits, incertains et contradictoires. C'est qu'aussi on a constamment, fait luire devant lui les espérances d'un retour.

L'Italie, en effet, à laquelle Napoléon a virtuellement renoncé, que la Régence — au cas où elle s'ouvrirait — s'empresserait d'abandonner, n'a pu manquer de devenir l'objet des spéculations les plus actives ; si Murat y est parti le premier en chasse, ceux qui y détiennent une part de l'autorité impériale n'ont point tardé à le suivre, et Fouché, qui s'est fait leur piqueur, les appelle, les excite, leur montre la bête à ses fins et la curée toute proche.

Ils commencent donc à se ménager les uns les autres, à écarter les paroles décisives, à prendre des arrangements pour n'être point entraînés à des actes irrémédiables, à cacher volontairement les hostilités déclarées, à dissimuler à l'Empereur la vérité. Le changement n'est point brusque et c'est par des gradations presque insensibles qu'il s'opère. Pour l'Empereur qui est loin, emporté dans le tourbillon de la lutte quotidienne, recru de fatigue physique, accablé de soucis, obligé à un travail forcené, les événements qui se passent là-bas, qu'il apprend vieux de quinze jours, par bribes insuffisantes, ne s'enchaînent pas, ne révèlent pas les responsabilités.

De plus, il reçoit, des agents secrets qu'il entretient au quartier général des Alliés, des rapports qui, en relatant exactement les répugnances qu'éprouvent certains ministres à passer par les exigences de Murat, et les marchandages qu'ils lui font subir, lui font penser qu'il se révoltera, se ressaisira, lui reviendra.

De là les illusions auxquelles il s'est attaché, auxquelles il s'attachera encore, essayant jusqu'à la fin de profiter du moindre indice d'un revirement de la part de Murat, sans soupçonner un instant que ce n'est plus par lui seulement qu'il est pris pour dupe, mais par les autres — tous les autres.

***

Depuis l'attaque des Anglo-Italiens contre Livourne, Élisa a la fièvre. Ses États ont été envahis, sa capitale s'est livrée, ses ministres ont rivalisé de couardise avec ses sujets, ses soldats se sont faits les valets de l'ennemi. C'est là de quoi l'offenser mortellement et ses instincts, ses goûts, ses habitudes de domination en ont été à ce point révoltés que, pour venger ses injures, elle n'a pas reculé — au premier mouvement — devant des sévérités implacables.

Aussitôt qu'elle a appris que Catinelli avait évacué Lucques et que des troupes françaises s'y rassemblaient, elle a oublié sa grossesse et est accourue. Après de véhéments discours aux conseillers qui ont trahi le serment prêté à leur prince, elle a décrété l'état de siège, ordonné qu'on traduisît au conseil de guerre le commandant de Viareggio pour abandon de son poste et certains militaires lucquois pour embauchage au profit de l'ennemi. Pour les civils, la justice civile et les tribunaux ordinaires, mais sous des recommandations princières. Le conseil a condamné à mort le commandant de Viareggio, dont, au reste, la grande-duchesse s'est hâtée de commuer la peine capitale en une prison perpétuelle à l'île d'Elbe. Mais, après cet effort, le grand juge Matteucci a si fortement incliné à l'indulgence que Elisa sabre ses rapports de notes irritées. Le fourrier Ricci, accusé d'embauchage, va passer en jugement ; Matteucci prévoit sa condamnation et, le 3 janvier, il demande si l'on ne doit pas surseoir à l'exécution. Exécutez la sentence, écrit Elisa d'une écriture rapide et violente, j'apprends avec étonnement que les juges ont le projet de sauver Partiti. Dites à Matteucci que, si les juges se laissaient corrompre, mon parti est bien pris de destituer tous les juges et de faire juger par une commission militaire le sieur Partiti. Il y a plus de preuves qu'il n'en faut pour voir qu'il a été traître à son pays. Il y a le compte des guides qu'il a pavés pour l'ennemi. Faites voir cette note à Matteucci. Le fourrier Ricci a été condamné par le conseil de guerre à neuf années de détention, attendu que, s'il avait engagé les soldats à déserter, il ne les avait pas engagés à déserter à l'ennemi, attendu que la troupe anglaise, admise amicalement daim la ville, ne pouvait, à l'époque du 10 décembre, être considérée comme une troupe ennemie. Devant ces attendus, Elisa bondit : Comment, griffonne-t-elle à la marge, pouvez-vous me transmettre le jugement de la commission militaire sans faire aucune observation à un aussi étrange jugement ? Comment ! les Anglais entrés à Lucques sans capitulation sont amis, et les Français qui étaient à Pise et qui les auraient attaqués, s'ils y étaient restés un jour de plus, auraient, donc été les ennemis des Lucquois ? Les Anglais amis — on ose écrire cela de sang-froid — et à qui ?

A la sœur de l'Empereur, à la souveraine de Lucques. Je crois en vérité que tout le monde est devenu fou ou traître. Je casse ce jugement inique, je le casse comme infâme, et j'ordonne qu'on détruise ce jugement, ne voulant pas qu'une pièce aussi horrible existe dans les archives de la principauté. Toutes les pièces du procès, hors le jugement qui sera détruit, seront envoyées à Piombino. Il y a plus de dévouement et de fidélité dans ce petit pays que dans tout Lucques, On nommera une commission militaire à Piombino qui jugera Ricci, Partiti et Cie. Faites suspendre le procès de Ricci. Envoyez les prévenus à Piombino sous l'escorte d'un officier de la gendarmerie et de deux gendarmes, et que l'officier me réponde de ses prisonniers sur leur tête. Faites le décret qui casse le jugement de Ricci comme infâme et traître à la patrie. Envoyez-moi les noms des membres de la commission militaire. Le sieur Kaveski est un étranger. Je le destitue et dans un mois il sortira de la principauté. Le rapporteur, quel qu'il soit, sera destitué de même. Il faut se rappeler à Lucques que nous n'avons d'amis que l'Empire et les amis de l'Empire.

Voilà qui est une profession de foi et, en cette forme qui, avec les violences, les répétitions, les affirmations, le ton d'autorité, l'infaillibilité despotique, parodie Napoléon, coule en réalité de la même source et tient à la même veine. C'est Sémiramis, a-t-on dit : une Sémiramis en baudruche. De même qu'hier elle a gracié le commandant de Viareggio, au grand scandale des douaniers français, elle graciera demain Ricci, Partiti et Cie : Après avoir longtemps réfléchi, écrit-elle, j'ai décidé que le fourrier Ricci serait conduit à Piombino pour y subir les neuf aimées de détention et on écrira à Siméon de le faire mettre au cachot comme mesure de haute police. Son glaive de justice est en carton ; son énergie, dont elle parle sans cesse et dont elle se fait honneur près de ses amis, tombe dès qu'il faut agir et, pour difficile qu'est la situation, elle ne la domine à aucun moment. Ce qu'elle dit d'elle-même lui vaut pourtant des compliments. Fontanes la félicite d'avoir l'âme aussi tranquille qu'au temps de nos plus grands succès. Cette crise passera, lui écrit-il. Tant de grandes choses n'auront pas été faites en vain. Si la fortune était toujours favorable, il serait trop facile d'être un héros. C'est quand elle est inconstante qu'on peut juger ceux qui sont dignes de ce nom. Mais parler est de la femme, agir est de l'homme, et Élisa est femme.

Il est vrai que, de tous côtés, elle doit craindre : tandis que, à Carrare, une populace imbécile envahit l'atelier de Bartolini, met en pièces un groupe de la Famille impériale et le modèle en plâtre de la statue colossale de l'Empereur, la première colonne des Napolitains, sous les ordres de Filangieri, se présente aux portes de Florence, Elisa, sans doute, a reçu l'ordre de ne leur livrer ni forts, ni châteaux, ni fusils, mais comment les empêcher de les prendre ? Les officiers napolitains, qu'on doit encore accueillir en amis et en alliés, ne cessent de parler de l'indépendance de l'Italie, annoncent partout qu'ils ne marchent pas comme contingent, déclarent qu'ils ne dépendent que de la volonté de leur roi. Ils exaltent celui-ci à toute occasion jusqu'à l'hyperbole. Filangieri, à son arrivée à Florence, lorsqu'on en est encore aux politesses, ne l'a-t-il pas qualifié de premier capitaine dit siècle ; il est vrai que, voyant l'effet sur des Français, il s'est repris, a corrigé : le premier capitaine d'exécution. Cela fait rire les soldats ; cela fait penser Elisa.

Elle n'a point d'illusions sur son beau-frère qu'elle cornait bien. Elle ne pense pas, comme on le fait généralement, que les conseillers et les guides du roi soient M. Zurlo et le duc de Gallo. Elle le juge capable d'avoir conçu et de suivre seul un pareil plan politique. Elle sait qu'il n'hésitera pas à la sacrifier, pour peu qu'il y trouve son intérêt, mais, sous cette réserve, elle croit qu'elle peut compter sur lui. Elle n'ignore pas que, dans le Grand-Duché, le roi ne rencontrera que peu de résistance dans l'opinion, parce qu'ayant été fort connu dans ces pays, il a laissé des souvenirs assez agréables parmi la haute noblesse et le clergé qu'il a autrefois concouru à garantir de tout mouvement de révolution.

Toutefois, jusqu'à ce moment, elle n'en parait pas moins ferme dans sa fidélité. Le 9 janvier, annonçant à l'Empereur que le roi a traité avec les Autrichiens et obtenu des Anglais un armistice, elle écrit : Cette fâcheuse nouvelle, ajoutée aux incursions qui désolent la Romagne et le Bolonais, met la Toscane dans la situation la plus critique et la plus embarrassante. Je n'en sens que plus mes devoirs envers Votre Majesté. Je ne négligerai rien pour les remplir. Quels que soient les événements, je ferai tout pour conserver la Toscane à la France. Je ne pourrai malheureusement pas attendre les ordres de Votre Majesté pour prendre les mesures que les circonstances prescriront, mais je supplie Votre Majesté de croire que je ne m'écarterai jamais des sentiments que je lui dois. Et elle ajoute en post-scriptum, ce qui est d'une bonne sœur : Il paraît que le roi, fâché de ne pas commander en chef en Italie, n'a pas eu assez de caractère pour résister à l'influence des agents étrangers. La reine en est désolée.

Le 12, elle reçoit de Murat des lettres, en date du 7, où prenant prétexte d'une expédition anglaise prête à faire voile des ports de Sicile contre la Toscane, le roi l'invite à recevoir à Livourne son 4e régiment d'infanterie et où, sous couleur d'arrêter les mouvements des insurgés et des brigands qui désolent la Toscane, il lui annonce qu'il va envoyer sa garde de Rome à Florence. D'ailleurs, assure-t-il, aucun traité n'est encore signé avec l'Autriche et, pour la conduite qu'il aura à tenir, il attend d'être fixé par une lettre de l'Empereur.

Elisa, dans le but — au moins l'écrit-elle — d'éviter au roi une grande faute ou du moins d'en atténuer la gravité, en le déterminant à prendre des mesures propres à conserver à l'Empereur Rome et la Toscane expédie à Naples Lambert, son secrétaire particulier, porteur d'une lettre qui contient des représentations amicales et persuasives, et chargé d'observer eu qui se passe. Ce Lambert arrive justement de Naples où il était allé demander des secours lors de l'échauffourée de Lucques. C'est une sorte de factotum qui paraît avoir toute la confiance d'Elisa, peut-être un Lambert, commissaire des guerres, qu'elle recommandait à un ministre le 4 frimaire an VIII et, en ce cas, un vieil ami.

Le même jour où part Lambert, le 12, la grande-duchesse reçoit de Murat une nouvelle lettre, encore plus alarmante, sur l'expédition anglaise. On négocie toujours sans rien conclure, écrit le roi, et je crois que les difficultés et les lenteurs que je puis rencontrer ne sont que pour donner le temps à toutes ces expéditions de s'emparer des ports les plus importants tels que Gémies, la Spezia et Livourne. Elisa s'empresse d'envoyer à l'Empereur cette lettre avec la réponse qu'elle y fait. Quoi qu'il arrive, ajoute-t-elle, si le roi ne cède pas à rues observations, si, ce que je ne puis croire encore, il ose porter les armes contre Votre Majesté, je ferai mon devoir. Les circonstances me pressent ; elles règleront ma conduite, mais, si Votre Majesté daignait éclairer mon zèle et m'aider de ses instructions, elle rendrait ma position moins embarrassante. Les déclarations qu'elle fait alors sont en plein accord avec ses lettres : elle ne laissera pas entrer les troupes napolitaines à Livourne si elles s'y présentent. C'est dans cette intention, écrit Lagarde, le 17, qu'elle a fait prescrire aux habitants de hâter leurs approvisionnements.

Le 20, Lambert rentre à Florence : le même jour, changement à vue : la grande-duchesse annonce au directeur de la police qu'elle ne compte plus faire défendre la place de Livourne parce que les esprits y sont trop montés. Le même jour, elle suspend les ordres envoyés de Paris par le directeur général de la Conscription pour lever 3600 hommes en Toscane.

Ces symptômes qu'on surprend se trouvent confirmés par cette appréciation et ce récit d'un témoin : Un homme de confiance fut envoyé de Florence à Naples. Il revint content de sa mission ; on parla même de présents reçus, mais, du moment de son retour, l'on crut pouvoir prévoir de grands changements et les événements qui ont succédé ont donné lieu de croire à bien des personnes que Florence était entré dans la défection. Nulle précaution n'est prise pour s'opposer aux plus légères entreprises des Napolitains qui ne sont qu'à deux marches de la capitale ; l'on ne fait rien ou presque rien pour les forteresses. Tout est à craindre pour la sécurité de Florence et l'on envoie les meilleures troupes en cantonnement, l'on fait même partir pour la Spezia les seuls hommes qui faisaient la force du 42e régiment en garnison dans la ville de Florence.

Fouché, qui est revenu le 6 janvier à Florence, s'y tient en observation. Sans doute, dans sa mission à Naples, n'a-t-il pu débattre avec Murat la possession de la Toscane en faveur d'Elisa, mais, du moins, a-t-il obtenu quelque promesse au sujet de Lucques ; et, ce même jour, 20 janvier, il écrit au roi : N'oubliez pas la situation difficile où se trouve la grande-duchesse. Si elle est obligée de quitter Florence, elle doit l'abandonner avec dignité et pouvoir se retirer tranquillement et honorablement dans sa principauté de Lucques.

Le 22, devant une sorte de conseil militaire composé du prince Félix, du général Pouchin, du chef d'état-major Mariotti et du colonel Vincent, la grande-duchesse expose le plan de l'évacuation du Grand Duché, telle qu'elle l'a sans doute arrêté avec Murat car elle témoigne, des intentions et des projets de celui-ci, une connaissance qu'elle ne peut devoir qu'à des communications directes : Elle a la certitude que le roi de Naples repousse toute idée d'hostilité personnelle contre les Français employés dans ces pays ; mais, cependant, son entrée dans la Coalition commande des dispositions particulières. Le roi enverra. dans huit à dix jours, de Rome, des troupes en Toscane et y viendra peut-être lui-même. On en prendra possession en son nom comme des Etats romains. Nous n'avons pas, dit-elle, de forces suffisantes pour résister efficacement, d'autant plus qu'il a lui-même écrit qu'il pourrait être précédé à Livourne par un nombreux débarquement d'Anglais et que le premier arrivé aurait le droit d'y rester. Il a promis de ne laisser faire aucun mal aux fonctionnaires civils, mais il pourrait faire les militaires prisonniers et il importe de les conserver à l'Empereur qui pourrait en avoir besoin. L'évacuation militaire aura donc lieu dis que les Napolitains approcheront de Florence à une vingtaine de milles. On laissera seulement quelque garnison dans les forts, que le roi ne fera pas canonner, mais qu'il se bornera à faire bloquer, jusqu'à ce que les ordres de l'Empereur décident de leur sort ou que, leurs vivres étant épuisés, ils soient obligés d'accepter des capitulations honorables. La grande-duchesse attendra à Florence, avec tous les fonctionnaires français, les significations qu'elle sait devoir lui être faites au nom du roi pour la remise du gouvernement général. Elle fera mettre alors en route tous les fonctionnaires et, écrit Lagarde, elle partira après nous tous, probablement pour se retirer dans ses propres États.

Dans la marche de retraite des troupes françaises, interdiction de passer à Lucques ; refus d'une garnison française à Lucques pour couvrir et assurer la retraite : Son Altesse impériale a écarté cette idée comme inutile.

Ainsi le marché est fait : il a été apporté tout rédigé de Naples par Lambert et Elisa y a mis sa signature. Impossible de méconnaître qu'elle connaît toutes les intentions du roi, et qu'elle y adhère, moyennant que, vis-à-vis des Alliés, dont elle se fait la complice, le roi de Naples s'entremette pour lui conserver sa principauté. Chose étrange : l'Empereur, cette fois, se trouve d'accord, sans le savoir, avec Murat et avec Fouché : Il faut conserver Lucques à la princesse Elisa, a-t-il écrit, le 4 janvier, au duc de Vicence partant pour Châtillon. Mais, à ces vues bienfaisantes qu'elle ignore, Élisa a préféré les garanties que lui promettait sou beau-frère. En échange d'une assurance, que Murat sera bien empêché de réaliser, elle lui a vendu — donc aux Coalisés, — les États dont elle a reçu de l'Empereur le gouvernement, la garde et la défense ; elle s'est associée à la trahison, elle en escompte le bénéfice et elle en attend le salaire.

 

Selon le plan élaboré, la plus grande partie des troupes françaises est mise en marche sur Pise, et le 30, on annonce que huit cents Napolitains, venant de Bologne, sont arrivés à Sesto, petit village à quelques lieues de Florence. Le prince Félix envoie un aide de camp pour les reconnaitre et le général Minutolo, qui les commande, réclame l'entrée. Elisa refuse d'abord, et elle fait partir sa fille pour Lucques ; mais les Napolitains commettent des désordres et les malveillants viennent en foule se joindre à eux. Élisa révoque ses premières dispositions et ordonne que les Napolitains soient reçus le 31 à onze heures du soir. C'est l'heure où, en carnaval, on sort des spectacles. Les agitateurs en profitent ; on insulte les officiers français ; on arrache et on brûle les enseignes aux armes impériales ; la police a grand'peine à dissiper, au point du jour, les attroupements séditieux.

Le 1er, février, au moment où Élisa part pour Lucques, elle est sifflée ; on jette des ordures sur sa voiture, devant laquelle dansent en chaulant des individus qui ne sont pas tous de la canaille. A midi, une émeute se forme sur la place du Grand-Duc : on veut abattre l'écusson de l'Empire placé au fronton de la maison commune. La gendarmerie à cheval pousse une charge, en même temps que des colonnes d'infanterie serrées débouchent par les différentes rues : trois des émeutiers sont tués ; deux autres sont sévèrement châtiés par ordre de Minutolo.

Le prince commandant la division presse de toutes ses forces l'évacuation. Dis le 2 février, il veut faire partir le commandant de la place, ce qui ne pouvait que mieux désorganiser la garnison française ; il donne des ordres impératifs et, le 3, à quatre heures du matin, les troupes et les administrations évacuent la ville dans le plus grand désordre. Toutefois, cinq à six cents hommes sont laissés au Fort-Bas et au Belvédi.re. Ils trouvent dans ces places des approvisionnements de choix : L'une d'elles pouvait tenir trois mois.

Le général Lechi est venu prendre au nom de Murat le commandement de la Toscane et, le 5, par une proclamation retentissante, il a célébré les bienfaits futurs de sou souverain. Le 6, il envoie un officier à Lucques pour demander à Élisa de lui remettre les forts de Livourne et de Florence et lui proposer en même temps, de la part du roi, des troupes pour sa sûreté. La princesse répond que la garde des forts est confiée à des Français qui feront leur devoir et, quant à elle, elle quittera Lucques si on y envoie des troupes napolitaines.

Cette réponse ostensible qu'elle a faite au sujet des forts est à l'usage de l'Empereur : en réalité, sur son ordre, dès le 2 février, le préfet de la Méditerranée a adressé à tous les chefs de service une circulaire invitant leurs subordonnés à évacuer sans retard la ville et à se diriger sur celles de Pietra Santa et de Gènes, attendu que des forces ennemies se dirigent sur Livourne. L'ordre est restreint aux employés civils ou assimilés ; mais, parmi eux, se trouvent les douaniers qui, lors de l'attaque de Catinelli, ont fait le meilleur de la garnison ; les évacuer, c'est enlever au colonel Dupré tout moyen de résister, c'est livrer la ville.

Le 14, poursuivant l'exécution du plan qu'elle a arrêté avec Murat, Elisa écrit à l'Empereur que le prince de Lucques ne se trouve plus en sûreté à Pise où elle a concentré toutes les troupes de la division ; ayant reçu avis qu'une expédition anglaise de 6.000 hommes se dirigeait de la Sicile vers Livourne, la Spezia et Gènes, elle vient d'ordonner au prince de continuer son mouvement sur Gênes. Elle ajoute — et par là l'Empereur peut continuer à s'y tromper : Les projets des Anglais et des Autrichiens levant toutes les incertitudes que pouvait laisser la conduite personnelle du roi de Naples, je ne crois pas devoir cacher à Votre Majesté que j'ai reçu de lui plusieurs lettres bien en contradiction avec les mouvements de ses troupes. Le roi est dans un état violent d'agitation ; il s'étonne de ce que le vice-roi se soit retiré de l'Adige et que j'aie quitté la Toscane aussitôt que j'ai appris qu'il se déclarait l'ennemi de Votre Majesté et de la France. Il exprime hautement son dévouement et sa reconnaissance pour votre personne et il a souvent dit aux députés toscans qu'il aimerait mieux recevoir le premier coup que de tirer son épée contre un Français. Je ne sais comment concilier ce langage dont je ne suspecte pas la sincérité avec toutes les mesures arbitraires qui ont compromis mon autorité et celles qu'il m'oblige à prendre pour la sûreté des troupes françaises réunies à Pise. Votre Majesté appréciera ces contradictions qui rire paraissent l'effet d'une résolution que le roi a jugée conforme à ses intérêts, mais à laquelle il a été poussé contradictoirement à ses affections. Je suis convaincue que les discours et la conduite du roi dans ses communications avec le vice-roi sont tout à fait semblables.

Que, par Elisa, Murat, à ce moment en défiance contre ses nouveaux alliés, voulût se ménager quelque moyen de rentrer en grâce pris de l'Empereur, cela est vraisemblable, mais qu'Elisa, en transmettant ses paroles, fût sa dupe, cela ne se peut croire. Les troupes napolitaines ont continué à avancer et peu à peu out occupé tout le Grand-Duché. Le 16, leurs avant-postes menaçaient Pise, et, au moment même où Elisa, s'appuyant sur la lettre de l'Empereur en date du 8, ordonnait, sans attendre la convention générale qui devait être négociée et conclue par Fouché, l'évacuation de Livourne et des forts de Florence, le général Minutolo attaquait à Pescia les quelques Français qui s'y trouvaient aux ordres du général Pouchin, les délogeait et les obligeait à se retirer sur Lucques. C'était là la première victoire qu'eût remporté pour son compte le roi de Naples.

Fouché, cependant, sur la lettre du ministre de la Guerre, est parti pour Bologne où il compte rencontrer Murat. Jusqu'à Florence, tout va bien, mais, à Florence, les nouvelles autorités lui signifient qu'il ne peut ni séjourner, ni continuer sa route et qu'il ait à rétrograder jusqu'à Prato pour :y attendre la réponse de Sa Majesté. Prato étant insurgé, Fouetté revient à Lucques où il se croit mieux en sûreté et, de là il écrit à l'Empereur cette lettre où, au moment de livrer à Murat l'Italie impériale, il s'efforce encore de tromper sur les intentions de Murat, d'attendrir sur sou compte, de le présenter comme un innocent qui s'est laissé prendre aux pièges des étrangers, mais qui ne demande qu'à se ressaisir : Je ne sais, écrit-il le 18, ce qu'il sera permis au roi de répondre : les ministres autrichiens et anglais lui reprochent d'être français et surtout trop d'attachement à Votre Majesté. Les révolutionnaires qui gouvernent actuellement Florence disent hautement que le roi de Naples s'entend avec les Français, qu'il trahit les Italiens ; ils attribuent à mes conseils l'inaction des troupes napolitaines que les Coalisés voudraient voir marcher contre le vice-roi au moment qu'il allait être attaqué par le général Bellegarde. Le roi est malade de chagrin. Il sent parfaitement la situation où il est placé. Il m'est difficile de lui faire arriver des conseils : s'il avait dans le caractère autant de décision qu'il a de qualités dans le cœur, il serait plus fort en Italie que la Coalition.

 

Murat envoie à Lucques d'abord Mosbourg, qui traite avec Elisa, afin d'obtenir qu'on lui livre au plus vite les places de Toscane et surtout Livourne. Le 16, elle adresse en conséquence au colonel Dupré l'ordre de faire la remise de la place et de la citadelle aux troupes napolitaines, avec défense de faire feu sur elles ni sur la ville ; le 18, une colonne napolitaine, commandée par Minutolo, se présente sous Livourne ; les Français se retirent dans les forts, et Elisa, sans attendre la convention que Fouché est seul autorisé à négocier, établit avec M. le comte de Mosbourg, dans une conférence tête-à-tête, les conditions de la reddition. Le 19, à dix heures du soir, Dupré reçoit ainsi l'ordre d'entrer en négociation pour l'évacuation des forts d'après les bases établies entre Son Altesse Impériale et le ministre des Finances de S. M. le roi des Deux-Siciles.

Et, pour la place qui a repoussé victorieusement les attaques de Catinelli, pour le commandant qui l'a défendue, quelle honte qu'une telle capitulation, sans avoir combattu, sans avoir vu même l'ennemi — et quel ennemi ! Plus déshonorante que celle signée cinq jours plus tard par Fouché, elle porte que les canons des forts, les vivres et munitions et tous les autres effets appartiendront aux troupes napolitaines, que les troupes françaises prennent l'engagement de ne pas servir en Italie, pendant l'espace d'une année, soit contre S. M. Sicilienne, soit contre ses alliés ; elle ne porte point que la garnison française emmènera son canon de campagne, et le brave général Minutolo, fort du texte qu'a apporté de Lucques M. Lambert, secrétaire des commandements de S. A. L, refuse à ces braves gens ce médiocre honneur. D'ailleurs, Lambert a, en même temps, apporté à Dupré l'ordre de se mettre en route dans la nuit même et de doubler les étapes.

Le fort Belvédère, le Mont Argentaro et Sienne sont livrés de même, mais c'est Livourne le point essentiel : Pour Murat il fallait y arriver avant que les Anglais ne l'attaquassent ; il fallait l'occuper sans coup férir, obtenir les forts en même temps que la ville, et les forts munis, armés, approvisionnés. Élima lui a donné tout cela. En échange, il s'est engagé une fois de plus à maintenir Elisa à Lucques.

Le 13 février, de Bologne, Mier écrit à Metternich : La grande-duchesse s'est retirée à Lucques avec peu de troupes. Le roi veut la laisser en possession de cette principauté. Le 16, au même, Bellegarde : D'après ce que me dit Neipperg, le roi, en réclamant cette ligne, — une ligue de démarcation entre Autrichiens et Napolitains qu'il voulait prolonger jusqu'à la mer —, veut protéger la princesse Elisa que sa grossesse avancée empêche de s'éloigner de ses États. Le 17, Murat donne audience à Catinelli, envoyé par Bentinck auprès de lui et, à la fin, ayant l'air de se ressouvenir d'une chose qui lui était très à cœur et qu'il avait oubliée, [il] lui dit que, dans tous les cas, il attendait de la galanterie anglaise que l'on ne troublerait pas sa belle-sœur qui était à Lucques et qu'on la laisserait tranquillement en possession de sa souveraineté de Lucques ; que ce pays n'appartenait pas à la Toscane ; que la princesse était enceinte et qu'elle ne pouvait pas voyager ; que lui, le roi, lui avait offert un asile à Naples, mais qu'elle l'avait refusé. Sur la réponse de Catinelli qu'il n'avait là-dessus aucune instruction, mais qu'il prévoyait que lord Bentinck et, en général, tous les Alliés seraient extrêmement étonnés d'une demande si entièrement inattendue et qu'il avait toutes les raisons de croire qu'on s'y refuserait absolument, le roi reprend. qu'il compte sur la galanterie anglaise, et, comme Catinelli répond qu'on fait en Angleterre fort peu profession d'être galant, le roi corrige : il aurait dû dire l'honnêteté anglaise.

C'est tout, mais c'est assez.

D'ailleurs, les actes d'Élisa[1] sont significatifs. Revêtue des pouvoirs de la Régence par un décret du prince en date du 19 février, elle reçoit à Lucques les hommages des autorités, leur déclare qu'elle rompt tout lien avec l'Empire et qu'elle entend assurer l'indépendance de ses États ; elle ordonne aux fonctionnaires français de quitter leurs insignes, aux militaires français de remplacer la cocarde française par la lucquoise ; elle diminue les droits des douanes de mer ; elle supprime le surimpôt sur le sel et sur la mouture ; elle règne. Bien mieux, elle conquiert. Ces enclaves toscanes si ardemment désirées, qui ont fait avec l'Empereur l'objet de tant d'inutiles négociations[2] : Barga au Nord, Pietra Santa, Serravezza, Stazzema au Midi, sur la mer, elle les occupe et s'en empare. Ce dernier trait achève le tableau : tel un matelot qui, sur le navire en perdition, vole les mouchoirs de son capitaine.

 

Cinq jours après qu'Elisa a livré Livourne, l'ex-ministre de la Police arrange la convention avec Lechi envoyé par Murat à Lucques. Il l'arrange en effet comme Murat eût pu faire — mieux même. Il livre tout, et l'honneur par-dessus le marché. Connue Fouché ne passe point pour inepte, à quel dessein stipule-t-il que les garnisons du fort Saint-Ange et de Civita-Vecchia, emportant, à leur sortie, armes, bagages, caisses militaires des corps, et recevant les honneurs militaires, seront transportées en France par mer, alors que la mer est fermée par les Anglais, lesquels n'ont aucune raison de respecter les conventions d'un roi qu'ils n'ont point reconnu et avec lequel ils n'ont formé aucun traité. Pour quel intérêt, sinon pour celui de Murat, Fouché accepte-t-il cette clause flétrissante : l'obligation pour les troupes françaises de ne pas servir en Italie pendant une année, ce que consentent seulement des vaincus, des assiégés aux abois, alors que .les Napolitains se sont bien gardés d'insulter ou même d'approcher des forts et que Colletta s'en est tenu à ses reconnaissances ? Il y a mieux : Fouché livre au roi des Deux-Siciles les vivres et munitions et tous les approvisionnements. Ils appartiendront à Murat. Et Murat volera ainsi l'argenterie de l'Empereur, sa vaisselle plate, les meubles et les objets les plus précieux du palais de Monte-Cavallo qu'on avait déposés au château Saint-Ange. En vertu de l'Article 8 de la Convention de Lucques, Miollis devra les remettre aux commissaires de Sa Majesté Napolitaine.

En vérité, outre les 170.000 francs de traitement arriéré comme gouverneur des Provinces Illyriennes, que le duc d'Otrante s'est, d'autorité, lait attribuer des fonds du Trésor français, à son retour de Naples, n'est-on pas en droit de penser qu'il a été touché par d'autres arguments tout aussi frappants ? En tous cas, les étrangetés abondent, aussi bien dans le texte de cette convention signée le 24 février que dans les mesures prises pour l'exécuter.

La grande-duchesse a donné le 16 ses instructions pour l'évacuation des forts le 16, Fouché est parti de Lucques pour Bologne et Murat n'a pu manquer d'être aussitôt informé de l'objet de son voyage : pourtant, c'est le 24 seulement qu'est signée la convention qui doit avoir son effet relativement à toutes les troupes françaises dans les États romains et la Toscane. C'est que Murat aurait voulu par famine, même par force, obliger les places à capituler pour garder les fusils, les canons et peut-être les hommes. Ainsi a-t-il contraint la citadelle d'Ancône à capituler le 18 après un mois de blocus et de bombardement ; du moins, le 11, Barbou exaspéré du rôle qu'on lui faisait jouer, ainsi qu'à ses troupes, avait-il, par une reconnaissance offensive sur les positions de l'ennemi, donné aux Napolitains une sévère leçon. Sur quoi on l'a bombardé. Attendait-il que ces salves éveilleraient Eugène ? Sept jours plus tard, il a dû capituler, obtenant les honneurs militaires, mais remettant ses fusils et ses canons de campagne. Ses hommes devaient être conduits jusqu'aux avant-postes français, mais on n'avait point dit qu'on ne les embaucherait point et, lorsqu'il arriva à Parme, des 1208 hommes qu'il avait le 11 février, il lui en restait 600 à peine.

A Rome la convention signée le 24 février est communiquée le 4 mars seulement à Miollis : du 1er au 4, Murat a multiplié les tentatives pour se faire remettre les armes des garnisons françaises dont il croyait les vivres épuisées. Se heurtant à l'inflexible résistance de Miollis dont les soldats, aguerris par un grand mois d'exercices continuels en face de l'ennemi, n'aspirent qu'à combattre et à châtier les traîtres, il se détermine le 5 à lui adresser le texte signé par le duc d'Otrante — lequel n'a point eu l'idée, tant il est sot, que ce texte devait être mis aux mains de Miollis par un officier français, et que l'emploi d'un tel parlementaire est universellement admis par toutes les nations civilisées : mais il convenait à Fouché de donner à son complice cet agrément de plus.

***

Ce qui s'est passé entre Elisa et Murat ne laisse place à aucun doute : actes et lettres, tout concorde. L'une a fait son marché et a livré les places françaises en échange d'une promesse pour Lucques ; l'autre a cru pouvoir garantir — car il ne doute de rien — la possession des soldats lucquois. Qu'Elisa ait donné à l'Empereur des espérances de reprendre Murat, cela allait de soi : autrement, elle n'eût pu suivre son plan, obtenir des ordres qui lui laissaient vis-à-vis des Français et même de l'Empereur une apparence de fidélité, et en précipiter l'exécution.

En ce qui touche Eugène, il reste des doutes à éclaircir, des mystères à percer ; la psychologie est moins simple, les actes sont plus médités, la coupure est moins nette, L'homme cache une femme, et cette femme mène tout, et, en même temps qu'elle a des mortifications à venger et des revanches à prendre, son ambition à satisfaire, sa famille à établir, cette femme, princesse de vieille maison, éprouve — affecte au moins — des sentiments d'honneur qui ne manquent pas d'entraver sa marche. Elle est complexe et fuyante ; chez elle, la mentalité princière, la mentalité allemande, se greffant sur la mentalité féminine, rendent les énigmes encore plus obscures. D'ailleurs, hormis les papiers qu'elle a fait publier, les apologies qu'elle a suggérées, les plaidoyers qu'elle a soufflés, rien ou presque rien. Elle a fait l'histoire à sa convenance et on l'a crue.

Devant elle, Eugène est en adoration : rien n'est bien que ce qu'elle pense, dit, écrit et fait. Il n'aime pas seulement en elle la femme vraiment très belle, avec son col long, ses épaules tombantes, ses cheveux blonds, son noble et gracieux visage, sa taille souveraine et flexible, pas seulement la mère des quatre beaux enfants dont il s'enorgueillit, mais la princesse de Bavière, apparentée et alliée à toute l'Europe, mais la femme supérieure qui parle et qui agit à juste temps, avec une intelligence des situations qu'il trouve merveilleuse. Même cette sorte d'affectation bel-esprit qu'elle porte dans ses lettres lui paraît une preuve de génie, et il est trop le fils de son père pour ne pas priser comme de l'éloquence les développements de rhétorique allemande où elle se plaît.

A l'égard de l'Empereur, il s'est tenu jusque-là pour obligé au point que, quelles qu'aient été les mortifications qu'il ait subies dans son amour-propre, les échecs qu'il ait reçus dans sa fortune, les désillusions qu'il ait éprouvées dans ses sentiments, il a, de Napoléon, tout supporté sans une plainte, avec une résignation qui, certains jours, a pu sembler surhumaine, et dont pourtant la sincérité ne paraît pas contestable. Auguste n'a pas les mêmes raisons de s'incliner devant la volonté de Napoléon ; elle ne lui doit rien de ce que lui doit Eugène ; ni son atavisme, ni son éducation ne la disposent à une soumission aussi complaisante, Des engagements que l'Empereur a solennellement pris avec elle, au moment de son mariage[3], aucun n'a été tenu. L'Empereur a successivement enlevé à Eugène — donc à elle et à ses enfants — le rang et le titre de fils adoptif ; il lui a enlevé la succession d'Italie, pour le réduire à l'éventuelle hérédité du grand-duc de Francfort ; il l'a tenu assez payé des services qu'il avait rendus en Russie et en Allemagne par les dérisoires principautés de Venise et de Bologne. Cela plaît à Eugène, soit ! Elle en prend l'orgueil d'être l'épouse d'un héros dont le désintéressement doit être mis en exemple ; mais elle est née princesse — et de quelle maison ! — elle en a l'esprit qu'ont formé dix siècles de domination ; elle ne pardonne pas les injures, et, en ce qui la touche, elle entend qu'au moins l'Empereur sache ce qu'Eugène fait pour lui et qu'il le reconnaisse ; elle entend n'avoir plus à subir les humiliations qu'elle a reçues dans les fêtes du Mariage lorsque paraissant pour la première fois à cette cour où l'Empereur lui avait, par contrat, assuré la première place, elle a dû marcher au dernier rang ; elle entend qu'après tant de paroles contredites et violées, on tienne enfin les engagements qu'on a pris vis-à-vis d'elle. Elle n'est point née Française, n'est pas devenue Italienne, est restée Allemande. Rien ne l'attire de la France, et si quelque chose à présent lui plan en Italie, c'est d'abord d'y être chez elle, hors de la main de l'Empereur et des obligations qu'il impose, d'y être en son ménage et son à-part, avec sou mari, ses enfants et ses femmes allemandes, d'y mener une vie indépendante selon son gré, car, d'avenir en Italie, elle ne saurait se bercer depuis 1810.

Pourtant c'est là ce qui lui fut promis, ce qui lui fut garanti ; elle a lutté pour l'obtenir et s'est refusée tant qu'on ne lui a pas accordé. L'Italie l'attirait comme un rêve de Paradis. — Eût-elle sans cela été Allemande ? Eût-elle participé de cette aine germanique dont Gœthe vient de se faire, devant les siècles, l'interprète inspiré ? — Et ce paradis où elle était entrée en souveraine, qu'elle avait possédé en esprit, elle l'avait perdu, moins, encore dans la réalité précaire que dans l'avenir doré, l'avenir dont elle se berçait pour son mari et ses enfants. N'y saurait-elle rentrer - ? Ne pourrait-elle pas quelque jour se prévaloir des droits qui lui ont été solennellement reconnus, et ne serait-il pas de son devoir d'en réclamer le légitime exercice ? Elle n'est point femme à trahir la foi jurée ni à pousser à la trahison l'homme qu'elle aime et dont elle a accepté de partager la fortune ; mais il vient des jours où les princes, ayant traité à égalité avec quelque prince, se séparent de lui et, de même qu'ils ont cherché des avantages dans son alliance, en cherchent de différents dans une autre liaison — surtout lorsque les promesses faites n'ont pas été tenues, que les conditions posées n'ont pas été remplies, que les bienfaits assurés sont tournés en injures. Elle ne sera pas disposée à accueillir, même de son père, des avances qui entraîneraient Eugène à prendre parti contre l'Empereur ; elle ne pense pas un instant qu'il puisse se mêler à ses ennemis et porter les armes contre lui ; mais, s'il arrive que l'Empereur, de façon ou d'autre, renonce à l'Italie pour lui-même et pour son fils, les droits d'Eugène s'ouvrent naturellement. Nul scrupule de conscience ne se présente pour l'empêcher de les exercer. Il est délié du serment qu'il a prêté ; il est libéré du patriotisme français et du loyalisme impérial ; il reprend son indépendance, et son premier devoir est alors de conserver à la femme qu'il a épousée et. aux enfants dont il est le père, l'établissement qui fut la condition essentielle de son mariage.

Eugène, en tout ce qui est décision politique, parait rester au second plan. Il subit entièrement les influences de sa femme. Si, en matière militaire, autant qu'on peut en juger, il reste lui-même, — sauf la part qui revient à Vallongne, son chef d'état-major, à d'Anthouard, son premier aide de camp, à Grenier et à Verdier, ses lieutenants, part qui, selon les juges, est majeure ou moindre, — il ne fait rien d'ailleurs sans consulter sa femme et, tant il l'admire qu'il se range toujours à son opinion, même lorsque, au premier moment, il a pensé, écrit, agi différemment. Comme il a accepté les directions de l'Empereur, même en des occasions où sa tendresse filiale eût pu se révolter, il reçoit à présent l'impulsion de sa femme, même en des moments où sa fidélité pourrait s'alarmer : car elle a le droit, elle, d'envisager les événements d'un point de vue où, lui, n'a pas le droit de se placer ; les devoirs qui lui incombent ne sont pas ceux qu'elle a assumés ; et le fils du général Beauharnais n'a pas à penser comme la fille du roi de Bavière.

 

A Vérone, le 9 novembre 1813, Eugène a chargé son premier aide de camp, le général d'Anthouard, de se rendre sur-le-champ auprès de Sa Majesté l'Empereur et Roi pour y remplir la mission dont il est chargé. Outre les dépêches du vice-roi, d'Anthouard emporte une lettre de la vice-reine où elle assure l'Empereur de l'entier dévouement de son mari et d'elle-même. Il défendra, écrit-elle, le royaume jusqu'au dernier moment. De mon côté, je tâcherai de ranimer les esprits faibles qui se laissent abattre dès qu'ils entendent parler de danger. Si nous succombons, nous aurons au moins la consolation d'avoir fait notre devoir.

D'Anthouard arrive à Paris le 19 ; le lendemain, il est reçu à Saint-Cloud par l'Empereur qui donne des instructions pour la campagne prochaine en Italie.

Dans la première hypothèse, les ennemis ne peuvent passer le Rhin avant le 1er janvier : A cette époque les différents mouvements seront exécutés et l'Empereur sera en mesure. Alors l'on peut, et l'on doit se battre partout, disputer le terrain pied à pied et l'Empereur, qui voit ses armées organisées, se réserve, suivant les chances, de leur adresser les ordres nécessités par les circonstances[4].

Dans la seconde hypothèse, les ennemis peuvent passer le Rhin dans le courant de décembre, plus ou moins prochainement, et l'Empereur est pris en défaut — en flagrant délit — sur plusieurs points où il faut aviser à ce contretemps. Alors, Eugène doit tenir la ligne de l'Adige, aussi longtemps que possible, pour recevoir ses conscrits, fin novembre et courant de décembre, les organiser, les équiper, les armer ; et, au moment où il craindra de voir forcer sa ligne, il doit conclure un armistice avec Bellegarde, moyennant qu'il lui reinette les forteresses d'Osoppo et de Palma-Nova et qu'il en retire les garnisons. Bellegarde, ancien utilitaire, faisant régulièrement la guerre, sera enchanté d'obtenir aussi facilement deux forteresses imprenables qui se trouvent sur ses derrières et sur sa véritable ligne d'opérations. Aussitôt l'armistice conclu, Eugène étendra ses troupes, sous prétexte de repos et de facilité de vivre, les portera eu arrière sur les deux routes de Vérone à Milan et à Crémone, fera filer tous ses équipages sur les deux routes du Mont Cenis et du Mont Genèvre, ramènera successivement l'armée sur ces deux directions, en ne conservant sur la ligne de l'Adige qu'un masque de cavalerie légère et quelque infanterie qui devra rentrer à Peschiera et à Mantoue. Borghèse prévenu aura tout préparé dans les départements de son gouvernement. L'armée, forte de trente à trente-cinq mille hommes, avec cent bouches à feu, ayant ainsi gagné de l'avance, passera par Briançon et par le Mont Cenis pour déboucher sur Grenoble et sur Chambéry. J'ai Dessaix à Chambéry, dit l'Empereur. Il est sûr ; il a une grande influence dans le Valais, il s'y jettera au besoin et v lèvera cinq à six mille hommes. Marchand, à Grenoble, aura dix à douze mille hommes ; Augereau, à Lyon, une vingtaine de mille hommes. Le tout formera 80.000 hommes sous les ordres d'Eugène. Cette armée remontera par la Bourgogne et la Franche-Comté et débouchera par Langres et Belfort, prenant l'armée autrichienne en flanc. Elle sera rejointe eu Lorraine par l'Empereur qui, à cet effet, fera un mouvement sur Saint-Dizier et qui, amenant sa garde, se mettra à la tête de l'Armée d'Italie, et renverra ses maréchaux rouvrir Paris. Il prendra en Lorraine treize mille hommes qui y sont organisés par le général Durutte, il les dirigera vers Strasbourg, avec quelques troupes en Alsace. Pendant ces dispositions, les Autrichiens auront été repoussés ; l'Empereur alors descendra le Rhin pour balayer les ennemis, non pas pour les empêcher de passer le Rhin et d'entrer en France, mais pour les rejeter dans l'intérieur et en prendre le plus possible.

Ces deux bases de calcul peuvent être modifiées par la conduite du roi de Naples. Sera-t-il pour ou contre la France ? S'il est contre, pourra-t-on arriver à le maintenir dans une inaction un peu prolongée ? Mais, avant tout, dit l'Empereur, c'est la France qu'il faut défendre. L'Italie est en France et la France n'est pas en Italie. Ce principe doit servir de guide dans tous les projets d'opérations.

Dans ces instructions confidentielles, l'Empereur met en doute la fidélité de Murat ; dans les instructions patentes, il fait état des 30.000 hommes que Murat écrit avoir mis en marche ; mais, dans les instructions confidentielles, il revient à Murat lorsqu'il prescrit les opérations de la première partie de la campagne. Dans tout ceci, dit-il, j'ai fait abstraction du roi de Naples : car, s'il est fidèle à moi, à la France et à l'honneur, il doit être avec 25.000 hommes sur le Pô. Alors, beaucoup de combinaisons sont changées. Donc, la défection admise, la seconde hypothèse est nécessairement ouverte. Aucune hésitation n'est possible.

 

D'Anthouard, en regagnant son poste où il doit communiquer au vice-roi les intentions de l'Empereur, a dû, sur sa route, inspecter le Mont Cenis, Turin, Alexandrie, Casai, Plaisance et envoyer à l'Empereur des rapports circonstanciés : il ne rejoint Eugène, qui l'attend avec une grande impatience que le 24 décembre. A ce moment, la première hypothèse qu'a posée l'Empereur est nettement écartée : les Coalisés, violant la neutralité du territoire helvétique que Napoléon avait imaginé qu'ils respecteraient, sont plus avancés dans l'invasion que s'ils avaient franchi le Rhin sur les points où la défense a commencé d'être préparée. D'autre part, Eugène n'a plus aucune incertitude sur la trahison de Murat : le 20, il a rendu compte à l'Empereur de la mission de Méjan à Naples, de la lettre du roi à la grande-duchesse de Toscane, du mauvais esprit qui règne à Naples à commencer même par le roi, des parlementaires anglais mouillés sous le palais, du ministre autrichien récemment débarqué dans un des ports de l'Adriatique. Un orage, a-t-il écrit, se prépare contre nous dans le midi de l'Italie.

Jusque-là il est fidèle. Le 22 novembre, il a refusé des propositions qui lui ont été faites au nom du roi de Bavière par le prince de La 'Four et Taxis. Il en a rendu compte à l'Empereur ; Auguste, enivrée d'être la femme d'un tel héros à l'antique, en a écrit à sa belle-mère et à sa belle-sœur. Eugène lui-même, si content d'avoir inspiré tant d'admiration pour son caractère, a jugé à propos de soigner près d'Hortense son renom de désintéressement. Sans doute peut-on s'étonner que, dans la réponse au prince de La Touret Taxis, reprenant une proposition qu'il a déjà le 15 octobre, fait passer par le roi de Bavière, il revienne à un armistice, non plus tacite, comme le mois d'avant, mais formel — un armistice de deux à trois mois sur la ligne de l'Adige, espérant que, pendant ce temps, la tranquillité nous serait enfin rendue. A cette date (22 novembre) où fon attend Murat, où l'armée autrichienne d'Italie se trouvera, si Murat arrive, dans la plus périlleuse des situations, c'est une conception étrange, pour le chef de l'armée française, de solliciter une suspension d'armes ; mais enfin, Eugène a averti l'Empereur. Jusqu'au milieu de janvier, l'on peut admettre qu'il n'a rien fait qui soit suspect, et il paraîtrait hors de justice de placer à une date antérieure des démarches hasardées.

Le 14 janvier, le vice-roi a, de Vérone, expédié vers Murat son aide de camp, le général Gifflenga, porteur d'une lettre par laquelle il l'invitait, dans les termes les plus courtois, à dire ce que les sujets et les troupes de l'Empereur avaient à espérer ou à craindre de ses troupes. — Sire, a-t-il écrit, je n'ai pas voulu croire à tous les propos répandus en Italie depuis deux mois, je proteste à Votre Majesté que je suis encore loin d'y ajouter la moindre foi. Mais, cependant, les moments se pressent ; les troupes de Votre Majesté sont bien avant dans le royaume et elles n'agissent pas contre l'ennemi. Serait-on enfin parvenu à persuader, à Votre Majesté qu'il est dans ses véritables intérêts non seulement de séparer sa cause de l'Empereur, mais même de tourner ses armes contre lui ?... Des espérances de paix s'élèvent de toutes parts. Combien il serait désirable que Votre Majesté n'ait pas pris un parti public contre l'Empereur avant d'avoir pu s'assurer que ces espérances ne sont pas sans fondement... Dans tous les cas, Sire, j'ose vous le dire, il serait indigne de votre caractère que l'homme qui défend ici les intérêts de l'Empereur fût informé par d'autres que par vous du parti auquel vous aurez cru devoir vous arrêter.

Cette mise en demeure est de pure forme. Elle a de la galanterie, même une certaine noblesse, mais Eugène sait si bien à quoi s'en tenir que, le même jour, il a envoyé à Miollis un officier qu'il charge d'instructions verbales sûr les mesures qu'il lui paraîtrait convenable de prendre dans le ras où la rupture éclaterait.

Gifflenga arrive à Naples le 20. Il ne sera de retour à Vérone que le 28. Dans l'intervalle. Eugène a reçu de Fouché une lettre datée de Florence le 21, qui renferme une insinuation — ou si l'on préfère, une information — pour le moins tendancieuse : Une lettre de M. de Metternich, écrit Fouché, a décidé la reine de Naples à entrer dans la Coalition... La lettre de M. de Metternich est perfide ; après avoir fait le tableau des forces de la Coalition et des désastres de la France, elle ajoute que l'Empereur Napoléon, dans des négociations avec les puissances coalisées, ride toute l'Italie et même Naples : toutefois qu'il a fait demander par le roi de Bavière le Milanais pour Votre Altesse. Voilà l'offre. Savary sera-t-il si mal informé lorsqu'il écrira à l'Empereur le 30 janvier : Maintenant que l'orage approche de Florence, le duc d'Otrante dit qu'il va se rendre auprès du vice-roi parce qu'on dit que ce prince se prépare à la même chose que le roi de Naples ?

Que l'Empereur ait proposé aux Alliés de renoncer personnellement à l'Italie, nul doute ; il l'a publié lui-même. Que le roi de Bavière, au nom des Alliés, ait offert le Milanais et même l'Italie à Eugène, Eugène le sait mieux que qui que ce soit, puisque la proposition, faite le 22 novembre, vient de lui être renouvelée le 17 janvier. Que le roi de Naples se mette avec nos ennemis, cela ne saurait être contesté ; voilà les trois points essentiels : si Eugène est fidèle, il va exécuter sans tarder les instructions apportées par d'Anthouard, et renouvelées par cette lettre de l'Empereur en date du 17. Aussitôt que vous en aurez la nouvelle officielle (de la défection de Murat) il me semble important que vous gagniez les Alpes avec toute votre armée. Le cas arrivant, vous laisseriez des Italiens pour la garnison de Mantoue et autres places, ayant soin d'emmener l'argenterie et les effets précieux de ma maison et les caisses.

 

L'Empereur a pensé, en même temps, à dégager Eugène de toute autre préoccupation, à le rendre libre de ses mouvements, peut-être à ne point laisser à portée de s'exercer continuellement sur lui une influence telle que celle d'une femme très aimée, confidente et conseillère, et la fille du roi de Bavière. Il fait donc insinuer à Eugène qu'il pourrait envoyer en France sa famille, la vice-reine enceinte de près de cinq mois et ses quatre enfants.

La princesse Auguste, écrit d'Anthouard, avait à choisir de venir près de l'Impératrice Marie-Louise ou près de l'Impératrice Joséphine, sa belle-mère. Elle refusa formellement l'un et l'autre... Alors l'Empereur proposa à là princesse de se rendre à Montpellier ou à Marseille où elle conserverait tout l'extérieur du rang qu'elle avait à Milan. Elle aurait pour sa garde une partie de la garde italienne. Même refus... Enfin, l'Empereur décida que la princesse se rendrait à Gènes avec les ministres italiens. Elle aurait une partie de la garde italienne pour sa personne. L'Empereur porterait la garnison à 15.000 hommes, en donnerait le commandement au général Fresia, élevé à la cour de Piémont, dont les formes et les manières obséquieuses devaient convenir à la princesse. Nouveau refus. On prétexta qu'il fallait rester à Milan pour donner du courage aux Italiens et que l'on ne quitterait cette capitale que lorsqu'on y serait forcé.

Le général d'Anthouard n'a pas imaginé de toutes pièces ces trois propositions successives : l'Empereur, sans doute, ne les présenta pas lui-même, pas plus que la vice-reine n'opposa à chacune un refus formel ; mais, quant à avoir été faites, on n'en saurait douter, car Joséphine attendait sa bru et ses petits-enfants pour le 9 février.

Telle était pourtant la répugnance d'Auguste à venir en France, que, le 17 octobre précédent, lorsqu'il s'était agi d'une retraite précipitée que les événements pouvaient rendre nécessaire, le vice-roi, fidèle reflet des sentiments de sa femme, ne lui avait proposé d'aller ni à Malmaison, ni à Navarre, ni à Saint-Leu, ni à Saint-Cloud, ni à Paris, mais à Genève, où, lui écrivait-il, ma mère a, comme tu sais, une petite maison hors de la ville. Ensuite, le 5 janvier, il avait repoussé toute idée de chercher un asile pour sa femme, même dans le département du Léman, et il écrivait : En dernier malheur, Mantoue ou Alexandrie nous offrirait un refuge pour attendre le dénouement. A aucun prix, ni dans aucun cas, il n'admettra — est-ce lui ou elle ? qu'elle se rapproche de Paris, de l'Impératrice, de sa belle-mère ou de sa belle-sœur[5].

Dans la lettre que, le 23 janvier seulement, Eugène répond à la lettre de l'Empereur du 17, il ne fait aucune allusion au départ de sa famille, aucune aux preuves nouvelles qui abondent entre ses mains de la trahison de Murat ; il n'entre dans aucun détail au sujet des instructions qu'il a reçues pour l'évacuation, il se contente d'écrire : J'agirai de manière à remplir les intentions de Votre Majesté. Mais, dès lors, il cherche à gagner du temps ; il ne tient aucun compte du plan de campagne qu'a tracé l'Empereur ; sans enfreindre directement ses ordres, il les discute, il entend ne pas quitter l'Italie, y attendre le dénouement, s'y maintenir en possession du gouvernement et de l'armée. D'abord, dit-il, l'armée serait bien aise de donner une leçon à ceux dont la conduite inspire tant de mépris et d'indignation ; ensuite, il est fâcheux de le dire et pourtant il le faut, car c'est la vérité : dès que l'armée aura quitté l'Italie, celle-ci sera perdue pour bien longtemps. Je n'envisage pas non plus sans effroi le mouvement rétrograde que je suis obligé de faire. Il est bien certain que, y compris les 7.000 conscrits que je viens de recevoir sur 15.000 promis, je n'ai pas 1.200 Français... Votre Majesté doit donc s'attendre, même dans nos rangs, à une désertion considérable.

Ne reconnaît-on pas ici les arguments qu'employait tout à l'heure Joseph pour ne pas faire sa retraite d'Espagne, les arguments qu'emploie tout chef d'armée qui se ménage pour une occasion, réserve son intérêt personnel et s'abrite derrière des considérations politiques pour ne pas agir militairement ?

 

Le 28, Gifflenga est de retour à Vérone. Il a vu Murat le 21, a eu de lui une audience de trois heures, et, du milieu des déclamations, des justifications, des apologies qu'il a dû subir, il a tiré et il rapporte du roi une promesse ferme : S'il se trouvait forcé à prendre un parti décisif, il ne ferait aucun mouvement qui puisse menacer l'armée du vice-roi sans l'en avoir préalablement informé. Eugène retient cette promesse par laquelle Murat établit avec lui une trêve tacite. — Et pourtant il a appris de Gifflenga, qui, le 26, à son passage à Florence, en a fait la confidence à Lagarde, que le roi s'est engagé à balayer et occuper toute la rive droite du Pô, qu'il y aura, pour auxiliaires, sous ses ordres, un corps de 10.000 Allemands et qu'il en arrive déjà à Faenza, Imoli et Forli.

Le 29, quoiqu'il connaisse les mauvaises intentions tout à fait déclarées du roi de Naples, quoiqu'il ait reconnu l'impossibilité, qui en est la conséquence, de maintenir l'Armée d'Italie sur les positions qu'elle a occupées, Eugène, non seulement ne prend aucune mesure pour se mettre en retraite, comme il en a l'ordre de l'Empereur, mais il dispose toutes choses pour retarder indéfiniment l'évacuation, pour la rendre illusoire, pour éparpiller son armée de façon qu'elle se trouve à ce point réduite que l'Empereur révoque ses ordres. Il se repliera, écrit-il à l'Empereur, sur le Mincio, puis sur Alexandrie, mais il devra laisser 8.000 hommes à Mantoue, 3.000 à Peschiera, 3.000 à Legnano ; des 36.000 fantassins qu'il commande, il n'en amènera donc pas plus de 20 à 25.000 ; encore, la moitié au moins Romains, Génois, Toscans ou Piémontais. Et il demande à l'Empereur de préciser ses instructions : Repassera-t-il les Alpes ou les défendra-t-il ? Ira-t-il à Nice ou à Grenoble ? Je supplie donc Votre Majesté de me faire connaître le plus tôt possible ses ordres précis et elle peut être sûre que je les exécuterai très ponctuellement.

En attendant le retour du courrier, ce sera dix ou quinze jours qu'il aura gagnés — et, si c'est le 29 seulement qu'il a écrit à l'Empereur pour lui proposer, sous prétexte d'exécuter ses ordres, des plans aussi contradictoires aux instructions apportées par d'Anthouard et à la lettre de l'Empereur eu date du 17, dès le 28, il a écrit à Murat : Je me repose sur la parole royale de Votre Majesté qu'elle ne fera aucun mouvement qui puisse menacer l'armée de l'Empereur qui m'est confiée sans m'en avoir préalablement et à temps informé.

Écrivant le lendemain à l'Empereur, il ne notifie point cette trève qu'il a conclue ; il n'y fait aucune allusion. Quelle preuve meilleure qu'à présent il joue son jeu, qu'il a pris au sérieux la renonciation de l'Empereur au trône d'Italie et qu'il en ménage la dévolution en sa faveur ?

Le 1er février, en réponse à l'ordre du jour de Murat du 31, il lance des proclamations à Farinée et au peuple italien. Dans sa proclamation à l'armée, où il flétrit, la trahison napolitaine, il ne prononce pas une seule fois le nom de l'Empereur ; dans sa proclamation aux peuples du royaume d'Italie, il fait à l'Empereur une allusion fâcheuse : Le souverain des Napolitains, écrit-il, est allié par les liens du sang au grand homme à qui nous devons tout, et ce grand homme est aujourd'hui malheureux ; il dit bien encore : Ralliez-vous autour du fils de votre souverain, mais est-ce ainsi qu'il parlait jadis de Napoléon ?

Il est si bien décidé à garder la ligne de l'Adige jusqu'à la dernière extrémité qu'il écrit le 2 à d'Anthouard : Recommandez bien à tous vos avant-postes de ne point commencer les hostilités et de les laisser commencer aux autres. Il n'est certainement pas dans notre intérêt de rien faire qui puisse accélérer leur mouvement, et, le même jour, à la vice-reine : Je reste ici peut-être encore jusqu'à après-demain. Tout cela dépendra de ce que je saurai de Bologne ; et ce qu'il sait de Bologne ne manque pas de le rassurer, puisque, ce même jour, Murat lui écrit : Je vous réitère encore la promesse que vous avez reçue de ne pas commencer les hostilités sans vous avoir prévenu... Mais je ne puis prendre aucun engagement pour les troupes du comte de Bellegarde dont j'ignore entièrement les projets. Et ce roi, qu'Eugène vient de flétrir dans les ternies les plus outrageants, écrit le lendemain à ce même Eugène : Je vous prie d'ajouter foi à tout ce que j'ai dit à votre officier d'ordonnance sur les sentiments d'amitié que je vous conserve toujours. Je vous prie de présenter mes hommages à la vice-reine. Et, en post-scriptum : Soyez assez bon, mon cher Eugène, pour me rappeler au souvenir de l'Empereur et de lui parler de ma douleur. Je verse des larmes en vous écrivant ce peu de mots. Je vous embrasse très tendrement.

 

Qu'est-ce que ces gens qui s'insultent et se défient en public, tirent bruyamment leur épée et, convenant à basse voix qu'ils ne se battront point, s'embrassent très tendrement dans la coulisse ? Qui veulent-ils tromper ? Les Autrichiens ou l'Empereur ? Les deux peut-être, mais celui-ci surtout. En tous cas, ils entendent l'un et l'autre garder leurs États royaux ou vice-royaux, et c'est pourquoi Eugène qui tout à l'heure s'écriait, en brandissant son sabre : Les Napolitains eux-mêmes ne sont pas invincibles ! écrit à Murat, le 4 au soir, de Mantoue, où il vient d'arriver en quittant la ligne de l'Adige, pour lui demander de temporiser encore quelque temps. L'Empereur, lui dit-il, a quitté Paris. Dans peu de jours, le temps des dangers et des incertitudes sera passé et Votre Majesté pourra trouver la politique d'accord avec les sentiments de son cœur. Et il s'excuse des proclamations par lesquelles il a fait connaître aux peuples de l'Italie et à l'Armée les motifs de la démarche qu'il a dû faire. J'espère, écrit-il, que Votre Majesté sentira que je n'ai pu agir autrement et qu'elle n'en agréera pas moins l'assurance de mes sentiments pour elle. Et le 5, il écrit à d'Anthouard : Je viens de recevoir, par mon officier d'ordonnance, le chef d'escadron Correr, une lettre du roi de Naples. Il paraît qu'il n'est point encore décidé à prendre le parti de la guerre et qu'il veut encore gagner du temps. Il me renouvelle aussi la promesse de ne point attaquer sans m'en avoir prévenu ; évitons donc également tout ce qui pourrait attirer sur nous le reproche d'avoir commencé les premiers les hostilités.

Ainsi, la prise de possession des États romains, le blocus du fort Saint-Ange, les menaces de bombardement contre Ancône, l'occupation de Florence et des départements toscans ne constituent pas, aux yeux d'Eugène, des hostilités commencées. Rome et Florence, c'est terre d'Empire, et le vice-roi tient sans doute que, contre les soldats de l'Empereur, Murat peut tirer des coups de fusil, sans que l'armée française d'Italie — commandée par des généraux de l'Empereur et composée pour la grande partie, quoi qu'il en dise, de soldats français, — ait à prendre leur défense ! Mais Ancône est terre du royaume. chef-lieu du département du Metauro, et, sauf que Barbon, qui y commande, est général français et que la garnison est en partie française, n'est-ce pas une place italienne que Murat a insultée et dont il essaie de s'emparer de vive force ?

L'entente est cordiale, témoin cette lettre d'Eugène à d'Anthouard : Je sais, lui écrit-il, que vous avez fait rester à Plaisance un officier du roi de Naples qui se rend à Turin auprès du prince Borghèse : vous pouvez lui laisser continuer sa route en lui donnant un officier pour l'accompagner comme pour sa sûreté personnelle. C'est ainsi qu'il en use avec les nôtres. L'officier que vous enverrez aura soin de l'empêcher qu'il ne s'arrête trop longtemps à Alexandrie ou dans tout autre endroit où il aurait intérêt à faire des observations. Donc, les officiers de Murat se promènent librement en terre d'Empire, pourvu qu'ils donnent un prétexte tel qu'une lettre à porter, et la lettre ici n'est rien moins qu'une tentative d'embauchage contre Napoléon. Ce n'est pas moi qui abandonne l'Empereur, écrit Murat au gouverneur général des Départements au delà des Alpes, c'est lui qui m'a abandonné en renonçant à l'Italie et en acceptant pour base de la paix les Alpes. J'ai fait différentes propositions à l'Empereur pour sauver l'Italie, je n'ai jamais reçu de réponse. Tout mon espoir est maintenant dans la paix : qu'elle soit prompte et je n'aurai pas tiré mon épée contre mon pays.

Ainsi, en laissant Murat adresser des communications personnelles aux grands dignitaires de l'Empire et en faisant escorter par ses officiers les émissaires de Murat, Eugène se rend-il son complice. Il fait mieux : le 12 février, sans aucune autorisation de l'Empereur, il donne pouvoir à son aide de camp Bataille, de signer à Bologne, avec le représentant de Murat, une convention stipulant le libre passage, avant le l mars, d'une part, des Napolitains venant. de l'Armée du Nord ou de l'Armée d'Espagne pour rejoindre l'armée du roi, d'autre part, des Français, civils ou militaires, venant des îles Ioniennes ou de tous autres pays pour rejoindre l'armée du vice-roi.

Avec les Autrichiens, il s'est mis en même temps d'accord pour que la vice-reine, qui a refusé d'aller faire ses couches en France et même à Gènes, pût rester à Milan, même si l'armée l'évacuait, même si les Autrichiens l'occupaient — Et cette faveur, consentie par une lettre de Bellegarde du 3 février, sera soumise à l'empereur d'Autriche qui la confirmera et l'approuvera par une lettre en date de Troyes, le 18, adressée directement à la vice-reine. De cette négociation matrimoniale, Eugène n'a eu garde d'écrire un mot à l'Empereur.

Napoléon avait la ferme conviction que, le 22 janvier, aussitôt qu'Eugène aurait reçu ses ordres du 17, il aurait commencé son mouvement de retraite. Sans doute, ce mouvement était subordonné à la défection de Murat ? Mais cette défection était-elle douteuse et pour qui moins que pour Eugène, tout à l'heure encore si précis en ses informations, si net en ses conclusions, si sévère en ses jugements ? Au lieu de la mise en marche de cette Armée d'Italie sur laquelle il compte, dont il fait état dans ses prévisions, qu'il a annoncée comme positive, le 19 à Caulaincourt auquel il l'a fait écrire par La Besnardière, le 26 aux maréchaux quand, à Vitry, venant prendre le commandement de ses débris d'armée, il a conféré avec eux, ce sont des mesures dilatoires qu'Eugène lui propose, des objections qu'il lui soumet, des excuses qu'il lui présente : Eugène raisonne et discute il ne se révolte pas, il ne refuse pas d'obéir ; mais il prend des façons d'obéissance qui sont pires que l'insubordination. De la façon dont il perd quinze jours au moins pour solliciter de nouveaux ordres[6], il aggrave le péril de la France, il h, rend presque insurmontable. Les minutes valent des heures, les heures valent des jours, et, trente jours perdus, quand il faudrait doubler les étapes et courir au feu, c'est l'ennemi victorieux.

 

Recevant la lettre d'Eugène du 29, l'Empereur, le 8 février, écrit à Clarke : J'ai donné ordre au roi, aussitôt que le roi de Naples aurait déclaré la guerre, de se porter sur les Alpes. Réitérez-lui cet ordre par le télégraphe, par estafette et, en triplicata par un officier. Vous lui ferez connaître qu'il ne doit laisser aucune garnison dans les places d'Italie et qu'avec tout ce qui est Français, il doit venir sur Turin et Lyon, soit par Fenestrelle, soit par le Mont Cenis ; qu'aussitôt qu'il sera en Savoie, il sera rejoint par tout ce que nous avons à Lyon. Ce qui est dans le grand-duché de Toscane se retira sur les Alpes, le Mont Cenis et Briançon. Le duc d'Otrante arrangera cette convention. Expliquez-vous bien : Sous quelque prétexte que ce soit, aucune troupe de la France ne doit rester dans aucune place d'Italie et tous doivent venir en masse sur Chambéry, Lyon et Grenoble.

L'Empereur écrit en même temps au roi Joseph pour l'informer des ordres qu'il donne ; et, tant il est étonné et inquiet des réponses qu'Eugène a faites à ses ordres du 17, il s'adresse lui-même à Joséphine, la priant d'écrire à son fils. C'est Joseph qui fera remettre sa lettre en mains propres à Joséphine, qui recevra la lettre de Joséphine pour Eugène, et qui la fera partir par l'estafette.

En quel danger, en quelle agonie faut-il qu'il soit, pour que lui, Napoléon, emploie une femme, l'immisce et l'invoque dans l'exécution d'un ordre militaire ! Jamais, même au temps de sa passion la plus folle, il n'a confié à sa femme une phrase, un mot de ses opérations, jamais il n'eût toléré qu'elle s'y mêlât, et c'est elle, la répudiée, qu'il va chercher en sa retraite de Malmaison, pour la prier d'intervenir, d'obtenir de son fils, qu'il remplisse son devoir de soldat ! Quelle preuve veut-on plus convaincante que l'Empereur en désespère ? Quelle preuve plus positive qu'Eugène s'est rendu coupable en n'exécutant pas, dès qu'il l'a reçu, l'ordre du 17 janvier ? C'est de lui que l'Empereur — et avec l'Empereur, quiconque est au courant de la situation — attend le salut de la France et le désastre de l'ennemi. Savary, ministre de la Police, transmettant le 14 février à l'Empereur les renseignements glanés par le général Reynier (récemment échangé contre Merfeld) au quartier général d'Alexandre, écrit : Les Alliés ignoraient complètement le départ de l'Avinée d'Italie pour la France. C'est au point que l'aide de camp du prince Schwarzenberg qui a ramené le général Reynier et qui était arrivé la veille de chez le général Bellegarde, en Italie, où il avait été envoyé en dépêche pour lui porter l'ordre de commencer ses opérations, n'en savait pas davantage. Cependant., nous savons à Paris que le vice-roi a commencé son mouvement le 3. Savary est bien informé : Le vice-roi n en effet commencé un mouvement le 3, mais de Vérone sur Mantoue, de l'Adige sur le Mincio, non pas vers les Alpes, non pas vers la France où l'Empereur est en perdition.

Le 9, Clarke reçoit la lettre de l'Empereur et il' expédie aussitôt par le télégraphe cette dépêche : Sa Majesté réitère l'ordre de se porter sur les Alpes aussitôt que le roi de Naples aura déclaré la guerre. Laisser garnison dans les places en troupes italiennes seulement et venir avec tout ce qui est français sur Turin et Lyon, soit par Fenestrelle, soit par le Mont Cenis.

Le même jour, est expédiée l'estafette avec les lettres de Clarke et de Joséphine[7]. Ne perds pas un instant, mon cher Eugène, écrit l'Impératrice. Quels que soient les obstacles, redouble d'efforts pour remplir l'ordre que l'Empereur t'a donné. Il vient de m'écrire à ce sujet. Son intention est que tu te portes sur les Alpes en laissant dans Mantoue et dans les places d'Italie seulement les troupes du royaume d'Italie. Sa lettre finit par ces mots : La France avant tout ! La France a besoin de tous ses enfants ! Viens, donc, mon cher fils, accours ; jamais ton zèle n'aura mieux servi l'Empereur. Je puis t'assurer que chaque instant est précieux. Je sais que ta femme se disposait à quitter Milan ; dis-moi si je peux lui être utile. Adieu, mon cher Eugène, je n'ai que le temps de t'embrasser et de te répéter d'arriver bien vite.

La dépêche, remise le 9 au télégraphe, parvient à Mantoue dans la même journée — en un quart d'heure, dit d'Anthouard. Si mal qu'on soit renseigné sur l'organisation et le fonctionnement du service télégraphique de Chappe, on sait que, par cette voie, sur cette même ligne d'Italie, une dépêche — celle annonçant la naissance du Roi de Rome — expédiée de Paris à dix heures du matin, a été reçue le même jour avant midi à Milan et à Venise : c'était le 20 mars, ici le 9 février, mais le temps est clair[8].

On pouvait répondre par le même moyen, dit d'Anthouard, mais le prince Eugène retarda sa réponse de vingt-quatre heures et l'expédia par un courrier qui mit cinq jours.

 

Le vice-roi a bien autre chose en tête que d'exécuter les ordres de l'Empereur : il s'est convaincu qu'il était un grand capitaine, parce que, le 8, marchant aux Autrichiens, il a rencontré les Autrichiens marchant à lui ; que, de cette mutuelle surprise, est résulté un combat où les divisionnaires et les brigadiers français et italiens firent preuve de ténacité et de talents, où les troupes, ces troupes dont Eugène contestait ou exaltait la valeur, selon qu'il s'agissait de les mener en France ou de les laisser en Italie, montrèrent une solidité à toute épreuve, mais où, comme général en chef, il attesta simplement son ignorance des mouvements de l'ennemi et la pauvreté de ses combinaisons stratégiques. Cette bataille du Mincio, où Eugène lit tuer inutilement 3.000 Français pour une cause qui n'était plus la leur, dès qu'elle était devenue exclusivement la sienne, n'avait été, connue dit d'Anthouard, qu'une échauffourée, mais le vice-roi, qui l'avait cherchée comme une diversion à l'exécution des ordres de l'Empereur, voulut la faire retentir en victoire, de façon que, sur l'espérance qu'il en concevrait de reconquérir l'Italie, l'Empereur révoquât les ordres d'évacuation. Aussi bien, en ne les exécutant pas depuis quinze jours qu'il les avait reçus, en tergiversant, en opposant des contradictions, des raisonnements et des apologies, en gagnant du temps de façon que le problème de la guerre fût résolu, il les avait rendus caduques, puisque leur exécution devenait presque sans objet, mais, en même temps, il s'était placé dans la position la meilleure pour recevoir l'Italie septentrionale, soit de l'Empereur, soit des Coalisés, sans avoir, par un acte déshonorant et d'ailleurs impossible à réaliser, déserté ouvertement la cause de la France et formulé une trahison.

Il expédie, non le 8, ni le 9, mais sans doute le 11 à l'Empereur, comme messager de sa grande victoire, son aide de camp, son cousin, son affidé, le comte Tascher. Si Tascher fait diligence, c'est dix jours encore que gagne Eugène, s'il s'attarde en route, quinze, durant lesquels — au cas même où l'Empereur ne révoquerait pas ses ordres — bien des choses auront été décidées.

Est-il exagéré de dire qu'il veut faire retentir sa victoire ? Tascher emporte le 11 une part de courrier : des lettres pour toutes les trompettes de Paris et qu'on en juge par celle à Joséphine : J'ai donné le 8 une grande bataille à M. le maréchal de Bellegarde et j'ai été assez heureux pour avoir la victoire. Pendant qu'il passait le Mincio, je le passais aussi et attaquais ses derrières. Le 9, j'ai fait un second mouvement pour me représenter devant lui et, hier 10, un combat assez heureux m'a fait obliger l'ennemi à repasser le Mincio. Voilà le thème, on saura le développer à Malmaison, rue Cerutti et ailleurs.

Pas plus après le départ de Tascher qu'avant, il ne songe à exécuter l'ordre transmis par le télégraphe. Il a fait repasser le Mincio à ses troupes et a porté son quartier général à Volta, s'éloignant ainsi de plus de trois marches de la ligne de retraite. Le 16, il reçoit la lettre de Clarke en date du 9 et, s'emparant, avec l'adresse d'un casuiste, de cette phrase que l'Empereur a écrite et que Clarke a commis l'imprudence lie transcrire : Aussitôt que le roi de Naples aurait déclaré la guerre, il la retourne contre l'Empereur avec une audace inconcevable d'hypocrisie. Il n'ose pas dire pourtant que Murat n'a pas déclaré la guerre ; puisque Murat, pour donner une satisfaction aux Autrichiens et leur faire croire qu'il allait enfin marcher, lui a notifié, le 15, sa déclaration de guerre, la fondant sur ce que Barbon était sorti d'Ancône et que les troupes françaises avaient commencé les hostilités en ouvrant le feu sur ses soldats ; mais il écrit : Je reçois à l'instant votre lettre du 9 dans laquelle vous me faites part des intentions de Sa Majesté à l'égard de l'armée sous mes ordres, dès gue le roi de Naples se sera déclaré contre la France. Vos informations sont entièrement conformes à celles que l'Empereur m'a adressées il y a environ quinze jours par une lettre chiffrée. J'agirai ponctuellement en ce sens.

Jusqu'à ce moment, les Napolitains ne peuvent entrer en opérations puisque, bien que le roi ait fait un traité avec l'ennemi, il en attend la ratification et j'ai pris mes mesures pour être prévenu à temps.

Ainsi donc, mon mouvement rétrograde, qui n'est d'ailleurs que conditionnel, sera le plus lent possible, à moins que la présence de mon armée étant nécessaire en France, vous ne me fassiez parvenir l'ordre positif de m'y porter.

Je vous ferai observer que, dans cette hypothèse, vous devez vous attendre à une diminution à peu près des deux tiers de nies forces puisque vous savez que mes régiments sont, en grande majorité, composés de Piémontais, Génois, Toscans, etc.

Sur la lettre de sa mère, apportée parla même estafette, et qui contient les ordres, on peut dire les prières de l'Empereur, il attend deux jours avant de répondre à Napoléon. Ce n'est que le 18, et du ton d'un homme qu'ont blessé au vif d'injustes soupçons : Que Votre Majesté, dit-il, me le pardonne, mais je n'ai mérité ni ses reproches, ni le peu de confiance qu'elle montre dans des sentiments qui seront toujours les Plus puissants mobiles de toutes mes actions et, reprenant cette théorie qu'il a exposée à Clarke, dont il va faire le thème à broder par sa sœur coin-plaisante, sa mère, ses amis, ses aides de camp, sa femme, ses domestiques, ses avocats, ses historiens, il soutient que l'ordre qu'il avait reçu était conditionnel, qu'il aurait été coupable s'il l'avait exécuté avant que la condition qui devait en motiver l'exécution eût été remplie.

Soit ! mais alors, que ne l'exécute-t-il à présent ? Peut-il, après la lettre dé sa mère, garder un doute, un scrupule même — eu admettant que sa conscience soit si délicate. Mais non ! Il ne marche pas plus le 18 que le 16 ; il écrit à sa mère de verbeuses apologies ; le 21, il expose à Borghèse que le traité du roi de Naples n'a pas été ratifié, que, jusqu'à ce jour, les troupes napolitaines n'ont pas commis d'hostilité contre nous et qu'il a tout lieu de croire que le roi de Naples ne déclarera pas la guerre à la France ; et il a en mains, depuis le 15, cette déclaration de guerre ; il sait que, depuis le 13 à sept heures du matin, les batteries napolitaines ont ouvert leur feu contre la citadelle d'Ancône, en ont incendié les bâtiments et renversé les défenses. N'importe ; cela n'est point, à son compte, déclarer la guerre. Le 22, il écrit au duc de Feltre qu'il a reçu, par l'estafette du 15, le triplicata de sa lettre du 9, contenant les ordres que l'Empereur lui avait donnés pour l'évacuation conditionnelle de l'Italie. Je me réfère, dit-il, à la réponse que je vous ai faite et à la communication que je vous ai donnée de tua lettre à Sa Majesté. Puis, ce sont de longs détails sur les opérations de Murat et cette phrase : Je me suis mis en communication avec le roi ; je lui dépêche ; sous divers prétextes, le plus d'officiers que je peux ; tous me rapportent que son intention ne serait d'agir offensivement contre les troupes que je commande qu'autant qu'il pourrait, ou, pour parler plus exactement, qu'il serait forcé d'entrer en communauté d'opérations avec les Autrichiens, dont les démonstrations actuelles n'offrent, depuis la bataille du Mincio et les petits succès qui l'ont suivie sur mua gauche, rien qui puisse m'inquiéter beaucoup pour le moment. Et, après cette phrase et d'autres du même ordre où la rouerie parlementaire, la fourberie philosophique du Beauharnais qui fut bien son père, se décèlent et s'affirment, il conclut : Aussi longtemps donc que toutes les opérations du roi vers le Pô se réduiront à des allées et venues, je pense que je pourrai attendre tranquillement le résultat des heureux événements qui se développent de vos côtés et ménager ainsi à l'Empereur les avantages attachés pour lui à la conservation de l'Italie.

Cette phrase est là écrite : télégramme, lettre du ministre, lettre de Joséphine, triplicata, la France envahie, l'Empereur condamné, l'armée blessée à mort, râlante mais debout et faisant face, croyant qu'il arrive au secours : Je pourrai attendre tranquillement le résultat des heureux événements qui se développent de vos côtés ! Ah ! Murat vaut mieux ; au moins avec lui, on sait à quoi s'en tenir !

 

Tascher parti, selon ce qu'il raconte, le 9 de Volta, le 10 de Milan, est arrivé le 16 à Paris et, le même jour, aurait rejoint le quartier général à Guignes, près Nangis. Cela n'a rien d'impossible. Pourtant, à moins qu'on ait couru de Volta après lui, comment aurait-il apporté à Joséphine des lettres du 11 ? S'il est arrivé le 16, à Guignes, pourquoi, dans la lettre qu'il écrit le 17, à Caulaincourt, son plénipotentiaire à Châtillon, l'Empereur, si empressé à se servir du moindre avantage ne ferait-il pas la moindre allusion à la victoire du Mincio que Tascher lui eût apprise ? Mais, au moment où Tascher a publié ses notes, il convenait, pour la défense d'Eugène, qu'il eût l'air de s'être empressé.

D'autres donnent la date du 18, bien plus vraisemblable. Ils disent que, lorsque Tascher arriva, la première question de l'Empereur fut : Où est Eugène ? Quand arrive-t-il ? Le prince Eugène, dans sa dépêche[9], parlait, disent-ils, de sa victoire, s'excusait de ne plus pouvoir quitter l'Italie, n'ayant plus la ligne de l'Adige, étant replié derrière le Mincio, presque enveloppé, ayant sur les bras les Autrichiens, les Napolitains etc., en nombre quadruple de ses troupes, ce qui ne lui permettait pas de faire le mouvement sur France, mais qu'il restait en mesure de défendre le pays.

L'Empereur, de ce coup, voyait manquée la plus étonnante des opérations de guerre qu'il eût imaginées ; mais, le jour où arriva Tascher, il était en veine et la fortune semblait lui revenir, quoiqu'il se fût mis au jeu avec quelques hommes contre des milliers. Dans de tels retours, il cavait au plus fort et sa confiance rebondissant lui ouvrait de nouveau les, horizons dorés des jours prestigieux. Sans doute la raison commandait-elle ; sans doute, par le plan qu'il avait imaginé d'abord, pouvait-il humainement trouver l'unique chance de salut ; mais à quoi bon le regretter puisque tout ce mouvement combiné était à présent périmé, puisque, par un étrange coup de dés — victoires à la fois sur la Marne et sur le Mincio, — il se croyait de nouveau maître dans la partie et, le 18 — eût-il attendu ainsi deux jours pour donner de tels ordres si Tascher était arrivé le 16 ? — le 18, il écrit : Mon fils, j'ai reçu votre lettre du 9 février. J'ai vu avec plaisir les avantages que vous avez obtenus. S'ils avaient été un peu plus décisifs et que l'ennemi se fût plus compromis, nous aurions pu garder l'Italie. Tascher vous fera connaître la situation des choses. J'ai détruit l'armée de Silésie composée de Russes et de Prussiens. J'ai commencé hier à battre Schwarzenberg... Il est donc possible, si la fortune continue à nous servir, que l'ennemi soit rejeté en grand désordre hors de nos frontières et que nous puissions alors conserver l'Italie. Dans cette supposition, le roi de Naples changerait probablement de parti.

 

L'Empereur, s'il a été la dupe d'Eugène, ou s'il a consenti à passer pour tel ; si, voyant le plan qu'il avait conçu et dont il avait ordonné l'exécution, avorté par la désobéissance du vice-roi, il n'a point jugé à propos de rechercher les responsabilités et de punir les coupables, ne saurait admettre pourtant que son fils adoptif recherche, pour des intérêts familiaux, la protection de ses ennemis de préférence à la sienne. En vain a-t-il réclamé que la vice-reine vint en France pour y faire ses couches et qu'elle demandât asile soit à l'Impératrice, soit à sa belle-mère. Tascher ne lui a rien apporté, rien dit à ce sujet et il s'est bien donné garde de lui révéler l'espèce de convention conclue le 3 avec Bellegarde. Tascher parti, il l'apprend, peut-être par les agents qu'il entretient à Troyes et qui surveillent le quartier général autrichien, peut-être par des bavardages de Tascher avec des officiers de service qui lui auront été rapportés : en tous cas, c'est le 18 que l'empereur François s'adressant à Son Altesse Royale a écrit à la princesse Auguste qu'il vient de donner l'ordre qu'on forme une garde d'honneur pour sa sûreté, qu'elle jouira en toute manière de la plus entière liberté, et qu'il ne fera que regretter les' motifs qui la forcent à une détermination qui le flatterait sous tous les rapports ; et c'est le 19 que, de Surville, l'Empereur écrit au prince Eugène : Il est nécessaire que la vice-reine se rende sans délai à Paris pour y faire ses couches, mon intention étant que, dans aucun cas, elle ne reste dans un pays occupé par l'ennemi ; faites-la donc partir sur-le-champ.

Cette lettre, où l'Empereur n'entre dans aucune explication et qu'Eugène doit comprendre à mi-mot, car, si les motifs étaient exprimés, ils seraient, surtout après ce qui s'est passé, une accusation formelle de trahison, n'arrive au destinataire que le 27 au matin. Le soir, de Volta, le vice-roi répond qu'il a été profondément affligé de voir par la forme de cet ordre que l'Empereur s'était mépris sur ses véritables intentions, en pensant qu'il eût jamais eu celle de laisser la vice-reine dans des lieux occupés par les ennemis de l'Empereur à moins d'un obstacle physique ; il se retranche sur la santé d'Auguste qui a été mauvaise depuis trois mois et que les derniers événements ont aggravée, et il conclut : Je vais lui communiquer les intentions de Votre Majesté, et, dès que sa sauté le lui permettra, elles seront remplies. Il se soumet donc, comme un écolier pris en faute ; sans doute continue-t-il à mentir, car il me son accord avec Bellegarde ; il n'a pu manquer d'avoir connaissance de la lettre que son épouse bien-aimée n'a pu recevoir que des avant-postes autrichiens, et il la passe sous silence, mais enfin, il s'incline et ne discute pas.

Auguste, c'est autre chose : du coup, elle se montre tout entière, elle dévoile tous ses sentiments à l'égard de la France et de l'Empereur ; elle se dresse arrogante et hautaine, en Wittelsbach qu'elle est, très semblable à Catherine en ses jours de colère, et, par la lettre qu'elle écrit, elle fournit sur elle-même le document le plus expressif et le plus sincère : Eugène, écrit-elle, vient de me communiquer l'ordre que Votre Majesté lui a donné. Il m'a extrêmement surprise, car je ne m'attendais pas qu'après toutes les preuves d'attachement qu'Eugène ne cesse de vous donner, vous exigiez qu'il risquât la santé et même la vie de sa femme et de ses enfants, seul bien et consolation qu'il a dans ce monde. S'il ne parle pas dans cette occasion, c'est à moi de le faire.

Sans doute, je connais ses devoirs et les miens envers Votre Majesté. Nous en avons donné assez de preuves et nous n'y avons jamais manqué ; notre conduite est connue de tout le monde ; nous ne nous servons pas d'intrigues et nous n'avons d'autre but que l'honneur et la vertu. Il est triste de devoir dire que, pour récompense, nous n'avons été abreuvés que de chagrins et de mortifications que nous avons pourtant supportés en silence et avec patience.

Malgré que nous n'ayons fait de mal à personne nous avons des ennemis, je ne puis en douter, qui cherchent à nous nuire dans l'esprit de Votre Majesté, car, si vous écoutiez votre cœur, vous ne nous traiteriez pas comme vous faites.

Qu'ai-je fait pour mériter un ordre de départ aussi sec ? Quand je me suis mariée, je ne pensais pas que les choses en viendraient là.

Le roi, mon père, qui m'aime tendrement, m'avait proposé, pendant que les affaires allaient si mal, de me prendre chez lui afin que je puisse faire tranquillement mes couches. Mais je l'ai refusé, craignant que cette démarche ne jetât du louche sur la conduite d'Eugène, quoique ses actions parlaient pour lui, et, je comptais aller en France. J'ai été malade depuis et les médecins m'ont dit que je risquerais beaucoup, si je risquais un si grand voyage dans ce moment, étant déjà dans le huitième mois de ma grossesse et, alors, je me suis décidée à me retirer à Monza si Eugène était forcé de quitter l'Italie, croyant que Votre Majesté ne pourrait pas le trouver mauvais, mais je vois que vous ne prenez plus aucun intérêt à ce qui me regarde, ce qui m'afflige profondément.

Malgré cela, j'obéirai à vos ordres, je quitterai Milan si les ennemis doivent y venir ; mais mon devoir, mon cœur me font une loi de ne pas quitter mon mari et, puisque vous exigez que je risque ma santé, je veux au moins avoir la consolation de finir mes jours dans les bras de celui qui possède toute ma tendresse et qui fait tout mon bonheur.

Tel que sera son sort, je le partagerai et il sera toujours digne d'envie, car nous pourrons nous dire que nous en avons mérité un plus heureux et que nous aurons une conscience sans reproche.

Malgré les chagrins que Votre Majesté nous fait éprouver, je ne cesserai de me réjouir de son bonheur et de faire des vœux pour celui de l'Impératrice.

J'ai l'honneur d'être, Sire, de Votre Majesté la respectueuse fille.

Eugène a été transporté d'admiration par cette lettre : c'est un ange qui l'a écrite : Il est impossible d'écrire une lettre plus convenable sous tous les rapports : il y règne de la franchise, de la dignité et les reproches y sont placés avec respect. Je te jure, écrit-il à sa femme, qu'il est impossible de faire mieux ; elle peint bien ta belle âme et ton beau caractère. Je suis tout fier de ma bonne Auguste et je t'engage non seulement à envoyer la lettre à l'Empereur, mais à en faire passer une copie à ma mère.

Cela le peint aussi, le mari très humble, en admiration devant tout ce que fait sa princesse, mené par elle au point de tout oublier, approuvant ses révoltes contre l'Empereur et les publiant, insurgé à sa suite contre la loi dynastique et familiale, de même qu'il a été conduit par elle, sans en avoir peut-être la pleine conscience, à enfreindre la loi militaire et la loi politique. Parce que, une fois, il a repoussé publiquement une tentative de corruption si grossière qu'elle le déshonorait à jamais, il tient — et sa femme en juge ainsi — que, désormais, tout lui est licite pour acquérir, en manœuvrant et sans se compromettre, ce que tout à l'heure on lui avait offert au prix d'une trahison manifeste — d'une trahison, faut-il ajouter, qu'il n'aurait- pu réaliser : car, son armée est une armée française, que commandent des généraux français, qui a un état-major français, dont la plupart des corps sont français, et si les Français au service de Naples, n'ont pas voulu suivre Murat, traître à la France et à l'Empereur, pourquoi les Français servant dans l'Armée française d'Italie eussent-ils suivi Eugène ? Quant aux Italiens proprement dits, on a vu qu'ils formaient, dans son armée, tout juste une division dont les chefs, pratiqués par Murat, n'étaient rien moins que sûrs. A Murat, les Français partis, et pas tous, certains demeurant attachés à sa fortune royale, restaient, outre les Napolitains, les Italiens venus à lui pour réaliser l'unité ; à Eugène, les Français partis, rien ne restait. Il fallait donc qu'il trompât en même temps, sur ses projets secrets, l'Empereur et les soldats de l'armée française qu'il commandait. On a vu comment il s'y était employé et comme il y avait réussi[10].

 

De ce qui se passe en Italie, l'Empereur ne paraît plus prendre souci : il s'est désintéressé des mouvements qu'il avait prescrits à l'armée, parce que, à force d'avoir été retardés, ils étaient devenus sans utilité pour la France ; il se désintéresse de même de ce que fera ou ne fera pas la vice-reine. Partout, la rébellion ou la trahison : mais il ne veut pas voir qu'ici on est à la fois rebelle et traître. Il lui plaît de ne pas approfondir, de ne pas discuter, et, puisqu'on fait appel à son cœur, de le laisser tromper, car il y a encore, à penser qu'on est aimé, une sorte de douceur. Puis, n'a-t-il pas eu des torts envers Eugène et Auguste, n'a-t-il pas manqué aux promesses qu'il leur avait faites, n'a-t-il pas, à des jours, abusé du mari et mortifié la femme ? Et, comme pris de remords, il cherche à s'acquitter : d'abord, ces deux lettres qu'il écrit le 12 mars, ces lettres où il daigne se justifier d'avoir ordonné un voyage que tout rendait convenable et nécessaire, de n'avoir pas loué assez haut Eugène sur sa réponse au roi de Bavière : Reconnaissez votre injustice, écrit-il à Auguste, et c'est votre cœur que je charge de vous punir. Puis, bien mieux, ce contre-projet que, le 15 mars, il charge Caulaincourt de présenter au Congrès de Cheillon et, là cet article IV : Sa Majesté l'Empereur des Français, comme roi d'Italie, renonce à la couronne d'Italie en faveur de son héritier désigné, le prince Eugène Napoléon et de ses descendants à perpétuité. Déjà cette proposition, il l'a implicitement formulée dans les instructions qu'il a données à Caulaincourt le 4 janvier ; il l'a explicitement présentée le 22 février, lors de la première discussion par Caulaincourt du projet préliminaire de traité rédigé par les Coalisés ; à présent, après ce qu'il sait, après ces défaillances d'Eugène et ces lettres d'Auguste, cette disposition qu'on peut dire testamentaire prend un tour de noblesse et de générosité qui ne saurait être égalé.

Mais de ce qu'il agit ainsi, l'histoire doit-elle, comme lui, rester muette ?

Le prince Eugène a reçu le 22 janvier l'ordre d'exécuter les mouvements prescrits par l'Empereur le 20 novembre au général d'Anthouard : du 22 janvier au 25 février, pendant plus d'un mois, il a temporisé, cherché des prétextes, imaginé des mesures dilatoires ; par là quelle que fût l'éventualité des opérations qui lui étaient commandées — chose qu'il n'avait point à examiner et qui n'était pas de sa compétence — il s'est intentionnellement placé dans le cas le plus grave où puisse se mettre un soldat, un général en chef, puisque, préférant ses intérêts particuliers à ceux de la nation dont une des armées lui était confiée, il a négocié pour son compte, a intrigué pour son compte, s'est battu pour son compte ; qu'il a, au moment du suprême péril de la nation, tenu hors de leur devoir, immobilisé à son profit et sacrifié pour sa cause, 35.000 soldats français dont l'apparition à Grenoble et à Lyon, l'emploi par l'Empereur sur la Marne eussent été décisifs. Si, à dater du 25 février, la conduite du vice-roi s'est trouvée, si l'on veut, couverte par la lettre de l'Empereur du 18, cette lettre a été simplement la constatation du fait accompli et, de la part de l'Empereur, envers ce fils qui l'avait méconnu et abandonné, le magnanime témoignage de son adoption paternelle. A l'enfant qui était venu lui réclamer l'épée du général Beauharnais, au fils de sa Joséphine adorée, au collégien dont il a payé la pension, au petit soldat de Mombello, à l'aide de camp d'Égypte, au colonel des Chasseurs de la Garde, au vainqueur de Raab et de Malojarozlevitz, il a épargné la flétrissure dont un mot de sa bouche l'eût marqué à jamais et, dans ces jours où, pareil à César, il voyait s'abattre sur lui les couteaux — ce ne sont plus des épées — de ceux qu'il avait fait maréchaux, princes et rois, il n'a pas voulu désigner quel le frappait au cœur et nommer le parricide. Il a, d'un sourire paternel, enveloppé la trahison qui achevait sa fortune et il a fait aux Dieux inconnus ce suprême sacrifice.

Mais de telles et sublimes générosités ne regardent pas l'Histoire : plus son arrêt fut contesté, plus elle le proclame et l'affirme, comme la nécessaire et salutaire revanche de la Justice outragée.

***

Ces correspondances et bien d'autres s'échangent durant qu'Eugène est en campagne contre les Autrichiens et les Napolitains, leurs alliés. Cette guerre laisse des loisirs. On y écrit infiniment plus qu'on ne s'y bat ; les combats ne semblent qu'occasions à épi-Ires, et, pour si peu de sang qu'on verse, l'encre coule à flots. Ces produits de littérature épistolaire, si longs, si déclamatoires, si redondants, ne prennent un intérêt que si On les compare, les situe, leur rend leur cadre, les décharne et les réduit au squelette. Si l'on ne prend que certains, on peut croire que Murat a été constamment agité par sa conscience et qu'il a toujours hésité devant l'horreur de tirer l'épée contre ses compatriotes et ses compagnons d'armes ; on peut croire qu'Eugène, en face des hésitations et des incertitudes de Murat, a pensé jusqu'au bout qu'il le ramènerait à son devoir et, pourvu qu'il ne tirât pas le premier des coups de fusil, qu'il rendrait à l'Empereur un serviteur fidèle, à la France un soldat intrépide et un allié souhaitable ; on peut croire au remords, à la fatalité, à l'espérance : avec cela on construit et on accrédite des légendes.

Murat a eu deux objectifs : tromper l'Empereur en lui annonçant qu'il se portait sur l' Adige et, sous ce prétexte, occuper les départements romains et toscans, de façon qu'au premier signe qu'il ferait, le drapeau tricolore fût amené et remplacé par ses couleurs. Il a rempli en entier ce programme, et, sauf qu'il n'avait pas assez compté avec la ridicule fidélité des officiers français, il a réussi.

Reste le deuxième objectif : vendre le plus cher possible aux Alliés sa coopération militaire et, partant du traité qu'il a conclu le 4i janvier et qui lui a paru une base assurée, se faire reconnaître par les Autrichiens, les Anglais et les Busses, comme souverain légitime, d'abord de sou royaume, puis des territoires qu'il sera parvenu à usurper sur l'Empereur.

Subsidiairement : paralyser l'hostilité de lord Bentinck, qui, semblant agir pour son compte et paraissant fort peu touché des instructions qu'on annonce lui avoir été envoyées par le ministère britannique, peut, à quelque moment, risquer des entreprises singulièrement gênantes, qu'elles soient dirigées sur le royaume de Naples ou sur quelque point des côtes romaines ou toscanes, qu'elles se couvrent du nom du roi de Sicile, du leurre de l'indépendance italienne ou, pis encore, du prestige du pavillon anglais.

Tant qu'il n'est point parvenu à obtenir la ratification, par l'empereur d'Autriche, du traité du 11 janvier, il n'a qu'une conduite à tenir : se réserver et faire craindre aux Autrichiens qu'il ne s'unisse à Eugène contre Bellegarde. Aussi bien, a-t-il tout intérêt à ne pas demander à ses glorieuses troupes de faire leurs preuves sur le champ de bataille. Sur le papier qu'il a présenté à Neipperg et à Mier, son armée était admirable. En fait, sauf quelques régiments anciens, à cadres français, un ramas de conscrits, de prisonniers, de forçats, racolés à la diable, désertant par compagnies entières avant même qu'on fût sorti du royaume. A cela, rien n'a fait, ni le camp hors de Naples, ni la sévérité, ni la flatterie, ni l'argent. Depuis, le départ en masse des officiers français, l'obligation de renvoyer dans le royaume la garde française ont encore singulièrement affaibli, énervé, réduit, numériquement et moralement, cette armée dont il fait parade. Tout l'incite donc à préférer des opérations littéraires et des campagnes politiques. Autrement, si fort qu'il comptât sur son prestige personnel pour donner du rieur à ses soldats, l'exemple de Damas et de Mack est pour l'avertir des vicissitudes que prépare la valeur napolitaine aux mercenaires étrangers qui s'avisent de vouloir lui donner des règles et la rendre effective. Encore Mack et Damas battus gardaient le droit de médire de leurs soldats, tandis que Murat n'eût pu accuser de ses défaites la lâcheté de ses sujets, sans dissiper à la fois le prestige de sa puissance militaire et celui de son génie stratégique. Pour expliquer ses allées et venues, il faut, en même temps que des autres facteurs, tenir compte de cette sage réserve : Murat battra des appels, arrondira des saluts, tirera au mur, mais il n'engagera qu'à la dernière extrémité son fer où il sait une paille.

Au début, sur la validité de son traité avec l'Autriche, il n'a pas la moindre inquiétude. Avant même de l'avoir signé, dès le 8janvier, il a expédié à l'empereur François son aide de camp Pignatelli, avec sa réponse à la lettre que Neipperg lui a remise. Pignatelli est arrivé le 15 à Bâle, d'où, sur le conseil de Cariati, il a expédié à Metternich un courrier, et il a attendu la réponse. Le 30 seulement, à Langres, il a été admis à présenter sa lettre et à solliciter, de la part du roi, d'entamer des négociations avec les Coalisés sous la médiation de l'empereur d'Autriche, de concert avec le prince Cariati, revêtu des pleins pouvoirs de Sa Majesté.

Dans l'intervalle, Murat, tant est grand son désir de recevoir les ratifications de l'Autriche et les adhésions de l'Angleterre et de la Russie, n'a point trouvé que Cariati, même doublé de Pignatelli, fût un négociateur assez avisé et., le 22 janvier, il a expédié de Naples, avec une nouvelle lettre autographe pour l'empereur François, son homme de confiance, Campo-Chiaro, chargé de se rendre près de Sa Majesté Apostolique et de son cabinet, pour conclure avec elle et, par sa médiation, avec les puissances alliées, toutes les stipulations qui résultent, a-t-il écrit, du traité d'alliance qui vient d'unir si heureusement les deux Couronnes.

Il eût infiniment désiré ne point partir de Naples sans avoir reçu ces ratifications, et sans avoir conclu l'armistice avec Bentinck, mais il a été poussé hors de sa capitale par Caroline qui s'est toute livrée aux Autrichiens et, au dire de Hier, est parfaite. Au moins, a-t-elle nettement pris son parti et a-t-elle senti que, pour gagner la protection des Alliés, il fallait jouer franc jeu avec eux ; c'est elle qui a le plus contribué au renvoi du ministre de l'Empereur et à la détermination qua prise le roi de ne plus s'obstiner à vouloir garder les Français qui voulaient s'en aller. Elle sent que la présence du roi, utile sans doute à Rome, pour calmer les officiers de la garde et tirer, s'il se peut, parti de Miollis, est indispensable sur le théâtre des opérations. Neipperg a fait valoir que, si le roi se portait sur la ligne, il achèverait de dissiper les incertitudes qu'au quartier général des Alliés on pouvait encore former à son sujet et qu'il obtiendrait bien plus facilement ce qu'il souhaitait.

Tout le monde aspirant à son départ, Murat s'y est déterminé et a laissé la régence à la reine. Elle saura bien mieux et avec plus de fermeté, a écrit Mier, tenir tête à tous les clabaudages et ne se laissera pas déranger de la ligne de conduite à suivre pour satisfaire aux engagements contractés avec l'Autriche.

Mier espérait même qu'avec elle Bentinck se rendrait plus traitable qu'avec Murat, qu'il mettrait quelque sourdine à ce dédain superbe, à ce mépris insultant auxquels, en toute occasion ; il donnait cours contre Murat — en quoi Mier n'avait pas si grand tort, car, si insolent qu'il se fût montré, Bentinck, débarqué à Naples le 31, à onze heures du soir, après avoir disputé pour imposer un projet d'action commune en Italie des troupes sous ses ordres et des troupes napolitaines et autrichiennes, a fini, le 3 février, par signer l'armistice pur et simple.

Or Bentinck n'avait pas de pouvoirs : ceux qu'il avait pu recevoir de lord Aberdeen étaient périmés ; ceux que Neipperg et Mier s'étaient vantés d'avoir eu à lui transmettre étaient verbaux, donc inacceptables ; ceux qu'il attendait n'étaient pas arrivés, et, le fussent-ils, ils subordonnaient la signature de l'armistice à des conditions qui n'étaient pas remplies.

En effet, lord Castlereagh s'était refusé à accepter le traité tel qu'il avait été signé à Naples le 11 janvier. Le 27 janvier, à Langres, accusant réception à Metternich du projet de traité entre Sa Majesté l'empereur d'Autriche et la personne qui exerce actuellement le gouvernement à Naples, il lui a fait connaître que, malgré l'impression pénible ressentie par le prince régent en constatant qu'on avait cru, dans l'intérêt général, nécessaire de conclure un arrangement qui constituera un obstacle à la restitution à Sa Majesté Sicilienne de ses États héréditaires, il n'a pas hésité à envoyer au ministre de Son Altesse Royale accrédité près la cour de Palerme, une instruction lui enjoignant de cesser immédiatement les hostilités, eu égard à la promesse d'un arrangement juste et équitable qui accorde à Sa Majesté Sicilienne une indemnité en rapport au grand sacrifice qu'on lui demande de faire dans l'intérêt général ; mais, outre que, par cette même lettre, lord Castlereagh appelle l'attention de Metternich sur la nécessité de conférer avec la cour de Palerme au sujet de l'arrangement en question avant qu'il puisse être question de mettre fin actuellement à l'état de guerre existant actuellement entre Sa Majesté Britannique et le gouvernement de Naples, il lui communique l'instruction qu'il adresse, sous cette même date, à Bentinck, par laquelle il enjoint à celui-ci de ne. signer l'armistice qu'après avoir reçu du ministre d'Autriche à Naples, une copie certifiée de l'acceptation par Murat du traité tel qu'il a été renvoyé modifié par Metternich, et qu'après avoir collationné cette copie avec celle qu'il lui envoie du traité ainsi qu'on propose de l'amender.

Bentinck, à la date du 3 février, n'avait donc aucun pouvoir pour signer l'armistice : on peut même dire que l'instruction en date du 27 ne lui en conférait pas davantage, puisqu'elle subordonnait la signature à l'avis officiel de l'acceptation par Murat du traité amendé ; cette instruction, d'ailleurs, partie de Langres au plus tôt le 27, ne pouvait être parvenue, même à Naples, le 3. Pour couvrir ce que l'initiative de son subordonné eût pu avoir de répréhensible, Castlereagh lit un faux et, pensant que son instruction suffisait pour autoriser Bentinck, il imposa, postérieurement, à cette instruction du27, la date du 22, sous laquelle elle fut communiquée au parlement anglais et publiée.

Ainsi, loin d'incriminer Bentinck d'avoir outré vis-à-vis de Murat la politique de son gouvernement, il faut reconnaître que, dans ce cas particulier, il a, sous la pression de Mier, enfreint, en faveur de Caroline, les intentions du ministère anglais.

 

Le 4 février seulement, Murat a reçu à Bologne le traité amendé — jusqu'à quel point on ne sait, car, sur l'instrument authentique signé le 11 janvier, on est réduit aux conjectures — mais modifié surtout par ceux-là même qui n'y intervenaient pas, les Anglais. Castlereagh et Aberdeen ont voulu certaines atténuations à la forme quelque peu impérative et par trop positive qu'on avait adoptée ; on a donc diminué ou supprimé la plupart des garanties que l'Autriche avait accordées, tant au sujet de la renonciation du roi de Sicile au royaume de Naples, qu'au sujet de l'intervention médiatrice de l'Autriche près des cours alliées pour obtenir leur accession.

Et pourtant, la rage dans le cœur, Murat accepte le traité amendé.

Il est dans une impasse, les événements ont marché plus vite qu'il n'avait pensé, et, à force de jouer au lin, il s'est fourvoyé. Utile, presque nécessaire à un moment, son intervention qu'on lui eût payée le prix qu'il eût demandé, quatre cent, sept cent, huit cent mille âmes, même un million, pour quoi on lui a peut-être laissé croire qu'on le laisserait en possession des territoires qu'il aurait occupés, est devenue oiseuse. Comme l'écrit Castlereagh à Bentinck, le 3 février : La répugnance qu'on avait toujours éprouvée à conclure un traité avec Murat s'est accrue à mesure que son concours devenait moins indispensable. A présent, c'est une aumône qu'on lui propose, en souhaitant presque qu'il ne l'accepte pas, ce qui simplifierait la question pour les Bourbons de Sicile. L'Autriche s'est engagée avec lui : sans doute ; mais elle a conclu en janvier, après une pleine année de retards imputables à Murat, et l'on est en février ; elle a signé pour qu'il trahit l'Empereur, le trahit effectivement, en prenant part à la guerre, et, occupé qu'il était à exécuter ses projets sur Rome et sur Florence, il n'a rien fait qui pût servir les Alliés ; car, si on l'a traité comme on a fait pour reflet moral que devait produire Sa défection, on n'était pas sans attendre de son intervention un effet matériel. En place donc du traité signé à Naples par Neipperg et Mier, l'Autriche en présente un nouveau, moins onéreux, non pour elle à coup sûr, car elle s'était bien gardée de jamais rien promettre qui fût il elle ou qui pût lui convenir, mais à la Coalition qui, regardant le territoire de l'Empire français comme res nullius, en fait niasse jusqu'au moment où elle le partagera entre ses adhérents et ses complices. L'Autriche s'est engagée à obtenir l'accession de l'Angleterre — ce qui eût impliqué la reconnaissance de Murat par l'Angleterre — et, bien que Castlereagh ait les pleins pouvoirs de son gouvernement, bien que Cariati et Campo-Chiaro aient les pleins pouvoirs de Murat, l'Angleterre, non seulement n'intervient pas au traité, mais ne livre aucun document attestant qu'elle admette un caractère souverain à la personne qui exerce actuellement le gouvernement à Naples. Bien mieux, l'Autriche exige que Murat signe de confiance, et qui peut dire qu'elle ne désavouera pas encore une fois ses agents comme elle a fait ci-devant ?

Murat sent tout cela. Il prétend au moins parer à un nouveau refus de ratification et, le 5 février, — sept jours avant la signature en forme du nouveau traité, laquelle n'aura lieu que le 12[11] — il adresse une nouvelle lettre autographe à l'empereur d'Autriche. Il lui dit que, comptant sur la constante amitié dont Sa Majesté Impériale et Royale n'a cessé de lui donner des preuves, il a adhéré entièrement et sans aucune restriction à la nouvelle rédaction de ce traité et des articles additionnels et qu'elle peut regarder cette lettre comme une ratification préliminaire en attendant celle qui doit être échangée selon l'article du traité. — Je me flatte, ajoute-t-il, qu'elle trouvera, dans cette franche et loyale détermination, une preuve de ma confiance et du désir que j'ai de seconder sans aucun retard ses efforts pour le succès de la cause commune.

Pour porter cette lettre en diligence et rapporter, s'il est possible, une réponse formelle de l'empereur François, Murat choisit celui de ses officiers qui peut trouver k plus d'entrée à la cour d'Autriche : Alphonse de Bauffremont, prince du Saint-Empire, dont la maison, toute lorraine, a fourni à la Toison d'Or quatre chevaliers : Cet Alphonse de Bauffremont est le neveu de La Vauguyon et partage avec son oncle la confiance de Murat : l'on peut compter qu'il fera diligence et qu'il saura trouver des compères pour lui ouvrir les portes.

Mais, quelque espérance qu'il fonde sur cette mission, Murat n'en est pas moins dans une mortelle inquiétude. De tous côtés des symptômes graves lui révèlent que, si les Alliés consentent — ce qui n'est point sûr — à lui laisser son royaume, ils n'ont nulle intention de lui abandonner ces conquêtes auxquelles son ambition s'est. attachée comme à la garantie nécessaire de sa puissance. Bellegarde vient de lancer une proclamation aux Peuples de l'Italie où il annonce que la volonté généreuse des princes alliés est de rétablir, autant que le changement des circonstances pourra k permettre, l'antique édifice de l'Europe sur les mêmes bases qui ont si longtemps fait son bonheur et sa gloire ; et il a ajouté : A mesure que vos provinces seront délivrées des étrangers qui les oppriment, vos gouvernements seront rétablis sans secousse, sans violence, rien qu'avec les modifications que les localités, les circonstances et vos besoins exigent.

En même temps, Mier et Neipperg veulent exiger de lui, outre son acceptation du traité amendé, la déclaration qu'il accède d'avance aux dispositions que les Alliés prendront pour l'Italie ; enfin, Catinelli vient d'arriver à Bologne, et annonce la prochaine entrée en scène de Bentinck, lequel réclame la Toscane pour champ d'action. De quelque côté qu'il se tourne, l'édifice qu'il s'est proposé d'élever se lézarde et menace ruine ; si l'empereur d'Autriche refuse sa ratification au nouveau traité, c'est son trône même qui s'écroule, sa royauté qui disparaît.

 

Dans ces conditions, faut-il s'étonner qu'il cherche à maintenir le contact avec Eugène et avec l'Empereur, qu'il se ménage une rentrée pour le cas où l'Autriche le repousserait et où l'Angleterre l'attaquerait ? Il est en l'air et tout son travail doit consister à gagner du temps, à ne rien risquer jusqu'au moment où il tiendra au moins sa ratification : c'est ce qu'explique fort bien Mier, lorsqu'il écrit le 13 février à Metternich : La non-ratification du traité du 8 janvier[12] et les retards apportés à la lettre de l'empereur qui nous avait été promise sous peu de jours ont rendu le roi plus méfiant. Je ne crois pas qu'on puisse l'amener à seconder efficacement nos opérations militaires avant l'arrivée de cette lettre attendue avec tant d'anxiété.

Elle arrive le 14, cette lettre, apportée par le prince Pignatelli qui annonce en même temps la bataille de la Rothière. Ce n'est pas la ratification, mais c'est au moins une assurance d'amitié et d'alliance. Dès le lendemain 15, Murat notifie à Eugène sa déclaration de guerre. Il la motive, ce qui est puéril, sur la résistance que, à Anane, le général Barbou a opposée à son invasion pacifique ; il ne peut pourtant la motiver sur ce qu'il a, à la fin, reçu une lettre de l'empereur François.

Au reste, Eugène ne tient pas plus de compte de la déclaration de guerre qu'il n'a tenu compte de l'occupation de Rome et de Florence, de l'attaque d'Ancône et de Civita et du combat de Pescia : s'il s'y attachait, il devrait faire retraite sur France et il n'entend pas quitter l'Italie. Il se maintient donc, comme on a vu, en correspondance avec Murat et, après comme avant le 15 février, les officiers vont et viennent en pleine sécurité d'un quartier général à l'autre.

De la part de Murat, même lactique que de la part d'Eugène ; mais ici l'objectif, assez vague, consiste à se maintenir en Italie, sans se compromettre, dans un état de trêve tacite, jusqu'au moment où, la grande affaire étant décidée en France, le roi de Bavière pourra intervenir utilement près de ses alliés en faveur de sa tille et de son gendre ; là l'objectif précis consiste à conserver une échappatoire vers Napoléon et à lui donner des espérances de retour jusqu'au moment où sera arrivée la ratification du traité[13] toutefois il coûte infiniment à Murat d'abandonner ses conquêtes ; il fera tout au Inonde pour rester ce qu'il a cru si fermement être : le roi de l'Italie, au moins de l'Italie méridionale jusqu'au Pô.

Depuis que Bellegarde a lancé sa proclamation aux peuples d'Italie, il s'est fait battre au Mincio et s'est rendu plus prudent. Murat n'a pas signé la déclaration que Neipperg et Mier voulaient tenir de lui et il considère qu'il a les mains libres ; grâce à Élisa, il a occupé toutes les places de Toscane et Livourne va lui être livrée. Ses affaires peuvent donc se rétablir, surtout si, contre l'Autriche qui prétend l'éveiller de son rêve ; il rencontre quelque autre allié qui veuille bien servir ses desseins.

Le voici cet allié : c'est Catinelli, revenu à Bologne le 9. A la vérité, il est peu engageant : il vient dire que lord Bentinck ne veut pas être mis en contact avec les Napolitains et qu'il entend occuper la Toscane. Un autre que Murat y regarderait à deux fois avant de présenter une nouvelle proposition d'alliance, telle qu'il la fit faire à Graham, le 5 janvier, par Jones et Campo-Chiaro, mais lui se lance à la charge ; il n'a obtenu de Catinelli que des réponses coupantes qui auraient dû l'avertir, lorsqu'il a raconté que les Toscans l'ont invité et prié à genoux d'occuper le pays ; qu'il a préservé ce pays de l'anarchie et d'une guerre d'insurgents ; que les Toscans sont très contents de son administration ; lorsqu'il a allégué qu'il n'avait pas de subsides et que, sans la Toscane, il ne serait pas en état de faire la guerre hors de son royaume ; lorsqu'il a proposé de livrer Livourne dès qu'il l'aurait pris ; lorsqu'il a demandé que Bentinck débarquât à la Spezia où il enverrait aussitôt 5.000 hommes pour lui donner la main. Il ne tient compte ni des épigrammes que lui lance son interlocuteur, ni de la morgue qu'il lui oppose, ni de la hauteur dont il le traite : soudain, il se jette en confidences, prend fortement le bras de Catinelli et lui dit : Certainement j'ai tout à craindre et mon trône est bien chancelant tant que je serai en guerre avec l'Angleterre. Je tiendrai si on m'attaque et j'étonnerai le inonde, mais je succomberai, tandis qu'avec l'Angleterre je résisterai à toutes les puissances du continent. Je dois beaucoup à mon peuple, il m'aime et il m'a porté bien des sacrifices. Son bonheur m'est sacré. Pour l'Italie, cette nation mériterait certainement un autre sort que celui que lui prépare l'Autriche. Il n'y aurait que l'Angleterre qui pourrait y empêcher le mal que certainement on y fera. Et son dernier mot c'est : Quand on est sur le trône de Naples, il faut être aveugle pour ne pas s'apercevoir qu'il est de toute nécessité d'être bien avec l'Angleterre.

L'amorce est trop grosse et le poisson est trop avisé pour y mordre. Catinelli rapporte cette conversation à Bentinck, qui en tient registre comme il fit du rapport de Graham, qui en prend un peu plus de mépris pour Murat, mais ne lui cède rien et n'a garde.

Repoussé par l'Angleterre qui dédaigne ses avances, qui, ainsi que l'écrit Castlereagh à Bentinck le 21 février, subordonne son action dans le sens du traité autrichien et la reconnaissance par elle du roi de Naples à deux conditions : 1° qu'il se montre loyal clans la guerre, 2° qu'on trouve pour le roi de Sicile une indemnité raisonnable ; qui, par surcroît, déclare que Murat assurera son titre sur Naples en aidant à trouver une indemnité pour le roi de Sicile et par là l'oblige à travailler pour son rival et pour son ennemi Ferdinand IV, Murat est, depuis le retour de Pignatelli, sans nouvelle de ce que veut l'Autriche ; point de lettre, point de ratification du traité, rien que des paroles vagues et qui n'engagent point. Cariati, Campo-Chiaro sont là-bas, dispersés aux gîtes d'étapes des Alliés, Bauffremont y arrive et pas un courrier ! pas un mot qui lui fasse savoir qu'on tient compte de lui, qu'on désire sa coopération, qu'on a ratifié son traité — le silence, de nouveau, qui lui fait craindre l'arrêt de mort !

Là-dessus se greffe, comme Eugène l'écrit le 20, l'impression des victoires remportées par l'Empereur, les 10, 11 et 12 février ; sans doute, mais ce n'est pas là la déterminante. Si fortement, qu'elles retentissent ces victoires ne sauraient encore être décisives. Elles ne changent rien aux choses d'Italie, et Eugène ne les fait sonner que parce qu'elles n'y changent rien. Elles lui fournissent, pour y rester, un prétexte qu'il n'aurait pas sans elles. Murat, aussi bien qu'Eugène, n'a que peu d'illusions sur les chances de salut qui restent à lu France, moins encore sur l'influence que pourrait conserver en Italie Napoléon, même s'il était victorieux au delà des Alpes. La paix la plus avantageuse que l'Empereur puisse obtenir le réduira toujours aux limites naturelles. L'Italie sera le partage de ceux qui en seront en possession. Donc, Murat doit se ménager Eugi.ne. Il doit même se ménager l'Empereur, sans l'assentiment duquel le vice-roi pourrait ne pas se prêter à ce qu'il souhaite : il doit former de ce côté une contre-assurance, pour le cas où il n'obtiendrait rien des Autrichiens et des Anglais et où la fortune continuerait. à sourire à Napoléon.

Il est d'autant moins embarrassé pour parler à Eugène que celui-ci cherche toutes les occasions de conversation, faisant passer des journaux, recevant, en échange, des nouvelles précises de ce que fera Murat, des démonstrations militaires auxquelles il paraîtra se livrer pour donner confiance aux Autrichiens et dont on ne doit prendre aucune inquiétude. Toutefois, ce n'est point par des officiers que Murat fait passer ses propositions : c'est par Brunetti, le secrétaire de la légation d'Italie à Naples, qui, rejoignant Milan, traverse le 28 février sou quartier général. H dicte une note qui doit être transmise à l'Empereur et il charge Brunetti d'assurer le vice-roi que, jusqu'à ce que l'Empereur se soit expliqué sur le contenu de cette note il n'agira point hostilement contre l'armée française.

Qu'était cette note[14] ? Sans doute un projet de partage de l'Italie entre le vice-roi et le roi de Naples moyennant la réunion de leurs deux armées pour empêcher l'étranger de faire la loi dans la Péninsule — propositions analogues à celles apportées verbalement le 1er mars au général Zucchi par le général Carascosa et aussitôt transmises à Eugène, propositions au fait qui reproduisent celles contenues dans la lettre du 25 décembre : Proclamation de l'indépendance italienne en formant une seule puissance ou deux puissances avant le Pô pour limite.

Eugène envoie le 1er mars cette note à l'Empereur : Il ne lui communique cette pièce ridicule que pour lui donner une juste idée du délire qui s'est emparé de la tête du roi.

Sans doute s'agit-il des termes, car, pour le fond, pour le partage possible de l'Italie, Eugène est-il si loin de Murat ? N'y a-t-il eu entre eux aucune conversation sur ce sujet, aucune échange d'impressions ? Mais, devant l'Empereur, Eugène doit parler comme il fait, paraître avoir été tâté pour la première fois. Et la forme, telle que Murat la présente, motive le qualificatif de délire : quel autre mot employer devant cette lettre qui ne porte point de date, et que, sans doute le 1er mars, Murat écrit à l'Empereur lui-même : Sire, Votre Majesté court des dangers. La France est menacée dans sa capitale et je ne puis mourir pour vous, et l'ami le plus affectionné de Votre Majesté est en apparence son ennemi ! Sire, dites un mot et je sacrifie ma famille, mes sujets ; je me perdrai, mais je vous aurai servi, je vous aurai prouvé que toujours je fus votre meilleur ami. Je ne demande pour le moment autre chose, pourvu que le vice-roi vous fasse connaître ma conduite...

Les larmes qui remplissent mes yeux m'empêchent de continuer. Je suis ici seul, au milieu d'étrangers. Je dois cacher jusqu'à mes larmes. Cette lettre vous rend entièrement, Sire, le maître de mon sort. Ma vie est à vous ; aussi bien avais-je fait le serment de mourir pour Votre Majesté. Si vous me voyiez et si vous pouviez vous faire une idée de ce que je soutire depuis deux mois, vous auriez pitié de moi. Aimez-moi toujours. Jamais je ne fus plus digne de votre tendresse. Jusqu'à la mort, votre ami.

 

Folie caractérisée ou fourberie insigne ? Plutôt ceci. Dans le désespoir où le plongent le silence de l'Autriche et la crainte de Bentinck, Murat, cherche où s'accrocher ; il a épuisé les termes par qui un homme atteste sa fidélité et -son dévouement, et ç'a été pour préparer et accomplir sa trahison. Quels peut-il imaginer à présent pour faire croire qu'il revient et qu'on doit se fier à lui ? Ceux-là désordonnés, incohérents, délirants d'amour.

Le 2 mars, le combat de Parme ne change rien à l'état des choses. Les Napolitains y participent, mais si peu. Au bon moment, Murat ordonne à ses soldats de se retirer, d'ailleurs ils ne demandent pas mieux. Ceux qui ne sont. point partis assez tôt et qui ont été pris par Grenier, sont rendus sur l'ordre d'Eugène, qui, le 3 mars, profite de l'occasion pour inviter Murat à faire connaître ses intentions, et. jusqu'à ce qu'on ait reçu réponse de l'Empereur à la note du 1er, à respecter au moins l'espèce de trêve dont Murat a pris l'initiative : Je ne me permettrai pas, écrit Eugène, de mettre sous les veux de Votre Majesté les motifs qu'elle a de se déclarer franchement pour la cause de l'Empereur ; je me borne à la prier de vouloir bien du moins faire prendre à son armée des positions qui ne gênent point ce que j'ai à entreprendre pour les intérêts qui me sont confiés.

Telle est donc, au matin du 3 mars, la situation des affaires en Italie : Eugène, sans y apporter ni enthousiasme ni confiance, peut penser que, pour des raisons qu'il ignore, Murat pourrait coopérer à son action contre l'armée autrichienne.

***

L'Empereur, instruit en même temps, par Fouché et Eugène, des angoisses de Murat, et par ses agents secrets, des dissentiments des Coalisés au sujet de Naples, écrit le 26 février au roi Joseph : Mon frère, il paraît que les Alliés n'ont pas encore ratifié le traité du roi de Naples. Je désire que vous expédiiez quelqu'un des vôtres qui se rende en toute diligence auprès du roi ; que vous lui écriviez avec franchise sur l'iniquité de sa conduite, en lui offrant d'être son intermédiaire pour le faire revenir ; qu'il n'a que ce parti à prendre, sans quoi il est perdu, soit par la France, soit par les Alliés. Je n'ai pas besoin de rappeler ce que vous pourrez dire. Les Anglais même ne le reconnaissent pas comme roi. Il est encore temps à sauver l'Italie et à replacer le vice-roi sur l'Adige. Écrivez aussi à la reine sur son ingratitude que rien ne peut justifier et qui révolte même les Alliés. Écrivez-leur qu'une bataille n'avant pas encore eu lieu entre les troupes françaises et napolitaines, tout peut encore s'arranger, mais il n'y a pas un moment à perdre. Comme le sénateur Fouché est encore dans ces cantons, vous pouvez lui écrire de s'entremêler de ces affaires avec la personne que vous envoyez.

Joseph a près de lui Faipoult, son ancien ministre des Finances, un homme qui connaît tout k inonde, a traversé toutes les carrières, ne s'est fixé dans aucune et, par là même, est utilisable pour toutes les besognes. Faipoult, en relations avec les Bonaparte depuis 96 qu'il était ministre à Gênes, où l'on frappait en médaille son effigie en pendant à celle du général en chef de l'Armée d'Italie, reçoit de Joseph ses instructions et part le 1er mars, avec un passeport sous le nom de Laporetti et des lettres très chaudes pour Elisa et pour Murat[15].

Le 12 mars, l'Empereur reçoit à la fois la lettre de Murat présumée du 1er, les dépêches d'Eugène du 2 et du 3. Il écrit à Eugène : Je vous envoie copie d'une lettre fort extraordinaire que je reçois du roi de Naples. Lorsqu'on m'assassine, moi et la France, de pareils sentiments sont inconcevables. Je reçois également la lettre que vous m'écrivez avec le projet de traité que le roi vous a envoyé. Vous sentez que cette idée est une folie. Cependant, envoyez un agent auprès de ce traître extraordinaire et faites avec lui un traité en votre nom. Ne touchez au Piémont ni à Gênes et partagez le reste de l'Italie en deux royaumes. Que ce traité reste secret jusqu'à ce qu'on ait chassé les Autrichiens du pays et que, vingt-quatre heures après sa signature, le roi se déclare et tombe sur les Autrichiens. Vous pouvez tout faire dans ce sens ; rien ne doit être épargné, dans la situation présente, pour ajouter à nos efforts les efforts des Napolitains. On fera ensuite ce qu'on voudra, car, après une pareille ingratitude et dans de telles circonstances, rien ne lie.

Ainsi trois machines mises en jeu : Faipoult dont la mission est de famille et qui n'a reçu d'instructions que de Joseph ; Fouché qui devra se concerter avec Faipoult et qui doit annoncer sa mission et préparer sa réception ; enfin, Eugène qui, précédemment, agissait de son chef et sans dire son but, et qui désormais agira avec l'assentiment et même sur les ordres de l'Empereur. Peut-être même d'autres agents sont employés : ceux-ci sont les principaux : ils marchent, Faipoult et Fouché, sur la nouvelle donnée le 26 février par l'Empereur que le traité de Naples n'est pas ratifié par les Alliés, Eugène, sur les communications de Murat antérieures au 3 mars, motivées par le silence des Autrichiens à son égard.

 

Mais, le 3 mars, Bauffremont est arrivé à Modène où est Murat. Il a apporté une lettre, en date de Troyes, le 21 février, où l'empereur François, accusant réception de la ratification préliminaire envoyée le 3 février par Murat, l'accepte et s'engage à faire expédier dans le plus bref délai le même traité dans les formes usuelles de la chancellerie. La détermination que Votre Majesté a prise, ajoute-t-il, doit lui assurer tout mon appui et j'ai donné l'ordre à mon ministre de guider le prince Cariati dans toutes les démarches qui lui restent à faire pour déterminer l'accession des souverains mes alliés aux stipulations de ce traité.

Cette promesse a déjà reçu un commencement d'exécution, puisque, le 15 février, les cours d'Autriche, de Russie et de Prusse, en signant, à Troyes, leur accession aux propositions faites par Castlereagh pour assurer au roi de Sicile un dédommagement du royaume de Naples, ont validé implicitement la garantie donnée à Murat. Cela, Bauffremont a dû l'apprendre et il doit le dire.

Murat passe de son désespoir de l'avant-veille à une joie délirante : Ce n'est qu'à présent, dit-il à Mier, que je suis sûr de mon royaume, puisque sa possession m'est garantie par l'Autriche... Un autre que moi n'aurait sûrement pas fait autant que moi. Sans attendre d'être sûr de votre alliance, intimidé par la non-ratification de mon premier traité, je me suis brouillé avec la France, j'ai chassé ses troupes et ses autorités d'une partie de l'Italie, j'ai appuyé les opérations de votre armée, pas avec la vigueur dont je suis capable, car je voulais ménager nies troupes. Aussi longtemps que vous ne m'avez pas garanti, et à mes enfants, le royaume de Naples, je n'avais espoir que dans ma petite armée. Maintenant que Naples m'est assuré, il m'est égal de perdre toute mon armée en combattant contre la France, car je suis toujours sûr de rentrer dans mon royaume comme roi et d'être reconnu comme tel par toutes les puissances de l'Europe.

Le lendemain 4, dans une longue et verbeuse lettre qu'il écrit à Metternich pour le remercier, le prier d'accélérer la conclusion des traités avec les autres puissances, lui exposer ses idées politiques, lui soumettre son plan de campagne, il dit : Allié de l'Autriche, je me livre sans réserve à la confiance que doit inspirer la loyauté de ses princes et surtout du souverain qui règne aujourd'hui ; membre de la Coalition européenne, j'ai, plus qu'aucun autre souverain, un grand intérêt à l'accomplissement du système d'équilibre et de paix qui doit affermir tous les gouvernements et donner enfin la paix à l'Europe, et il se proclame, vis-à-vis de Napoléon, l'irréconciliable ennemi de son système de domination universelle qui a coûté tant de trésors et tant de sang à la France, qui a versé sur l'Europe tant d'affreuses calamités.

Le 5, se débarrasse d'Eugène sous des prétextes vagues, sans toutefois rompre formellement et plutôt en lui donnant des défaites. On ne sait s'il dénonce l'espèce de trêve facile sur laquelle l'Armée d'Italie doit encore mieux compter après les propositions qu'il a faites ; s'il la dénonce, c'est trop tard pour qu'on ait pris aucune disposition, quand, le 6, il fait attaquer Rubiera par des troupes austro-napolitaines décuples des françaises qui occupent la ville ; il l'emporte, mais il se heurte ensuite au général Severoli qui, avec 3.000 hommes, fait tête à 10.000. Severoli, grièvement blessé, passe le commandement à Rambourg qui se replie sur Reggio, s'y retranche, accepte ensuite la proposition que lui fait porter Murat d'évacuer la ville sans condition, et rejoint avec sa troupe le général Gratien : l'Armée d'Italie n'a pas été entamée.

Eugène, qui ignorait encore, le 7, les affaires de Rubiera et de Reggio, a, ce jour-là même, de Volta, écrit à Murat en lui proposant une ligne que l'on ne pourrait pas passer sans se prévenir quatre à cinq jours à l'avance ; le 8, instruit du guet-apens de la veille, il rompt, jusqu'à de nouvelles circonstances ; les communications qu'il avait continué d'avoir avec le roi de Naples.

L'on serait donc en droit de penser que la triple machine que Napoléon a mise en mouvement va battre dans le vide. Le 12, Murat a repoussé la nouvelle transmise par Eugène d'un armistice signé en France entre les Impériaux et les Coalisés, et lui a répondu que, de toute façon, c'était à Bellegarde qu'il devait s'adresser. Sa trahison est cimentée par du sang français ; il semble qu'il n'ait plus à y revenir, mais, avec ce traître extraordinaire, il faut s'attendre à tout.

 

Le 9 a débarqué, en rade de Livourne, le premier échelon du corps expéditionnaire formé par Bentinck en Sicile. Aussitôt, Murat a envoyé Filangieri pour complimenter le général anglais. Lechi a tout préparé pour recevoir ses troupes et a donné aux autorités napolitaines les ordres nécessaires. Le premier acte des Siciliens descendus à terre a été de répandre un ordre du jour par lequel le prince héréditaire, vicaire général de Sicile, revendique hautement ses droits sur le royaume de Naples ; le 14, Bentinck fait publier une proclamation aux Italiens où il leur annonce que la Grande-Bretagne leur tend la main pour les délivrer du joug de fer de Bonaparte ; que le Portugal, l'Espagne, la Sicile et la Hollande attestent les principes généreux et désintéressés qui guident cette puissance. — L'Italie, s'écrie-t-il, veut-elle donc seule rester sous le joug ? Les Italiens doivent-ils combattre contre des Italiens, en faveur d'un tyran et pour l'esclavage de leur patrie ? Italiens, soyez Italiens !

Cela n'est pas pour plaire davantage aux Autrichiens qu'à Murat. Mier sent que Bentinck apporte la guerre. Toutes ses démarches, tous ses propos et ceux des aventuriers de toutes les nations qui l'accompagnent, ont prouvé clairement, écrit-il à Metternich, sa ferme volonté de tout embrouiller et de perdre le roi de Naples. Avec lui, un millier de Napolitains au service de Ferdinand, brigands calabrais qui parlent de leur retour à Naples avec Ferdinand et du renvoi de Murat, cherchent querelle aux troupes napolitaines qui occupent Livourne, distribuent des proclamations, engagent les Toscans à prendre les armes contre les Napolitains, etc.

 

Bentinck, dès le premier jour, a prouvé quelle courtoisie et quels égards les Bonaparte doivent attendre de lui. Elisa, qui est toujours à Lucques, lui a envoyé le marquis Jérôme Lucchesini pour lui demander qu'on la laissait tranquille dans sa principauté jusqu'à la décision du grand débat qui s'agitait en France. Dites à cette femme, a-t-il répondu, que, si elle ne se sauve pas, je la prends. Elisa, qui n'a nul moyen de résister, pas même celui d'envoyer jusqu'à Reggio pour réclamer l'appui de Murat auquel elle a vendu le Grand-Duché, doit, dans la journée du 13, faire ses préparatifs de départ ; elle adresse ses adieux à ses ministres et aux dignitaires de sa cour, et, le 14 à la première heure, malgré sa grossesse avancée, elle prend la route de Gênes qui seule reste libre ; à Gênes, elle retrouve le prince Félix qu'elle débauche de son commandement, et, par Turin et Chambéry, elle rentre en France.

 

Tels ont été les débuts de Bentinck à Livourne. Il dédaigne à présent de s'entendre avec Lechi et Filangieri ; il leur déclare qu'il ne veut pas se compromettre avec eux et qu'il veut conférer directement avec Murat : sur quoi, le 15, il arrive à Reggio. Il a, vis-à-vis d'Elisa, donné la mesure de sa courtoisie ; ce sont ses façons à ce lord anglais. A Naples, n'est-il pas entré à cheval au palais royal, et, après avoir refusé de voir la reine régente, n'a-t-il pas exité qu'on lui montrât de fond en comble les appartements royaux qu'il a parcourus bottes aux pieds et cravache en main ? A Reggio, il arrive chez Murat, le 16 au matin, avec une énorme cocarde rouge à son chapeau, et c'est la cocarde sicilienne ; en lui parlant, à peine s'il lui donne du monseigneur ; il le traite en subalterne, alors que Murat le comble de bontés, d'attentions, de prévenances et se met en coquetterie pour lui plaire. C'est Mier qui l'atteste.

Tout de suite, Bentinck aborde la question de la Toscane. L'Angleterre, si elle n'occupe pas le Grand-Duché, aura l'air d'être traitée sans considération et d'être obligée de demander l'aumône. Le roi répond qu'il a conquis la Toscane, allègue le droit de premier occupant et l'autorisation de l'Autriche. Bentinck me le second point : d'ailleurs, peu lui importe ; il ne se mettra en opérations que lorsqu'il aura une base d'opérations et un territoire réel. Murat, alors, offre le commandement militaire et, pour le reste, il propose d'en référer à lord Castlereagh et aux Alliés. Refus : ce serait devenir le lieutenant de Murat et abaisser le prestige de l'Angleterre en laissant subsister l'administration civile des Napolitains. On examine pour la forme un plan d'opérations et on se sépare. En sortant, Bentinck déclare à Mier que, s'il n'est pas mis en possession de la Toscane, il en chassera les Napolitains, révolutionnera le pays, se rembarquera avec ses troupes pour les débarquer dans le royaume de Naples et v proclamer le roi Ferdinand. Le 19, dans un entretien qu'il a avec Gallo. il annonce que, si le roi se refuse à ce qu'il exige, il proclamera le grand-duc et formera un gouvernement provisoire : il fixe comme dernier délai le 21 au matin et, le 21, apprenant que Murat ne cédera pas, il part pour Vérone où il va soumettre le cas à Bellegarde. De ces entrevues avec Murat, dont on n'a le récit que de témoins médiocrement disposés pour celui-ci, une impression se dégage d'insolence à ce degré poussée qu'on ne comprend pas que Murat, tout de même un soldat, n'ait pas sauté sur l'Anglais, ne l'ait pas souffleté, ne l'ait pas tué sur la place.

Il fait autre chose : il renoue les fils de son intrigue avec Eugène et avec la France. Dans l'attitude de Bentinck, parlant comme il fait au nom de l'Angleterre, il a vu sa condamnation et, lorsqu'il a voulu faire intervenir Mier, Mier s'est dérobé. C'est donc qu'il n'a guère à compter.sur l'Autriche. Alors, dès le 18, il rentre en communication avec Eugène, lequel d'ailleurs est fort disposé à l'entendre : il prend pour prétexte des lettres de la reine ; il espère que son cher neveu sera assez bon pour les faire parvenir à leur adresse et, ce préambule franchi : Je suis fâché, mon cher Eugène, que vous me teniez rancune et que vous ne m'envoyiez plus de journaux. Je vous avais aussi prié de me donner des nouvelles de l'Empereur et de la vice-reine. Vous me boudez, et certes vous n'en avez aucun motif. Personne ne vous est plus sincèrement attaché et ne désire plus que moi vous en donner des preuves. Adieu, mon cher neveu, croyez à toute mon amitié et le très affectionné ami d'Eugène signe cette lettre : Joachim Napoléon.

Douze jours après le guet-apens de Rubiera !

Eugène l'attendait : il avait une note prête, en réponse à la note dictée à Brunetti ; il confirme à Murat le voyage de Faipoult, déjà annoncé par Fouché ; il va bien plus loin sans doute et échange d'autres promesses : Murat écrit en effet le même jour, 18 : Nous nous sommes entendus avec le vice-roi ; après avoir repris nos postes, je lui ai fait dire qu'il n'avait rien à craindre de moi. Et ce n'est pas même cette trêve tacite qui doit faire l'objet de la mission du capitaine Cozza, des hussards de la garde royale de Sa Majesté le roi des Deux-Siciles : s'adressant au général Zucchi, devant lequel il a eu l'honneur à plusieurs reprises de se présenter en qualité de parlementaire de son roi, ce hussard lui écrit ce même jour 18 mars : Des communications dont je suis chargé pour vous, mon général, dépend le bonheur, le salut des deux armées et de nos souverains.

Du quel des deux vient donc l'initiative ? Peut-être, comme Eugène et Bellegarde au Mincio, chacun d'eux surprend-il l'autre par sa marche en avant. Ce qui est sûr, c'est que, le 19, Eugène répond en accusant réception des paquets de la reine Caroline : Je reçois à l'instant une lettre de l'Empereur du 12. J'ai enfin obtenu l'autorisation de m'arranger avec Votre Majesté. Je la prie de vouloir bien désigner quelqu'un de cofinance à cet effet. Tout sera très promptement terminé. Je la prie de suspendre toute opération jusqu'à ce moment. Je lui demande le plus grand secret.

Eugène a tout aussitôt, et, sous la même date, dressé des pleins pouvoirs au nom du général baron Zucchi, pour faire conclure et signer, en son nom, pour Sa Majesté l'Empereur et Roi, avec le maréchal de camp Carascosa, au nom de Sa Majesté le roi des Deux-Siciles, un traité secret dont les dispositions seront conformes aux instructions reçues de lui par le général Zucchi. Ces instructions sont, pour les grandes lignes, conformes à la lettre écrite par l'Empereur le 12 : partage de l'Italie en deux royaumes, Gènes et le Piémont exceptés ; réserve au sujet de la forme à donner à la souveraineté temporelle du Pape ; attribution au roi de Naples, s'il s'en contente, de la Toscane et des trois départements du Metauro, du Rubicon et du Musone ; concession plus ample de territoire moyennant que le traité reste secret jusqu'à l'expulsion des Autrichiens et que, vingt-quatre heures après la signature. Murat se déclare et tombe sur les Autrichiens.

Le 22, après certains incidents, les deux généraux Zucchi et. Carascosa se rencontrent à San-Giacomo du Pô, près de Cruastalla. Mais au lieu d'accepter le partage de l'Italie en deux royaumes, séparés par les Apennins et par une ligne conventionnelle dans la Romagne. tel que le propose Zucchi, Carascosa revendique, pour l'Italie méridionale, les limites du Pô et du 'Faro : il exige le renvoi de l'armée française, et ne consent à attribuer à l'Italie septentrionale Gènes et le Piémont que si l'on s'engage à faire sauter les routes des Alpes.

Est-ce sur les nouvelles reçues de France que Murat élève ainsi ses prétentions dans le but d'amener Eugène à une rupture et de recouvrer lui-même sa liberté vis-à-vis des Alliés ? Les échecs subis sous Laon par l'Empereur, le 9 et le 10, doivent en effet être connus au camp napolitain et ont dû modifier les dispositions de Murat.

Eugène qui parait exaspéré par ces exigences, au point que, s'il avait dix à douze mille hommes de plus, il ne craindrait pas d'attaquer à la fois les Autrichiens et les Napolitains, pour faire payer cher une pareille conduite à ceux qui la tiennent, rend compte le 23 à l'Empereur, et, pour suspendre la négociation. il prend prétexte, vis-à-vis de Murat, que Carascosa a réclamé de Zucchi des pleins pouvoirs délivrés par Napoléon lui-même. Le même jour, se méfiant de l'avenir, il approuve que la vice-reine, au lieu de rester à Monza, vienne à Mantoue pour y faire ses couches : elle y arrive avec ses enfants le 28. D'innombrables caisses l'y avaient précédée : des recommandations de l'Empereur, celle-ci au moins avait, semble-t-il, été observée, mais ce n'était point sur la France que les caisses avaient été dirigées.

Entre Murat et Eugi.ne, tout n'est point rompu pourtant après l'entrevue de San-Giacomo. Le 25, avant de quitter Modène et Reggio, Murat a un long entretien avec Brunetti envoyé par le vice-roi le 26, Livron, envoyé par Murat à Mantoue, confère pendant deux heures avec Eugène ; le 28, passe un autre émissaire qui est vraisemblablement Faipoult ; mais, sur la mission de celui-ci, comme sur l'action de Fouché, l'on est mal renseigné.

 

Fouché a quitté Lucques le 1er mars, il a passé le 2 à Florence, d'où il est allé prendre à Bologne la route directe sur France ; cette route l'a conduit à Modène où il a vu Murat. De là a-t-il, comme certains le prétendent, poussé jusqu'à Volta pour conférer avec Eugène, cela n'est point impossible, mais, sûrement, il a reçu sur sa route la nouvelle de la prochaine arrivée de Faipoult et de la mission dont il était chargé. Sur quoi, le 7, il a écrit à Murat pour l'avertir, puis il a continué son voyage, car on le trouve sûrement à Turin le 9. Murat a reçu le 13 seulement (au moins le dit-il) la lettre de Fouché en date du 7 ; mais, à ce moment, il était dans l'enivrement de son alliance autrichienne et il comptait encore s'entendre avec Bentinck ; ç'a été le 18 seulement, après la conférence de Reggio, et en même temps qu'il renouait son intrigue du côté d'Eugène, qu'il en a accusé réception : Quel bonheur elle m'a fait éprouver ! s'est-il écrié. Vous le concevrez, vous qui vîtes mon aine si brisée de douleur. L'espérance renaît dans mon cœur. Puissé-je bientôt paraître ce que je suis, ce que je serai toujours. J'attends avec la dernière impatience la personne que vous m'avez annoncée. Je vous envoie des passeports pour elle. Je tiendrai un officier aux avant-postes : qu'elle n'ait aucune inquiétude.

Il ajoute : Toutes les puissances ont fait des proclamations [contraires] à l'indépendance de l'Italie ; toutes ont insulté aux braves Italiens, puisque toutes veulent rétablir les anciennes dynasties. Moi seul n'ai encore rien dit. Sans doute, je voudrais réellement cette union et cette indépendance. Moi seul je puis être entendu des Italiens. Je voudrais donc une proclamation à l'indépendance de cette Italie que l'Empereur lui-même doit vouloir sauver. Cette proclamation me servirait de prétexte pour rompre avec les Autrichiens. Je voudrais donc une phrase qui dit positivement que mon armée s'unira sincèrement à celle des puissances qui voudra l'indépendance de l'Italie et la sauvera du retour des anciennes dynasties. Mon armée fera des prodiges : elle demande à grands cris à sauver l'Italie... Il est impossible que l'Empereur ne rende pas justice à mon cœur et à ma conduite.

Fouché, qui est à Turin le 9, ne voit vraisemblablement pas Faipoult qui paraît ne passer à Gènes que le 11. Pourtant, dès le 16, Joseph transmet à l'Empereur une première dépêche de Faipoult qui est, dit-il alors seulement, la personne que j'ai choisie pour porter au roi de Naples la lettre que Votre Majesté m'a mandé de lui écrire. Faipoult n'était point arrivé à Reggio  le 18, comme en témoigne la lettre de Murat à Fouché. Il a pu y tomber vers le 20 : On dit qu'il cul avec le roi plusieurs entrevues et que tout faisait espérer le succès des négociations qu'il avait tentées près de ce prince. C'est lui vraisemblablement qui passe le 28 à Mantoue ; en tout cas, il est de retour à Orléans le 10 avril et rend compte : L'armée est belle, écrit Joseph à l'Empereur sur son rapport ; le vice-roi est tranquille à Mantoue. Le roi de Naples fait des vœux pour vous, si vous en faites pour la paix générale et pour l'indépendance de l'Italie.

Qu'importe à présent !

Comme Fouché, Faipoult, pour d'autres causes, disparaît devant Eugène : Fouché se dérobant tant il a hâte de rentrer en France et d'y jouer un rôle ; Faipoult s'attardant sur les routes, mettant treize jours pour gagner Gênes, son ancienne résidence, vingt-deux au moins pour gagner Reggio. Entre les deux principaux intéressés seulement, l'entente eût été possible pour ce lambeau de l'empire d'Alexandre — à la condition pourtant que, en France, Napoléon continuât à résister avec succès, et remportât assez de victoires pour que les Alliés traitassent avec lui sur les bases de Francfort.

 

Mais, tout à fait au début d'avril, la situation a totalement changé pour Murat.

D'abord, il a appris que les négociations de Châtillon ont été rompues le 19 mars : c'est la guerre à outrance entre la France envahie de tous côtés et l'Europe. Les chances de l'Empereur sont nulles : celles de ses ennemis sont immenses.

Ensuite, ainsi que l'Empereur en avait menacé, le Pape arrive. Vainement Murat a essayé de gagner du temps, de le retenir soit sur le Taro, soit à Parme ; car, par le retour de Pie VII à Rome, tout s'écroule du plan d'annexion des départements roumains. Le 23 mars, le Pape a été remis aux avant-postes autrichiens ; le 1er avril il est à Bologne où il reçoit et rend la visite de Murat ; puis il rentre dans ses États.

En même temps que Rome, la Toscane échappe : Bentinck est allé trouver à Vérone le maréchal de Bellegarde auquel, le 25 mars, il a adressé contre Murat un réquisitoire en dix points terminé par une sorte d'ultimatum, mettant le maréchal en demeure, s'il n'enlevait pas la Toscane aux Napolitains pour la donner aux Anglais, de choisir entre la coopération anglaise ou napolitaine. Bellegarde a répondu que les puissances alliées ayant décidé que la Toscane reviendrait à son ancien souverain, actuellement grand-duc de Wurtzbourg, il ne s'agissait, pour les Napolitains comme pour les Anglais, que d'une occupation telle qu'elle serait nécessaire h leurs opérations militaires ; que les uns avaient besoin d'une base et d'un port, les autres d'une communication directe avec le royaume de Naples ; donc, que le moyen de tout concilier était de proclamer et d'installer le grand-duc et d'attribuer aux Napolitains et aux Anglais des territoires nettement séparés par une ligne de démarcation. Bentinck, se prévalant de cette réponse, bien qu'elle ne le satisfit pas, a chargé le 27 le major-général sir Robert Wilson de réclamer de Murat, pour les troupes britanniques, la plus grande partie du territoire toscan. Arrêté le 28 à Bologne et reçu le 29 par le roi, Wilson a eu le 30 une première conférence avec Gallo D'abord, on a discuté honnêtement sur la cession aux Anglais de parties de la Toscane et en particulier du port de Livourne ; puis, à un moment, Wilson a changé de sujet, élevé la voix, abordé les négociations mystérieuses de Murat avec Eugène, les missions de Carascosa et de Livron au quartier général du vice-roi. Gallo a excusé comme il a pu son souverain et levé la séance. Le lendemain, Gallo annonce que le roi consent à céder à Bentinck Viareggio, Pise et Lucques ; mais Wilson s'est renseigné, il a interrogé Livron qui a reconnu s'être rendu à Mantoue pris du vice-roi. Livron a ajouté, il est vrai, que, depuis lors, les correspondances ont entièrement cessé et que, pour agir résolument, le roi n'attend plus que la ratification de son traité par l'Angleterre.

C'est là ce qu'atteste Murat le 1er avril lorsqu'il reçoit Wilson : il est prêt à évacuer de suite la Toscane pourvu que Bentinck signe avec lui un traité de paix. Aux reproches qu'il essuie sur ses communications avec les Français, il répond en reconnaissant qu'on lui a fait des ouvertures au sujet de l'indépendance de l'Italie ; mais il vient d'envoyer Livron à Bellegarde pour lui communiquer toutes les pièces dans toute leur étendue. Un incident, à ce imminent, manque de tout rompre. Avant l'audience, Wilson a remis à Gallo une note de Bentinck, et Gallo présente cette note au roi : or, dans cette note, Bentinck, après avoir exposé les intentions de son gouvernement, s'est mis personnellement en scène et, en son propre nom, il a contesté résolument la loyauté et la sincérité du gouvernement napolitain. Murat lit ce papier que Gallo lui présente et, arrivé à la phrase où sa duplicité est constatée, il s'arrête, relit, tend le papier à Gallo et, d'un signe, congédie Wilson.

Le geste est royal, mais la suite moins ; l'effet est produit : si, le 2 avril, Gallo remet à Wilson une contre-note où il appelle de Bentinck au Gouvernement anglais, si, le 3, il riposte par un mémoire adressé au ministre d'Autriche, ce n'est là que de la poussière Murat a senti la nécessité d'en finir.

 

Son armée est en train de lui échapper pour courir il ne sait quelles aventures : ses généraux se sont concertés et, le 31 mars, par une lettre signée de deux d'entre eux, ils ont exigé et obtenu de donner au roi leur avis sur les opérations militaires et sur les affaires relatives à la guerre.

Le cabinet autrichien a pris l'éveil et continence à trouver sa conduite étonnamment suspecte. Metternich a écrit, de Chaumont, le 8 mars au comte Mier : Si le roi ne nous sert pas, il nous forcera à épouser de fait les intérêts de la Sicile. Mier sait qu'il peut compter sur la reine. Caroline en effet vient de se distinguer le 12 février, en ordonnant la prise de possession définitive de Bénévent et de Ponte-Corvo, la saisie de tous les bâtiments français de guerre ou de commerce qui sont dans les ports du royaume ou qui pourront y aborder, le renvoi à Corfou ou en France de tous les officiers ou agents du Gouvernement français en mission à Otrante ou dans aucune autre des places, la rupture de toute communication entre le royaume de Naples et l'Empire français, et l'apposition des scellés sur toutes les caisses appartenant au même gouvernement. Résolument, elle est entrée dans l'alliance et elle s'y tient.

Avertie par Mier de la tournure que prenaient les affaires, elle a pensé venir rejoindre le roi à Bologne et, détournée du voyage par l'état de sa santé et les craintes que lui inspire l'opinion à Naples, elle a dépêché au roi le comte de Mosbourg et le duc de San Teodoro Caracciolo, grand maitre des cérémonies, avec des lettres et des déclarations si fermes et si énergiques, le menaçant de le quitter, de séparer entièrement son sort du sien et de faire prendre au gouvernement napolitain le parti que lui prescriraient ses véritables intérêts, si jamais il osait se déshonorer en manquant à ses engagements avec l'Autriche — ce qui attirerait sur son royaume des malheurs inévitables —, qu'elles produisirent, écrit Mier à Metternich, tout l'effet qu'on pouvait espérer. Le roi reconnut ses torts, en fut honteux, coupa court à toutes les communications avec le vice-roi et se prononça fermement à ne plus vouloir en entendre parler.

Enfin, le 29, est arrivé à Bologne, en même temps que Wilson, le lieutenant-général russe de Balacheff, porteur d'une lettre autographe de l'empereur Alexandre, datée de Chaumont le 25 février, par laquelle l'empereur, avec beaucoup de compliments, annonce son intention d'accéder au traité du ii janvier et la remise au général Balacheff des pleins pouvoirs nécessaires pour négocier et signer pour lui un traité basé sur les principes adoptés.

Ne faut-il pas ajouter que, vraisemblablement plus tôt que qui que ce soit, Murat connaît les événements qui se sont produits les 29 et 30 mars à Paris ? Comment ne les connaitrait-il pas ? Lui qui a multiplié, durant toute la durée de l'Empire, les agents et les correspondants, n'aurait-il plus personne qui le renseigne ? Fouché, de Lyon, où il est arrivé à la mi-mars, ne lui aurait-il rien fait dire ? Aucune dépêche télégraphique ne serait-elle parvenue à Turin ? Borghèse serait-il brouillé avec son cher beau-frère au point de ne lui faire passer aucun avis ?

Murat s'est décidé, le 6, à avoir à Revere une entrevue avec Bellegarde pour discuter et arrêter le plan des opérations : c'est le 7 qu'elle doit avoir lieu. En huit jours, un simple courrier fait du chemin : mais, autour de Murat, on ignore sûrement la nouvelle et l'on considère que, en le décidant à voir Bellegarde, on a remporté une grande victoire : Depuis plus d'un mois, écrit le 6 Mier à Metternich, je travaillais à le décider à remettre le commandement de ses troupes au maréchal de Bellegarde et, pour sa personne, à retourner à Naples. C'était le seul moyen de t'aire cesser toutes les méfiances, toutes les cabales, de nous assurer de lui et de donner un ensemble aux opérations des deux armées. J'avais fait prier la reine de me seconder à cet égard. Elle a entièrement approuvé mon projet et l'a fait agréer au roi qui est déridé de remettre le commandement de ses troupes au maréchal de Bellegarde dès que le vice-roi sera forcé dans sa position sur le Mincio. Le roi une fois à Naples, sous la surveillance de la reine, nous pouvons être tranquilles sur sa conduite.

Le 7 en effet, a lieu à Revere l'entrevue annoncée ; Murat est encadré par les généraux russes Balacheff et Thuil[16] et par le ministre autrichien Mier. Il se déclare prêt à faire tout ce qui dépendra de lui, parle longuement des opérations et, Bellegarde lui ayant remis un plan, il promet de l'exécuter sérieusement et entièrement et il part pour prendre les mesures relatives à son exécution. On est à ce point émerveillé par sa faconde qu'on lui accorde que Bentinck ne restera pas en Toscane et qu'il sera dirigé sur Gênes.

Si, au moment où il se donne ainsi l'air de céder, où, tout compromis qu'il est, il trouve le moyen de se faire adresser des remerciements et de se faire garantir au moins son royaume en échange d'une coopération qu'il sait illusoire, Murat sait ce qui s'est passé à Paris, il faut avouer que cette suprême fourberie doit, par sa réussite, le fournir d'une confiance singulière en son génie et d'un grand mépris pour l'ineptie des hommes. De fait, il aura joué tout le monde, Napoléon et François, Eugène et Bellegarde, Mier et Bentinck, et il se sera tiré d'affaire avec un bonheur insolent, grâce à une certaine habileté et à des moyens qui, pour enfantins qu'ils sont, réussissent presque toujours, tant les hommes sont disposés à prendre pour comptant la déclaration d'amour d'une femme — et même d'un homme.

***

Ce qui arrive à Murat n'importe plus à Napoléon. Depuis le 18 février, l'Italie ne compte plus dans ses calculs militaires ; par deux fois, il pouvait être sauvé par elle ; par deux fois, les soldats qu'il y a établis ses lieutenants ont méconnu ses ordres et trahi sa cause. Si, en décembre, Murat avait amené ses 30.000 hommes à Eugène, sa garde française, ses généraux et ses officiers français ; si alors, l'armée combinée, prenant l'offensive, avait bousculé Bellegarde, elle n'eût plus trouvé un régiment autrichien sur la route de Vienne et, recommençant les étapes glorieuses de la campagne de 1809, elle eût accompli la plus étonnante des diversions, contraint Schwarzenberg à revenir en hâte sur le Danube et sauvé à la fois la France et l'Italie ; si, s'élevant par Trente et Insprück, elle avait coupé les lignes de communications des Alliés, elle eût, sans autant risquer peut-titre, donné à l'Empereur des avantages égaux.

Si même, Murat étant hors de jeu par sa défection. Eugène, dès qu'il avait reçu la dépêche du 17 janvier, s'était mis franchement en retraite et, sans même qu'il eût rempli le plan tracé par l'Empereur le 20 novembre, qu'il fût seulement arrivé à Lyon, qu'il eût écrasé les corps autrichiens, et, ramassant l'armée d'Augereau, qu'il se fût élevé en Bourgogne avec tous les patriotes à sa suite, quel coup pour les Coalisés ! Moins par les renforts qu'il eût amenés que par l'effet moral de son entrée en lice, la face des choses était changée. Mais Eugène pensait à Milan, Murat à Naples et à Rome, Élisa à Lucques : Nul, durant qu'il imaginait de subtiles trahisons pour assurer son règne et conserver ses États, ne se disait que, durant ces heures mesurées par le destin, la France agonisait et que l'Empereur allait périr. Nul ne sentait que, la France tombée et l'Empereur déchu, c'était fini de leurs royaumes et de leurs principautés, qu'avec le chêne dont ils précipitaient la chute, ils périraient, eux, les parasites, et que leur rentrée dans le néant apaiserait seule la conscience universelle.

 

 

 



[1] Villemarost qu'il ne faut pas tant mépriser, car, s'il a collaboré à la rédaction de quantité de mémoires plus ou moins apocryphes — Constant, Adèle Boury, Mlle Avrillon, Bourrienne, Blangini, etc., etc. — il savait infiniment de choses, avait en mains beaucoup de papiers et, comme secrétaire de Borghèse, avait suivi de très près les évènements d'Italie, a publié une lettre d'Elisa à l'Empereur qui est peut-être supposé, bien qu'elle soit de son style, qu'elle ait son ton et, qu'elle résume très exactement la situation. En voici au moins le début : Environnée d'ennemis puissants, menacée par terre et par mer, trahie par le roi de Naples qui déserte votre cause, je reste seule au milieu des armées nombreuses assemblées contre nous. Je suis seule, sans argent, sans troupes, sans munitions ; dans cette circonstance désespérée, que puis-je encore pour Votre Majesté ? Ne pensera-t-elle pas qu'il est temps que je songe à mes intérêts particuliers, que je conserve à ma famille les Etats que je lui dois ? Me jugerez-vous enfin coupable d'avoir traité avec vos ennemis dans le concours de circonstances plus malheureuses les unes que les autres ?... Pardonnez-moi donc de plier sous le joug d'une nécessité impérieuse et croyez que dans la situation où je me trouverai je n'en serai pas moins, etc., etc.

[2] Voyez Napoléon et sa famille, III et IV.

[3] Voyez Napoléon et sa famille, III.

[4] Dans les papiers du général d'Anthouard dont j'ai publié la plus grande partie dans le Carnet de Sabretache se trouvent d'abord les instructions en date du 20 novembre onze heures du matin (publiées Correspondance n° 20 928), puis d'autres instructions du même jour qui n'ont pas été dictées en forme par l'Empereur et qui renferment une série de développements que je résume d'après une des rédactions de d'Anthouard, celle qui parait la plus contemporaine des événements. Toutes ces rédactions concordent d'ailleurs, entre elles, et avec les notes originales prises durant que parlait l'Empereur.

[5] Dans la lettre du 28 février, il dira encore, lorsqu'il pensera se trouver contraint à exécuter les ordres de l'Empereur : Je désire que tu n'ailles pas à Paris ; je suis sûr que tu penses comme moi ; je préférerais donc une ville du midi de la France comme Aix ou Valence.

[6] Partie le 17, la lettre de l'Empereur a dû, malgré tous les retards supposables, arriver à Vérone avant le 24 et, je crois, le 22. Eugène n'y répond que le 25. Il demande de nouveaux ordres le 29 : son courrier ne fait guère diligence, s'il n'arrive près de l'Empereur que le 8 février, mais, de quelque façon que ce soit, il ne saurait avoir réponse avant le 16. C'est donc un mois qu'il aura volontairement perdu.

[7] Voyez Joséphine répudiée. La communication qui m'a été faite, par le comte d'Anthouard, des papiers de son grand-père et la publication par M. Weil de son livre, si abondant en documents : Le Prince Eugène et Murat, ont renversé l'opinion que je m'étais faite en 1901, après une étude superficielle, de la conduite d'Eugène. J'en ai repris tous les éléments et là où j'émettais des doutes j'apporte des conclusions. Il faut reconnaître que, pour obscurcir la vérité, tout a été tenté ; qu'on a, sous le second Empire, employé tous les moyens, jusqu'aux condamnations juridiques, qu'on a publié en faveur d'Eugène des monceaux de brochures toutes apologétiques, et que je vais ici contre une opinion qui semble acquise. — Il n'en est pas moins certain que toutes ces brochures et tous ces livres, même les plus récents, ne peuvent rien contre des dates précises, des faits constatés, une suite de preuves telles que je les apporte.

[8] Il faut tenir compte aussi de la différence des longitudes, qui donne entre Paris et Mantoue un écart de plus d'une demi-heure.

[9] Tascher reçoit cette lettre qui peut être tenue pour le contre-ordre sollicité, le contre-ordre qui innocente Eugène, et, sans autrement se presser, il le rapporte à Volta où il arrive le 25.

[10] L'Armée d'Italie se composait des vélites, grenadiers et chasseurs de la garde italienne, à effectif singulièrement réduit et de huit régiments de la ligne italiens (n° 1, 2, 3. 4, 5, 6, 7 et 1er Dalmate.) et de vingt-neuf régiments d'infanterie française (n° 1, 6, 7, 9, 10, 14. 20, 35, 42, 52, 53, 62, 67, 81, 92, 101, 102, 106, 131, 132, 137 — 1, 3, 14, 25, 35, 36 d'infanterie légère, 1er et 2e étranger.) En cavalerie, la proportion était un peu moindre, puisque sur 6.000 cavaliers, 3.000 seulement étaient Français. Sur vingt-sept généraux de division et de brigade, vingt étaient Français, sept Italiens.

[11] C'est le texte de ce traité qui sera publié avec la fausse date du 11 janvier. On ne saurait croire à quel point cette accumulation de faux rend compliquée cette partie d'histoire, et quelque soin qu'on puisse prendre pour la rendre claire, il est à craindre qu'on n'y parvienne qu'au prix de répétitions dont on s'excuse.

[12] Les Autrichiens donnent souvent cette date au traité de Naples, conclu le 8 et signé le 11.

[13] Le jour même où il notifie la déclaration de guerre, le là février, Murat écrit, de Bologne, à la princesse Pauline : Ma chère petite sœur, je ne saurais vous exprimer le bonheur que m'a fait éprouver votre lettre du 9 de Nice que la grande-duchesse de Toscane vient de m'adresser. Quand me sera-t-il permis de vous exprimer de vive voix les sentiments qui m'agitent en ce moment ? Comment vous peindre mes tourments et l'horreur de ma situation ? Je laisse à votre Aine sensible, à votre constante amitié pour moi à l'apprécier ; elle ne la supposera jamais aussi affreuse qu'elle l'est en effet. L'Empereur est aux prises avec les Alliés, la France est malheureuse et tout me fait un devoir de ne pas aller mourir pour la défendre. Tout m'attache à ma nouvelle patrie : le sort de mes enfants, celui de mes sujets l'a emporté ; je suis armé pour eux et en apparence contre l'homme que je révère et que j'aime encore plus. Cependant je ne suis pas encore ennemi et j'espère que la paix viendra avant que le roi de Naples ait pu se décider à agir. Ah ! ma sœur, plaignez-moi : vous m'aimez et vous savez combien j'aime l'Empereur. Je lui ai proposé de sauver l'Italie en la rendant indépendante : on ne m'a jamais répondu quand d'un autre côté les Alliés me demandaient de m'expliquer et me menaçaient du renversement du trône de Naples. J'avais rempli envers la France, envers l'Empereur, les devoir ; de la reconnaissance ; j'ai dû remplir ceux de roi, ceux de père, quand je me serais perdu sans résultat et pour la France ! Ah ! ma chère sœur, plaignez-moi. Je suis le plus malheureux des hommes ! Que de larmes je verse !...

[14] On l'a vainement cherchée aux Archives Nationales, aux archives de la Guerre et des Affaires étrangères. Les héritiers du prince ont eu grand soin de ne pas la publier.

[15] Joseph n'avait point dit à l'Empereur que Faipoult serait le quelqu'un des siens qu'il expédierait. Il ne le lui écrit que le 16, ce qui explique le passage d'une lettre que l'Empereur, alors en pleine suspicion contre Joseph, écrit le 14 à Clarke : Je ne puis que vous désapprouver d'avoir sans mon ordre donné une mission à Faipoult. Vous ne devez recevoir d'ordre que de moi et, en cas d'urgence, de la Régente qui a seule et exclusivement ma confiance. Toute autre marche est illégale et contraire à fines intentions.

[16] Ce Thuil serait curieux à examiner. Voyez Napoléon et sa famille, VII.